1: DEUXIÈME PARTIE
2: chapitre I :
3: à * Bazeilles , dans la petite chambre noire , un brusque ébranlement fit sauter * Weiss de son lit .
4: Il écouta , c' était le canon .
5: D' une main tâtonnante , il dut allumer la bougie , pour regarder l' heure à sa montre :
6: quatre heures , le jour naissait à peine .
7: Vivement , il prit son binocle , enfila d' un coup d' oeil la grande rue , la route de * Douzy qui traverse le village ;
8: mais une sorte de poussière épaisse l' emplissait , on ne distinguait rien .
9: Alors , il passa dans l' autre chambre , dont la fenêtre ouvrait sur les prés , vers la * Meuse ;
10: et , là , il comprit que des vapeurs matinales montaient du fleuve , noyant l' horizon .
11: Le canon tonnait plus fort , là-bas , derrière ce voile , de l' autre côté de l' eau .
12: Tout d' un coup , une batterie française répondit , si voisine et d' un tel fracas , que les murs de la petite maison tremblèrent .
13: La maison des * Weiss se trouvait vers le milieu de * Bazeilles , à droite , avant d' arriver à la place de l' église .
14: La façade , un peu en retrait , donnait sur la route , un seul étage de trois fenêtres , surmonté d' un grenier ;
15: mais , derrière , il y avait un jardin assez vaste , dont la pente descendait vers les prairies , et d' où l' on découvrait l' immense panorama des coteaux , depuis * Remilly jusqu'à
16: * Frénois .
17: Et * Weiss , dans sa ferveur de nouveau propriétaire , ne s' était guère couché que vers deux heures du matin , après avoir enfoui dans sa cave toutes les provisions et s' être ingénié à protéger les meubles autant que possible contre les balles , en garnissant les fenêtres de matelas .
18: Une colère montait en lui , à l' idée que les prussiens pouvaient venir saccager cette maison si désirée , si difficilement acquise et dont il avait encore joui si peu .
19: Mais une voix l' appelait , sur la route .
20: - dites donc ,
21: * Weiss , vous entendez ?
22: En bas , il trouva * Delaherche , qui avait voulu également coucher à sa teinturerie , un grand bâtiment de briques , dont le mur était mitoyen .
23: Du reste , tous les ouvriers avaient fui à travers bois , gagnant la * Belgique ;
24: et il ne restait là , comme gardienne , que la concierge , la veuve d' un maçon , nommée * Françoise * Quittard .
25: Encore , tremblante , éperdue , aurait -elle filé avec les autres , si elle n' avait pas eu son garçon , le petit * Auguste , un gamin de dix ans , si malade d' une fièvre typhoïde , qu' il n' était pas transportable .
26: - dites donc , répéta * Delaherche , vous entendez , ça commence bien ...
27: il serait sage de rentrer tout de suite à * Sedan .
28: * Weiss avait formellement promis à sa femme de quitter * Bazeilles au premier danger sérieux , et il était alors très résolu à tenir sa promesse .
29: Mais ce n' était encore là qu' un combat d' artillerie , à grande portée et un peu au hasard , dans les brumes du petit jour .
30: - attendons , que diable !
31: Répondit -il .
32: Rien ne presse .
33: D' ailleurs , la curiosité de * Delaherche était si vive , si agitée , qu' il en devenait brave .
34: Lui , n' avait pas fermé l' oeil , très intéressé par les préparatifs de défense .
35: Prévenu qu' il serait attaqué dès l' aube , le général * Lebrun , qui commandait le 12e corps , venait d' employer la nuit à se retrancher dans * Bazeilles , dont il avait l' ordre d' empêcher à tout prix l' occupation .
36: Des barricades barraient la route et les rues ;
37: des garnisons de quelques hommes occupaient toutes les maisons ;
38: chaque ruelle , chaque jardin se trouvait transformé en forteresse .
39: Et , dès trois heures , dans la nuit d' encre , les troupes , éveillées sans bruit , étaient à leurs postes de combat , les chassepots fraîchement graissés , les cartouchières emplies des quatre-vingt-dix cartouches réglementaires .
40: Aussi , le premier coup de canon de l' ennemi n' avait -il surpris personne , et les batteries françaises , établies en arrière , entre * Balan et * Bazeilles , s' étaient -elles mises aussitôt à répondre , pour faire acte de présence , car elles tiraient simplement au jugé , dans le brouillard .
41: - vous savez , reprit * Delaherche , que la teinturerie sera vigoureusement défendue ...
42: j' ai toute une section .
43: Venez donc voir .
44: On avait , en effet , posté là quarante et quelques soldats de l' infanterie de marine , à la tête desquels desquels était un lieutenant , un grand garçon blond , fort jeune , l' air énergique et têtu .
45: Déjà , ses hommes avaient pris possession du bâtiment , les uns pratiquant des meurtrières dans les volets du premier étage , sur la rue , les autres crénelant le mur bas de la cour , qui dominait les prairies , par derrière .
46: Et ce fut au milieu de cette cour que * Delaherche et * Weiss trouvèrent le lieutenant , regardant , s' efforçant de voir au loin , dans la brume matinale .
47: - le fichu brouillard !
48: Murmura -t-il .
49: On ne va pas pouvoir se battre à tâtons .
50: Puis , après un silence , sans transition apparente :
51: - quel jour sommes -nous donc , aujourd'hui ?
52: -jeudi , répondit * Weiss .
53: - jeudi , c' est vrai ...
54: le diable m' emporte !
55: On vit sans savoir , comme si le monde n' existait plus !
56: Mais , à ce moment , dans le grondement du canon qui ne cessait pas , éclata une vive fusillade , au bord des prairies mêmes , à cinq ou six cents mètres .
57: Et il y eut comme un coup de théâtre :
58: le soleil se levait , les vapeurs de la * Meuse s' envolèrent en lambeaux de fine mousseline , le ciel bleu apparut , se dégagea , d' une limpidité sans tache .
59: C' était l' exquise matinée d' une admirable journée d' été .
60: - ah !
61: Cria * Delaherche , ils passent le pont du chemin de fer .
62: Les voyez -vous qui cherchent à gagner , le long de la ligne ...
63: mais c' est stupide , de ne pas avoir fait sauter le pont !
64: Le lieutenant eut un geste de muette colère .
65: Les fourneaux de mine étaient chargés , raconta -t-il ;
66: seulement , la veille , après s' être battu quatre heures pour reprendre le pont , on avait oublié d' y mettre le feu .
67: - c' est notre chance , dit -il de sa voix brève .
68: * Weiss regardait , essayait de se rendre compte .
69: Les français occupaient , dans * Bazeilles , une position très forte .
70: Bâti aux deux bords de la route de * Douzy , le village dominait la plaine ;
71: et il n' y avait , pour s' y rendre , que cette route , tournant à gauche , passant devant le château , tandis qu' une autre , à droite , qui conduisait au pont du chemin de fer , bifurquait à la place de l' église .
72: Les allemands devaient donc traverser les prairies , les terres de labour , dont les vastes espaces découverts bordaient la * Meuse et la ligne ferrée .
73: Leur prudence habituelle étant bien connue , il semblait peu probable que la véritable attaque se produisît de ce côté .
74: Cependant , des masses profondes arrivaient toujours par le pont , malgré le massacre que des mitrailleuses , installées à l' entrée de * Bazeilles , faisaient dans les rangs ;
75: et , tout de suite , ceux qui avaient passé , se jetaient en tirailleurs parmi les quelques saules , des colonnes se reformaient et s' avançaient .
76: C' était de là que partait la fusillade croissante .
77: - tiens !
78: Fit remarquer * Weiss , ce sont des bavarois .
79: Je distingue parfaitement leurs casques à chenille .
80: Mais il crut comprendre que d' autres colonnes , à demi cachées derrière la ligne du chemin de fer , filaient vers leur droite , en tâchant de gagner les arbres lointains , de façon à se rabattre ensuite sur * Bazeilles par un mouvement oblique .
81: Si elles réussissaient de la sorte à s' abriter dans le parc de * Montivilliers , le village pouvait être pris .
82: Il en eut la rapide et vague sensation .
83: Puis , comme l' attaque de front s' aggravait , elle s' effaça .
84: Brusquement , il s' était tourné vers les hauteurs de * Floing , qu' on apercevait , au nord , par-dessus la ville de * Sedan .
85: Une batterie venait d' y ouvrir le feu , des fumées montaient dans le clair soleil , tandis que les détonations arrivaient très nettes .
86: Il pouvait être cinq heures .
87: - allons , murmura -t-il , la danse va être complète .
88: Le lieutenant d' infanterie de marine , qui regardait lui aussi , eut un geste d' absolue certitude , en disant :
89: - oh ! * Bazeilles est le point important .
90: C' est ici que le sort de la bataille se décidera .
91: - croyez -vous ?
92: S' écria * Weiss .
93: - il n' y a pas à en douter .
94: C' est à coup sûr l' idée du maréchal , qui est venu , cette nuit , nous dire de nous faire tuer jusqu'au dernier , plutôt que de laisser occuper le village .
95: * Weiss hocha la tête , jeta un regard autour de l' horizon ;
96: puis , d' une voix hésitante , comme se parlant à lui-même :
97: - eh bien !
98: Non , eh bien !
99: Non , ce n' est pas ça ...
100: j' ai peur d' autre chose , oui !
101: Je n' ose pas dire au juste ...
102: et il se tut .
103: Il avait simplement ouvert les bras très grands , pareils aux branches d' un étau ;
104: et , tourné vers le nord , il rejoignait les mains , comme si les mâchoires de l' étau se fussent tout d' un coup resserrées .
105: Depuis la veille , c' était sa crainte , à lui qui connaissait le pays et qui s' était rendu compte de la marche des deux armées .
106: à cette heure encore , maintenant que la vaste plaine s' élargissait dans la radieuse lumière , ses regards se reportaient sur les coteaux de la rive gauche , où , durant tout un jour et toute une nuit , avait défilé un si noir fourmillement de troupes allemandes .
107: Du haut de * Remilly , une batterie tirait .
108: Une autre , dont on commençait à recevoir les obus , avait pris position à * Pont- * Maugis , au bord du fleuve .
109: Il doubla son binocle , appliqua l' un des verres sur l' autre , pour mieux fouiller les pentes boisées ;
110: mais il ne voyait que les petites fumées pâles des pièces , dont les hauteurs , de minute en minute , se couronnaient :
111: où donc se massait à présent le flot d' hommes qui avait coulé là-bas ?
112: Au-dessus de * Noyers et de * Frénois , sur la * Marfée , il finit seulement par distinguer , à l' angle d' un bois de pins , un groupe d' uniformes et de chevaux , des officiers sans doute , quelque état-major .
113: Et la boucle de la * Meuse était plus loin , barrant l' ouest , et il n' y avait , de ce côté , d' autre voie de retraite sur * Mézières qu' une étroite route , qui suivait le défilé de saint- * Albert , entre le fleuve et la forêt des
114: * Ardennes .
115: Aussi , la veille , avait -il osé parler de cette ligne unique de retraite à un général , rencontré par hasard dans un chemin creux de la vallée de * Givonne , et qu' il avait su ensuite être le général * Ducrot , commandant le 1er corps .
116: Si l' armée ne se retirait pas tout de suite par cette route , si elle attendait que les prussiens vinssent lui couper le passage , après avoir traversé la * Meuse à * Donchery , elle allait sûrement être immobilisée , acculée à la frontière .
117: Déjà , le soir , il n' était plus temps , on affirmait que des uhlans occupaient le pont , un pont encore qu' on n' avait pas fait sauter , faute , cette fois , d' avoir songé à apporter de la poudre .
118: Et , désespérément ,
119: * Weiss se disait que le flot d' hommes , le fourmillement noir devait être dans la plaine de * Donchery , en marche vers le défilé de saint- * Albert , lançant son avant-garde sur * Saint- * Menges et sur * Floing , où il avait conduit la veille * Jean et * Maurice .
120: Dans l' éclatant soleil , le clocher de * Floing lui apparaissait très loin , comme une fine aiguille blanche .
121: Puis , à l' est , il y avait l' autre branche de l' étau .
122: S' il apercevait , au nord , du plateau d' * Illy à celui de * Floing , la ligne de bataille du 7e corps , mal soutenu par le 5e , qu' on avait placé en réserve sous les remparts , il lui était impossible de savoir ce qui se passait à l' est , le long de la vallée de la * Givonne , où le 1er corps se trouvait rangé , du bois de la
123: * Garenne au village de * Daigny .
124: Mais le canon tonnait aussi de ce côté , la lutte devait être engagée dans le bois * Chevalier , en avant du village .
125: Et son inquiétude venait de ce que des paysans avaient signalé , dès la veille , l' arrivée des prussiens à * Francheval ;
126: de sorte que le mouvement qui se produisait à l' ouest , par
127: * Donchery , avait lieu également à l' est , par
128: * Francheval , et que les mâchoires de l' étau réussiraient à se rejoindre , là-bas , au nord , au calvaire d' * Illy , si la double marche d' enveloppement n' était pas arrêtée .
129: Il ne savait rien en science militaire , il n' avait que son bon sens , et il tremblait , à voir cet immense triangle dont la * Meuse faisait un des côtés , et dont les deux autres étaient représentés , au nord , par le 7e corps , à l' est , par le 1er , tandis que le
130: 12e , au sud , à * Bazeilles , occupait l' angle extrême , tous les trois se tournant le dos , attendant on ne savait pourquoi ni comment un ennemi qui arrivait de toutes parts .
131: Au milieu , comme au fond d' une basse-fosse , la ville de * Sedan était là , armée de canons hors d' usage , sans munitions et sans vivres .
132: - comprenez donc , disait * Weiss , en répétant son geste , ses deux bras élargis et ses deux mains rejointes , ça va être comme ça , si vos généraux n' y prennent pas garde ...
133: on vous amuse à
134: * Bazeilles ...
135: mais il s' expliquait mal , confusément , et le lieutenant , qui ne connaissait pas le pays , ne pouvait le comprendre .
136: Aussi haussait -il les épaules , pris d' impatience , plein de dédain pour ce bourgeois en paletot et en lunettes , qui voulait en savoir plus long que le maréchal .
137: Irrité de l' entendre redire que l' attaque de * Bazeilles n' avait peut-être d' autre but que de faire une diversion et de cacher le plan véritable , il finit par s' écrier :
138: - fichez -nous la paix ! ...
139: nous allons les flanquer à la * Meuse , vos bavarois , et ils verront comment on nous amuse !
140: Depuis un instant , les tirailleurs ennemis semblaient s' être rapprochés , des balles arrivaient , avec un bruit mat , dans les briques de la teinturerie ;
141: et , abrités derrière le petit mur de la cour , les soldats maintenant ripostaient .
142: C' était , à chaque seconde , une détonation de chassepot , sèche et claire .
143: - les flanquer à la * Meuse , oui , sans doute !
144: Murmura * Weiss , et leur passer sur le ventre pour reprendre le chemin de * Carignan , ce serait très bien !
145: Puis , s' adressant à * Delaherche , qui s' était caché derrière la pompe , afin d' éviter les balles :
146: - n' importe , le vrai plan était de filer hier soir sur * Mézières ;
147: et , à leur place , j' aimerais mieux être là-bas ...
148: enfin , il faut se battre , puisque , désormais , la retraite est impossible .
149: - venez -vous ?
150: Demanda * Delaherche , qui , malgré son ardente curiosité , commençait à blêmir .
151: Si nous tardons encore , nous ne pourrons plus rentrer à
152: * Sedan .
153: -oui , une minute , et je vous suis .
154: Malgré le danger , il se haussait , il s' entêtait à vouloir se rendre compte .
155: Sur la droite , les prairies inondées par ordre du gouverneur , le vaste lac qui s' étendait de * Torcy à * Balan , protégeait la ville :
156: une nappe immobile , d' un bleu délicat au soleil matinal .
157: Mais l' eau cessait à l' entrée de * Bazeilles , et les bavarois s' étaient en effet avancés , au travers des herbes , profitant des moindres fossés , des moindres arbres .
158: Ils pouvaient être à cinq cents mètres ;
159: et ce qui le frappait , c' était la lenteur de leurs mouvements , la patience avec laquelle ils gagnaient du terrain , en s' exposant le moins possible .
160: D' ailleurs , une puissante artillerie les soutenait , l' air frais et pur s' emplissait de sifflements d' obus .
161: Il leva les yeux , il vit que la batterie de * Pont- * Maugis n' était pas la seule à tirer sur * Bazeilles :
162: deux autres , installées à mi-côte du * Liry , avaient ouvert leur feu , battant le village , balayant même au delà les terrains nus de la
163: * Moncelle , où étaient les réserves du 12e corps , et jusqu'aux pentes boisées de * Daigny , qu' une division du 1er corps occupait .
164: Toutes les crêtes de la rive gauche , du reste , s' enflammaient .
165: Les canons semblaient pousser du sol , c' était comme une ceinture sans cesse allongée :
166: une batterie à * Noyers qui tirait sur * Balan , une batterie à * Wadelincourt qui tirait sur * Sedan , une batterie à * Frénois , en dessous de la * Marfée , une formidable batterie , dont les obus passaient par-dessus la ville , pour aller éclater parmi les troupes du 7e corps , sur le plateau de * Floing .
167: Ces coteaux qu' il aimait , cette suite de mamelons qu' il avait toujours crus là pour le plaisir de la vue , fermant au loin la vallée d' une verdure si gaie ,
168: * Weiss ne les regardait plus qu' avec une angoisse terrifiée , devenus tout d' un coup l' effrayante et gigantesque forteresse , en train d' écraser les inutiles fortifications de * Sedan .
169: Une légère chute de plâtras lui fit lever la tête .
170: C' était une balle qui venait d' écorner sa maison , dont il apercevait la façade , par-dessus le mur mitoyen .
171: Il en fut très contrarié , il gronda :
172: - est -ce qu' ils vont me la démolir , ces brigands !
173: Mais , derrière lui , un autre petit bruit mou l' étonna .
174: Et , comme il se retournait , il vit un soldat , frappé en plein coeur , qui tombait sur le dos .
175: Les jambes eurent une courte convulsion , la face resta jeune et tranquille , foudroyée .
176: C' était le premier mort , et il fut surtout bouleversé par le fracas du chassepot , rebondissant sur le pavé de la cour .
177: - ah !
178: Non , je file , moi !
179: Bégaya * Delaherche .
180: Si vous ne venez pas , je file tout seul .
181: Le lieutenant , qu' ils énervaient , intervint .
182: - certainement , messieurs , vous feriez mieux de vous en aller ...
183: nous pouvons être attaqués d' un moment à l' autre .
184: Alors , après avoir jeté un regard vers les prés , où les bavarois gagnaient du terrain ,
185: * Weiss se décida à suivre * Delaherche .
186: Mais , de l' autre côté , dans la rue , il voulut fermer sa maison à double tour ;
187: et il rejoignait enfin son compagnon , lorsqu' un nouveau spectacle les immobilisa tous les deux .
188: Au bout de la route , à trois cents mètres environ , la place de l' église était en ce moment attaquée par une forte colonne bavaroise , qui débouchait du chemin de * Douzy .
189: Le régiment d' infanterie de marine chargé de défendre la place parut un instant ralentir le feu , comme pour la laisser s' avancer .
190: Puis , tout d' un coup , quand elle fut massée bien en face , il y eut une manoeuvre extraordinaire et imprévue :
191: les soldats s' étaient rejetés aux deux bords de la route , beaucoup se couchaient par terre ;
192: et , dans le brusque espace qui s' ouvrait ainsi , les mitrailleuses , mises en batterie à l' autre bout , vomirent une grêle de balles .
193: La colonne ennemie en fut comme balayée .
194: Les soldats s' étaient relevés d' un bond , couraient à la baïonnette sur les bavarois épars , achevaient de les pousser et de les culbuter .
195: Deux fois , la manoeuvre recommença , avec le même succès .
196: à l' angle d' une ruelle , dans une petite maison , trois femmes étaient restées ;
197: et , tranquillement , à une des fenêtres , elles riaient , elles applaudissaient , l' air amusé d' être au spectacle .
198: - ah !
199: Fichtre !
200: Dit soudain * Weiss , j' ai oublié de fermer la porte de la cave et de prendre la clef ...
201: attendez -moi , j' en ai pour une minute .
202: Cette première attaque semblait repoussée , et * Delaherche , que l' envie de voir reprenait , avait moins de hâte .
203: Il était debout devant la teinturerie , il causait avec la concierge , sortie un instant sur le seuil de la pièce qu' elle occupait , au rez-de-chaussée .
204: - ma pauvre * Françoise , vous devriez venir avec nous .
205: Une femme seule , c' est terrible , au milieu de ces abominations !
206: Elle leva ses bras tremblants .
207: - ah !
208: Monsieur , bien sûr que j' aurais filé , sans la maladie de mon petit * Auguste ...
209: entrez donc , monsieur , vous le verrez .
210: Il n' entra pas , mais il allongea le cou et il hocha la tête , en apercevant le gamin dans un lit très blanc , la face empourprée de fièvre , et qui regardait fixement sa mère de ses yeux de flamme .
211: - eh bien !
212: Mais , reprit -il , pourquoi ne l' emportez -vous pas ?
213: Je vous installerai à
214: * Sedan ...
215: enveloppez -le dans une couverture chaude et venez avec nous .
216: - oh !
217: Non , monsieur , ce n' est pas possible .
218: Le médecin a bien dit que je le tuerais ...
219: si encore son pauvre père était en vie !
220: Mais nous ne sommes plus que tous les deux , il faut que nous nous conservions l' un pour l' autre ...
221: et puis , ces prussiens , ils ne vont peut-être pas faire du mal à une femme seule et à un enfant malade .
222: * Weiss , à cet instant , reparut , satisfait d' avoir tout barricadé chez lui .
223: - là , pour entrer , il faudra casser tout ...
224: maintenant , en route !
225: Et ça ne va guère être commode , filons contre les maisons , si nous voulons ne rien attraper .
226: En effet , l' ennemi devait préparer une nouvelle attaque , car la fusillade redoublait et le sifflement des obus ne cessait plus .
227: Deux déjà étaient tombés sur la route , à une centaine de mètres ;
228: un autre venait de s' enfoncer dans la terre molle du jardin voisin , sans éclater .
229: - ah !
230: Dites donc ,
231: * Françoise , reprit -il , je veux l' embrasser , votre petit * Auguste ...
232: mais il n' est pas si mal que ça , encore une couple de jours , et il sera hors de danger ...
233: ayez bon courage , surtout rentrez vite , ne montrez plus votre nez .
234: Les deux hommes , enfin , partaient .
235: - au revoir ,
236: * Françoise .
237: -au revoir , messieurs .
238: Et , à cette seconde même , il y eut un épouvantable fracas .
239: C' était un obus qui , après avoir démoli une cheminée de la maison de * Weiss , tombait sur le trottoir , où il éclata avec une telle détonation , que toutes les vitres voisines furent brisées .
240: Une poussière épaisse , une fumée lourde empêchèrent d' abord de voir .
241: Puis , la façade reparut , éventrée ;
242: et , là , sur le seuil ,
243: * Françoise était jetée en travers , morte , les reins cassés , la tête broyée , une loque humaine , toute rouge , affreuse .
244: * Weiss , furieusement , accourut .
245: Il bégayait , il ne trouvait plus que des jurons .
246: - nom de dieu !
247: Nom de dieu !
248: Oui , elle était bien morte .
249: Il s' était baissé , il lui tâtait les mains ;
250: et , en se relevant , il rencontra le visage empourpré du petit * Auguste , qui avait soulevé la tête pour regarder sa mère .
251: Il ne disait rien , il ne pleurait pas , il avait seulement ses grands yeux de fièvre élargis démesurément , devant cet effroyable corps qu' il ne reconnaissait plus .
252: - nom de dieu !
253: Put enfin crier * Weiss , les voilà maintenant qui tuent les femmes !
254: Il s' était remis debout , il montrait le poing aux bavarois , dont les casques commençaient à reparaître , du côté de l' église .
255: Et la vue du toit de sa maison à moitié crevé par la chute de la cheminée , acheva de le jeter dans une exaspération folle .
256: - sales bougres !
257: Vous tuez les femmes et vous démolissez ma maison ! ...
258: non , non !
259: Ce n' est pas possible , je ne peux pas m' en aller comme ça , je reste !
260: Il s' élança , revint d' un bond , avec le chassepot et les cartouches du soldat mort .
261: Pour les grandes occasions lorsqu' il voulait voir très clair , il avait toujours sur lui une paire de lunettes , qu' il ne portait pas d' habitude , par une gêne coquette et touchante , à l' égard de sa jeune femme .
262: D' une main prompte , il arracha le binocle , le remplaça par les lunettes ;
263: et ce gros bourgeois en paletot , à la bonne face ronde que la colère transfigurait , presque comique et superbe d' héroïsme , se mit à faire le coup de feu , tirant dans le tas des bavarois , au fond de la rue .
264: Il avait ça dans le sang , disait -il , ça le démangeait d' en descendre quelques-uns , depuis les récits de 1814 , dont on avait bercé son enfance , là-bas , en
265: * Alsace .
266: -ah !
267: Sales bougres , sales bougres !
268: Et il tirait toujours , si rapidement , que le canon de son chassepot finissait par lui brûler les doigts .
269: L' attaque s' annonçait terrible .
270: Du côté des prairies , la fusillade avait cessé .
271: Maîtres d' un ruisseau étroit , bordé de peupliers et de saules , les bavarois s' apprêtaient à donner l' assaut aux maisons qui défendaient la place de l' église ;
272: et leurs tirailleurs s' étaient prudemment repliés , le soleil seul dormait en nappe d' or sur le déroulement immense des herbes , que tachaient quelques masses noires , les corps des soldats tués .
273: Aussi le lieutenant venait -il de quitter la cour de la teinturerie , en y laissant une sentinelle , comprenant que , désormais , le danger allait être du côté de la rue .
274: Vivement , il rangea ses hommes le long du trottoir , avec l' ordre , si l' ennemi s' emparait de la place , de se barricader au premier étage du bâtiment , et de s' y défendre , jusqu'à la dernière cartouche .
275: Couchés par terre , abrités derrière les bornes , profitant des moindres saillies , les hommes tiraient à volonté ;
276: et c' était , le long de cette large voie , ensoleillée et déserte , un ouragan de plomb , des rayures de fumée , comme une averse de grêle chassée par un grand vent .
277: On vit une jeune fille traverser la chaussée d' une course éperdue , sans être atteinte .
278: Puis , un vieillard , un paysan vêtu d' une blouse , qui s' obstinait à faire rentrer son cheval à l' écurie , reçut une balle en plein front , et d' un tel choc , qu' il en fut projeté au milieu de la route .
279: La toiture de l' église venait d' être défoncée par la chute d' un obus .
280: Deux autres avaient incendié des maisons , qui flambaient dans la lumière vive , avec des craquements de charpente .
281: Et cette misérable
282: * Françoise broyée près de son enfant malade , ce paysan avec une balle dans le crâne , ces démolitions et ces incendies achevaient d' exaspérer les habitants qui avaient mieux aimé mourir là que de se sauver en * Belgique .
283: Des bourgeois , des ouvriers , des gens en paletot et en bourgeron , tiraient rageusement par les fenêtres .
284: - ah !
285: Les bandits !
286: Cria * Weiss , ils ont fait le tour ...
287: je les voyais bien qui filaient le long du chemin de fer ...
288: tenez !
289: Les entendez -vous , là-bas , à gauche ?
290: En effet , une fusillade venait d' éclater , derrière le parc de * Montivilliers , dont les arbres bordaient la route .
291: Si l' ennemi s' emparait de ce parc ,
292: * Bazeilles était pris .
293: Mais la violence même du feu prouvait que le commandant du 12e corps avait prévu le mouvement et que le parc se trouvait défendu .
294: - prenez donc garde , maladroit !
295: Cria le lieutenant , en forçant * Weiss à se coller contre le mur , vous allez être coupé en deux !
296: Ce gros homme , si brave , avec ses lunettes , avait fini par l' intéresser , tout en le faisant sourire ;
297: et , comme il entendait venir un obus , il l' avait fraternellement écarté .
298: Le projectile tomba à une dizaine de pas , éclata en les couvrant tous les deux de mitraille .
299: Le bourgeois restait debout , sans une égratignure , tandis que le lieutenant avait eu les deux jambes brisées .
300: - allons , bon !
301: Murmura -t-il , c' est moi qui ai mon compte !
302: Renversé sur le trottoir , il se fit adosser contre la porte , près de la femme qui gisait déjà en travers du seuil .
303: Et sa jeune figure gardait son air énergique et têtu .
304: - ça ne fait rien , mes enfants , écoutez -moi bien ...
305: tirez à votre aise , ne vous pressez pas .
306: Je vous le dirai , quand il faudra tomber sur eux à la baïonnette .
307: Et il continua de les commander , la tête droite , surveillant au loin l' ennemi .
308: Une autre maison , en face , avait pris feu .
309: Le pétillement de la fusillade , les détonations des obus déchiraient l' air , qui s' emplissait de poussières et de fumées .
310: Des soldats culbutaient au coin de chaque ruelle , des morts , les uns isolés , les autres en tas , faisaient des taches sombres , éclaboussées de rouge .
311: Et , au-dessus du village , grandissait une effrayante clameur , la menace de milliers d' hommes se ruant sur quelques centaines de braves , résolus à mourir .
312: Alors ,
313: * Delaherche , qui n' avait cessé d' appeler
314: * Weiss , demanda une dernière fois :
315: - vous ne venez pas ? ...
316: tant pis !
317: Je vous lâche , adieu !
318: Il était environ sept heures , et il avait trop tardé .
319: Tant qu' il put marcher le long des maisons , il profita des portes , des bouts de muraille , se collant dans les moindres encoignures , à chaque décharge .
320: Jamais il ne se serait cru si jeune ni si agile , tellement il s' allongeait avec des souplesses de couleuvre .
321: Mais , au bout de * Bazeilles , lorsqu' il lui fallut suivre pendant près de trois cents mètres la route déserte et nue , que balayaient les batteries du * Liry , il se sentit grelotter , bien qu' il fût trempé de sueur .
322: Un moment encore , il s' avança courbé en deux , dans un fossé .
323: Puis , il prit sa course follement , il galopa droit devant lui , les oreilles pleines de détonations , pareilles à des coups de tonnerre .
324: Ses yeux brûlaient , il croyait marcher dans des flammes .
325: Cela dura une éternité .
326: Subitement , il aperçut une petite maison , sur la gauche ;
327: et il se précipita , il s' abrita , la poitrine soulagée d' un poids énorme .
328: Du monde l' entourait , des hommes , des chevaux .
329: D' abord , il n' avait distingué personne .
330: Ensuite , ce qu' il vit l' étonna .
331: N' était -ce point l' empereur , avec tout un état-major ?
332: Il hésitait , bien qu' il se vantât de le connaître , depuis qu' il avait failli lui parler , à * Baybel ;
333: puis , il resta béant .
334: C' était bien
335: * Napoléon * Iii , qui lui apparaissait plus grand , à cheval , et les moustaches si fortement cirées , les joues si colorées , qu' il le jugea tout de suite rajeuni , fardé comme un acteur .
336: Sûrement , il s' était fait peindre , pour ne pas promener , parmi son armée , l' effroi de son masque blême , décomposé par la souffrance , au nez aminci , aux yeux troubles .
337: Et , averti dès cinq heures qu' on se battait à * Bazeilles , il était venu , de son air silencieux et morne de fantôme , aux chairs ravivées de vermillon .
338: Une briqueterie était là , offrant un refuge .
339: De l' autre côté , une pluie de balles en criblait les murs , et des obus , à chaque seconde , s' abattaient sur la route .
340: Toute l' escorte s' était arrêtée .
341: - sire , murmura une voix , il y a vraiment danger ...
342: mais l' empereur se tourna , commanda du geste à son état-major de se ranger dans l' étroite ruelle qui longeait la briqueterie .
343: Là , hommes et bêtes seraient cachés complètement .
344: - en vérité , sire , c' est de la folie ...
345: sire , nous vous en supplions ...
346: il répéta simplement son geste , comme pour dire que l' apparition d' un groupe d' uniformes , sur cette route nue , attirerait certainement l' attention des batteries de la rive gauche .
347: Et , tout seul , il s' avança , au milieu des balles et des obus , sans hâte , de sa même allure morne et indifférente , allant à son destin .
348: Sans doute , il entendait derrière lui la voix implacable qui le jetait en avant , la voix criant de * Paris : " marche ! Marche !
349: Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple , frappe le monde entier d' une admiration émue , pour que ton fils règne !
350: " il marchait , il poussait son cheval à petits pas . Pendant une centaine de mètres , il marcha encore . Puis , il s' arrêta , attendant la fin qu' il était venu chercher . Les balles sifflaient comme un vent d' équinoxe , un obus avait éclaté , en le couvrant de terre . Il continua d' attendre . Les crins de son cheval se hérissaient , toute sa peau tremblait , dans un instinctif recul , devant la mort qui , à chaque seconde , passait , sans vouloir de la bête ni de l' homme . Alors , après cette attente infinie , l' empereur , avec son fatalisme résigné , comprenant que son destin n' était pas là , revint tranquillement , comme s' il n' avait désiré que reconnaître l' exacte position des batteries allemandes . - sire , que de courage ! ... de grâce , ne vous exposez plus ... mais , d' un geste encore , il invita son état-major à le suivre , sans l' épargner cette fois , pas plus qu' il ne s' épargnait lui-même ; et il monta vers la
351: * Moncelle , à travers champs , par les terrains nus de la * Rapaille .
352: Un capitaine fut tué , deux chevaux s' abattirent .
353: Les régiments du 12e corps , devant lesquels il passait , le regardaient venir et disparaître comme un spectre , sans un salut , sans une acclamation .
354: * Delaherche avait assisté à ces choses .
355: Et il en frémissait , surtout en pensant que , dès qu' il aurait quitté la briqueterie , lui aussi allait se retrouver en plein sous les projectiles .
356: Il s' attardait , il écoutait maintenant des officiers démontés qui étaient restés là .
357: - je vous dis qu' il a été tué net , un obus qui l' a coupé en deux .
358: - mais non , je l' ai vu emporter ...
359: une simple blessure , un éclat dans la fesse ...
360: - à quelle heure ?
361: -vers six heures et demie , il y a une heure ...
362: là-haut , près de la * Moncelle , dans un chemin creux ...
363: - alors , il est rentré à * Sedan ?
364: -certainement , il est à * Sedan .
365: De qui parlaient -ils donc ?
366: Brusquement ,
367: * Delaherche comprit qu' ils parlaient du maréchal * De
368: * Mac- * Mahon , blessé en allant aux avant-postes .
369: Le maréchal blessé !
370: C' était notre chance , comme avait dit le lieutenant d' infanterie de marine .
371: Et il réfléchissait aux conséquences de l' accident , lorsque , à toutes brides , une estafette passa , criant à un camarade qu' elle venait de reconnaître :
372: - le général * Ducrot est commandant en chef ! ...
373: toute l' armée va se concentrer à * Illy , pour battre en retraite sur * Mézières !
374: Déjà , l' estafette galopait au loin , entrait dans
375: * Bazeilles , sous le redoublement du feu ;
376: tandis que
377: * Delaherche , effaré des nouvelles extraordinaires , ainsi apprises coup sur coup , menacé de se trouver pris dans la retraite des troupes , se décidait et courait de son côté jusqu'à * Balan , d' où il regagnait * Sedan enfin , sans trop de peine .
378: Dans * Bazeilles , l' estafette galopait toujours , cherchant les chefs pour leur donner les ordres .
379: Et les nouvelles galopaient aussi , le maréchal * De
380: * Mac- * Mahon blessé , le général * Ducrot nommé commandant en chef , toute l' armée se repliant sur * Illy .
381: - quoi ?
382: Que dit -on ?
383: Cria * Weiss , déjà noir de poudre .
384: Battre en retraite sur * Mézières à cette heure !
385: Mais c' est insensé , jamais on ne passera !
386: Il se désespérait , pris du remords d' avoir conseillé cela , la veille , justement à ce général
387: * Ducrot , investi maintenant du commandement suprême .
388: Certes , oui , la veille , il n' y avait pas d' autre plan à suivre :
389: la retraite , la retraite immédiate , par le défilé saint- * Albert .
390: Mais , à présent , la route devait être barrée , tout le fourmillement noir des prussiens s' en était allé là-bas , dans la plaine de * Donchery .
391: Et , folie pour folie , il n' y en avait plus qu' une de désespérée et de brave , celle de jeter les bavarois à la * Meuse et de passer sur eux pour reprendre le chemin de * Carignan .
392: * Weiss , qui , d' un petit coup sec , remontait ses lunettes à chaque seconde , expliquait la position au lieutenant , toujours assis contre la porte , avec ses deux jambes coupées , très pâle et agonisant du sang qu' il perdait .
393: - mon lieutenant , je vous assure que j' ai raison ...
394: dites à vos hommes de ne pas lâcher .
395: Vous voyez bien que nous sommes victorieux .
396: Encore un effort , et nous les flanquons à la * Meuse !
397: En effet , la deuxième attaque des bavarois venait d' être repoussée .
398: Les mitrailleuses avaient de nouveau balayé la place de l' église , des entassements de cadavres y barraient le pavé , au grand soleil ;
399: et , de toutes les ruelles , à la baïonnette , on rejetait l' ennemi dans les prés , une débandade , une fuite vers le fleuve , qui se serait à coup sûr changée en déroute , si des troupes fraîches avaient soutenu les marins , déjà exténués et décimés .
400: D' autre part , dans le parc de * Montivilliers , la fusillade n' avançait guère , ce qui indiquait que , de ce côté aussi , des renforts auraient dégagé le bois .
401: - dites à vos hommes , mon lieutenant ...
402: à la baïonnette !
403: à la baïonnette !
404: D' une blancheur de cire , la voix mourante , le lieutenant eut encore la force de murmurer :
405: - vous entendez , mes enfants , à la baïonnette !
406: Et ce fut son dernier souffle , il expira , la face droite et têtue , les yeux ouverts , regardant toujours la bataille .
407: Des mouches déjà volaient et se posaient sur la tête broyée de * Françoise ;
408: tandis que le petit * Auguste , dans son lit , pris du délire de la fièvre , appelait , demandait à boire , d' une voix basse et suppliante .
409: - mère , réveille -toi , relève -toi ...
410: j' ai soif , j' ai bien soif ...
411: mais les ordres étaient formels , les officiers durent commander la retraite , désolés de ne pouvoir tirer profit de l' avantage qu' ils venaient de remporter .
412: évidemment , le général * Ducrot , hanté par la crainte du mouvement tournant de l' ennemi , sacrifiait tout à la tentative folle d' échapper à son étreinte .
413: La place de l' église fut évacuée , les troupes se replièrent de ruelle en ruelle , bientôt la route se vida .
414: Des cris et des sanglots de femmes s' élevaient , des hommes juraient , brandissaient les poings , dans la colère de se voir ainsi abandonnés .
415: Beaucoup s' enfermaient chez eux , résolus à s' y défendre et à mourir .
416: - eh bien !
417: Moi , je ne fiche pas le camp !
418: Criait
419: * Weiss , hors de lui .
420: Non !
421: J' aime mieux y laisser la peau ...
422: qu' ils viennent donc casser mes meubles et boire mon vin !
423: Plus rien n' existait que sa rage , cette fureur inextinguible de la lutte , à l' idée que l' étranger entrerait chez lui , s' assoirait sur sa chaise , boirait dans son verre .
424: Cela soulevait tout son être , emportait son existence accoutumée , sa femme , ses affaires , sa prudence de petit bourgeois raisonnable .
425: Et il s' enferma dans sa maison , s' y barricada , y tourna comme une bête en cage , passant d' une pièce dans une autre , s' assurant que toutes les ouvertures étaient bien bouchées .
426: Il compta ses cartouches , il en avait encore une quarantaine .
427: Puis , comme il allait donner un dernier coup d' oeil vers la * Meuse , pour s' assurer qu' aucune attaque n' était à craindre par les prairies , la vue des coteaux de la rive gauche l' arrêta de nouveau un instant .
428: Des envolements de fumée indiquaient nettement les positions des batteries prussiennes .
429: Et , dominant la formidable batterie de * Frénois , à l' angle d' un petit bois de la * Marfée , il retrouva le groupe d' uniformes , plus nombreux , d' un tel éclat au grand soleil , qu' en mettant son binocle par-dessus ses lunettes , il distinguait l' or des épaulettes et des casques .
430: - sales bougres , sales bougres !
431: Répéta -t-il , le poing tendu .
432: Là-haut , sur la * Marfée , c' était le roi * Guillaume et son état-major .
433: Dès sept heures , il était venu de * Vendresse , où il avait couché , et il se trouvait là-haut , à l' abri de tout péril , ayant devant lui la vallée de la * Meuse , le déroulement sans bornes du champ de bataille .
434: L' immense plan en relief allait d' un bord du ciel à l' autre ;
435: tandis que , debout sur la colline , comme du trône réservé de cette gigantesque loge de gala , il regardait .
436: Au milieu , sur le fond sombre de la forêt des
437: * Ardennes , drapée à l' horizon ainsi qu' un rideau d' antique verdure ,
438: * Sedan se détachait , avec les lignes géométriques de ses fortifications , que les prés inondés et le fleuve noyaient au sud et à l' ouest .
439: Dans * Bazeilles , des maisons flambaient déjà , une poussière de bataille embrumait le village .
440: Puis , à l' est , de la * Moncelle à * Givonne , on ne voyait , pareils à des lignes d' insectes , traversant les chaumes , que quelques régiments du
441: 12e corps et du 1er , qui disparaissaient par moments dans l' étroit vallon , où les hameaux étaient cachés ;
442: et , en face , l' autre revers apparaissait , des champs pâles , que le bois * Chevalier tachait de sa masse verte .
443: Mais surtout , au nord , le
444: 7e corps était bien en vue , occupant de ses mouvants points noirs le plateau de * Floing , une large bande de terres rougeâtres qui descendait du petit bois de la * Garenne aux herbages du bord de l' eau .
445: Au delà , c' était encore * Floing ,
446: * Saint- * Menges , * Fleigneux ,
447: * Illy , des villages perdus parmi la houle des terrains , toute une région tourmentée , coupée d' escarpements .
448: Et c' était aussi , à gauche , la boucle de la * Meuse , les eaux lentes , d' argent neuf au clair soleil , enfermant la presqu'île d' * Iges de son vaste et paresseux détour , barrant tout chemin vers
449: * Mézières , ne laissant , entre la berge extrême et les inextricables forêts , que la porte unique du défilé de saint- * Albert .
450: Les cent mille hommes et les cinq cents canons de l' armée française étaient là , entassés et traqués dans ce triangle ;
451: et , lorsque le roi de * Prusse se tournait vers l' ouest , il apercevait une autre plaine , celle de * Donchery , des champs vides s' élargissant vers * Briancourt ,
452: * Marancourt et * Vrignes- * Aux- * Bois , tout un infini de terres grises , poudroyant sous le ciel bleu ;
453: et , lorsqu' il se tournait vers l' est , c' était aussi , en face des lignes françaises si resserrées , une immensité libre , un pullulement de villages ,
454: * Douzy et * Carignan d' abord , ensuite en remontant
455: * Rubécourt , * Pourru- * Aux- * Bois ,
456: * Francheval , * Villers- * Cernay , jusqu'à * La * Chapelle , près de la frontière .
457: Tout autour , la terre lui appartenait , il poussait à son gré les deux cent cinquante mille hommes et les huit cents canons de ses armées , il embrassait d' un seul regard leur marche envahissante .
458: Déjà , d' un côté , le xie corps s' avançait sur * Saint- * Menges , tandis que le ve corps était à
459: * Vrignes- * Aux- * Bois et que la division wurtembergeoise attendait près de * Donchery ;
460: et , de l' autre côté , si les arbres et les coteaux le gênaient , il devinait les mouvements , il venait de voir le xiie corps pénétrer dans le bois
461: * Chevalier , il savait que la garde devait avoir atteint * Villers- * Cernay .
462: C' étaient les branches de l' étau , l' armée du prince royal de * Prusse à gauche , l' armée du prince royal de * Saxe à droite , qui s' ouvraient et montaient , d' un mouvement irrésistible , pendant que les deux corps bavarois se ruaient sur * Bazeilles .
463: Aux pieds du roi * Guillaume , de * Remilly à
464: * Frénois , les batteries presque ininterrompues tonnaient sans relâche , couvrant d' obus la
465: * Moncelle et * Daigny , allant , par-dessus la ville de * Sedan , balayer les plateaux du nord .
466: Et il n' était guère plus de huit heures , et il attendait l' inévitable résultat de la bataille , les yeux sur l' échiquier géant , occupé à mener cette poussière d' hommes , l' enragement de ces quelques points noirs , perdus au milieu de l' éternelle et souriante nature .
467: chapitre II :
468: sur le plateau de * Floing , au petit jour , dans le brouillard épais , le clairon * Gaude sonna la diane , de tout son souffle .
469: Mais l' air était si noyé d' eau , que la sonnerie joyeuse s' étouffait .
470: Et les hommes de la compagnie , qui n' avaient pas même eu le courage de dresser les tentes , roulés dans les toiles , couchés dans la boue , ne s' éveillaient pas , pareils déjà à des cadavres , avec leurs faces blêmes , durcies de fatigue et de sommeil .
471: Il fallut les secouer un à un , les tirer de ce néant ;
472: et ils se soulevaient comme des ressuscités , livides , les yeux pleins de la terreur de vivre .
473: * Jean avait réveillé * Maurice .
474: - quoi donc ?
475: Où sommes -nous ?
476: Effaré , il regardait , n' apercevait que cette mer grise , où flottaient les ombres de ses camarades .
477: On ne distinguait rien , à vingt mètres devant soi .
478: Toute orientation se trouvait perdue , il n' aurait pas été capable de dire de quel côté était * Sedan .
479: Mais , à ce moment , le canon , quelque part , très loin , frappa son oreille .
480: - ah !
481: Oui , c' est pour aujourd'hui , on se bat ...
482: tant mieux !
483: On va donc en finir !
484: Des voix , autour de lui , disaient de même ;
485: et c' était une sombre satisfaction , le besoin de s' évader de ce cauchemar , de les voir enfin , ces prussiens , qu' on était venu chercher , et devant lesquels on fuyait depuis tant de mortelles heures !
486: On allait donc leur envoyer des coups de fusil , s' alléger de ces cartouches qu' on avait apportées de si loin , sans en brûler une seule !
487: Cette fois , tous le sentaient , c' était l' inévitable bataille .
488: Mais le canon de * Bazeilles tonnait plus haut , et * Jean , debout , écoutait .
489: - où tire -t-on ?
490: -ma foi , répondit * Maurice , ça m' a l' air d' être vers la * Meuse ...
491: seulement , le diable m' emporte si je me doute où je suis .
492: - écoute , mon petit , dit alors le caporal , tu ne vas pas me quitter , parce que , vois -tu , il faut savoir , si l' on ne veut pas attraper de mauvais coups ...
493: moi , j' ai déjà vu ça , j' ouvrirai l' oeil pour toi et pour moi .
494: L' escouade , cependant , commençait à grogner , fâchée de ne pouvoir se mettre sur l' estomac quelque chose de chaud .
495: Pas possible d' allumer du feu , sans bois sec , et avec un sale temps pareil !
496: Au moment même où s' engageait la bataille , la question du ventre revenait , impérieuse , décisive .
497: Des héros peut-être , mais des ventres avant tout .
498: Manger , c' était l' unique affaire ;
499: et avec quel amour on écumait le pot , les jours de bonne soupe !
500: Et quelles colères d' enfants et de sauvages , quand le pain manquait !
501: -lorsqu'on ne mange pas , on ne se bat pas , déclara * Chouteau .
502: Du tonnerre de dieu , si je risque ma peau aujourd'hui !
503: Le révolutionnaire revenait chez ce grand diable de peintre en bâtiments , beau parleur de * Montmartre , théoricien de cabaret , gâtant les quelques idées justes , attrapées çà et là , dans le plus effroyable mélange d' âneries et de mensonges .
504: - d' ailleurs , continua -t-il , est -ce qu' on ne s' est pas foutu de nous , à nous raconter que les prussiens crevaient de faim et de maladie , qu' ils n' avaient même plus de chemises et qu' on les rencontrait sur les routes , sales , en guenilles comme des pauvres ?
505: * Loubet se mit à rire , de son air de gamin de * Paris , qui avait roulé au travers de tous les petits métiers des halles .
506: - ah !
507: Ouiche !
508: C' est nous autres qui claquons de misère , et à qui on donnerait un sou , quand nous passons avec nos godillots crevés et nos frusques de chienlits ...
509: et leurs grandes victoires donc !
510: Encore de jolis farceurs , lorsqu' ils nous racontaient qu' on venait de faire * Bismarck prisonnier et qu' on avait culbuté toute une armée dans une carrière ...
511: non , ce qu' ils se sont foutus de nous !
512: * Pache et * Lapoulle , qui écoutaient , serraient les poings , en hochant furieusement la tête .
513: D' autres , aussi , se fâchaient , car l' effet de ces continuels mensonges des journaux avait fini par être désastreux .
514: Toute confiance était morte , on ne croyait plus à rien .
515: L' imagination de ces grands enfants , si fertile d' abord en espérances extraordinaires , tombait maintenant à des cauchemars fous .
516: - pardi !
517: Ce n' est pas malin , reprit * Chouteau , ça s' explique , puisque nous sommes vendus ...
518: vous le savez bien tous .
519: La simplicité paysanne de * Lapoulle s' exaspérait chaque fois à ce mot .
520: - oh !
521: Vendus , faut -il qu' il y ait des gens canailles !
522: -vendus , comme * Judas a vendu son maître , murmura * Pache , que hantaient ses souvenirs d' histoire sainte .
523: * Chouteau triomphait .
524: - c' est bien simple , mon dieu !
525: On sait les chiffres ...
526: * Mac- * Mahon a reçu trois millions , et les autres généraux chacun un million , pour nous amener ici ...
527: ça s' est fait à * Paris , le printemps dernier ;
528: et , cette nuit , ils ont tiré une fusée , histoire de dire que c' était prêt , et qu' on pouvait venir nous prendre .
529: * Maurice fut révolté par la stupidité de l' invention .
530: Autrefois ,
531: * Chouteau l' avait amusé , presque conquis , grâce à sa verve faubourienne .
532: Mais , à présent , il ne tolérait plus ce pervertisseur , ce mauvais ouvrier qui crachait sur toutes les besognes , afin d' en dégoûter les autres .
533: - pourquoi dites -vous des absurdités pareilles ?
534: Cria -t-il .
535: Vous savez bien que ce n' est pas vrai .
536: - comment , pas vrai ? ...
537: alors , maintenant , c' est pas vrai que nous sommes vendus ? ...
538: ah !
539: Dis donc , toi l' aristo !
540: Est -ce que tu en es , de la bande à ces sales cochons de traîtres ?
541: Il s' avançait , menaçant .
542: - tu sais , faudrait le dire , monsieur le bourgeois , parce que , sans attendre ton ami * Bismarck , on te ferait tout de suite ton affaire .
543: Les autres , de même , commençaient à gronder , et * Jean crut devoir intervenir .
544: - silence donc !
545: Je mets au rapport le premier qui bouge !
546: Mais * Chouteau , ricanant , le hua .
547: Il s' en fichait pas mal de son rapport !
548: Il se battrait ou il ne se battrait pas , à son idée ;
549: et il ne fallait plus qu' on l' embêtât , parce qu' il n' avait pas des cartouches que pour les prussiens .
550: à présent que la bataille était commencée , le peu de discipline , maintenue par la peur , s' effondrait :
551: qu' est -ce qu' on pouvait lui faire ?
552: Il filerait , dès qu' il en aurait assez .
553: Et il fut grossier , excitant les autres contre le caporal , qui les laissait mourir de faim .
554: Oui , c' était sa faute , si l' escouade n' avait rien mangé depuis trois jours , tandis que les camarades avaient eu de la soupe et de la viande .
555: Mais monsieur était allé se goberger avec l' aristo chez des filles .
556: On les avait bien vus , à * Sedan .
557: - tu as boulotté l' argent de l' escouade , ose donc dire le contraire , bougre de fricoteur !
558: Du coup , les choses se gâtèrent .
559: * Lapoulle serrait les poings , et * Pache , malgré sa douceur , affolé par la faim , voulait qu' on s' expliquât .
560: Le plus raisonnable fut encore
561: * Loubet , qui se mit à rire , de son air avisé , en disant que c' était bête de se manger entre français , lorsque les prussiens étaient là .
562: Lui , n' était pas pour les querelles , ni à coups de poing , ni à coups de fusil ;
563: et , faisant allusion aux quelques centaines de francs qu' il avait touchées , comme remplaçant militaire , il ajouta :
564: - vrai !
565: S' ils croient que ma peau ne vaut pas plus cher que ça ! ...
566: je vais leur en donner pour leur argent .
567: Mais * Maurice et * Jean , irrités de cette agression imbécile , répondaient violemment , se disculpaient , lorsqu' une voix forte sortit du brouillard .
568: - quoi donc ?
569: Quoi donc ?
570: Quels sont les sales pierrots qui se disputent ?
571: Et le lieutenant * Rochas parut , avec son képi jauni par les pluies , sa capote où manquaient des boutons , toute sa maigre et dégingandée personne dans un pitoyable état d' abandon et de misère .
572: Il n' en était pas moins d' une crânerie victorieuse , les yeux étincelants , les moustaches hérissées .
573: - mon lieutenant , répondit * Jean hors de lui , ce sont ces hommes qui crient comme ça que nous sommes vendus ...
574: oui , nos généraux nous auraient vendus ...
575: dans le crâne étroit de * Rochas , cette idée de trahison n' était pas loin de paraître naturelle , car elle expliquait les défaites qu' il ne pouvait admettre .
576: - eh bien !
577: Qu' est -ce que ça leur fout d' être vendus ? ...
578: est -ce que ça les regarde ? ...
579: ça n' empêche pas que les prussiens sont là et que nous allons leur allonger une de ces raclées dont on se souvient .
580: Au loin , derrière l' épais rideau de brume , le canon de * Bazeilles ne cessait point .
581: Et , d' un grand geste , il tendit les bras .
582: - hein !
583: Cette fois , ça y est ! ...
584: on va donc les reconduire chez eux , à coups de crosse !
585: Tout , pour lui , depuis qu' il entendait la canonnade , se trouvait effacé :
586: les lenteurs , les incertitudes de la marche , la démoralisation des troupes , le désastre de * Beaumont , l' agonie dernière de la retraite forcée sur * Sedan .
587: Puisqu' on se battait , est -ce que la victoire n' était pas certaine ?
588: Il n' avait rien appris ni rien oublié , il gardait son mépris fanfaron de l' ennemi , son ignorance absolue des conditions nouvelles de la guerre , son obstinée certitude qu' un vieux soldat d' * Afrique , de * Crimée et d' * Italie ne pouvait pas être battu .
589: Ce serait vraiment trop drôle , de commencer à son âge !
590: Un rire brusque lui fendit les mâchoires .
591: Il eut une de ces tendresses de brave homme qui le faisaient adorer de ses soldats , malgré les bourrades qu' il leur distribuait parfois .
592: - écoutez , mes enfants , au lieu de vous disputer , ça vaudra mieux de boire la goutte ...
593: oui , je vas vous payer la goutte , vous la boirez à ma santé .
594: Et , d' une poche profonde de sa capote , il tira une bouteille d' eau-de-vie , en ajoutant , de son air triomphal , que c' était un cadeau d' une dame .
595: La veille , en effet , on l' avait vu , attablé au fond d' un cabaret de * Floing , très entreprenant à l' égard de la servante , qu' il tenait sur ses genoux .
596: Maintenant , les soldats riaient de bon coeur , tendaient leurs gamelles , dans lesquelles il versait lui-même , gaiement .
597: - mes enfants , il faut boire à vos bonnes amies , si vous en avez , et il faut boire à la gloire de la
598: * France ...
599: je ne connais que ça , vive la joie !
600: -c'est bien vrai , mon lieutenant , à votre santé et à la santé de tout le monde !
601: Tous burent , réconciliés , réchauffés .
602: Ce fut très gentil , cette goutte , dans le petit froid du matin , au moment de marcher à l' ennemi .
603: Et * Maurice la sentit qui descendait dans ses veines , en lui rendant la chaleur et la demi-ivresse de l' illusion .
604: Pourquoi ne battrait -on pas les prussiens ?
605: Est -ce que les batailles ne réservaient pas leurs surprises , des revirements inattendus dont l' histoire gardait l' étonnement ?
606: Ce diable d' homme ajoutait que * Bazaine était en marche , qu' on l' attendait avant le soir :
607: oh !
608: Un renseignement sûr , qu' il tenait de l' aide de camp d' un général ;
609: et , bien qu' il montrât la * Belgique , pour indiquer la route par laquelle arrivait
610: * Bazaine , * Maurice s' abandonna à une de ces crises d' espoir , sans lesquelles il ne pouvait vivre .
611: Peut-être enfin était -ce la revanche .
612: - qu' est -ce que nous attendons , mon lieutenant ?
613: Se permit -il de demander .
614: On ne marche donc pas !
615: * Rochas eut un geste , comme pour dire qu' il n' avait pas d' ordre .
616: Puis , après un silence :
617: - quelqu' un a -t-il vu le capitaine ?
618: Personne ne répondit .
619: * Jean se souvenait de l' avoir vu , dans la nuit , s' éloigner du côté de * Sedan ;
620: mais un soldat prudent ne doit jamais voir un chef , en dehors du service .
621: Il se taisait , lorsque , en se retournant , il aperçut une ombre , qui revenait le long de la haie .
622: - le voici , dit -il .
623: C' était , en effet , le capitaine * Beaudoin .
624: Il les étonna tous par la correction de sa tenue , son uniforme brossé , ses chaussures cirées , qui contrastaient si violemment avec le pitoyable état du lieutenant .
625: Et il y avait en outre une coquetterie , comme des soins galants , dans ses mains blanches et la frisure de ses moustaches , un vague parfum de lilas de * Perse qui sentait le cabinet de toilette bien installé de jolie femme .
626: - tiens !
627: Ricana * Loubet , le capitaine a donc retrouvé ses bagages !
628: Mais personne ne sourit , car on le savait peu commode .
629: Il était exécré , tenant ses hommes à l' écart .
630: Un pète-sec , selon le mot de * Rochas .
631: Depuis les premières défaites , il avait l' air absolument choqué ;
632: et le désastre que tous prévoyaient lui semblait surtout inconvenant .
633: Bonapartiste convaincu , promis au plus bel avancement , appuyé par plusieurs salons , il sentait sa fortune choir dans toute cette boue .
634: On racontait qu' il avait une très jolie voix de ténor , à laquelle il devait beaucoup déjà .
635: Pas inintelligent d' ailleurs , bien que ne sachant rien de son métier , uniquement désireux de plaire , et très brave , quand il le fallait , sans excès de zèle .
636: - quel brouillard !
637: Dit -il simplement , soulagé de retrouver sa compagnie , qu' il cherchait depuis une demi-heure , avec la crainte de s' être perdu .
638: Tout de suite , un ordre étant enfin arrivé , le bataillon se porta en avant .
639: De nouveaux flots de brume devaient monter de la * Meuse , car on marchait presque à tâtons , au milieu d' une sorte de rosée blanchâtre qui tombait en pluie fine .
640: Et * Maurice eut alors une vision qui le frappa , celle du colonel
641: * De * Vineuil , surgissant tout d' un coup , immobile sur son cheval , à l' angle de deux routes , lui très grand , très pâle , tel qu' un marbre de la désespérance , la bête frissonnante au froid du matin , les naseaux ouverts , tournés là-bas , vers le canon .
642: Mais , surtout , à dix pas en arrière , flottait le drapeau du régiment , que le sous-lieutenant de service tenait , sorti déjà de son fourreau , et qui , dans la blancheur molle et mouvante des vapeurs , semblait en plein ciel de rêve , une apparition de gloire , tremblante , près de s' évanouir .
643: L' aigle dorée était trempée d' eau , tandis que la soie des trois couleurs , où se trouvaient brodés des noms de victoire , pâlissait , enfumée , trouée d' anciennes blessures ;
644: et il n' y avait guère que la croix d' honneur , attachée à la cravate , qui mît dans tout cet effacement l' éclat vif de ses branches d' émail .
645: Le drapeau , le colonel disparurent , noyés sous une nouvelle vague , et le bataillon avançait toujours , sans savoir où , comme dans une ouate humide .
646: On avait descendu une pente , on remontait maintenant par un chemin étroit .
647: Puis , le cri de halte retentit .
648: Et l' on resta là , l' arme au pied , les épaules alourdies par le sac , avec défense de bouger .
649: On devait se trouver sur un plateau ;
650: mais impossible encore de voir à vingt pas , on ne distinguait absolument rien .
651: Il était sept heures , le canon semblait s' être rapproché , de nouvelles batteries tiraient de l' autre côté de * Sedan , de plus en plus voisines .
652: - oh !
653: Moi , dit brusquement le sergent * Sapin à
654: * Jean et à * Maurice , je serai tué aujourd'hui .
655: Il n' avait pas ouvert la bouche depuis le réveil , l' air enfoncé dans une rêverie , avec sa grêle figure aux grands beaux yeux et au petit nez pincé .
656: - en voilà une idée !
657: Se récria * Jean , est -ce qu' on peut dire ce qu' on attrapera ? ...
658: vous savez , il n' y en a pour personne , et il y en a pour tout le monde .
659: Mais le sergent hocha la tête , dans un branle d' absolue certitude .
660: - oh !
661: Moi , c' est comme si c' était fait ...
662: je serai tué aujourd'hui .
663: Des têtes se tournèrent , on lui demanda s' il avait vu ça en rêve .
664: Non , il n' avait rien rêvé ;
665: seulement , il le sentait , c' était là .
666: - et ça m' embête tout de même , parce que j' allais me marier , en rentrant chez moi .
667: Ses yeux de nouveau vacillèrent , il revoyait sa vie .
668: Fils de petits épiciers de * Lyon , gâté par sa mère qu' il avait perdue , n' ayant pu s' entendre avec son père , il était resté au régiment , dégoûté de tout , sans vouloir se laisser racheter ;
669: et puis , pendant un congé , il s' était mis d' accord avec une de ses cousines , se reprenant à l' existence , faisant ensemble l' heureux projet de tenir un commerce , grâce aux quelques sous qu' elle devait apporter .
670: Il avait de l' instruction , l' écriture , l' orthographe , le calcul .
671: Depuis un an , il ne vivait plus que pour la joie de cet avenir .
672: Il eut un frisson , se secoua pour sortir de son idée fixe , en répétant d' un air calme :
673: - oui , c' est embêtant , je serai tué aujourd'hui .
674: Personne ne parlait plus , l' attente continua .
675: On ne savait même pas si l' on tournait le dos ou la face à l' ennemi .
676: Des bruits vagues , par moments , venaient de l' inconnu du brouillard :
677: grondements de roues , piétinements de foule , trots lointains de chevaux .
678: C' étaient les mouvements de troupes que la brume cachait , toute l' évolution du
679: 7e corps en train de prendre ses positions de combat .
680: Mais , depuis un instant , il semblait que les vapeurs devinssent plus légères .
681: Des lambeaux s' enlevaient comme des mousselines , des coins d' horizon se découvraient , troubles encore , d' un bleu morne d' eau profonde .
682: Et ce fut , dans une de ces éclaircies , qu' on vit défiler , tels qu' une chevauchée de fantômes , les régiments de chasseurs d' * Afrique qui faisaient partie de la division * Margueritte .
683: Raides sur la selle , avec leurs vestes d' ordonnance , leurs larges ceintures rouges , ils poussaient leurs chevaux , des bêtes minces , à moitié disparues sous la complication du paquetage .
684: Après un escadron , un autre escadron ;
685: et tous , sortis de l' incertain , rentraient dans l' incertain , avaient l' air de se fondre sous la pluie fine .
686: Sans doute , ils gênaient , on les emmenait plus loin , ne sachant qu' en faire , ainsi que cela arrivait depuis le commencement de la campagne .
687: à peine les avait -on employés comme éclaireurs , et , dès que le combat s' engageait , on les promenait de vallon en vallon , précieux et inutiles .
688: * Maurice regardait , en songeant à * Prosper .
689: - tiens !
690: Murmura -t-il , c' est peut-être lui , là-bas .
691: - qui donc ?
692: Demanda * Jean .
693: - ce garçon de * Remilly , tu sais bien , dont nous avons rencontré le frère à * Oches .
694: Mais les chasseurs étaient passés , et il y eut encore un brusque galop , un état-major qui dévalait par le chemin en pente .
695: Cette fois ,
696: * Jean avait reconnu leur général de brigade ,
697: * Bourgain- * Desfeuilles , le bras agité dans un geste violent .
698: Il avait donc daigné quitter enfin l' hôtel de la croix-d'or ;
699: et sa mauvaise humeur disait assez son ennui de s' être levé si tôt , dans des conditions d' installation et de nourriture déplorables .
700: Sa voix tonnante arriva , distincte .
701: - eh !
702: Nom de dieu !
703: La * Moselle ou la * Meuse , l' eau qui est là , enfin !
704: Le brouillard , pourtant , se levait .
705: Ce fut soudain , comme à * Bazeilles , le déroulement d' un décor , derrière le flottant rideau qui remontait avec lenteur vers les frises .
706: Un clair ruissellement de soleil tombait du ciel bleu .
707: Et tout de suite
708: * Maurice reconnut l' endroit où ils attendaient .
709: - ah !
710: Dit -il à * Jean , nous sommes sur le plateau de l' * Algérie ...
711: tu vois , de l' autre côté du vallon , en face de nous , ce village , c' est * Floing ;
712: et là-bas , c' est * Saint- * Menges ;
713: et , plus loin encore , c' est * Fleigneux ...
714: puis , tout au fond , dans la forêt des * Ardennes , ces arbres maigres sur l' horizon , c' est la frontière ...
715: il continua , la main tendue .
716: Le plateau de l' * Algérie , une bande de terre rougeâtre , longue de trois kilomètres , descendait en pente douce du bois de la * Garenne à la * Meuse , dont des prairies le séparaient .
717: C' était là que le général * Douay avait rangé le 7e corps , désespéré de n' avoir pas assez d' hommes pour défendre une ligne si développée et pour se relier solidement au 1er corps , qui occupait , perpendiculairement à lui , le vallon de la
718: * Givonne , du bois de la * Garenne à * Daigny .
719: - hein ?
720: Est -ce grand , est -ce grand !
721: Et * Maurice , se retournant , faisait de la main le tour de l' horizon .
722: Du plateau de l' * Algérie , tout le champ de bataille se déroulait , immense , vers le sud et vers l' ouest :
723: d' abord ,
724: * Sedan , dont on voyait la citadelle , dominant les toits ;
725: puis ,
726: * Balan et * Bazeilles , dans une fumée trouble qui persistait ;
727: puis , au fond , les coteaux de la rive gauche , le * Liry , la * Marfée , la * Croix- * Piau .
728: Mais c' était surtout vers l' ouest , vers * Donchery , que s' étendait la vue .
729: La boucle de la * Meuse enserrait la presqu'île d' * Iges d' un ruban pâle ;
730: et , là , on se rendait parfaitement compte de l' étroite route de * Saint- * Albert , qui filait entre la berge et un coteau escarpé , couronné plus loin par le petit bois du * Seugnon , une queue des bois de la * Falizette .
731: En haut de la côte , au carrefour de la maison-rouge , débouchait la route de * Vrignes- * Aux- * Bois et de * Donchery .
732: - vois -tu , par là , nous pourrions nous replier sur * Mézières .
733: Mais , à cette minute même , un premier coup de canon partit de * Saint- * Menges .
734: Dans les fonds , traînaient encore des lambeaux de brouillard , et rien n' apparaissait , qu' une masse confuse , en marche dans le défilé de * Saint- * Albert .
735: - ah !
736: Les voici , reprit * Maurice qui baissa instinctivement la voix , sans nommer les prussiens .
737: Nous sommes coupés , c' est fichu !
738: Il n' était pas huit heures .
739: Le canon , qui redoublait du côté de * Bazeilles , se faisait aussi entendre à l' est , dans le vallon de la * Givonne , qu' on ne pouvait voir :
740: c' était le moment où l' armée du prince royal de * Saxe , au sortir du bois * Chevalier , abordait le 1er corps , en avant de * Daigny .
741: Et , maintenant que le xie corps prussien , en marche vers * Floing , ouvrait le feu sur les troupes du général * Douay , la bataille se trouvait engagée de toutes parts , du sud au nord , sur cet immense périmètre de plusieurs lieues .
742: * Maurice venait d' avoir conscience de l' irréparable faute qu' on avait commise , en ne se retirant pas sur * Mézières , pendant la nuit .
743: Mais , pour lui , les conséquences restaient confuses .
744: Seul , un sourd instinct du danger lui faisait regarder avec inquiétude les hauteurs voisines , qui dominaient le plateau de l' * Algérie .
745: Si l' on n' avait pas eu le temps de battre en retraite , pourquoi ne s' était -on pas décidé à occuper ces hauteurs , en s' adossant contre la frontière , quitte à passer en * Belgique , dans le cas où l' on serait culbuté ?
746: Deux points surtout semblaient menaçants , le mamelon du * Hattoy , au-dessus de * Floing , à gauche , et le calvaire d' * Illy , une croix de pierre entre deux tilleuls , à droite .
747: La veille , le général * Douay avait fait occuper le * Hattoy par un régiment , qui , dès le petit jour , s' était replié , trop en l' air .
748: Quant au calvaire d' * Illy , il devait être défendu par l' aile gauche du 1er corps .
749: Les terres s' étendaient entre
750: * Sedan et la forêt des * Ardennes , vastes et nues , profondément vallonnées ;
751: et la clef de la position était visiblement là , au pied de cette croix et de ces deux tilleuls , d' où l' on balayait toute la contrée environnante .
752: Trois autres coups de canon retentirent .
753: Puis , ce fut toute une salve .
754: Cette fois , on avait vu une fumée monter d' un petit coteau , à gauche de * Saint- * Menges .
755: - allons , dit * Jean , c' est notre tour .
756: Pourtant , rien n' arrivait .
757: Les hommes , toujours immobiles , l' arme au pied , n' avaient d' autre amusement que de regarder la belle ordonnance de la deuxième division , rangée devant * Floing , et dont la gauche , placée en potence , était tournée vers la
758: * Meuse , pour parer à une attaque de ce côté .
759: Vers l' est , se déployait la troisième division , jusqu'au bois de la * Garenne , en dessous d' * Illy , tandis que la première , très entamée à * Beaumont , se trouvait en seconde ligne .
760: Pendant la nuit , le génie avait travaillé à des ouvrages de défense .
761: Même , sous le feu commençant des prussiens , on creusait encore des tranchées-abris , on élevait des épaulements .
762: Mais une fusillade éclata , dans le bas de * Floing , tout de suite éteinte du reste , et la compagnie du capitaine * Beaudoin reçut l' ordre de se reporter de trois cents mètres en arrière .
763: On arrivait dans un vaste carré de choux , lorsque le capitaine cria , de sa voix brève :
764: - tous les hommes par terre !
765: Il fallut se coucher .
766: Les choux étaient trempés d' une abondante rosée , leurs épaisses feuilles d' or vert retenaient des gouttes , d' une pureté et d' un éclat de gros brillants .
767: - la hausse à quatre cents mètres , cria de nouveau le capitaine .
768: Alors ,
769: * Maurice appuya le canon de son chassepot sur un chou qu' il avait devant lui .
770: Mais on ne voyait plus rien , ainsi au ras du sol :
771: des terrains s' étendaient , confus , coupés de verdures .
772: Et il poussa le coude de * Jean , allongé à sa droite , en demandant ce qu' on fichait là .
773: * Jean , expérimenté , lui montra , sur un tertre voisin , une batterie qu' on était en train d' établir .
774: évidemment , on les avait postés à cette place pour soutenir cette batterie .
775: Pris de curiosité ,
776: * Maurice se releva , désireux de savoir si * Honoré n' en était pas , avec sa pièce ;
777: mais l' artillerie de réserve se trouvait en arrière , à l' abri d' un bouquet d' arbres .
778: - nom de dieu !
779: Hurla * Rochas , voulez -vous bien vous coucher !
780: Et * Maurice n' était pas allongé de nouveau , qu' un obus passa en sifflant .
781: à partir de ce moment , ils ne cessèrent plus .
782: Le tir ne se régla qu' avec lenteur , les premiers allèrent tomber bien au delà de la batterie , qui , elle aussi , commençait à tirer .
783: En outre , beaucoup de projectiles n' éclataient pas , amortis dans la terre molle ;
784: et ce furent d' abord des plaisanteries sans fin sur la maladresse de ces sacrés mangeurs de choucroute .
785: - ah bien !
786: Dit * Loubet , il est raté , leur feu d' artifice !
787: -pour sûr qu' ils ont pissé dessus !
788: Ajouta
789: * Chouteau , en ricanant .
790: Le lieutenant * Rochas lui-même s' en mêla .
791: - quand je vous disais que ces jean-foutre ne sont pas même capables de pointer un canon !
792: Mais un obus éclata à dix mètres , couvrant la compagnie de terre .
793: Et , bien que * Loubet fît la blague de crier aux camarades de prendre leurs brosses dans les sacs ,
794: * Chouteau pâlissant se tut .
795: Il n' avait jamais vu le feu , ni * Pache , ni
796: * Lapoulle non plus d' ailleurs , personne de l' escouade , excepté * Jean .
797: Les paupières battaient sur les yeux un peu troubles , les voix se faisaient grêles , comme étranglées au passage .
798: Assez maître de lui ,
799: * Maurice s' efforçait de s' étudier :
800: il n' avait pas encore peur , car il ne se croyait pas en danger ;
801: et il n' éprouvait , à l' épigastre , qu' une sensation de malaise , tandis que sa tête se vidait , incapable de lier deux idées l' une à l' autre .
802: Cependant , son espoir grandissait plutôt , ainsi qu' une ivresse , depuis qu' il s' était émerveillé du bel ordre des troupes .
803: Il en était à ne plus douter de la victoire , si l' on pouvait aborder l' ennemi à la baïonnette .
804: - tiens !
805: Murmura -t-il , c' est plein de mouches .
806: à trois reprises déjà , il avait entendu comme un vol d' abeilles .
807: - mais non , dit * Jean , en riant , ce sont des balles .
808: D' autres légers bourdonnements d' ailes passèrent .
809: Toute l' escouade tournait la tête , s' intéressait .
810: C' était irrésistible , les hommes renversaient le cou , ne pouvaient rester en place .
811: - écoute , recommanda * Loubet à * Lapoulle , en s' amusant de sa simplicité , quand tu vois arriver une balle , tu n' as qu' à mettre , comme ça , un doigt devant ton nez :
812: ça coupe l' air , la balle passe à droite ou à gauche .
813: - mais je ne les vois pas , dit * Lapoulle .
814: Un rire formidable éclata autour de lui .
815: - oh !
816: Le malin , il ne les voit pas ! ...
817: ouvre donc tes quinquets , imbécile ! ...
818: tiens !
819: En voici une , tiens !
820: En voici une autre ...
821: tu ne l' as pas vue , celle -là ?
822: Elle était verte .
823: Et * Lapoulle écarquillait les yeux , mettait un doigt devant son nez , pendant que * Pache , tâtant le scapulaire qu' il portait , l' aurait voulu étendre , pour s' en faire une cuirasse sur toute la poitrine .
824: * Rochas , qui était resté debout , s' écria , de sa voix goguenarde :
825: - mes enfants , les obus , on ne vous défend pas de les saluer .
826: Quant aux balles , c' est inutile , il y en a trop !
827: à ce moment , un éclat d' obus vint fracasser la tête d' un soldat , au premier rang .
828: Il n' y eut pas même de cri :
829: un jet de sang et de cervelle , et ce fut tout .
830: - pauvre bougre !
831: Dit simplement le sergent * Sapin , très calme et très pâle .
832: à un autre !
833: Mais on ne s' entendait plus ,
834: * Maurice souffrait surtout de l' effroyable vacarme .
835: La batterie voisine tirait sans relâche , d' un grondement continu dont la terre tremblait ;
836: et les mitrailleuses , plus encore , déchiraient l' air , intolérables .
837: Est -ce qu' on allait rester ainsi longtemps , couchés au milieu des choux ?
838: On ne voyait toujours rien , on ne savait rien .
839: Impossible d' avoir la moindre idée de la bataille :
840: était -ce même une vraie , une grande bataille ?
841: Au-dessus de la ligne rase des champs ,
842: * Maurice ne reconnaissait que le sommet arrondi et boisé du * Hattoy , très loin , désert encore .
843: D' ailleurs , à l' horizon , pas un prussien ne se montrait .
844: Seules , des fumées s' élevaient , flottaient un instant dans le soleil .
845: Et , comme il tournait la tête , il fut très surpris d' apercevoir , au fond d' un vallon écarté , protégé par des pentes rudes , un paysan qui labourait sans hâte , poussant sa charrue attelée d' un grand cheval blanc .
846: Pourquoi perdre un jour ?
847: Ce n' était pas parce qu' on se battait , que le blé cesserait de croître et le monde de vivre .
848: Dévoré d' impatience ,
849: * Maurice se mit debout .
850: Dans un regard , il revit les batteries de * Saint- * Menges qui les canonnaient , couronnées de vapeurs fauves , et il revit surtout , venant de * Saint- * Albert , le chemin noir de prussiens , un pullulement indistinct de horde envahissante .
851: Déjà ,
852: * Jean le saisissait aux jambes , le ramenait violemment par terre .
853: - es -tu fou ?
854: Tu vas y rester !
855: Et , de son côté ,
856: * Rochas jurait .
857: - voulez -vous bien vous coucher !
858: Qui est -ce qui m' a fichu des gaillards qui se font tuer , quand ils n' en ont pas l' ordre !
859: -mon lieutenant , dit * Maurice , vous n' êtes pas couché , vous !
860: -ah !
861: Moi , c' est différent , il faut que je sache .
862: Le capitaine * Beaudoin , lui aussi , était bravement debout .
863: Mais il ne desserrait pas les lèvres , sans lien avec ses hommes , et il semblait ne pouvoir tenir en place , piétinant d' un bout du champ à l' autre .
864: Toujours l' attente , rien n' arrivait .
865: * Maurice étouffait sous le poids de son sac , qui lui écrasait le dos et la poitrine , dans cette position couchée , si pénible à la longue .
866: On avait bien recommandé aux hommes de ne jeter leur sac qu' à la dernière extrémité .
867: - dis donc , est -ce que nous allons passer la journée comme ça ?
868: Finit -il par demander à * Jean .
869: - possible ...
870: à * Solférino , c' était dans un champ de carottes , nous y sommes restés cinq heures , le nez par terre .
871: Puis , il ajouta , en garçon pratique :
872: - pourquoi te plains -tu ?
873: On n' est pas mal ici .
874: Il sera toujours temps de s' exposer davantage .
875: Va , chacun son tour .
876: Si l' on se faisait tous tuer au commencement , il n' y en aurait plus pour la fin .
877: - ah !
878: Interrompit brusquement * Maurice , vois donc cette fumée , sur le * Hattoy ...
879: ils ont pris le
880: * Hattoy , nous allons la danser belle !
881: Et , pendant un instant , sa curiosité anxieuse , où entrait le frisson de sa peur première , eut un aliment .
882: Il ne quittait plus du regard le sommet arrondi du mamelon , la seule bosse de terrain qu' il aperçût , dominant la ligne fuyante des vastes champs , au ras de son oeil .
883: Le * Hattoy était beaucoup trop éloigné , pour qu' il y distinguât les servants des batteries que les prussiens venaient d' y établir ;
884: et il ne voyait en effet que les fumées , à chaque décharge , au-dessus d' un taillis , qui devait cacher les pièces .
885: C' était , comme il en avait eu le sentiment , une chose grave , que la prise par l' ennemi de cette position , dont le général * Douay avait dû abandonner la défense .
886: Elle commandait les plateaux environnants .
887: Tout de suite , les batteries , qui ouvraient leur feu sur la deuxième division du 7e corps , la décimèrent .
888: Maintenant , le tir se réglait , la batterie française , près de laquelle était couchée la compagnie * Beaudoin , eut coup sur coup deux servants tués .
889: Un éclat vint même blesser un homme de cette compagnie , un fourrier dont le talon gauche fut emporté et qui se mit à pousser des hurlements de douleur , dans une sorte de folie subite .
890: - tais -toi donc , animal !
891: Répétait * Rochas .
892: Est -ce qu' il y a du bon sens à gueuler ainsi , pour un bobo au pied !
893: L' homme , soudainement calmé , se tut , tomba à une immobilité stupide , son pied dans sa main .
894: Et le formidable duel d' artillerie continua , s' aggrava , par-dessus la tête des régiments couchés , dans la campagne ardente et morne , où pas une âme n' apparaissait , sous le brûlant soleil .
895: Il n' y avait que ce tonnerre , que cet ouragan de destruction , roulant au travers de cette solitude .
896: Les heures allaient s' écouler , cela ne cesserait point .
897: Mais déjà la supériorité de l' artillerie allemande s' indiquait , les obus à percussion éclataient presque tous , à des distances énormes ;
898: tandis que les obus français , à fusée , d' un vol beaucoup plus court , s' enflammaient le plus souvent en l' air , avant d' être arrivés au but .
899: Et aucune autre ressource que de se faire tout petit , dans le sillon où l' on se terrait !
900: Pas même le soulagement , la griserie de s' étourdir en lâchant des coups de fusil ;
901: car tirer sur qui ?
902: Puisqu' on ne voyait toujours personne , à l' horizon vide !
903: -allons -nous tirer à la fin !
904: Répétait * Maurice hors de lui .
905: Je donnerais cent sous pour en voir un .
906: C' est exaspérant d' être mitraillé ainsi , sans pouvoir répondre .
907: - attends , ça viendra peut-être , répondait * Jean , paisible .
908: Mais un galop , à leur gauche , leur fit tourner la tête .
909: Ils reconnurent le général * Douay , suivi de son état-major , accouru pour se rendre compte de la solidité de ses troupes , sous le feu terrible du
910: * Hattoy .
911: Il sembla satisfait , il donnait quelques ordres , lorsque , débouchant d' un chemin creux , le général * Bourgain- * Desfeuilles parut à son tour .
912: Ce dernier , tout soldat de cour qu' il était , trottait insouciamment au milieu des projectiles , entêté dans sa routine d' * Afrique , n' ayant profité d' aucune leçon .
913: Il criait et gesticulait comme
914: * Rochas .
915: -je les attends , je les attends tout à l' heure , au corps à corps !
916: Puis , apercevant le général * Douay , il s' approcha .
917: - mon général , est -ce vrai , cette blessure du maréchal ?
918: -oui , malheureusement ...
919: j' ai reçu tout à l' heure un billet du général * Ducrot , où il m' annonçait que le maréchal l' avait désigné pour prendre le commandement de l' armée .
920: - ah !
921: C' est le général * Ducrot ! ...
922: et quels sont les ordres ?
923: Le général eut un geste désespéré .
924: Depuis la veille , il sentait l' armée perdue , il avait vainement insisté pour qu' on occupât les positions de * Saint- * Menges et d' * Illy , afin d' assurer la retraite sur * Mézières .
925: - * Ducrot reprend notre plan , toutes les troupes vont se concentrer sur le plateau d' * Illy .
926: Et il répéta son geste , comme pour dire qu' il était trop tard .
927: Le bruit du canon emportait ses paroles , mais le sens en était arrivé très net aux oreilles de * Maurice , qui en restait effaré .
928: Eh quoi !
929: Le maréchal * De * Mac- * Mahon blessé , le général
930: * Ducrot commandant à sa place , toute l' armée en retraite au nord de * Sedan !
931: Et ces faits si graves , ignorés des pauvres diables de soldats en train de se faire tuer !
932: Et cette partie effroyable , livrée ainsi au hasard d' un accident , au caprice d' une direction nouvelle !
933: Il sentit la confusion , le désarroi final où tombait l' armée , sans chef , sans plan , tiraillée en tous sens ;
934: pendant que les allemands allaient droit à leur but , avec leur rectitude , d' une précision de machine .
935: Déjà , le général * Bourgain- * Desfeuilles s' éloignait , lorsque le général * Douay , qui venait de recevoir un nouveau message , apporté par un hussard couvert de poussière , le rappela violemment .
936: - général !
937: Général !
938: Sa voix était si haute , si tonnante de surprise et d' émotion , qu' elle dominait le bruit de l' artillerie .
939: - général !
940: Ce n' est plus * Ducrot qui commande , c' est * Wimpffen ! ...
941: oui , il est arrivé hier , en plein dans la déroute de * Beaumont , pour remplacer
942: * De * Failly à la tête du 5e corps ...
943: et il m' écrit qu' il avait une lettre de service du ministre de la guerre , le mettant à la tête de l' armée , dans le cas où le commandement viendrait à être libre ...
944: et l' on ne se replie plus , les ordres sont de regagner et de défendre nos positions premières .
945: Les yeux arrondis , le général * Bourgain- * Desfeuilles écoutait .
946: - nom de dieu !
947: Dit -il enfin , faudrait savoir ...
948: moi , je m' en fous d' ailleurs !
949: Et il galopa , réellement insoucieux au fond , n' ayant vu dans la guerre qu' un moyen rapide de passer général de division , gardant la seule hâte que cette bête de campagne s' achevât au plus tôt , depuis qu' elle apportait si peu de contentement à tout le monde .
950: Alors , parmi les soldats de la compagnie * Beaudoin , ce fut une risée .
951: * Maurice ne disait rien , mais il était de l' avis de * Chouteau et de * Loubet , qui blaguaient , débordants de mépris .
952: à hue , à dia !
953: Va comme je te pousse !
954: En v'là des chefs qui s' entendaient et qui ne tiraient pas la couverture à eux !
955: Est -ce que le mieux n' était pas d' aller se coucher , quand on avait des chefs pareils ?
956: Trois commandants en deux heures , trois gaillards qui ne savaient pas même au juste ce qu' il y avait à faire et qui donnaient des ordres différents !
957: Non , vrai , c' était à ficher en colère et à démoraliser le bon
958: * Dieu en personne !
959: Et les accusations fatales de trahison revenaient ,
960: * Ducrot et * Wimpffen voulaient gagner les trois millions de * Bismarck , comme
961: * Mac- * Mahon .
962: Le général * Douay était resté , en avant de son état-major , seul et les regards au loin , sur les positions prussiennes , dans une rêverie d' une infinie tristesse .
963: Longtemps , il examina le
964: * Hattoy , dont les obus tombaient à ses pieds .
965: Puis , après s' être tourné vers le plateau d' * Illy , il appela un officier , pour porter un ordre , là-bas , à la brigade du 5e corps , qu' il avait demandée la veille au général * De * Wimpffen , et qui le reliait à la gauche du général * Ducrot .
966: Et on l' entendit encore dire nettement :
967: - si les prussiens s' emparaient du calvaire , nous ne pourrions rester une heure ici , nous serions rejetés dans * Sedan .
968: Il partit , disparut avec son escorte , au coude du chemin creux , et le feu redoubla .
969: On l' avait aperçu sans doute .
970: Les obus , qui , jusque -là , n' étaient arrivés que de face , se mirent à pleuvoir par le travers , venant de la gauche .
971: C' étaient les batteries de * Frénois , et une autre batterie , installée dans la presqu'île d' * Iges , qui croisaient leurs salves avec celles du * Hattoy .
972: Tout le plateau de l' * Algérie en était balayé .
973: Dès lors , la position de la compagnie devint terrible .
974: Les hommes , occupés à surveiller ce qui se passait en face d' eux , eurent cette autre inquiétude dans leur dos , ne sachant à quelle menace échapper .
975: Coup sur coup , trois hommes furent tués , deux blessés hurlèrent .
976: Et ce fut ainsi que le sergent * Sapin reçut la mort , qu' il attendait .
977: Il s' était tourné , il vit venir l' obus , lorsqu' il ne pouvait plus l' éviter .
978: - ah !
979: Voilà !
980: Dit -il simplement .
981: Sa petite figure , aux grands beaux yeux , n' était que profondément triste , sans terreur .
982: Il eut le ventre ouvert .
983: Et il se lamenta .
984: - oh !
985: Ne me laissez pas , emportez -moi à l' ambulance , je vous en supplie ...
986: emportez -moi .
987: * Rochas voulut le faire taire .
988: Brutalement , il allait lui dire qu' avec une blessure pareille , on ne dérangeait pas inutilement deux camarades .
989: Puis , apitoyé :
990: - mon pauvre garçon , attendez un peu que des brancardiers viennent vous prendre .
991: Mais le misérable continuait , pleurait maintenant , éperdu du bonheur rêvé qui s' en allait avec son sang .
992: - emportez -moi , emportez -moi ...
993: et le capitaine * Beaudoin , dont cette plainte exaspérait sans doute les nerfs en révolte , demanda deux hommes de bonne volonté , pour le porter à un petit bois voisin , où il devait y avoir une ambulance volante .
994: D' un bond , prévenant les autres ,
995: * Chouteau et * Loubet s' étaient levés , avaient saisi le sergent , l' un par les épaules , l' autre par les pieds ;
996: et ils l' emportèrent , au grand trot .
997: Mais , en chemin , ils le sentirent qui se raidissait , qui expirait , dans une secousse dernière .
998: - dis donc , il est mort , déclara * Loubet .
999: Lâchons -le .
1000: * Chouteau , furieusement , s' obstinait .
1001: - veux -tu bien courir , feignant !
1002: Plus souvent que je le lâche ici , pour qu' on nous rappelle !
1003: Ils continuèrent leur course avec le cadavre , jusqu'au petit bois , le jetèrent au pied d' un arbre , s' éloignèrent .
1004: On ne les revit que le soir .
1005: Le feu redoublait , la batterie voisine venait d' être renforcée de deux pièces ;
1006: et , dans ce fracas croissant , la peur , la peur folle s' empara de * Maurice .
1007: Il n' avait pas eu d' abord cette sueur froide , cette défaillance douloureuse au creux de l' estomac , cet irrésistible besoin de se lever , de s' en aller au galop , hurlant .
1008: Sans doute , maintenant , n' y avait -il là qu' un effet de la réflexion , ainsi qu' il arrive chez les natures affinées et nerveuses .
1009: Mais * Jean , qui le surveillait , le saisit de sa forte main , le garda rudement près de lui , en lisant cette crise lâche , dans le vacillement trouble de ses yeux .
1010: Il l' injuriait tout bas , paternellement , tâchait de lui faire honte , en paroles violentes , car il savait que c' est à coups de pied qu' on rend le courage aux hommes .
1011: D' autres aussi grelottaient ,
1012: * Pache qui avait des larmes plein les yeux , qui se lamentait d' une plainte involontaire et douce , d' un cri de petit enfant , qu' il ne pouvait retenir .
1013: Et il arriva à * Lapoulle un accident , un tel bouleversement d' entrailles , qu' il se déculotta , sans avoir le temps de gagner la haie voisine .
1014: On le hua , on jeta des poignées de terre à sa nudité , étalée ainsi aux balles et aux obus .
1015: Beaucoup étaient pris de la sorte , se soulageaient , au milieu d' énormes plaisanteries , qui rendaient du courage à tous .
1016: - bougre de lâche , répétait * Jean à * Maurice , tu ne vas pas être malade comme eux ...
1017: je te fous ma main sur la figure , moi !
1018: Si tu ne te conduis pas bien .
1019: Il le réchauffait par ces bourrades , lorsque , brusquement , à quatre cents mètres devant eux , ils aperçurent une dizaine d' hommes , vêtus d' uniformes sombres , sortant d' un petit bois .
1020: C' étaient enfin des prussiens , dont ils reconnaissaient les casques à pointe , les premiers prussiens qu' ils voyaient depuis le commencement de la campagne , à portée de leurs fusils .
1021: D' autres escouades suivirent la première ;
1022: et , devant elles , on distinguait les petites fumées de poussière , que les obus soulevaient du sol .
1023: Tout cela était fin et précis , les prussiens avaient une netteté délicate , pareils à de petits soldats de plomb , rangés en bon ordre .
1024: Puis , comme les obus pleuvaient plus fort , ils reculèrent , ils disparurent de nouveau derrière les arbres .
1025: Mais la compagnie * Beaudoin les avait vus , et elle les voyait toujours là .
1026: Les chassepots étaient partis d' eux-mêmes .
1027: * Maurice , le premier , déchargea le sien .
1028: * Jean , * Pache ,
1029: * Lapoulle , tous les autres l' imitèrent .
1030: Il n' y avait pas eu d' ordre , le capitaine voulut arrêter le feu ;
1031: et il ne céda que sur un grand geste de * Rochas , disant la nécessité de ce soulagement .
1032: Enfin , on tirait donc , on employait donc ces cartouches qu' on promenait depuis plus d' un mois , sans en brûler une seule !
1033: * Maurice surtout en était ragaillardi , occupant sa peur , s' étourdissant des détonations .
1034: La lisière du bois restait morne , pas une feuille ne bougeait , pas un prussien n' avait reparu ;
1035: et l' on tirait toujours sur les arbres immobiles .
1036: Puis , ayant levé la tête ,
1037: * Maurice fut surpris d' apercevoir à quelques pas le colonel * De * Vineuil , sur son grand cheval , l' homme et la bête impassibles , comme s' ils étaient de pierre .
1038: Face à l' ennemi , le colonel attendait sous les balles .
1039: Tout le 106e devait s' être replié là , d' autres compagnies étaient terrées dans les champs voisins , la fusillade gagnait de proche en proche .
1040: Et le jeune homme vit aussi , un peu en arrière , le drapeau , au bras solide du sous-lieutenant qui le portait .
1041: Mais ce n' était plus le fantôme de drapeau , noyé dans le brouillard du matin .
1042: Sous le soleil ardent , l' aigle dorée rayonnait , la soie des trois couleurs éclatait en notes vives , malgré l' usure glorieuse des batailles .
1043: En plein ciel bleu , au vent de la canonnade , il flottait comme un drapeau de victoire .
1044: Pourquoi ne vaincrait -on pas , maintenant qu' on se battait ?
1045: Et * Maurice , et tous les autres , s' enrageaient , brûlaient leur poudre , à fusiller le bois lointain , où tombait une pluie lente et silencieuse de petites branches .
1046: chapitre III :
1047: * Henriette ne put dormir de la nuit .
1048: La pensée de savoir son mari à * Bazeilles , si près des lignes allemandes , la tourmentait .
1049: Vainement , elle se répétait sa promesse de revenir au premier danger ;
1050: et , à chaque instant , elle tendait l' oreille , croyant l' entendre .
1051: Vers dix heures , au moment de se mettre au lit , elle ouvrit la fenêtre , s' accouda , s' oublia .
1052: La nuit était très sombre , à peine distinguait -elle , en bas , le pavé de la rue des * Voyards , un étroit couloir obscur , étranglé entre les vieilles maisons .
1053: Au loin , du côté du collège , il n' y avait que l' étoile fumeuse d' un réverbère .
1054: Et il montait de là un souffle salpêtré de cave , le miaulement d' un chat en colère , des pas lourds de soldat égaré .
1055: Puis , dans * Sedan entier , derrière elle , c' étaient des bruits inaccoutumés , des galops brusques , des grondements continus , qui passaient comme des frissons de mort .
1056: Elle écoutait , son coeur battait à grands coups , et elle ne reconnaissait toujours point le pas de son mari , au détour de la rue .
1057: Des heures s' écoulèrent , elle s' inquiétait maintenant des lointaines lueurs aperçues dans la campagne , par-dessus les remparts .
1058: Il faisait si sombre , qu' elle tâchait de reconstituer les lieux .
1059: En bas , cette grande nappe pâle , c' étaient bien les prairies inondées .
1060: Alors , quel était donc ce feu , qu' elle avait vu briller et s' éteindre , là-haut , sans doute sur la * Marfée ?
1061: Et , de toutes parts , il en flambait d' autres , à * Pont- * Maugis , à * Noyers , à * Frénois , des feux mystérieux qui vacillaient comme au-dessus d' une multitude innombrable , pullulant dans l' ombre .
1062: Puis , davantage encore , des rumeurs extraordinaires la faisaient tressaillir , le piétinement d' un peuple en marche , des souffles de bêtes , des chocs d' armes , toute une chevauchée au fond de ces ténèbres d' enfer .
1063: Brusquement , éclata un coup de canon , un seul , formidable , effrayant dans l' absolu silence qui suivit .
1064: Elle en eut le sang glacé .
1065: Qu' était -ce donc ?
1066: Un signal sans doute , la réussite de quelque mouvement , l' annonce qu' ils étaient prêts , là-bas , et que le soleil pouvait paraître .
1067: Vers deux heures , tout habillée ,
1068: * Henriette vint se jeter sur son lit , en négligeant même de fermer la fenêtre .
1069: La fatigue , l' anxiété l' écrasaient .
1070: Qu' avait -elle , à grelotter ainsi de fièvre , elle si calme d' habitude , marchant d' un pas si léger , qu' on ne l' entendait pas vivre ?
1071: Et elle sommeilla péniblement , engourdie , avec la sensation persistante du malheur qui pesait dans le ciel noir .
1072: Tout d' un coup , au fond de son mauvais sommeil , le canon recommença , des détonations sourdes , lointaines ;
1073: et il ne cessait plus , régulier , entêté .
1074: Frissonnante , elle se mit sur son séant .
1075: Où était -elle donc ?
1076: Elle ne reconnaissait plus , elle ne voyait plus la chambre , qu' une épaisse fumée semblait emplir .
1077: Puis , elle comprit :
1078: des brouillards , qui s' étaient levés du fleuve voisin , avaient dû envahir la pièce .
1079: Dehors , le canon redoublait .
1080: Elle sauta du lit , elle courut à la fenêtre , pour écouter .
1081: Quatre heures sonnaient à un clocher de * Sedan .
1082: Le petit jour pointait , louche et sale dans la brume roussâtre .
1083: Impossible de rien voir , elle ne distinguait même plus les bâtiments du collège , à quelques mètres .
1084: Où tirait -on , mon * Dieu ?
1085: Sa première pensée fut pour son frère * Maurice , car les coups étaient si assourdis , qu' ils lui semblaient venir du nord , par-dessus la ville .
1086: Puis , elle n' en put douter , on tirait là , devant elle , et elle trembla pour son mari .
1087: C' était à * Bazeilles , certainement .
1088: Pourtant , elle se rassura pendant quelques minutes , les détonations lui paraissaient être , par moments , à sa droite .
1089: On se battait peut-être à * Donchery , dont elle savait qu' on n' avait pu faire sauter le pont .
1090: Et ensuite la plus cruelle indécision s' empara d' elle :
1091: était -ce à * Donchery , était -ce à
1092: * Bazeilles ?
1093: Il devenait impossible de s' en rendre compte , dans le bourdonnement qui lui emplissait la tête .
1094: Bientôt , son tourment fut tel , qu' elle se sentit incapable de rester là davantage , à attendre .
1095: Elle frémissait d' un besoin immédiat de savoir , elle jeta un châle sur ses épaules et sortit , allant aux nouvelles .
1096: En bas , dans la rue des * Voyards ,
1097: * Henriette eut une courte hésitation , tellement la ville lui sembla noire encore , sous le brouillard opaque qui la noyait .
1098: Le petit jour n' était point descendu jusqu'au pavé humide , entre les vieilles façades enfumées .
1099: Rue au beurre , au fond d' un cabaret borgne , où clignotait une chandelle , elle n' aperçut que deux turcos ivres , avec une fille .
1100: Il lui fallut tourner dans la rue * Maqua , pour trouver quelque animation :
1101: des soldats furtifs dont les ombres filaient le long des trottoirs , des lâches peut-être , en quête d' un abri ;
1102: un grand cuirassier perdu , lancé à la recherche de son capitaine , frappant furieusement aux portes ;
1103: tout un flot de bourgeois qui suaient la peur de s' être attardés et qui se décidaient à s' empiler dans une carriole , pour voir s' il ne serait pas temps encore de gagner * Bouillon , en * Belgique , où la moitié de * Sedan émigrait depuis deux jours .
1104: Instinctivement , elle se dirigeait vers la sous-préfecture , certaine d' y être renseignée ;
1105: et l' idée lui vint de couper par les ruelles , désireuse d' éviter toute rencontre .
1106: Mais , rue du four et rue des laboureurs , elle ne put passer :
1107: des canons s' y trouvaient , une file sans fin de pièces , de caissons , de prolonges , qu' on avait dû parquer dès la veille dans ce recoin , et qui semblait y avoir été oubliée .
1108: Pas un homme même ne les gardait .
1109: Cela lui fit froid au coeur , toute cette artillerie inutile et morne , dormant d' un sommeil d' abandon au fond de ces ruelles désertes .
1110: Alors , elle dut revenir , par la place du collège , vers la grande-rue , où , devant l' hôtel de l' * Europe , des ordonnances tenaient en main des chevaux , en attendant des officiers supérieurs , dont les voix hautes s' élevaient dans la salle à manger , violemment éclairée .
1111: Place du rivage et place * Turenne , il y avait plus de monde encore , des groupes d' habitants inquiets , des femmes , des enfants mêlés à de la troupe débandée , effarée ;
1112: et , là , elle vit un général sortir en jurant de l' hôtel de la croix d' or , puis galoper rageusement , au risque de tout écraser .
1113: Un instant , elle parut vouloir entrer à l' hôtel de ville ;
1114: enfin , elle prit la rue du pont-de- * Meuse , pour pousser jusqu'à la sous-préfecture .
1115: Et jamais * Sedan ne lui avait fait cette impression de ville tragique , ainsi vu , sous le petit jour sale , noyé de brouillard .
1116: Les maisons semblaient mortes ;
1117: beaucoup , depuis deux jours , se trouvaient abandonnées et vides ;
1118: les autres restaient hermétiquement closes , dans l' insomnie peureuse qu' on y sentait .
1119: C' était tout un matin grelottant , avec ces rues à demi désertes encore , seulement peuplées d' ombres anxieuses , traversées de brusques départs , au milieu du ramas louche qui traînait déjà de la veille .
1120: Le jour allait grandir et la ville s' encombrer , submergée sous le désastre .
1121: Il était cinq heures et demie , on entendait à peine le bruit du canon , assourdi entre les hautes façades noires .
1122: à la sous-préfecture ,
1123: * Henriette connaissait la fille de la concierge ,
1124: * Rose , une petite blonde , l' air délicat et joli , qui travaillait à la fabrique * Delaherche .
1125: Tout de suite , elle entra dans la loge .
1126: La mère n' était pas là , mais
1127: * Rose l' accueillit avec sa gentillesse .
1128: - oh !
1129: Ma chère dame , nous ne tenons plus debout .
1130: Maman vient d' aller se reposer un peu .
1131: Pensez donc !
1132: La nuit entière , il a fallu être sur pied , avec ces allées et venues continuelles .
1133: Et , sans attendre d' être questionnée , elle en disait , elle en disait , enfiévrée de tout ce qu' elle voyait d' extraordinaire depuis la veille .
1134: - le maréchal , lui , a bien dormi .
1135: Mais c' est ce pauvre empereur !
1136: Non , vous ne pouvez pas savoir ce qu' il souffre ! ...
1137: imaginez -vous qu' hier soir j' étais montée pour aider à donner du linge .
1138: Alors , voilà qu' en passant dans la pièce qui touche au cabinet de toilette , j' ai entendu des gémissements , oh !
1139: Des gémissements , comme si quelqu' un était en train de mourir .
1140: Et je suis restée tremblante , le coeur glacé , en comprenant que c' était l' empereur ...
1141: il paraît qu' il a une maladie affreuse qui le force à crier ainsi .
1142: Quand il y a du monde , il se retient ;
1143: mais , dès qu' il est seul , c' est plus fort que sa volonté , il crie , il se plaint , à vous faire dresser les cheveux sur la tête .
1144: - où se bat -on depuis ce matin , le savez -vous ?
1145: Demanda * Henriette , en tâchant de l' interrompre .
1146: * Rose , d' un geste , écarta la question ;
1147: et elle continua :
1148: - alors , vous comprenez , j' ai voulu savoir , je suis remontée quatre ou cinq fois cette nuit , j' ai collé mon oreille à la cloison ...
1149: il se plaignait toujours , il n' a pas cessé de se plaindre , sans pouvoir fermer l' oeil un instant , j' en suis bien sûre ...
1150: hein ?
1151: C' est terrible , de souffrir de la sorte , avec les tracas qu' il doit avoir dans la tête !
1152: Car il y a un gâchis , une bousculade !
1153: Ma parole , ils ont tous l' air d' être fous !
1154: Et toujours du monde nouveau qui arrive , et les portes qui battent , et des gens qui se fâchent , et d' autres qui pleurent , et un vrai pillage dans la maison en l' air , des officiers buvant aux bouteilles , couchant dans les lits avec leurs bottes ! ...
1155: tenez !
1156: C' est encore l' empereur qui est le plus gentil et qui tient le moins de place , dans le coin où il se cache pour crier .
1157: Puis , comme * Henriette répétait sa question :
1158: - où l' on se bat ?
1159: C' est à * Bazeilles qu' on se bat depuis ce matin ! ...
1160: un soldat à cheval est venu le dire au maréchal , qui tout de suite s' est rendu chez l' empereur , pour l' avertir ...
1161: voici dix minutes déjà que le maréchal est parti , et je crois bien que l' empereur va le rejoindre , car on l' habille , là-haut ...
1162: je viens de voir à l' instant qu' on le peignait et qu' on le bichonnait , avec toutes sortes d' histoires sur la figure .
1163: Mais * Henriette , sachant enfin ce qu' elle désirait , se sauva .
1164: - merci , * Rose .
1165: Je suis pressée .
1166: Et la jeune fille l' accompagna jusqu'à la rue , complaisante , lui jetant encore :
1167: - toute à votre service ,
1168: * Madame * Weiss .
1169: Je sais bien qu' avec vous , on peut tout dire .
1170: Vivement ,
1171: * Henriette retourna chez elle , rue des
1172: * Voyards .
1173: Elle était convaincue de trouver son mari rentré ;
1174: et même elle pensa qu' en ne la voyant pas au logis , il devait être très inquiet , ce qui lui fit encore hâter le pas .
1175: Comme elle approchait de la maison , elle leva la tête , croyant l' apercevoir là-haut , penché à la fenêtre , en train de guetter son retour .
1176: Mais la fenêtre , toujours grande ouverte , était vide .
1177: Et , lorsqu' elle fut montée , qu' elle eut donné un coup d' oeil dans les trois pièces , elle resta saisie , serrée au coeur , de n' y retrouver que le brouillard glacial , dans l' ébranlement continu du canon .
1178: Là-bas , on tirait toujours .
1179: Elle se remit un instant à la fenêtre .
1180: Maintenant , renseignée , bien que le mur des brumes matinales restât impénétrable , elle se rendait parfaitement compte de la lutte engagée à
1181: * Bazeilles , le craquement des mitrailleuses , les volées fracassantes des batteries françaises répondant aux volées lointaines des batteries allemandes .
1182: On aurait dit que les détonations se rapprochaient , la bataille s' aggravait de minute en minute .
1183: Pourquoi * Weiss ne revenait -il pas ?
1184: Il avait si formellement promis de rentrer , à la première attaque !
1185: Et l' inquiétude d' * Henriette croissait , elle s' imaginait des obstacles , la route coupée , les obus rendant déjà la retraite trop dangereuse .
1186: Peut-être même était -il arrivé un malheur .
1187: Elle en écartait la pensée , trouvant dans l' espoir un ferme soutien d' action .
1188: Puis , elle forma un instant le projet d' aller là-bas , de partir à la rencontre de son mari .
1189: Des incertitudes la retinrent :
1190: peut-être se croiseraient -ils ;
1191: et que deviendrait -elle , si elle le manquait ?
1192: Et quel serait son tourment , à lui , s' il rentrait sans la trouver ?
1193: Du reste , la témérité d' une visite à
1194: * Bazeilles en ce moment lui apparaissait naturelle , sans héroïsme déplacé , rentrant dans son rôle de femme active , faisant en silence ce que nécessitait la bonne tenue de son ménage .
1195: Où son mari était , elle devait être , simplement .
1196: Mais elle eut un brusque geste , elle dit tout haut , en quittant la fenêtre :
1197: - et * Monsieur * Delaherche ...
1198: je vais voir ...
1199: elle venait de songer que le fabricant de drap , lui aussi , avait couché à * Bazeilles , et que , s' il était rentré , elle aurait par lui des nouvelles .
1200: Promptement , elle redescendit .
1201: Au lieu de sortir par la rue des * Voyards , elle traversa l' étroite cour de la maison , elle prit le passage qui conduisait aux vastes bâtiments de la fabrique , dont la monumentale façade donnait sur la rue * Maqua .
1202: Comme elle débouchait dans l' ancien jardin central , pavé maintenant , n' ayant gardé qu' une pelouse entourée d' arbres superbes , des ormes géants du dernier siècle , elle fut d' abord étonnée d' apercevoir , devant la porte fermée d' une remise , un factionnaire qui montait la garde ;
1203: puis , elle se souvint , elle avait su la veille que le trésor du 7e corps était déposé là ;
1204: et cela lui fit un singulier effet , tout cet or , des millions à ce qu' on disait , caché dans cette remise , pendant qu' on se tuait déjà , à l' entour .
1205: Mais , au moment où elle prenait l' escalier de service pour monter à la chambre de * Gilberte , une autre surprise l' arrêta , une rencontre si imprévue , qu' elle en redescendit les trois marches déjà gravies , ne sachant plus si elle oserait aller frapper là-haut .
1206: Un soldat , un capitaine venait de passer devant elle , d' une légèreté d' apparition , aussitôt évanoui ;
1207: et elle avait eu pourtant le temps de le reconnaître , l' ayant vu à * Charleville , chez
1208: * Gilberte , lorsque celle -ci n' était encore que * Madame * Maginot .
1209: Elle fit quelques pas dans la cour , leva les yeux sur les deux hautes fenêtres de la chambre à coucher , dont les persiennes restaient closes .
1210: Puis , elle se décida , elle monta quand même .
1211: Au premier étage , elle comptait frapper à la porte du cabinet de toilette , en petite amie d' enfance , en intime qui venait parfois causer ainsi le matin .
1212: Mais cette porte , mal fermée dans une hâte de départ , était restée entr'ouverte .
1213: Elle n' eut qu' à la pousser , elle se trouva dans le cabinet , puis dans la chambre .
1214: C' était une chambre à très haut plafond , d' où tombaient d' amples rideaux de velours rouge , qui enveloppaient le grand lit tout entier .
1215: Et pas un bruit , le silence moite d' une nuit heureuse , rien qu' une respiration calme , à peine distincte , dans un vague parfum de lilas évaporé .
1216: - * Gilberte !
1217: Appela doucement * Henriette .
1218: La jeune femme s' était tout de suite rendormie ;
1219: et , sous le faible jour qui pénétrait entre les rideaux rouges des fenêtres , elle avait sa jolie tête ronde , roulée de l' oreiller , appuyée sur l' un de ses bras nus , au milieu de son admirable chevelure noire défaite .
1220: - * Gilberte !
1221: Elle s' agita , s' étira , sans ouvrir les paupières .
1222: - oui , adieu ...
1223: oh !
1224: Je vous en prie ...
1225: ensuite , soulevant la tête , reconnaissant
1226: * Henriette :
1227: - tiens !
1228: C' est toi ...
1229: quelle heure est -il donc ?
1230: Quand elle sut que six heures sonnaient , elle éprouva une gêne , plaisantant pour la cacher , disant que ce n' était pas une heure à venir réveiller les gens .
1231: Puis , à la première question sur son mari :
1232: - mais il n' est pas rentré , il ne rentrera que vers neuf heures , je pense ...
1233: pourquoi veux -tu qu' il rentre sitôt ?
1234: * Henriette , en la voyant souriante , dans son engourdissement de sommeil heureux , dut insister .
1235: - je te dis qu' on se bat à * Bazeilles depuis le petit jour , et comme je suis très inquiète de mon mari ...
1236: - oh !
1237: Ma chère , s' écria * Gilberte , tu as bien tort ...
1238: le mien est si prudent , qu' il serait depuis longtemps ici , s' il y avait le moindre danger ...
1239: tant que tu ne le verras pas , va !
1240: Tu peux être tranquille .
1241: Cette réflexion frappa beaucoup * Henriette .
1242: En effet ,
1243: * Delaherche n' était pas un homme à s' exposer inutilement .
1244: Elle en fut toute rassurée , elle alla tirer les rideaux , rabattre les persiennes ;
1245: et la chambre s' éclaira de la grande lumière rousse du ciel , où le soleil commençait à percer et à dorer le brouillard .
1246: Une des fenêtres était restée entr'ouverte , on entendait maintenant le canon , dans cette grande pièce tiède , si close et si étouffée tout à l' heure .
1247: * Gilberte , soulevée à demi , un coude dans l' oreiller , regardait le ciel , de ses jolis yeux clairs .
1248: - alors , on se bat , murmura -t-elle .
1249: Sa chemise avait glissé , une de ses épaules était nue , d' une chair rose et fine , sous les mèches éparses de la noire chevelure ;
1250: tandis qu' une odeur pénétrante , une odeur d' amour s' exhalait de son réveil .
1251: - on se bat si matin , mon dieu !
1252: Que c' est ridicule , de se battre !
1253: Mais les regards d' * Henriette venaient de tomber sur une paire de gants d' ordonnance , des gants d' homme oubliés sur un guéridon ;
1254: et elle n' avait pu retenir un mouvement .
1255: Alors ,
1256: * Gilberte rougit beaucoup , l' attira au bord du lit , d' un geste confus et câlin .
1257: Puis , se cachant la face contre son épaule :
1258: - oui , j' ai bien senti que tu savais , que tu l' avais vu ...
1259: chérie , il ne faut pas me juger sévèrement .
1260: C' est un ami ancien , je t' avais avoué ma faiblesse , à * Charleville , autrefois , tu te souviens ...
1261: elle baissa encore la voix , continua avec un attendrissement où il y avait comme un petit rire :
1262: - hier , il m' a tant suppliée , quand je l' ai revu ...
1263: songe donc , il se bat ce matin , on va le tuer peut-être ...
1264: est -ce que je pouvais refuser ?
1265: Et cela était héroïque et charmant , dans sa gaieté attendrie , ce dernier cadeau de plaisir , cette nuit heureuse donnée à la veille d' une bataille .
1266: C' était de cela dont elle souriait , malgré sa confusion , avec son étourderie d' oiseau .
1267: Jamais elle n' aurait eu le coeur de fermer sa porte , puisque toutes les circonstances facilitaient le rendez -vous .
1268: - est -ce que tu me condamnes ?
1269: * Henriette l' avait écoutée , très grave .
1270: Ces choses la surprenaient , car elle ne les comprenait pas .
1271: Sans doute , elle était autre .
1272: Depuis le matin , son coeur était avec son mari , avec son frère , là-bas , sous les balles .
1273: Comment pouvait -on dormir si paisible , s' égayer de cet air amoureux , quand les êtres aimés se trouvaient en péril ?
1274: -mais ton mari , ma chère , et ce garçon lui-même , est -ce que cela ne te retourne pas le coeur , de ne pas être avec eux ? ...
1275: tu ne songes donc pas qu' on peut te les rapporter d' une minute à l' autre , la tête cassée ?
1276: Vivement , de son adorable bras nu ,
1277: * Gilberte écarta l' affreuse image .
1278: - oh !
1279: Mon dieu !
1280: Qu' est -ce que tu me dis là ?
1281: Es -tu mauvaise , de me gâter ainsi la matinée ! ...
1282: non , non , je ne veux pas y songer , c' est trop triste !
1283: Et , malgré elle ,
1284: * Henriette sourit à son tour .
1285: Elle se rappelait leur enfance , lorsque le père de * Gilberte , le commandant * De * Vineuil , nommé directeur des douanes à * Charleville , à la suite de ses blessures , avait envoyé sa fille dans une ferme , près du * Chêne- * Populeux , inquiet de l' entendre tousser , hanté par la mort de sa femme , que la phtisie venait d' emporter toute jeune .
1286: La fillette n' avait que neuf ans , et déjà elle était d' une coquetterie turbulente , elle jouait la comédie , voulait toujours faire la reine , drapée dans tous les chiffons qu' elle trouvait , gardant le papier d' argent du chocolat pour s' en fabriquer des bracelets et des couronnes .
1287: Plus tard , elle était restée la même , lorsque , à vingt ans , elle avait épousé l' inspecteur des forêts * Maginot .
1288: * Mézières , resserré entre ses remparts , lui déplaisait , et elle continuait d' habiter
1289: * Charleville , dont elle aimait la vie large , égayée de fêtes .
1290: Son père n' était plus , elle jouissait d' une liberté entière , avec un mari commode , dont la nullité la laissait sans remords .
1291: La malignité provinciale lui avait alors prêté beaucoup d' amants , mais elle ne s' était réellement oubliée qu' avec le capitaine * Beaudoin , dans le flot d' uniformes où elle vivait , grâce aux anciennes relations de son père et à sa parenté avec le colonel * De * Vineuil .
1292: Elle était sans méchanceté perverse , adorant simplement le plaisir ;
1293: et il semblait bien certain qu' en prenant un amant , elle avait cédé à son irrésistible besoin d' être belle et gaie .
1294: - c' est très mal d' avoir renoué , dit enfin
1295: * Henriette de son air sérieux .
1296: Déjà ,
1297: * Gilberte lui fermait la bouche , d' un de ses jolis gestes caressants .
1298: - oh !
1299: Chérie , puisque je ne pouvais pas faire autrement et que c' était pour une seule fois ...
1300: tu le sais , j' aimerais mieux mourir , maintenant , que de tromper mon nouveau mari .
1301: Ni l' une ni l' autre ne parlèrent plus , serrées dans une affectueuse étreinte , si profondément dissemblables pourtant .
1302: Elles entendaient les battements de leurs coeurs , elles auraient pu en comprendre la langue différente , l' une toute à sa joie , se dépensant , se partageant , l' autre enfoncée dans un dévouement unique , du grand héroïsme muet des âmes fortes .
1303: - c' est vrai qu' on se bat !
1304: Finit par s' écrier
1305: * Gilberte .
1306: Il faut que je m' habille bien vite .
1307: Depuis que régnait le silence , en effet , le bruit des détonations semblait grandir .
1308: Et elle sauta du lit , elle se fit aider , sans vouloir appeler la femme de chambre , se chaussant , passant tout de suite une robe , pour être prête à recevoir et à descendre , s' il le fallait .
1309: Comme elle achevait rapidement de se coiffer , on frappa , et elle courut ouvrir , en reconnaissant la voix de la vieille
1310: * Madame * Delaherche .
1311: - mais parfaitement , chère mère , vous pouvez entrer .
1312: Avec son étourderie habituelle , elle l' introduisit , sans remarquer que les gants d' ordonnance étaient là encore , sur le guéridon .
1313: Vainement ,
1314: * Henriette se précipita pour les saisir et les jeter derrière un fauteuil .
1315: * Madame * Delaherche avait dû les voir , car elle demeura quelques secondes suffoquée , comme si elle ne pouvait reprendre haleine .
1316: Elle eut un involontaire regard autour de la chambre , s' arrêta au lit drapé de rouge , resté grand ouvert , dans son désordre .
1317: - alors , c' est * Madame * Weiss qui est montée vous réveiller ...
1318: vous avez pu dormir , ma fille ...
1319: évidemment , elle n' était pas venue pour dire cela .
1320: Ah !
1321: Ce mariage que son fils avait voulu faire contre son gré , dans la crise de la cinquantaine , après vingt ans d' un ménage glacé avec une femme maussade et maigre , lui si raisonnable jusque -là , tout emporté maintenant d' un désir de jeunesse pour cette jolie veuve , si légère et si gaie !
1322: Elle s' était bien promis de veiller sur le présent , et voilà le passé qui revenait !
1323: Mais devait -elle parler ?
1324: Elle ne vivait plus que comme un blâme muet dans la maison , elle se tenait toujours enfermée dans sa chambre , d' une grande rigidité de dévotion .
1325: Cette fois pourtant , l' injure était si grave , qu' elle résolut de prévenir son fils .
1326: * Gilberte , rougissante , répondait :
1327: - oui , j' ai eu tout de même quelques heures de bon sommeil ...
1328: vous savez que * Jules n' est pas rentré ...
1329: d' un geste ,
1330: * Madame * Delaherche l' interrompit .
1331: Depuis que le canon tonnait , elle s' inquiétait , guettait le retour de son fils .
1332: Mais c' était une mère héroïque .
1333: Et elle se ressouvint de ce qu' elle était montée faire .
1334: - votre oncle , le colonel , nous envoie le major
1335: * Bouroche , avec un billet écrit au crayon , pour nous demander si nous ne pourrions pas laisser installer ici une ambulance ...
1336: il sait que nous avons de la place , dans la fabrique , et j' ai déjà mis la cour et le séchoir à la disposition de ces messieurs ...
1337: seulement , vous devriez descendre .
1338: - oh !
1339: Tout de suite , tout de suite !
1340: Dit
1341: * Henriette , qui se rapprocha .
1342: Nous allons aider .
1343: * Gilberte elle-même se montra très émue , très passionnée pour ce rôle nouveau d' infirmière .
1344: Elle prit à peine le temps de nouer sur ses cheveux une dentelle ;
1345: et les trois femmes descendirent .
1346: En bas , comme elles arrivaient sous le vaste porche , elles virent un rassemblement dans la rue , par la porte ouverte à deux battants .
1347: Une voiture basse arrivait lentement , une sorte de carriole , attelée d' un seul cheval , qu' un lieutenant de zouaves conduisait par la bride .
1348: Et elles crurent que c' était un premier blessé qu' on leur amenait .
1349: - oui , oui !
1350: C' est ici , entrez !
1351: Mais on les détrompa .
1352: Le blessé qui se trouvait couché au fond de la carriole , était le maréchal
1353: * De * Mac- * Mahon , la fesse gauche à demi emportée , et que l' on ramenait à la sous-préfecture , après lui avoir fait un premier pansement , dans une petite maison de jardinier .
1354: Il était nu-tête , à moitié dévêtu , les broderies d' or de son uniforme salies de poussière et de sang .
1355: Sans parler , il avait levé la tête , il regardait , d' un air vague .
1356: Puis , ayant aperçu les trois femmes , saisies , les mains jointes devant ce grand malheur qui passait , l' armée tout entière frappée dans son chef , dès les premiers obus , il inclina légèrement la tête , avec un faible et paternel sourire .
1357: Autour de lui , quelques curieux s' étaient découverts .
1358: D' autres , affairés , racontaient déjà que le général * Ducrot venait d' être nommé général en chef .
1359: Il était sept heures et demie .
1360: - et l' empereur ?
1361: Demanda * Henriette à un libraire , debout devant sa porte .
1362: - il y a près d' une heure qu' il est passé , répondit le voisin .
1363: Je l' ai accompagné , je l' ai vu sortir par la porte de * Balan ...
1364: le bruit court qu' un boulet lui a emporté la tête .
1365: Mais l' épicier d' en face se fâchait .
1366: - laissez donc !
1367: Des mensonges !
1368: Il n' y a que les braves gens qui y laisseront la peau !
1369: Vers la place du collège , la carriole qui emportait le maréchal , se perdait au milieu de la foule grossie , parmi laquelle circulaient déjà les plus extraordinaires nouvelles du champ de bataille .
1370: Le brouillard se dissipait , les rues s' emplissaient de soleil .
1371: Mais une voix rude cria de la cour :
1372: - mesdames , ce n' est pas dehors , c' est ici qu' on a besoin de vous !
1373: Elles rentrèrent toutes trois , elles se trouvèrent devant le major * Bouroche qui avait déjà jeté dans un coin son uniforme , pour revêtir un grand tablier blanc .
1374: Sa tête énorme aux durs cheveux hérissés , son mufle de lion flambait de hâte et d' énergie , au-dessus de toute cette blancheur , encore sans tache .
1375: Et il leur apparut si terrible qu' elles lui appartinrent du coup , obéissant à un signe , se bousculant pour le satisfaire .
1376: - nous n' avons rien ...
1377: donnez -moi du linge , tâchez de trouver encore des matelas , montrez à mes hommes où est la pompe ...
1378: elles coururent , se multiplièrent , ne furent plus que ses servantes .
1379: C' était un très bon choix que la fabrique pour une ambulance .
1380: Il y avait là surtout le séchoir , une immense salle fermée par de grands vitrages , où l' on pouvait installer aisément une centaine de lits ;
1381: et , à côté , se trouvait un hangar , sous lequel on allait être à merveille pour faire les opérations :
1382: une longue table venait d' y être apportée , la pompe n' était qu' à quelques pas , les petits blessés pourraient attendre sur la pelouse voisine .
1383: Puis , cela était vraiment agréable , ces beaux ormes séculaires qui donnaient une ombre délicieuse .
1384: * Bouroche avait préféré s' établir tout de suite dans
1385: * Sedan , prévoyant le massacre , l' effroyable poussée qui allait y jeter les troupes .
1386: Il s' était contenté de laisser près du 7e corps , en arrière de * Floing , deux ambulances volantes et de premiers secours , d' où l' on devait lui envoyer les blessés , après les avoir pansés sommairement .
1387: Toutes les escouades de brancardiers étaient là-bas , chargées de ramasser sous le feu les hommes qui tombaient , ayant avec elles le matériel des voitures et des fourgons .
1388: Et * Bouroche , sauf deux de ses aides restés sur le champ de bataille , avait amené son personnel , deux majors de seconde classe et trois sous-aides , qui sans doute suffiraient aux opérations .
1389: En outre , il y avait là trois pharmaciens et une douzaine d' infirmiers .
1390: Mais il ne décolérait pas , ne pouvant rien faire sans passion .
1391: - qu' est -ce que vous fichez donc ?
1392: Serrez -moi ces matelas davantage ! ...
1393: on mettra de la paille dans ce coin , si c' est nécessaire .
1394: Le canon grondait , il savait bien que d' un instant à l' autre la besogne allait arriver , des voitures pleines de chair saignante ;
1395: et il installait violemment la grande salle encore vide .
1396: Puis , sous le hangar , ce furent d' autres préparatifs :
1397: les caisses de pansement et de pharmacie rangées , ouvertes sur une planche , des paquets de charpie , des bandes , des compresses , des linges , des appareils à fractures ;
1398: tandis que , sur une autre planche , à côté d' un gros pot de cérat et d' un flacon de chloroforme , les trousses s' étalaient , l' acier clair des instruments , les sondes , les pinces , les couteaux , les ciseaux , les scies , un arsenal , toutes les formes aiguës et coupantes de ce qui fouille , entaille , tranche , abat .
1399: Mais les cuvettes manquaient .
1400: - vous avez bien des terrines , des seaux , des marmites , enfin ce que vous voudrez ...
1401: nous n' allons pas nous barbouiller de sang jusqu'au nez , bien sûr ! ...
1402: et des éponges , tâchez de m' avoir des éponges !
1403: * Madame * Delaherche se hâta , revint suivie de trois servantes , les bras chargés de toutes les terrines qu' elle avait pu trouver .
1404: Debout devant les trousses ,
1405: * Gilberte avait appelé * Henriette d' un signe , en les lui montrant avec un léger frisson .
1406: Toutes deux se prirent la main , restèrent là , silencieuses , mettant dans leur étreinte la sourde terreur , la pitié anxieuse qui les bouleversaient .
1407: - hein ?
1408: Ma chère , dire qu' on pourrait vous couper quelque chose !
1409: -pauvres gens !
1410: Sur la grande table ,
1411: * Bouroche venait de faire placer un matelas , qu' il garnissait d' une toile cirée , lorsqu' un piétinement de chevaux se fit entendre sous le porche .
1412: C' était une première voiture d' ambulance , qui entra dans la cour .
1413: Mais elle ne contenait que dix petits blessés , assis face à face , la plupart ayant un bras en écharpe , quelques-uns atteints à la tête , le front bandé .
1414: Ils descendirent , simplement soutenus ;
1415: et la visite commença .
1416: Comme * Henriette aidait doucement un soldat tout jeune , l' épaule traversée d' une balle , à retirer sa capote , ce qui lui arrachait des cris , elle remarqua le numéro de son régiment .
1417: - mais vous êtes du 106e !
1418: Est -ce que vous appartenez à la compagnie * Beaudoin ?
1419: Non , il était de la compagnie * Ravaud .
1420: Mais il connaissait tout de même le caporal * Jean
1421: * Macquart , il crut pouvoir dire que l' escouade de celui -ci n' avait pas encore été engagée .
1422: Et ce renseignement , si vague , suffit pour donner de la joie à la jeune femme :
1423: son frère vivait , elle serait tout à fait soulagée , lorsqu' elle aurait embrassé son mari , qu' elle continuait à attendre d' une minute à l' autre .
1424: à ce moment ,
1425: * Henriette , ayant levé la tête , fut saisie d' apercevoir , à quelques pas d' elle , au milieu d' un groupe ,
1426: * Delaherche , racontant les terribles dangers qu' il venait de courir , de * Bazeilles à * Sedan .
1427: Comment se trouvait -il là ?
1428: Elle ne l' avait pas vu entrer .
1429: - et mon mari n' est pas avec vous ?
1430: Mais * Delaherche , que sa mère et sa femme questionnaient complaisamment , ne se hâtait point .
1431: - attendez , tout à l' heure .
1432: Puis , reprenant son récit :
1433: - de * Bazeilles à * Balan , j' ai failli être tué vingt fois .
1434: Une grêle , un ouragan de balles et d' obus ! ...
1435: et j' ai rencontré l' empereur , oh !
1436: Très brave ...
1437: ensuite , de * Balan ici , j' ai pris ma course ...
1438: * Henriette lui secoua le bras .
1439: - mon mari ?
1440: - * Weiss ?
1441: Mais il est resté là-bas ,
1442: * Weiss !
1443: -comment , là-bas ?
1444: -oui , il a ramassé le fusil d' un soldat mort , il se bat .
1445: - il se bat , pourquoi donc ?
1446: -oh !
1447: Un enragé !
1448: Jamais il n' a voulu me suivre , et je l' ai lâché , naturellement .
1449: Les yeux fixes , élargis ,
1450: * Henriette le regardait .
1451: Il y eut un silence .
1452: Puis , tranquillement , elle se décida .
1453: - c' est bon , j' y vais .
1454: Elle y allait , comment ?
1455: Mais c' était impossible , c' était fou ! * Delaherche reparlait des balles , des obus qui balayaient la route .
1456: * Gilberte lui avait repris les mains pour la retenir , tandis que
1457: * Madame * Delaherche s' épuisait aussi à lui démontrer l' aveugle témérité de son projet .
1458: De son air doux et simple , elle répéta :
1459: - non , c' est inutile , j' y vais .
1460: Et elle s' obstina , n' accepta que la dentelle noire que * Gilberte avait sur la tête .
1461: Espérant encore la convaincre ,
1462: * Delaherche finit par déclarer qu' il l' accompagnerait , au moins jusqu'à la porte de * Balan .
1463: Mais il venait d' apercevoir le factionnaire qui , au milieu de la bousculade causée par l' installation de l' ambulance , n' avait pas cessé de marcher à petits pas devant la remise , où se trouvait enfermé le trésor du 7e corps ;
1464: et il se souvint , il fut pris de peur , il alla s' assurer d' un coup d' oeil que les millions étaient toujours là .
1465: * Henriette , déjà , s' engageait sous le porche .
1466: - attendez -moi donc !
1467: Vous êtes aussi enragée que votre mari , ma parole !
1468: D' ailleurs , une nouvelle voiture d' ambulance entrait , ils durent la laisser passer .
1469: Celle -ci , plus petite , à deux roues seulement , contenait deux grands blessés , couchés sur des sangles .
1470: Le premier qu' on descendit , avec toutes sortes de précautions , n' était plus qu' une masse de chairs sanglantes , une main cassée , le flanc labouré par un éclat d' obus .
1471: Le second avait la jambe droite broyée .
1472: Et tout de suite * Bouroche , faisant placer celui -ci sur la toile cirée du matelas , commença la première opération , au milieu du continuel va-et-vient des infirmiers et de ses aides .
1473: * Madame * Delaherche et * Gilberte , assises près de la pelouse , roulaient des bandes .
1474: Dehors ,
1475: * Delaherche avait rattrapé * Henriette .
1476: - voyons , ma chère * Madame * Weiss , vous n' allez pas faire cette folie ...
1477: comment voulez -vous rejoindre
1478: * Weiss là-bas ?
1479: Il ne doit même plus y être , il s' est sans doute jeté à travers champs pour revenir ...
1480: je vous assure que * Bazeilles est inabordable .
1481: Mais elle ne l' écoutait pas , marchait plus vite , s' engageait dans la rue du * Ménil , pour gagner la porte de * Balan .
1482: Il était près de neuf heures , et * Sedan n' avait plus le frisson noir du matin , le réveil désert et tâtonnant , dans l' épais brouillard .
1483: Un soleil lourd découpait nettement les ombres des maisons , le pavé s' encombrait d' une foule anxieuse , que traversaient de continuels galops d' estafettes .
1484: Des groupes surtout se formaient autour des quelques soldats sans armes qui étaient rentrés déjà , les uns blessés légèrement , les autres dans une exaltation nerveuse extraordinaire , gesticulant et criant .
1485: Et pourtant la ville aurait encore eu à peu près son aspect de tous les jours , sans les boutiques aux volets clos , sans les façades mortes , où pas une persienne ne s' ouvrait .
1486: Puis , c' était ce canon , ce canon continu , dont toutes les pierres , le sol , les murs , jusqu'aux ardoises des toits , tremblaient .
1487: * Delaherche était en proie à un combat intérieur fort désagréable , partagé entre son devoir d' homme brave qui lui commandait de ne pas quitter
1488: * Henriette , et sa terreur de refaire le chemin de * Bazeilles sous les obus .
1489: Tout d' un coup , comme ils arrivaient à la porte de * Balan , un flot d' officiers à cheval qui rentraient , les sépara .
1490: Des gens s' écrasaient près de cette porte , attendant des nouvelles .
1491: Vainement , il courut , chercha la jeune femme :
1492: elle devait être hors de l' enceinte , hâtant le pas sur la route .
1493: Et , sans pousser le zèle plus loin , il se surprit à dire tout haut :
1494: - ah , tant pis !
1495: C' est trop bête !
1496: Alors ,
1497: * Delaherche flâna dans * Sedan , en bourgeois curieux qui ne voulait rien perdre du spectacle , travaillé cependant d' une inquiétude croissante .
1498: Qu' est -ce que tout cela allait devenir ?
1499: Et , si l' armée était battue , la ville n' aurait -elle pas à souffrir beaucoup ?
1500: Les réponses à ces questions qu' il se posait restaient obscures , trop dépendantes des événements .
1501: Mais il n' en commençait pas moins à trembler pour sa fabrique , son immeuble de la rue * Maqua , d' où il avait du reste déménagé toutes ses valeurs , enfouies en un lieu sûr .
1502: Il se rendit à l' hôtel de ville , y trouva le conseil municipal siégeant en permanence , s' y oublia longtemps , sans rien apprendre de nouveau , sinon que la bataille tournait fort mal .
1503: L' armée ne savait plus à qui obéir , rejetée en arrière par le général * Ducrot , pendant les deux heures où il avait eu le commandement , ramenée en avant par le général * De * Wimpffen , qui venait de lui succéder ;
1504: et ces oscillations incompréhensibles , ces positions qu' il fallait reconquérir après les avoir abandonnées , toute cette absence de plan et d' énergique direction précipitait le désastre .
1505: Puis ,
1506: * Delaherche poussa jusqu'à la sous-préfecture , pour savoir si l' empereur n' avait pas reparu .
1507: On ne put lui donner que des nouvelles du maréchal * De
1508: * Mac- * Mahon , dont un chirurgien avait pansé la blessure peu dangereuse , et qui était tranquillement dans son lit .
1509: Mais , vers onze heures , comme il battait de nouveau le pavé , il fut arrêté un instant , dans la grande-rue , devant l' hôtel de l' * Europe , par un lent cortège , des cavaliers couverts de poussière , dont les mornes chevaux marchaient au pas .
1510: Et , à la tête , il reconnut l' empereur , qui rentrait après avoir passé quatre heures sur le champ de bataille .
1511: La mort n' avait pas voulu de lui , décidément .
1512: Sous la sueur d' angoisse de cette marche au travers de la défaite , le fard s' en était allé des joues , les moustaches cirées s' étaient amollies , pendantes , la face terreuse avait pris l' hébètement douloureux d' une agonie .
1513: Un officier , qui descendit devant l' hôtel , se mit à expliquer au milieu d' un groupe la route parcourue , de la
1514: * Moncelle à * Givonne , tout le long de la petite vallée , parmi les soldats du 1er corps , que les saxons avaient refoulés sur la rive droite du ruisseau ;
1515: et l' on était revenu par le chemin creux du fond de * Givonne , dans un tel encombrement déjà , que même , si l' empereur avait désiré retourner sur le front des troupes , il n' aurait pu le faire que très difficilement .
1516: D' ailleurs , à quoi bon ?
1517: Comme * Delaherche écoutait ces détails , une détonation violente ébranla le quartier .
1518: C' était un obus qui venait de démolir une cheminée , rue sainte- * Barbe , près du donjon .
1519: Il y eut un sauve-qui-peut , des cris de femmes s' élevèrent .
1520: Lui , s' était collé contre un mur , lorsqu' une nouvelle détonation brisa les vitres d' une maison voisine .
1521: Cela devenait terrible , si l' on bombardait
1522: * Sedan ;
1523: et il rentra au pas de course rue * Maqua , il fut pris d' un tel besoin de savoir , qu' il ne s' arrêta point , monta vivement sur les toits , ayant là-haut une terrasse , d' où l' on dominait la ville et les environs .
1524: Tout de suite , il fut un peu rassuré .
1525: Le combat avait lieu par-dessus la ville , les batteries allemandes de la * Marfée et de * Frénois allaient , au delà des maisons , balayer le plateau de l' * Algérie ;
1526: et il s' intéressa même au vol des obus , à la courbe immense de légère fumée qu' ils laissaient sur * Sedan , pareils à des oiseaux invisibles au fin sillage de plumes grises .
1527: Il lui parut d' abord évident que les quelques obus qui avaient crevé des toitures , autour de lui , étaient des projectiles égarés .
1528: On ne bombardait pas encore la ville .
1529: Puis , en regardant mieux , il crut comprendre qu' ils devaient être des réponses aux rares coups tirés par les canons de la place .
1530: Il se tourna , examina , vers le nord , la citadelle , tout cet amas compliqué et formidable de fortifications , les pans de murailles noirâtres , les plaques vertes des glacis , un pullulement géométrique de bastions , surtout les trois cornes géantes , celles des écossais , du grand jardin et de la * Rochette , aux angles menaçants ;
1531: et c' était ensuite , comme un prolongement cyclopéen , du côté de l' ouest , le fort de * Nassau , que suivait le fort du * Palatinat , au-dessus du faubourg du * Ménil .
1532: Il en eut à la fois une impression mélancolique d' énormité et d' enfantillage .
1533: à quoi bon , maintenant , avec ces canons , dont les projectiles volaient si aisément d' un bout du ciel à l' autre ?
1534: La place , d' ailleurs , n' était pas armée , n' avait ni les pièces nécessaires , ni les munitions , ni les hommes .
1535: Depuis trois semaines à peine , le gouverneur avait organisé une garde nationale , des citoyens de bonne volonté , qui devaient servir les quelques pièces en état .
1536: Et c' était ainsi qu' au
1537: * Palatinat trois canons tiraient , tandis qu' il y en avait bien une demi-douzaine à la porte de * Paris .
1538: Seulement , on n' avait que sept ou huit gargousses à brûler par pièce , on ménageait les coups , on n' en lâchait qu' un par demi-heure , et pour l' honneur simplement , car les obus ne portaient pas , tombaient dans les prairies , en face .
1539: Aussi , dédaigneuses , les batteries ennemies ne répondaient -elles que de loin en loin , comme par charité .
1540: Là-bas , ce qui intéressait * Delaherche , c' étaient ces batteries .
1541: Il fouillait de ses yeux vifs les coteaux de la * Marfée , lorsqu' il eut l' idée de la lunette d' approche qu' il s' amusait autrefois à braquer sur les environs , du haut de la terrasse .
1542: Il descendit la chercher , remonta , l' installa ;
1543: et , comme il s' orientait , faisant à petits mouvements défiler les terres , les arbres , les maisons , il tomba , au-dessus de la grande batterie de * Frénois , sur le groupe d' uniformes que * Weiss avait deviné de * Bazeilles , à l' angle d' un bois de pins .
1544: Mais lui , grâce au grandissement , aurait compté les officiers de cet état-major , tellement il les voyait avec netteté .
1545: Plusieurs étaient à demi couchés dans l' herbe , d' autres debout formaient des groupes ;
1546: et , en avant , il y avait un homme seul , l' air sec et mince , à l' uniforme sans éclat , dans lequel pourtant il sentit le maître .
1547: C' était bien le roi de * Prusse , à peine haut comme la moitié du doigt , un de ces minuscules soldats de plomb des jouets d' enfant .
1548: Il n' en fut du reste certain que plus tard , il ne l' avait plus quitté de l' oeil , revenant toujours à cet infiniment petit , dont la face , grosse comme une lentille , ne mettait qu' un point blême sous le vaste ciel bleu .
1549: Il n' était pas midi encore , le roi constatait la marche mathématique , inexorable de ses armées , depuis neuf heures .
1550: Elles allaient , elles allaient toujours selon les chemins tracés , complétant le cercle , refermant pas à pas , autour de * Sedan , leur muraille d' hommes et de canons .
1551: Celle de gauche , venue par la plaine rase de * Donchery , continuait à déboucher du défilé de * Saint- * Albert , dépassait * Saint- * Menges , commençait à gagner * Fleigneux ;
1552: et il voyait distinctement , derrière le xie corps violemment aux prises avec les troupes du général * Douay , se couler le ve corps , qui profitait des bois pour se diriger sur le calvaire d' * Illy ;
1553: tandis que des batteries s' ajoutaient aux batteries , une ligne de pièces tonnantes sans cesse prolongée , l' horizon entier peu à peu en flammes .
1554: L' armée de droite occupait désormais tout le vallon de la * Givonne , le xiie corps s' était emparé de la * Moncelle , la garde venait de traverser * Daigny , remontant déjà le ruisseau , en marche également vers le calvaire , après avoir forcé le général * Ducrot à se replier derrière le bois de la * Garenne .
1555: Encore un effort , et le prince royal de * Prusse donnerait la main au prince royal de * Saxe , dans ces champs nus , à la lisière même de la forêt des * Ardennes .
1556: Au sud de la ville , on ne voyait plus * Bazeilles , disparu dans la fumée des incendies , dans la fauve poussière d' une lutte enragée .
1557: Et le roi , tranquille , regardait , attendait depuis le matin .
1558: Une heure , deux heures encore , peut-être trois :
1559: ce n' était qu' une question de temps , un rouage poussait l' autre , la machine à broyer était en branle et achèverait sa course .
1560: Sous l' infini du ciel ensoleillé , le champ de bataille se rétrécissait , toute cette mêlée furieuse de points noirs se culbutait , se tassait de plus en plus autour de * Sedan .
1561: Des vitres luisaient dans la ville , une maison semblait brûler , à gauche , vers le faubourg de la * Cassine .
1562: Puis , au delà , dans les champs redevenus déserts , du côté de * Donchery et du côté de * Carignan , c' était une paix chaude et lumineuse , les eaux claires de la * Meuse , les arbres heureux de vivre , les grandes terres fécondes , les larges prairies vertes , sous l' ardeur puissante de midi .
1563: D' un mot , le roi avait demandé un renseignement .
1564: Sur l' échiquier colossal , il voulait savoir et tenir dans sa main cette poussière d' hommes qu' il commandait .
1565: à sa droite , un vol d' hirondelles , effrayées par le canon , tourbillonna , s' enleva très haut , se perdit vers le sud .
1566: chapitre IV :
1567: sur la route de * Balan ,
1568: * Henriette d' abord put marcher d' un pas rapide .
1569: Il n' était guère plus de neuf heures , la chaussée large , bordée de maisons et de jardins , se trouvait libre encore , obstruée pourtant de plus en plus , à mesure qu' on approchait du bourg , par les habitants qui fuyaient et par des mouvements de troupe .
1570: à chaque nouveau flot de foule , elle se serrait contre les murs , elle se glissait , passait quand même .
1571: Et , mince , effacée dans sa robe sombre , ses beaux cheveux blonds et sa petite face pâle à demi disparus sous le fichu de dentelle noire , elle échappait aux regards , rien ne ralentissait son pas léger et silencieux .
1572: Mais , à * Balan , un régiment d' infanterie de marine barrait la route .
1573: C' était une masse compacte d' hommes attendant des ordres , à l' abri des grands arbres qui les cachaient .
1574: Elle se haussa sur les pieds , n' en vit pas la fin .
1575: Cependant , elle essaya de se faire plus petite encore , de se faufiler .
1576: Des coudes la repoussaient , elle sentait dans ses flancs les crosses des fusils .
1577: Au bout de vingt pas , des cris , des protestations s' élevèrent .
1578: Un capitaine tourna la tête et s' emporta .
1579: - eh !
1580: La femme , êtes -vous folle ? ...
1581: où allez -vous ?
1582: -je vais à * Bazeilles .
1583: - comment , à * Bazeilles !
1584: Ce fut un éclat de rire général .
1585: On se la montrait , on plaisantait .
1586: Le capitaine , égayé lui aussi , venait de reprendre :
1587: - à * Bazeilles , ma petite , vous devriez bien nous y emmener avec vous ! ...
1588: nous y étions tout à l' heure , j' espère que nous allons y retourner ;
1589: mais je vous avertis qu' il n' y fait pas froid .
1590: - je vais à * Bazeilles rejoindre mon mari , déclara
1591: * Henriette de sa voix douce , tandis que ses yeux d' un bleu pâle gardaient leur tranquille décision .
1592: On cessa de rire , un vieux sergent la dégagea , la força de retourner en arrière .
1593: - ma pauvre enfant , vous voyez bien qu' il vous est impossible de passer ...
1594: ce n' est pas l' affaire d' une femme d' aller à * Bazeilles en ce moment ...
1595: vous le retrouverez plus tard , votre mari .
1596: Voyons , soyez raisonnable !
1597: Elle dut céder , elle s' arrêta , debout , se haussant à chaque minute , regardant au loin , dans l' entêtée résolution de continuer sa route .
1598: Ce qu' elle entendait dire autour d' elle la renseignait .
1599: Des officiers se plaignaient amèrement de l' ordre de retraite qui leur avait fait abandonner * Bazeilles , dès huit heures un quart , lorsque le général
1600: * Ducrot , succédant au maréchal , s' était avisé de vouloir concentrer toutes les troupes sur le plateau d' * Illy .
1601: Le pis était que , le 1er corps ayant reculé trop tôt , livrant le vallon de la * Givonne aux allemands , le 12e corps , attaqué déjà vivement de front , venait d' être débordé sur son flanc gauche .
1602: Puis , maintenant que le général * De
1603: * Wimpffen succédait au général * Ducrot , le premier plan de nouveau l' emportait , l' ordre arrivait de réoccuper * Bazeilles coûte que coûte , pour jeter les bavarois à la * Meuse .
1604: N' était -ce pas imbécile de leur avoir fait abandonner une position , qu' il leur fallait à cette heure reconquérir ?
1605: On voulait bien se faire tuer , mais pas pour le plaisir , vraiment !
1606: Il y eut un grand mouvement d' hommes et de chevaux , le général * De * Wimpffen parut , debout sur ses étriers , la face ardente , la parole exaltée , criant :
1607: - mes amis , nous ne pouvons pas reculer , ce serait la fin de tout ...
1608: si nous devons battre en retraite , nous irons sur * Carignan et non sur * Mézières ...
1609: mais nous vaincrons , vous les avez battus ce matin , vous les battrez encore !
1610: Il galopa , s' éloigna par un chemin qui montait vers la * Moncelle .
1611: Le bruit courait qu' il venait d' avoir avec le général * Ducrot une discussion violente , chacun soutenant son plan , attaquant le plan contraire , l' un déclarant que la retraite par
1612: * Mézières n' était plus possible depuis le matin , l' autre prophétisant qu' avant le soir , si l' on ne se retirait pas sur le plateau d' * Illy , l' armée serait cernée .
1613: Et ils s' accusaient mutuellement de ne connaître ni le pays , ni la situation vraie des troupes .
1614: Le pis était qu' ils avaient tous les deux raison .
1615: Mais , depuis un instant ,
1616: * Henriette se trouvait distraite dans sa hâte d' avancer .
1617: Elle venait de reconnaître , échouée au bord de la route , toute une famille de * Bazeilles , de pauvres tisserands , le mari , la femme , avec trois filles , dont la plus âgée n' avait que neuf ans .
1618: Ils étaient tellement brisés , tellement éperdus de fatigue et de désespoir , qu' ils n' avaient pu aller plus loin , tombés contre un mur .
1619: - ah !
1620: Ma chère dame , répétait la femme à * Henriette , nous n' avons plus rien ...
1621: vous savez , notre maison était sur la place de l' église .
1622: Alors , voilà qu' un obus y a mis le feu .
1623: Je ne sais pas comment les enfants et nous autres , nous n' y sommes pas restés ...
1624: les trois petites filles , à ce souvenir , se remirent à sangloter , en poussant des cris , tandis que la mère entrait dans les détails de leur désastre , avec des gestes fous .
1625: - j' ai vu le métier brûler comme un fagot de bois sec ...
1626: le lit , les meubles ont flambé plus vite que des poignées de paille ...
1627: et il y avait même la pendule , oui !
1628: La pendule que je n' ai pas eu le temps d' emporter dans mes bras .
1629: - tonnerre de bon dieu !
1630: Jura l' homme , les yeux pleins de grosses larmes , qu' est -ce que nous allons devenir ?
1631: * Henriette , pour les calmer , leur dit simplement , d' une voix qui tremblait un peu :
1632: - vous êtes ensemble , sains et saufs tous les deux , et vous avez vos fillettes :
1633: de quoi vous plaignez -vous ?
1634: Puis , elle les questionna , voulut savoir ce qui se passait dans * Bazeilles , s' ils avaient vu son mari , comment ils avaient laissé sa maison , à elle .
1635: Mais , dans le grelottement de leur peur , les réponses étaient contradictoires .
1636: Non , ils n' avaient pas vu
1637: * M * Weiss .
1638: Pourtant , une des petites filles cria qu' elle l' avait bien vu , elle , qu' il était sur le trottoir , avec un gros trou au milieu de la tête ;
1639: et son père lui allongea une claque , pour la faire taire , parce que , disait -il , elle mentait , à coup sûr .
1640: Quant à la maison , elle devait être debout , lorsqu' ils avaient fui ;
1641: même ils se souvenaient d' avoir remarqué , en passant , que la porte et les fenêtres étaient soigneusement closes , comme si pas une âme ne s' y fût trouvée .
1642: à ce moment -là , d' ailleurs , les bavarois n' occupaient encore que la place de l' église , et il leur fallait prendre le village rue par rue , maison par maison .
1643: Seulement , ils avaient dû faire du chemin , tout * Bazeilles brûlait sans doute , à cette heure .
1644: Et ces misérables gens continuaient à parler de ces choses , avec des gestes tâtonnants d' épouvante , évoquant la vision affreuse , les toits qui flambaient , le sang qui coulait , les morts qui couvraient la terre .
1645: - alors , mon mari ?
1646: Répéta * Henriette .
1647: Ils ne répondaient plus , ils sanglotaient entre leurs mains jointes .
1648: Et elle resta dans une anxiété atroce , sans faiblir , debout , les lèvres seulement agitées d' un petit frisson .
1649: Que devait -elle croire ?
1650: Elle avait beau se dire que l' enfant s' était trompée , elle voyait son mari en travers de la rue , la tête trouée d' une balle .
1651: Puis , c' était cette maison hermétiquement close qui l' inquiétait :
1652: pourquoi ?
1653: Il ne s' y trouvait donc plus ?
1654: La certitude qu' il était tué lui glaça tout d' un coup le coeur .
1655: Mais peut-être n' était -il que blessé ;
1656: et le besoin d' aller là-bas , d' y être , la reprit si impérieusement , qu' elle aurait tenté encore de se frayer un passage , si , à cette minute , les clairons n' avaient sonné la marche en avant .
1657: Beaucoup de ces jeunes soldats arrivaient de * Toulon , de * Rochefort ou de * Brest , à peine instruits , sans avoir jamais fait le coup de feu ;
1658: et , depuis le matin , ils se battaient avec une bravoure , une solidité de vétérans .
1659: Eux qui , de * Reims à * Mouzon , avaient marché si mal , alourdis d' inaccoutumance , se révélaient comme les mieux disciplinés , les plus fraternellement unis d' un lien de devoir et d' abnégation , devant l' ennemi .
1660: Les clairons n' avaient eu qu' à sonner , ils retournaient au feu , ils reprenaient l' attaque , malgré leurs coeurs gros de colère .
1661: Trois fois , on leur avait promis , pour les soutenir , une division qui ne venait pas .
1662: Ils se sentaient abandonnés , sacrifiés .
1663: C' était leur vie à tous qu' on leur demandait , en les ramenant ainsi sur * Bazeilles , après le leur avoir fait évacuer .
1664: Et ils le savaient , et ils donnaient leur vie sans une révolte , serrant les rangs , quittant les arbres qui les protégeaient , pour rentrer sous les obus et les balles .
1665: * Henriette eut un soupir de profond soulagement .
1666: Enfin , on marchait donc !
1667: Elle les suivit , espérant arriver avec eux , prête à courir , s' ils couraient .
1668: Mais , de nouveau déjà , on s' était arrêté .
1669: à présent , les projectiles pleuvaient , il allait falloir , pour réoccuper * Bazeilles , reconquérir chaque mètre de la route , s' emparer des ruelles , des maisons , des jardins , à droite et à gauche .
1670: Les premiers rangs avaient ouvert le feu , on n' avançait plus que par saccades , les moindres obstacles faisaient perdre de longues minutes .
1671: Jamais elle n' arriverait , si elle restait ainsi en queue , attendant la victoire .
1672: Et elle se décida , se jeta à droite , entre deux haies , dans un sentier qui descendait vers les prairies .
1673: Le projet d' * Henriette fut alors d' atteindre
1674: * Bazeilles par ces vastes prés bordant la * Meuse .
1675: Cela , d' ailleurs , n' était pas très net en elle .
1676: Soudain , elle resta plantée , au bord d' une petite mer immobile , qui , de ce côté -ci , lui barrait le chemin .
1677: C' était l' inondation , les terres basses changées en un lac de défense , auxquelles elle n' avait point songé .
1678: Un instant , elle voulut retourner en arrière ;
1679: puis , au risque d' y laisser ses chaussures , elle continua , suivit le bord , dans l' herbe trempée , où elle enfonçait jusqu'à la cheville .
1680: Pendant une centaine de mètres , ce fut praticable .
1681: Ensuite , elle buta contre le mur d' un jardin :
1682: le terrain dévalait , l' eau battait le mur , profonde de deux mètres .
1683: Impossible de passer .
1684: Ses petits poings se serrèrent , elle dut se raidir de toute sa force , pour ne pas fondre en larmes .
1685: Après le premier saisissement , elle longea la clôture , trouva une ruelle qui filait entre les maisons éparses .
1686: Cette fois , elle se crut sauvée , car elle connaissait ce dédale , ces bouts de sentiers enchevêtrés , dont l' écheveau aboutissait tout de même au village .
1687: Là seulement , les obus tombaient .
1688: * Henriette resta figée , très pâle , dans l' assourdissement d' une effrayante détonation , dont le coup de vent l' enveloppa .
1689: Un projectile venait d' éclater devant elle , à quelques mètres .
1690: Elle tourna la tête , examina les hauteurs de la rive gauche , d' où montaient les fumées des batteries allemandes ;
1691: et elle comprit , se remit en marche , les yeux fixés sur l' horizon , guettant les obus , pour les éviter .
1692: La témérité folle de sa course n' allait pas sans un grand sang-froid , toute la tranquillité brave dont sa petite âme de bonne ménagère était capable .
1693: Elle voulait ne pas être tuée , retrouver son mari , le reprendre , vivre ensemble , heureux encore .
1694: Les obus ne cessaient plus , elle filait le long des murs , se jetait derrière les bornes , profitait des moindres abris .
1695: Mais il se présenta un espace découvert , un bout de chemin défoncé , déjà couvert d' éclats ;
1696: et elle attendait , à l' encoignure d' un hangar , lorsqu' elle aperçut , devant elle , au ras d' une sorte de trou , la tête curieuse d' un enfant , qui regardait .
1697: C' était un petit garçon de dix ans , pieds nus , habillé d' une seule chemise et d' un pantalon en lambeaux , quelque rôdeur de route , très amusé par la bataille .
1698: Ses minces yeux noirs pétillaient , et il s' exclamait d' allégresse , à chaque détonation .
1699: - oh !
1700: Ce qu' ils sont rigolo ! ...
1701: bougez pas , en v'là encore un qui s' amène ! ...
1702: boum !
1703: A -t-il pété , celui -là ! ...
1704: bougez pas , bougez pas !
1705: Et , à chaque projectile , il faisait un plongeon au fond du trou , reparaissait , levait sa tête d' oiseau siffleur , pour replonger encore .
1706: * Henriette remarqua alors que les obus venaient du
1707: * Liry , tandis que les batteries de * Pont- * Maugis et de * Noyers ne tiraient plus que sur * Balan .
1708: Elle voyait très nettement la fumée , à chaque décharge ;
1709: puis , elle entendait presque aussitôt le sifflement , que suivait la détonation .
1710: Il dut y avoir un court répit , des vapeurs légères se dissipaient lentement .
1711: - pour sûr qu' ils boivent un coup !
1712: Cria le petit .
1713: Vite , vite !
1714: Donnez -moi la main , nous allons nous cavaler !
1715: Il lui prit la main , la força à le suivre ;
1716: et tous deux galopèrent , côte à côte , pliant le dos , traversant ainsi l' espace découvert .
1717: Au bout , comme ils se jetaient derrière une meule et qu' ils se retournaient , ils virent de nouveau un obus arriver , tomber droit sur le hangar , à la place qu' ils occupaient tout à l' heure .
1718: Le fracas fut épouvantable , le hangar s' abattit .
1719: Du coup , une joie folle fit danser le gamin , qui trouvait ça très farce .
1720: - bravo !
1721: En v'là de la casse ! ...
1722: hein ?
1723: Tout de même , il était temps !
1724: Mais , une seconde fois ,
1725: * Henriette se heurtait contre un obstacle infranchissable , des murs de jardin , sans chemin aucun .
1726: Son petit compagnon continuait à rire , disait qu' on passait toujours , quand on le voulait bien .
1727: Il grimpa sur le chaperon d' un mur , l' aida ensuite à le franchir .
1728: D' un saut , ils se trouvèrent dans un potager , parmi des planches de haricots et de pois .
1729: Des clôtures partout .
1730: Alors , pour en sortir , il leur fallut traverser une maison basse de jardinier .
1731: Lui , sifflant , les mains ballantes , allait le premier , ne s' étonnait de rien .
1732: Il poussa une porte , se trouva dans une chambre , passa dans une autre , où il y avait une vieille femme , la seule âme restée là sans doute .
1733: Elle semblait hébétée , debout près d' une table .
1734: Elle regarda ces deux personnes inconnues passer ainsi au travers de sa maison ;
1735: et elle ne leur dit pas un mot , et eux-mêmes ne lui adressèrent pas la parole .
1736: Déjà , de l' autre côté , ils ressortaient dans une ruelle , qu' ils purent suivre pendant un instant .
1737: Puis , d' autres difficultés se présentèrent , ce fut de la sorte , durant près d' un kilomètre , des murailles sautées , des haies franchies , une course qui coupait au plus court , par les portes des remises , les fenêtres des habitations , selon le hasard de la route qu' ils parvenaient à se frayer .
1738: Des chiens hurlaient , ils faillirent être renversés par une vache qui fuyait d' un galop furieux .
1739: Cependant , ils devaient approcher , une odeur d' incendie leur arrivait , de grandes fumées rousses , telles que de légers crêpes flottants , voilaient à chaque minute le soleil .
1740: Tout d' un coup , le gamin s' arrêta , se planta devant
1741: * Henriette .
1742: -dites donc , madame , comme ça , où donc allez -vous ?
1743: -mais tu le vois , je vais à * Bazeilles .
1744: Il siffla , il eut un de ses rires aigus de vaurien échappé de l' école , qui se faisait du bon sang .
1745: - à * Bazeilles ...
1746: ah !
1747: Non , ça n' est pas mon affaire ...
1748: moi , je vas ailleurs .
1749: Bien le bonsoir !
1750: Et il tourna sur les talons , il s' en alla comme il était venu , sans qu' elle pût savoir d' où il sortait ni où il rentrait .
1751: Elle l' avait trouvé dans un trou , elle le perdit des yeux au coin d' un mur ;
1752: et jamais plus elle ne devait le revoir .
1753: Quand elle fut seule ,
1754: * Henriette éprouva un singulier sentiment de peur .
1755: Ce n' était guère une protection , cet enfant chétif avec elle ;
1756: mais il l' étourdissait de son bavardage .
1757: Maintenant , elle tremblait , elle si naturellement courageuse .
1758: Les obus ne tombaient plus , les allemands avaient cessé de tirer sur * Bazeilles , dans la crainte sans doute de tuer les leurs , maîtres du village .
1759: Seulement , depuis quelques minutes , elle entendait des balles siffler , ce bourdonnement de grosses mouches dont on lui avait parlé , et qu' elle reconnaissait .
1760: Au loin , c' était une confusion telle de toutes les rages , qu' elle ne distinguait même pas le bruit de la fusillade , dans la violence de cette clameur .
1761: Comme elle tournait l' angle d' une maison , il y eut , près de son oreille , un bruit mat , une chute de plâtre , qui la firent s' arrêter net :
1762: une balle venait d' écorner la façade , elle en restait toute pâle .
1763: Puis , avant qu' elle se fût demandé si elle aurait le courage de continuer , elle reçut au front comme un coup de marteau , elle tomba sur les deux genoux , étourdie .
1764: Une seconde balle , qui ricochait , l' avait effleurée un peu au-dessus du sourcil gauche , en ne laissant là qu' une forte meurtrissure .
1765: Quand elle eut porté les deux mains à son front , elle les retira rouges de sang .
1766: Mais elle avait senti le crâne solide , intact , sous les doigts ;
1767: et elle répéta tout haut , pour s' encourager :
1768: - ce n' est rien , ce n' est rien ...
1769: voyons , je n' ai pas peur , non !
1770: Je n' ai pas peur ...
1771: et c' était vrai , elle se releva , elle marcha dès lors parmi les balles avec une insouciance de créature dégagée d' elle-même , qui ne raisonne plus , qui donne sa vie .
1772: Elle ne cherchait même plus à se protéger , allant tout droit , la tête haute , n' allongeant le pas que dans le désir d' arriver .
1773: Les projectiles s' écrasaient autour d' elle , vingt fois elle manqua d' être tuée , sans paraître le savoir .
1774: Sa hâte légère , son activité de femme silencieuse , semblaient l' aider , la faire passer si fine , si souple dans le péril , qu' elle y échappait .
1775: Elle était enfin à * Bazeilles , elle coupa au milieu d' un champ de luzerne , pour rejoindre la route , la grande rue qui traverse le village .
1776: Comme elle y débouchait , elle reconnut sur la droite , à deux cents pas , sa maison qui brûlait , sans qu' on vît les flammes au grand soleil , le toit à demi effondré déjà , les fenêtres vomissant des tourbillons de fumée noire .
1777: Alors , un galop l' emporta , elle courut à perdre haleine .
1778: * Weiss , dès huit heures , s' était trouvé enfermé là , séparé des troupes qui se repliaient .
1779: Tout de suite , le retour à * Sedan était devenu impossible , car les bavarois , débordant par le parc de * Montivilliers , avaient coupé la ligne de retraite .
1780: Il était seul , avec son fusil et les cartouches qui lui restaient , lorsqu' il aperçut devant sa porte une dizaine de soldats , demeurés comme lui en arrière , isolés de leurs camarades , cherchant des yeux un abri , pour vendre au moins chèrement leur peau .
1781: Vivement , il descendit leur ouvrir , et la maison dès lors eut une garnison , un capitaine , un caporal , huit hommes , tous hors d' eux , enragés , résolus à ne pas se rendre .
1782: - tiens ! * Laurent , vous en êtes !
1783: S' écria * Weiss , surpris de voir parmi eux un grand garçon maigre , qui tenait un fusil , ramassé à côté de quelque cadavre .
1784: * Laurent , en pantalon et en veste de toile bleue , était un garçon jardinier du voisinage , âgé d' une trentaine d' années , et qui avait perdu récemment sa mère et sa femme , emportées par la même mauvaise fièvre .
1785: - pourquoi donc que je n' en serais pas ?
1786: Répondit -il .
1787: Je n' ai que ma carcasse , je puis bien la donner ...
1788: et puis , vous savez , ça m' amuse , à cause que je ne tire pas mal , et que ça va être drôle d' en démolir un à chaque coup , de ces bougres -là !
1789: Déjà , le capitaine et le caporal inspectaient la maison .
1790: Rien à faire du rez-de-chaussée , on se contenta de pousser les meubles contre la porte et les fenêtres , pour les barricader le plus solidement possible .
1791: Ce fut ensuite dans les trois petites pièces du premier étage et dans le grenier qu' ils organisèrent la défense , approuvant du reste les préparatifs déjà faits par * Weiss , les matelas garnissant les persiennes , les meurtrières ménagées de place en place , entre les lames .
1792: Comme le capitaine se hasardait à se pencher , pour examiner les alentours , il entendit des cris , des larmes d' enfant .
1793: - qu' est -ce donc ?
1794: Demanda -t-il .
1795: * Weiss revit alors , dans la teinturerie voisine , le petit * Auguste malade , la face pourpre de fièvre entre ses draps blancs , demandant à boire , appelant sa mère , qui ne pouvait plus lui répondre , gisante sur le carreau , la tête broyée .
1796: Et , à cette vision , il eut un geste douloureux , il répondit :
1797: - un pauvre petit dont un obus a tué la mère , et qui pleure , là , à côté .
1798: - tonnerre de dieu !
1799: Murmura * Laurent , ce qu' il va falloir leur faire payer tout ça !
1800: Il n' arrivait encore dans la façade que des balles perdues .
1801: * Weiss et le capitaine , accompagnés du garçon jardinier et de deux hommes , étaient montés dans le grenier , d' où ils pouvaient mieux surveiller la route .
1802: Ils la voyaient obliquement , jusqu'à la place de l' église .
1803: Cette place était maintenant au pouvoir des bavarois ;
1804: mais ils n' avançaient toujours qu' avec beaucoup de peine et une extrême prudence .
1805: Au coin d' une ruelle , une poignée de fantassins les tint encore en échec pendant près d' un quart d' heure , d' un feu tellement nourri , que les morts s' entassaient .
1806: Ensuite , ce fut une maison , à l' autre encoignure , dont ils durent s' emparer , avant de passer outre .
1807: Par moments , dans la fumée , on distinguait une femme , avec un fusil , tirant d' une des fenêtres .
1808: C' était la maison d' un boulanger , des soldats s' y trouvaient oubliés , mêlés aux habitants ;
1809: et , la maison prise , il y eut des cris , une effroyable bousculade roula jusqu'au mur d' en face , un flot dans lequel apparut la jupe de la femme , une veste d' homme , des cheveux blancs hérissés ;
1810: puis , un feu de peloton gronda , du sang jaillit jusqu'au chaperon du mur .
1811: Les allemands étaient inflexibles :
1812: toute personne prise les armes à la main , n' appartenant point aux armées belligérantes , était fusillée sur l' heure , comme coupable de s' être mise en dehors du droit des gens .
1813: Devant la furieuse résistance du village , leur colère montait , et les pertes effroyables qu' ils éprouvaient depuis bientôt cinq heures , les poussaient à d' atroces représailles .
1814: Les ruisseaux coulaient rouges , les morts barraient la route , certains carrefours n' étaient plus que des charniers , d' où s' élevaient des râles .
1815: Alors , dans chaque maison qu' ils emportaient de haute lutte , on les vit jeter de la paille enflammée ;
1816: d' autres couraient avec des torches , d' autres badigeonnaient les murs de pétrole ;
1817: et bientôt des rues entières furent en feu ,
1818: * Bazeilles flamba .
1819: Cependant , au milieu du village , il n' y avait plus que la maison de * Weiss , avec ses persiennes closes , qui gardait son air menaçant de citadelle , résolue à ne pas se rendre .
1820: - attention !
1821: Les voici !
1822: Cria le capitaine .
1823: Une décharge , partie du grenier et du premier étage , coucha par terre trois des bavarois qui s' avançaient , en rasant les murs .
1824: Les autres se replièrent , s' embusquèrent à tous les angles de la route ;
1825: et le siège de la maison commença , une telle pluie de balles fouetta la façade qu' on aurait dit un ouragan de grêle .
1826: Pendant près de dix minutes , cette fusillade ne cessa pas , trouant le plâtre , sans faire grand mal .
1827: Mais un des hommes que le capitaine avait pris avec lui dans le grenier , ayant commis l' imprudence de se montrer à une lucarne , fut tué raide , d' une balle en plein front .
1828: - nom d' un chien !
1829: Un de moins !
1830: Gronda le capitaine .
1831: Méfiez -vous donc , nous ne sommes pas assez pour nous faire tuer par plaisir !
1832: Lui-même avait pris un fusil , et il tirait , abrité derrière un volet .
1833: Mais * Laurent , le garçon jardinier , faisait surtout son admiration .
1834: à genoux , le canon de son chassepot appuyé dans l' étroite fente d' une meurtrière , comme à l' affût , il ne lâchait un coup qu' en toute certitude ;
1835: et il en annonçait même le résultat à l' avance .
1836: - au petit officier bleu , là-bas , dans le coeur ...
1837: à l' autre , plus loin , le grand sec , entre les deux yeux ...
1838: au gros qui a une barbe rousse et qui m' embête , dans le ventre ...
1839: et , chaque fois , l' homme tombait , foudroyé , frappé à l' endroit qu' il désignait ;
1840: et lui continuait paisiblement , ne se hâtait pas , ayant de quoi faire , disait -il , car il lui aurait fallu du temps , pour les tuer tous de la sorte , un à un .
1841: - ah !
1842: Si j' avais des yeux !
1843: Répétait furieusement
1844: * Weiss .
1845: Il venait de casser ses lunettes , il en était désespéré .
1846: Son binocle lui restait , mais il n' arrivait pas à le faire tenir solidement sur son nez , dans la sueur qui lui inondait la face ;
1847: et , souvent , il tirait au hasard , enfiévré , les mains tremblantes .
1848: Toute une passion croissante emportait son calme ordinaire .
1849: - ne vous pressez pas , ça ne sert absolument à rien , disait * Laurent .
1850: Tenez , visez -le avec soin , celui qui n' a plus de casque , au coin de l' épicier ...
1851: mais c' est très bien , vous lui avez cassé la patte , et le voilà qui gigote dans son sang .
1852: * Weiss , un peu pâle , regardait .
1853: Il murmura :
1854: - finissez -le .
1855: -gâcher une balle , ah !
1856: Non , par exemple !
1857: Vaut mieux en démolir un autre .
1858: Les assaillants devaient avoir remarqué ce tir redoutable , qui partait des lucarnes du grenier .
1859: Pas un homme ne pouvait avancer , sans rester par terre .
1860: Aussi firent -ils entrer en ligne des troupes fraîches , avec l' ordre de cribler de balles la toiture .
1861: Dès lors , le grenier devint intenable :
1862: les ardoises étaient percées aussi aisément que de minces feuilles de papier , les projectiles pénétraient de toutes parts , ronflant comme des abeilles .
1863: à chaque seconde , on courait le risque d' être tué .
1864: - descendons , dit le capitaine .
1865: On peut tenir encore au premier .
1866: Mais , comme il se dirigeait vers l' échelle , une balle l' atteignit dans l' aine et le renversa .
1867: - trop tard , nom d' un chien !
1868: * Weiss et * Laurent , aidés du soldat qui restait , s' entêtèrent à le descendre , bien qu' il leur criât de ne pas perdre leur temps à s' occuper de lui :
1869: il avait son compte , il pouvait tout aussi bien crever en haut qu' en bas .
1870: Pourtant , dans une chambre du premier étage , lorsqu' on l' eut couché sur un lit , il voulut encore diriger la défense .
1871: - tirez dans le tas , ne vous occupez pas du reste .
1872: Tant que votre feu ne se ralentira point , ils sont bien trop prudents pour se risquer .
1873: En effet , le siège de la petite maison continuait , s' éternisait .
1874: Vingt fois elle avait paru devoir être emportée dans la tempête de fer dont elle était battue ;
1875: et , sous les rafales , au milieu de la fumée , elle se montrait de nouveau debout , trouée , déchiquetée , crachant quand même des balles par chacune de ses fentes .
1876: Les assaillants exaspérés d' être arrêtés si longtemps et de perdre tant de monde devant une pareille bicoque , hurlaient , tiraillaient à distance , sans avoir l' audace de se ruer pour enfoncer la porte et les fenêtres , en bas .
1877: - attention !
1878: Cria le caporal , voilà une persienne qui tombe !
1879: La violence des balles venait d' arracher une persienne de ses gonds .
1880: Mais * Weiss se précipita , poussa une armoire contre la fenêtre ;
1881: et * Laurent , embusqué derrière , put continuer son tir .
1882: Un des soldats gisait à ses pieds , la mâchoire fracassée , perdant beaucoup de sang .
1883: Un autre reçut une balle dans la gorge , roula jusqu'au mur , où il râla sans fin , avec un frisson convulsif de tout le corps .
1884: Ils n' étaient plus que huit , en ne comptant pas le capitaine , qui , trop affaibli pour parler , adossé au fond du lit , donnait encore des ordres , par gestes .
1885: De même que le grenier , les trois chambres du premier étage commençaient à devenir intenables , car les matelas en lambeaux n' arrêtaient plus les projectiles :
1886: des éclats de plâtre sautaient des murs et du plafond , les meubles s' écornaient , les flancs de l' armoire se fendaient comme sous des coups de hache .
1887: Et le pis était que les munitions allaient manquer .
1888: - est -ce dommage !
1889: Grogna * Laurent .
1890: ça marche si bien !
1891: * Weiss eut une idée brusque .
1892: - attendez !
1893: Il venait de songer au soldat mort , là-haut , dans le grenier .
1894: Et il monta , le fouilla , pour prendre les cartouches qu' il devait avoir .
1895: Tout un pan de la toiture s' était effondré , il vit le ciel bleu , une nappe de gaie lumière qui l' étonna .
1896: Pour ne pas être tué , il se traînait sur les genoux .
1897: Puis , lorsqu' il tint les cartouches , une trentaine encore , il se hâta , redescendit au galop .
1898: Mais , en bas , comme il partageait cette provision nouvelle avec le garçon jardinier , un soldat jeta un cri , tomba sur le ventre .
1899: Ils n' étaient plus que sept ;
1900: et , tout de suite , ils ne furent plus que six , le caporal ayant reçu , dans l' oeil gauche , une balle qui lui fit sauter la cervelle .
1901: * Weiss , à partir de ce moment , n' eut plus conscience de rien .
1902: Lui et les cinq autres continuaient à tirer comme des fous , achevant les cartouches , sans même avoir l' idée qu' ils pouvaient se rendre .
1903: Dans les trois petites pièces , le carreau était obstrué par les débris des meubles .
1904: Des morts barraient les portes , un blessé , dans un coin , jetait une plainte affreuse et continue .
1905: Partout , du sang collait sous les semelles .
1906: Un filet rouge avait coulé , descendant les marches .
1907: Et l' air n' était plus respirable , un air épaissi et brûlant de poudre , une fumée , une poussière âcre , nauséabonde , une nuit presque complète que rayaient les flammes des coups de feu .
1908: - tonnerre de dieu !
1909: Cria * Weiss , ils amènent du canon !
1910: C' était vrai .
1911: Désespérant de venir à bout de cette poignée d' enragés , qui les attardaient ainsi , les bavarois étaient en train de mettre en position une pièce , au coin de la place de l' église .
1912: Peut-être enfin passeraient -ils , lorsqu' ils auraient jeté la maison par terre , à coups de boulets .
1913: Et cet honneur qu' on leur faisait , cette artillerie braquée sur eux , là-bas , acheva d' égayer furieusement les assiégés , qui ricanaient , pleins de mépris .
1914: Ah !
1915: Les bougres de lâches , avec leur canon !
1916: Toujours agenouillé ,
1917: * Laurent visait soigneusement les artilleurs , tuant son homme chaque fois ;
1918: si bien que le service de la pièce ne pouvait se faire , et qu' il se passa cinq ou six minutes avant que le premier coup fût tiré .
1919: Trop haut , d' ailleurs , il n' emporta qu' un morceau de la toiture .
1920: Mais la fin approchait .
1921: Vainement , on fouillait les morts , il n' y avait plus une seule cartouche .
1922: Exténués , hagards , les six tâtonnaient , cherchaient ce qu' ils pourraient jeter par les fenêtres , pour écraser l' ennemi .
1923: Un d' eux , qui se montra , vociférant , brandissant les poings , fut criblé d' une volée de plomb ;
1924: et ils ne restèrent plus que cinq .
1925: Que faire ?
1926: Descendre , tâcher de s' échapper par le jardin et les prairies ?
1927: à ce moment , un tumulte éclata en bas , un flot furieux monta l' escalier :
1928: c' étaient les bavarois qui venaient enfin de faire le tour , enfonçant la porte de derrière , envahissant la maison .
1929: Une mêlée terrible s' engagea dans les petites pièces , parmi les corps et les meubles en miettes .
1930: Un des soldats eut la poitrine trouée d' un coup de baïonnette , et les deux autres furent faits prisonniers ;
1931: tandis que le capitaine , qui venait d' exhaler son dernier souffle , demeurait la bouche ouverte , le bras levé encore , comme pour donner un ordre .
1932: Cependant , un officier , un gros blond , armé d' un revolver , et dont les yeux , injectés de sang , semblaient sortir des orbites , avait aperçu * Weiss et * Laurent , l' un avec son paletot , l' autre avec sa veste de toile bleue ;
1933: et il les apostrophait violemment en français :
1934: - qui êtes -vous ?
1935: Qu' est -ce que vous fichez là , vous autres ?
1936: Puis , les voyant noirs de poudre , il comprit , il les couvrit d' injures , en allemand , la voix bégayante de fureur .
1937: Déjà , il levait son pistolet pour leur casser la tête , lorsque les soldats qu' il commandait , se ruèrent , s' emparèrent de * Weiss et de * Laurent , qu' ils poussèrent dans l' escalier .
1938: Les deux hommes étaient portés , charriés , au milieu de cette vague humaine , qui les jeta sur la route ;
1939: et ils roulèrent jusqu'au mur d' en face , parmi de telles vociférations , que la voix des chefs ne s' entendait plus .
1940: Alors , durant deux ou trois minutes encore , tandis que le gros officier blond tâchait de les dégager , pour procéder à leur exécution , ils purent se remettre debout et voir .
1941: D' autres maisons s' allumaient ,
1942: * Bazeilles n' allait plus être qu' un brasier .
1943: Par les hautes fenêtres de l' église , des gerbes de flammes commençaient à sortir .
1944: Des soldats , qui chassaient une vieille dame de chez elle , venaient de la forcer à leur donner des allumettes , pour mettre le feu à son lit et à ses rideaux .
1945: De proche en proche , les incendies gagnaient , sous les brandons de paille jetés , sous les flots de pétrole répandus ;
1946: et ce n' était plus qu' une guerre de sauvages , enragés par la longueur de la lutte , vengeant leurs morts , leurs tas de morts , sur lesquels ils marchaient .
1947: Des bandes hurlaient parmi la fumée et les étincelles , dans l' effrayant vacarme fait de tous les bruits , des plaintes d' agonie , des coups de feu , des écroulements .
1948: à peine se voyait -on , de grandes poussières livides s' envolaient , cachaient le soleil , d' une insupportable odeur de suie et de sang , comme chargées des abominations du massacre .
1949: On tuait encore , on détruisait dans tous les coins :
1950: la brute lâchée , l' imbécile colère , la folie furieuse de l' homme en train de manger l' homme .
1951: Et * Weiss , enfin , devant lui , aperçut sa maison qui brûlait .
1952: Des soldats étaient accourus avec des torches , d' autres activaient les flammes , en y lançant les débris des meubles .
1953: Rapidement , le rez-de-chaussée flamba , la fumée sortit par toutes les plaies de la façade et de la toiture .
1954: Mais , déjà , la teinturerie voisine prenait également feu ;
1955: et , chose affreuse , on entendit encore la voix du petit * Auguste , couché dans son lit , délirant de fièvre , qui appelait sa mère ;
1956: tandis que les jupes de la malheureuse , étendue sur le seuil , la tête broyée , s' allumaient .
1957: - maman , j' ai soif ...
1958: maman , donne -moi de l' eau ...
1959: les flammes ronflèrent , la voix cessa , on ne distingua plus que les hourras assourdissants des vainqueurs .
1960: Mais , par-dessus les bruits , par-dessus les clameurs , un cri terrible domina .
1961: C' était * Henriette qui arrivait et qui venait de voir son mari , contre le mur , en face d' un peloton préparant ses armes .
1962: Elle se rua à son cou .
1963: - mon dieu !
1964: Qu' est -ce qu' il y a ?
1965: Ils ne vont pas te tuer !
1966: * Weiss , stupide , la regardait .
1967: Elle !
1968: Sa femme , désirée si longtemps , adorée d' une tendresse idolâtre !
1969: Et un frémissement le réveilla , éperdu .
1970: Qu' avait -il fait ?
1971: Pourquoi était -il resté , à tirer des coups de fusil , au lieu d' aller la rejoindre , ainsi qu' il l' avait juré ?
1972: Dans un éblouissement , il voyait son bonheur perdu , la séparation violente , à jamais .
1973: Puis , le sang qu' elle avait au front , le frappa ;
1974: et la voix machinale , bégayante :
1975: - est -ce que tu es blessée ? ...
1976: c' est fou d' être venue ...
1977: d' un geste emporté , elle l' interrompit .
1978: - oh !
1979: Moi , ce n' est rien , une égratignure ...
1980: mais toi , toi !
1981: Pourquoi te gardent -ils ?
1982: Je ne veux pas qu' ils te tuent !
1983: L' officier se débattait au milieu de la route encombrée , pour que le peloton eût un peu de recul .
1984: Quand il aperçut cette femme au cou d' un des prisonniers , il reprit violemment , en français :
1985: - oh !
1986: Non , pas de bêtises , hein ! ...
1987: d' où sortez -vous ?
1988: Que voulez -vous ?
1989: -je veux mon mari .
1990: - votre mari , cet homme -là ? ...
1991: il a été condamné , justice doit être faite .
1992: - je veux mon mari .
1993: - voyons , soyez raisonnable ...
1994: écartez -vous , nous n' avons pas envie de vous faire du mal .
1995: - je veux mon mari .
1996: Renonçant alors à la convaincre , l' officier allait donner l' ordre de l' arracher des bras du prisonnier , lorsque * Laurent , silencieux jusque -là , l' air impassible , se permit d' intervenir .
1997: - dites donc , capitaine , c' est moi qui vous ai démoli tant de monde , et qu' on me fusille , ça va bien .
1998: D' autant plus que je n' ai personne , ni mère , ni femme , ni enfant ...
1999: tandis que monsieur est marié ...
2000: dites , lâchez -le donc , puis vous me réglerez mon affaire ...
2001: hors de lui , le capitaine hurla :
2002: - en voilà des histoires !
2003: Est -ce qu' on se fiche de moi ? ...
2004: un homme de bonne volonté pour emporter cette femme !
2005: Il dut redire cet ordre en allemand .
2006: Et un soldat s' avança , un bavarois trapu , à l' énorme tête embroussaillée de barbe et de cheveux roux , sous lesquels on ne distinguait qu' un large nez carré et que de gros yeux bleus .
2007: Il était souillé de sang , effroyable , tel qu' un de ces ours des cavernes , une de ces bêtes poilues toutes rouges de la proie dont elles viennent de faire craquer les os .
2008: * Henriette répétait , dans un cri déchirant :
2009: - je veux mon mari , tuez -moi avec mon mari .
2010: Mais l' officier s' appliquait de grands coups de poing dans la poitrine , en disant que , lui , n' était pas un bourreau , que s' il y en avait qui tuaient les innocents , ce n' était pas lui .
2011: Elle n' avait pas été condamnée , il se couperait la main , plutôt que de toucher à un cheveu de sa tête .
2012: Alors , comme le bavarois s' approchait ,
2013: * Henriette se colla au corps de * Weiss , de tous ses membres , éperdument .
2014: - oh !
2015: Mon ami , je t' en supplie , garde -moi , laisse -moi mourir avec toi ...
2016: * Weiss pleurait de grosses larmes ;
2017: et , sans répondre , il s' efforçait de détacher , de ses épaules et de ses reins , les doigts convulsifs de la malheureuse .
2018: - tu ne m' aimes donc plus , que tu veux mourir sans moi ...
2019: garde -moi , ça les fatiguera , ils nous tueront ensemble .
2020: Il avait dégagé une des petites mains , il la serrait contre sa bouche , il la baisait , tandis qu' il travaillait pour faire lâcher prise à l' autre .
2021: - non , non !
2022: Garde -moi ...
2023: je veux mourir ...
2024: enfin , à grand'peine , il lui tenait les deux mains .
2025: Muet jusque -là , ayant évité de parler , il ne dit qu' un mot :
2026: - adieu , chère femme .
2027: Et , déjà , de lui-même , il l' avait jetée entre les bras du bavarois , qui l' emportait .
2028: Elle se débattait , criait , tandis que , pour la calmer sans doute , le soldat lui adressait tout un flot de rauques paroles .
2029: D' un violent effort , elle avait dégagé sa tête , elle vit tout .
2030: Cela ne dura pas trois secondes .
2031: * Weiss , dont le binocle avait glissé , dans les adieux , venait de le remettre vivement sur son nez , comme s' il avait voulu bien voir la mort en face .
2032: Il recula , s' adossa contre le mur , en croisant les bras ;
2033: et , dans son veston en lambeaux , ce gros garçon paisible avait une figure exaltée , d' une admirable beauté de courage .
2034: Près de lui ,
2035: * Laurent s' était contenté de fourrer les mains dans ses poches .
2036: Il semblait indigné de la cruelle scène , de l' abomination de ces sauvages qui tuaient les hommes sous les yeux de leurs femmes .
2037: Il se redressa , les dévisagea , leur cracha d' une voix de mépris :
2038: - sales cochons !
2039: Mais l' officier avait levé son épée , et les deux hommes tombèrent comme des masses , le garçon jardinier la face contre terre , l' autre , le comptable , sur le flanc , le long du mur .
2040: Celui -ci , avant d' expirer , eut une convulsion dernière , les paupières battantes , la bouche tordue .
2041: L' officier , qui s' approcha , le remua du pied , voulant s' assurer qu' il avait bien cessé de vivre .
2042: * Henriette avait tout vu , ces yeux mourants qui la cherchaient , ce sursaut affreux de l' agonie , cette grosse botte poussant le corps .
2043: Elle ne cria même pas , elle mordit silencieusement , furieusement , ce qu' elle put , une main que ses dents rencontrèrent .
2044: Le bavarois jeta une plainte d' atroce douleur .
2045: Il la renversa , faillit l' assommer .
2046: Leurs visages se touchaient , jamais elle ne devait oublier cette barbe et ces cheveux rouges , éclaboussés de sang , ces yeux bleus , élargis et chavirés de rage .
2047: Plus tard ,
2048: * Henriette ne put se rappeler nettement ce qui s' était passé ensuite .
2049: Elle n' avait eu qu' un désir , retourner près du corps de son mari , le prendre , le veiller .
2050: Seulement , comme dans les cauchemars , toutes sortes d' obstacles se dressaient , l' arrêtaient à chaque pas .
2051: De nouveau , une vive fusillade venait d' éclater , un grand mouvement avait lieu parmi les troupes allemandes qui occupaient * Bazeilles :
2052: c' était l' arrivée enfin de l' infanterie de marine ;
2053: et le combat recommençait avec une telle violence , que la jeune femme fut rejetée à gauche , dans une ruelle , parmi un troupeau affolé d' habitants .
2054: D' ailleurs , le résultat de la lutte ne pouvait être douteux , il était trop tard pour reconquérir les positions abandonnées .
2055: Pendant près d' une demi-heure encore , l' infanterie s' acharna , se fit tuer , avec un emportement superbe ;
2056: mais , sans cesse , les ennemis recevaient des renforts , débordaient de partout , des prairies , des routes , du parc de * Montivilliers .
2057: Rien désormais ne les aurait délogés de ce village , si chèrement acheté , où plusieurs milliers des leurs gisaient dans le sang et les flammes .
2058: Maintenant , la destruction achevait son oeuvre , il n' y avait plus là qu' un charnier de membres épars et de débris fumants , et * Bazeilles égorgé , anéanti , s' en allait en cendre .
2059: Une dernière fois ,
2060: * Henriette aperçut au loin sa petite maison dont les planchers s' écroulaient , au milieu d' un tourbillon de flammèches .
2061: Toujours , elle revoyait , en face , le long du mur , le corps de son mari .
2062: Mais un nouveau flot l' avait reprise , les clairons sonnaient la retraite , elle fut emportée , sans savoir comment , parmi les troupes qui se repliaient .
2063: Alors , elle devint une chose , une épave roulée , charriée dans un piétinement confus de foule , coulant à pleine route .
2064: Et elle ne savait plus , elle finit par se retrouver à * Balan , chez des gens qu' elle ne connaissait pas , et elle sanglotait dans une cuisine , la tête tombée sur une table .
2065: chapitre V :
2066: sur le plateau de l' * Algérie , à dix heures , la compagnie * Beaudoin était toujours couchée parmi les choux , dans le champ dont elle n' avait pas bougé depuis le matin .
2067: Les feux croisés des batteries du
2068: * Hattoy et de la presqu'île d' * Iges , qui redoublaient de violence , venaient encore de lui tuer deux hommes ;
2069: et aucun ordre de marcher en avant n' arrivait :
2070: allait -on passer la journée là , à se laisser mitrailler , sans se battre ?
2071: Même les hommes n' avaient plus le soulagement de décharger leurs chassepots .
2072: Le capitaine * Beaudoin était parvenu à faire cesser le feu , cette furieuse et inutile fusillade contre le petit bois d' en face , où pas un prussien ne paraissait être resté .
2073: Le soleil devenait accablant , on brûlait , ainsi allongé par terre , sous le ciel en flammes .
2074: * Jean , qui se tourna , fut inquiet de voir que
2075: * Maurice avait laissé tomber sa tête , la joue contre le sol , les yeux fermés .
2076: Il était très pâle , la face immobile .
2077: - eh bien !
2078: Quoi donc ?
2079: Mais , simplement ,
2080: * Maurice s' était endormi .
2081: L' attente , la fatigue , l' avaient terrassé , malgré la mort qui volait de toutes parts .
2082: Et il s' éveilla brusquement , ouvrit de grands yeux calmes , où reparut aussitôt l' effarement trouble de la bataille .
2083: Jamais il ne put savoir combien de temps il avait sommeillé .
2084: Il lui semblait sortir d' un néant infini et délicieux .
2085: - tiens !
2086: Est -ce drôle , murmura -t-il , j' ai dormi ! ...
2087: ah !
2088: ça m' a fait du bien .
2089: En effet , il sentait moins , à ses tempes et à ses côtes , le douloureux serrement , cette ceinture de la peur dont craquent les os .
2090: Il plaisanta * Lapoulle qui , depuis la disparition de * Chouteau et de * Loubet , s' inquiétait d' eux , parlait d' aller les chercher .
2091: Une riche idée , pour se mettre à l' abri derrière un arbre et fumer une pipe ! * Pache prétendait qu' on les avait gardés à l' ambulance , où les brancardiers manquaient .
2092: Encore un métier pas commode , que d' aller ramasser les blessés , sous le feu !
2093: Puis , tourmenté des superstitions de son village , il ajouta que ça ne portait pas chance de toucher aux morts :
2094: on en mourait .
2095: - taisez -vous donc , tonnerre de dieu !
2096: Cria le lieutenant * Rochas .
2097: Est -ce qu' on meurt !
2098: Sur son grand cheval , le colonel * De * Vineuil avait tourné la tête .
2099: Et il eut un sourire , le seul depuis le matin .
2100: Puis , il retomba dans son immobilité , toujours impassible sous les obus , attendant des ordres .
2101: * Maurice , qui s' intéressait maintenant aux brancardiers , suivait leurs recherches , dans les plis de terrain .
2102: Il devait y avoir , au bout du chemin creux , derrière un talus , une ambulance volante de premiers secours , dont le personnel s' était mis à explorer le plateau .
2103: Rapidement , on dressait une tente , tandis qu' on déballait du fourgon le matériel nécessaire , les quelques outils , les appareils , le linge , de quoi procéder à des pansements hâtifs , avant de diriger les blessés sur * Sedan , au fur et à mesure qu' on pouvait se procurer des voitures de transport , qui bientôt allaient manquer .
2104: Il n' y avait là que des aides .
2105: Et c' étaient surtout les brancardiers qui faisaient preuve d' un héroïsme têtu et sans gloire .
2106: On les voyait , vêtus de gris , avec la croix rouge de leur casquette et de leur brassard , se risquer lentement , tranquillement , sous les projectiles , jusqu'aux endroits où étaient tombés des hommes .
2107: Ils se traînaient sur les genoux , tâchaient de profiter des fossés , des haies , de tous les accidents de terrain , sans mettre de la vantardise à s' exposer inutilement .
2108: Puis , dès qu' ils trouvaient des hommes par terre , leur dure besogne commençait , car beaucoup étaient évanouis , et il fallait reconnaître les blessés des morts .
2109: Les uns étaient restés sur la face , la bouche dans une mare de sang , en train d' étouffer ;
2110: les autres avaient la gorge pleine de boue , comme s' ils venaient de mordre la terre ;
2111: d' autres gisaient jetés pêle-mêle , en tas , les bras et les jambes contractés , la poitrine écrasée à demi .
2112: Soigneusement , les brancardiers dégageaient , ramassaient ceux qui respiraient encore , allongeant leurs membres , leur soulevant la tête , qu' ils nettoyaient le mieux possible .
2113: Chacun d' eux avait un bidon d' eau fraîche , dont il était très avare .
2114: Et souvent on pouvait ainsi les voir à genoux , pendant de longues minutes , s' efforçant de ranimer un blessé , attendant qu' il eût rouvert les yeux .
2115: à une cinquantaine de mètres , sur la gauche ,
2116: * Maurice en regarda un qui tâchait de reconnaître la blessure d' un petit soldat , dont une manche laissait couler un filet de sang , goutte à goutte .
2117: Il y avait là une hémorragie , que l' homme à la croix rouge finit par trouver et par arrêter , en comprimant l' artère .
2118: Dans les cas pressants , ils donnaient de la sorte les premiers soins , évitaient les faux mouvements pour les fractures , bandaient et immobilisaient les membres , de façon à rendre sans danger le transport .
2119: Et ce transport enfin devenait la grande affaire :
2120: ils soutenaient ceux qui pouvaient marcher , portaient les autres , dans leurs bras , ainsi que des petits enfants , ou bien à califourchon sur leur dos , les mains ramenées autour de leur cou ;
2121: ou bien encore , ils se mettaient à deux , à trois , à quatre , selon la difficulté , leur faisaient un siège de leurs poings unis , les emportaient couchés , par les jambes et par les épaules .
2122: En dehors des brancards réglementaires , c' étaient aussi toutes sortes d' inventions ingénieuses , de brancards improvisés avec des fusils , liés à l' aide de bretelles de sac .
2123: Et , de partout , dans la plaine rase que labouraient les obus , on les voyait , isolés ou en groupe , qui filaient avec leurs fardeaux , baissant la tête , tâtant la terre du pied , d' un héroïsme prudent et admirable .
2124: Comme * Maurice en regardait un , sur la droite , un garçon maigre et chétif , qui emportait un lourd sergent pendu à son cou , les jambes brisées , de l' air d' une fourmi laborieuse qui transporte un grain de blé trop gros , il les vit culbuter et disparaître tous les deux dans l' explosion d' un obus .
2125: Quand la fumée se fut dissipée , le sergent reparut sur le dos , sans blessure nouvelle , tandis que le brancardier gisait , le flanc ouvert .
2126: Et une autre arriva , une autre fourmi active , qui , après avoir retourné et flairé le camarade mort , reprit le blessé à son cou et l' emporta .
2127: Alors ,
2128: * Maurice plaisanta * Lapoulle .
2129: - dis , si le métier te plaît davantage , va donc leur donner un coup de main !
2130: Depuis un moment , les batteries de * Saint- * Menges faisaient rage , la grêle des projectiles augmentait ;
2131: et le capitaine * Beaudoin , qui se promenait toujours devant sa compagnie , nerveusement , finit par s' approcher du colonel .
2132: C' était une pitié , d' épuiser le moral des hommes , pendant de si longues heures , sans les employer .
2133: - je n' ai pas d' ordre , répéta stoïquement le colonel .
2134: On vit encore le général * Douay passer au galop , suivi de son état-major .
2135: Il venait de se rencontrer avec le général * De * Wimpffen , accouru pour le supplier de tenir , ce qu' il avait cru pouvoir promettre de faire , mais à la condition formelle que le calvaire d' * Illy , sur sa droite , serait défendu .
2136: Si l' on perdait la position d' * Illy , il ne répondait plus de rien , la retraite devenait fatale .
2137: Le général * De * Wimpffen déclara que des troupes du 1er corps allaient occuper le calvaire ;
2138: et , en effet , on vit presque aussitôt un régiment de zouaves s' y établir ;
2139: de sorte que le général * Douay , rassuré , consentit à envoyer la division * Dumont au secours du
2140: 12e corps , très menacé .
2141: Mais , un quart d' heure plus tard , comme il revenait de constater l' attitude solide de sa gauche , il s' exclama en levant les yeux et en remarquant que le calvaire était vide :
2142: plus de zouaves , on avait abandonné le plateau , que le feu d' enfer des batteries de * Fleigneux rendait d' ailleurs intenable .
2143: Et , désespéré , prévoyant le désastre , il se portait rapidement sur la droite , lorsqu' il tomba dans une déroute de la division
2144: * Dumont , qui se repliait en désordre , affolée , mêlée aux débris du 1er corps .
2145: Ce dernier , après son mouvement de retraite , n' avait pu reconquérir ses positions du matin , laissant * Daigny au xiie corps saxon et * Givonne à la garde prussienne , forcé de remonter vers le nord , à travers le bois de la
2146: * Garenne , canonné par les batteries que l' ennemi installait sur toutes les crêtes , d' un bout à l' autre du vallon .
2147: Le terrible cercle de fer et de flammes se resserrait , une partie de la garde continuait sa marche sur * Illy , de l' est à l' ouest , en tournant les coteaux ;
2148: tandis que , de l' ouest à l' est , derrière le xie corps , maître de * Saint- * Menges , le ve cheminait toujours , dépassait * Fleigneux , portait sans cesse ses canons plus en avant , avec une impudente témérité , si convaincu de l' ignorance et de l' impuissance des troupes françaises , qu' il n' attendait même pas l' infanterie pour les soutenir .
2149: Il était midi , l' horizon entier s' embrasait , tonnant , croisant les feux sur le 7e et le 1er corps .
2150: Le général * Douay , alors , pendant que l' artillerie ennemie préparait de la sorte l' attaque suprême du calvaire , résolut de faire un dernier effort pour le reconquérir .
2151: Il envoya des ordres , il se jeta en personne parmi les fuyards de la division * Dumont , réussit à former une colonne , qu' il lança sur le plateau .
2152: Elle y tint bon pendant quelques minutes ;
2153: mais les balles sifflaient si drues , une telle trombe d' obus balayait les champs vides , sans un arbre , que la panique tout de suite se déclara , remportant les hommes le long des pentes , les roulant ainsi que des pailles surprises par un orage .
2154: Et le général s' entêta , fit avancer d' autres régiments .
2155: Une estafette , qui passait au galop , cria au colonel
2156: * De * Vineuil un ordre , dans l' effrayant vacarme .
2157: Déjà , le colonel était debout sur les étriers , la face ardente ;
2158: et , d' un grand geste de son épée , montrant le calvaire :
2159: - enfin , mes enfants , c' est notre tour ! ...
2160: en avant , là-haut !
2161: Le 106e , entraîné , s' ébranla .
2162: Une des premières , la compagnie * Beaudoin s' était mise debout , au milieu des plaisanteries , les hommes disant qu' ils étaient rouillés , qu' ils avaient de la terre dans les jointures .
2163: Mais , dès les premiers pas , on dut se jeter au fond d' une tranchée-abri qu' on rencontra , tellement le feu devenait vif .
2164: Et l' on fila en pliant l' échine .
2165: - mon petit , répétait * Jean à * Maurice , attention !
2166: C' est le coup de chien ...
2167: ne montre pas le bout de ton nez , car pour sûr on te le démolirait ...
2168: et ramasse bien tes os sous ta peau , si tu ne veux pas en laisser en route .
2169: Ceux qui en reviendront , cette fois , seront des bons .
2170: * Maurice entendait à peine , dans le bourdonnement , la clameur de foule qui lui emplissait la tête .
2171: Il ne savait plus s' il avait peur , il courait emporté par le galop des autres , sans volonté personnelle , n' ayant que le désir d' en finir tout de suite .
2172: Et il était à ce point devenu un simple flot de ce torrent en marche , qu' un brusque recul s' étant produit , à l' extrémité de la tranchée , devant les terrains nus qu' il restait à gravir , il avait aussitôt senti la panique le gagner , prêt à prendre la fuite .
2173: C' était , en lui , l' instinct débridé , une révolte des muscles , obéissant aux souffles épars .
2174: Des hommes déjà retournaient en arrière , lorsque le colonel se précipita .
2175: - voyons , mes enfants , vous ne me ferez pas cette peine , vous n' allez pas vous conduire comme des lâches ...
2176: souvenez -vous !
2177: Jamais le 106e n' a reculé , vous seriez les premiers à salir notre drapeau ...
2178: il poussait son cheval , barrait le chemin aux fuyards , trouvait des paroles pour chacun , parlait de la * France , d' une voix où tremblaient des larmes .
2179: Le lieutenant * Rochas en fut si ému , qu' il entra dans une terrible colère , levant son épée , tapant sur les hommes comme avec un bâton .
2180: - sales bougres , je vas vous monter là-haut à coups de botte dans le derrière , moi !
2181: Voulez -vous bien obéir , ou je casse la gueule au premier qui tourne les talons !
2182: Mais ces violences , ces soldats menés au feu à coups de pied , répugnaient au colonel .
2183: - non , non , lieutenant , ils vont tous me suivre ...
2184: n' est -ce pas , mes enfants , vous n' allez pas laisser votre vieux colonel se débarbouiller tout seul avec les prussiens ? ...
2185: en avant , là-haut !
2186: Et il partit , et tous en effet le suivirent , tellement il avait dit cela en brave homme de père , qu' on ne pouvait abandonner , sans être des pas grand'chose .
2187: Lui seul , du reste , traversa tranquillement les champs nus , sur son grand cheval , tandis que les hommes s' éparpillaient , se jetaient en tirailleurs , profitant des moindres abris .
2188: Les terrains montaient , il y avait bien cinq cents mètres de chaumes et de carrés de betteraves , avant d' atteindre le calvaire .
2189: Au lieu de l' assaut classique , tel qu' il se passe dans les manoeuvres , par lignes correctes , on ne vit bientôt que des dos arrondis qui filaient au ras de terre , des soldats isolés ou par petits groupes , rampant , sautant soudain ainsi que des insectes , gagnant la crête à force d' agilité et de ruse .
2190: Les batteries ennemies avaient dû les voir , les obus labouraient le sol , si fréquents , que les détonations ne cessaient point .
2191: Cinq hommes furent tués , un lieutenant eut le corps coupé en deux .
2192: * Maurice et * Jean avaient eu la chance de rencontrer une haie , derrière laquelle ils purent galoper sans être vus .
2193: Une balle pourtant y troua la tempe d' un de leurs camarades , qui tomba dans leurs jambes .
2194: Ils durent l' écarter du pied .
2195: Mais les morts ne comptaient plus , il y en avait trop .
2196: L' horreur du champ de bataille , un blessé qu' ils aperçurent , hurlant , retenant à deux mains ses entrailles , un cheval qui se traînait encore , les cuisses rompues , toute cette effroyable agonie finissait par ne plus les toucher .
2197: Et ils ne souffraient que de l' accablante chaleur du soleil de midi qui leur mangeait les épaules .
2198: - ce que j' ai soif !
2199: Bégaya * Maurice .
2200: Il me semble que j' ai de la suie dans la gorge .
2201: Tu ne sens pas cette odeur de roussi , de laine brûlée ?
2202: * Jean hocha la tête .
2203: - ça sentait la même chose à * Solférino .
2204: Peut-être bien que c' est l' odeur de la guerre ...
2205: attends , j' ai encore de l' eau-de-vie , nous allons boire un coup .
2206: Derrière la haie , tranquillement , ils s' arrêtèrent une minute .
2207: Mais l' eau-de-vie , au lieu de les désaltérer , leur brûlait l' estomac .
2208: C' était exaspérant , ce goût de roussi dans la bouche .
2209: Et ils se mouraient aussi d' inanition , ils auraient volontiers mordu à la moitié de pain que * Maurice avait dans son sac ;
2210: seulement , était -ce possible ?
2211: Derrière eux , le long de la haie , d' autres hommes arrivaient sans cesse , qui les poussaient .
2212: Enfin , d' un bond , ils franchirent la dernière pente .
2213: Ils étaient sur le plateau , au pied même du calvaire , la vieille croix rongée par les vents et la pluie , entre deux maigres tilleuls .
2214: - ah !
2215: Bon sang , nous y voilà !
2216: Cria * Jean .
2217: Mais le tout est d' y rester !
2218: Il avait raison , l' endroit n' était pas précisément agréable , comme le fit remarquer * Lapoulle d' une voix dolente , ce qui égaya la compagnie .
2219: Tous , de nouveau , s' allongèrent dans un chaume ;
2220: et trois hommes encore n' en furent pas moins tués .
2221: C' était , là-haut , un véritable ouragan déchaîné , les projectiles arrivaient en si grand nombre de * Saint- * Menges , de * Fleigneux et de * Givonne , que la terre semblait en fumer comme sous une grosse pluie d' orage .
2222: évidemment , la position ne pourrait être gardée longtemps , si de l' artillerie ne venait au plus tôt soutenir les troupes engagées avec tant de témérité .
2223: Le général
2224: * Douay , disait -on , avait fait donner l' ordre d' avancer à deux batteries de l' artillerie de réserve ;
2225: et , à chaque seconde , anxieusement , les hommes se retournaient , dans l' attente de ces canons qui n' arrivaient pas .
2226: - c' est ridicule , ridicule !
2227: Répétait le capitaine
2228: * Beaudoin , qui avait repris sa promenade saccadée .
2229: On n' envoie pas ainsi un régiment en l' air , sans l' appuyer tout de suite .
2230: Puis , ayant aperçu un pli de terrain , sur la gauche , il cria à * Rochas :
2231: - dites donc , lieutenant , la compagnie pourrait se terrer là .
2232: * Rochas , debout , immobile , haussa les épaules .
2233: - oh !
2234: Mon capitaine , ici ou là-bas , allez !
2235: La danse est la même ...
2236: le mieux est encore de ne pas bouger .
2237: Alors , le capitaine * Beaudoin , qui ne jurait jamais , s' emporta .
2238: - mais , nom de dieu !
2239: Nous allons y rester tous !
2240: On ne peut pas se laisser détruire ainsi !
2241: Et il s' entêta , voulut se rendre compte personnellement de la position meilleure qu' il indiquait .
2242: Mais il n' avait pas fait dix pas , qu' il disparaissait dans une brusque explosion , la jambe droite fracassée par un éclat d' obus .
2243: Il culbuta sur le dos , en jetant un cri aigu de femme surprise .
2244: - c' était sûr , murmura * Rochas .
2245: ça ne vaut rien de tant remuer , et ce qu' on doit gober , on le gobe .
2246: Des hommes de la compagnie , en voyant tomber leur capitaine , se soulevèrent ;
2247: et , comme il appelait à l' aide , suppliant qu' on l' emportât ,
2248: * Jean finit par courir jusqu'à lui , suivi aussitôt de * Maurice .
2249: - mes amis , au nom du ciel !
2250: Ne m' abandonnez pas , emportez -moi à l' ambulance !
2251: -dame !
2252: Mon capitaine , ce n' est guère commode ...
2253: on peut toujours essayer ...
2254: déjà , ils se concertaient pour savoir par quel bout le prendre , lorsqu' ils aperçurent , abrités derrière la haie qu' ils avaient longée , deux brancardiers , qui paraissaient attendre de la besogne .
2255: Ils leur firent des signes énergiques , ils les décidèrent à s' approcher .
2256: C' était le salut , s' ils pouvaient regagner l' ambulance , sans mauvaise aventure .
2257: Mais le chemin était long , et la grêle de fer augmentait encore .
2258: Comme les brancardiers , après avoir bandé fortement la jambe , pour la maintenir , emportaient le capitaine assis sur leurs poings noués , un bras passé au cou de chacun d' eux , le colonel * De
2259: * Vineuil , averti , arriva , en poussant son cheval .
2260: Il avait connu le jeune homme dès sa sortie de * Saint- * Cyr , il l' aimait et se montrait très ému .
2261: - mon pauvre enfant , ayez du courage ...
2262: ce ne sera rien , on vous sauvera ...
2263: le capitaine eut un geste de soulagement , comme si beaucoup de bravoure lui était venue enfin .
2264: - non , non , c' est fini , j' aime mieux ça .
2265: Ce qui est exaspérant , c' est d' attendre ce qu' on ne peut éviter .
2266: On l' emporta , les brancardiers eurent la chance d' atteindre sans encombre la haie , le long de laquelle ils filèrent rapidement , avec leur fardeau .
2267: Lorsque le colonel les vit disparaître derrière le bouquet d' arbres , où se trouvait l' ambulance , il eut un soupir de soulagement .
2268: - mais , mon colonel , cria soudain * Maurice , vous êtes blessé , vous aussi !
2269: Il venait d' apercevoir la botte gauche de son chef couverte de sang .
2270: Le talon avait dû être arraché , et un morceau de la tige était même entré dans les chairs .
2271: * M * De * Vineuil se pencha tranquillement sur la selle , regarda un instant son pied , qui devait le brûler et peser lourd , au bout de sa jambe .
2272: - oui , oui , murmura -t-il , j' ai attrapé ça tout à l' heure ...
2273: ce n' est rien , ça ne m' empêche pas de me tenir à cheval ...
2274: et il ajouta , en retournant prendre sa place , à la tête de son régiment :
2275: - quand on est à cheval et qu' on peut s' y tenir , ça va toujours .
2276: Enfin , les deux batteries de l' artillerie de réserve arrivaient .
2277: Ce fut pour les hommes anxieux un soulagement immense , comme si ces canons étaient le rempart , le salut , la foudre qui allait faire taire , là-bas , les canons ennemis .
2278: Et c' était d' ailleurs superbe , cette arrivée correcte des batteries , dans leur ordre de bataille , chaque pièce suivie de son caisson , les conducteurs montés sur les porteurs , tenant la bride des sous-verges , les servants assis sur les coffres , les brigadiers et les maréchaux des logis galopant à leur place réglementaire .
2279: On les aurait dits à la parade , soucieux de conserver leurs distances , tandis qu' ils s' avançaient d' un train fou , au travers des chaumes , avec un sourd grondement d' orage .
2280: * Maurice , qui s' était de nouveau couché dans un sillon , se souleva , enthousiasmé , pour dire à
2281: * Jean :
2282: - tiens !
2283: Là , celle qui s' établit à gauche , c' est la batterie d' * Honoré .
2284: Je reconnais les hommes .
2285: D' un revers de main ,
2286: * Jean l' avait déjà rejeté sur le sol .
2287: - allonge -toi donc !
2288: Et fais le mort !
2289: Mais tous deux , la joue collée à la terre , ne perdirent plus de vue la batterie , très intéressés par la manoeuvre , le coeur battant à grands coups , de voir la bravoure calme et active de ces hommes , dont ils attendaient encore la victoire .
2290: Brusquement , à gauche , sur une crête nue , la batterie venait de s' arrêter ;
2291: et ce fut l' affaire d' une minute , les servants sautèrent des coffres , décrochèrent les avant-trains , les conducteurs laissèrent les pièces en position , firent exécuter un demi-tour à leurs bêtes , pour se porter à quinze mètres en arrière , face à l' ennemi , immobiles .
2292: Déjà les six pièces étaient braquées , espacées largement , accouplées en trois sections que des lieutenants commandaient , toutes les six réunies sous les ordres d' un capitaine maigre et très long , qui jalonnait fâcheusement le plateau .
2293: Et l' on entendit ce capitaine crier , après qu' il eut rapidement fait son calcul :
2294: - la hausse à seize cents mètres !
2295: L' objectif allait être la batterie prussienne , à gauche de * Fleigneux , derrière des broussailles , dont le feu terrible rendait le calvaire d' * Illy intenable .
2296: - tu vois , se remit à expliquer * Maurice , qui ne pouvait se taire , la pièce d' * Honoré est dans la section du centre .
2297: Le voilà qui se penche avec le pointeur ...
2298: c' est le petit * Louis , le pointeur :
2299: nous avons bu la goutte ensemble à * Vouziers , tu te souviens ? ...
2300: et , là-bas , le conducteur de gauche , celui qui se tient si raide sur son porteur , une bête alezane superbe , c' est
2301: * Adolphe ...
2302: la pièce avec ses six servants et son maréchal des logis , plus loin l' avant-train et ses quatre chevaux montés par les deux conducteurs , plus loin le caisson , ses six chevaux , ses trois conducteurs , plus loin encore la prolonge , la fourragère , la forge , toute cette queue d' hommes , de bêtes et de matériel s' étendait sur une ligne droite , à une centaine de mètres en arrière ;
2303: sans compter les haut-le-pied , le caisson de rechange , les bêtes et les hommes destinés à boucher les trous , et qui attendaient à droite , pour ne pas rester inutilement exposés , dans l' enfilade du tir .
2304: Mais * Honoré s' occupait du chargement de sa pièce .
2305: Les deux servants du centre revenaient déjà de chercher la gargousse et le projectile au caisson , où veillaient le brigadier et l' artificier ;
2306: et , tout de suite , les deux servants de la bouche , après avoir introduit la gargousse , la charge de poudre enveloppée de serge , qu' ils poussèrent soigneusement à l' aide du refouloir , glissèrent de même l' obus , dont les ailettes grinçaient le long des rainures .
2307: Vivement , l' aide-pointeur , ayant mis la poudre à nu d' un coup de dégorgeoir , enfonça l' étoupille dans la lumière .
2308: Et * Honoré voulut pointer lui-même ce premier coup , à demi couché sur la flèche , manoeuvrant la vis de réglage pour trouver la portée , indiquant la direction , d' un petit geste continu de la main , au pointeur , qui , en arrière , armé du levier , poussait insensiblement la pièce plus à droite ou plus à gauche .
2309: - ça doit y être , dit -il en se relevant .
2310: Le capitaine , son grand corps plié en deux , vint vérifier la hausse .
2311: à chaque pièce , l' aide-pointeur tenait en main la ficelle , prêt à tirer le rugueux , la lame en dents de scie qui allumait le fulminate .
2312: Et les ordres furent criés , par numéros , lentement :
2313: - première pièce , feu ! ...
2314: deuxième pièce , feu ! ...
2315: les six coups partirent , les canons reculèrent , furent ramenés , pendant que les maréchaux des logis constataient que leur tir était beaucoup trop court .
2316: Ils le réglèrent , et la manoeuvre recommença , toujours la même , et c' était cette lenteur précise , ce travail mécanique fait avec sang-froid , qui maintenait le moral des hommes .
2317: La pièce , la bête aimée , groupait autour d' elle une petite famille , que resserrait une occupation commune .
2318: Elle était le lien , le souci unique , tout existait pour elle , le caisson , les voitures , les chevaux , les hommes .
2319: De là venait la grande cohésion de la batterie entière , une solidité et une tranquillité de bon ménage .
2320: Parmi le 106e , des acclamations avaient accueilli la première salve .
2321: Enfin , on allait donc leur clouer le bec , aux canons prussiens !
2322: Tout de suite , il y eut pourtant une déception , lorsqu' on se fut aperçu que les obus restaient en chemin , éclataient pour la plupart en l' air , avant d' avoir atteint les broussailles , là-bas , où se cachait l' artillerie ennemie .
2323: - * Honoré , reprit * Maurice , dit que les autres sont des clous , à côté de la sienne ...
2324: ah !
2325: La sienne , il coucherait avec , jamais on n' en trouvera la pareille !
2326: Vois donc de quel oeil il la couve , et comme il la fait essuyer , pour qu' elle n' ait pas trop chaud !
2327: Il plaisantait avec * Jean , tous deux ragaillardis par cette belle bravoure calme des artilleurs .
2328: Mais , en trois coups , les batteries prussiennes venaient de régler leur tir :
2329: d' abord trop long , il était devenu d' une telle précision , que les obus tombaient sur les pièces françaises ;
2330: tandis que celles -ci , malgré les efforts pour allonger la portée , n' arrivaient toujours pas .
2331: Un des servants d' * Honoré , celui de la bouche , à gauche , fut tué .
2332: On poussa le corps , le service continua avec la même régularité soigneuse , sans plus de hâte .
2333: De toutes parts , les projectiles pleuvaient , éclataient ;
2334: et c' étaient , autour de chaque pièce , les mêmes mouvements méthodiques , la gargousse et l' obus introduits , la hausse réglée , le coup tiré , les roues ramenées , comme si ce travail avait absorbé les hommes au point de les empêcher de voir et d' entendre .
2335: Mais ce qui frappa surtout * Maurice , ce fut l' attitude des conducteurs , à quinze mètres en arrière , raidis sur leurs chevaux , face à l' ennemi .
2336: * Adolphe était là , large de poitrine , avec ses grosses moustaches blondes dans son visage rouge ;
2337: et il fallait vraiment un fier courage pour ne pas même battre des yeux , à regarder ainsi les obus venir droit sur soi , sans avoir seulement l' occupation de mordre ses pouces pour se distraire .
2338: Les servants qui travaillaient , eux , avaient de quoi penser à autre chose ;
2339: tandis que les conducteurs , immobiles , ne voyaient que la mort , avec tout le loisir d' y songer et de l' attendre .
2340: On les obligeait de faire face à l' ennemi , parce que , s' ils avaient tourné le dos , l' irrésistible besoin de fuite aurait pu emporter les hommes et les bêtes .
2341: à voir le danger , on le brave .
2342: Il n' y a pas d' héroïsme plus obscur ni plus grand .
2343: Un homme encore venait d' avoir la tête emportée , deux chevaux d' un caisson râlaient , le ventre ouvert , et le tir ennemi continuait , tellement meurtrier , que la batterie entière allait être démontée , si l' on s' entêtait sur la même position .
2344: Il fallait dérouter ce tir terrible , malgré les inconvénients d' un changement de place .
2345: Le capitaine n' hésita plus , cria l' ordre :
2346: - amenez les avant-trains !
2347: Et la dangereuse manoeuvre s' exécuta avec une rapidité foudroyante :
2348: les conducteurs refirent leur demi-tour , ramenant les avant-trains , que les servants raccrochèrent aux pièces .
2349: Mais , dans ce mouvement , ils avaient développé un front étendu , ce dont l' ennemi profitait pour redoubler son feu .
2350: Trois hommes encore y restèrent .
2351: Au grand trot , la batterie filait , décrivait parmi les terres un arc de cercle , pour aller s' installer à une cinquantaine de mètres plus à droite , de l' autre côté du 106e , sur un petit plateau .
2352: Les pièces furent décrochées , les conducteurs se retrouvèrent face à l' ennemi , et le feu recommença , sans un arrêt , dans un tel branle , que le sol n' avait pas cessé de trembler .
2353: Cette fois ,
2354: * Maurice poussa un cri .
2355: De nouveau , en trois coups , les batteries prussiennes venaient de rétablir leur tir , et le troisième obus était tombé droit sur la pièce d' * Honoré .
2356: On vit celui -ci qui se précipitait , qui tâtait d' une main tremblante la blessure fraîche , tout un coin écorné de la bouche de bronze .
2357: Mais elle pouvait être chargée encore , la manoeuvre reprit , après qu' on eut débarrassé les roues du cadavre d' un autre servant , dont le sang avait éclaboussé l' affût .
2358: - non , ce n' est pas le petit * Louis , continua à penser tout haut * Maurice .
2359: Le voilà qui pointe , et il doit être blessé pourtant , car il ne se sert que de son bras gauche ...
2360: ah !
2361: Ce petit * Louis , dont le ménage allait si bien avec * Adolphe , à la condition que le servant , l' homme à pied , malgré son instruction plus grande , serait l' humble valet du conducteur , l' homme à cheval ...
2362: * Jean , qui se taisait , l' interrompit , d' un cri d' angoisse :
2363: - jamais ils ne tiendront , c' est foutu !
2364: En effet , cette seconde position , en moins de cinq minutes , était devenue aussi intenable que la première .
2365: Les projectiles pleuvaient avec la même précision .
2366: Un obus brisa une pièce , tua un lieutenant et deux hommes .
2367: Pas un des coups n' était perdu , à ce point que , si l' on s' obstinait là davantage , il ne resterait bientôt plus ni un canon ni un artilleur .
2368: C' était un écrasement balayant tout .
2369: Alors , le cri du capitaine retentit une seconde fois :
2370: - amenez les avant-trains !
2371: La manoeuvre recommença , les conducteurs galopèrent , refirent demi-tour , pour que les servants pussent raccrocher les pièces .
2372: Mais , cette fois , pendant le mouvement , un éclat troua la gorge , arracha la mâchoire de * Louis , qui tomba en travers de la flèche , qu' il était en train de soulever .
2373: Et , comme * Adolphe arrivait , au moment où la ligne des attelages se présentait de flanc , une bordée furieuse s' abattit :
2374: il culbuta , la poitrine fendue , les bras ouverts .
2375: Dans une dernière convulsion , il avait pris l' autre , ils restèrent embrassés , farouchement tordus , mariés jusque dans la mort .
2376: Déjà , malgré les chevaux tués , malgré le désordre que la bordée meurtrière avait jeté parmi les rangs , toute la batterie remontait une pente , venait s' établir plus en avant , à quelques mètres de l' endroit où
2377: * Maurice et * Jean étaient couchés .
2378: Pour la troisième fois , les pièces furent décrochées , les conducteurs se retrouvèrent face à l' ennemi , tandis que les servants , tout de suite , rouvraient le feu , avec un entêtement d' héroïsme invincible .
2379: - c' est la fin de tout !
2380: Dit * Maurice , dont la voix se perdit .
2381: Il semblait , en effet , que la terre et le ciel se fussent confondus .
2382: Les pierres se fendaient , une épaisse fumée cachait par instants le soleil .
2383: Au milieu de l' effroyable vacarme , on apercevait les chevaux étourdis , abêtis , la tête basse .
2384: Partout , le capitaine apparaissait , trop grand .
2385: Il fut coupé en deux , il se cassa et tomba , comme la hampe d' un drapeau .
2386: Mais , autour de la pièce d' * Honoré surtout , l' effort continuait , sans hâte et obstiné .
2387: Lui , malgré ses galons , dut se mettre à la manoeuvre , car il ne restait que trois servants .
2388: Il pointait , tirait le rugueux , pendant que les trois allaient au caisson , chargeaient , maniaient l' écouvillon et le refouloir .
2389: On avait fait demander des hommes et des chevaux haut-le-pied , pour boucher les trous creusés par la mort ;
2390: et ils tardaient à venir , il fallait se suffire en attendant .
2391: La rage était qu' on n' arrivait toujours pas , que les projectiles lancés éclataient presque tous en l' air , sans faire grand mal à ces terribles batteries adverses , dont le feu était si efficace .
2392: Et , brusquement ,
2393: * Honoré poussa un juron , qui domina le bruit de la foudre :
2394: toutes les malechances , la roue droite de sa pièce venait d' être broyée !
2395: Tonnerre de dieu !
2396: Une patte cassée , la pauvre bougresse fichue sur le flanc , son nez par terre , bancale et bonne à rien !
2397: Il en pleurait de grosses larmes , il lui avait pris le cou entre ses mains égarées , comme s' il avait voulu la remettre d' aplomb , par la seule chaleur de sa tendresse .
2398: Une pièce qui était la meilleure , qui était la seule à avoir envoyé quelques obus là-bas !
2399: Puis , une résolution folle l' envahit , celle de remplacer la roue immédiatement , sous le feu .
2400: Lorsque , aidé d' un servant , il fut allé lui-même chercher dans la prolonge une roue de rechange , la manoeuvre de force commença , la plus dangereuse qui pût être faite sur le champ de bataille .
2401: Heureusement , les hommes et les chevaux haut-le-pied avaient fini par arriver , deux nouveaux servants donnèrent un coup de main .
2402: Cependant , une fois encore , la batterie était démontée .
2403: On ne pouvait pousser plus loin la folie héroïque .
2404: L' ordre allait être crié de se replier définitivement .
2405: - dépêchons , camarades !
2406: Répétait * Honoré .
2407: Nous l' emmènerons au moins , et ils ne l' auront pas !
2408: C' était son idée , sauver sa pièce , ainsi qu' on sauve le drapeau .
2409: Et il parlait encore , lorsqu' il fut foudroyé , le bras droit arraché , le flanc gauche ouvert .
2410: Il était tombé sur la pièce , il y resta comme étendu sur un lit d' honneur , la tête droite , la face intacte et belle de colère , tournée là-bas , vers l' ennemi .
2411: Par son uniforme déchiré , venait de glisser une lettre , que ses doigts crispés avaient prise et que le sang tachait , goutte à goutte .
2412: Le seul lieutenant qui ne fût pas mort , jeta le commandement :
2413: - amenez les avant-trains !
2414: Un caisson avait sauté , avec un bruit de pièces d' artifice qui fusent et éclatent .
2415: On dut se décider à prendre les chevaux d' un autre caisson , pour sauver une pièce dont l' attelage était par terre .
2416: Et , cette dernière fois , quand les conducteurs eurent fait demi-tour et qu' on eut raccroché les quatre canons qui restaient , on galopa , on ne s' arrêta qu' à un millier de mètres , derrière les premiers arbres du bois de la
2417: * Garenne .
2418: * Maurice avait tout vu .
2419: Il répétait , avec un petit grelottement d' horreur , d' une voix machinale :
2420: - oh !
2421: Le pauvre garçon !
2422: Le pauvre garçon !
2423: Cette peine semblait augmenter encore la douleur grandissante qui lui tordait l' estomac .
2424: La bête , en lui , se révoltait :
2425: il était à bout de force , il se mourait de faim .
2426: Sa vue se troublait , il n' avait même plus conscience du danger où se trouvait le régiment , depuis que la batterie avait dû se replier .
2427: D' une minute à l' autre , des masses considérables pouvaient attaquer le plateau .
2428: - écoute , dit -il à * Jean , il faut que je mange ...
2429: j' aime mieux manger et qu' on me tue tout de suite !
2430: Il avait ouvert son sac , il prit le pain de ses deux mains tremblantes , il se mit à mordre dedans , avec voracité .
2431: Les balles sifflaient , deux obus éclatèrent à quelques mètres .
2432: Mais plus rien n' existait , il n' y avait que sa faim à satisfaire .
2433: - * Jean , en veux -tu ?
2434: Celui -ci le regardait , hébété , les yeux gros , l' estomac déchiré du même besoin .
2435: - oui , tout de même , je veux bien , je souffre trop .
2436: Ils partagèrent , ils achevèrent goulûment le pain , sans s' inquiéter d' autre chose , tant qu' il en resta une bouchée .
2437: Et ce fut seulement ensuite qu' ils revirent leur colonel , sur son grand cheval , avec sa botte sanglante .
2438: De toutes parts , le
2439: 106e était débordé .
2440: Déjà , des compagnies avaient dû fuir .
2441: Alors , obligé de céder au torrent , levant son épée , les yeux pleins de larmes :
2442: - mes enfants , cria * M * De * Vineuil , à la garde de * Dieu qui n' a pas voulu de nous !
2443: Des bandes de fuyards l' entouraient , il disparut dans un pli de terrain .
2444: Puis , sans savoir comment ,
2445: * Jean et * Maurice se trouvèrent derrière la haie , avec les débris de leur compagnie .
2446: Une quarantaine d' hommes au plus restaient , commandés par le lieutenant * Rochas ;
2447: et le drapeau était avec eux , le sous-lieutenant qui le portait venait d' en rabattre la soie autour de la hampe , pour tâcher de le sauver .
2448: On fila jusqu'au bout de la haie , on se jeta parmi de petits arbres , sur une pente , où * Rochas fit recommencer le feu .
2449: Les hommes , dispersés en tirailleurs , abrités , pouvaient tenir ;
2450: d' autant plus qu' un grand mouvement de cavalerie avait lieu sur leur droite , et qu' on ramenait des régiments en ligne , afin de l' appuyer .
2451: * Maurice , alors , comprit l' étreinte lente , invincible , qui achevait de s' accomplir .
2452: Le matin , il avait vu les prussiens déboucher par le défilé de * Saint- * Albert , gagner * Saint- * Menges , puis
2453: * Fleigneux ;
2454: et , maintenant , derrière le bois de la
2455: * Garenne , il entendait tonner les canons de la garde , il commençait à apercevoir d' autres uniformes allemands , qui arrivaient par les coteaux de * Givonne .
2456: Encore quelques minutes , et le cercle se fermerait , et la garde donnerait la main au ve corps , enveloppant l' armée française d' un mur vivant , d' une ceinture foudroyante d' artillerie .
2457: Ce devait être dans la pensée désespérée de faire un dernier effort , de chercher à rompre cette muraille en marche , qu' une division de la cavalerie de réserve , celle du général * Margueritte , se massait derrière un pli de terrain , prête à charger .
2458: On allait charger à la mort , sans résultat possible , pour l' honneur de la * France .
2459: Et
2460: * Maurice , qui pensait à * Prosper , assista au terrible spectacle .
2461: Depuis le petit jour ,
2462: * Prosper ne faisait que pousser son cheval , dans des marches et des contremarches continuelles , d' un bout à l' autre du plateau d' * Illy .
2463: On les avait réveillés à l' aube , homme par homme , sans sonneries ;
2464: et , pour le café , ils s' étaient ingéniés à envelopper chaque feu d' un manteau , afin de ne pas donner l' éveil aux prussiens .
2465: Puis , ils n' avaient plus rien su , ils entendaient le canon , ils voyaient des fumées , de lointains mouvements d' infanterie , ignorant tout de la bataille , son importance , ses résultats , dans l' inaction absolue où les généraux les laissaient .
2466: * Prosper , lui , tombait de sommeil .
2467: C' était la grande souffrance , les nuits mauvaises , la fatigue amassée , une somnolence invincible au bercement du cheval .
2468: Il avait des hallucinations , se voyait par terre , ronflant sur un matelas de cailloux , rêvait qu' il était dans un bon lit , avec des draps blancs .
2469: Pendant des minutes , il s' endormait réellement sur la selle , n' était plus qu' une chose en marche , emportée au hasard du trot .
2470: Des camarades , parfois , avaient ainsi culbuté de leur bête .
2471: On était si las , que les sonneries ne les réveillaient plus ;
2472: et il fallait les mettre debout , les tirer de ce néant à coups de pied .
2473: - mais qu' est -ce qu' on fiche , qu' est -ce qu' on fiche de nous ?
2474: Répétait * Prosper , pour secouer cette torpeur irrésistible .
2475: Le canon tonnait depuis six heures .
2476: En montant sur un coteau , il avait eu deux camarades tués par un obus , à côté de lui ;
2477: et , plus loin , trois autres encore étaient restés par terre , la peau trouée de balles , sans qu' on pût savoir d' où elles venaient .
2478: C' était exaspérant , cette promenade militaire , inutile et dangereuse , au travers du champ de bataille .
2479: Enfin , vers une heure , il comprit qu' on se décidait à les faire tuer au moins proprement .
2480: Toute la division * Margueritte , trois régiments de chasseurs d' * Afrique , un de chasseurs de * France et un de hussards , venait d' être réunie dans un pli de terrain , un peu au-dessous du calvaire , à gauche de la route .
2481: Les trompettes avaient sonné " pied à terre ! "
2482: et le commandement des officiers retentit :
2483: - sanglez les chevaux , assurez les paquetages !
2484: Descendu de cheval ,
2485: * Prosper s' étira , flatta
2486: * Zéphir de la main .
2487: Ce pauvre * Zéphir , il était aussi abruti que son maître , éreinté du bête de métier qu' on lui faisait faire .
2488: Avec ça , il portait un monde :
2489: le linge dans les fontes et le manteau roulé par-dessus , la blouse , le pantalon , le bissac avec les objets de pansage , derrière la selle , et en travers encore le sac des vivres , sans compter la peau de bouc , le bidon , la gamelle .
2490: Une pitié tendre noyait le coeur du cavalier , tandis qu' il serrait les sangles et qu' il s' assurait que tout cela tenait bien .
2491: Ce fut un rude moment .
2492: * Prosper , qui n' était pas plus poltron qu' un autre , alluma une cigarette , tant il avait la bouche sèche .
2493: Quand on va charger , chacun peut se dire : " cette fois , j' y reste ! "
2494: cela dura bien cinq ou six minutes , on racontait que le général * Margueritte était allé en avant , pour reconnaître le terrain .
2495: On attendait .
2496: Les cinq régiments s' étaient formés en trois colonnes , chaque colonne avait sept escadrons de profondeur , de quoi donner à manger aux canons .
2497: Tout d' un coup , les trompettes sonnèrent :
2498: à cheval !
2499: Et , presque aussitôt , une autre sonnerie éclata :
2500: sabre à la main !
2501: Le colonel de chaque régiment avait déjà galopé , prenant sa place de bataille , à vingt-cinq mètres en avant du front .
2502: Les capitaines étaient à leur poste , en tête de leurs hommes .
2503: Et l' attente recommença , dans un silence de mort .
2504: Plus un bruit , plus un souffle sous l' ardent soleil .
2505: Les coeurs seuls battaient .
2506: Un ordre encore , le dernier , et cette masse immobile allait s' ébranler , se ruer d' un train de tempête .
2507: Mais , à ce moment , sur la crête du coteau , un officier parut , à cheval , blessé , et que deux hommes soutenaient .
2508: On ne le reconnut pas d' abord .
2509: Puis , un grondement s' éleva , roula en une clameur furieuse .
2510: C' était le général * Margueritte , dont une balle venait de traverser les joues , et qui devait en mourir .
2511: Il ne pouvait parler , il agita le bras , là-bas , vers l' ennemi .
2512: La clameur grandissait toujours .
2513: - notre général ...
2514: vengeons -le , vengeons -le !
2515: Alors , le colonel du premier régiment , levant en l' air son sabre , cria d' une voix de tonnerre :
2516: - chargez !
2517: Les trompettes sonnaient , la masse s' ébranla , d' abord au trot .
2518: * Prosper se trouvait au premier rang , mais presque à l' extrémité de l' aile droite .
2519: Le grand danger est au centre , où le tir de l' ennemi s' acharne d' instinct .
2520: Lorsqu' on fut sur la crête du calvaire et que l' on commença à descendre de l' autre côté , vers la vaste plaine , il aperçut très nettement , à un millier de mètres , les carrés prussiens sur lesquels on les jetait .
2521: D' ailleurs , il trottait comme dans un rêve , il avait une légèreté , un flottement d' être endormi , un vide extraordinaire de cervelle , qui le laissait sans une idée .
2522: C' était la machine qui allait , sous une impulsion irrésistible .
2523: On répétait : " sentez la botte ! Sentez la botte ! "
2524: pour serrer les rangs le plus possible et leur donner une résistance de granit .
2525: Puis , à mesure que le trot s' accélérait , se changeait en galop enragé , les chasseurs d' * Afrique poussaient , à la mode arabe , des cris sauvages , qui affolaient leurs montures .
2526: Bientôt , ce fut une course diabolique , un train d' enfer , ce furieux galop , ces hurlements féroces , que le crépitement des balles accompagnait d' un bruit de grêle , en tapant sur tout le métal , les gamelles , les bidons , le cuivre des uniformes et des harnais .
2527: Dans cette grêle , passait l' ouragan de vent et de foudre dont le sol tremblait , laissant au soleil une odeur de laine brûlée et de fauves en sueur .
2528: à cinq cents mètres ,
2529: * Prosper culbuta , sous un remous effroyable , qui emportait tout .
2530: Il saisit
2531: * Zéphir à la crinière , put se remettre en selle .
2532: Le centre criblé , enfoncé par la fusillade , venait de fléchir , tandis que les deux ailes tourbillonnaient , se repliaient pour reprendre leur élan .
2533: C' était l' anéantissement fatal et prévu du premier escadron .
2534: Les chevaux tués barraient le terrain , les uns foudroyés du coup , les autres se débattant dans une agonie violente ;
2535: et l' on voyait les cavaliers démontés courir de toute la force de leurs petites jambes , cherchant un cheval .
2536: Déjà , les morts semaient la plaine , beaucoup de chevaux libres continuaient de galoper , revenaient d' eux-mêmes à leur place de combat , pour retourner au feu d' un train fou , comme attirés par la poudre .
2537: La charge fut reprise , le deuxième escadron s' avançait dans une furie grandissante , les hommes couchés sur l' encolure , tenant le sabre au genou , prêts à sabrer .
2538: Deux cents mètres encore furent franchis , au milieu de l' assourdissante clameur de tempête .
2539: Mais , de nouveau , sous les balles , le centre se creusait , les hommes et les bêtes tombaient , arrêtaient la course , de l' inextricable embarras de leurs cadavres .
2540: Et le deuxième escadron fut ainsi fauché à son tour , anéanti , laissant la place à ceux qui le suivaient .
2541: Alors , dans l' entêtement héroïque , lorsque la troisième charge se produisit ,
2542: * Prosper se trouva mêlé à des hussards et à des chasseurs de * France .
2543: Les régiments se confondaient , ce n' était plus qu' une vague énorme qui se brisait et se reformait sans cesse , pour remporter tout ce qu' elle rencontrait .
2544: Il n' avait plus notion de rien , il s' abandonnait à son cheval , ce brave * Zéphir qu' il aimait tant et qu' une blessure à l' oreille semblait affoler .
2545: Maintenant , il était au centre , d' autres chevaux se cabraient , se renversaient autour de lui , des hommes étaient jetés à terre , comme par un coup de vent , tandis que d' autres , tués raides , restaient en selle , chargeaient toujours , les paupières vides .
2546: Et , cette fois , derrière les deux cents mètres que l' on gagna de nouveau , les chaumes reparurent couverts de morts et de mourants .
2547: Il y en avait dont la tête s' était enfoncée en terre .
2548: D' autres , tombés sur le dos , regardaient le soleil avec des yeux de terreur , sortis des orbites .
2549: Puis , c' était un grand cheval noir , un cheval d' officier , le ventre ouvert et qui tâchait vainement de se remettre debout , les deux pieds de devant pris dans ses entrailles .
2550: Sous le feu qui redoublait , les ailes tourbillonnèrent une fois encore , se replièrent pour revenir acharnées .
2551: Enfin , ce ne fut que le quatrième escadron , à la quatrième reprise , qui tomba dans les lignes prussiennes .
2552: * Prosper , le sabre haut , tapa sur des casques , sur des uniformes sombres , qu' il voyait dans un brouillard .
2553: Du sang coulait , il remarqua que
2554: * Zéphir avait la bouche sanglante , et il s' imagina que c' était d' avoir mordu dans les rangs ennemis .
2555: La clameur autour de lui devenait telle , qu' il ne s' entendait plus crier , la gorge arrachée pourtant par le hurlement qui devait en sortir .
2556: Mais , derrière la première ligne prussienne , il y en avait une autre , et puis une autre , et puis une autre .
2557: L' héroïsme demeurait inutile , ces masses profondes d' hommes étaient comme des herbes hautes où chevaux et cavaliers disparaissaient .
2558: On avait beau en raser , il y en avait toujours .
2559: Le feu continuait avec une telle intensité , à bout portant , que des uniformes s' enflammèrent .
2560: Tout sombra , un engloutissement parmi les baïonnettes , au milieu des poitrines défoncées et des crânes fendus .
2561: Les régiments allaient y laisser les deux tiers de leur effectif , il ne restait de cette charge fameuse que la glorieuse folie de l' avoir tentée .
2562: Et , brusquement ,
2563: * Zéphir , atteint d' une balle en plein poitrail , s' abattit , écrasant sous lui la hanche droite de * Prosper , dont la douleur fut si vive , qu' il perdit connaissance .
2564: * Maurice et * Jean , qui avaient suivi l' héroïque galop des escadrons , eurent un cri de colère :
2565: - tonnerre de dieu , ça ne sert à rien d' être brave !
2566: Et ils continuèrent à décharger leur chassepot , accroupis derrière les broussailles du petit mamelon , où ils se trouvaient en tirailleurs .
2567: * Rochas lui-même , qui avait ramassé un fusil , faisait le coup de feu .
2568: Mais le plateau d' * Illy était bien perdu cette fois , les troupes prussiennes l' envahissaient de toutes parts .
2569: Il pouvait être environ deux heures , la jonction s' achevait enfin , le ve corps et la garde venaient de se rejoindre , fermant la boucle .
2570: * Jean , tout d' un coup , fut renversé .
2571: - j' ai mon affaire , bégaya -t-il .
2572: Il avait reçu , sur le sommet de la tête , comme un fort coup de marteau , et son képi , déchiré , emporté , gisait derrière lui .
2573: D' abord , il crut que son crâne était ouvert , qu' il avait la cervelle à nu .
2574: Pendant quelques secondes , il n' osa y porter la main , certain de trouver là un trou .
2575: Puis , s' étant hasardé , il ramena ses doigts rouges d' un épais flot de sang .
2576: Et la sensation fut si forte , qu' il s' évanouit .
2577: à ce moment ,
2578: * Rochas donnait l' ordre de se replier .
2579: Une compagnie prussienne n' était plus qu' à deux ou trois cents mètres .
2580: On allait être pris .
2581: - ne vous pressez pas , retournez -vous et lâchez votre coup ...
2582: nous nous rallierons là-bas , derrière ce petit mur .
2583: Mais * Maurice se désespérait .
2584: - mon lieutenant , nous n' allons pas laisser là notre caporal ?
2585: -s'il a son compte , que voulez -vous y faire ?
2586: -non , non !
2587: Il respire ...
2588: emportons -le !
2589: D' un haussement d' épaules ,
2590: * Rochas sembla dire qu' on ne pouvait s' embarrasser de tous ceux qui tombaient .
2591: Sur le champ de bataille , les blessés ne comptent plus .
2592: Alors , suppliant ,
2593: * Maurice s' adressa à
2594: * Pache et à * Lapoulle .
2595: - voyons , donnez -moi un coup de main .
2596: Je suis trop faible , à moi tout seul .
2597: Ils ne l' écoutaient pas , ne l' entendaient pas , ne songeaient qu' à eux , dans l' instinct surexcité de la conservation .
2598: Déjà , ils se glissaient sur les genoux , disparaissaient , au galop , vers le petit mur .
2599: Les prussiens n' étaient plus qu' à cent mètres .
2600: Et , pleurant de rage ,
2601: * Maurice , resté seul avec
2602: * Jean évanoui , l' empoigna dans ses bras , voulut l' emporter .
2603: Mais , en effet , il était trop faible , chétif , épuisé de fatigue et d' angoisse .
2604: Tout de suite , il chancela , tomba avec son fardeau .
2605: Si encore il avait aperçu quelque brancardier !
2606: Il cherchait de ses regards fous , croyait en reconnaître parmi les fuyards , faisait de grands gestes .
2607: Personne ne revenait .
2608: Il réunit ses dernières forces , reprit * Jean , réussit à s' éloigner d' une trentaine de pas ;
2609: et , un obus ayant éclaté près d' eux , il crut que c' était fini , qu' il allait mourir , lui aussi , sur le corps de son compagnon .
2610: Lentement ,
2611: * Maurice s' était relevé .
2612: Il se tâtait , n' avait rien , pas une égratignure .
2613: Pourquoi donc ne fuyait -il pas ?
2614: Il était temps encore , il pouvait atteindre le petit mur en quelques sauts , et ce serait le salut .
2615: La peur renaissait , l' affolait .
2616: D' un bond , il prenait sa course , lorsque des liens plus forts que la mort le retinrent .
2617: Non !
2618: Ce n' était pas possible , il ne pouvait abandonner * Jean .
2619: Toute sa chair en aurait saigné , la fraternité qui avait grandi entre ce paysan et lui , allait au fond de son être , à la racine même de la vie .
2620: Cela remontait peut-être aux premiers jours du monde , et c' était aussi comme s' il n' y avait plus eu que deux hommes , dont l' un n' aurait pu renoncer à l' autre , sans renoncer à lui-même .
2621: Si * Maurice , une heure auparavant , n' avait pas mangé son croûton de pain sous les obus , jamais il n' aurait trouvé la force de faire ce qu' il fit alors .
2622: D' ailleurs , il lui fut impossible plus tard de se souvenir .
2623: Il devait avoir chargé
2624: * Jean sur ses épaules , puis s' être traîné , en s' y reprenant à vingt fois , au milieu des chaumes et des broussailles , buttant à chaque pierre , se remettant quand même debout .
2625: Une volonté invincible le soutenait , une résistance qui lui aurait fait porter une montagne .
2626: Derrière le petit mur , il retrouva * Rochas et les quelques hommes de l' escouade , tirant toujours , défendant le drapeau , que le sous-lieutenant tenait sous son bras .
2627: En cas d' insuccès , aucune ligne de retraite n' avait été indiquée aux corps d' armée .
2628: Dans cette imprévoyance et cette confusion , chaque général était libre d' agir à sa guise , et tous , à cette heure , se trouvaient rejetés dans * Sedan , sous la formidable étreinte des armées allemandes victorieuses .
2629: La deuxième division du 7e corps se repliait en assez bon ordre , tandis que les débris de ses autres divisions , mêlés à ceux du 1er corps , roulaient déjà vers la ville en une affreuse cohue , un torrent de colère et d' épouvante , charriant les hommes et les bêtes .
2630: Mais , à ce moment ,
2631: * Maurice s' aperçut avec joie que
2632: * Jean rouvrait les yeux ;
2633: et , comme il courait à un ruisseau voisin , voulant lui laver la figure , il fut très surpris de revoir , à sa droite , au fond du vallon écarté , protégé par des pentes rudes , le paysan qu' il avait vu le matin et qui continuait à labourer sans hâte , poussant sa charrue attelée d' un grand cheval blanc .
2634: Pourquoi perdre un jour ?
2635: Ce n' était pas parce qu' on se battait , que le blé cesserait de croître et le monde de vivre .
2636: chapitre VI :
2637: sur la terrasse haute , où il était monté pour se rendre compte de la situation ,
2638: * Delaherche finit par être agité d' une nouvelle impatience de savoir .
2639: Il voyait bien que les obus passaient par-dessus la ville , et que les trois ou quatre qui avaient crevé les toits des maisons environnantes , ne devaient être que de rares réponses au tir si lent , si peu efficace du
2640: * Palatinat .
2641: Mais il ne distinguait rien de la bataille , et c' était en lui un besoin immédiat de renseignements , que fouettait la peur de perdre dans la catastrophe sa fortune et sa vie .
2642: Il descendit , laissant la lunette braquée là-bas , vers les batteries allemandes .
2643: En bas , pourtant , l' aspect du jardin central de la fabrique le retint un moment .
2644: Il était près d' une heure , et l' ambulance s' encombrait de blessés .
2645: La file des voitures ne cessait plus sous le porche .
2646: Déjà , les voitures réglementaires , celles à deux roues , celles à quatre roues , manquaient .
2647: On voyait apparaître des prolonges d' artillerie , des fourragères , des fourgons à matériel , tout ce qu' on pouvait réquisitionner sur le champ de bataille ;
2648: même il finissait par arriver des carrioles et des charrettes de cultivateurs , prises dans les fermes , attelées de chevaux errants .
2649: Et , là-dedans , on empilait les hommes ramassés par les ambulances volantes de premiers secours , pansés à la hâte .
2650: C' était un déchargement affreux de pauvres gens les uns d' une pâleur verdâtre , les autres violacés de congestion ;
2651: beaucoup étaient évanouis , d' autres poussaient des plaintes aiguës ;
2652: il y en avait , frappés de stupeur , qui s' abandonnaient aux infirmiers avec des yeux épouvantés , tandis que quelques-uns , dès qu' on les touchait , expiraient dans la secousse .
2653: L' envahissement devenait tel , que tous les matelas de la vaste salle basse allaient être occupés , et que le major * Bouroche donnait des ordres , pour qu' on utilisât la paille dont il avait fait faire une large litière , à l' une des extrémités .
2654: Lui et ses aides , cependant , suffisaient encore aux opérations .
2655: Il s' était contenté de demander une nouvelle table , avec un matelas et une toile cirée , sous le hangar où l' on opérait .
2656: Vivement , un aide tamponnait une serviette imbibée de chloroforme sous le nez des patients .
2657: Les minces couteaux d' acier luisaient , les scies avaient à peine un petit bruit de râpe , le sang coulait par jets brusques , arrêtés tout de suite .
2658: On apportait , on remportait les opérés , dans un va-et-vient rapide , à peine le temps de donner un coup d' éponge sur la toile cirée .
2659: Et , au bout de la pelouse , derrière un massif de cytises , dans le charnier qu' on avait dû établir et où l' on se débarrassait des morts , on allait jeter aussi les jambes et les bras coupés , tous les débris de chair et d' os restés sur les tables .
2660: Assises au pied d' un des grands arbres ,
2661: * Madame * Delaherche et * Gilberte n' arrivaient plus à rouler assez de bandes .
2662: * Bouroche qui passa , la face enflammée , son tablier déjà rouge , jeta un paquet de linge à * Delaherche , en criant :
2663: - tenez !
2664: Faites donc quelque chose , rendez -vous utile !
2665: Mais le fabricant protesta .
2666: - pardon !
2667: Il faut que je retourne aux nouvelles .
2668: On ne sait plus si l' on vit .
2669: Puis , effleurant de ses lèvres les cheveux de sa femme :
2670: - ma pauvre * Gilberte , dire qu' un obus peut tout allumer ici !
2671: C' est effrayant .
2672: Elle était très pâle , elle leva la tête , jeta un coup d' oeil autour d' elle , avec un frisson .
2673: Puis , l' involontaire , l' invincible sourire revint sur ses lèvres .
2674: - oh !
2675: Oui , effrayant , tous ces hommes que l' on coupe ...
2676: c' est drôle que je reste là , sans m' évanouir .
2677: * Madame * Delaherche avait regardé son fils baiser les cheveux de la jeune femme .
2678: Elle eut un geste , comme pour l' écarter , en songeant à l' autre , à l' homme qui avait dû baiser aussi ces cheveux -là , la nuit dernière .
2679: Mais ses vieilles mains tremblèrent , elle murmura :
2680: - que de souffrances , mon dieu !
2681: On oublie les siennes .
2682: * Delaherche partit , en expliquant qu' il allait revenir tout de suite , avec des renseignements certains .
2683: Dès la rue * Maqua , il fut surpris du nombre de soldats qui rentraient , sans armes , l' uniforme en lambeaux , souillé de poussière .
2684: Il ne put d' ailleurs tirer aucun détail précis de ceux qu' il s' efforça d' interroger :
2685: les uns répondaient , hébétés , qu' ils ne savaient pas ;
2686: les autres en disaient si long , dans une telle furie de gestes , une telle exaltation de paroles , qu' ils ressemblaient à des fous .
2687: Machinalement , alors , il se dirigea de nouveau vers la sous-préfecture , avec la pensée que toutes les nouvelles affluaient là .
2688: Comme il traversait la place du collège , deux canons , sans doute les deux seules pièces qui restaient d' une batterie , arrivèrent au galop , s' échouèrent contre un trottoir .
2689: Dans la grande-rue , il dut s' avouer que la ville commençait à s' encombrer des premiers fuyards :
2690: trois hussards démontés , assis sous une porte , se partageaient un pain ;
2691: deux autres , à petits pas , menaient leurs chevaux par la bride , ignorant à quelle écurie les conduire ;
2692: des officiers couraient éperdus , sans avoir l' air de savoir où ils allaient .
2693: Sur la place * Turenne , un sous-lieutenant lui conseilla de ne pas s' attarder , car des obus y tombaient fréquemment , un éclat venait même d' y briser la grille qui entourait la statue du grand capitaine , vainqueur du
2694: * Palatinat .
2695: Et , en effet , comme il filait rapidement dans la rue de la sous-préfecture , il vit deux projectiles éclater , avec un fracas épouvantable , sur le pont de * Meuse .
2696: Il restait planté devant la loge du concierge , cherchant un prétexte pour demander et questionner un des aides de camp , lorsqu' une voix jeune l' appela .
2697: - * Monsieur * Delaherche ! ...
2698: entrez vite , il ne fait pas bon dehors .
2699: C' était * Rose , son ouvrière , à laquelle il ne songeait pas .
2700: Grâce à elle , toutes les portes allaient s' ouvrir .
2701: Il entra dans la loge , consentit à s' asseoir .
2702: - imaginez -vous que maman en est malade , elle s' est couchée .
2703: Vous voyez , il n' y a que moi , parce que papa est garde national à la citadelle ...
2704: tout à l' heure , l' empereur a voulu montrer encore qu' il était brave , et il est ressorti , il a pu aller au bout de la rue , jusqu'au pont .
2705: Un obus est même tombé devant lui , le cheval d' un de ses écuyers a été tué .
2706: Et puis , il est revenu ...
2707: n' est -ce pas , que voulez -vous qu' il fasse ?
2708: -alors , vous savez où nous en sommes ...
2709: qu' est -ce qu' ils disent , ces messieurs ?
2710: Elle le regarda , étonnée .
2711: Elle restait d' une fraîcheur gaie , avec ses cheveux fins , ses yeux clairs d' enfant qui s' agitait , empressée , au milieu de ces abominations , sans trop les comprendre .
2712: - non , je ne sais rien ...
2713: vers midi , j' ai monté une lettre pour le maréchal * De * Mac- * Mahon .
2714: L' empereur était avec lui ...
2715: ils sont restés près d' une heure enfermés ensemble , le maréchal dans son lit , l' empereur assis contre le matelas , sur une chaise ...
2716: ça , je le sais , parce que je les ai vus , quand on a ouvert la porte .
2717: - alors , qu' est -ce qu' ils se disaient ?
2718: De nouveau , elle le regarda , et elle ne put s' empêcher de rire .
2719: - mais je ne sais pas , comment voulez -vous que je sache ?
2720: Personne au monde ne sait ce qu' ils se sont dit .
2721: C' était vrai , il eut un geste pour s' excuser de sa question sotte .
2722: Pourtant , l' idée de cette conversation suprême le tracassait :
2723: quel intérêt elle avait dû offrir !
2724: à quel parti avaient -ils pu s' arrêter ?
2725: -maintenant , reprit * Rose , l' empereur est rentré dans son cabinet , où il est en conférence avec deux généraux qui viennent d' arriver du champ de bataille ...
2726: elle s' interrompit , jeta un coup d' oeil vers le perron .
2727: - tenez !
2728: En voici un , de ces généraux ...
2729: et , tenez !
2730: Voici l' autre .
2731: Vivement , il sortit , reconnut le général * Douay et le général * Ducrot , dont les chevaux attendaient .
2732: Il les regarda se remettre en selle , puis galoper .
2733: Après l' abandon du plateau d' * Illy , ils étaient accourus , chacun de son côté , pour avertir l' empereur que la bataille était perdue .
2734: Ils donnaient des détails précis sur la situation , l' armée et * Sedan se trouvaient dès lors enveloppés de toutes parts , le désastre allait être effroyable .
2735: Dans son cabinet , l' empereur se promena quelques minutes en silence , de son pas vacillant de malade .
2736: Il n' y avait plus là qu' un aide de camp , debout et muet , près d' une porte .
2737: Et lui marchait toujours , de la cheminée à la fenêtre , la face ravagée , tiraillée à présent par un tic nerveux .
2738: Le dos semblait se courber davantage , comme sous l' écroulement d' un monde ;
2739: tandis que l' oeil mort , voilé des paupières lourdes , disait la résignation du fataliste qui avait joué et perdu contre le destin la partie dernière .
2740: Chaque fois , pourtant , qu' il revenait devant la fenêtre entr'ouverte , un tressaillement l' y arrêtait une seconde .
2741: à une de ces stations si courtes , il eut un geste tremblant , il murmura :
2742: - oh !
2743: Ce canon , ce canon qu' on entend depuis ce matin !
2744: De là , en effet , le grondement des batteries de la
2745: * Marfée et de * Frénois arrivait avec une violence extraordinaire .
2746: C' était un roulement de foudre dont tremblaient les vitres et les murs eux-mêmes , un fracas obstiné , incessant , exaspérant .
2747: Et il devait songer que la lutte , désormais , était sans espoir , que toute résistance devenait criminelle .
2748: à quoi bon du sang versé encore , des membres broyés , des têtes emportées , des morts toujours , ajoutés aux morts épars dans la campagne ?
2749: Puisqu' on était vaincu , que c' était fini , pourquoi se massacrer davantage ?
2750: Assez d' abomination et de douleur criait sous le soleil .
2751: L' empereur , revenu devant la fenêtre , se remit à trembler , en levant les mains .
2752: - oh !
2753: Ce canon , ce canon qui ne cesse pas !
2754: Peut-être la pensée terrible des responsabilités se levait -elle en lui , avec la vision des cadavres sanglants que ses fautes avaient couchés là-bas , par milliers ;
2755: et peut-être n' était -ce que l' attendrissement de son coeur pitoyable de rêveur , de bon homme hanté de songeries humanitaires .
2756: Dans cet effrayant coup du sort qui brisait et emportait sa fortune , ainsi qu' un brin de paille , il trouvait des larmes pour les autres , éperdu de la boucherie inutile qui continuait , sans force pour la supporter davantage .
2757: Maintenant , cette canonnade scélérate lui cassait la poitrine , redoublait son mal .
2758: - oh !
2759: Ce canon , ce canon , faites -le taire tout de suite , tout de suite !
2760: Et cet empereur qui n' avait plus de trône , ayant confié ses pouvoirs à l' impératrice-régente , ce chef d' armée qui ne commandait plus , depuis qu' il avait remis au maréchal * Bazaine le commandement suprême , eut alors un réveil de sa puissance , l' irrésistible besoin d' être le maître une dernière fois .
2761: Depuis * Châlons , il s' était effacé , n' avait pas donné un ordre , résigné à n' être qu' une inutilité sans nom et encombrante , un paquet gênant , emporté parmi les bagages des troupes .
2762: Et il ne se réveillait empereur que pour la défaite ;
2763: le premier , le seul ordre qu' il devait donner encore , dans la pitié effarée de son coeur , allait être de hisser le drapeau blanc sur la citadelle , afin de demander un armistice .
2764: - oh !
2765: Ce canon , ce canon ! ...
2766: prenez un drap , une nappe , n' importe quoi !
2767: Courez vite , dites qu' on le fasse taire !
2768: L' aide de camp se hâta de sortir , et l' empereur continua sa marche vacillante , de la cheminée à la fenêtre , pendant que les batteries tonnaient toujours , secouant la maison entière .
2769: En bas ,
2770: * Delaherche causait encore avec * Rose , lorsqu' un sergent de service accourut .
2771: - mademoiselle , on ne trouve plus rien , je ne puis pas mettre la main sur une bonne ...
2772: vous n' auriez pas un linge , un morceau de linge blanc ?
2773: -voulez -vous une serviette ?
2774: -non , non , ce n' est pas assez grand ...
2775: une moitié de drap par exemple .
2776: Déjà ,
2777: * Rose , obligeante , s' était précipitée vers l' armoire .
2778: - c' est que je n' ai pas de drap coupé ...
2779: un grand linge blanc , non !
2780: Je ne vois rien qui fasse l' affaire ...
2781: ah !
2782: Tenez , voulez -vous une nappe ?
2783: -une nappe , parfait !
2784: C' est tout à fait ça .
2785: Et il ajouta , en s' en allant :
2786: - on va en faire un drapeau blanc , qu' on hissera sur la citadelle , pour demander la paix ...
2787: merci bien , mademoiselle .
2788: * Delaherche eut un sursaut de joie involontaire .
2789: Enfin , on allait donc être tranquille !
2790: Puis , cette joie lui parut antipatriotique , il la refréna .
2791: Mais son coeur soulagé battait quand même , et il regarda un colonel et un capitaine , suivis du sergent , qui sortaient à pas précipités de la sous-préfecture .
2792: Le colonel portait , sous le bras , la nappe roulée .
2793: Il eut l' idée de les suivre , il quitta
2794: * Rose , laquelle était très fière d' avoir fourni ce linge .
2795: à ce moment , deux heures sonnaient .
2796: Devant l' hôtel de ville ,
2797: * Delaherche fut bousculé par tout un flot de soldats hagards qui descendaient du faubourg de la cassine .
2798: Il perdit de vue le colonel , il renonça à la curiosité d' aller voir hisser le drapeau blanc .
2799: On ne le laisserait certainement pas entrer dans le donjon ;
2800: et , d' autre part , comme il entendait raconter que des obus tombaient sur le collège , il était envahi d' une inquiétude nouvelle :
2801: peut-être bien que sa fabrique flambait , depuis qu' il l' avait quittée .
2802: Il se précipita , repris de sa fièvre d' agitation , se satisfaisant à courir ainsi .
2803: Mais des groupes barraient les rues , des obstacles déjà renaissaient à chaque carrefour .
2804: Rue * Maqua seulement , il eut un soupir d' aise , quand il aperçut la monumentale façade de sa maison intacte , sans une fumée ni une étincelle .
2805: Il entra , il cria de loin à sa mère et à sa femme :
2806: - tout va bien , on hisse le drapeau blanc , on va cesser le feu !
2807: Puis , il s' arrêta , car l' aspect de l' ambulance était vraiment effroyable .
2808: Dans le vaste séchoir , dont on laissait la grande porte ouverte , non seulement tous les matelas étaient occupés , mais il ne restait même plus de place sur la litière étalée au bout de la salle .
2809: On commençait à mettre de la paille entre les lits , on serrait les blessés les uns contre les autres .
2810: Déjà , on en comptait près de deux cents , et il en arrivait toujours .
2811: Les larges fenêtres éclairaient d' une clarté blanche toute cette souffrance humaine entassée .
2812: Parfois , à un mouvement trop brusque , un cri involontaire s' élevait .
2813: Des râles d' agonie passaient dans l' air moite .
2814: Tout au fond , une plainte douce , presque chantante , ne cessait pas .
2815: Et le silence se faisait plus profond , une sorte de stupeur résignée , le morne accablement d' une chambre de mort , que coupaient seuls les pas et les chuchotements des infirmiers .
2816: Les blessures , pansées à la hâte sur le champ de bataille , quelques-unes même demeurées à vif , étalaient leur détresse , entre les lambeaux des capotes et des pantalons déchirés .
2817: Des pieds s' allongeaient , chaussés encore , broyés et saignants .
2818: Des genoux et des coudes , comme rompus à coups de marteau , laissaient pendre des membres inertes .
2819: Il y avait des mains cassées , des doigts qui tombaient , retenus à peine par un fil de peau .
2820: Les jambes et les bras fracturés semblaient les plus nombreux , raidis de douleur , d' une pesanteur de plomb .
2821: Mais , surtout , les inquiétantes blessures étaient celles qui avaient troué le ventre , la poitrine ou la tête .
2822: Des flancs saignaient par des déchirures affreuses , des noeuds d' entrailles s' étaient faits sous la peau soulevée , des reins entamés , hachés , tordaient les attitudes en des contorsions frénétiques .
2823: De part en part , des poumons étaient traversés , les uns d' un trou si mince , qu' il ne saignait pas , les autres d' une fente béante d' où la vie coulait en un flot rouge ;
2824: et les hémorragies internes , celles qu' on ne voyait point , foudroyaient les hommes , tout d' un coup délirants et noirs .
2825: Enfin , les têtes avaient souffert plus encore :
2826: mâchoires fracassées , bouillie sanglante des dents et de la langue ;
2827: orbites défoncées , l' oeil à moitié sorti ;
2828: crânes ouverts , laissant voir la cervelle .
2829: Tous ceux dont les balles avaient touché la moelle ou le cerveau , étaient comme des cadavres , dans l' anéantissement du coma ;
2830: tandis que les autres , les fracturés , les fiévreux , s' agitaient , demandaient à boire , d' une voix basse et suppliante .
2831: Puis , à côté , sous le hangar où l' on opérait , c' était une autre horreur .
2832: Dans cette première bousculade , on ne procédait qu' aux opérations urgentes , celles que nécessitait l' état désespéré des blessés .
2833: Toute crainte d' hémorragie décidait * Bouroche à l' amputation immédiate .
2834: De même , il n' attendait pas pour chercher les projectiles au fond des plaies et les enlever , s' ils s' étaient logés dans quelque zone dangereuse , la base du cou , la région de l' aisselle , la racine de la cuisse , le pli du coude ou le jarret .
2835: Les autres blessures , qu' il préférait laisser en observation , étaient simplement pansées par les infirmiers , sur ses conseils .
2836: Déjà , il avait fait pour sa part quatre amputations , en les espaçant , en se donnant le repos d' extraire quelques balles entre les opérations graves ;
2837: et il commençait à se fatiguer .
2838: Il n' y avait que deux tables , la sienne et une autre , où travaillait un de ses aides .
2839: On venait de tendre un drap entre les deux , afin que les opérés ne pussent se voir .
2840: Et l' on avait beau les laver à l' éponge , les tables restaient rouges ;
2841: tandis que les seaux qu' on allait jeter à quelques pas , sur une corbeille de marguerites , ces seaux dont un verre de sang suffisait à rougir l' eau claire , semblaient être des seaux de sang pur , des volées de sang noyant les fleurs de la pelouse .
2842: Bien que l' air entrât librement , une nausée montait de ces tables , de ces linges , de ces trousses , dans l' odeur fade du chloroforme .
2843: Pitoyable en somme ,
2844: * Delaherche frémissait de compassion , lorsque l' entrée d' un landau , sous le porche , l' intéressa .
2845: On n' avait plus trouvé sans doute que cette voiture de maître , et l' on y avait entassé des blessés .
2846: Ils y tenaient huit , les uns sur les autres .
2847: Le fabricant eut un cri de surprise terrifiée , en reconnaissant , dans le dernier qu' on descendit , le capitaine * Beaudoin .
2848: - oh !
2849: Mon pauvre ami ! ...
2850: attendez !
2851: Je vais appeler ma mère et ma femme .
2852: Elles accoururent , laissant le soin de rouler des bandes à deux servantes .
2853: Les infirmiers qui avaient saisi le capitaine , l' emportaient dans la salle ;
2854: et ils allaient le coucher en travers d' un tas de paille , lorsque * Delaherche aperçut , sur un matelas , un soldat qui ne bougeait plus , la face terreuse , les yeux ouverts .
2855: - dites donc , mais il est mort , celui -là !
2856: -tiens !
2857: C' est vrai , murmura un infirmier .
2858: Pas la peine qu' il encombre !
2859: Lui et un camarade prirent le corps , l' emportèrent au charnier qu' on avait établi derrière les cytises .
2860: Une douzaine de morts , déjà , s' y trouvaient rangés , raidis dans le dernier râle , les uns les pieds étirés , comme allongés par la souffrance , les autres déjetés , tordus en des postures atroces .
2861: Il y en avait qui ricanaient , les yeux blancs , les dents à nu sous les lèvres retroussées ;
2862: tandis que plusieurs , la figure longue , affreusement triste , pleuraient encore de grosses larmes .
2863: Un , très jeune , petit et maigre , la tête à moitié emportée , serrait sur son coeur , de ses deux mains convulsives , une photographie de femme , une de ces pâles photographies de faubourg , éclaboussée de sang .
2864: Et , aux pieds des morts , pêle-mêle , des jambes et des bras coupés s' entassaient aussi , tout ce qu' on rognait , tout ce qu' on abattait sur les tables d' opération , le coup de balai de la boutique d' un boucher , poussant dans un coin les déchets , la chair et les os .
2865: Devant le capitaine * Beaudoin ,
2866: * Gilberte avait frémi .
2867: Mon dieu !
2868: Qu' il était pâle , couché sur ce matelas , la face toute blanche sous la saleté qui la souillait !
2869: Et la pensée que , quelques heures auparavant , il l' avait tenue entre ses bras , plein de vie et sentant bon , la glaçait d' effroi .
2870: Elle s' était agenouillée .
2871: - quel malheur , mon ami !
2872: Mais ce n' est rien , n' est -ce pas ?
2873: Et , machinalement , elle avait tiré son mouchoir , elle lui en essuyait la figure , ne pouvant le tolérer ainsi , sali de sueur , de terre et de poudre .
2874: Il lui semblait qu' elle le soulageait , en le nettoyant un peu .
2875: - n' est -ce pas ?
2876: Ce n' est rien , ce n' est que votre jambe .
2877: Le capitaine , dans une sorte de somnolence , ouvrait les yeux , péniblement .
2878: Il avait reconnu ses amis , il s' efforçait de leur sourire .
2879: - oui , la jambe seulement ...
2880: je n' ai pas même senti le coup , j' ai cru que je faisais un faux pas et que je tombais ...
2881: mais il parlait avec difficulté .
2882: - oh !
2883: J' ai soif , j' ai soif !
2884: Alors ,
2885: * Madame * Delaherche , penchée à l' autre bord du matelas , s' empressa .
2886: Elle courut chercher un verre et une carafe d' eau , dans laquelle on avait versé un peu de cognac .
2887: Et , lorsque le capitaine eut vidé le verre avidement , elle dut partager le reste de la carafe aux blessés voisins :
2888: toutes les mains se tendaient , des voix ardentes la suppliaient .
2889: Un zouave , qui ne put en avoir , sanglota .
2890: * Delaherche , cependant , tâchait de parler au major , afin d' obtenir , pour le capitaine , un tour de faveur .
2891: * Bouroche venait d' entrer dans la salle , avec son tablier sanglant , sa large face en sueur , que sa crinière léonine semblait incendier ;
2892: et , sur son passage , les hommes se soulevaient , voulaient l' arrêter , chacun brûlant de passer tout de suite , d' être secouru et de savoir : " à moi , monsieur le major , à moi ! "
2893: des balbutiements de prière le suivaient , des doigts tâtonnants effleuraient ses vêtements .
2894: Mais lui , tout à son affaire , soufflant de lassitude , organisait son travail , sans écouter personne .
2895: Il se parlait à voix haute , il les comptait du doigt , leur donnait des numéros , les classait :
2896: celui -ci , celui -là , puis cet autre ;
2897: un , deux , trois ;
2898: une mâchoire , un bras , une cuisse ;
2899: tandis que l' aide qui l' accompagnait , tendait l' oreille , pour tâcher de se souvenir .
2900: - monsieur le major , dit * Delaherche , il y a là un capitaine , le capitaine * Beaudoin ...
2901: * Bouroche l' interrompit .
2902: - comment , * Beaudoin est ici ! ...
2903: ah !
2904: Le pauvre bougre !
2905: Il alla se planter devant le blessé .
2906: Mais , d' un coup d' oeil , il dut voir la gravité du cas , car il reprit aussitôt , sans même se baisser pour examiner la jambe atteinte :
2907: - bon !
2908: On va me l' apporter tout de suite , dès que j' aurai fait l' opération qu' on prépare .
2909: Et il retourna sous le hangar , suivi par
2910: * Delaherche , qui ne voulait pas le lâcher , de crainte qu' il n' oubliât sa promesse .
2911: Cette fois , il s' agissait de la désarticulation d' une épaule , d' après la méthode de * Lisfranc , ce que les chirurgiens appelaient une jolie opération , quelque chose d' élégant et de prompt , en tout quarante secondes à peine .
2912: Déjà , on chloroformait le patient , pendant qu' un aide lui saisissait l' épaule à deux mains , les quatre doigts sous l' aisselle , le pouce en dessus .
2913: Alors ,
2914: * Bouroche , armé du grand couteau long , après avoir crié : " asseyez -le ! "
2915: empoigna le deltoïde , transperça le bras , trancha le muscle ;
2916: puis , revenant en arrière , il détacha la jointure d' un seul coup ;
2917: et le bras était tombé , abattu en trois mouvements .
2918: L' aide avait fait glisser ses pouces , pour boucher l' artère humérale .
2919: " recouchez -le ! "
2920: * Bouroche eut un rire involontaire en procédant à la ligature , car il n' avait mis que trente-cinq secondes .
2921: Il ne restait plus qu' à rabattre le lambeau de chair sur la plaie , ainsi qu' une épaulette à plat .
2922: Cela était joli , à cause du danger , un homme pouvant se vider de tout son sang en trois minutes par l' artère humérale , sans compter qu' il y a péril de mort , chaque fois qu' on assoit un blessé , sous l' action du chloroforme .
2923: * Delaherche , glacé , aurait voulu fuir .
2924: Mais il n' en eut pas le temps , le bras était déjà sur la table .
2925: Le soldat amputé , une recrue , un paysan solide , qui sortait de sa torpeur , aperçut ce bras qu' un infirmier emportait , derrière les cytises .
2926: Il regarda vivement son épaule , la vit tranchée et saignante .
2927: Et il se fâcha , furieux .
2928: - ah !
2929: Nom de dieu !
2930: C' est bête , ce que vous avez fait là !
2931: * Bouroche , exténué , ne répondait point .
2932: Puis , l' air brave homme :
2933: - j' ai fait pour le mieux , je ne voulais pas que tu claques , mon garçon ...
2934: d' ailleurs , je t' ai consulté , tu m' as dit oui .
2935: - j' ai dit oui , j' ai dit oui !
2936: Est -ce que je savais , moi !
2937: Et sa colère tomba , il se mit à pleurer à chaudes larmes .
2938: - qu' est -ce que vous voulez que je foute , maintenant ?
2939: On le remporta sur la paille , on lava violemment la toile cirée et la table ;
2940: et les seaux d' eau rouge qu' on jeta de nouveau , à la volée , au travers de la pelouse , ensanglantèrent la corbeille blanche de marguerites .
2941: Mais * Delaherche s' étonnait d' entendre toujours le canon .
2942: Pourquoi donc ne se taisait -il pas ?
2943: La nappe de * Rose , maintenant , devait être hissée sur la citadelle .
2944: Et on aurait dit , au contraire , que le tir des batteries prussiennes augmentait d' intensité .
2945: C' était un vacarme à ne pas s' entendre , un ébranlement secouant les moins nerveux de la tête aux pieds , dans une angoisse croissante .
2946: Cela ne devait guère être bon , pour les opérateurs et pour les opérés , ces secousses qui vous arrachaient le coeur .
2947: L' ambulance entière en était bousculée , enfiévrée , jusqu'à l' exaspération .
2948: - c' était fini , qu' ont -ils donc à continuer ?
2949: S' écria * Delaherche , qui prêtait anxieusement l' oreille , croyant à chaque seconde entendre le dernier coup .
2950: Puis , comme il revenait vers * Bouroche , pour lui rappeler le capitaine , il eut l' étonnement de le trouver par terre , au milieu d' une botte de paille , couché sur le ventre , les deux bras nus jusqu'aux épaules , enfoncés dans deux seaux d' eau glacée .
2951: à bout de force morale et physique , le major se délassait là , anéanti , terrassé par une tristesse , une désolation immense , dans une de ces minutes d' agonie du praticien qui se sent impuissant .
2952: Celui -ci pourtant était un solide , une peau dure et un coeur ferme .
2953: Mais il venait d' être touché par l' " à quoi bon ? "
2954: le sentiment qu' il ne ferait jamais tout , qu' il ne pouvait pas tout faire , l' avait brusquement paralysé .
2955: à quoi bon ?
2956: Puisque la mort serait quand même la plus forte !
2957: Deux infirmiers apportaient sur un brancard le capitaine * Beaudoin .
2958: - monsieur le major , se permit de dire * Delaherche , voici le capitaine .
2959: * Bouroche ouvrit les yeux , retira ses bras des deux seaux , les secoua , les essuya dans la paille .
2960: Puis , se soulevant sur les genoux :
2961: - ah !
2962: Oui , foutre !
2963: à un autre ...
2964: voyons , voyons , la journée n' est pas finie .
2965: Et il était debout , rafraîchi , secouant sa tête de lion aux cheveux fauves , remis d' aplomb par la pratique et par l' impérieuse discipline .
2966: * Gilberte et * Madame * Delaherche avaient suivi le brancard ;
2967: et elles restèrent à quelques pas , lorsqu' on eut couché le capitaine sur le matelas , recouvert de la toile cirée .
2968: - bon !
2969: C' est au-dessus de la cheville droite , disait * Bouroche , qui causait beaucoup , pour occuper le blessé .
2970: Pas mauvais , à cette place .
2971: On s' en tire très bien ...
2972: nous allons examiner ça .
2973: Mais la torpeur où était * Beaudoin , le préoccupait visiblement .
2974: Il regardait le pansement d' urgence , un simple lien , serré et maintenu sur le pantalon par un fourreau de baïonnette .
2975: Et , entre ses dents , il grognait , demandant quel était le salop qui avait fichu ça .
2976: Puis , tout d' un coup , il se tut .
2977: Il venait de comprendre :
2978: c' était sûrement pendant le transport , au fond du landau empli de blessés , que le bandage avait dû se détendre , glissant , ne comprimant plus la plaie , ce qui avait occasionné une très abondante hémorragie .
2979: Violemment ,
2980: * Bouroche s' emporta contre un infirmier qui l' aidait .
2981: - bougre d' empoté , coupez donc vite !
2982: L' infirmier coupa le pantalon et le caleçon , coupa le soulier et la chaussette .
2983: La jambe , puis le pied apparurent , d' une nudité blafarde , tachée de sang .
2984: Et il y avait là , au-dessus de la cheville , un trou affreux , dans lequel l' éclat d' obus avait enfoncé un lambeau de drap rouge .
2985: Un bourrelet de chair déchiquetée , la saillie du muscle , sortait en bouillie de la plaie .
2986: * Gilberte dut s' appuyer contre un des poteaux du hangar .
2987: Ah !
2988: Cette chair , cette chair si blanche , cette chair sanglante maintenant , et massacrée !
2989: Malgré son effroi , elle ne pouvait en détourner les yeux .
2990: - fichtre !
2991: Déclara * Bouroche , ils vous ont bien arrangé !
2992: Il tâtait le pied , le trouvait froid , n' y sentait plus battre le pouls .
2993: Son visage était devenu très grave , avec un pli de la lèvre , qui lui était particulier , en face des cas inquiétants .
2994: - fichtre !
2995: Répéta -t-il , voilà un mauvais pied !
2996: Le capitaine , que l' anxiété tirait de sa somnolence , le regardait , attendait ;
2997: et il finit par dire :
2998: - vous trouvez , major ?
2999: Mais la tactique de * Bouroche était de ne jamais demander directement à un blessé l' autorisation d' usage , quand la nécessité d' une amputation s' imposait .
3000: Il préférait que le blessé s' y résignât de lui-même .
3001: - mauvais pied , murmura -t-il , comme s' il eût pensé tout haut .
3002: Nous ne le sauverons pas .
3003: Nerveusement ,
3004: * Beaudoin reprit :
3005: - voyons , il faut en finir , major .
3006: Qu' en pensez -vous ?
3007: -je pense que vous êtes un brave , capitaine , et que vous allez me laisser faire ce qu' il faut .
3008: Les yeux du capitaine * Beaudoin pâlirent , se troublèrent d' une sorte de petite fumée rousse .
3009: Il avait compris .
3010: Mais , malgré l' insupportable peur qui l' étranglait , il répondit simplement , avec bravoure :
3011: - faites , major .
3012: Et les préparatifs ne furent pas longs .
3013: Déjà , l' aide tenait la serviette imbibée de chloroforme , qui fut tout de suite appliquée sous le nez du patient .
3014: Puis , au moment où la courte agitation qui précède l' anesthésie se produisait , deux infirmiers firent glisser le capitaine sur le matelas , de façon à avoir les jambes libres ;
3015: et l' un d' eux garda la gauche , qu' il soutint ;
3016: tandis qu' un aide , saisissant la droite , la serrait rudement des deux mains , à la racine de la cuisse , pour comprimer les artères .
3017: Alors , quand elle vit * Bouroche s' approcher avec le couteau mince ,
3018: * Gilberte ne put en supporter davantage .
3019: - non , non , c' est affreux !
3020: Et elle défaillait , elle s' appuya sur * Madame
3021: * Delaherche , qui avait dû avancer le bras pour l' empêcher de tomber .
3022: - mais pourquoi restez -vous ?
3023: Toutes deux , cependant , demeurèrent .
3024: Elles tournaient la tête , ne voulant plus voir , immobiles et tremblantes , serrées l' une contre l' autre , malgré leur peu de tendresse .
3025: Ce fut sûrement à cette heure de la journée que le canon tonna le plus fort .
3026: Il était trois heures , et * Delaherche , désappointé , exaspéré , déclarait n' y plus rien comprendre .
3027: Maintenant , il devenait hors de doute que , loin de se taire , les batteries prussiennes redoublaient leur feu .
3028: Pourquoi ?
3029: Que se passait -il ?
3030: C' était un bombardement d' enfer , le sol tremblait , l' air s' embrasait .
3031: Autour de * Sedan , la ceinture de bronze , les huit cents pièces des armées allemandes tiraient à la fois , foudroyaient les champs voisins d' un tonnerre continu ;
3032: et ce feu convergent , toutes les hauteurs environnantes frappant au centre , aurait brûlé et pulvérisé la ville en deux heures .
3033: Le pis était que des obus recommençaient à tomber sur les maisons .
3034: Des fracas plus fréquents retentissaient .
3035: Il en éclata un rue des * voyards .
3036: Un autre écorna une cheminée haute de la fabrique , et des gravats dégringolèrent devant le hangar .
3037: * Bouroche leva les yeux , grognant :
3038: - est -ce qu' ils vont nous achever nos blessés ? ...
3039: c' est insupportable , ce vacarme !
3040: Cependant , l' infirmier tenait allongée la jambe du capitaine ;
3041: et , d' une rapide incision circulaire , le major coupa la peau , au-dessous du genou , cinq centimètres plus bas que l' endroit où il comptait scier les os .
3042: Puis , vivement , à l' aide du même couteau mince , qu' il ne changeait pas pour aller vite , il détacha la peau , la releva tout autour , ainsi que l' écorce d' une orange qu' on pèle .
3043: Mais , comme il allait trancher les muscles , un infirmier s' approcha , lui parla à l' oreille .
3044: - le numéro deux vient de couler .
3045: Dans l' effroyable bruit , le major n' entendit pas .
3046: - parlez donc plus haut , nom de dieu !
3047: J' ai les oreilles en sang , avec leur sacré canon .
3048: - le numéro deux vient de couler .
3049: - qui ça , le numéro deux ?
3050: - ah !
3051: Bon ! ...
3052: eh bien !
3053: Vous apporterez le trois , la mâchoire .
3054: Et , avec une adresse extraordinaire , sans se reprendre , il trancha les muscles d' une seule entaille , jusqu'aux os .
3055: Il dénuda le tibia et le péroné , introduisit entre eux la compresse à trois chefs , pour les maintenir .
3056: Puis , d' un trait de scie unique , il les abattit .
3057: Et le pied resta aux mains de l' infirmier qui le tenait .
3058: Peu de sang coula , grâce à la compression que l' aide exerçait plus haut , autour de la cuisse .
3059: La ligature des trois artères fut rapidement faite .
3060: Mais le major secouait la tête ;
3061: et , quand l' aide eut enlevé ses doigts , il examina la plaie , en murmurant , certain que le patient ne pouvait encore l' entendre :
3062: - c' est ennuyeux , les artérioles ne donnent pas de sang .
3063: Puis , d' un geste , il acheva son diagnostic :
3064: encore un pauvre bougre de fichu !
3065: Et , sur son visage en sueur , la fatigue et la tristesse immenses avaient reparu , cette désespérance de l' " à quoi bon ? " , puisqu' on n' en sauvait pas quatre sur dix .
3066: Il s' essuya le front , il se mit à rabattre la peau et à faire les trois sutures d' approche .
3067: * Gilberte venait de se retourner .
3068: * Delaherche lui avait dit que c' était fait , qu' elle pouvait voir .
3069: Pourtant , elle aperçut le pied du capitaine que l' infirmier emportait derrière les cytises .
3070: Le charnier s' augmentait toujours , deux nouveaux morts s' y allongeaient , l' un la bouche démesurément ouverte et noire , ayant l' air de hurler encore , l' autre rapetissé par une abominable agonie , redevenu à la taille d' un enfant chétif et contrefait .
3071: Le pis était que le tas des débris finissait par déborder dans l' allée voisine .
3072: Ne sachant où poser convenablement le pied du capitaine , l' infirmier hésita , se décida enfin à le jeter sur le tas .
3073: - eh bien !
3074: Voilà qui est fait , dit le major à
3075: * Beaudoin qu' on réveillait .
3076: Vous êtes hors d' affaire .
3077: Mais le capitaine n' avait pas la joie du réveil , qui suit les opérations heureuses .
3078: Il se redressa un peu , retomba , bégayant d' une voix molle :
3079: - merci , major .
3080: J' aime mieux que ce soit fini .
3081: Cependant , il sentit la cuisson du pansement à l' alcool .
3082: Et , comme on approchait le brancard pour le remporter , une terrible détonation ébranla la fabrique entière :
3083: c' était un obus qui venait d' éclater en arrière du hangar , dans la petite cour où se trouvait la pompe .
3084: Des vitres volèrent en éclats , tandis qu' une épaisse fumée envahissait l' ambulance .
3085: Dans la salle , une panique avait soulevé les blessés de leur couche de paille , et tous criaient d' épouvante , et tous voulaient fuir .
3086: * Delaherche se précipita , affolé , pour juger des dégâts .
3087: Est -ce qu' on allait lui démolir , lui incendier sa maison , à présent ?
3088: Que se passait -il donc ?
3089: Puisque l' empereur voulait qu' on cessât , pourquoi avait -on recommencé ?
3090: -nom de dieu !
3091: Remuez -vous !
3092: Cria * Bouroche aux infirmiers figés de terreur .
3093: Lavez -moi la table , apportez -moi le numéro trois !
3094: On lava la table , on jeta une fois encore les seaux d' eau rouge à la volée , au travers de la pelouse .
3095: La corbeille de marguerites n' était plus qu' une bouillie sanglante , de la verdure et des fleurs hachées dans du sang .
3096: Et le major , à qui on avait apporté le numéro trois , se mit , pour se délasser un peu , à chercher une balle qui , après avoir fracassé le maxillaire inférieur , devait s' être logée sous la langue .
3097: Beaucoup de sang coulait et lui engluait les doigts .
3098: Dans la salle , le capitaine * Beaudoin était de nouveau couché sur son matelas .
3099: * Gilberte et * Madame * Delaherche avaient suivi le brancard .
3100: * Delaherche lui-même , malgré son agitation , vint causer un moment .
3101: - reposez -vous , capitaine .
3102: Nous allons faire préparer une chambre , nous vous prendrons chez nous .
3103: Mais , dans sa prostration , le blessé eut un réveil , une minute de lucidité .
3104: - non , je crois bien que je vais mourir .
3105: Et il les regardait tous les trois , les yeux élargis , pleins de l' épouvante de la mort .
3106: - oh !
3107: Capitaine , qu' est -ce que vous dites là ?
3108: Murmura * Gilberte en s' efforçant de sourire , toute glacée .
3109: Vous serez debout dans un mois .
3110: Il secouait la tête , il ne regardait plus qu' elle , avec un immense regret de la vie dans les yeux , une lâcheté de s' en aller ainsi , trop jeune , sans avoir épuisé la joie d' être .
3111: - je vais mourir , je vais mourir ...
3112: ah !
3113: C' est affreux ...
3114: puis , tout d' un coup , il aperçut son uniforme souillé et déchiré , ses mains noires , et il parut souffrir de son état , devant des femmes .
3115: Une honte lui vint de s' abandonner ainsi , la pensée qu' il manquait de correction acheva de lui rendre toute une bravoure .
3116: Il réussit à reprendre d' une voix gaie :
3117: - seulement , si je meurs , je voudrais mourir les mains propres ...
3118: madame , vous seriez bien aimable de mouiller une serviette et de me la donner .
3119: * Gilberte courut , revint avec la serviette , voulut lui en frotter les mains elle-même .
3120: à partir de ce moment , il montra un très grand courage , soucieux de finir en homme de bonne compagnie .
3121: * Delaherche l' encourageait , aidait sa femme à l' arranger d' une façon convenable .
3122: Et la vieille * Madame
3123: * Delaherche , devant ce mourant , lorsqu' elle vit le ménage s' empresser ainsi , sentit s' en aller sa rancune .
3124: Une fois encore elle se tairait , elle qui savait et qui s' était juré de tout dire à son fils .
3125: à quoi bon désoler la maison , puisque la mort emportait la faute ?
3126: Ce fut fini presque tout de suite .
3127: Le capitaine
3128: * Beaudoin , qui s' affaiblissait , retomba dans son accablement .
3129: Une sueur glacée lui inondait le front et le cou .
3130: Il rouvrit un instant les yeux , tâtonna comme s' il eût cherché une couverture imaginaire , qu' il se mit à remonter jusqu'à son menton , les mains tordues , d' un mouvement doux et entêté .
3131: - oh !
3132: J' ai froid , j' ai bien froid .
3133: Et il passa , il s' éteignit , sans hoquet , et son visage tranquille , aminci , garda une expression d' infinie tristesse .
3134: * Delaherche veilla à ce que le corps , au lieu d' être porté au charnier , fût déposé dans une remise voisine .
3135: Il voulait forcer * Gilberte , toute bouleversée et pleurante , à se retirer chez elle .
3136: Mais elle déclara qu' elle aurait trop peur maintenant , seule , et qu' elle préférait rester avec sa belle-mère , dans l' agitation de l' ambulance , où elle s' étourdissait .
3137: Déjà , elle courait donner à boire à un chasseur d' * Afrique que la fièvre faisait délirer , elle aidait un infirmier à panser la main d' un petit soldat , une recrue de vingt ans , qui était venu , à pied , du champ de bataille , le pouce emporté ;
3138: et , comme il était gentil et drôle , plaisantant sa blessure d' un air insouciant de parisien farceur , elle finit par s' égayer avec lui .
3139: Pendant l' agonie du capitaine , la canonnade semblait avoir augmenté encore , un deuxième obus était tombé dans le jardin , brisant un des arbres centenaires .
3140: Des gens affolés criaient que tout * Sedan brûlait , un incendie considérable s' étant déclaré dans le faubourg de la cassine .
3141: C' était la fin de tout , si ce bombardement continuait longtemps avec une pareille violence .
3142: - ce n' est pas possible , j' y retourne !
3143: Dit
3144: * Delaherche hors de lui .
3145: - où donc ?
3146: Demanda * Bouroche .
3147: - mais à la sous-préfecture , pour savoir si l' empereur se moque de nous , quand il parle de faire hisser le drapeau blanc .
3148: Le major resta quelques secondes étourdi par cette idée du drapeau blanc , de la défaite , de la capitulation , qui tombait au milieu de son impuissance à sauver tous les pauvres bougres en bouillie , qu' on lui amenait .
3149: Il eut un geste de furieuse désespérance .
3150: - allez au diable !
3151: Nous n' en sommes pas moins tous foutus !
3152: Dehors ,
3153: * Delaherche éprouva une difficulté plus grande à se frayer un passage parmi les groupes qui avaient grossi .
3154: Les rues , de minute en minute , s' emplissaient davantage , du flot des soldats débandés .
3155: Il questionna plusieurs des officiers qu' il rencontra :
3156: aucun n' avait aperçu le drapeau blanc sur la citadelle .
3157: Enfin , un colonel déclara l' avoir entrevu un instant , le temps de le hisser et de l' abattre .
3158: Cela aurait tout expliqué , soit que les allemands n' eussent pu le voir , soit que , l' ayant vu apparaître et disparaître , ils eussent redoublé leur feu , en comprenant que l' agonie était proche .
3159: Même une histoire circulait déjà , la folle colère d' un général , qui s' était précipité , à l' apparition du drapeau blanc , l' avait arraché de ses mains , brisant la hampe , foulant le linge .
3160: Et les batteries prussiennes tiraient toujours , les projectiles pleuvaient sur les toits et dans les rues , des maisons brûlaient , une femme venait d' avoir la tête broyée , au coin de la place * Turenne .
3161: à la sous-préfecture ,
3162: * Delaherche ne trouva pas
3163: * Rose dans la loge du concierge .
3164: Toutes les portes étaient ouvertes , la déroute commençait .
3165: Alors , il monta , ne se heurtant que dans des gens effarés , sans que personne lui adressât la moindre question .
3166: Au premier étage , comme il hésitait , il rencontra la jeune fille .
3167: - oh ! * Monsieur * Delaherche , ça se gâte ...
3168: tenez !
3169: Regardez vite , si vous voulez voir l' empereur .
3170: En effet , à gauche , une porte , mal fermée , bâillait ;
3171: et , par cette fente , on apercevait l' empereur , qui avait repris sa marche chancelante , de la cheminée à la fenêtre .
3172: Il piétinait , ne s' arrêtait pas , malgré d' intolérables souffrances .
3173: Un aide de camp venait d' entrer , celui qui avait si mal refermé la porte , et l' on entendit l' empereur qui lui demandait , d' une voix énervée de désolation :
3174: - mais enfin , monsieur , pourquoi tire -t-on toujours , puisque j' ai fait hisser le drapeau blanc ?
3175: C' était son tourment devenu insupportable , ce canon qui ne cessait pas , qui augmentait de violence , à chaque minute .
3176: Il ne pouvait s' approcher de la fenêtre , sans en être frappé au coeur .
3177: Encore du sang , encore des vies humaines fauchées par sa faute !
3178: Chaque minute entassait d' autres morts , inutilement .
3179: Et , dans sa révolte de rêveur attendri , il avait déjà , à plus de dix reprises , adressé sa question désespérée aux personnes qui entraient .
3180: - mais enfin , pourquoi tire -t-on toujours , puisque j' ai fait hisser le drapeau blanc ?
3181: L' aide de camp murmura une réponse , que
3182: * Delaherche ne put saisir .
3183: Du reste , l' empereur ne s' était pas arrêté , cédant quand même à son besoin de retourner devant cette fenêtre , où il défaillait , dans le tonnerre continu de la canonnade .
3184: Sa pâleur avait grandi encore , sa longue face , morne et tirée , mal essuyée du fard du matin , disait son agonie .
3185: à ce moment , un petit homme vif , l' uniforme poussiéreux , dans lequel * Delaherche reconnut le général * Lebrun , traversa le palier , poussa la porte , sans se faire annoncer .
3186: Et , tout de suite , une fois de plus , on distingua la voix anxieuse de l' empereur .
3187: - mais enfin , général , pourquoi tire -t-on toujours , puisque j' ai fait hisser le drapeau blanc ?
3188: L' aide de camp sortait , la porte fut refermée , et * Delaherche ne put même entendre la réponse du général .
3189: Tout avait disparu .
3190: - ah !
3191: Répéta * Rose , ça se gâte , je le comprends bien , à la mine de ces messieurs .
3192: C' est comme ma nappe , je ne la reverrai pas , il y en a qui disent qu' on l' a déchirée ...
3193: dans tout ça , c' est l' empereur qui me fait de la peine , car il est plus malade que le maréchal , il serait mieux dans son lit que dans cette pièce , où il se ronge à toujours marcher .
3194: Elle était très émue , sa jolie figure blonde exprimait une pitié sincère .
3195: Aussi * Delaherche , dont la ferveur bonapartiste se refroidissait singulièrement depuis deux jours , la trouva -t-il un peu sotte .
3196: En bas , pourtant , il resta encore un instant avec elle , guettant le départ du général * Lebrun .
3197: Et , quand celui -ci reparut , il le suivit .
3198: Le général * Lebrun avait expliqué à l' empereur que , si l' on voulait demander un armistice , il fallait qu' une lettre , signée du commandant en chef de l' armée française , fût remise au commandant en chef des armées allemandes .
3199: Puis , il s' était offert pour écrire cette lettre et pour se mettre à la recherche du général * De * Wimpffen , qui la signerait .
3200: Il emportait la lettre , il n' avait que la crainte de ne pas trouver ce dernier , ignorant sur quel point du champ de bataille il pouvait être .
3201: Dans * Sedan , d' ailleurs , la cohue devenait telle , qu' il dut marcher au pas de son cheval ;
3202: ce qui permit à
3203: * Delaherche de l' accompagner jusqu'à la porte du
3204: * Ménil .
3205: Mais , sur la route , le général * Lebrun prit le galop , et il eut la chance , comme il arrivait à
3206: * Balan , d' apercevoir le général * De * Wimpffen .
3207: Celui -ci , quelques minutes plus tôt , avait écrit à l' empereur : " sire , venez vous mettre à la tête de vos troupes , elles tiendront à honneur de vous ouvrir un passage à travers les lignes ennemies . "
3208: aussi entra -t-il dans une furieuse colère , au seul mot d' armistice .
3209: Non , non !
3210: Il ne signerait rien , il voulait se battre !
3211: Il était trois heures et demie .
3212: Et ce fut peu de temps après qu' eut lieu la tentative héroïque et désespérée , cette poussée dernière , pour ouvrir une trouée au travers des bavarois , en marchant une fois encore sur * Bazeilles .
3213: Par les rues de * Sedan , par les champs voisins , afin de rendre du coeur aux troupes , on mentait , on criait :
3214: " * Bazaine arrive ! * Bazaine arrive ! "
3215: depuis le matin , c' était le rêve de beaucoup , on croyait entendre le canon de l' armée de * Metz , à chaque batterie nouvelle que démasquaient les allemands .
3216: Douze cents hommes environ furent réunis , des soldats débandés de tous les corps , où toutes les armes se mêlaient ;
3217: et la petite colonne se lança glorieusement , sur la route balayée de mitraille , au pas de course .
3218: D' abord , ce fut superbe , les hommes qui tombaient n' arrêtaient pas l' élan des autres , on parcourut près de cinq cents mètres avec une véritable furie de courage .
3219: Mais , bientôt , les rangs s' éclaircirent , les plus braves se replièrent .
3220: Que faire contre l' écrasement du nombre ?
3221: Il n' y avait là que la témérité folle d' un chef d' armée qui ne voulait pas être vaincu .
3222: Et le général * De * Wimpffen finit par se trouver seul avec le général * Lebrun , sur cette route de * Balan et de * Bazeilles , qu' ils durent définitivement abandonner .
3223: Il ne restait qu' à battre en retraite sous les murs de * Sedan .
3224: * Delaherche , dès qu' il avait perdu de vue le général , s' était hâté de retourner à la fabrique , possédé d' une idée unique , celle de monter de nouveau à son observatoire , pour suivre au loin les événements .
3225: Mais , comme il arrivait , il fut un instant arrêté , en se heurtant , sous le porche , au colonel * De * Vineuil , qu' on amenait , avec sa botte sanglante , à moitié évanoui sur du foin , au fond d' une carriole de maraîcher .
3226: Le colonel s' était obstiné à vouloir rallier les débris de son régiment , jusqu'au moment où il était tombé de cheval .
3227: Tout de suite , on le monta dans une chambre du premier étage , et * Bouroche qui accourut , n' ayant trouvé qu' une fêlure de la cheville , se contenta de panser la plaie , après en avoir retiré des morceaux de cuir de la botte .
3228: Il était débordé , exaspéré , il redescendit en criant qu' il aimerait mieux se couper une jambe à lui-même , que de continuer à faire son métier si salement , sans le matériel convenable ni les aides nécessaires .
3229: En bas , en effet , on ne savait plus où mettre les blessés , on s' était décidé à les coucher sur la pelouse , dans l' herbe .
3230: Déjà , il y en avait deux rangées , attendant , se lamentant au plein air , sous les obus qui continuaient à pleuvoir .
3231: Le nombre des hommes amenés à l' ambulance , depuis midi , dépassait quatre cents , et le major avait fait demander des chirurgiens , sans qu' on lui envoyât autre chose qu' un jeune médecin de la ville .
3232: Il ne pouvait suffire , il sondait , taillait , sciait , recousait , hors de lui , désolé de voir qu' on lui apportait toujours plus de besogne qu' il n' en faisait .
3233: * Gilberte , ivre d' horreur , prise de la nausée de tant de sang et de larmes , était restée près de son oncle , le colonel , laissant en bas
3234: * Madame * Delaherche donner à boire aux fiévreux et essuyer les visages moites des agonisants .
3235: Sur la terrasse , vivement ,
3236: * Delaherche tâcha de se rendre compte de la situation .
3237: La ville avait moins souffert qu' on ne croyait , un seul incendie jetait une grosse fumée noire , dans le faubourg de la cassine .
3238: Le fort du * Palatinat ne tirait plus , faute sans doute de munitions .
3239: Seules , les pièces de la porte de * Paris lâchaient encore un coup , de loin en loin .
3240: Et , tout de suite , ce qui l' intéressa , ce fut de constater qu' on avait de nouveau hissé un drapeau blanc sur le donjon ;
3241: mais on ne devait pas l' apercevoir du champ de bataille , car le feu continuait , aussi intense .
3242: Des toitures voisines lui cachaient la route de * Balan , il ne put y suivre le mouvement des troupes .
3243: D' ailleurs , ayant mis son oeil à la lunette qui était restée braquée , il venait de retomber sur l' état-major allemand , qu' il avait déjà vu à cette place , dès midi .
3244: Le maître , le minuscule soldat de plomb , haut comme la moitié du petit doigt , dans lequel il croyait avoir reconnu le roi de * Prusse , se trouvait toujours debout , avec son uniforme sombre , en avant des autres officiers , la plupart couchés sur l' herbe , étincelants de broderies .
3245: Il y avait là des officiers étrangers , des aides de camp , des généraux , des maréchaux de cour , des princes , tous pourvus de lorgnettes , suivant depuis le matin l' agonie de l' armée française , comme au spectacle .
3246: Et le drame formidable s' achevait .
3247: De cette hauteur boisée de la * Marfée , le roi
3248: * Guillaume venait d' assister à la jonction de ses troupes .
3249: C' en était fait , la troisième armée , sous les ordres de son fils , le prince royal de * Prusse , qui avait cheminé par * Saint- * Menges et * Fleigneux , prenait possession du plateau d' * Illy ;
3250: tandis que la quatrième , que commandait le prince royal de * Saxe , arrivait de son côté au rendez -vous , par * Daigny et * Givonne , en tournant le bois de la * Garenne .
3251: Le xie corps et le ve donnaient ainsi la main au xiie corps et à la garde .
3252: Et l' effort suprême pour briser le cercle , au moment où il se fermait , l' inutile et glorieuse charge de la division * Margueritte avait arraché au roi un cri d' admiration : " ah ! Les braves gens ! "
3253: maintenant , l' enveloppement mathématique , inexorable , se terminait , les mâchoires de l' étau s' étaient rejointes , il pouvait embrasser d' un coup d' oeil l' immense muraille d' hommes et de canons qui enveloppait l' armée vaincue .
3254: Au nord , l' étreinte devenait de plus en plus étroite , refoulait les fuyards dans * Sedan , sous le feu redoublé des batteries , dont la ligne ininterrompue bordait l' horizon .
3255: Au midi ,
3256: * Bazeilles conquis , vide et morne , finissait de brûler , jetant de gros tourbillons de fumée et d' étincelles ;
3257: pendant que les bavarois , maîtres de * Balan , braquaient des canons , à trois cents mètres des portes de la ville .
3258: Et les autres batteries , celles de la rive gauche , installées à * Pont- * Maugis , à * Noyers , à * Frénois , à * Wadelincourt , qui tiraient sans un arrêt depuis bientôt douze heures , tonnaient plus haut , complétaient l' infranchissable ceinture de flammes , jusque sous les pieds du roi .
3259: Mais le roi * Guillaume , fatigué , lâcha un instant sa lorgnette ;
3260: et il continua de regarder à l' oeil nu .
3261: Le soleil oblique descendait vers les bois , allait se coucher dans un ciel d' une pureté sans tache .
3262: Toute la vaste campagne en était dorée , baignée d' une lumière si limpide , que les moindres détails prenaient une netteté singulière .
3263: Il distinguait les maisons de * Sedan , avec les petites barres noires des fenêtres , les remparts , la forteresse , ce système compliqué de défense dont les arêtes se découpaient d' un trait vif .
3264: Puis , alentour , épars au milieu des terres , c' étaient les villages , frais et vernis , pareils aux fermes des boîtes de jouets ,
3265: * Donchery à gauche , au bord de sa plaine rase ,
3266: * Douzy et * Carignan à droite , dans les prairies .
3267: Il semblait qu' on aurait compté les arbres de la forêt des * Ardennes , dont l' océan de verdure se perdait jusqu'à la frontière .
3268: La * Meuse , aux lents détours , n' était plus , sous cette lumière frisante , qu' une rivière d' or fin .
3269: Et la bataille atroce , souillée de sang , devenait une peinture délicate , vue de si haut , sous l' adieu du soleil :
3270: des cavaliers morts , des chevaux éventrés semaient le plateau de * Floing de taches gaies ;
3271: vers la droite , du côté de * Givonne , les dernières bousculades de la retraite amusaient l' oeil du tourbillon de ces points noirs , courant , se culbutant ;
3272: tandis que , dans la presqu'île d' * Iges , à gauche , une batterie bavaroise , avec ses canons gros comme des allumettes , avait l' air d' être une pièce mécanique bien montée , tellement la manoeuvre pouvait se suivre , d' une régularité d' horlogerie .
3273: C' était la victoire , inespérée , foudroyante , et le roi n' avait pas de remords , devant ces cadavres si petits , ces milliers d' hommes qui tenaient moins de place que la poussière des routes , cette vallée immense où les incendies de * Bazeilles , les massacres d' * Illy , les angoisses de * Sedan , n' empêchaient pas l' impassible nature d' être belle , à cette fin sereine d' un beau jour .
3274: Mais , tout d' un coup ,
3275: * Delaherche aperçut , gravissant les pentes de la * Marfée , un général français , vêtu d' une tunique bleue , monté sur un cheval noir , et que précédait un hussard , avec un drapeau blanc .
3276: C' était le général * Reille , chargé par l' empereur de porter au roi de * Prusse cette lettre : " monsieur mon frère , n' ayant pu mourir au milieu de mes troupes , il ne me reste qu' à remettre mon épée entre les mains de votre majesté . Je suis , de votre majesté , le bon frère , * Napoléon . "
3277: dans sa hâte d' arrêter la tuerie , puisqu' il n' était plus le maître , l' empereur se livrait , espérant attendrir le vainqueur .
3278: Et * Delaherche vit le général * Reille s' arrêter à dix pas du roi , descendre de cheval , puis s' avancer pour remettre la lettre , sans arme , n' ayant aux doigts qu' une cravache .
3279: Le soleil se couchait dans une grande lueur rose , le roi s' assit sur une chaise , s' appuya au dossier d' une autre chaise , que tenait un secrétaire , et répondit qu' il acceptait l' épée en attendant l' envoi d' un officier , qui pourrait traiter de la capitulation .
3280: chapitre VII :
3281: à cette heure , autour de * Sedan , de toutes les positions perdues , de * Floing , du plateau d' * Illy , du bois de la * Garenne , de la vallée de la * Givonne , de la route de * Bazeilles , un flot épouvanté d' hommes , de chevaux et de canons refluait , roulait vers la ville .
3282: Cette place forte , sur laquelle on avait eu l' idée désastreuse de s' appuyer , devenait une tentation funeste , l' abri qui s' offrait aux fuyards , le salut où se laissaient entraîner les plus braves , dans la démoralisation et la panique de tous .
3283: Derrière les remparts , là-bas , on s' imaginait qu' on échapperait enfin à cette terrible artillerie , grondant depuis bientôt douze heures ;
3284: et il n' y avait plus de conscience , plus de raisonnement , la bête emportait l' homme , c' était la folie de l' instinct galopant , cherchant le trou , pour se terrer et dormir .
3285: Au pied du petit mur , lorsque * Maurice , qui baignait d' eau fraîche le visage de * Jean , vit qu' il rouvrait les yeux , il eut une exclamation de joie .
3286: - ah !
3287: Mon pauvre bougre , je t' ai cru fichu ! ...
3288: et ce n' est pas pour te le reprocher , mais ce que tu es lourd !
3289: étourdi encore ,
3290: * Jean semblait s' éveiller d' un songe .
3291: Puis , il dut comprendre , se souvenir , car deux grosses larmes roulèrent sur ses joues .
3292: Ce
3293: * Maurice si frêle , qu' il aimait , qu' il soignait comme un enfant , il avait donc trouvé , dans l' exaltation de son amitié , des bras assez forts , pour l' apporter jusque -là !
3294: -attends que je voie un peu ta caboche .
3295: La blessure n' était presque rien , une simple éraflure du cuir chevelu , qui avait saigné beaucoup .
3296: Les cheveux , que le sang collait à présent , avaient formé tampon .
3297: Aussi se garda -t-il bien de les mouiller , pour ne pas rouvrir la plaie .
3298: - là , tu es débarbouillé , tu as repris figure humaine ...
3299: attends encore , que je te coiffe .
3300: Et , ramassant , à côté , le képi d' un soldat mort , il le lui posa avec précaution sur la tête .
3301: - c' est juste ta pointure ...
3302: maintenant , si tu peux marcher , nous voilà de beaux garçons .
3303: * Jean se mit debout , secoua la tête , pour s' assurer qu' elle était solide .
3304: Il n' avait plus que le crâne un peu lourd .
3305: ça irait très bien .
3306: Et il fut saisi d' un attendrissement d' homme simple , il empoigna
3307: * Maurice , l' étouffa sur son coeur , en ne trouvant que ces mots :
3308: - ah !
3309: Mon cher petit , mon cher petit !
3310: Mais les prussiens arrivaient , il s' agissait de ne pas flâner derrière le mur .
3311: Déjà , le lieutenant
3312: * Rochas battait en retraite , avec ses quelques hommes , protégeant le drapeau , que le sous-lieutenant portait toujours sous son bras , roulé autour de la hampe .
3313: * Lapoulle , très grand , pouvait se hausser , lâchait encore des coups de feu , par-dessus le chaperon ;
3314: tandis que * Pache avait remis son chassepot en bandoulière , jugeant sans doute que c' était assez , qu' il aurait fallu maintenant manger et dormir .
3315: * Jean et * Maurice , courbés en deux , se hâtèrent de les rejoindre .
3316: Ce n' étaient ni les fusils ni les cartouches qui manquaient :
3317: il suffisait de se baisser .
3318: De nouveau , ils s' armèrent , ayant tout abandonné là-bas , le sac et le reste , quand l' un avait dû charger l' autre sur ses épaules .
3319: Le mur s' étendait jusqu'au bois de la * Garenne , et la petite bande , se croyant sauvée , se jeta vivement derrière une ferme , puis de là gagna les arbres .
3320: - ah !
3321: Dit * Rochas , qui gardait sa belle confiance inébranlable , nous allons souffler un moment ici , avant de reprendre l' offensive .
3322: Dès les premiers pas , tous sentirent qu' ils entraient dans un enfer ;
3323: mais ils ne pouvaient reculer , il fallait quand même traverser le bois , leur seule ligne de retraite .
3324: à cette heure , c' était un bois effroyable , le bois de la désespérance et de la mort .
3325: Comprenant que des troupes se repliaient par là , les prussiens le criblaient de balles , le couvraient d' obus .
3326: Et il était comme flagellé d' une tempête , tout agité et hurlant , dans le fracassement de ses branches .
3327: Les obus coupaient les arbres , les balles faisaient pleuvoir les feuilles , des voix de plainte semblaient sortir des troncs fendus , des sanglots tombaient avec les ramures trempées de sève .
3328: On aurait dit la détresse d' une cohue enchaînée , la terreur et les cris de milliers d' êtres cloués au sol , qui ne pouvaient fuir , sous cette mitraille .
3329: Jamais angoisse n' a soufflé plus grande que dans la forêt bombardée .
3330: Tout de suite ,
3331: * Maurice et * Jean , qui avaient rejoint leurs compagnons , s' épouvantèrent .
3332: Ils marchaient alors sous une haute futaie , ils pouvaient courir .
3333: Mais les balles sifflaient , se croisaient , impossible d' en comprendre la direction , de manière à se garantir , en filant d' arbre en arbre .
3334: Deux hommes furent tués , frappés dans le dos , frappés à la face .
3335: Devant
3336: * Maurice , un chêne séculaire , le tronc broyé par un obus , s' abattit , avec la majesté tragique d' un héros , écrasant tout à son entour .
3337: Et , au moment où le jeune homme sautait en arrière , un hêtre colossal , à sa gauche , qu' un autre obus venait de découronner , se brisait , s' effondrait , ainsi qu' une charpente de cathédrale .
3338: Où fuir ?
3339: De quel côté tourner ses pas ?
3340: Ce n' étaient , de toutes parts , que des chutes de branches , comme dans un édifice immense qui menacerait ruine et dont les salles se succéderaient sous des plafonds croulants .
3341: Puis , lorsqu' ils eurent sauté dans un taillis pour échapper à cet écrasement des grands arbres , ce fut * Jean qui manqua d' être coupé en deux par un projectile , qui heureusement n' éclata pas .
3342: Maintenant , ils ne pouvaient plus avancer , au milieu de la foule inextricable des arbustes .
3343: Les tiges minces les liaient aux épaules ;
3344: les hautes herbes se nouaient à leurs chevilles ;
3345: des murs brusques de broussailles les immobilisaient , pendant que les feuillages volaient autour d' eux , sous la faux géante qui fauchait le bois .
3346: à côté d' eux , un autre homme , foudroyé d' une balle au front , resta debout , serré entre deux jeunes bouleaux .
3347: Vingt fois , prisonniers de ce taillis , ils sentirent passer la mort .
3348: - sacré bon dieu !
3349: Dit * Maurice , nous n' en sortirons pas .
3350: Il était livide , un frisson le reprenait ;
3351: et * Jean , si brave , qui le matin l' avait réconforté , pâlissait lui aussi , envahi d' un froid de glace .
3352: C' était la peur , l' horrible peur , contagieuse , irrésistible .
3353: De nouveau , une grande soif les brûlait , une insupportable sécheresse de la bouche , une contraction de la gorge , d' une violence douloureuse d' étranglement .
3354: Cela s' accompagnait de malaises , de nausées au creux de l' estomac ;
3355: tandis que des pointes d' aiguille lardaient leurs jambes .
3356: Et , dans cette souffrance toute physique de la peur , la tête serrée , ils voyaient filer des milliers de points noirs , comme s' ils avaient pu , au passage , distinguer la nuée volante des balles .
3357: - ah !
3358: Fichu sort !
3359: Bégaya * Jean , c' est vexant tout de même d' être là , à se faire casser la gueule pour les autres , quand les autres sont quelque part , à fumer tranquillement leur pipe !
3360: * Maurice , éperdu , hagard , ajouta :
3361: - oui , pourquoi est -ce moi plutôt qu' un autre ?
3362: C' était la révolte du moi , l' enragement égoïste de l' individu qui ne veut pas se sacrifier pour l' espèce et finir .
3363: - et encore , reprit * Jean , si l' on savait la raison , si ça devait servir à quelque chose !
3364: Puis , levant les yeux , regardant le ciel :
3365: - avec ça , ce cochon de soleil qui ne se décide pas à foutre le camp !
3366: Quand il sera couché et qu' il fera nuit , on ne se battra plus peut-être !
3367: Depuis longtemps déjà , ne pouvant savoir l' heure , n' ayant même pas conscience du temps , il guettait ainsi la chute lente du soleil , qui lui semblait ne plus marcher , arrêté là-bas , au-dessus des bois de la rive gauche .
3368: Et ce n' était même pas lâcheté , c' était un besoin impérieux , grandissant , de ne plus entendre les obus ni les balles , de s' en aller ailleurs , de s' enfoncer en terre , pour s' y anéantir .
3369: Sans le respect humain , la gloriole de faire son devoir devant les camarades , on perdrait la tête , on filerait malgré soi , au galop .
3370: Cependant ,
3371: * Maurice et * Jean , de nouveau , s' accoutumaient ;
3372: et , dans l' excès de leur affolement , venait une sorte d' inconscience et de griserie , qui était de la bravoure .
3373: Ils finissaient par ne plus même se hâter , au travers du bois maudit .
3374: L' horreur s' était encore accrue , parmi ce peuple d' arbres bombardés , tués à leur poste , s' abattant de tous côtés comme des soldats immobiles et géants .
3375: Sous les frondaisons , dans le délicieux demi-jour verdâtre , au fond des asiles mystérieux , tapissés de mousse , soufflait la mort brutale .
3376: Les sources solitaires étaient violées , des mourants râlaient jusque dans les coins perdus , où des amoureux seuls s' étaient égarés jusque -là .
3377: Un homme , la poitrine traversée d' une balle , avait eu le temps de crier " touché ! "
3378: en tombant sur la face , mort .
3379: Un autre qui venait d' avoir les deux jambes brisées par un obus , continuait à rire , inconscient de sa blessure , croyant simplement s' être heurté contre une racine .
3380: D' autres , les membres troués , atteints mortellement , parlaient et couraient encore , pendant plusieurs mètres , avant de culbuter , dans une convulsion brusque .
3381: Au premier moment , les plaies les plus profondes se sentaient à peine , et plus tard seulement les effroyables souffrances commençaient , jaillissaient en cris et en larmes .
3382: Ah !
3383: Le bois scélérat , la forêt massacrée , qui , au milieu du sanglot des arbres expirants , s' emplissait peu à peu de la détresse hurlante des blessés !
3384: Au pied d' un chêne ,
3385: * Maurice et * Jean aperçurent un zouave qui poussait un cri continu de bête égorgée , les entrailles ouvertes .
3386: Plus loin , un autre était en feu :
3387: sa ceinture bleue brûlait , la flamme gagnait et grillait sa barbe ;
3388: tandis que , les reins cassés sans doute , ne pouvant bouger , il pleurait à chaudes larmes .
3389: Puis , c' était un capitaine , le bras gauche arraché , le flanc droit percé jusqu'à la cuisse , étalé sur le ventre , qui se traînait sur les coudes , en demandant qu' on l' achevât , d' une voix aiguë , effrayante de supplication .
3390: D' autres , d' autres encore souffraient abominablement , semaient les sentiers herbus en si grand nombre , qu' il fallait prendre garde , pour ne pas les écraser au passage .
3391: Mais les blessés , les morts ne comptaient plus .
3392: Le camarade qui tombait , était abandonné , oublié .
3393: Pas même un regard en arrière .
3394: C' était le sort .
3395: à un autre , à soi peut-être !
3396: Tout d' un coup , comme on atteignait la lisière du bois , un cri d' appel retentit .
3397: - à moi !
3398: C' était le sous-lieutenant , porteur du drapeau , qui venait de recevoir une balle dans le poumon gauche .
3399: Il était tombé , crachant le sang à pleine bouche .
3400: Et , voyant que personne ne s' arrêtait , il eut la force de se reprendre et de crier :
3401: - au drapeau !
3402: D' un bond ,
3403: * Rochas , revenu sur ses pas , prit le drapeau , dont la hampe s' était brisée ;
3404: tandis que le sous-lieutenant murmurait , les mots empâtés d' une écume sanglante :
3405: - moi , j' ai mon compte , je m' en fous ! ...
3406: sauvez le drapeau !
3407: Et il resta seul , à se tordre sur la mousse , dans ce coin délicieux du bois , arrachant les herbes de ses mains crispées , la poitrine soulevée par un râle qui dura pendant des heures .
3408: Enfin , on était hors de ce bois d' épouvante .
3409: Avec
3410: * Maurice et * Jean , il ne restait de la petite bande que le lieutenant * Rochas ,
3411: * Pache et * Lapoulle .
3412: * Gaude , qu' on avait perdu , sortit à son tour d' un fourré , galopa pour rejoindre les camarades , son clairon pendu à l' épaule .
3413: Et c' était un vrai soulagement , de se retrouver en rase campagne , respirant à l' aise .
3414: Le sifflement des balles avait cessé , les obus ne tombaient pas , de ce côté du vallon .
3415: Tout de suite , devant la porte charretière d' une ferme , ils entendirent des jurons , ils aperçurent un général qui se fâchait , monté sur un cheval fumant de sueur .
3416: C' était le général * Bourgain- * Desfeuilles , le chef de leur brigade , couvert lui-même de poussière et l' air brisé de fatigue .
3417: Sa grosse figure colorée de bon vivant exprimait l' exaspération où le jetait le désastre , qu' il regardait comme une malechance personnelle .
3418: Depuis le matin , ses soldats ne l' avaient plus revu .
3419: Sans doute il s' était égaré sur le champ de bataille , courant après les débris de sa brigade , très capable de se faire tuer , dans sa colère contre ces batteries prussiennes qui balayaient l' empire et sa fortune d' officier aimé des tuileries .
3420: - tonnerre de dieu !
3421: Criait -il , il n' y a donc plus personne , on ne peut donc pas avoir un renseignement , dans ce fichu pays !
3422: Les habitants de la ferme devaient s' être enfuis au fond des bois .
3423: Enfin , une femme très vieille parut sur la porte , quelque servante oubliée , que ses mauvaises jambes avaient clouée là .
3424: - eh !
3425: La mère , par ici ! ...
3426: où est -ce , la
3427: * Belgique ?
3428: Elle le regardait , hébétée , n' ayant pas l' air de comprendre .
3429: Alors , il perdit toute mesure , oublia qu' il s' adressait à une paysanne , gueulant qu' il n' avait pas envie de se faire prendre au piège comme un serin , en rentrant à * Sedan , qu' il allait foutre le camp à l' étranger , lui , et raide !
3430: Des soldats s' étaient approchés , qui l' écoutaient .
3431: - mais , mon général , dit un sergent , on ne peut plus passer , il y a des prussiens partout ...
3432: c' était bon ce matin , de filer .
3433: Des histoires , en effet , circulaient déjà , des compagnies séparées de leurs régiments , qui , sans le vouloir , avaient passé la frontière , d' autres qui , plus tard , étaient même parvenues à percer bravement les lignes ennemies , avant la jonction complète .
3434: Le général , hors de lui , haussait les épaules .
3435: - voyons , avec des bons bougres comme vous , est -ce qu' on ne passe pas où l' on veut ? ...
3436: je trouverai bien cinquante bons bougres pour se faire encore casser la gueule .
3437: Puis , se retournant vers la vieille paysanne :
3438: - eh !
3439: Tonnerre de dieu !
3440: La mère , répondez donc ! ...
3441: la * Belgique , où est -ce ?
3442: Cette fois , elle avait compris .
3443: Elle tendit vers les grands bois sa main décharnée .
3444: - là-bas , là-bas !
3445: -hein ?
3446: Qu' est -ce que vous dites ? ...
3447: ces maisons qu' on aperçoit , au bout des champs ?
3448: -oh !
3449: Plus loin , beaucoup plus loin ! ...
3450: là-bas , tout là-bas !
3451: Du coup , le général étouffa de rage .
3452: - mais , c' est dégoûtant , un sacré pays pareil !
3453: On ne sait jamais comment il est fait ...
3454: la * Belgique était là , on craignait de sauter dedans , sans le vouloir ;
3455: et , maintenant qu' on veut y aller , elle n' y est plus ...
3456: non , non !
3457: C' est trop à la fin !
3458: Qu' ils me prennent , qu' ils fassent de moi ce qu' ils voudront , je vais me coucher !
3459: Et , poussant son cheval , sautant sur la selle comme une outre gonflée d' un vent de colère , il galopa du côté de * Sedan .
3460: Le chemin tournait , et l' on descendait dans le fond de * Givonne , un faubourg encaissé entre des coteaux , où la route qui montait vers les bois , était bordée de petites maisons et de jardins .
3461: Un tel flot de fuyards l' encombrait à ce moment , que le lieutenant
3462: * Rochas se trouva comme bloqué , avec * Pache ,
3463: * Lapoulle et * Gaude , contre une auberge , à l' angle d' un carrefour .
3464: * Jean et * Maurice eurent de la peine à les rejoindre .
3465: Et tous furent surpris d' entendre une voix épaisse d' ivrogne qui les interpellait .
3466: - tiens !
3467: Cette rencontre ! ...
3468: ohé , la coterie ! ...
3469: ah !
3470: C' est une vraie rencontre tout de même !
3471: Ils reconnurent * Chouteau , dans l' auberge , accoudé à une des fenêtres du rez-de-chaussée .
3472: Très ivre , il continua , entre deux hoquets :
3473: - dites donc , vous gênez pas , si vous avez soif ...
3474: y en a encore pour les camarades ...
3475: d' un geste vacillant , par-dessus son épaule , il appelait quelqu' un , resté au fond de la salle .
3476: - arrive , feignant ...
3477: donne à boire à ces messieurs ...
3478: ce fut * Loubet qui parut à son tour , tenant dans chaque main une bouteille pleine , qu' il agitait en rigolant .
3479: Il était moins ivre que l' autre , il cria de sa voix de blague parisienne , avec le nasillement des marchands de coco , un jour de fête publique :
3480: - à la fraîche , à la fraîche , qui veut boire !
3481: On ne les avait pas revus , depuis qu' ils s' en étaient allés , sous le prétexte de porter à l' ambulance le sergent * Sapin .
3482: Sans doute , ils avaient erré ensuite , flânant , évitant les coins où tombaient les obus .
3483: Et ils venaient d' échouer là , dans cette auberge mise au pillage .
3484: Le lieutenant * Rochas fut indigné .
3485: - attendez , bandits , je vas vous faire siroter , pendant que nous tous , nous crevons à la peine !
3486: Mais * Chouteau n' accepta pas la réprimande .
3487: - ah !
3488: Tu sais , espèce de vieux toqué , il n' y a plus de lieutenant , il n' y a que des hommes libres ...
3489: les prussiens ne t' en ont donc pas fichu assez , que tu veux t' en faire coller encore ?
3490: Il fallut retenir * Rochas , qui parlait de lui casser la tête .
3491: D' ailleurs ,
3492: * Loubet lui-même , avec ses bouteilles dans les bras , s' efforçait de mettre la paix .
3493: - laissez donc !
3494: Faut pas se manger , on est tous frères !
3495: Et , avisant * Lapoulle et * Pache , les deux camarades de l' escouade :
3496: - faites pas les serins , entrez , vous autres , qu' on vous rince le gosier !
3497: Un instant ,
3498: * Lapoulle hésita , dans l' obscure conscience que ce serait mal , de faire la fête , lorsque tant de pauvres bougres avalaient leur langue .
3499: Mais il était si éreinté , si épuisé de faim et de soif !
3500: Tout d' un coup , il se décida , entra dans l' auberge d' un saut , sans une parole , en poussant devant lui * Pache , également silencieux et tenté , qui s' abandonnait .
3501: Et ils ne reparurent pas .
3502: - tas de brigands !
3503: Répétait * Rochas .
3504: On devrait tous les fusiller !
3505: Maintenant , il n' avait plus avec lui que * Jean ,
3506: * Maurice et * Gaude , et tous quatre étaient peu à peu dérivés , malgré leur résistance , dans le torrent des fuyards qui coulait à plein chemin .
3507: Déjà , ils se trouvaient loin de l' auberge .
3508: C' était la déroute roulant vers les fossés de * Sedan , en un flot bourbeux , pareil à l' amas de terres et de cailloux qu' un orage , battant les hauteurs , entraîne au fond des vallées .
3509: De tous les plateaux environnants , par toutes les pentes , par tous les plis de terrain , par la route de * Floing , par
3510: * Pierremont , par le cimetière , par le champ de * Mars , aussi bien que par le fond de * Givonne , la même cohue ruisselait en un galop de panique sans cesse accru .
3511: Et que reprocher à ces misérables hommes , qui , depuis douze heures , attendaient immobiles , sous la foudroyante artillerie d' un ennemi invisible , contre lequel ils ne pouvaient rien ?
3512: à présent , les batteries les prenaient de face , de flanc et de dos , les feux convergeaient de plus en plus , à mesure que l' armée battait en retraite sur la ville , c' était l' écrasement en plein tas , la bouillie humaine au fond du trou scélérat , où l' on était balayé .
3513: Quelques régiments du 7e corps , surtout du côté de * Floing , se repliaient en assez bon ordre .
3514: Par moments , un cheval sans cavalier se ruait , galopait , renversant des soldats , trouant la foule d' un long remous d' effroi .
3515: Puis , des canons passaient d' un train de folie , des batteries débandées , dont les artilleurs , comme emportés par l' ivresse , sans crier gare , écrasaient tout .
3516: Et le piétinement de troupeau ne cessait pas , un défilé compact , flanc contre flanc , une fuite en masse où tout de suite les vides se comblaient , dans la hâte instinctive d' être là-bas , à l' abri , derrière un mur .
3517: * Jean , de nouveau , leva la tête , se tourna vers le couchant .
3518: Au travers de l' épaisse poussière que les pieds soulevaient , les rayons de l' astre brûlaient encore les faces en sueur .
3519: Il faisait très beau , le ciel était d' un bleu admirable .
3520: - c' est crevant tout de même , répéta -t-il , ce cochon de soleil qui ne se décide pas à foutre le camp !
3521: Soudain ,
3522: * Maurice , dans une jeune femme qu' il regardait , collée contre une maison , sur le point d' y être écrasée par le flot , eut la stupeur de reconnaître sa soeur * Henriette .
3523: Depuis près d' une minute , il la voyait , restait béant .
3524: Et ce fut elle qui parla la première , sans paraître surprise .
3525: - ils l' ont fusillé à * Bazeilles ...
3526: oui , j' étais là ...
3527: alors , comme je veux que le corps me soit rendu , j' ai eu une idée ...
3528: elle ne nommait ni les prussiens , ni * Weiss .
3529: Tout le monde devait comprendre .
3530: * Maurice , en effet , comprit .
3531: Il l' adorait , il eut un sanglot .
3532: - ma pauvre chérie !
3533: Vers deux heures , lorsqu' elle était revenue à elle ,
3534: * Henriette s' était trouvée , à * Balan , dans la cuisine de gens qu' elle ne connaissait pas , la tête tombée sur une table , pleurant .
3535: Mais ses larmes cessèrent .
3536: Chez cette silencieuse , si frêle , déjà l' héroïne se réveillait .
3537: Elle ne craignait rien , elle avait une âme ferme , invincible .
3538: Dans sa douleur , elle ne songeait plus qu' à ravoir le corps de son mari , pour l' ensevelir .
3539: Son premier projet fut , simplement , de retourner à
3540: * Bazeilles .
3541: Tout le monde l' en détourna , lui en démontra l' impossibilité absolue .
3542: Aussi finit -elle par chercher quelqu' un , un homme qui l' accompagnerait , ou qui se chargerait des démarches nécessaires .
3543: Son choix tomba sur un cousin à elle , autrefois sous-directeur de la raffinerie générale , au * Chêne , à l' époque où * Weiss y était employé .
3544: Il avait beaucoup aimé son mari , il ne lui refuserait pas son assistance .
3545: Depuis deux ans , à la suite d' un héritage fait par sa femme , il s' était retiré dans une belle propriété , l' ermitage , dont les terrasses s' étageaient près de * Sedan , de l' autre côté du fond de * Givonne .
3546: Et c' était à l' ermitage qu' elle se rendait , au milieu des obstacles , arrêtée à chaque pas , en continuel danger d' être piétinée et tuée .
3547: * Maurice , à qui elle expliquait brièvement son projet , l' approuva .
3548: - le cousin * Dubreuil a toujours été bon pour nous ...
3549: il te sera utile ...
3550: puis , une idée lui vint à lui-même .
3551: Le lieutenant
3552: * Rochas voulait sauver le drapeau .
3553: Déjà , l' on avait proposé de le couper , d' en emporter chacun un morceau sous sa chemise , ou bien de l' enfouir au pied d' un arbre , en prenant des points de repère , qui auraient permis de l' exhumer plus tard .
3554: Mais ce drapeau lacéré , ce drapeau enterré comme un mort , leur serrait trop le coeur .
3555: Ils auraient voulu trouver autre chose .
3556: Aussi , lorsque * Maurice leur proposa de remettre le drapeau à quelqu' un de sûr , qui le cacherait , le défendrait au besoin , jusqu'au jour où il le rendrait intact , tous acceptèrent .
3557: - eh bien !
3558: Reprit le jeune homme en s' adressant à sa soeur , nous allons avec toi voir si
3559: * Dubreuil est à l' ermitage ...
3560: d' ailleurs , je ne veux plus te quitter .
3561: Ce n' était pas facile de se dégager de la cohue .
3562: Ils y parvinrent , se jetèrent dans un chemin creux qui montait vers la gauche .
3563: Alors , ils tombèrent au milieu d' un véritable dédale de sentiers et de ruelles , tout un faubourg fait de cultures maraîchères , de jardins , de maisons de plaisance , de petites propriétés enchevêtrées les unes dans les autres ;
3564: et ces sentiers , ces ruelles , filaient entre des murs , tournaient à angles brusques , aboutissaient à des impasses :
3565: un merveilleux camp retranché pour la guerre d' embuscade , des coins que dix hommes pouvaient défendre pendant des heures contre un régiment .
3566: Déjà , des coups de feu y pétillaient , car le faubourg dominait * Sedan , et la garde prussienne arrivait , de l' autre côté du vallon .
3567: Lorsque * Maurice et * Henriette , que suivaient les autres , eurent tourné à gauche , puis à droite , entre deux interminables murailles , ils débouchèrent tout d' un coup devant la porte grande ouverte de l' ermitage .
3568: La propriété , avec son petit parc , s' étageait en trois larges terrasses ;
3569: et c' était sur une de ces terrasses que le corps de logis se dressait , une grande maison carrée , à laquelle conduisait une allée d' ormes séculaires .
3570: En face , séparées par l' étroit vallon , profondément encaissé , se trouvaient d' autres propriétés , à la lisière d' un bois .
3571: * Henriette s' inquiéta de cette porte brutalement ouverte .
3572: - ils n' y sont plus , ils auront dû partir .
3573: En effet ,
3574: * Dubreuil s' était résigné , la veille , à emmener sa femme et ses enfants à * Bouillon , dans la certitude du désastre qu' il prévoyait .
3575: Pourtant , la maison n' était pas vide , une agitation s' y faisait remarquer de loin , à travers les arbres .
3576: Comme la jeune femme se hasardait dans la grande allée , elle recula , devant le cadavre d' un soldat prussien .
3577: - fichtre !
3578: S' écria * Rochas , on s' est donc cogné déjà par ici !
3579: Tous alors voulurent savoir , poussèrent jusqu'à l' habitation ;
3580: et ce qu' ils virent les renseigna :
3581: les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée avaient dû être enfoncées à coups de crosse , les ouvertures bâillaient sur les pièces mises à sac , tandis que des meubles , jetés dehors , gisaient sur le gravier de la terrasse , au bas du perron .
3582: Il y avait surtout là tout un meuble de salon bleu-ciel , le canapé et les douze fauteuils , rangés au petit bonheur , pêle-mêle , autour d' un grand guéridon , dont le marbre blanc s' était fendu .
3583: Et des zouaves , des chasseurs , des soldats de la ligne , d' autres appartenant à l' infanterie de marine , couraient derrière les bâtiments et dans l' allée , lâchant des coups de feu sur le petit bois d' en face , par-dessus le vallon .
3584: - mon lieutenant , expliqua un zouave à * Rochas , ce sont des salops de prussiens , que nous avons trouvés en train de tout saccager ici .
3585: Vous voyez , nous leur avons réglé leur compte ...
3586: seulement , les salops reviennent dix contre un , ça ne va pas être commode .
3587: Trois autres cadavres de soldats prussiens s' allongeaient sur la terrasse .
3588: Comme * Henriette , cette fois , les regardait fixement , sans doute avec la pensée de son mari , qui lui aussi dormait là-bas , défiguré dans le sang et la poussière , une balle , près de sa tête , frappa un arbre qui se trouvait derrière elle .
3589: * Jean s' était précipité .
3590: - ne restez pas là ! ...
3591: vite , vite , cachez -vous dans la maison !
3592: Depuis qu' il l' avait revue , si changée , si éperdue de détresse , il la regardait d' un coeur crevé de pitié , en se la rappelant telle qu' elle lui était apparue , la veille , avec son sourire de bonne ménagère .
3593: D' abord , il n' avait rien trouvé à lui dire , ne sachant même pas si elle le reconnaissait .
3594: Il aurait voulu se dévouer pour elle , lui rendre de la tranquillité et de la joie .
3595: - attendez -nous dans la maison ...
3596: dès qu' il y aura du danger , nous trouverons bien à vous faire sauver par là-haut .
3597: Mais elle eut un geste d' indifférence .
3598: - à quoi bon ?
3599: Cependant , son frère la poussait lui aussi , et elle dut monter les marches , rester un instant au fond du vestibule , d' où son regard enfilait l' allée .
3600: Dès lors , elle assista au combat .
3601: Derrière un des premiers ormes , se tenaient
3602: * Maurice et * Jean .
3603: Les troncs centenaires , d' une ampleur géante , pouvaient aisément abriter deux hommes .
3604: Plus loin , le clairon * Gaude avait rejoint le lieutenant * Rochas , qui s' obstinait à garder le drapeau , puisqu' il ne pouvait le confier à personne ;
3605: et il l' avait posé près de lui , contre l' arbre , pendant qu' il faisait le coup de feu .
3606: Chaque tronc , d' ailleurs , était habité .
3607: Les zouaves , les chasseurs , les soldats de l' infanterie de marine , d' un bout de l' allée à l' autre , s' effaçaient , n' allongeaient la tête que pour tirer .
3608: En face , dans le petit bois , le nombre des prussiens devait augmenter sans cesse , car la fusillade devenait plus vive .
3609: On ne voyait personne , à peine le profil rapide d' un homme , par instants , qui sautait d' un arbre à un autre .
3610: Une maison de campagne , aux volets verts , se trouvait également occupée par des tirailleurs , dont les coups de feu partaient des fenêtres entr'ouvertes du rez-de-chaussée .
3611: Il était environ quatre heures , le bruit du canon se ralentissait , se taisait peu à peu ;
3612: et l' on était là , à se tuer encore , comme pour une querelle personnelle , au fond de ce trou écarté , d' où l' on ne pouvait apercevoir le drapeau blanc , hissé sur le donjon .
3613: Jusqu'à la nuit noire , malgré l' armistice , il y eut ainsi des coins de bataille qui s' entêtèrent , on entendit la fusillade persister dans le faubourg du fond de * Givonne et dans les jardins du petit- * Pont .
3614: Longtemps , on continua de la sorte à se cribler de balles , d' un bord du vallon à l' autre .
3615: De temps en temps , dès qu' il avait l' imprudence de se découvrir , un homme tombait , la poitrine trouée .
3616: Dans l' allée , il y avait trois nouveaux morts .
3617: Un blessé , étendu sur la face , râlait affreusement , sans que personne songeât à l' aller retourner , pour lui adoucir l' agonie .
3618: Soudain , comme * Jean levait les yeux , il vit
3619: * Henriette , qui était tranquillement revenue , glisser un sac sous la tête du misérable , en guise d' oreiller , après l' avoir couché sur le dos .
3620: Il courut , la ramena violemment derrière l' arbre , où il s' abritait avec * Maurice .
3621: - vous voulez donc vous faire tuer ?
3622: Elle parut ne pas avoir conscience de sa témérité folle .
3623: - mais non ...
3624: c' est que j' ai peur , toute seule dans ce vestibule ...
3625: j' aime bien mieux être dehors .
3626: Et elle resta avec eux .
3627: Ils la firent asseoir à leurs pieds , contre le tronc , tandis qu' ils continuaient à tirer leurs dernières cartouches , à droite , à gauche , dans un enragement tel , que la fatigue et la peur s' en étaient allées .
3628: Une inconscience complète leur venait , ils n' agissaient plus que machinalement , la tête vide , ayant perdu jusqu'à l' instinct de la conservation .
3629: - regarde donc ,
3630: * Maurice , dit brusquement
3631: * Henriette , est -ce que ce n' est pas un soldat de la garde prussienne , ce mort , devant nous ?
3632: Depuis un instant , elle examinait un des corps que l' ennemi avait laissés là , un garçon trapu , aux fortes moustaches , couché sur le flanc , dans le gravier de la terrasse .
3633: Le casque à pointe avait roulé à quelques pas , la jugulaire rompue .
3634: Et le cadavre portait en effet l' uniforme de la garde :
3635: le pantalon gris foncé , la tunique bleue , aux galons blancs , le manteau roulé , noué en bandoulière .
3636: - je t' assure , c' est de la garde ...
3637: j' ai une image , chez nous ...
3638: et puis , la photographie que nous a envoyée le cousin * Gunther ...
3639: elle s' interrompit , s' en alla de son air paisible jusqu'au mort , avant même qu' on pût l' en empêcher .
3640: Elle s' était penchée .
3641: - la patte est rouge , cria -t-elle , ah !
3642: Je l' aurais parié .
3643: Et elle revint , pendant qu' une grêle de balles sifflait à ses oreilles .
3644: - oui , la patte est rouge , c' était fatal ...
3645: le régiment du cousin * Gunther .
3646: Dès lors , ni * Maurice ni * Jean n' obtinrent qu' elle se tînt à l' abri , immobile .
3647: Elle se remuait , avançait la tête , voulait quand même regarder vers le petit bois , dans une préoccupation constante .
3648: Eux , tiraient toujours , la repoussaient du genou , quand elle se découvrait trop .
3649: Sans doute , les prussiens commençaient à s' estimer en nombre suffisant , prêts à l' attaque , car ils se montraient , un flot moutonnait et débordait entre les arbres ;
3650: et ils subissaient des pertes terribles , toutes les balles françaises portaient , culbutaient des hommes .
3651: - tenez !
3652: Dit * Jean le voilà peut-être , votre cousin ...
3653: cet officier qui vient de sortir de la maison aux volets verts , en face .
3654: Un capitaine était là , en effet , reconnaissable au collet d' or de sa tunique et à l' aigle d' or que le soleil oblique faisait flamber sur son casque .
3655: Sans épaulettes , le sabre à la main , il criait un ordre d' une voix sèche ;
3656: et la distance était si faible , deux cents mètres à peine , qu' on le distinguait très nettement , la taille mince , le visage rose et dur , avec de petites moustaches blondes .
3657: * Henriette le détaillait de ses yeux perçants .
3658: - c' est parfaitement lui , répondit -elle sans s' étonner .
3659: Je le reconnais très bien .
3660: D' un geste fou ,
3661: * Maurice l' ajustait déjà .
3662: - le cousin ...
3663: ah !
3664: Tonnerre de dieu !
3665: Il va payer pour * Weiss .
3666: Mais , frémissante , elle s' était soulevée , avait détourné le chassepot , dont le coup alla se perdre au ciel .
3667: - non , non , pas entre parents , pas entre gens qui se connaissent ...
3668: c' est abominable !
3669: Et , redevenue femme , elle s' abattit , derrière l' arbre , en pleurant à gros sanglots .
3670: L' horreur la débordait , elle n' était plus qu' épouvante et douleur .
3671: * Rochas , cependant , triomphait .
3672: Autour de lui , le feu des quelques soldats , qu' il excitait de sa voix tonnante , avait pris une telle vivacité , à la vue des prussiens , que ceux -ci , reculant , rentraient dans le petit bois .
3673: - tenez ferme , mes enfants !
3674: Ne lâchez pas ! ...
3675: ah !
3676: Les capons , les voilà qui filent !
3677: Nous allons leur régler leur compte !
3678: Et il était gai , et il semblait repris d' une confiance immense .
3679: Il n' y avait pas eu de défaites .
3680: Cette poignée d' hommes , en face de lui , c' étaient les armées allemandes , qu' il allait culbuter d' un coup , très à l' aise .
3681: Son grand corps maigre , sa longue figure osseuse , au nez busqué , tombant dans une bouche violente et bonne , riait d' une allégresse vantarde , la joie du troupier qui a conquis le monde entre sa belle et une bouteille de bon vin .
3682: - parbleu !
3683: Mes enfants , nous ne sommes là que pour leur foutre une raclée ...
3684: et ça ne peut pas finir autrement .
3685: Hein ?
3686: ça nous changerait trop , d' être battus ! ...
3687: battus !
3688: Est -ce que c' est possible ?
3689: Encore un effort , mes enfants , et ils ficheront le camp comme des lièvres !
3690: Il gueulait , gesticulait , si brave homme dans l' illusion de son ignorance , que les soldats s' égayaient avec lui .
3691: Brusquement , il cria :
3692: - à coups de pied au cul !
3693: à coups de pied au cul , jusqu'à la frontière ! ...
3694: victoire , victoire !
3695: Mais , à ce moment , comme l' ennemi , de l' autre côté du vallon , paraissait en effet se replier , une fusillade terrible éclata sur la gauche .
3696: C' était l' éternel mouvement tournant , tout un détachement de la garde qui avait fait le tour par le fond de * Givonne .
3697: Dès lors , la défense de l' ermitage devenait impossible , la douzaine de soldats qui en défendaient encore les terrasses , se trouvaient entre deux feux , menacés d' être coupés de * Sedan .
3698: Des hommes tombèrent , il y eut un instant de confusion extrême .
3699: Déjà des prussiens franchissaient le mur du parc , accouraient par les allées , en si grand nombre , que le combat s' engagea , à la baïonnette .
3700: Tête nue , la veste arrachée , un zouave , un bel homme à barbe noire , faisait surtout une besogne effroyable , trouant les poitrines qui craquaient , les ventres qui mollissaient , essuyant sa baïonnette rouge du sang de l' un , dans le flanc de l' autre ;
3701: et , comme elle se cassa , il continua , en broyant des crânes , à coups de crosse ;
3702: et , comme un faux pas le désarma définitivement , il sauta à la gorge d' un gros prussien , d' un tel bond , que tous deux roulèrent sur le gravier , jusqu'à la porte défoncée de la cuisine , dans une embrassade mortelle .
3703: Entre les arbres du parc , à chaque coin des pelouses , d' autres tueries entassaient les morts .
3704: Mais la lutte s' acharna devant le perron , autour du canapé et des fauteuils bleu-ciel , une bousculade enragée d' hommes qui se brûlaient la face à bout portant , qui se déchiraient des dents et des ongles , faute d' un couteau pour s' ouvrir la poitrine .
3705: Et * Gaude , alors , avec sa face douloureuse d' homme qui avait eu des chagrins dont il ne parlait jamais , fut pris d' une folie héroïque .
3706: Dans cette défaite dernière , tout en sachant que la compagnie était anéantie , que pas un homme ne pouvait venir à son appel , il empoigna son clairon , l' emboucha , sonna au ralliement , d' une telle haleine de tempête , qu' il semblait vouloir faire se dresser les morts .
3707: Et les prussiens arrivaient , et il ne bougeait pas , sonnant plus fort , à toute fanfare .
3708: Une volée de balles l' abattit , son dernier souffle s' envola en une note de cuivre , qui emplit le ciel d' un frisson .
3709: Debout , sans pouvoir comprendre ,
3710: * Rochas n' avait pas fait un mouvement pour fuir .
3711: Il attendait , il bégaya :
3712: - eh bien !
3713: Quoi donc ?
3714: Quoi donc ?
3715: Cela ne lui entrait pas dans la cervelle , que ce fût la défaite encore .
3716: On changeait tout , même la façon de se battre .
3717: Ces gens n' auraient -ils pas dû attendre , de l' autre côté du vallon , qu' on allât les vaincre ?
3718: On avait beau en tuer , il en arrivait toujours .
3719: Qu' est -ce que c' était que cette fichue guerre , où l' on se rassemblait dix pour en écraser un , où l' ennemi ne se montrait que le soir , après vous avoir mis en déroute par toute une journée de prudente canonnade ?
3720: Ahuri , éperdu , n' ayant jusque -là rien compris à la campagne , il se sentait enveloppé , emporté par quelque chose de supérieur , auquel il ne résistait plus , bien qu' il répétât machinalement , dans son obstination :
3721: - courage , mes enfants , la victoire est là-bas !
3722: D' un geste prompt , cependant , il avait repris le drapeau .
3723: C' était sa pensée dernière , le cacher , pour que les prussiens ne l' eussent pas .
3724: Mais , bien que la hampe fût rompue , elle s' embarrassa dans ses jambes , il faillit tomber .
3725: Des balles sifflaient , il sentit la mort , il arracha la soie du drapeau , la déchira , cherchant à l' anéantir .
3726: Et ce fut à ce moment que , frappé au cou , à la poitrine , aux jambes , il s' affaissa parmi ces lambeaux tricolores , comme vêtu d' eux .
3727: Il vécut encore une minute , les yeux élargis , voyant peut-être monter à l' horizon la vision vraie de la guerre , l' atroce lutte vitale qu' il ne faut accepter que d' un coeur résigné et grave , ainsi qu' une loi .
3728: Puis , il eut un petit hoquet , il s' en alla dans son ahurissement d' enfant , tel qu' un pauvre être borné , un insecte joyeux , écrasé sous la nécessité de l' énorme et impassible nature .
3729: Avec lui , finissait une légende .
3730: Tout de suite , dès l' arrivée des prussiens ,
3731: * Jean et * Maurice avaient battu en retraite , d' arbre en arbre , en protégeant le plus possible * Henriette , derrière eux .
3732: Ils ne cessaient pas de tirer , lâchaient un coup , puis gagnaient un abri .
3733: En haut du parc ,
3734: * Maurice connaissait une petite porte , qu' ils eurent la chance de trouver ouverte .
3735: Vivement , ils s' échappèrent tous les trois .
3736: Ils étaient tombés dans une étroite traverse qui serpentait entre deux hautes murailles .
3737: Mais , comme ils arrivaient au bout , des coups de feu les firent se jeter à gauche , dans une autre ruelle .
3738: Le malheur voulut que ce fût une impasse .
3739: Ils durent revenir au galop , tourner à droite , sous une grêle de balles .
3740: Et , plus tard , jamais ils ne se souvinrent du chemin qu' ils avaient suivi .
3741: On se fusillait encore à chaque angle de mur , dans ce lacis inextricable .
3742: Des batailles s' attardaient sous les portes charretières , les moindres obstacles étaient défendus et emportés d' assaut , avec un acharnement terrible .
3743: Puis , tout d' un coup , ils débouchèrent sur la route du fond de * Givonne , près de * Sedan .
3744: Une dernière fois ,
3745: * Jean leva la tête , regarda vers l' ouest , d' où montait une grande lueur rose ;
3746: et il eut enfin un soupir de soulagement immense .
3747: - ah !
3748: Ce cochon de soleil , le voilà donc qui se couche !
3749: D' ailleurs , tous les trois galopaient , galopaient , sans reprendre haleine .
3750: Autour d' eux , la queue extrême des fuyards coulait toujours à pleine route , d' un train sans cesse accru de torrent débordé .
3751: Quand ils arrivèrent à la porte de * Balan , ils durent attendre , au milieu d' une bousculade féroce .
3752: Les chaînes du pont-levis s' étaient rompues , il ne restait de praticable que la passerelle pour les piétons ;
3753: de sorte que les canons et les chevaux ne pouvaient passer .
3754: à la poterne du château , à la porte de la cassine , l' encombrement , disait -on , était plus effroyable encore .
3755: C' était l' engouffrement fou , tous les débris de l' armée roulant sur les pentes , venant se jeter dans la ville , y tomber avec un bruit d' écluse lâchée , comme au fond d' un égout .
3756: L' attrait funeste de ces murs achevait de pervertir les plus braves .
3757: * Maurice avait pris * Henriette entre ses bras ;
3758: et , frémissant d' impatience :
3759: - ils ne vont pas fermer la porte au moins , avant que tout le monde soit rentré .
3760: Telle était la crainte de la foule .
3761: à droite , à gauche , cependant , des soldats campaient déjà sur les talus ;
3762: tandis que , dans les fossés , des batteries , un pêle-mêle de pièces , de caissons et de chevaux était venu s' échouer .
3763: Mais des appels répétés de clairons retentirent , suivis bientôt de la sonnerie claire de la retraite .
3764: On appelait les soldats attardés .
3765: Plusieurs arrivaient encore au pas de course , des coups de feu éclataient , isolés , de plus en plus rares , dans le faubourg .
3766: Sur la banquette intérieure du parapet , on laissa des détachements , pour défendre les approches ;
3767: et la porte fut enfin fermée .
3768: Les prussiens n' étaient pas à plus de cent mètres .
3769: On les voyait aller et venir sur la route de * Balan , en train d' occuper tranquillement les maisons et les jardins .
3770: * Maurice et * Jean , qui poussaient devant eux
3771: * Henriette , pour la protéger des bourrades , étaient rentrés parmi les derniers dans * Sedan .
3772: Six heures sonnaient .
3773: Depuis près d' une heure déjà , la canonnade avait cessé .
3774: Peu à peu , les coups de fusil isolés eux-mêmes se turent .
3775: Alors , du vacarme assourdissant , de l' exécrable tonnerre qui grondait depuis le lever du soleil , rien ne demeura , qu' un néant de mort .
3776: La nuit venait , tombait à un lugubre , un effrayant silence .
3777: chapitre VII :
3778: vers cinq heures et demie , avant la fermeture des portes ,
3779: * Delaherche était de nouveau retourné à la sous-préfecture , dans son anxiété des conséquences , maintenant qu' il savait la bataille perdue .
3780: Il resta là pendant près de trois heures , à piétiner au travers du pavé de la cour , guettant , interrogeant tous les officiers qui passaient ;
3781: et ce fut ainsi qu' il apprit les événements rapides :
3782: la démission envoyée , puis retirée par le général * De * Wimpffen , les pleins pouvoirs qu' il avait reçus de l' empereur , pour aller obtenir , du grand quartier prussien , en faveur de l' armée vaincue , les conditions les moins fâcheuses , enfin la réunion d' un conseil de guerre , chargé de décider si l' on devait essayer de continuer la lutte , en défendant la forteresse .
3783: Durant ce conseil , où se trouvaient réunis une vingtaine d' officiers supérieurs , et qui lui parut durer un siècle , le fabricant de drap monta plus de vingt fois les marches du perron .
3784: Et , brusquement , à huit heures un quart , il en vit descendre le général * De * Wimpffen très rouge , les yeux gonflés , suivi d' un colonel et de deux autres généraux .
3785: Ils sautèrent en selle , ils s' en allèrent par le pont de * Meuse .
3786: C' était la capitulation acceptée , inévitable .
3787: * Delaherche , rassuré , songea qu' il mourait de faim et résolut de retourner chez lui .
3788: Mais , dès qu' il se retrouva dehors , il demeura hésitant , devant l' encombrement effroyable qui avait achevé de se produire .
3789: Les rues , les places étaient gorgées , bondées , emplies à un tel point d' hommes , de chevaux , de canons , que cette masse compacte semblait y avoir été entrée de force , à coups de quelque pilon gigantesque .
3790: Pendant que , sur les remparts , bivouaquaient les régiments qui s' étaient repliés en bon ordre , les débris épars de tous les corps , les fuyards de toutes les armes , une tourbe grouillante avait submergé la ville , un entassement , un flot épaissi , immobilisé , où l' on ne pouvait plus remuer ni bras ni jambes .
3791: Les roues des canons , des caissons , des voitures innombrables , s' enchevêtraient .
3792: Les chevaux fouaillés , poussés dans tous les sens , n' avaient plus la place pour avancer ou reculer .
3793: Et les hommes , sourds aux menaces , envahissaient les maisons , dévoraient ce qu' ils trouvaient , se couchaient où ils pouvaient , dans les chambres , dans les caves .
3794: Beaucoup étaient tombés sous les portes , barrant les vestibules .
3795: D' autres , sans avoir la force d' aller plus loin , gisaient sur les trottoirs , y dormaient d' un sommeil de mort , ne se levant même pas sous les pieds qui leur meurtrissaient un membre , aimant mieux se faire écraser que de se donner la peine de changer de place .
3796: Alors ,
3797: * Delaherche comprit la nécessité impérieuse de la capitulation .
3798: Dans certains carrefours , les caissons se touchaient , un seul obus prussien , tombant sur un d' eux , aurait fait sauter les autres ;
3799: et * Sedan entier se serait allumé comme une torche .
3800: Puis , que faire d' un pareil amas de misérables , foudroyés de faim et de fatigue , sans cartouches , sans vivres ?
3801: Rien que pour déblayer les rues , il eût fallu tout un jour .
3802: La forteresse elle-même n' était pas armée , la ville n' avait pas d' approvisionnements .
3803: Dans le conseil , c' étaient là les raisons que venaient de donner les esprits sages , gardant la vue nette de la situation , au milieu de leur grande douleur patriotique ;
3804: et les officiers les plus téméraires , ceux qui frémissaient en criant qu' une armée ne pouvait se rendre ainsi , avaient dû baisser la tête , sans trouver les moyens pratiques de recommencer la lutte , le lendemain .
3805: Place * Turenne et place du rivage ,
3806: * Delaherche parvint à se frayer péniblement un passage dans la cohue .
3807: En passant devant l' hôtel de la croix d' or , il eut une vision morne de la salle à manger , où des généraux étaient assis , muets , devant la table vide .
3808: Il n' y avait plus rien , pas même du pain .
3809: Cependant , le général
3810: * Bourgain- * Desfeuilles , qui tempêtait dans la cuisine , dut trouver quelque chose , car il se tut et monta vivement l' escalier , les mains embarrassées d' un papier gras .
3811: Une telle foule était là , à regarder de la place , au travers des vitres , cette table d' hôte lugubre , balayée par la disette , que le fabricant de drap dut jouer des coudes , comme englué , reperdant parfois , sous une poussée , le chemin qu' il avait gagné déjà .
3812: Mais , dans la grande-rue , le mur devint infranchissable , il désespéra un instant .
3813: Toutes les pièces d' une batterie semblaient y avoir été jetées les unes par-dessus les autres .
3814: Il se décida à monter sur les affûts , il enjamba les pièces , sauta de roue en roue , au risque de se rompre les jambes .
3815: Ensuite , ce furent des chevaux qui lui barrèrent le chemin ;
3816: et il se baissa , se résigna à filer parmi les pieds , sous les ventres de ces lamentables bêtes , à demi mortes d' inanition .
3817: Puis , après un quart d' heure d' efforts , comme il arrivait à la hauteur de la rue saint- * Michel , les obstacles grandissants l' effrayèrent , il projeta de s' engager dans cette rue , pour faire le tour par la rue des laboureurs , espérant que ces voies écartées seraient moins envahies .
3818: La malechance voulut qu' il y eût là une maison louche , dont une bande de soldats ivres faisaient le siège ;
3819: et , craignant d' attraper quelque mauvais coup , dans la bagarre , il revint sur ses pas .
3820: Dès lors , il s' entêta , il poussa jusqu'au bout de la grande-rue , tantôt marchant en équilibre sur des timons de voiture , tantôt escaladant des fourgons .
3821: Place du collège , il fut porté sur des épaules pendant une trentaine de pas .
3822: Il retomba , faillit avoir les côtes défoncées , ne se sauva qu' en se hissant aux barreaux d' une grille .
3823: Et , lorsqu' il atteignit enfin la rue * Maqua , en sueur , en lambeaux , il y avait plus d' une heure qu' il s' épuisait , depuis son départ de la sous-préfecture , pour faire un chemin qui lui demandait , d' habitude , moins de cinq minutes .
3824: Le major * Bouroche , voulant éviter l' envahissement du jardin et de l' ambulance , avait eu la précaution de faire placer deux factionnaires à la porte .
3825: Cela fut un soulagement pour * Delaherche , qui venait de penser tout d' un coup que sa maison était peut-être livrée au pillage .
3826: Dans le jardin , la vue de l' ambulance à peine éclairée par quelques lanternes , et d' où s' exhalait une mauvaise haleine de fièvre , lui fit de nouveau froid au coeur .
3827: Il butta contre un soldat endormi sur le pavé , il se rappela le trésor du 7e corps , que gardait cet homme depuis le matin , oublié là sans doute par ses chefs , rompu d' une telle fatigue , qu' il s' était couché .
3828: D' ailleurs , la maison semblait vide , toute noire au rez-de-chaussée , les portes ouvertes .
3829: Les servantes devaient être restées à l' ambulance , car il n' y avait personne dans la cuisine , où fumait seulement une petite lampe triste .
3830: Il alluma un bougeoir , il monta doucement le grand escalier , pour ne pas réveiller sa mère et sa femme , qu' il avait suppliées de se mettre au lit , après une journée si laborieuse et d' une si terrible émotion .
3831: Mais , en entrant dans son cabinet , il eut un saisissement .
3832: Un soldat se trouvait allongé sur le canapé où le capitaine * Beaudoin avait dormi pendant quelques heures , la veille ;
3833: et il ne comprit que lorsqu' il eut reconnu * Maurice , le frère d' * Henriette .
3834: D' autant plus que , s' étant retourné , il venait de voir , sur un tapis , enveloppé d' une couverture , un autre soldat encore , ce * Jean , aperçu avant la bataille .
3835: Tous deux , écrasés , semblaient morts .
3836: Il ne s' arrêta point , alla jusqu'à la chambre de sa femme , qui était voisine .
3837: Une lampe y brûlait , sur un coin de table , au milieu d' un silence frissonnant .
3838: En travers du lit ,
3839: * Gilberte s' était jetée toute vêtue , dans la crainte sans doute de quelque catastrophe .
3840: Très calme , elle dormait , tandis que , près d' elle , assise sur une chaise , et la tête seulement tombée au bord du matelas ,
3841: * Henriette sommeillait aussi , d' un sommeil agité de cauchemars , avec de grosses larmes sous les paupières .
3842: Un moment , il les regarda , tenté de réveiller la jeune femme , pour savoir .
3843: était -elle allée à * Bazeilles ?
3844: Peut-être , s' il l' interrogeait , lui donnerait -elle des nouvelles de sa teinturerie ?
3845: Mais une pitié lui vint , il se retirait , lorsque sa mère , silencieuse , parut sur le seuil de la porte , et lui fit signe de la suivre .
3846: Dans la salle à manger , qu' ils traversèrent , il témoigna son étonnement .
3847: - comment , vous ne vous êtes pas couchée ?
3848: Elle dit non d' abord de la tête ;
3849: puis , à demi-voix :
3850: - je ne peux pas dormir , je me suis installée dans un fauteuil , près du colonel ...
3851: une très forte fièvre vient de le prendre , et il s' éveille à chaque instant , il me questionne ...
3852: moi , je ne sais que lui répondre .
3853: Entre donc le voir .
3854: * M * De * Vineuil , déjà , s' était rendormi .
3855: Sur l' oreiller , on distinguait à peine sa longue face rouge , que ses moustaches barraient d' un flot de neige .
3856: * Madame * Delaherche avait mis un journal devant la lampe , et tout ce coin de la chambre se trouvait à demi obscur ;
3857: pendant que la clarté vive tombait sur elle , sévèrement assise au fond du fauteuil , les mains abandonnées , les yeux au loin , dans une rêverie tragique .
3858: - attends , murmura -t-elle , je crois qu' il t' a entendu , le voici qui se réveille encore .
3859: En effet , le colonel rouvrait les yeux , les fixait sur * Delaherche , sans remuer la tête .
3860: Il le reconnut , il demanda aussitôt d' une voix que la fièvre faisait trembler :
3861: - c' est fini , n' est -ce pas ?
3862: On capitule .
3863: Le fabricant , qui rencontra un regard de sa mère , fut sur le point de mentir .
3864: Mais à quoi bon ?
3865: Il eut un geste découragé .
3866: - que voulez -vous qu' on fasse ?
3867: Si vous pouviez voir les rues de la ville ! ...
3868: le général * De * Wimpffen vient de se rendre au grand quartier prussien , pour débattre les conditions .
3869: Les yeux de * M * De * Vineuil s' étaient refermés , un long frisson l' agita , pendant que cette lamentation sourde lui échappait :
3870: - ah !
3871: Mon dieu , ah !
3872: Mon dieu ...
3873: et , sans rouvrir les paupières , il continua d' une voix saccadée :
3874: - ah !
3875: Ce que je voulais , c' était hier qu' on aurait dû le faire ...
3876: oui , je connaissais le pays , j' ai dit mes craintes au général ;
3877: mais , lui-même , on ne l' écoutait pas ...
3878: là-haut , au-dessus de * Saint- * Menges , jusqu'à * Fleigneux , toutes les hauteurs occupées , l' armée dominant * Sedan , maîtresse du défilé de * Saint- * Albert ...
3879: nous attendons là , nos positions sont inexpugnables , la route de * Mézières reste ouverte ...
3880: sa parole s' embarrassait , il balbutia encore quelques mots inintelligibles , pendant que la vision de bataille , née de la fièvre , se brouillait peu à peu , emportée dans le sommeil .
3881: Il dormait , peut-être continuait -il à rêver la victoire .
3882: - est -ce que le major répond de lui ?
3883: Demanda
3884: * Delaherche à voix basse .
3885: * Madame * Delaherche fit un signe de tête affirmatif .
3886: - n' importe , c' est terrible , ces blessures au pied , reprit -il .
3887: Le voilà au lit pour longtemps , n' est -ce pas ?
3888: Cette fois , elle resta silencieuse , comme perdue elle-même dans la grande douleur de la défaite .
3889: Elle était déjà d' un autre âge , de cette vieille et rude bourgeoisie des frontières , si ardente autrefois à défendre ses villes .
3890: Sous la vive clarté de la lampe , son visage sévère , au nez sec , aux lèvres minces , disait sa colère et sa souffrance , toute la révolte qui l' empêchait de dormir .
3891: Alors ,
3892: * Delaherche se sentit isolé , envahi d' une détresse affreuse .
3893: La faim le reprenait , intolérable , et il crut que la faiblesse seule lui ôtait ainsi tout courage .
3894: Sur la pointe des pieds , il quitta la chambre , descendit de nouveau dans la cuisine , avec le bougeoir .
3895: Mais il y trouva plus de mélancolie encore , le fourneau éteint , le buffet vide , les torchons jetés en désordre , comme si le vent du désastre avait soufflé là aussi , emportant toute la gaieté vivante de ce qui se mange et de ce qui se boit .
3896: D' abord , il crut qu' il ne découvrirait pas même une croûte , les restes de pain ayant passé à l' ambulance , dans la soupe .
3897: Puis , au fond d' une armoire , il tomba sur des haricots de la veille , oubliés .
3898: Et il les mangea sans beurre , sans pain , debout , n' osant remonter pour faire un pareil repas , se hâtant au milieu de cette cuisine morne , que la petite lampe vacillante empoisonnait d' une odeur de pétrole .
3899: Il n' était guère plus de dix heures , et * Delaherche resta désoeuvré , en attendant de savoir si la capitulation allait être signée enfin .
3900: Une inquiétude persistait en lui , la crainte que la lutte ne fût reprise , toute une terreur de ce qui se passerait alors , dont il ne parlait pas , qui lui pesait sourdement sur la poitrine .
3901: Quand il fut remonté dans son cabinet , où * Maurice et * Jean n' avaient pas bougé , vainement il essaya de s' allonger au fond d' un fauteuil :
3902: le sommeil ne venait pas , des bruits d' obus le redressaient en sursaut , dès qu' il était sur le point de perdre connaissance .
3903: C' était l' effroyable canonnade de la journée qu' il avait gardée dans les oreilles ;
3904: et il écoutait un instant , effaré , et il restait tremblant du grand silence qui , maintenant , l' entourait .
3905: Ne pouvant dormir , il préféra se remettre debout , il erra par les pièces noires , évitant d' entrer dans la chambre où sa mère veillait le colonel , car le regard fixe dont elle suivait sa marche , finissait par le gêner .
3906: à deux reprises , il retourna voir si * Henriette ne s' était point éveillée , il s' arrêta devant le visage de sa femme , si paisible .
3907: Jusqu'à deux heures du matin , ne sachant que faire , il redescendit , remonta , changea de place .
3908: Cela ne pouvait durer .
3909: * Delaherche résolut de retourner encore à la sous-préfecture , sentant bien que tout repos lui serait impossible , tant qu' il ne saurait pas .
3910: Mais , en bas , devant la rue encombrée , il fut pris d' un désespoir :
3911: jamais il n' aurait la force d' aller et de revenir , au milieu des obstacles dont le souvenir seul lui cassait les membres .
3912: Et il hésitait , lorsqu' il vit arriver le major * Bouroche , soufflant , jurant .
3913: - tonnerre de dieu !
3914: C' est à y laisser les pattes !
3915: Il avait dû se rendre à l' hôtel de ville , pour supplier le maire de réquisitionner du chloroforme et de lui en envoyer dès le jour , car sa provision se trouvait épuisée , des opérations étaient urgentes , et il craignait , comme il disait , d' être obligé de charcuter les pauvres bougres , sans les endormir .
3916: - eh bien ?
3917: Demanda * Delaherche .
3918: - eh bien , ils ne savent seulement pas si les pharmaciens en ont encore !
3919: Mais le fabricant se moquait du chloroforme .
3920: Il reprit :
3921: - non , non ...
3922: est -ce fini , là-bas ?
3923: A -t-on signé avec les prussiens ?
3924: Le major eut un geste violent .
3925: - rien de fait !
3926: Cria -t-il .
3927: * Wimpffen vient de rentrer ...
3928: il paraît que ces brigands -là ont des exigences à leur flanquer des gifles ...
3929: ah !
3930: Qu' on recommence donc , et que nous crevions tous , ça vaudra mieux !
3931: * Delaherche l' écoutait , pâlissant .
3932: - mais est -ce bien certain , ce que vous me racontez ?
3933: -je le tiens de ces bourgeois du conseil municipal , qui sont là-bas en permanence ...
3934: un officier était venu de la sous-préfecture leur tout dire .
3935: Et il ajouta des détails .
3936: C' était au château de * Bellevue , près de * Donchery , que l' entrevue avait eu lieu , entre le général * De * Wimpffen , le général * De * Moltke et * Bismarck .
3937: Un terrible homme , ce général * De * Moltke , sec et dur , avec sa face glabre de chimiste mathématicien , qui gagnait les batailles du fond de son cabinet , à coups d' algèbre !
3938: Tout de suite , il avait tenu à établir qu' il connaissait la situation désespérée de l' armée française :
3939: pas de vivres , pas de munitions , la démoralisation et le désordre , l' impossibilité absolue de rompre le cercle de fer où elle était enserrée ;
3940: tandis que les armées allemandes occupaient les positions les plus fortes , pouvaient brûler la ville en deux heures .
3941: Froidement , il dictait sa volonté :
3942: l' armée française tout entière prisonnière , avec armes et bagages .
3943: * Bismarck , simplement , l' appuyait , de son air de dogue bon enfant .
3944: Et , dès lors , le général * De * Wimpffen s' était épuisé à combattre ces conditions , les plus rudes qu' on eût jamais imposées à une armée battue .
3945: Il avait dit sa malechance , l' héroïsme des soldats , le danger de pousser à bout un peuple fier ;
3946: il avait , pendant trois heures , menacé , supplié , parlé avec une éloquence désespérée et superbe , demandant qu' on se contentât d' interner les vaincus au fond de la * France , en * Algérie même ;
3947: et l' unique concession avait fini par être que ceux d' entre les officiers qui prendraient , par écrit et sur l' honneur , l' engagement de ne plus servir , pourraient se rendre dans leurs foyers .
3948: Enfin , l' armistice devait être prolongé jusqu'au lendemain matin , à dix heures .
3949: Si , à cette heure -là , les conditions n' étaient pas acceptées , les batteries prussiennes ouvriraient le feu de nouveau , la ville serait brûlée .
3950: - c' est stupide !
3951: Cria * Delaherche , on ne brûle pas une ville qui n' a rien fait pour ça !
3952: Le major acheva de le mettre hors de lui , en ajoutant que des officiers qu' il venait de voir , à l' hôtel de l' * Europe , parlaient d' une sortie en masse , avant le jour .
3953: Depuis que les exigences allemandes étaient connues , une surexcitation extrême se déclarait , on risquait les projets les plus extravagants .
3954: L' idée même qu' il ne serait pas loyal de profiter des ténèbres pour rompre la trêve , sans avertissement aucun , n' arrêtait personne ;
3955: et c' étaient des plans fous , la marche reprise sur * Carignan , au travers des bavarois , grâce à la nuit noire , le plateau d' * Illy reconquis , par une surprise , la route de * Mézières débloquée , ou encore un élan irrésistible , pour se jeter d' un saut en
3956: * Belgique .
3957: D' autres , à la vérité , ne disaient rien , sentaient la fatalité du désastre , auraient tout accepté , tout signé , pour en finir , dans un cri heureux de soulagement .
3958: - bonsoir !
3959: Conclut * Bouroche .
3960: Je vais tâcher de dormir deux heures , j' en ai grand besoin .
3961: Resté seul ,
3962: * Delaherche suffoqua .
3963: Eh quoi ?
3964: C' était vrai , on allait recommencer à se battre , incendier et raser * Sedan !
3965: Cela devenait inévitable , l' effrayante chose aurait certainement lieu , dès que le soleil serait assez haut sur les collines , pour éclairer l' horreur du massacre .
3966: Et , machinalement , il escalada une fois encore l' escalier raide des greniers , il se retrouva parmi les cheminées , au bord de l' étroite terrasse qui dominait la ville .
3967: Mais , à cette heure , il était là-haut en pleines ténèbres , dans une mer infinie et roulante de grandes vagues sombres , où d' abord il ne distingua absolument rien .
3968: Puis , ce furent les bâtiments de la fabrique , au-dessous de lui , qui se dégagèrent les premiers , en masses confuses qu' il reconnaissait :
3969: la chambre de la machine , les salles des métiers , les séchoirs , les magasins ;
3970: et cette vue , ce pâté énorme de constructions , qui était son orgueil et sa richesse , le bouleversa de pitié sur lui-même , quand il eut songé que , dans quelques heures , il n' en resterait que des cendres .
3971: Ses regards remontèrent vers l' horizon , firent le tour de cette immensité noire , où dormait la menace du lendemain .
3972: Au midi , du côté de * Bazeilles , des flammèches s' envolaient , au-dessus des maisons qui tombaient en braise ;
3973: tandis que , vers le nord , la ferme du bois de la
3974: * Garenne , incendiée le soir , brûlait toujours , ensanglantant les arbres d' une grande clarté rouge .
3975: Pas d' autres feux , rien que ces deux flamboiements , un insondable abîme , traversé de la seule épouvante des rumeurs éparses .
3976: Là-bas , peut-être très loin , peut-être sur les remparts , quelqu' un pleurait .
3977: Vainement , il tâchait de percer le voile , de voir le * Liry , la * Marfée , les batteries de * Frénois et de * Wadelincourt , cette ceinture de bêtes de bronze qu' il sentait là , le cou tendu , la gueule béante .
3978: Et , comme il ramenait les regards sur la ville , autour de lui , il en entendit le souffle d' angoisse .
3979: Ce n' était pas seulement le mauvais sommeil des soldats tombés par les rues , le sourd craquement de cet amas d' hommes , de bêtes et de canons .
3980: Ce qu' il croyait saisir , c' était l' insomnie anxieuse des bourgeois , ses voisins , qui eux non plus ne pouvaient dormir , secoués de fièvre , dans l' attente du jour .
3981: Tous devaient savoir que la capitulation n' était pas signée , et tous comptaient les heures , grelottaient à l' idée que , si elle ne se signait pas , ils n' auraient qu' à descendre dans leurs caves , pour y mourir , écrasés , murés sous les décombres .
3982: Il lui sembla qu' une voix éperdue montait de la rue des * voyards , criant à l' assassin , au milieu d' un brusque cliquetis d' armes .
3983: Il se pencha , il resta dans l' épaisse nuit , perdu en plein ciel de brume , sans une étoile , enveloppé d' un tel frisson , que tout le poil de sa chair se hérissait .
3984: En bas , sur le canapé ,
3985: * Maurice s' éveilla , au petit jour .
3986: Courbaturé , il ne bougea pas , les yeux sur les vitres , peu à peu blanchies d' une aube livide .
3987: Les abominables souvenirs lui revenaient , la bataille perdue , la fuite , le désastre , dans la lucidité aiguë du réveil .
3988: Il revit tout , jusqu'au moindre détail , il souffrit affreusement de la défaite , dont le retentissement descendait aux racines de son être , comme s' il s' en était senti le coupable .
3989: Et il raisonnait le mal , s' analysant , retrouvant aiguisée la faculté de se dévorer lui-même .
3990: N' était -il pas le premier venu , un des passants de l' époque , certes d' une instruction brillante , mais d' une ignorance crasse en tout ce qu' il aurait fallu savoir , vaniteux avec cela au point d' en être aveugle , perverti par l' impatience de jouir et par la prospérité menteuse du règne ?
3991: Puis , c' était une autre évocation :
3992: son grand-père , né en 1780 , un des héros de la grande armée , un des vainqueurs d' * Austerlitz , de * Wagram et de * Friedland ;
3993: son père , né en 1811 , tombé à la bureaucratie , petit employé médiocre , percepteur au
3994: * Chêne- * Populeux , où il s' était usé ;
3995: lui , né en
3996: 1841 , élevé en monsieur , reçu avocat , capable des pires sottises et des plus grands enthousiasmes , vaincu à * Sedan , dans une catastrophe qu' il devinait immense , finissant un monde ;
3997: et cette dégénérescence de la race , qui expliquait comment la * France victorieuse avec les grands-pères avait pu être battue dans les petits-fils , lui écrasait le coeur , telle qu' une maladie de famille , lentement aggravée , aboutissant à la destruction fatale , quand l' heure avait sonné .
3998: Dans la victoire , il se serait senti si brave et triomphant !
3999: Dans la défaite , d' une faiblesse nerveuse de femme , il cédait à un de ces désespoirs immenses , où le monde entier sombrait .
4000: Il n' y avait plus rien , la * France était morte .
4001: Des sanglots l' étouffèrent , il pleura , il joignit les mains , retrouvant les bégaiements de prière de son enfance :
4002: - mon dieu !
4003: Prenez -moi donc ...
4004: mon dieu !
4005: Prenez donc tous ces misérables qui souffrent ...
4006: par terre , roulé dans la couverture ,
4007: * Jean s' agita .
4008: étonné , il finit par s' asseoir sur son séant .
4009: - quoi donc , mon petit ? ...
4010: tu es malade ?
4011: Puis , comprenant que c' étaient encore des idées à coucher dehors , selon son expression , il se fit paternel .
4012: - voyons , qu' est -ce que tu as ?
4013: Faut pas se faire pour rien un chagrin pareil !
4014: -ah !
4015: S' écria * Maurice , c' est bien fichu , va !
4016: Nous pouvons nous apprêter à être prussiens .
4017: Et , comme le camarade , avec sa tête dure d' illettré , s' étonnait , il tâcha de lui faire comprendre l' épuisement de la race , la disparition sous le flot nécessaire d' un sang nouveau .
4018: Mais le paysan , d' une branle têtu de la tête , refusait l' explication .
4019: - comment !
4020: Mon champ ne serait plus à moi ?
4021: Je laisserais les prussiens me le prendre , quand je ne suis pas tout à fait mort et que j' ai encore mes deux bras ? ...
4022: allons donc !
4023: Puis , à son tour , il dit son idée , péniblement , au petit bonheur des mots .
4024: On avait reçu une sacrée roulée , ça c' était certain !
4025: Mais on n' était pas tous morts peut-être , il en restait , et ceux -là suffiraient bien à rebâtir la maison , s' ils étaient de bons bougres , travaillant dur , ne buvant pas ce qu' ils gagnaient .
4026: Dans une famille , lorsqu' on prend de la peine et qu' on met de côté , on parvient toujours à se tirer d' affaire , au milieu des pires malechances .
4027: Même il n' est pas mauvais , parfois , de recevoir une bonne gifle :
4028: ça fait réfléchir .
4029: Et , mon dieu !
4030: Si c' était vrai qu' on avait quelque part de la pourriture , des membres gâtés , eh bien !
4031: ça valait mieux de les voir par terre , abattus d' un coup de hache , que d' en crever comme d' un choléra .
4032: - fichu , ah !
4033: Non , non !
4034: Répéta -t-il à plusieurs reprises .
4035: Moi , je ne suis pas fichu , je ne sens pas ça !
4036: Et , tout éclopé qu' il était , les cheveux collés encore par le sang de son éraflure , il se redressa , dans un besoin vivace de vivre , de reprendre l' outil ou la charrue , pour rebâtir la maison , selon sa parole .
4037: Il était du vieux sol obstiné et sage , du pays de la raison , du travail et de l' épargne .
4038: - tout de même , reprit -il , ça me fait de la peine pour l' empereur ...
4039: les affaires avaient l' air de marcher , le blé se vendait bien ...
4040: mais sûrement qu' il a été trop bête , on ne se fourre pas dans des histoires pareilles !
4041: * Maurice , qui demeurait anéanti , eut un nouveau geste de désolation .
4042: - ah !
4043: L' empereur , je l' aimais au fond , malgré mes idées de liberté et de république ...
4044: oui , j' avais ça dans le sang , à cause de mon grand-père sans doute ...
4045: et , voilà que c' est également pourri de ce côté -là , où allons -nous tomber ?
4046: Ses yeux s' égaraient , il eut une plainte si douloureuse , que * Jean , pris d' inquiétude , se décidait à se mettre debout , lorsqu' il vit entrer
4047: * Henriette .
4048: Elle venait de se réveiller , en entendant le bruit des voix , de la chambre voisine .
4049: Un jour blême , maintenant , éclairait la pièce .
4050: - vous arrivez à propos pour le gronder , dit -il , affectant de rire .
4051: Il n' est guère sage .
4052: Mais la vue de sa soeur , si pâle , si affligée , avait déterminé chez * Maurice une crise salutaire d' attendrissement .
4053: Il ouvrit les bras , l' appela sur sa poitrine ;
4054: et , lorsqu' elle se fut jetée à son cou , une grande douceur le pénétra .
4055: Elle pleurait elle-même , leurs larmes se mêlèrent .
4056: - ah !
4057: Ma pauvre , pauvre chérie , que je m' en veux de n' avoir pas plus de courage pour te consoler ! ...
4058: ce bon * Weiss , ton mari qui t' aimait tant !
4059: Que vas -tu devenir ?
4060: Toujours , tu as été la victime , sans que jamais tu te sois plainte ...
4061: moi-même , t' en ai -je causé déjà du chagrin , et qui sait si je ne t' en causerai pas encore !
4062: Elle le faisait taire , lui mettait la main sur la bouche , lorsque * Delaherche entra , bouleversé , hors de lui .
4063: Il avait fini par descendre de la terrasse , repris d' une fringale , d' une de ces faims nerveuses , que la fatigue exaspère ;
4064: et , comme il était retourné dans la cuisine pour boire quelque chose de chaud , il venait de trouver là , avec la cuisinière , un parent à elle , un menuisier de * Bazeilles , à qui elle servait justement du vin chaud .
4065: Alors , cet homme , un des derniers habitants restés là-bas , au milieu des incendies , lui avait conté que sa teinturerie était absolument détruite , un tas de décombres .
4066: - hein ?
4067: Les brigands , croyez -vous !
4068: Bégaya -t-il en s' adressant à * Jean et à * Maurice .
4069: Tout est bien perdu , ils vont incendier * Sedan ce matin , comme ils ont incendié * Bazeilles hier ...
4070: je suis ruiné , je suis ruiné !
4071: La meurtrissure qu' * Henriette avait au front , le frappa , et il se souvint qu' il n' avait pu encore causer avec elle .
4072: - c' est vrai , vous y êtes allée , vous avez attrapé ça ...
4073: ah !
4074: Ce pauvre * Weiss !
4075: Et , brusquement , comprenant , aux yeux rouges de la jeune femme , qu' elle savait la mort de son mari , il lâcha un affreux détail , conté à l' instant par le menuisier .
4076: - ce pauvre * Weiss !
4077: Il paraît qu' ils l' ont brûlé ...
4078: oui , ils ont ramassé les corps des habitants passés par les armes , ils les ont jetés dans le brasier d' une maison qui flambait , arrosée de pétrole .
4079: Saisie d' horreur ,
4080: * Henriette l' écoutait .
4081: Mon dieu !
4082: Pas même la consolation d' aller reprendre et d' ensevelir son cher mort , dont le vent disperserait les cendres ! * Maurice , de nouveau , l' avait serrée entre ses bras , et il l' appelait sa pauvre * Cendrillon , d' une voix de caresse , il la suppliait de ne pas se faire tant de chagrin , elle si brave .
4083: Au bout d' un silence ,
4084: * Delaherche , qui regardait à la fenêtre le jour grandir , se retourna vivement , pour dire aux deux soldats :
4085: - à propos , j' oubliais ...
4086: j' étais monté vous prévenir qu' il y a , en bas , dans la remise où l' on a déposé le trésor , un officier qui est en train de distribuer l' argent aux hommes , pour que les prussiens ne l' aient pas ...
4087: vous devriez descendre , ça peut être utile , de l' argent , si nous ne sommes pas tous morts ce soir .
4088: L' avis était bon ,
4089: * Maurice et * Jean descendirent , après qu' * Henriette eut consenti à prendre la place de son frère sur le canapé .
4090: Quant à
4091: * Delaherche , il traversa la chambre voisine , où il retrouva * Gilberte avec son calme visage , dormant toujours son sommeil d' enfant , sans que le bruit des paroles ni les sanglots l' eussent même fait changer de position .
4092: Et de là , il allongea la tête dans la pièce où sa mère veillait
4093: * M * De * Vineuil ;
4094: mais celle -ci s' était assoupie au fond de son fauteuil , tandis que le colonel , les paupières closes , n' avait pas bougé , anéanti de fièvre .
4095: Il ouvrit les yeux tout grands , il demanda :
4096: - eh bien , c' est fini , n' est -ce pas ?
4097: Contrarié par la question , qui le retenait au moment où il espérait s' échapper ,
4098: * Delaherche eut un geste de colère , en étouffant sa voix .
4099: - ah !
4100: Oui , fini !
4101: Jusqu'à ce que ça recommence ! ...
4102: rien n' est signé .
4103: D' une voix très basse , le colonel continuait , dans un commencement de délire :
4104: - mon dieu !
4105: Que je meure avant la fin ! ...
4106: je n' entends pas le canon .
4107: Pourquoi ne tire -t-on plus ? ...
4108: là-haut , à * Saint- * Menges , à
4109: * Fleigneux , nous commandons toutes les routes , nous jetterons les prussiens à la * Meuse , s' ils veulent tourner * Sedan pour nous attaquer .
4110: La ville est à nos pieds , ainsi qu' un obstacle , qui renforce encore nos positions ...
4111: en marche !
4112: Le 7e corps prendra la tête , le 12e protégera la retraite ...
4113: et ses mains sur le drap s' agitaient , allaient comme au trot du cheval qui le portait , dans son rêve .
4114: Peu à peu , elles se ralentirent , à mesure que ses paroles devenaient lourdes et qu' il se rendormait .
4115: Elles s' arrêtèrent , il restait sans un souffle , assommé .
4116: - reposez -vous , avait chuchoté * Delaherche , je reviendrai , quand j' aurai des nouvelles .
4117: Puis , après s' être assuré qu' il n' avait pas réveillé sa mère , il s' esquiva , il disparut .
4118: Dans la remise , en bas ,
4119: * Jean et * Maurice venaient en effet de trouver , assis sur une chaise de la cuisine , protégé par une seule petite table de bois blanc , un officier payeur qui , sans plume , sans reçu , sans paperasse d' aucune sorte , distribuait des fortunes .
4120: Il puisait simplement au fond des sacoches débordantes de pièces d' or ;
4121: et , ne prenant pas même la peine de compter , à poignées rapides , il emplissait les képis de tous les sergents du 7e corps , qui défilaient devant lui .
4122: Ensuite , il était convenu que les sergents partageraient les sommes entre les soldats de leur demi-section .
4123: Chacun d' eux recevait ça d' un air gauche , ainsi qu' une ration de café ou de viande , puis s' en allait , embarrassé , vidant le képi dans leurs poches , pour ne pas se retrouver par les rues , avec tout cet or au grand jour .
4124: Et pas une parole n' était dite , on n' entendait que le ruissellement cristallin des pièces , au milieu de la stupeur de ces pauvres diables , à se voir accabler de cette richesse , quand il n' y avait plus , dans la ville , un pain ni un litre de vin à acheter .
4125: Lorsque * Jean et * Maurice s' avancèrent , l' officier d' abord retira la poignée de louis qu' il tenait .
4126: - vous n' êtes sergent ni l' un ni l' autre ...
4127: il n' y a que les sergents qui aient le droit de toucher ...
4128: puis , lassé déjà , ayant hâte d' en finir :
4129: - ah !
4130: Tenez , vous , le caporal , prenez tout de même ...
4131: dépêchons -nous , à un autre !
4132: Et il avait laissé tomber les pièces d' or dans le képi que * Jean lui tendait .
4133: Celui -ci , remué par le chiffre de la somme , près de six cents francs , voulut tout de suite que
4134: * Maurice en prît la moitié .
4135: On ne savait pas , ils pouvaient être brusquement séparés l' un de l' autre .
4136: Ce fut dans le jardin qu' ils firent le partage , devant l' ambulance ;
4137: et ils y entrèrent ensuite , en reconnaissant sur la paille , presque à la porte , le tambour de leur compagnie ,
4138: * Bastian , un gros garçon gai , qui avait eu la malechance d' attraper une balle perdue dans l' aine , vers cinq heures , lorsque la bataille était finie .
4139: Il agonisait depuis la veille .
4140: Sous le petit jour blanc du matin , à ce moment du réveil , la vue de l' ambulance les glaça .
4141: Trois blessés encore étaient morts pendant la nuit , sans qu' on s' en aperçût ;
4142: et les infirmiers se hâtaient de faire de la place aux autres , en emportant les cadavres .
4143: Les opérés de la veille , dans leur somnolence , rouvraient de grands yeux , regardaient avec hébétement ce vaste dortoir de souffrance , où , sur de la litière , gisait tout un troupeau à demi égorgé .
4144: On avait eu beau donner un coup de balai , le soir , faire un bout de ménage , après la cuisine sanglante des opérations :
4145: le sol mal essuyé gardait des traînées de sang , une grosse éponge tachée de rouge , pareille à une cervelle , nageait dans un seau ;
4146: une main oubliée , avec ses doigts cassés , traînait à la porte , sous le hangar .
4147: C' étaient les miettes de la boucherie , l' affreux déchet d' un lendemain de massacre , dans le morne lever de l' aube .
4148: Et l' agitation , ce besoin de vie turbulent des premières heures , avait fait place à une sorte d' écrasement , sous la fièvre lourde .
4149: à peine , troublant le moite silence , une plainte s' élevait -elle , bégayée , assourdie de sommeil .
4150: Les yeux vitreux s' effaraient de revoir le jour , les bouches empâtées soufflaient une haleine mauvaise , toute la salle tombait à cette suite de journées sans fin , livides , nauséabondes , coupées d' agonie , qu' allaient vivre les misérables éclopés qui s' en tireraient peut-être , au bout de deux ou trois mois , avec un membre de moins .
4151: * Bouroche , dont la tournée commençait , après quelques heures de repos , s' arrêta devant le tambour * Bastian , puis passa , avec un imperceptible haussement d' épaules .
4152: Rien à faire .
4153: Pourtant , le tambour avait ouvert les yeux ;
4154: et , comme ressuscité , il suivait d' un regard vif un sergent qui avait eu la bonne idée d' entrer , son képi plein d' or à la main , pour voir s' il n' y aurait pas quelques-uns de ses hommes , parmi ces pauvres diables .
4155: Justement , il en trouva deux , leur donna à chacun vingt francs .
4156: D' autres sergents arrivèrent , l' or se mit à pleuvoir sur la paille .
4157: Et * Bastian , qui était parvenu à se redresser , tendit ses deux mains que l' agonie secouait .
4158: - à moi !
4159: à moi !
4160: Le sergent voulut passer outre , comme avait passé
4161: * Bouroche .
4162: à quoi bon ?
4163: Puis , cédant à une impulsion de brave homme , il jeta des pièces sans compter , dans les deux mains déjà froides .
4164: - à moi !
4165: à moi !
4166: * Bastian était retombé en arrière .
4167: Il tâcha de rattraper l' or qui s' échappait , tâtonna longuement , les doigts raidis .
4168: Et il mourut .
4169: - bonsoir , monsieur a soufflé sa chandelle !
4170: Dit un voisin , un petit zouave sec et noir .
4171: C' est vexant , quand on a de quoi se payer du sirop !
4172: Lui , avait le pied gauche serré dans un appareil .
4173: Pourtant , il réussit à se soulever , à se traîner sur les coudes et sur les genoux ;
4174: et , arrivé près du mort , il ramassa tout , fouilla les mains , fouilla les plis de la capote .
4175: Lorsqu' il fut revenu à sa place , remarquant qu' on le regardait , il se contenta de dire :
4176: - pas besoin , n' est -ce pas ?
4177: Que ça se perde .
4178: * Maurice , le coeur étouffé dans cet air de détresse humaine , s' était hâté d' entraîner * Jean .
4179: Comme ils retraversaient le hangar aux opérations , ils virent * Bouroche , exaspéré de n' avoir pu se procurer du chloroforme , qui se décidait à couper tout de même la jambe d' un pauvre petit bonhomme de vingt ans .
4180: Et ils s' enfuirent , pour ne pas entendre .
4181: à cette minute ,
4182: * Delaherche revenait de la rue .
4183: Il les appela du geste , leur cria :
4184: - montez , montez vite ! ...
4185: nous allons déjeuner , la cuisinière a réussi à se procurer du lait .
4186: Vraiment , ce n' est pas dommage , on a grand besoin de prendre quelque chose de chaud !
4187: Et , malgré son effort , il ne pouvait renfoncer toute la joie dont il exultait .
4188: Il baissa la voix , il ajouta , rayonnant :
4189: - ça y est , cette fois !
4190: Le général * De
4191: * Wimpffen est reparti , pour signer la capitulation .
4192: Ah !
4193: Quel soulagement immense , sa fabrique sauvée , l' atroce cauchemar dissipé , la vie qui allait reprendre , douloureuse , mais la vie , la vie enfin !
4194: Neuf heures sonnaient , c' était la petite
4195: * Rose , accourue dans le quartier , chez une tante boulangère , pour avoir du pain , au travers des rues un peu désencombrées , qui venait de lui conter les événements de la matinée , à la sous-préfecture .
4196: Dès huit heures , le général * De
4197: * Wimpffen avait réuni un nouveau conseil de guerre , plus de trente généraux , auxquels il avait dit les résultats de sa démarche , ses efforts inutiles , les dures exigences de l' ennemi victorieux .
4198: Ses mains tremblaient , une émotion violente lui emplissait les yeux de larmes .
4199: Et il parlait encore , lorsqu' un colonel de l' état-major prussien s' était présenté en parlementaire , au nom du général * De * Moltke , pour rappeler que si , à dix heures , une résolution n' était pas prise , le feu serait rouvert sur la ville de * Sedan .
4200: Le conseil , alors , devant l' effroyable nécessité , n' avait pu qu' autoriser le général à se rendre de nouveau au château de * Bellevue , pour accepter tout .
4201: Déjà , le général devait y être , l' armée française entière était prisonnière , avec armes et bagages .
4202: Ensuite ,
4203: * Rose s' était répandue en détails sur l' agitation extraordinaire que la nouvelle soulevait dans la ville .
4204: à la sous-préfecture , elle avait vu des officiers qui arrachaient leurs épaulettes , en fondant en pleurs comme des enfants .
4205: Sur le pont , des cuirassiers jetaient leurs sabres à la * Meuse ;
4206: et tout un régiment avait défilé , chaque homme lançait le sien , regardait l' eau jaillir , puis se refermer .
4207: Dans les rues , les soldats saisissaient leur fusil par le canon , en brisaient la crosse contre les murs ;
4208: tandis que des artilleurs , qui avaient enlevé le mécanisme des mitrailleuses , s' en débarrassaient au fond des égouts .
4209: Il y en avait qui enterraient , qui brûlaient des drapeaux .
4210: Place * Turenne , un vieux sergent , monté sur une borne , insultait les chefs , les traitait de lâches , comme pris d' une folie subite .
4211: D' autres semblaient hébétés , avec de grosses larmes silencieuses .
4212: Et , il fallait bien l' avouer , d' autres , le plus grand nombre , avaient des yeux qui riaient d' aise , un allégement ravi de toute leur personne .
4213: Enfin , c' était donc le bout de leur misère , ils étaient prisonniers , ils ne se battraient plus !
4214: Depuis tant de jours , ils souffraient de trop marcher , de ne pas manger !
4215: D' ailleurs , à quoi bon se battre , puisqu' on n' était pas les plus forts ?
4216: Tant mieux si les chefs les avaient vendus , pour en finir tout de suite !
4217: Cela était si délicieux , de se dire qu' on allait ravoir du pain blanc et se coucher dans des lits !
4218: En haut , comme * Delaherche rentrait dans la salle à manger , avec * Maurice et * Jean , sa mère l' appela .
4219: - viens donc , le colonel m' inquiète .
4220: * M * De * Vineuil , les yeux ouverts , avait repris tout haut le rêve haletant de sa fièvre .
4221: - qu' importe !
4222: Si les prussiens nous coupent de * Mézières ...
4223: les voici qui finissent par tourner le bois de la * Falizette , tandis que d' autres montent le long du ruisseau de la * Givonne ...
4224: la frontière est derrière nous , et nous la franchirons d' un saut , lorsque nous en aurons tué le plus possible ...
4225: hier , c' était ce que je voulais ...
4226: mais ses regards ardents venaient de rencontrer
4227: * Delaherche .
4228: Il le reconnut , il sembla se dégriser , sortir de l' hallucination de sa somnolence ;
4229: et , retombé à la réalité terrible , il demanda pour la troisième fois :
4230: - n' est -ce pas ?
4231: C' est fini !
4232: Du coup , le fabricant de drap ne put réprimer l' explosion de son contentement .
4233: - ah !
4234: Oui , dieu merci !
4235: Fini tout à fait ...
4236: la capitulation doit être signée à cette heure .
4237: Violemment , le colonel s' était mis debout , malgré son pied bandé ;
4238: et il prit son épée , restée sur une chaise , il voulut la rompre d' un effort .
4239: Mais ses mains tremblaient trop , l' acier glissa .
4240: - prenez garde !
4241: Il va se couper !
4242: Criait
4243: * Delaherche .
4244: C' est dangereux , ôte -lui donc ça des mains !
4245: Et ce fut * Madame * Delaherche qui s' empara de l' épée .
4246: Puis , devant le désespoir de * M * De
4247: * Vineuil , au lieu de la cacher , comme son fils lui disait de le faire , elle la brisa d' un coup sec , sur son genou , avec une force extraordinaire , dont elle-même n' aurait pas cru capables ses pauvres mains .
4248: Le colonel s' était recouché , et il pleura , en regardant sa vieille amie d' un air d' infinie douceur .
4249: Dans la salle à manger , cependant , la cuisinière venait de servir des bols de café au lait pour tout le monde .
4250: * Henriette et * Gilberte s' étaient réveillées , cette dernière reposée par un bon sommeil , le visage clair , les yeux gais ;
4251: et elle embrassait tendrement son amie , qu' elle plaignait , disait -elle , du plus profond de son âme .
4252: * Maurice se plaça près de sa soeur , tandis que * Jean , un peu gauche , ayant dû accepter lui aussi , se trouva en face de * Delaherche .
4253: Jamais
4254: * Madame * Delaherche ne consentit à venir s' attabler , on lui porta un bol , qu' elle se contenta de boire .
4255: Mais , à côté , le déjeuner des cinq , d' abord silencieux , s' anima bientôt .
4256: On était délabré , on avait très faim , comment ne pas se réjouir de se retrouver là , intacts , bien portants , lorsque des milliers de pauvres diables couvraient encore les campagnes environnantes ?
4257: Dans la grande salle à manger fraîche , la nappe toute blanche était une joie pour les yeux , et le café au lait , très chaud , semblait exquis .
4258: On causa .
4259: * Delaherche , qui avait déjà repris son aplomb de riche industriel , d' une bonhomie de patron aimant la popularité , sévère seulement à l' insuccès , en revint sur * Napoléon * Iii , dont la figure hantait , depuis l' avant-veille , sa curiosité de badaud .
4260: Et il s' adressait à * Jean , n' ayant là que ce garçon simple .
4261: - ah !
4262: Monsieur , oui !
4263: Je puis le dire , l' empereur m' a bien trompé ...
4264: car , enfin , ses thuriféraires ont beau plaider les circonstances atténuantes , il est évidemment la cause première , l' unique cause de nos désastres .
4265: Déjà , il oubliait que , bonapartiste ardent , il avait , quelques mois plus tôt , travaillé au triomphe du plébiscite .
4266: Et il n' en était même plus à plaindre celui qui allait devenir l' homme de * Sedan , il le chargeait de toutes les iniquités .
4267: - un incapable , comme on est forcé d' en convenir à cette heure ;
4268: mais cela ne serait rien encore ...
4269: un esprit chimérique , un cerveau mal fait , à qui les choses ont semblé réussir , tant que la chance a été pour lui ...
4270: non , voyez -vous , il ne faut pas qu' on essaye de nous apitoyer sur son sort , en nous disant qu' on l' a trompé , que l' opposition lui a refusé les hommes et les crédits nécessaires .
4271: C' est lui qui nous a trompés , dont les vices et les fautes nous ont jetés dans l' affreux gâchis où nous sommes .
4272: * Maurice , qui ne voulait pas parler , ne put réprimer un sourire ;
4273: tandis que * Jean , gêné par cette conversation sur la politique , craignant de dire des sottises , se contenta de répondre :
4274: - on raconte tout de même que c' est un brave homme .
4275: Mais ces quelques mots , dits modestement , firent bondir * Delaherche .
4276: Toute la peur qu' il avait eue , toutes ses angoisses éclatèrent , en un cri de passion exaspérée , tournée à la haine .
4277: - un brave homme , en vérité , c' est bientôt dit ! ...
4278: savez -vous , monsieur , que ma fabrique a reçu trois obus , et que ce n' est pas la faute à l' empereur , si elle n' a pas été brûlée ! ...
4279: savez -vous que , moi qui vous parle , j' y vais perdre une centaine de mille francs , à toute cette histoire imbécile ! ...
4280: ah !
4281: Non , non !
4282: La
4283: * France envahie , incendiée , exterminée , l' industrie forcée au chômage , le commerce détruit , c' est trop !
4284: Un brave homme comme ça , nous en avons assez , que * Dieu nous en préserve ! ...
4285: il est dans la boue et dans le sang , qu' il y reste !
4286: Du poing , il fit le geste énergique d' enfoncer , de maintenir sous l' eau quelque misérable qui se débattait .
4287: Puis , il acheva son café , d' une lèvre gourmande .
4288: * Gilberte avait eu un léger rire involontaire , devant la distraction douloureuse d' * Henriette , qu' elle servait comme une enfant .
4289: Quand les bols furent vides , on s' attarda , dans la paix heureuse de la grande salle à manger fraîche .
4290: Et , à cette heure même ,
4291: * Napoléon * Iii était dans la pauvre maison du tisserand , sur la route de * Donchery .
4292: Dès cinq heures du matin , il avait voulu quitter la sous-préfecture , mal à l' aise de sentir * Sedan autour de lui , comme un remords et une menace , toujours tourmenté du reste par le besoin d' apaiser un peu son coeur sensible , en obtenant pour sa malheureuse armée des conditions meilleures .
4293: Il désirait voir le roi de * Prusse .
4294: Il était monté dans une calèche de louage , il avait suivi la grande route large , bordée de hauts peupliers , cette première étape de l' exil , faite sous le petit froid de l' aube , avec la sensation de toute la grandeur déchue qu' il laissait , dans sa fuite ;
4295: et c' était , sur cette route , qu' il venait de rencontrer
4296: * Bismarck , accouru à la hâte , en vieille casquette , en grosses bottes graissées , uniquement désireux de l' amuser , de l' empêcher de voir le roi , tant que la capitulation ne serait pas signée .
4297: Le roi était encore à * Vendresse , à quatorze kilomètres .
4298: Où aller ?
4299: Sous quel toit attendre ?
4300: Là-bas , perdu dans une nuée d' orage , le palais des tuileries avait disparu .
4301: * Sedan semblait s' être reculé déjà à des lieues , comme barré par un fleuve de sang .
4302: Il n' y avait plus de châteaux impériaux , en * France , plus de demeures officielles , plus même de coin chez le moindre des fonctionnaires , où il osât s' asseoir .
4303: Et c' était dans la maison du tisserand qu' il voulut échouer , la misérable maison aperçue au bord du chemin , avec son étroit potager enclos d' une haie , sa façade d' un étage , aux petites fenêtres mornes .
4304: En haut , la chambre , simplement blanchie à la chaux , était carrelée , n' avait d' autres meubles qu' une table de bois blanc et deux chaises de paille .
4305: Il y patienta pendant des heures , d' abord en compagnie de * Bismarck qui souriait à l' entendre parler de générosité , seul ensuite , traînant sa misère , collant sa face terreuse aux vitres , regardant encore ce sol de * France , cette * Meuse qui coulait si belle , au travers des vastes champs fertiles .
4306: Puis , le lendemain , les jours suivants , ce furent les autres étapes abominables :
4307: le château de * Bellevue , ce riant castel bourgeois , dominant le fleuve , où il coucha , où il pleura , à la suite de son entrevue avec le roi * Guillaume ;
4308: le cruel départ ,
4309: * Sedan évité par crainte de la colère des vaincus et des affamés , le pont de bateaux que les prussiens avaient jeté à * Iges , le long détour au nord de la ville , les chemins de traverse , les routes écartées de * Floing , de * Fleigneux , d' * Illy , toute cette lamentable fuite en calèche découverte ;
4310: et là , sur ce tragique plateau d' * Illy , encombré de cadavres , la légendaire rencontre , le misérable empereur , qui , ne pouvant plus même supporter le trot du cheval , s' était affaissé sous la violence de quelque crise , fumant peut-être machinalement son éternelle cigarette , tandis qu' un troupeau de prisonniers , hâves , couverts de sang et de poussière , ramenés de * Fleigneux à * Sedan , se rangeaient au bord du chemin pour laisser passer la voiture , les premiers silencieux , les autres grondant , les autres peu à peu exaspérés , éclatant en huées , les poings tendus , dans un geste d' insulte et de malédiction .
4311: Ensuite , il y eut encore la traversée interminable du champ de bataille , il y eut une lieue de chemins défoncés , parmi les débris , parmi les débris , parmi les morts , aux yeux grands ouverts et menaçants , il y eut la campagne nue , les vastes bois muets , la frontière en haut d' une montée , puis la fin de tout qui dévalait au delà , avec la route bordée de sapins , au fond de la vallée étroite .
4312: Et quelle première nuit d' exil , à * Bouillon , dans une auberge , l' hôtel de la poste , entouré d' une telle foule de français réfugiés et de simples curieux , que l' empereur avait cru devoir se montrer , au milieu de murmures et de coups de sifflet !
4313: La chambre , dont les trois fenêtres donnaient sur la place et sur la * Semoy , était la banale chambre aux chaises recouvertes de damas rouge , à l' armoire à glace d' acajou , à la cheminée garnie d' une pendule de zinc , que flanquaient des coquillages et des vases de fleurs artificielles sous globe .
4314: à droite et à gauche de la porte , il y avait deux petits lits jumeaux .
4315: Dans l' un , coucha un aide de camp , que la fatigue fit dormir dès neuf heures , à poings fermés .
4316: Dans l' autre , l' empereur dut se retourner longuement , sans trouver le sommeil ;
4317: et , s' il se releva , pour promener son mal , il n' eut que la distraction de regarder contre le mur , aux deux côtés de la cheminée , des gravures qui se trouvaient là , l' une représentant * Rouget * De * L' * Isle chantant la marseillaise , l' autre , le jugement dernier , un appel furieux des trompettes des archanges qui faisaient sortir de la terre tous les morts , la résurrection du charnier des batailles montant témoigner devant * Dieu .
4318: à * Sedan , le train de la maison impériale , les bagages encombrants et maudits étaient restés en détresse , derrière les lilas du sous-préfet .
4319: On ne savait plus comment les faire disparaître , les ôter des yeux du pauvre monde qui crevait de misère , tellement l' insolence aggressive qu' ils avaient prise , l' ironie affreuse qu' ils devaient à la défaite , devenaient intolérables .
4320: Il fallut attendre une nuit très noire .
4321: Les chevaux , les voitures , les fourgons , avec leurs casseroles d' argent , leurs tournebroches , leurs paniers de vins fins , sortirent en grand mystère de * Sedan , s' en allèrent eux aussi en * Belgique , par les routes sombres , à petit bruit , dans un frisson inquiet de vol .