_: DEUXIÈME PARTIE chapitre I : à * Bazeilles , dans la petite chambre noire , un brusque ébranlement fit sauter * Weiss de son lit . Il écouta , c' était le canon . D' une main tâtonnante , il dut allumer la bougie , pour regarder l' heure à sa montre : quatre heures , le jour naissait à peine . Vivement , il prit son binocle , enfila d' un coup d' oeil la grande rue , la route de * Douzy qui traverse le village ; mais une sorte de poussière épaisse l' emplissait , on ne distinguait rien . Alors , il passa dans l' autre chambre , dont la fenêtre ouvrait sur les prés , vers la * Meuse ; et , là , il comprit que des vapeurs matinales montaient du fleuve , noyant l' horizon . Le canon tonnait plus fort , là-bas , derrière ce voile , de l' autre côté de l' eau . Tout d' un coup , une batterie française répondit , si voisine et d' un tel fracas , que les murs de la petite maison tremblèrent . La maison des * Weiss se trouvait vers le milieu de * Bazeilles , à droite , avant d' arriver à la place de l' église . La façade , un peu en retrait , donnait sur la route , un seul étage de trois fenêtres , surmonté d' un grenier ; mais , derrière , il y avait un jardin assez vaste , dont la pente descendait vers les prairies , et d' où l' on découvrait l' immense panorama des coteaux , depuis * Remilly jusqu'à * Frénois . Et * Weiss , dans sa ferveur de nouveau propriétaire , ne s' était guère couché que vers deux heures du matin , après avoir enfoui dans sa cave toutes les provisions et s' être ingénié à protéger les meubles autant que possible contre les balles , en garnissant les fenêtres de matelas . Une colère montait en lui , à l' idée que les prussiens pouvaient venir saccager cette maison si désirée , si difficilement acquise et dont il avait encore joui si peu . Mais une voix l' appelait , sur la route . - dites donc , * Weiss , vous entendez ? En bas , il trouva * Delaherche , qui avait voulu également coucher à sa teinturerie , un grand bâtiment de briques , dont le mur était mitoyen . Du reste , tous les ouvriers avaient fui à travers bois , gagnant la * Belgique ; et il ne restait là , comme gardienne , que la concierge , la veuve d' un maçon , nommée * Françoise * Quittard . Encore , tremblante , éperdue , aurait -elle filé avec les autres , si elle n' avait pas eu son garçon , le petit * Auguste , un gamin de dix ans , si malade d' une fièvre typhoïde , qu' il n' était pas transportable . - dites donc , répéta * Delaherche , vous entendez , ça commence bien ... il serait sage de rentrer tout de suite à * Sedan . * Weiss avait formellement promis à sa femme de quitter * Bazeilles au premier danger sérieux , et il était alors très résolu à tenir sa promesse . Mais ce n' était encore là qu' un combat d' artillerie , à grande portée et un peu au hasard , dans les brumes du petit jour . - attendons , que diable ! Répondit -il . Rien ne presse . D' ailleurs , la curiosité de * Delaherche était si vive , si agitée , qu' il en devenait brave . Lui , n' avait pas fermé l' oeil , très intéressé par les préparatifs de défense . Prévenu qu' il serait attaqué dès l' aube , le général * Lebrun , qui commandait le 12e corps , venait d' employer la nuit à se retrancher dans * Bazeilles , dont il avait l' ordre d' empêcher à tout prix l' occupation . Des barricades barraient la route et les rues ; des garnisons de quelques hommes occupaient toutes les maisons ; chaque ruelle , chaque jardin se trouvait transformé en forteresse . Et , dès trois heures , dans la nuit d' encre , les troupes , éveillées sans bruit , étaient à leurs postes de combat , les chassepots fraîchement graissés , les cartouchières emplies des quatre-vingt-dix cartouches réglementaires . Aussi , le premier coup de canon de l' ennemi n' avait -il surpris personne , et les batteries françaises , établies en arrière , entre * Balan et * Bazeilles , s' étaient -elles mises aussitôt à répondre , pour faire acte de présence , car elles tiraient simplement au jugé , dans le brouillard . - vous savez , reprit * Delaherche , que la teinturerie sera vigoureusement défendue ... j' ai toute une section . Venez donc voir . On avait , en effet , posté là quarante et quelques soldats de l' infanterie de marine , à la tête desquels desquels était un lieutenant , un grand garçon blond , fort jeune , l' air énergique et têtu . Déjà , ses hommes avaient pris possession du bâtiment , les uns pratiquant des meurtrières dans les volets du premier étage , sur la rue , les autres crénelant le mur bas de la cour , qui dominait les prairies , par derrière . Et ce fut au milieu de cette cour que * Delaherche et * Weiss trouvèrent le lieutenant , regardant , s' efforçant de voir au loin , dans la brume matinale . - le fichu brouillard ! Murmura -t-il . On ne va pas pouvoir se battre à tâtons . Puis , après un silence , sans transition apparente : - quel jour sommes -nous donc , aujourd'hui ? -jeudi , répondit * Weiss . - jeudi , c' est vrai ... le diable m' emporte ! On vit sans savoir , comme si le monde n' existait plus ! Mais , à ce moment , dans le grondement du canon qui ne cessait pas , éclata une vive fusillade , au bord des prairies mêmes , à cinq ou six cents mètres . Et il y eut comme un coup de théâtre : le soleil se levait , les vapeurs de la * Meuse s' envolèrent en lambeaux de fine mousseline , le ciel bleu apparut , se dégagea , d' une limpidité sans tache . C' était l' exquise matinée d' une admirable journée d' été . - ah ! Cria * Delaherche , ils passent le pont du chemin de fer . Les voyez -vous qui cherchent à gagner , le long de la ligne ... mais c' est stupide , de ne pas avoir fait sauter le pont ! Le lieutenant eut un geste de muette colère . Les fourneaux de mine étaient chargés , raconta -t-il ; seulement , la veille , après s' être battu quatre heures pour reprendre le pont , on avait oublié d' y mettre le feu . - c' est notre chance , dit -il de sa voix brève . * Weiss regardait , essayait de se rendre compte . Les français occupaient , dans * Bazeilles , une position très forte . Bâti aux deux bords de la route de * Douzy , le village dominait la plaine ; et il n' y avait , pour s' y rendre , que cette route , tournant à gauche , passant devant le château , tandis qu' une autre , à droite , qui conduisait au pont du chemin de fer , bifurquait à la place de l' église . Les allemands devaient donc traverser les prairies , les terres de labour , dont les vastes espaces découverts bordaient la * Meuse et la ligne ferrée . Leur prudence habituelle étant bien connue , il semblait peu probable que la véritable attaque se produisît de ce côté . Cependant , des masses profondes arrivaient toujours par le pont , malgré le massacre que des mitrailleuses , installées à l' entrée de * Bazeilles , faisaient dans les rangs ; et , tout de suite , ceux qui avaient passé , se jetaient en tirailleurs parmi les quelques saules , des colonnes se reformaient et s' avançaient . C' était de là que partait la fusillade croissante . - tiens ! Fit remarquer * Weiss , ce sont des bavarois . Je distingue parfaitement leurs casques à chenille . Mais il crut comprendre que d' autres colonnes , à demi cachées derrière la ligne du chemin de fer , filaient vers leur droite , en tâchant de gagner les arbres lointains , de façon à se rabattre ensuite sur * Bazeilles par un mouvement oblique . Si elles réussissaient de la sorte à s' abriter dans le parc de * Montivilliers , le village pouvait être pris . Il en eut la rapide et vague sensation . Puis , comme l' attaque de front s' aggravait , elle s' effaça . Brusquement , il s' était tourné vers les hauteurs de * Floing , qu' on apercevait , au nord , par-dessus la ville de * Sedan . Une batterie venait d' y ouvrir le feu , des fumées montaient dans le clair soleil , tandis que les détonations arrivaient très nettes . Il pouvait être cinq heures . - allons , murmura -t-il , la danse va être complète . Le lieutenant d' infanterie de marine , qui regardait lui aussi , eut un geste d' absolue certitude , en disant : - oh ! * Bazeilles est le point important . C' est ici que le sort de la bataille se décidera . - croyez -vous ? S' écria * Weiss . - il n' y a pas à en douter . C' est à coup sûr l' idée du maréchal , qui est venu , cette nuit , nous dire de nous faire tuer jusqu'au dernier , plutôt que de laisser occuper le village . * Weiss hocha la tête , jeta un regard autour de l' horizon ; puis , d' une voix hésitante , comme se parlant à lui-même : - eh bien ! Non , eh bien ! Non , ce n' est pas ça ... j' ai peur d' autre chose , oui ! Je n' ose pas dire au juste ... et il se tut . Il avait simplement ouvert les bras très grands , pareils aux branches d' un étau ; et , tourné vers le nord , il rejoignait les mains , comme si les mâchoires de l' étau se fussent tout d' un coup resserrées . Depuis la veille , c' était sa crainte , à lui qui connaissait le pays et qui s' était rendu compte de la marche des deux armées . à cette heure encore , maintenant que la vaste plaine s' élargissait dans la radieuse lumière , ses regards se reportaient sur les coteaux de la rive gauche , où , durant tout un jour et toute une nuit , avait défilé un si noir fourmillement de troupes allemandes . Du haut de * Remilly , une batterie tirait . Une autre , dont on commençait à recevoir les obus , avait pris position à * Pont- * Maugis , au bord du fleuve . Il doubla son binocle , appliqua l' un des verres sur l' autre , pour mieux fouiller les pentes boisées ; mais il ne voyait que les petites fumées pâles des pièces , dont les hauteurs , de minute en minute , se couronnaient : où donc se massait à présent le flot d' hommes qui avait coulé là-bas ? Au-dessus de * Noyers et de * Frénois , sur la * Marfée , il finit seulement par distinguer , à l' angle d' un bois de pins , un groupe d' uniformes et de chevaux , des officiers sans doute , quelque état-major . Et la boucle de la * Meuse était plus loin , barrant l' ouest , et il n' y avait , de ce côté , d' autre voie de retraite sur * Mézières qu' une étroite route , qui suivait le défilé de saint- * Albert , entre le fleuve et la forêt des * Ardennes . Aussi , la veille , avait -il osé parler de cette ligne unique de retraite à un général , rencontré par hasard dans un chemin creux de la vallée de * Givonne , et qu' il avait su ensuite être le général * Ducrot , commandant le 1er corps . Si l' armée ne se retirait pas tout de suite par cette route , si elle attendait que les prussiens vinssent lui couper le passage , après avoir traversé la * Meuse à * Donchery , elle allait sûrement être immobilisée , acculée à la frontière . Déjà , le soir , il n' était plus temps , on affirmait que des uhlans occupaient le pont , un pont encore qu' on n' avait pas fait sauter , faute , cette fois , d' avoir songé à apporter de la poudre . Et , désespérément , * Weiss se disait que le flot d' hommes , le fourmillement noir devait être dans la plaine de * Donchery , en marche vers le défilé de saint- * Albert , lançant son avant-garde sur * Saint- * Menges et sur * Floing , où il avait conduit la veille * Jean et * Maurice . Dans l' éclatant soleil , le clocher de * Floing lui apparaissait très loin , comme une fine aiguille blanche . Puis , à l' est , il y avait l' autre branche de l' étau . S' il apercevait , au nord , du plateau d' * Illy à celui de * Floing , la ligne de bataille du 7e corps , mal soutenu par le 5e , qu' on avait placé en réserve sous les remparts , il lui était impossible de savoir ce qui se passait à l' est , le long de la vallée de la * Givonne , où le 1er corps se trouvait rangé , du bois de la * Garenne au village de * Daigny . Mais le canon tonnait aussi de ce côté , la lutte devait être engagée dans le bois * Chevalier , en avant du village . Et son inquiétude venait de ce que des paysans avaient signalé , dès la veille , l' arrivée des prussiens à * Francheval ; de sorte que le mouvement qui se produisait à l' ouest , par * Donchery , avait lieu également à l' est , par * Francheval , et que les mâchoires de l' étau réussiraient à se rejoindre , là-bas , au nord , au calvaire d' * Illy , si la double marche d' enveloppement n' était pas arrêtée . Il ne savait rien en science militaire , il n' avait que son bon sens , et il tremblait , à voir cet immense triangle dont la * Meuse faisait un des côtés , et dont les deux autres étaient représentés , au nord , par le 7e corps , à l' est , par le 1er , tandis que le 12e , au sud , à * Bazeilles , occupait l' angle extrême , tous les trois se tournant le dos , attendant on ne savait pourquoi ni comment un ennemi qui arrivait de toutes parts . Au milieu , comme au fond d' une basse-fosse , la ville de * Sedan était là , armée de canons hors d' usage , sans munitions et sans vivres . - comprenez donc , disait * Weiss , en répétant son geste , ses deux bras élargis et ses deux mains rejointes , ça va être comme ça , si vos généraux n' y prennent pas garde ... on vous amuse à * Bazeilles ... mais il s' expliquait mal , confusément , et le lieutenant , qui ne connaissait pas le pays , ne pouvait le comprendre . Aussi haussait -il les épaules , pris d' impatience , plein de dédain pour ce bourgeois en paletot et en lunettes , qui voulait en savoir plus long que le maréchal . Irrité de l' entendre redire que l' attaque de * Bazeilles n' avait peut-être d' autre but que de faire une diversion et de cacher le plan véritable , il finit par s' écrier : - fichez -nous la paix ! ... nous allons les flanquer à la * Meuse , vos bavarois , et ils verront comment on nous amuse ! Depuis un instant , les tirailleurs ennemis semblaient s' être rapprochés , des balles arrivaient , avec un bruit mat , dans les briques de la teinturerie ; et , abrités derrière le petit mur de la cour , les soldats maintenant ripostaient . C' était , à chaque seconde , une détonation de chassepot , sèche et claire . - les flanquer à la * Meuse , oui , sans doute ! Murmura * Weiss , et leur passer sur le ventre pour reprendre le chemin de * Carignan , ce serait très bien ! Puis , s' adressant à * Delaherche , qui s' était caché derrière la pompe , afin d' éviter les balles : - n' importe , le vrai plan était de filer hier soir sur * Mézières ; et , à leur place , j' aimerais mieux être là-bas ... enfin , il faut se battre , puisque , désormais , la retraite est impossible . - venez -vous ? Demanda * Delaherche , qui , malgré son ardente curiosité , commençait à blêmir . Si nous tardons encore , nous ne pourrons plus rentrer à * Sedan . -oui , une minute , et je vous suis . Malgré le danger , il se haussait , il s' entêtait à vouloir se rendre compte . Sur la droite , les prairies inondées par ordre du gouverneur , le vaste lac qui s' étendait de * Torcy à * Balan , protégeait la ville : une nappe immobile , d' un bleu délicat au soleil matinal . Mais l' eau cessait à l' entrée de * Bazeilles , et les bavarois s' étaient en effet avancés , au travers des herbes , profitant des moindres fossés , des moindres arbres . Ils pouvaient être à cinq cents mètres ; et ce qui le frappait , c' était la lenteur de leurs mouvements , la patience avec laquelle ils gagnaient du terrain , en s' exposant le moins possible . D' ailleurs , une puissante artillerie les soutenait , l' air frais et pur s' emplissait de sifflements d' obus . Il leva les yeux , il vit que la batterie de * Pont- * Maugis n' était pas la seule à tirer sur * Bazeilles : deux autres , installées à mi-côte du * Liry , avaient ouvert leur feu , battant le village , balayant même au delà les terrains nus de la * Moncelle , où étaient les réserves du 12e corps , et jusqu'aux pentes boisées de * Daigny , qu' une division du 1er corps occupait . Toutes les crêtes de la rive gauche , du reste , s' enflammaient . Les canons semblaient pousser du sol , c' était comme une ceinture sans cesse allongée : une batterie à * Noyers qui tirait sur * Balan , une batterie à * Wadelincourt qui tirait sur * Sedan , une batterie à * Frénois , en dessous de la * Marfée , une formidable batterie , dont les obus passaient par-dessus la ville , pour aller éclater parmi les troupes du 7e corps , sur le plateau de * Floing . Ces coteaux qu' il aimait , cette suite de mamelons qu' il avait toujours crus là pour le plaisir de la vue , fermant au loin la vallée d' une verdure si gaie , * Weiss ne les regardait plus qu' avec une angoisse terrifiée , devenus tout d' un coup l' effrayante et gigantesque forteresse , en train d' écraser les inutiles fortifications de * Sedan . Une légère chute de plâtras lui fit lever la tête . C' était une balle qui venait d' écorner sa maison , dont il apercevait la façade , par-dessus le mur mitoyen . Il en fut très contrarié , il gronda : - est -ce qu' ils vont me la démolir , ces brigands ! Mais , derrière lui , un autre petit bruit mou l' étonna . Et , comme il se retournait , il vit un soldat , frappé en plein coeur , qui tombait sur le dos . Les jambes eurent une courte convulsion , la face resta jeune et tranquille , foudroyée . C' était le premier mort , et il fut surtout bouleversé par le fracas du chassepot , rebondissant sur le pavé de la cour . - ah ! Non , je file , moi ! Bégaya * Delaherche . Si vous ne venez pas , je file tout seul . Le lieutenant , qu' ils énervaient , intervint . - certainement , messieurs , vous feriez mieux de vous en aller ... nous pouvons être attaqués d' un moment à l' autre . Alors , après avoir jeté un regard vers les prés , où les bavarois gagnaient du terrain , * Weiss se décida à suivre * Delaherche . Mais , de l' autre côté , dans la rue , il voulut fermer sa maison à double tour ; et il rejoignait enfin son compagnon , lorsqu' un nouveau spectacle les immobilisa tous les deux . Au bout de la route , à trois cents mètres environ , la place de l' église était en ce moment attaquée par une forte colonne bavaroise , qui débouchait du chemin de * Douzy . Le régiment d' infanterie de marine chargé de défendre la place parut un instant ralentir le feu , comme pour la laisser s' avancer . Puis , tout d' un coup , quand elle fut massée bien en face , il y eut une manoeuvre extraordinaire et imprévue : les soldats s' étaient rejetés aux deux bords de la route , beaucoup se couchaient par terre ; et , dans le brusque espace qui s' ouvrait ainsi , les mitrailleuses , mises en batterie à l' autre bout , vomirent une grêle de balles . La colonne ennemie en fut comme balayée . Les soldats s' étaient relevés d' un bond , couraient à la baïonnette sur les bavarois épars , achevaient de les pousser et de les culbuter . Deux fois , la manoeuvre recommença , avec le même succès . à l' angle d' une ruelle , dans une petite maison , trois femmes étaient restées ; et , tranquillement , à une des fenêtres , elles riaient , elles applaudissaient , l' air amusé d' être au spectacle . - ah ! Fichtre ! Dit soudain * Weiss , j' ai oublié de fermer la porte de la cave et de prendre la clef ... attendez -moi , j' en ai pour une minute . Cette première attaque semblait repoussée , et * Delaherche , que l' envie de voir reprenait , avait moins de hâte . Il était debout devant la teinturerie , il causait avec la concierge , sortie un instant sur le seuil de la pièce qu' elle occupait , au rez-de-chaussée . - ma pauvre * Françoise , vous devriez venir avec nous . Une femme seule , c' est terrible , au milieu de ces abominations ! Elle leva ses bras tremblants . - ah ! Monsieur , bien sûr que j' aurais filé , sans la maladie de mon petit * Auguste ... entrez donc , monsieur , vous le verrez . Il n' entra pas , mais il allongea le cou et il hocha la tête , en apercevant le gamin dans un lit très blanc , la face empourprée de fièvre , et qui regardait fixement sa mère de ses yeux de flamme . - eh bien ! Mais , reprit -il , pourquoi ne l' emportez -vous pas ? Je vous installerai à * Sedan ... enveloppez -le dans une couverture chaude et venez avec nous . - oh ! Non , monsieur , ce n' est pas possible . Le médecin a bien dit que je le tuerais ... si encore son pauvre père était en vie ! Mais nous ne sommes plus que tous les deux , il faut que nous nous conservions l' un pour l' autre ... et puis , ces prussiens , ils ne vont peut-être pas faire du mal à une femme seule et à un enfant malade . * Weiss , à cet instant , reparut , satisfait d' avoir tout barricadé chez lui . - là , pour entrer , il faudra casser tout ... maintenant , en route ! Et ça ne va guère être commode , filons contre les maisons , si nous voulons ne rien attraper . En effet , l' ennemi devait préparer une nouvelle attaque , car la fusillade redoublait et le sifflement des obus ne cessait plus . Deux déjà étaient tombés sur la route , à une centaine de mètres ; un autre venait de s' enfoncer dans la terre molle du jardin voisin , sans éclater . - ah ! Dites donc , * Françoise , reprit -il , je veux l' embrasser , votre petit * Auguste ... mais il n' est pas si mal que ça , encore une couple de jours , et il sera hors de danger ... ayez bon courage , surtout rentrez vite , ne montrez plus votre nez . Les deux hommes , enfin , partaient . - au revoir , * Françoise . -au revoir , messieurs . Et , à cette seconde même , il y eut un épouvantable fracas . C' était un obus qui , après avoir démoli une cheminée de la maison de * Weiss , tombait sur le trottoir , où il éclata avec une telle détonation , que toutes les vitres voisines furent brisées . Une poussière épaisse , une fumée lourde empêchèrent d' abord de voir . Puis , la façade reparut , éventrée ; et , là , sur le seuil , * Françoise était jetée en travers , morte , les reins cassés , la tête broyée , une loque humaine , toute rouge , affreuse . * Weiss , furieusement , accourut . Il bégayait , il ne trouvait plus que des jurons . - nom de dieu ! Nom de dieu ! Oui , elle était bien morte . Il s' était baissé , il lui tâtait les mains ; et , en se relevant , il rencontra le visage empourpré du petit * Auguste , qui avait soulevé la tête pour regarder sa mère . Il ne disait rien , il ne pleurait pas , il avait seulement ses grands yeux de fièvre élargis démesurément , devant cet effroyable corps qu' il ne reconnaissait plus . - nom de dieu ! Put enfin crier * Weiss , les voilà maintenant qui tuent les femmes ! Il s' était remis debout , il montrait le poing aux bavarois , dont les casques commençaient à reparaître , du côté de l' église . Et la vue du toit de sa maison à moitié crevé par la chute de la cheminée , acheva de le jeter dans une exaspération folle . - sales bougres ! Vous tuez les femmes et vous démolissez ma maison ! ... non , non ! Ce n' est pas possible , je ne peux pas m' en aller comme ça , je reste ! Il s' élança , revint d' un bond , avec le chassepot et les cartouches du soldat mort . Pour les grandes occasions lorsqu' il voulait voir très clair , il avait toujours sur lui une paire de lunettes , qu' il ne portait pas d' habitude , par une gêne coquette et touchante , à l' égard de sa jeune femme . D' une main prompte , il arracha le binocle , le remplaça par les lunettes ; et ce gros bourgeois en paletot , à la bonne face ronde que la colère transfigurait , presque comique et superbe d' héroïsme , se mit à faire le coup de feu , tirant dans le tas des bavarois , au fond de la rue . Il avait ça dans le sang , disait -il , ça le démangeait d' en descendre quelques-uns , depuis les récits de 1814 , dont on avait bercé son enfance , là-bas , en * Alsace . -ah ! Sales bougres , sales bougres ! Et il tirait toujours , si rapidement , que le canon de son chassepot finissait par lui brûler les doigts . L' attaque s' annonçait terrible . Du côté des prairies , la fusillade avait cessé . Maîtres d' un ruisseau étroit , bordé de peupliers et de saules , les bavarois s' apprêtaient à donner l' assaut aux maisons qui défendaient la place de l' église ; et leurs tirailleurs s' étaient prudemment repliés , le soleil seul dormait en nappe d' or sur le déroulement immense des herbes , que tachaient quelques masses noires , les corps des soldats tués . Aussi le lieutenant venait -il de quitter la cour de la teinturerie , en y laissant une sentinelle , comprenant que , désormais , le danger allait être du côté de la rue . Vivement , il rangea ses hommes le long du trottoir , avec l' ordre , si l' ennemi s' emparait de la place , de se barricader au premier étage du bâtiment , et de s' y défendre , jusqu'à la dernière cartouche . Couchés par terre , abrités derrière les bornes , profitant des moindres saillies , les hommes tiraient à volonté ; et c' était , le long de cette large voie , ensoleillée et déserte , un ouragan de plomb , des rayures de fumée , comme une averse de grêle chassée par un grand vent . On vit une jeune fille traverser la chaussée d' une course éperdue , sans être atteinte . Puis , un vieillard , un paysan vêtu d' une blouse , qui s' obstinait à faire rentrer son cheval à l' écurie , reçut une balle en plein front , et d' un tel choc , qu' il en fut projeté au milieu de la route . La toiture de l' église venait d' être défoncée par la chute d' un obus . Deux autres avaient incendié des maisons , qui flambaient dans la lumière vive , avec des craquements de charpente . Et cette misérable * Françoise broyée près de son enfant malade , ce paysan avec une balle dans le crâne , ces démolitions et ces incendies achevaient d' exaspérer les habitants qui avaient mieux aimé mourir là que de se sauver en * Belgique . Des bourgeois , des ouvriers , des gens en paletot et en bourgeron , tiraient rageusement par les fenêtres . - ah ! Les bandits ! Cria * Weiss , ils ont fait le tour ... je les voyais bien qui filaient le long du chemin de fer ... tenez ! Les entendez -vous , là-bas , à gauche ? En effet , une fusillade venait d' éclater , derrière le parc de * Montivilliers , dont les arbres bordaient la route . Si l' ennemi s' emparait de ce parc , * Bazeilles était pris . Mais la violence même du feu prouvait que le commandant du 12e corps avait prévu le mouvement et que le parc se trouvait défendu . - prenez donc garde , maladroit ! Cria le lieutenant , en forçant * Weiss à se coller contre le mur , vous allez être coupé en deux ! Ce gros homme , si brave , avec ses lunettes , avait fini par l' intéresser , tout en le faisant sourire ; et , comme il entendait venir un obus , il l' avait fraternellement écarté . Le projectile tomba à une dizaine de pas , éclata en les couvrant tous les deux de mitraille . Le bourgeois restait debout , sans une égratignure , tandis que le lieutenant avait eu les deux jambes brisées . - allons , bon ! Murmura -t-il , c' est moi qui ai mon compte ! Renversé sur le trottoir , il se fit adosser contre la porte , près de la femme qui gisait déjà en travers du seuil . Et sa jeune figure gardait son air énergique et têtu . - ça ne fait rien , mes enfants , écoutez -moi bien ... tirez à votre aise , ne vous pressez pas . Je vous le dirai , quand il faudra tomber sur eux à la baïonnette . Et il continua de les commander , la tête droite , surveillant au loin l' ennemi . Une autre maison , en face , avait pris feu . Le pétillement de la fusillade , les détonations des obus déchiraient l' air , qui s' emplissait de poussières et de fumées . Des soldats culbutaient au coin de chaque ruelle , des morts , les uns isolés , les autres en tas , faisaient des taches sombres , éclaboussées de rouge . Et , au-dessus du village , grandissait une effrayante clameur , la menace de milliers d' hommes se ruant sur quelques centaines de braves , résolus à mourir . Alors , * Delaherche , qui n' avait cessé d' appeler * Weiss , demanda une dernière fois : - vous ne venez pas ? ... tant pis ! Je vous lâche , adieu ! Il était environ sept heures , et il avait trop tardé . Tant qu' il put marcher le long des maisons , il profita des portes , des bouts de muraille , se collant dans les moindres encoignures , à chaque décharge . Jamais il ne se serait cru si jeune ni si agile , tellement il s' allongeait avec des souplesses de couleuvre . Mais , au bout de * Bazeilles , lorsqu' il lui fallut suivre pendant près de trois cents mètres la route déserte et nue , que balayaient les batteries du * Liry , il se sentit grelotter , bien qu' il fût trempé de sueur . Un moment encore , il s' avança courbé en deux , dans un fossé . Puis , il prit sa course follement , il galopa droit devant lui , les oreilles pleines de détonations , pareilles à des coups de tonnerre . Ses yeux brûlaient , il croyait marcher dans des flammes . Cela dura une éternité . Subitement , il aperçut une petite maison , sur la gauche ; et il se précipita , il s' abrita , la poitrine soulagée d' un poids énorme . Du monde l' entourait , des hommes , des chevaux . D' abord , il n' avait distingué personne . Ensuite , ce qu' il vit l' étonna . N' était -ce point l' empereur , avec tout un état-major ? Il hésitait , bien qu' il se vantât de le connaître , depuis qu' il avait failli lui parler , à * Baybel ; puis , il resta béant . C' était bien * Napoléon * Iii , qui lui apparaissait plus grand , à cheval , et les moustaches si fortement cirées , les joues si colorées , qu' il le jugea tout de suite rajeuni , fardé comme un acteur . Sûrement , il s' était fait peindre , pour ne pas promener , parmi son armée , l' effroi de son masque blême , décomposé par la souffrance , au nez aminci , aux yeux troubles . Et , averti dès cinq heures qu' on se battait à * Bazeilles , il était venu , de son air silencieux et morne de fantôme , aux chairs ravivées de vermillon . Une briqueterie était là , offrant un refuge . De l' autre côté , une pluie de balles en criblait les murs , et des obus , à chaque seconde , s' abattaient sur la route . Toute l' escorte s' était arrêtée . - sire , murmura une voix , il y a vraiment danger ... mais l' empereur se tourna , commanda du geste à son état-major de se ranger dans l' étroite ruelle qui longeait la briqueterie . Là , hommes et bêtes seraient cachés complètement . - en vérité , sire , c' est de la folie ... sire , nous vous en supplions ... il répéta simplement son geste , comme pour dire que l' apparition d' un groupe d' uniformes , sur cette route nue , attirerait certainement l' attention des batteries de la rive gauche . Et , tout seul , il s' avança , au milieu des balles et des obus , sans hâte , de sa même allure morne et indifférente , allant à son destin . Sans doute , il entendait derrière lui la voix implacable qui le jetait en avant , la voix criant de * Paris : " marche ! Marche ! Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple , frappe le monde entier d' une admiration émue , pour que ton fils règne ! " il marchait , il poussait son cheval à petits pas . Pendant une centaine de mètres , il marcha encore . Puis , il s' arrêta , attendant la fin qu' il était venu chercher . Les balles sifflaient comme un vent d' équinoxe , un obus avait éclaté , en le couvrant de terre . Il continua d' attendre . Les crins de son cheval se hérissaient , toute sa peau tremblait , dans un instinctif recul , devant la mort qui , à chaque seconde , passait , sans vouloir de la bête ni de l' homme . Alors , après cette attente infinie , l' empereur , avec son fatalisme résigné , comprenant que son destin n' était pas là , revint tranquillement , comme s' il n' avait désiré que reconnaître l' exacte position des batteries allemandes . - sire , que de courage ! ... de grâce , ne vous exposez plus ... mais , d' un geste encore , il invita son état-major à le suivre , sans l' épargner cette fois , pas plus qu' il ne s' épargnait lui-même ; et il monta vers la * Moncelle , à travers champs , par les terrains nus de la * Rapaille . Un capitaine fut tué , deux chevaux s' abattirent . Les régiments du 12e corps , devant lesquels il passait , le regardaient venir et disparaître comme un spectre , sans un salut , sans une acclamation . * Delaherche avait assisté à ces choses . Et il en frémissait , surtout en pensant que , dès qu' il aurait quitté la briqueterie , lui aussi allait se retrouver en plein sous les projectiles . Il s' attardait , il écoutait maintenant des officiers démontés qui étaient restés là . - je vous dis qu' il a été tué net , un obus qui l' a coupé en deux . - mais non , je l' ai vu emporter ... une simple blessure , un éclat dans la fesse ... - à quelle heure ? -vers six heures et demie , il y a une heure ... là-haut , près de la * Moncelle , dans un chemin creux ... - alors , il est rentré à * Sedan ? -certainement , il est à * Sedan . De qui parlaient -ils donc ? Brusquement , * Delaherche comprit qu' ils parlaient du maréchal * De * Mac- * Mahon , blessé en allant aux avant-postes . Le maréchal blessé ! C' était notre chance , comme avait dit le lieutenant d' infanterie de marine . Et il réfléchissait aux conséquences de l' accident , lorsque , à toutes brides , une estafette passa , criant à un camarade qu' elle venait de reconnaître : - le général * Ducrot est commandant en chef ! ... toute l' armée va se concentrer à * Illy , pour battre en retraite sur * Mézières ! Déjà , l' estafette galopait au loin , entrait dans * Bazeilles , sous le redoublement du feu ; tandis que * Delaherche , effaré des nouvelles extraordinaires , ainsi apprises coup sur coup , menacé de se trouver pris dans la retraite des troupes , se décidait et courait de son côté jusqu'à * Balan , d' où il regagnait * Sedan enfin , sans trop de peine . Dans * Bazeilles , l' estafette galopait toujours , cherchant les chefs pour leur donner les ordres . Et les nouvelles galopaient aussi , le maréchal * De * Mac- * Mahon blessé , le général * Ducrot nommé commandant en chef , toute l' armée se repliant sur * Illy . - quoi ? Que dit -on ? Cria * Weiss , déjà noir de poudre . Battre en retraite sur * Mézières à cette heure ! Mais c' est insensé , jamais on ne passera ! Il se désespérait , pris du remords d' avoir conseillé cela , la veille , justement à ce général * Ducrot , investi maintenant du commandement suprême . Certes , oui , la veille , il n' y avait pas d' autre plan à suivre : la retraite , la retraite immédiate , par le défilé saint- * Albert . Mais , à présent , la route devait être barrée , tout le fourmillement noir des prussiens s' en était allé là-bas , dans la plaine de * Donchery . Et , folie pour folie , il n' y en avait plus qu' une de désespérée et de brave , celle de jeter les bavarois à la * Meuse et de passer sur eux pour reprendre le chemin de * Carignan . * Weiss , qui , d' un petit coup sec , remontait ses lunettes à chaque seconde , expliquait la position au lieutenant , toujours assis contre la porte , avec ses deux jambes coupées , très pâle et agonisant du sang qu' il perdait . - mon lieutenant , je vous assure que j' ai raison ... dites à vos hommes de ne pas lâcher . Vous voyez bien que nous sommes victorieux . Encore un effort , et nous les flanquons à la * Meuse ! En effet , la deuxième attaque des bavarois venait d' être repoussée . Les mitrailleuses avaient de nouveau balayé la place de l' église , des entassements de cadavres y barraient le pavé , au grand soleil ; et , de toutes les ruelles , à la baïonnette , on rejetait l' ennemi dans les prés , une débandade , une fuite vers le fleuve , qui se serait à coup sûr changée en déroute , si des troupes fraîches avaient soutenu les marins , déjà exténués et décimés . D' autre part , dans le parc de * Montivilliers , la fusillade n' avançait guère , ce qui indiquait que , de ce côté aussi , des renforts auraient dégagé le bois . - dites à vos hommes , mon lieutenant ... à la baïonnette ! à la baïonnette ! D' une blancheur de cire , la voix mourante , le lieutenant eut encore la force de murmurer : - vous entendez , mes enfants , à la baïonnette ! Et ce fut son dernier souffle , il expira , la face droite et têtue , les yeux ouverts , regardant toujours la bataille . Des mouches déjà volaient et se posaient sur la tête broyée de * Françoise ; tandis que le petit * Auguste , dans son lit , pris du délire de la fièvre , appelait , demandait à boire , d' une voix basse et suppliante . - mère , réveille -toi , relève -toi ... j' ai soif , j' ai bien soif ... mais les ordres étaient formels , les officiers durent commander la retraite , désolés de ne pouvoir tirer profit de l' avantage qu' ils venaient de remporter . évidemment , le général * Ducrot , hanté par la crainte du mouvement tournant de l' ennemi , sacrifiait tout à la tentative folle d' échapper à son étreinte . La place de l' église fut évacuée , les troupes se replièrent de ruelle en ruelle , bientôt la route se vida . Des cris et des sanglots de femmes s' élevaient , des hommes juraient , brandissaient les poings , dans la colère de se voir ainsi abandonnés . Beaucoup s' enfermaient chez eux , résolus à s' y défendre et à mourir . - eh bien ! Moi , je ne fiche pas le camp ! Criait * Weiss , hors de lui . Non ! J' aime mieux y laisser la peau ... qu' ils viennent donc casser mes meubles et boire mon vin ! Plus rien n' existait que sa rage , cette fureur inextinguible de la lutte , à l' idée que l' étranger entrerait chez lui , s' assoirait sur sa chaise , boirait dans son verre . Cela soulevait tout son être , emportait son existence accoutumée , sa femme , ses affaires , sa prudence de petit bourgeois raisonnable . Et il s' enferma dans sa maison , s' y barricada , y tourna comme une bête en cage , passant d' une pièce dans une autre , s' assurant que toutes les ouvertures étaient bien bouchées . Il compta ses cartouches , il en avait encore une quarantaine . Puis , comme il allait donner un dernier coup d' oeil vers la * Meuse , pour s' assurer qu' aucune attaque n' était à craindre par les prairies , la vue des coteaux de la rive gauche l' arrêta de nouveau un instant . Des envolements de fumée indiquaient nettement les positions des batteries prussiennes . Et , dominant la formidable batterie de * Frénois , à l' angle d' un petit bois de la * Marfée , il retrouva le groupe d' uniformes , plus nombreux , d' un tel éclat au grand soleil , qu' en mettant son binocle par-dessus ses lunettes , il distinguait l' or des épaulettes et des casques . - sales bougres , sales bougres ! Répéta -t-il , le poing tendu . Là-haut , sur la * Marfée , c' était le roi * Guillaume et son état-major . Dès sept heures , il était venu de * Vendresse , où il avait couché , et il se trouvait là-haut , à l' abri de tout péril , ayant devant lui la vallée de la * Meuse , le déroulement sans bornes du champ de bataille . L' immense plan en relief allait d' un bord du ciel à l' autre ; tandis que , debout sur la colline , comme du trône réservé de cette gigantesque loge de gala , il regardait . Au milieu , sur le fond sombre de la forêt des * Ardennes , drapée à l' horizon ainsi qu' un rideau d' antique verdure , * Sedan se détachait , avec les lignes géométriques de ses fortifications , que les prés inondés et le fleuve noyaient au sud et à l' ouest . Dans * Bazeilles , des maisons flambaient déjà , une poussière de bataille embrumait le village . Puis , à l' est , de la * Moncelle à * Givonne , on ne voyait , pareils à des lignes d' insectes , traversant les chaumes , que quelques régiments du 12e corps et du 1er , qui disparaissaient par moments dans l' étroit vallon , où les hameaux étaient cachés ; et , en face , l' autre revers apparaissait , des champs pâles , que le bois * Chevalier tachait de sa masse verte . Mais surtout , au nord , le 7e corps était bien en vue , occupant de ses mouvants points noirs le plateau de * Floing , une large bande de terres rougeâtres qui descendait du petit bois de la * Garenne aux herbages du bord de l' eau . Au delà , c' était encore * Floing , * Saint- * Menges , * Fleigneux , * Illy , des villages perdus parmi la houle des terrains , toute une région tourmentée , coupée d' escarpements . Et c' était aussi , à gauche , la boucle de la * Meuse , les eaux lentes , d' argent neuf au clair soleil , enfermant la presqu'île d' * Iges de son vaste et paresseux détour , barrant tout chemin vers * Mézières , ne laissant , entre la berge extrême et les inextricables forêts , que la porte unique du défilé de saint- * Albert . Les cent mille hommes et les cinq cents canons de l' armée française étaient là , entassés et traqués dans ce triangle ; et , lorsque le roi de * Prusse se tournait vers l' ouest , il apercevait une autre plaine , celle de * Donchery , des champs vides s' élargissant vers * Briancourt , * Marancourt et * Vrignes- * Aux- * Bois , tout un infini de terres grises , poudroyant sous le ciel bleu ; et , lorsqu' il se tournait vers l' est , c' était aussi , en face des lignes françaises si resserrées , une immensité libre , un pullulement de villages , * Douzy et * Carignan d' abord , ensuite en remontant * Rubécourt , * Pourru- * Aux- * Bois , * Francheval , * Villers- * Cernay , jusqu'à * La * Chapelle , près de la frontière . Tout autour , la terre lui appartenait , il poussait à son gré les deux cent cinquante mille hommes et les huit cents canons de ses armées , il embrassait d' un seul regard leur marche envahissante . Déjà , d' un côté , le xie corps s' avançait sur * Saint- * Menges , tandis que le ve corps était à * Vrignes- * Aux- * Bois et que la division wurtembergeoise attendait près de * Donchery ; et , de l' autre côté , si les arbres et les coteaux le gênaient , il devinait les mouvements , il venait de voir le xiie corps pénétrer dans le bois * Chevalier , il savait que la garde devait avoir atteint * Villers- * Cernay . C' étaient les branches de l' étau , l' armée du prince royal de * Prusse à gauche , l' armée du prince royal de * Saxe à droite , qui s' ouvraient et montaient , d' un mouvement irrésistible , pendant que les deux corps bavarois se ruaient sur * Bazeilles . Aux pieds du roi * Guillaume , de * Remilly à * Frénois , les batteries presque ininterrompues tonnaient sans relâche , couvrant d' obus la * Moncelle et * Daigny , allant , par-dessus la ville de * Sedan , balayer les plateaux du nord . Et il n' était guère plus de huit heures , et il attendait l' inévitable résultat de la bataille , les yeux sur l' échiquier géant , occupé à mener cette poussière d' hommes , l' enragement de ces quelques points noirs , perdus au milieu de l' éternelle et souriante nature . chapitre II : sur le plateau de * Floing , au petit jour , dans le brouillard épais , le clairon * Gaude sonna la diane , de tout son souffle . Mais l' air était si noyé d' eau , que la sonnerie joyeuse s' étouffait . Et les hommes de la compagnie , qui n' avaient pas même eu le courage de dresser les tentes , roulés dans les toiles , couchés dans la boue , ne s' éveillaient pas , pareils déjà à des cadavres , avec leurs faces blêmes , durcies de fatigue et de sommeil . Il fallut les secouer un à un , les tirer de ce néant ; et ils se soulevaient comme des ressuscités , livides , les yeux pleins de la terreur de vivre . * Jean avait réveillé * Maurice . - quoi donc ? Où sommes -nous ? Effaré , il regardait , n' apercevait que cette mer grise , où flottaient les ombres de ses camarades . On ne distinguait rien , à vingt mètres devant soi . Toute orientation se trouvait perdue , il n' aurait pas été capable de dire de quel côté était * Sedan . Mais , à ce moment , le canon , quelque part , très loin , frappa son oreille . - ah ! Oui , c' est pour aujourd'hui , on se bat ... tant mieux ! On va donc en finir ! Des voix , autour de lui , disaient de même ; et c' était une sombre satisfaction , le besoin de s' évader de ce cauchemar , de les voir enfin , ces prussiens , qu' on était venu chercher , et devant lesquels on fuyait depuis tant de mortelles heures ! On allait donc leur envoyer des coups de fusil , s' alléger de ces cartouches qu' on avait apportées de si loin , sans en brûler une seule ! Cette fois , tous le sentaient , c' était l' inévitable bataille . Mais le canon de * Bazeilles tonnait plus haut , et * Jean , debout , écoutait . - où tire -t-on ? -ma foi , répondit * Maurice , ça m' a l' air d' être vers la * Meuse ... seulement , le diable m' emporte si je me doute où je suis . - écoute , mon petit , dit alors le caporal , tu ne vas pas me quitter , parce que , vois -tu , il faut savoir , si l' on ne veut pas attraper de mauvais coups ... moi , j' ai déjà vu ça , j' ouvrirai l' oeil pour toi et pour moi . L' escouade , cependant , commençait à grogner , fâchée de ne pouvoir se mettre sur l' estomac quelque chose de chaud . Pas possible d' allumer du feu , sans bois sec , et avec un sale temps pareil ! Au moment même où s' engageait la bataille , la question du ventre revenait , impérieuse , décisive . Des héros peut-être , mais des ventres avant tout . Manger , c' était l' unique affaire ; et avec quel amour on écumait le pot , les jours de bonne soupe ! Et quelles colères d' enfants et de sauvages , quand le pain manquait ! -lorsqu'on ne mange pas , on ne se bat pas , déclara * Chouteau . Du tonnerre de dieu , si je risque ma peau aujourd'hui ! Le révolutionnaire revenait chez ce grand diable de peintre en bâtiments , beau parleur de * Montmartre , théoricien de cabaret , gâtant les quelques idées justes , attrapées çà et là , dans le plus effroyable mélange d' âneries et de mensonges . - d' ailleurs , continua -t-il , est -ce qu' on ne s' est pas foutu de nous , à nous raconter que les prussiens crevaient de faim et de maladie , qu' ils n' avaient même plus de chemises et qu' on les rencontrait sur les routes , sales , en guenilles comme des pauvres ? * Loubet se mit à rire , de son air de gamin de * Paris , qui avait roulé au travers de tous les petits métiers des halles . - ah ! Ouiche ! C' est nous autres qui claquons de misère , et à qui on donnerait un sou , quand nous passons avec nos godillots crevés et nos frusques de chienlits ... et leurs grandes victoires donc ! Encore de jolis farceurs , lorsqu' ils nous racontaient qu' on venait de faire * Bismarck prisonnier et qu' on avait culbuté toute une armée dans une carrière ... non , ce qu' ils se sont foutus de nous ! * Pache et * Lapoulle , qui écoutaient , serraient les poings , en hochant furieusement la tête . D' autres , aussi , se fâchaient , car l' effet de ces continuels mensonges des journaux avait fini par être désastreux . Toute confiance était morte , on ne croyait plus à rien . L' imagination de ces grands enfants , si fertile d' abord en espérances extraordinaires , tombait maintenant à des cauchemars fous . - pardi ! Ce n' est pas malin , reprit * Chouteau , ça s' explique , puisque nous sommes vendus ... vous le savez bien tous . La simplicité paysanne de * Lapoulle s' exaspérait chaque fois à ce mot . - oh ! Vendus , faut -il qu' il y ait des gens canailles ! -vendus , comme * Judas a vendu son maître , murmura * Pache , que hantaient ses souvenirs d' histoire sainte . * Chouteau triomphait . - c' est bien simple , mon dieu ! On sait les chiffres ... * Mac- * Mahon a reçu trois millions , et les autres généraux chacun un million , pour nous amener ici ... ça s' est fait à * Paris , le printemps dernier ; et , cette nuit , ils ont tiré une fusée , histoire de dire que c' était prêt , et qu' on pouvait venir nous prendre . * Maurice fut révolté par la stupidité de l' invention . Autrefois , * Chouteau l' avait amusé , presque conquis , grâce à sa verve faubourienne . Mais , à présent , il ne tolérait plus ce pervertisseur , ce mauvais ouvrier qui crachait sur toutes les besognes , afin d' en dégoûter les autres . - pourquoi dites -vous des absurdités pareilles ? Cria -t-il . Vous savez bien que ce n' est pas vrai . - comment , pas vrai ? ... alors , maintenant , c' est pas vrai que nous sommes vendus ? ... ah ! Dis donc , toi l' aristo ! Est -ce que tu en es , de la bande à ces sales cochons de traîtres ? Il s' avançait , menaçant . - tu sais , faudrait le dire , monsieur le bourgeois , parce que , sans attendre ton ami * Bismarck , on te ferait tout de suite ton affaire . Les autres , de même , commençaient à gronder , et * Jean crut devoir intervenir . - silence donc ! Je mets au rapport le premier qui bouge ! Mais * Chouteau , ricanant , le hua . Il s' en fichait pas mal de son rapport ! Il se battrait ou il ne se battrait pas , à son idée ; et il ne fallait plus qu' on l' embêtât , parce qu' il n' avait pas des cartouches que pour les prussiens . à présent que la bataille était commencée , le peu de discipline , maintenue par la peur , s' effondrait : qu' est -ce qu' on pouvait lui faire ? Il filerait , dès qu' il en aurait assez . Et il fut grossier , excitant les autres contre le caporal , qui les laissait mourir de faim . Oui , c' était sa faute , si l' escouade n' avait rien mangé depuis trois jours , tandis que les camarades avaient eu de la soupe et de la viande . Mais monsieur était allé se goberger avec l' aristo chez des filles . On les avait bien vus , à * Sedan . - tu as boulotté l' argent de l' escouade , ose donc dire le contraire , bougre de fricoteur ! Du coup , les choses se gâtèrent . * Lapoulle serrait les poings , et * Pache , malgré sa douceur , affolé par la faim , voulait qu' on s' expliquât . Le plus raisonnable fut encore * Loubet , qui se mit à rire , de son air avisé , en disant que c' était bête de se manger entre français , lorsque les prussiens étaient là . Lui , n' était pas pour les querelles , ni à coups de poing , ni à coups de fusil ; et , faisant allusion aux quelques centaines de francs qu' il avait touchées , comme remplaçant militaire , il ajouta : - vrai ! S' ils croient que ma peau ne vaut pas plus cher que ça ! ... je vais leur en donner pour leur argent . Mais * Maurice et * Jean , irrités de cette agression imbécile , répondaient violemment , se disculpaient , lorsqu' une voix forte sortit du brouillard . - quoi donc ? Quoi donc ? Quels sont les sales pierrots qui se disputent ? Et le lieutenant * Rochas parut , avec son képi jauni par les pluies , sa capote où manquaient des boutons , toute sa maigre et dégingandée personne dans un pitoyable état d' abandon et de misère . Il n' en était pas moins d' une crânerie victorieuse , les yeux étincelants , les moustaches hérissées . - mon lieutenant , répondit * Jean hors de lui , ce sont ces hommes qui crient comme ça que nous sommes vendus ... oui , nos généraux nous auraient vendus ... dans le crâne étroit de * Rochas , cette idée de trahison n' était pas loin de paraître naturelle , car elle expliquait les défaites qu' il ne pouvait admettre . - eh bien ! Qu' est -ce que ça leur fout d' être vendus ? ... est -ce que ça les regarde ? ... ça n' empêche pas que les prussiens sont là et que nous allons leur allonger une de ces raclées dont on se souvient . Au loin , derrière l' épais rideau de brume , le canon de * Bazeilles ne cessait point . Et , d' un grand geste , il tendit les bras . - hein ! Cette fois , ça y est ! ... on va donc les reconduire chez eux , à coups de crosse ! Tout , pour lui , depuis qu' il entendait la canonnade , se trouvait effacé : les lenteurs , les incertitudes de la marche , la démoralisation des troupes , le désastre de * Beaumont , l' agonie dernière de la retraite forcée sur * Sedan . Puisqu' on se battait , est -ce que la victoire n' était pas certaine ? Il n' avait rien appris ni rien oublié , il gardait son mépris fanfaron de l' ennemi , son ignorance absolue des conditions nouvelles de la guerre , son obstinée certitude qu' un vieux soldat d' * Afrique , de * Crimée et d' * Italie ne pouvait pas être battu . Ce serait vraiment trop drôle , de commencer à son âge ! Un rire brusque lui fendit les mâchoires . Il eut une de ces tendresses de brave homme qui le faisaient adorer de ses soldats , malgré les bourrades qu' il leur distribuait parfois . - écoutez , mes enfants , au lieu de vous disputer , ça vaudra mieux de boire la goutte ... oui , je vas vous payer la goutte , vous la boirez à ma santé . Et , d' une poche profonde de sa capote , il tira une bouteille d' eau-de-vie , en ajoutant , de son air triomphal , que c' était un cadeau d' une dame . La veille , en effet , on l' avait vu , attablé au fond d' un cabaret de * Floing , très entreprenant à l' égard de la servante , qu' il tenait sur ses genoux . Maintenant , les soldats riaient de bon coeur , tendaient leurs gamelles , dans lesquelles il versait lui-même , gaiement . - mes enfants , il faut boire à vos bonnes amies , si vous en avez , et il faut boire à la gloire de la * France ... je ne connais que ça , vive la joie ! -c'est bien vrai , mon lieutenant , à votre santé et à la santé de tout le monde ! Tous burent , réconciliés , réchauffés . Ce fut très gentil , cette goutte , dans le petit froid du matin , au moment de marcher à l' ennemi . Et * Maurice la sentit qui descendait dans ses veines , en lui rendant la chaleur et la demi-ivresse de l' illusion . Pourquoi ne battrait -on pas les prussiens ? Est -ce que les batailles ne réservaient pas leurs surprises , des revirements inattendus dont l' histoire gardait l' étonnement ? Ce diable d' homme ajoutait que * Bazaine était en marche , qu' on l' attendait avant le soir : oh ! Un renseignement sûr , qu' il tenait de l' aide de camp d' un général ; et , bien qu' il montrât la * Belgique , pour indiquer la route par laquelle arrivait * Bazaine , * Maurice s' abandonna à une de ces crises d' espoir , sans lesquelles il ne pouvait vivre . Peut-être enfin était -ce la revanche . - qu' est -ce que nous attendons , mon lieutenant ? Se permit -il de demander . On ne marche donc pas ! * Rochas eut un geste , comme pour dire qu' il n' avait pas d' ordre . Puis , après un silence : - quelqu' un a -t-il vu le capitaine ? Personne ne répondit . * Jean se souvenait de l' avoir vu , dans la nuit , s' éloigner du côté de * Sedan ; mais un soldat prudent ne doit jamais voir un chef , en dehors du service . Il se taisait , lorsque , en se retournant , il aperçut une ombre , qui revenait le long de la haie . - le voici , dit -il . C' était , en effet , le capitaine * Beaudoin . Il les étonna tous par la correction de sa tenue , son uniforme brossé , ses chaussures cirées , qui contrastaient si violemment avec le pitoyable état du lieutenant . Et il y avait en outre une coquetterie , comme des soins galants , dans ses mains blanches et la frisure de ses moustaches , un vague parfum de lilas de * Perse qui sentait le cabinet de toilette bien installé de jolie femme . - tiens ! Ricana * Loubet , le capitaine a donc retrouvé ses bagages ! Mais personne ne sourit , car on le savait peu commode . Il était exécré , tenant ses hommes à l' écart . Un pète-sec , selon le mot de * Rochas . Depuis les premières défaites , il avait l' air absolument choqué ; et le désastre que tous prévoyaient lui semblait surtout inconvenant . Bonapartiste convaincu , promis au plus bel avancement , appuyé par plusieurs salons , il sentait sa fortune choir dans toute cette boue . On racontait qu' il avait une très jolie voix de ténor , à laquelle il devait beaucoup déjà . Pas inintelligent d' ailleurs , bien que ne sachant rien de son métier , uniquement désireux de plaire , et très brave , quand il le fallait , sans excès de zèle . - quel brouillard ! Dit -il simplement , soulagé de retrouver sa compagnie , qu' il cherchait depuis une demi-heure , avec la crainte de s' être perdu . Tout de suite , un ordre étant enfin arrivé , le bataillon se porta en avant . De nouveaux flots de brume devaient monter de la * Meuse , car on marchait presque à tâtons , au milieu d' une sorte de rosée blanchâtre qui tombait en pluie fine . Et * Maurice eut alors une vision qui le frappa , celle du colonel * De * Vineuil , surgissant tout d' un coup , immobile sur son cheval , à l' angle de deux routes , lui très grand , très pâle , tel qu' un marbre de la désespérance , la bête frissonnante au froid du matin , les naseaux ouverts , tournés là-bas , vers le canon . Mais , surtout , à dix pas en arrière , flottait le drapeau du régiment , que le sous-lieutenant de service tenait , sorti déjà de son fourreau , et qui , dans la blancheur molle et mouvante des vapeurs , semblait en plein ciel de rêve , une apparition de gloire , tremblante , près de s' évanouir . L' aigle dorée était trempée d' eau , tandis que la soie des trois couleurs , où se trouvaient brodés des noms de victoire , pâlissait , enfumée , trouée d' anciennes blessures ; et il n' y avait guère que la croix d' honneur , attachée à la cravate , qui mît dans tout cet effacement l' éclat vif de ses branches d' émail . Le drapeau , le colonel disparurent , noyés sous une nouvelle vague , et le bataillon avançait toujours , sans savoir où , comme dans une ouate humide . On avait descendu une pente , on remontait maintenant par un chemin étroit . Puis , le cri de halte retentit . Et l' on resta là , l' arme au pied , les épaules alourdies par le sac , avec défense de bouger . On devait se trouver sur un plateau ; mais impossible encore de voir à vingt pas , on ne distinguait absolument rien . Il était sept heures , le canon semblait s' être rapproché , de nouvelles batteries tiraient de l' autre côté de * Sedan , de plus en plus voisines . - oh ! Moi , dit brusquement le sergent * Sapin à * Jean et à * Maurice , je serai tué aujourd'hui . Il n' avait pas ouvert la bouche depuis le réveil , l' air enfoncé dans une rêverie , avec sa grêle figure aux grands beaux yeux et au petit nez pincé . - en voilà une idée ! Se récria * Jean , est -ce qu' on peut dire ce qu' on attrapera ? ... vous savez , il n' y en a pour personne , et il y en a pour tout le monde . Mais le sergent hocha la tête , dans un branle d' absolue certitude . - oh ! Moi , c' est comme si c' était fait ... je serai tué aujourd'hui . Des têtes se tournèrent , on lui demanda s' il avait vu ça en rêve . Non , il n' avait rien rêvé ; seulement , il le sentait , c' était là . - et ça m' embête tout de même , parce que j' allais me marier , en rentrant chez moi . Ses yeux de nouveau vacillèrent , il revoyait sa vie . Fils de petits épiciers de * Lyon , gâté par sa mère qu' il avait perdue , n' ayant pu s' entendre avec son père , il était resté au régiment , dégoûté de tout , sans vouloir se laisser racheter ; et puis , pendant un congé , il s' était mis d' accord avec une de ses cousines , se reprenant à l' existence , faisant ensemble l' heureux projet de tenir un commerce , grâce aux quelques sous qu' elle devait apporter . Il avait de l' instruction , l' écriture , l' orthographe , le calcul . Depuis un an , il ne vivait plus que pour la joie de cet avenir . Il eut un frisson , se secoua pour sortir de son idée fixe , en répétant d' un air calme : - oui , c' est embêtant , je serai tué aujourd'hui . Personne ne parlait plus , l' attente continua . On ne savait même pas si l' on tournait le dos ou la face à l' ennemi . Des bruits vagues , par moments , venaient de l' inconnu du brouillard : grondements de roues , piétinements de foule , trots lointains de chevaux . C' étaient les mouvements de troupes que la brume cachait , toute l' évolution du 7e corps en train de prendre ses positions de combat . Mais , depuis un instant , il semblait que les vapeurs devinssent plus légères . Des lambeaux s' enlevaient comme des mousselines , des coins d' horizon se découvraient , troubles encore , d' un bleu morne d' eau profonde . Et ce fut , dans une de ces éclaircies , qu' on vit défiler , tels qu' une chevauchée de fantômes , les régiments de chasseurs d' * Afrique qui faisaient partie de la division * Margueritte . Raides sur la selle , avec leurs vestes d' ordonnance , leurs larges ceintures rouges , ils poussaient leurs chevaux , des bêtes minces , à moitié disparues sous la complication du paquetage . Après un escadron , un autre escadron ; et tous , sortis de l' incertain , rentraient dans l' incertain , avaient l' air de se fondre sous la pluie fine . Sans doute , ils gênaient , on les emmenait plus loin , ne sachant qu' en faire , ainsi que cela arrivait depuis le commencement de la campagne . à peine les avait -on employés comme éclaireurs , et , dès que le combat s' engageait , on les promenait de vallon en vallon , précieux et inutiles . * Maurice regardait , en songeant à * Prosper . - tiens ! Murmura -t-il , c' est peut-être lui , là-bas . - qui donc ? Demanda * Jean . - ce garçon de * Remilly , tu sais bien , dont nous avons rencontré le frère à * Oches . Mais les chasseurs étaient passés , et il y eut encore un brusque galop , un état-major qui dévalait par le chemin en pente . Cette fois , * Jean avait reconnu leur général de brigade , * Bourgain- * Desfeuilles , le bras agité dans un geste violent . Il avait donc daigné quitter enfin l' hôtel de la croix-d'or ; et sa mauvaise humeur disait assez son ennui de s' être levé si tôt , dans des conditions d' installation et de nourriture déplorables . Sa voix tonnante arriva , distincte . - eh ! Nom de dieu ! La * Moselle ou la * Meuse , l' eau qui est là , enfin ! Le brouillard , pourtant , se levait . Ce fut soudain , comme à * Bazeilles , le déroulement d' un décor , derrière le flottant rideau qui remontait avec lenteur vers les frises . Un clair ruissellement de soleil tombait du ciel bleu . Et tout de suite * Maurice reconnut l' endroit où ils attendaient . - ah ! Dit -il à * Jean , nous sommes sur le plateau de l' * Algérie ... tu vois , de l' autre côté du vallon , en face de nous , ce village , c' est * Floing ; et là-bas , c' est * Saint- * Menges ; et , plus loin encore , c' est * Fleigneux ... puis , tout au fond , dans la forêt des * Ardennes , ces arbres maigres sur l' horizon , c' est la frontière ... il continua , la main tendue . Le plateau de l' * Algérie , une bande de terre rougeâtre , longue de trois kilomètres , descendait en pente douce du bois de la * Garenne à la * Meuse , dont des prairies le séparaient . C' était là que le général * Douay avait rangé le 7e corps , désespéré de n' avoir pas assez d' hommes pour défendre une ligne si développée et pour se relier solidement au 1er corps , qui occupait , perpendiculairement à lui , le vallon de la * Givonne , du bois de la * Garenne à * Daigny . - hein ? Est -ce grand , est -ce grand ! Et * Maurice , se retournant , faisait de la main le tour de l' horizon . Du plateau de l' * Algérie , tout le champ de bataille se déroulait , immense , vers le sud et vers l' ouest : d' abord , * Sedan , dont on voyait la citadelle , dominant les toits ; puis , * Balan et * Bazeilles , dans une fumée trouble qui persistait ; puis , au fond , les coteaux de la rive gauche , le * Liry , la * Marfée , la * Croix- * Piau . Mais c' était surtout vers l' ouest , vers * Donchery , que s' étendait la vue . La boucle de la * Meuse enserrait la presqu'île d' * Iges d' un ruban pâle ; et , là , on se rendait parfaitement compte de l' étroite route de * Saint- * Albert , qui filait entre la berge et un coteau escarpé , couronné plus loin par le petit bois du * Seugnon , une queue des bois de la * Falizette . En haut de la côte , au carrefour de la maison-rouge , débouchait la route de * Vrignes- * Aux- * Bois et de * Donchery . - vois -tu , par là , nous pourrions nous replier sur * Mézières . Mais , à cette minute même , un premier coup de canon partit de * Saint- * Menges . Dans les fonds , traînaient encore des lambeaux de brouillard , et rien n' apparaissait , qu' une masse confuse , en marche dans le défilé de * Saint- * Albert . - ah ! Les voici , reprit * Maurice qui baissa instinctivement la voix , sans nommer les prussiens . Nous sommes coupés , c' est fichu ! Il n' était pas huit heures . Le canon , qui redoublait du côté de * Bazeilles , se faisait aussi entendre à l' est , dans le vallon de la * Givonne , qu' on ne pouvait voir : c' était le moment où l' armée du prince royal de * Saxe , au sortir du bois * Chevalier , abordait le 1er corps , en avant de * Daigny . Et , maintenant que le xie corps prussien , en marche vers * Floing , ouvrait le feu sur les troupes du général * Douay , la bataille se trouvait engagée de toutes parts , du sud au nord , sur cet immense périmètre de plusieurs lieues . * Maurice venait d' avoir conscience de l' irréparable faute qu' on avait commise , en ne se retirant pas sur * Mézières , pendant la nuit . Mais , pour lui , les conséquences restaient confuses . Seul , un sourd instinct du danger lui faisait regarder avec inquiétude les hauteurs voisines , qui dominaient le plateau de l' * Algérie . Si l' on n' avait pas eu le temps de battre en retraite , pourquoi ne s' était -on pas décidé à occuper ces hauteurs , en s' adossant contre la frontière , quitte à passer en * Belgique , dans le cas où l' on serait culbuté ? Deux points surtout semblaient menaçants , le mamelon du * Hattoy , au-dessus de * Floing , à gauche , et le calvaire d' * Illy , une croix de pierre entre deux tilleuls , à droite . La veille , le général * Douay avait fait occuper le * Hattoy par un régiment , qui , dès le petit jour , s' était replié , trop en l' air . Quant au calvaire d' * Illy , il devait être défendu par l' aile gauche du 1er corps . Les terres s' étendaient entre * Sedan et la forêt des * Ardennes , vastes et nues , profondément vallonnées ; et la clef de la position était visiblement là , au pied de cette croix et de ces deux tilleuls , d' où l' on balayait toute la contrée environnante . Trois autres coups de canon retentirent . Puis , ce fut toute une salve . Cette fois , on avait vu une fumée monter d' un petit coteau , à gauche de * Saint- * Menges . - allons , dit * Jean , c' est notre tour . Pourtant , rien n' arrivait . Les hommes , toujours immobiles , l' arme au pied , n' avaient d' autre amusement que de regarder la belle ordonnance de la deuxième division , rangée devant * Floing , et dont la gauche , placée en potence , était tournée vers la * Meuse , pour parer à une attaque de ce côté . Vers l' est , se déployait la troisième division , jusqu'au bois de la * Garenne , en dessous d' * Illy , tandis que la première , très entamée à * Beaumont , se trouvait en seconde ligne . Pendant la nuit , le génie avait travaillé à des ouvrages de défense . Même , sous le feu commençant des prussiens , on creusait encore des tranchées-abris , on élevait des épaulements . Mais une fusillade éclata , dans le bas de * Floing , tout de suite éteinte du reste , et la compagnie du capitaine * Beaudoin reçut l' ordre de se reporter de trois cents mètres en arrière . On arrivait dans un vaste carré de choux , lorsque le capitaine cria , de sa voix brève : - tous les hommes par terre ! Il fallut se coucher . Les choux étaient trempés d' une abondante rosée , leurs épaisses feuilles d' or vert retenaient des gouttes , d' une pureté et d' un éclat de gros brillants . - la hausse à quatre cents mètres , cria de nouveau le capitaine . Alors , * Maurice appuya le canon de son chassepot sur un chou qu' il avait devant lui . Mais on ne voyait plus rien , ainsi au ras du sol : des terrains s' étendaient , confus , coupés de verdures . Et il poussa le coude de * Jean , allongé à sa droite , en demandant ce qu' on fichait là . * Jean , expérimenté , lui montra , sur un tertre voisin , une batterie qu' on était en train d' établir . évidemment , on les avait postés à cette place pour soutenir cette batterie . Pris de curiosité , * Maurice se releva , désireux de savoir si * Honoré n' en était pas , avec sa pièce ; mais l' artillerie de réserve se trouvait en arrière , à l' abri d' un bouquet d' arbres . - nom de dieu ! Hurla * Rochas , voulez -vous bien vous coucher ! Et * Maurice n' était pas allongé de nouveau , qu' un obus passa en sifflant . à partir de ce moment , ils ne cessèrent plus . Le tir ne se régla qu' avec lenteur , les premiers allèrent tomber bien au delà de la batterie , qui , elle aussi , commençait à tirer . En outre , beaucoup de projectiles n' éclataient pas , amortis dans la terre molle ; et ce furent d' abord des plaisanteries sans fin sur la maladresse de ces sacrés mangeurs de choucroute . - ah bien ! Dit * Loubet , il est raté , leur feu d' artifice ! -pour sûr qu' ils ont pissé dessus ! Ajouta * Chouteau , en ricanant . Le lieutenant * Rochas lui-même s' en mêla . - quand je vous disais que ces jean-foutre ne sont pas même capables de pointer un canon ! Mais un obus éclata à dix mètres , couvrant la compagnie de terre . Et , bien que * Loubet fît la blague de crier aux camarades de prendre leurs brosses dans les sacs , * Chouteau pâlissant se tut . Il n' avait jamais vu le feu , ni * Pache , ni * Lapoulle non plus d' ailleurs , personne de l' escouade , excepté * Jean . Les paupières battaient sur les yeux un peu troubles , les voix se faisaient grêles , comme étranglées au passage . Assez maître de lui , * Maurice s' efforçait de s' étudier : il n' avait pas encore peur , car il ne se croyait pas en danger ; et il n' éprouvait , à l' épigastre , qu' une sensation de malaise , tandis que sa tête se vidait , incapable de lier deux idées l' une à l' autre . Cependant , son espoir grandissait plutôt , ainsi qu' une ivresse , depuis qu' il s' était émerveillé du bel ordre des troupes . Il en était à ne plus douter de la victoire , si l' on pouvait aborder l' ennemi à la baïonnette . - tiens ! Murmura -t-il , c' est plein de mouches . à trois reprises déjà , il avait entendu comme un vol d' abeilles . - mais non , dit * Jean , en riant , ce sont des balles . D' autres légers bourdonnements d' ailes passèrent . Toute l' escouade tournait la tête , s' intéressait . C' était irrésistible , les hommes renversaient le cou , ne pouvaient rester en place . - écoute , recommanda * Loubet à * Lapoulle , en s' amusant de sa simplicité , quand tu vois arriver une balle , tu n' as qu' à mettre , comme ça , un doigt devant ton nez : ça coupe l' air , la balle passe à droite ou à gauche . - mais je ne les vois pas , dit * Lapoulle . Un rire formidable éclata autour de lui . - oh ! Le malin , il ne les voit pas ! ... ouvre donc tes quinquets , imbécile ! ... tiens ! En voici une , tiens ! En voici une autre ... tu ne l' as pas vue , celle -là ? Elle était verte . Et * Lapoulle écarquillait les yeux , mettait un doigt devant son nez , pendant que * Pache , tâtant le scapulaire qu' il portait , l' aurait voulu étendre , pour s' en faire une cuirasse sur toute la poitrine . * Rochas , qui était resté debout , s' écria , de sa voix goguenarde : - mes enfants , les obus , on ne vous défend pas de les saluer . Quant aux balles , c' est inutile , il y en a trop ! à ce moment , un éclat d' obus vint fracasser la tête d' un soldat , au premier rang . Il n' y eut pas même de cri : un jet de sang et de cervelle , et ce fut tout . - pauvre bougre ! Dit simplement le sergent * Sapin , très calme et très pâle . à un autre ! Mais on ne s' entendait plus , * Maurice souffrait surtout de l' effroyable vacarme . La batterie voisine tirait sans relâche , d' un grondement continu dont la terre tremblait ; et les mitrailleuses , plus encore , déchiraient l' air , intolérables . Est -ce qu' on allait rester ainsi longtemps , couchés au milieu des choux ? On ne voyait toujours rien , on ne savait rien . Impossible d' avoir la moindre idée de la bataille : était -ce même une vraie , une grande bataille ? Au-dessus de la ligne rase des champs , * Maurice ne reconnaissait que le sommet arrondi et boisé du * Hattoy , très loin , désert encore . D' ailleurs , à l' horizon , pas un prussien ne se montrait . Seules , des fumées s' élevaient , flottaient un instant dans le soleil . Et , comme il tournait la tête , il fut très surpris d' apercevoir , au fond d' un vallon écarté , protégé par des pentes rudes , un paysan qui labourait sans hâte , poussant sa charrue attelée d' un grand cheval blanc . Pourquoi perdre un jour ? Ce n' était pas parce qu' on se battait , que le blé cesserait de croître et le monde de vivre . Dévoré d' impatience , * Maurice se mit debout . Dans un regard , il revit les batteries de * Saint- * Menges qui les canonnaient , couronnées de vapeurs fauves , et il revit surtout , venant de * Saint- * Albert , le chemin noir de prussiens , un pullulement indistinct de horde envahissante . Déjà , * Jean le saisissait aux jambes , le ramenait violemment par terre . - es -tu fou ? Tu vas y rester ! Et , de son côté , * Rochas jurait . - voulez -vous bien vous coucher ! Qui est -ce qui m' a fichu des gaillards qui se font tuer , quand ils n' en ont pas l' ordre ! -mon lieutenant , dit * Maurice , vous n' êtes pas couché , vous ! -ah ! Moi , c' est différent , il faut que je sache . Le capitaine * Beaudoin , lui aussi , était bravement debout . Mais il ne desserrait pas les lèvres , sans lien avec ses hommes , et il semblait ne pouvoir tenir en place , piétinant d' un bout du champ à l' autre . Toujours l' attente , rien n' arrivait . * Maurice étouffait sous le poids de son sac , qui lui écrasait le dos et la poitrine , dans cette position couchée , si pénible à la longue . On avait bien recommandé aux hommes de ne jeter leur sac qu' à la dernière extrémité . - dis donc , est -ce que nous allons passer la journée comme ça ? Finit -il par demander à * Jean . - possible ... à * Solférino , c' était dans un champ de carottes , nous y sommes restés cinq heures , le nez par terre . Puis , il ajouta , en garçon pratique : - pourquoi te plains -tu ? On n' est pas mal ici . Il sera toujours temps de s' exposer davantage . Va , chacun son tour . Si l' on se faisait tous tuer au commencement , il n' y en aurait plus pour la fin . - ah ! Interrompit brusquement * Maurice , vois donc cette fumée , sur le * Hattoy ... ils ont pris le * Hattoy , nous allons la danser belle ! Et , pendant un instant , sa curiosité anxieuse , où entrait le frisson de sa peur première , eut un aliment . Il ne quittait plus du regard le sommet arrondi du mamelon , la seule bosse de terrain qu' il aperçût , dominant la ligne fuyante des vastes champs , au ras de son oeil . Le * Hattoy était beaucoup trop éloigné , pour qu' il y distinguât les servants des batteries que les prussiens venaient d' y établir ; et il ne voyait en effet que les fumées , à chaque décharge , au-dessus d' un taillis , qui devait cacher les pièces . C' était , comme il en avait eu le sentiment , une chose grave , que la prise par l' ennemi de cette position , dont le général * Douay avait dû abandonner la défense . Elle commandait les plateaux environnants . Tout de suite , les batteries , qui ouvraient leur feu sur la deuxième division du 7e corps , la décimèrent . Maintenant , le tir se réglait , la batterie française , près de laquelle était couchée la compagnie * Beaudoin , eut coup sur coup deux servants tués . Un éclat vint même blesser un homme de cette compagnie , un fourrier dont le talon gauche fut emporté et qui se mit à pousser des hurlements de douleur , dans une sorte de folie subite . - tais -toi donc , animal ! Répétait * Rochas . Est -ce qu' il y a du bon sens à gueuler ainsi , pour un bobo au pied ! L' homme , soudainement calmé , se tut , tomba à une immobilité stupide , son pied dans sa main . Et le formidable duel d' artillerie continua , s' aggrava , par-dessus la tête des régiments couchés , dans la campagne ardente et morne , où pas une âme n' apparaissait , sous le brûlant soleil . Il n' y avait que ce tonnerre , que cet ouragan de destruction , roulant au travers de cette solitude . Les heures allaient s' écouler , cela ne cesserait point . Mais déjà la supériorité de l' artillerie allemande s' indiquait , les obus à percussion éclataient presque tous , à des distances énormes ; tandis que les obus français , à fusée , d' un vol beaucoup plus court , s' enflammaient le plus souvent en l' air , avant d' être arrivés au but . Et aucune autre ressource que de se faire tout petit , dans le sillon où l' on se terrait ! Pas même le soulagement , la griserie de s' étourdir en lâchant des coups de fusil ; car tirer sur qui ? Puisqu' on ne voyait toujours personne , à l' horizon vide ! -allons -nous tirer à la fin ! Répétait * Maurice hors de lui . Je donnerais cent sous pour en voir un . C' est exaspérant d' être mitraillé ainsi , sans pouvoir répondre . - attends , ça viendra peut-être , répondait * Jean , paisible . Mais un galop , à leur gauche , leur fit tourner la tête . Ils reconnurent le général * Douay , suivi de son état-major , accouru pour se rendre compte de la solidité de ses troupes , sous le feu terrible du * Hattoy . Il sembla satisfait , il donnait quelques ordres , lorsque , débouchant d' un chemin creux , le général * Bourgain- * Desfeuilles parut à son tour . Ce dernier , tout soldat de cour qu' il était , trottait insouciamment au milieu des projectiles , entêté dans sa routine d' * Afrique , n' ayant profité d' aucune leçon . Il criait et gesticulait comme * Rochas . -je les attends , je les attends tout à l' heure , au corps à corps ! Puis , apercevant le général * Douay , il s' approcha . - mon général , est -ce vrai , cette blessure du maréchal ? -oui , malheureusement ... j' ai reçu tout à l' heure un billet du général * Ducrot , où il m' annonçait que le maréchal l' avait désigné pour prendre le commandement de l' armée . - ah ! C' est le général * Ducrot ! ... et quels sont les ordres ? Le général eut un geste désespéré . Depuis la veille , il sentait l' armée perdue , il avait vainement insisté pour qu' on occupât les positions de * Saint- * Menges et d' * Illy , afin d' assurer la retraite sur * Mézières . - * Ducrot reprend notre plan , toutes les troupes vont se concentrer sur le plateau d' * Illy . Et il répéta son geste , comme pour dire qu' il était trop tard . Le bruit du canon emportait ses paroles , mais le sens en était arrivé très net aux oreilles de * Maurice , qui en restait effaré . Eh quoi ! Le maréchal * De * Mac- * Mahon blessé , le général * Ducrot commandant à sa place , toute l' armée en retraite au nord de * Sedan ! Et ces faits si graves , ignorés des pauvres diables de soldats en train de se faire tuer ! Et cette partie effroyable , livrée ainsi au hasard d' un accident , au caprice d' une direction nouvelle ! Il sentit la confusion , le désarroi final où tombait l' armée , sans chef , sans plan , tiraillée en tous sens ; pendant que les allemands allaient droit à leur but , avec leur rectitude , d' une précision de machine . Déjà , le général * Bourgain- * Desfeuilles s' éloignait , lorsque le général * Douay , qui venait de recevoir un nouveau message , apporté par un hussard couvert de poussière , le rappela violemment . - général ! Général ! Sa voix était si haute , si tonnante de surprise et d' émotion , qu' elle dominait le bruit de l' artillerie . - général ! Ce n' est plus * Ducrot qui commande , c' est * Wimpffen ! ... oui , il est arrivé hier , en plein dans la déroute de * Beaumont , pour remplacer * De * Failly à la tête du 5e corps ... et il m' écrit qu' il avait une lettre de service du ministre de la guerre , le mettant à la tête de l' armée , dans le cas où le commandement viendrait à être libre ... et l' on ne se replie plus , les ordres sont de regagner et de défendre nos positions premières . Les yeux arrondis , le général * Bourgain- * Desfeuilles écoutait . - nom de dieu ! Dit -il enfin , faudrait savoir ... moi , je m' en fous d' ailleurs ! Et il galopa , réellement insoucieux au fond , n' ayant vu dans la guerre qu' un moyen rapide de passer général de division , gardant la seule hâte que cette bête de campagne s' achevât au plus tôt , depuis qu' elle apportait si peu de contentement à tout le monde . Alors , parmi les soldats de la compagnie * Beaudoin , ce fut une risée . * Maurice ne disait rien , mais il était de l' avis de * Chouteau et de * Loubet , qui blaguaient , débordants de mépris . à hue , à dia ! Va comme je te pousse ! En v'là des chefs qui s' entendaient et qui ne tiraient pas la couverture à eux ! Est -ce que le mieux n' était pas d' aller se coucher , quand on avait des chefs pareils ? Trois commandants en deux heures , trois gaillards qui ne savaient pas même au juste ce qu' il y avait à faire et qui donnaient des ordres différents ! Non , vrai , c' était à ficher en colère et à démoraliser le bon * Dieu en personne ! Et les accusations fatales de trahison revenaient , * Ducrot et * Wimpffen voulaient gagner les trois millions de * Bismarck , comme * Mac- * Mahon . Le général * Douay était resté , en avant de son état-major , seul et les regards au loin , sur les positions prussiennes , dans une rêverie d' une infinie tristesse . Longtemps , il examina le * Hattoy , dont les obus tombaient à ses pieds . Puis , après s' être tourné vers le plateau d' * Illy , il appela un officier , pour porter un ordre , là-bas , à la brigade du 5e corps , qu' il avait demandée la veille au général * De * Wimpffen , et qui le reliait à la gauche du général * Ducrot . Et on l' entendit encore dire nettement : - si les prussiens s' emparaient du calvaire , nous ne pourrions rester une heure ici , nous serions rejetés dans * Sedan . Il partit , disparut avec son escorte , au coude du chemin creux , et le feu redoubla . On l' avait aperçu sans doute . Les obus , qui , jusque -là , n' étaient arrivés que de face , se mirent à pleuvoir par le travers , venant de la gauche . C' étaient les batteries de * Frénois , et une autre batterie , installée dans la presqu'île d' * Iges , qui croisaient leurs salves avec celles du * Hattoy . Tout le plateau de l' * Algérie en était balayé . Dès lors , la position de la compagnie devint terrible . Les hommes , occupés à surveiller ce qui se passait en face d' eux , eurent cette autre inquiétude dans leur dos , ne sachant à quelle menace échapper . Coup sur coup , trois hommes furent tués , deux blessés hurlèrent . Et ce fut ainsi que le sergent * Sapin reçut la mort , qu' il attendait . Il s' était tourné , il vit venir l' obus , lorsqu' il ne pouvait plus l' éviter . - ah ! Voilà ! Dit -il simplement . Sa petite figure , aux grands beaux yeux , n' était que profondément triste , sans terreur . Il eut le ventre ouvert . Et il se lamenta . - oh ! Ne me laissez pas , emportez -moi à l' ambulance , je vous en supplie ... emportez -moi . * Rochas voulut le faire taire . Brutalement , il allait lui dire qu' avec une blessure pareille , on ne dérangeait pas inutilement deux camarades . Puis , apitoyé : - mon pauvre garçon , attendez un peu que des brancardiers viennent vous prendre . Mais le misérable continuait , pleurait maintenant , éperdu du bonheur rêvé qui s' en allait avec son sang . - emportez -moi , emportez -moi ... et le capitaine * Beaudoin , dont cette plainte exaspérait sans doute les nerfs en révolte , demanda deux hommes de bonne volonté , pour le porter à un petit bois voisin , où il devait y avoir une ambulance volante . D' un bond , prévenant les autres , * Chouteau et * Loubet s' étaient levés , avaient saisi le sergent , l' un par les épaules , l' autre par les pieds ; et ils l' emportèrent , au grand trot . Mais , en chemin , ils le sentirent qui se raidissait , qui expirait , dans une secousse dernière . - dis donc , il est mort , déclara * Loubet . Lâchons -le . * Chouteau , furieusement , s' obstinait . - veux -tu bien courir , feignant ! Plus souvent que je le lâche ici , pour qu' on nous rappelle ! Ils continuèrent leur course avec le cadavre , jusqu'au petit bois , le jetèrent au pied d' un arbre , s' éloignèrent . On ne les revit que le soir . Le feu redoublait , la batterie voisine venait d' être renforcée de deux pièces ; et , dans ce fracas croissant , la peur , la peur folle s' empara de * Maurice . Il n' avait pas eu d' abord cette sueur froide , cette défaillance douloureuse au creux de l' estomac , cet irrésistible besoin de se lever , de s' en aller au galop , hurlant . Sans doute , maintenant , n' y avait -il là qu' un effet de la réflexion , ainsi qu' il arrive chez les natures affinées et nerveuses . Mais * Jean , qui le surveillait , le saisit de sa forte main , le garda rudement près de lui , en lisant cette crise lâche , dans le vacillement trouble de ses yeux . Il l' injuriait tout bas , paternellement , tâchait de lui faire honte , en paroles violentes , car il savait que c' est à coups de pied qu' on rend le courage aux hommes . D' autres aussi grelottaient , * Pache qui avait des larmes plein les yeux , qui se lamentait d' une plainte involontaire et douce , d' un cri de petit enfant , qu' il ne pouvait retenir . Et il arriva à * Lapoulle un accident , un tel bouleversement d' entrailles , qu' il se déculotta , sans avoir le temps de gagner la haie voisine . On le hua , on jeta des poignées de terre à sa nudité , étalée ainsi aux balles et aux obus . Beaucoup étaient pris de la sorte , se soulageaient , au milieu d' énormes plaisanteries , qui rendaient du courage à tous . - bougre de lâche , répétait * Jean à * Maurice , tu ne vas pas être malade comme eux ... je te fous ma main sur la figure , moi ! Si tu ne te conduis pas bien . Il le réchauffait par ces bourrades , lorsque , brusquement , à quatre cents mètres devant eux , ils aperçurent une dizaine d' hommes , vêtus d' uniformes sombres , sortant d' un petit bois . C' étaient enfin des prussiens , dont ils reconnaissaient les casques à pointe , les premiers prussiens qu' ils voyaient depuis le commencement de la campagne , à portée de leurs fusils . D' autres escouades suivirent la première ; et , devant elles , on distinguait les petites fumées de poussière , que les obus soulevaient du sol . Tout cela était fin et précis , les prussiens avaient une netteté délicate , pareils à de petits soldats de plomb , rangés en bon ordre . Puis , comme les obus pleuvaient plus fort , ils reculèrent , ils disparurent de nouveau derrière les arbres . Mais la compagnie * Beaudoin les avait vus , et elle les voyait toujours là . Les chassepots étaient partis d' eux-mêmes . * Maurice , le premier , déchargea le sien . * Jean , * Pache , * Lapoulle , tous les autres l' imitèrent . Il n' y avait pas eu d' ordre , le capitaine voulut arrêter le feu ; et il ne céda que sur un grand geste de * Rochas , disant la nécessité de ce soulagement . Enfin , on tirait donc , on employait donc ces cartouches qu' on promenait depuis plus d' un mois , sans en brûler une seule ! * Maurice surtout en était ragaillardi , occupant sa peur , s' étourdissant des détonations . La lisière du bois restait morne , pas une feuille ne bougeait , pas un prussien n' avait reparu ; et l' on tirait toujours sur les arbres immobiles . Puis , ayant levé la tête , * Maurice fut surpris d' apercevoir à quelques pas le colonel * De * Vineuil , sur son grand cheval , l' homme et la bête impassibles , comme s' ils étaient de pierre . Face à l' ennemi , le colonel attendait sous les balles . Tout le 106e devait s' être replié là , d' autres compagnies étaient terrées dans les champs voisins , la fusillade gagnait de proche en proche . Et le jeune homme vit aussi , un peu en arrière , le drapeau , au bras solide du sous-lieutenant qui le portait . Mais ce n' était plus le fantôme de drapeau , noyé dans le brouillard du matin . Sous le soleil ardent , l' aigle dorée rayonnait , la soie des trois couleurs éclatait en notes vives , malgré l' usure glorieuse des batailles . En plein ciel bleu , au vent de la canonnade , il flottait comme un drapeau de victoire . Pourquoi ne vaincrait -on pas , maintenant qu' on se battait ? Et * Maurice , et tous les autres , s' enrageaient , brûlaient leur poudre , à fusiller le bois lointain , où tombait une pluie lente et silencieuse de petites branches . chapitre III : * Henriette ne put dormir de la nuit . La pensée de savoir son mari à * Bazeilles , si près des lignes allemandes , la tourmentait . Vainement , elle se répétait sa promesse de revenir au premier danger ; et , à chaque instant , elle tendait l' oreille , croyant l' entendre . Vers dix heures , au moment de se mettre au lit , elle ouvrit la fenêtre , s' accouda , s' oublia . La nuit était très sombre , à peine distinguait -elle , en bas , le pavé de la rue des * Voyards , un étroit couloir obscur , étranglé entre les vieilles maisons . Au loin , du côté du collège , il n' y avait que l' étoile fumeuse d' un réverbère . Et il montait de là un souffle salpêtré de cave , le miaulement d' un chat en colère , des pas lourds de soldat égaré . Puis , dans * Sedan entier , derrière elle , c' étaient des bruits inaccoutumés , des galops brusques , des grondements continus , qui passaient comme des frissons de mort . Elle écoutait , son coeur battait à grands coups , et elle ne reconnaissait toujours point le pas de son mari , au détour de la rue . Des heures s' écoulèrent , elle s' inquiétait maintenant des lointaines lueurs aperçues dans la campagne , par-dessus les remparts . Il faisait si sombre , qu' elle tâchait de reconstituer les lieux . En bas , cette grande nappe pâle , c' étaient bien les prairies inondées . Alors , quel était donc ce feu , qu' elle avait vu briller et s' éteindre , là-haut , sans doute sur la * Marfée ? Et , de toutes parts , il en flambait d' autres , à * Pont- * Maugis , à * Noyers , à * Frénois , des feux mystérieux qui vacillaient comme au-dessus d' une multitude innombrable , pullulant dans l' ombre . Puis , davantage encore , des rumeurs extraordinaires la faisaient tressaillir , le piétinement d' un peuple en marche , des souffles de bêtes , des chocs d' armes , toute une chevauchée au fond de ces ténèbres d' enfer . Brusquement , éclata un coup de canon , un seul , formidable , effrayant dans l' absolu silence qui suivit . Elle en eut le sang glacé . Qu' était -ce donc ? Un signal sans doute , la réussite de quelque mouvement , l' annonce qu' ils étaient prêts , là-bas , et que le soleil pouvait paraître . Vers deux heures , tout habillée , * Henriette vint se jeter sur son lit , en négligeant même de fermer la fenêtre . La fatigue , l' anxiété l' écrasaient . Qu' avait -elle , à grelotter ainsi de fièvre , elle si calme d' habitude , marchant d' un pas si léger , qu' on ne l' entendait pas vivre ? Et elle sommeilla péniblement , engourdie , avec la sensation persistante du malheur qui pesait dans le ciel noir . Tout d' un coup , au fond de son mauvais sommeil , le canon recommença , des détonations sourdes , lointaines ; et il ne cessait plus , régulier , entêté . Frissonnante , elle se mit sur son séant . Où était -elle donc ? Elle ne reconnaissait plus , elle ne voyait plus la chambre , qu' une épaisse fumée semblait emplir . Puis , elle comprit : des brouillards , qui s' étaient levés du fleuve voisin , avaient dû envahir la pièce . Dehors , le canon redoublait . Elle sauta du lit , elle courut à la fenêtre , pour écouter . Quatre heures sonnaient à un clocher de * Sedan . Le petit jour pointait , louche et sale dans la brume roussâtre . Impossible de rien voir , elle ne distinguait même plus les bâtiments du collège , à quelques mètres . Où tirait -on , mon * Dieu ? Sa première pensée fut pour son frère * Maurice , car les coups étaient si assourdis , qu' ils lui semblaient venir du nord , par-dessus la ville . Puis , elle n' en put douter , on tirait là , devant elle , et elle trembla pour son mari . C' était à * Bazeilles , certainement . Pourtant , elle se rassura pendant quelques minutes , les détonations lui paraissaient être , par moments , à sa droite . On se battait peut-être à * Donchery , dont elle savait qu' on n' avait pu faire sauter le pont . Et ensuite la plus cruelle indécision s' empara d' elle : était -ce à * Donchery , était -ce à * Bazeilles ? Il devenait impossible de s' en rendre compte , dans le bourdonnement qui lui emplissait la tête . Bientôt , son tourment fut tel , qu' elle se sentit incapable de rester là davantage , à attendre . Elle frémissait d' un besoin immédiat de savoir , elle jeta un châle sur ses épaules et sortit , allant aux nouvelles . En bas , dans la rue des * Voyards , * Henriette eut une courte hésitation , tellement la ville lui sembla noire encore , sous le brouillard opaque qui la noyait . Le petit jour n' était point descendu jusqu'au pavé humide , entre les vieilles façades enfumées . Rue au beurre , au fond d' un cabaret borgne , où clignotait une chandelle , elle n' aperçut que deux turcos ivres , avec une fille . Il lui fallut tourner dans la rue * Maqua , pour trouver quelque animation : des soldats furtifs dont les ombres filaient le long des trottoirs , des lâches peut-être , en quête d' un abri ; un grand cuirassier perdu , lancé à la recherche de son capitaine , frappant furieusement aux portes ; tout un flot de bourgeois qui suaient la peur de s' être attardés et qui se décidaient à s' empiler dans une carriole , pour voir s' il ne serait pas temps encore de gagner * Bouillon , en * Belgique , où la moitié de * Sedan émigrait depuis deux jours . Instinctivement , elle se dirigeait vers la sous-préfecture , certaine d' y être renseignée ; et l' idée lui vint de couper par les ruelles , désireuse d' éviter toute rencontre . Mais , rue du four et rue des laboureurs , elle ne put passer : des canons s' y trouvaient , une file sans fin de pièces , de caissons , de prolonges , qu' on avait dû parquer dès la veille dans ce recoin , et qui semblait y avoir été oubliée . Pas un homme même ne les gardait . Cela lui fit froid au coeur , toute cette artillerie inutile et morne , dormant d' un sommeil d' abandon au fond de ces ruelles désertes . Alors , elle dut revenir , par la place du collège , vers la grande-rue , où , devant l' hôtel de l' * Europe , des ordonnances tenaient en main des chevaux , en attendant des officiers supérieurs , dont les voix hautes s' élevaient dans la salle à manger , violemment éclairée . Place du rivage et place * Turenne , il y avait plus de monde encore , des groupes d' habitants inquiets , des femmes , des enfants mêlés à de la troupe débandée , effarée ; et , là , elle vit un général sortir en jurant de l' hôtel de la croix d' or , puis galoper rageusement , au risque de tout écraser . Un instant , elle parut vouloir entrer à l' hôtel de ville ; enfin , elle prit la rue du pont-de- * Meuse , pour pousser jusqu'à la sous-préfecture . Et jamais * Sedan ne lui avait fait cette impression de ville tragique , ainsi vu , sous le petit jour sale , noyé de brouillard . Les maisons semblaient mortes ; beaucoup , depuis deux jours , se trouvaient abandonnées et vides ; les autres restaient hermétiquement closes , dans l' insomnie peureuse qu' on y sentait . C' était tout un matin grelottant , avec ces rues à demi désertes encore , seulement peuplées d' ombres anxieuses , traversées de brusques départs , au milieu du ramas louche qui traînait déjà de la veille . Le jour allait grandir et la ville s' encombrer , submergée sous le désastre . Il était cinq heures et demie , on entendait à peine le bruit du canon , assourdi entre les hautes façades noires . à la sous-préfecture , * Henriette connaissait la fille de la concierge , * Rose , une petite blonde , l' air délicat et joli , qui travaillait à la fabrique * Delaherche . Tout de suite , elle entra dans la loge . La mère n' était pas là , mais * Rose l' accueillit avec sa gentillesse . - oh ! Ma chère dame , nous ne tenons plus debout . Maman vient d' aller se reposer un peu . Pensez donc ! La nuit entière , il a fallu être sur pied , avec ces allées et venues continuelles . Et , sans attendre d' être questionnée , elle en disait , elle en disait , enfiévrée de tout ce qu' elle voyait d' extraordinaire depuis la veille . - le maréchal , lui , a bien dormi . Mais c' est ce pauvre empereur ! Non , vous ne pouvez pas savoir ce qu' il souffre ! ... imaginez -vous qu' hier soir j' étais montée pour aider à donner du linge . Alors , voilà qu' en passant dans la pièce qui touche au cabinet de toilette , j' ai entendu des gémissements , oh ! Des gémissements , comme si quelqu' un était en train de mourir . Et je suis restée tremblante , le coeur glacé , en comprenant que c' était l' empereur ... il paraît qu' il a une maladie affreuse qui le force à crier ainsi . Quand il y a du monde , il se retient ; mais , dès qu' il est seul , c' est plus fort que sa volonté , il crie , il se plaint , à vous faire dresser les cheveux sur la tête . - où se bat -on depuis ce matin , le savez -vous ? Demanda * Henriette , en tâchant de l' interrompre . * Rose , d' un geste , écarta la question ; et elle continua : - alors , vous comprenez , j' ai voulu savoir , je suis remontée quatre ou cinq fois cette nuit , j' ai collé mon oreille à la cloison ... il se plaignait toujours , il n' a pas cessé de se plaindre , sans pouvoir fermer l' oeil un instant , j' en suis bien sûre ... hein ? C' est terrible , de souffrir de la sorte , avec les tracas qu' il doit avoir dans la tête ! Car il y a un gâchis , une bousculade ! Ma parole , ils ont tous l' air d' être fous ! Et toujours du monde nouveau qui arrive , et les portes qui battent , et des gens qui se fâchent , et d' autres qui pleurent , et un vrai pillage dans la maison en l' air , des officiers buvant aux bouteilles , couchant dans les lits avec leurs bottes ! ... tenez ! C' est encore l' empereur qui est le plus gentil et qui tient le moins de place , dans le coin où il se cache pour crier . Puis , comme * Henriette répétait sa question : - où l' on se bat ? C' est à * Bazeilles qu' on se bat depuis ce matin ! ... un soldat à cheval est venu le dire au maréchal , qui tout de suite s' est rendu chez l' empereur , pour l' avertir ... voici dix minutes déjà que le maréchal est parti , et je crois bien que l' empereur va le rejoindre , car on l' habille , là-haut ... je viens de voir à l' instant qu' on le peignait et qu' on le bichonnait , avec toutes sortes d' histoires sur la figure . Mais * Henriette , sachant enfin ce qu' elle désirait , se sauva . - merci , * Rose . Je suis pressée . Et la jeune fille l' accompagna jusqu'à la rue , complaisante , lui jetant encore : - toute à votre service , * Madame * Weiss . Je sais bien qu' avec vous , on peut tout dire . Vivement , * Henriette retourna chez elle , rue des * Voyards . Elle était convaincue de trouver son mari rentré ; et même elle pensa qu' en ne la voyant pas au logis , il devait être très inquiet , ce qui lui fit encore hâter le pas . Comme elle approchait de la maison , elle leva la tête , croyant l' apercevoir là-haut , penché à la fenêtre , en train de guetter son retour . Mais la fenêtre , toujours grande ouverte , était vide . Et , lorsqu' elle fut montée , qu' elle eut donné un coup d' oeil dans les trois pièces , elle resta saisie , serrée au coeur , de n' y retrouver que le brouillard glacial , dans l' ébranlement continu du canon . Là-bas , on tirait toujours . Elle se remit un instant à la fenêtre . Maintenant , renseignée , bien que le mur des brumes matinales restât impénétrable , elle se rendait parfaitement compte de la lutte engagée à * Bazeilles , le craquement des mitrailleuses , les volées fracassantes des batteries françaises répondant aux volées lointaines des batteries allemandes . On aurait dit que les détonations se rapprochaient , la bataille s' aggravait de minute en minute . Pourquoi * Weiss ne revenait -il pas ? Il avait si formellement promis de rentrer , à la première attaque ! Et l' inquiétude d' * Henriette croissait , elle s' imaginait des obstacles , la route coupée , les obus rendant déjà la retraite trop dangereuse . Peut-être même était -il arrivé un malheur . Elle en écartait la pensée , trouvant dans l' espoir un ferme soutien d' action . Puis , elle forma un instant le projet d' aller là-bas , de partir à la rencontre de son mari . Des incertitudes la retinrent : peut-être se croiseraient -ils ; et que deviendrait -elle , si elle le manquait ? Et quel serait son tourment , à lui , s' il rentrait sans la trouver ? Du reste , la témérité d' une visite à * Bazeilles en ce moment lui apparaissait naturelle , sans héroïsme déplacé , rentrant dans son rôle de femme active , faisant en silence ce que nécessitait la bonne tenue de son ménage . Où son mari était , elle devait être , simplement . Mais elle eut un brusque geste , elle dit tout haut , en quittant la fenêtre : - et * Monsieur * Delaherche ... je vais voir ... elle venait de songer que le fabricant de drap , lui aussi , avait couché à * Bazeilles , et que , s' il était rentré , elle aurait par lui des nouvelles . Promptement , elle redescendit . Au lieu de sortir par la rue des * Voyards , elle traversa l' étroite cour de la maison , elle prit le passage qui conduisait aux vastes bâtiments de la fabrique , dont la monumentale façade donnait sur la rue * Maqua . Comme elle débouchait dans l' ancien jardin central , pavé maintenant , n' ayant gardé qu' une pelouse entourée d' arbres superbes , des ormes géants du dernier siècle , elle fut d' abord étonnée d' apercevoir , devant la porte fermée d' une remise , un factionnaire qui montait la garde ; puis , elle se souvint , elle avait su la veille que le trésor du 7e corps était déposé là ; et cela lui fit un singulier effet , tout cet or , des millions à ce qu' on disait , caché dans cette remise , pendant qu' on se tuait déjà , à l' entour . Mais , au moment où elle prenait l' escalier de service pour monter à la chambre de * Gilberte , une autre surprise l' arrêta , une rencontre si imprévue , qu' elle en redescendit les trois marches déjà gravies , ne sachant plus si elle oserait aller frapper là-haut . Un soldat , un capitaine venait de passer devant elle , d' une légèreté d' apparition , aussitôt évanoui ; et elle avait eu pourtant le temps de le reconnaître , l' ayant vu à * Charleville , chez * Gilberte , lorsque celle -ci n' était encore que * Madame * Maginot . Elle fit quelques pas dans la cour , leva les yeux sur les deux hautes fenêtres de la chambre à coucher , dont les persiennes restaient closes . Puis , elle se décida , elle monta quand même . Au premier étage , elle comptait frapper à la porte du cabinet de toilette , en petite amie d' enfance , en intime qui venait parfois causer ainsi le matin . Mais cette porte , mal fermée dans une hâte de départ , était restée entr'ouverte . Elle n' eut qu' à la pousser , elle se trouva dans le cabinet , puis dans la chambre . C' était une chambre à très haut plafond , d' où tombaient d' amples rideaux de velours rouge , qui enveloppaient le grand lit tout entier . Et pas un bruit , le silence moite d' une nuit heureuse , rien qu' une respiration calme , à peine distincte , dans un vague parfum de lilas évaporé . - * Gilberte ! Appela doucement * Henriette . La jeune femme s' était tout de suite rendormie ; et , sous le faible jour qui pénétrait entre les rideaux rouges des fenêtres , elle avait sa jolie tête ronde , roulée de l' oreiller , appuyée sur l' un de ses bras nus , au milieu de son admirable chevelure noire défaite . - * Gilberte ! Elle s' agita , s' étira , sans ouvrir les paupières . - oui , adieu ... oh ! Je vous en prie ... ensuite , soulevant la tête , reconnaissant * Henriette : - tiens ! C' est toi ... quelle heure est -il donc ? Quand elle sut que six heures sonnaient , elle éprouva une gêne , plaisantant pour la cacher , disant que ce n' était pas une heure à venir réveiller les gens . Puis , à la première question sur son mari : - mais il n' est pas rentré , il ne rentrera que vers neuf heures , je pense ... pourquoi veux -tu qu' il rentre sitôt ? * Henriette , en la voyant souriante , dans son engourdissement de sommeil heureux , dut insister . - je te dis qu' on se bat à * Bazeilles depuis le petit jour , et comme je suis très inquiète de mon mari ... - oh ! Ma chère , s' écria * Gilberte , tu as bien tort ... le mien est si prudent , qu' il serait depuis longtemps ici , s' il y avait le moindre danger ... tant que tu ne le verras pas , va ! Tu peux être tranquille . Cette réflexion frappa beaucoup * Henriette . En effet , * Delaherche n' était pas un homme à s' exposer inutilement . Elle en fut toute rassurée , elle alla tirer les rideaux , rabattre les persiennes ; et la chambre s' éclaira de la grande lumière rousse du ciel , où le soleil commençait à percer et à dorer le brouillard . Une des fenêtres était restée entr'ouverte , on entendait maintenant le canon , dans cette grande pièce tiède , si close et si étouffée tout à l' heure . * Gilberte , soulevée à demi , un coude dans l' oreiller , regardait le ciel , de ses jolis yeux clairs . - alors , on se bat , murmura -t-elle . Sa chemise avait glissé , une de ses épaules était nue , d' une chair rose et fine , sous les mèches éparses de la noire chevelure ; tandis qu' une odeur pénétrante , une odeur d' amour s' exhalait de son réveil . - on se bat si matin , mon dieu ! Que c' est ridicule , de se battre ! Mais les regards d' * Henriette venaient de tomber sur une paire de gants d' ordonnance , des gants d' homme oubliés sur un guéridon ; et elle n' avait pu retenir un mouvement . Alors , * Gilberte rougit beaucoup , l' attira au bord du lit , d' un geste confus et câlin . Puis , se cachant la face contre son épaule : - oui , j' ai bien senti que tu savais , que tu l' avais vu ... chérie , il ne faut pas me juger sévèrement . C' est un ami ancien , je t' avais avoué ma faiblesse , à * Charleville , autrefois , tu te souviens ... elle baissa encore la voix , continua avec un attendrissement où il y avait comme un petit rire : - hier , il m' a tant suppliée , quand je l' ai revu ... songe donc , il se bat ce matin , on va le tuer peut-être ... est -ce que je pouvais refuser ? Et cela était héroïque et charmant , dans sa gaieté attendrie , ce dernier cadeau de plaisir , cette nuit heureuse donnée à la veille d' une bataille . C' était de cela dont elle souriait , malgré sa confusion , avec son étourderie d' oiseau . Jamais elle n' aurait eu le coeur de fermer sa porte , puisque toutes les circonstances facilitaient le rendez -vous . - est -ce que tu me condamnes ? * Henriette l' avait écoutée , très grave . Ces choses la surprenaient , car elle ne les comprenait pas . Sans doute , elle était autre . Depuis le matin , son coeur était avec son mari , avec son frère , là-bas , sous les balles . Comment pouvait -on dormir si paisible , s' égayer de cet air amoureux , quand les êtres aimés se trouvaient en péril ? -mais ton mari , ma chère , et ce garçon lui-même , est -ce que cela ne te retourne pas le coeur , de ne pas être avec eux ? ... tu ne songes donc pas qu' on peut te les rapporter d' une minute à l' autre , la tête cassée ? Vivement , de son adorable bras nu , * Gilberte écarta l' affreuse image . - oh ! Mon dieu ! Qu' est -ce que tu me dis là ? Es -tu mauvaise , de me gâter ainsi la matinée ! ... non , non , je ne veux pas y songer , c' est trop triste ! Et , malgré elle , * Henriette sourit à son tour . Elle se rappelait leur enfance , lorsque le père de * Gilberte , le commandant * De * Vineuil , nommé directeur des douanes à * Charleville , à la suite de ses blessures , avait envoyé sa fille dans une ferme , près du * Chêne- * Populeux , inquiet de l' entendre tousser , hanté par la mort de sa femme , que la phtisie venait d' emporter toute jeune . La fillette n' avait que neuf ans , et déjà elle était d' une coquetterie turbulente , elle jouait la comédie , voulait toujours faire la reine , drapée dans tous les chiffons qu' elle trouvait , gardant le papier d' argent du chocolat pour s' en fabriquer des bracelets et des couronnes . Plus tard , elle était restée la même , lorsque , à vingt ans , elle avait épousé l' inspecteur des forêts * Maginot . * Mézières , resserré entre ses remparts , lui déplaisait , et elle continuait d' habiter * Charleville , dont elle aimait la vie large , égayée de fêtes . Son père n' était plus , elle jouissait d' une liberté entière , avec un mari commode , dont la nullité la laissait sans remords . La malignité provinciale lui avait alors prêté beaucoup d' amants , mais elle ne s' était réellement oubliée qu' avec le capitaine * Beaudoin , dans le flot d' uniformes où elle vivait , grâce aux anciennes relations de son père et à sa parenté avec le colonel * De * Vineuil . Elle était sans méchanceté perverse , adorant simplement le plaisir ; et il semblait bien certain qu' en prenant un amant , elle avait cédé à son irrésistible besoin d' être belle et gaie . - c' est très mal d' avoir renoué , dit enfin * Henriette de son air sérieux . Déjà , * Gilberte lui fermait la bouche , d' un de ses jolis gestes caressants . - oh ! Chérie , puisque je ne pouvais pas faire autrement et que c' était pour une seule fois ... tu le sais , j' aimerais mieux mourir , maintenant , que de tromper mon nouveau mari . Ni l' une ni l' autre ne parlèrent plus , serrées dans une affectueuse étreinte , si profondément dissemblables pourtant . Elles entendaient les battements de leurs coeurs , elles auraient pu en comprendre la langue différente , l' une toute à sa joie , se dépensant , se partageant , l' autre enfoncée dans un dévouement unique , du grand héroïsme muet des âmes fortes . - c' est vrai qu' on se bat ! Finit par s' écrier * Gilberte . Il faut que je m' habille bien vite . Depuis que régnait le silence , en effet , le bruit des détonations semblait grandir . Et elle sauta du lit , elle se fit aider , sans vouloir appeler la femme de chambre , se chaussant , passant tout de suite une robe , pour être prête à recevoir et à descendre , s' il le fallait . Comme elle achevait rapidement de se coiffer , on frappa , et elle courut ouvrir , en reconnaissant la voix de la vieille * Madame * Delaherche . - mais parfaitement , chère mère , vous pouvez entrer . Avec son étourderie habituelle , elle l' introduisit , sans remarquer que les gants d' ordonnance étaient là encore , sur le guéridon . Vainement , * Henriette se précipita pour les saisir et les jeter derrière un fauteuil . * Madame * Delaherche avait dû les voir , car elle demeura quelques secondes suffoquée , comme si elle ne pouvait reprendre haleine . Elle eut un involontaire regard autour de la chambre , s' arrêta au lit drapé de rouge , resté grand ouvert , dans son désordre . - alors , c' est * Madame * Weiss qui est montée vous réveiller ... vous avez pu dormir , ma fille ... évidemment , elle n' était pas venue pour dire cela . Ah ! Ce mariage que son fils avait voulu faire contre son gré , dans la crise de la cinquantaine , après vingt ans d' un ménage glacé avec une femme maussade et maigre , lui si raisonnable jusque -là , tout emporté maintenant d' un désir de jeunesse pour cette jolie veuve , si légère et si gaie ! Elle s' était bien promis de veiller sur le présent , et voilà le passé qui revenait ! Mais devait -elle parler ? Elle ne vivait plus que comme un blâme muet dans la maison , elle se tenait toujours enfermée dans sa chambre , d' une grande rigidité de dévotion . Cette fois pourtant , l' injure était si grave , qu' elle résolut de prévenir son fils . * Gilberte , rougissante , répondait : - oui , j' ai eu tout de même quelques heures de bon sommeil ... vous savez que * Jules n' est pas rentré ... d' un geste , * Madame * Delaherche l' interrompit . Depuis que le canon tonnait , elle s' inquiétait , guettait le retour de son fils . Mais c' était une mère héroïque . Et elle se ressouvint de ce qu' elle était montée faire . - votre oncle , le colonel , nous envoie le major * Bouroche , avec un billet écrit au crayon , pour nous demander si nous ne pourrions pas laisser installer ici une ambulance ... il sait que nous avons de la place , dans la fabrique , et j' ai déjà mis la cour et le séchoir à la disposition de ces messieurs ... seulement , vous devriez descendre . - oh ! Tout de suite , tout de suite ! Dit * Henriette , qui se rapprocha . Nous allons aider . * Gilberte elle-même se montra très émue , très passionnée pour ce rôle nouveau d' infirmière . Elle prit à peine le temps de nouer sur ses cheveux une dentelle ; et les trois femmes descendirent . En bas , comme elles arrivaient sous le vaste porche , elles virent un rassemblement dans la rue , par la porte ouverte à deux battants . Une voiture basse arrivait lentement , une sorte de carriole , attelée d' un seul cheval , qu' un lieutenant de zouaves conduisait par la bride . Et elles crurent que c' était un premier blessé qu' on leur amenait . - oui , oui ! C' est ici , entrez ! Mais on les détrompa . Le blessé qui se trouvait couché au fond de la carriole , était le maréchal * De * Mac- * Mahon , la fesse gauche à demi emportée , et que l' on ramenait à la sous-préfecture , après lui avoir fait un premier pansement , dans une petite maison de jardinier . Il était nu-tête , à moitié dévêtu , les broderies d' or de son uniforme salies de poussière et de sang . Sans parler , il avait levé la tête , il regardait , d' un air vague . Puis , ayant aperçu les trois femmes , saisies , les mains jointes devant ce grand malheur qui passait , l' armée tout entière frappée dans son chef , dès les premiers obus , il inclina légèrement la tête , avec un faible et paternel sourire . Autour de lui , quelques curieux s' étaient découverts . D' autres , affairés , racontaient déjà que le général * Ducrot venait d' être nommé général en chef . Il était sept heures et demie . - et l' empereur ? Demanda * Henriette à un libraire , debout devant sa porte . - il y a près d' une heure qu' il est passé , répondit le voisin . Je l' ai accompagné , je l' ai vu sortir par la porte de * Balan ... le bruit court qu' un boulet lui a emporté la tête . Mais l' épicier d' en face se fâchait . - laissez donc ! Des mensonges ! Il n' y a que les braves gens qui y laisseront la peau ! Vers la place du collège , la carriole qui emportait le maréchal , se perdait au milieu de la foule grossie , parmi laquelle circulaient déjà les plus extraordinaires nouvelles du champ de bataille . Le brouillard se dissipait , les rues s' emplissaient de soleil . Mais une voix rude cria de la cour : - mesdames , ce n' est pas dehors , c' est ici qu' on a besoin de vous ! Elles rentrèrent toutes trois , elles se trouvèrent devant le major * Bouroche qui avait déjà jeté dans un coin son uniforme , pour revêtir un grand tablier blanc . Sa tête énorme aux durs cheveux hérissés , son mufle de lion flambait de hâte et d' énergie , au-dessus de toute cette blancheur , encore sans tache . Et il leur apparut si terrible qu' elles lui appartinrent du coup , obéissant à un signe , se bousculant pour le satisfaire . - nous n' avons rien ... donnez -moi du linge , tâchez de trouver encore des matelas , montrez à mes hommes où est la pompe ... elles coururent , se multiplièrent , ne furent plus que ses servantes . C' était un très bon choix que la fabrique pour une ambulance . Il y avait là surtout le séchoir , une immense salle fermée par de grands vitrages , où l' on pouvait installer aisément une centaine de lits ; et , à côté , se trouvait un hangar , sous lequel on allait être à merveille pour faire les opérations : une longue table venait d' y être apportée , la pompe n' était qu' à quelques pas , les petits blessés pourraient attendre sur la pelouse voisine . Puis , cela était vraiment agréable , ces beaux ormes séculaires qui donnaient une ombre délicieuse . * Bouroche avait préféré s' établir tout de suite dans * Sedan , prévoyant le massacre , l' effroyable poussée qui allait y jeter les troupes . Il s' était contenté de laisser près du 7e corps , en arrière de * Floing , deux ambulances volantes et de premiers secours , d' où l' on devait lui envoyer les blessés , après les avoir pansés sommairement . Toutes les escouades de brancardiers étaient là-bas , chargées de ramasser sous le feu les hommes qui tombaient , ayant avec elles le matériel des voitures et des fourgons . Et * Bouroche , sauf deux de ses aides restés sur le champ de bataille , avait amené son personnel , deux majors de seconde classe et trois sous-aides , qui sans doute suffiraient aux opérations . En outre , il y avait là trois pharmaciens et une douzaine d' infirmiers . Mais il ne décolérait pas , ne pouvant rien faire sans passion . - qu' est -ce que vous fichez donc ? Serrez -moi ces matelas davantage ! ... on mettra de la paille dans ce coin , si c' est nécessaire . Le canon grondait , il savait bien que d' un instant à l' autre la besogne allait arriver , des voitures pleines de chair saignante ; et il installait violemment la grande salle encore vide . Puis , sous le hangar , ce furent d' autres préparatifs : les caisses de pansement et de pharmacie rangées , ouvertes sur une planche , des paquets de charpie , des bandes , des compresses , des linges , des appareils à fractures ; tandis que , sur une autre planche , à côté d' un gros pot de cérat et d' un flacon de chloroforme , les trousses s' étalaient , l' acier clair des instruments , les sondes , les pinces , les couteaux , les ciseaux , les scies , un arsenal , toutes les formes aiguës et coupantes de ce qui fouille , entaille , tranche , abat . Mais les cuvettes manquaient . - vous avez bien des terrines , des seaux , des marmites , enfin ce que vous voudrez ... nous n' allons pas nous barbouiller de sang jusqu'au nez , bien sûr ! ... et des éponges , tâchez de m' avoir des éponges ! * Madame * Delaherche se hâta , revint suivie de trois servantes , les bras chargés de toutes les terrines qu' elle avait pu trouver . Debout devant les trousses , * Gilberte avait appelé * Henriette d' un signe , en les lui montrant avec un léger frisson . Toutes deux se prirent la main , restèrent là , silencieuses , mettant dans leur étreinte la sourde terreur , la pitié anxieuse qui les bouleversaient . - hein ? Ma chère , dire qu' on pourrait vous couper quelque chose ! -pauvres gens ! Sur la grande table , * Bouroche venait de faire placer un matelas , qu' il garnissait d' une toile cirée , lorsqu' un piétinement de chevaux se fit entendre sous le porche . C' était une première voiture d' ambulance , qui entra dans la cour . Mais elle ne contenait que dix petits blessés , assis face à face , la plupart ayant un bras en écharpe , quelques-uns atteints à la tête , le front bandé . Ils descendirent , simplement soutenus ; et la visite commença . Comme * Henriette aidait doucement un soldat tout jeune , l' épaule traversée d' une balle , à retirer sa capote , ce qui lui arrachait des cris , elle remarqua le numéro de son régiment . - mais vous êtes du 106e ! Est -ce que vous appartenez à la compagnie * Beaudoin ? Non , il était de la compagnie * Ravaud . Mais il connaissait tout de même le caporal * Jean * Macquart , il crut pouvoir dire que l' escouade de celui -ci n' avait pas encore été engagée . Et ce renseignement , si vague , suffit pour donner de la joie à la jeune femme : son frère vivait , elle serait tout à fait soulagée , lorsqu' elle aurait embrassé son mari , qu' elle continuait à attendre d' une minute à l' autre . à ce moment , * Henriette , ayant levé la tête , fut saisie d' apercevoir , à quelques pas d' elle , au milieu d' un groupe , * Delaherche , racontant les terribles dangers qu' il venait de courir , de * Bazeilles à * Sedan . Comment se trouvait -il là ? Elle ne l' avait pas vu entrer . - et mon mari n' est pas avec vous ? Mais * Delaherche , que sa mère et sa femme questionnaient complaisamment , ne se hâtait point . - attendez , tout à l' heure . Puis , reprenant son récit : - de * Bazeilles à * Balan , j' ai failli être tué vingt fois . Une grêle , un ouragan de balles et d' obus ! ... et j' ai rencontré l' empereur , oh ! Très brave ... ensuite , de * Balan ici , j' ai pris ma course ... * Henriette lui secoua le bras . - mon mari ? - * Weiss ? Mais il est resté là-bas , * Weiss ! -comment , là-bas ? -oui , il a ramassé le fusil d' un soldat mort , il se bat . - il se bat , pourquoi donc ? -oh ! Un enragé ! Jamais il n' a voulu me suivre , et je l' ai lâché , naturellement . Les yeux fixes , élargis , * Henriette le regardait . Il y eut un silence . Puis , tranquillement , elle se décida . - c' est bon , j' y vais . Elle y allait , comment ? Mais c' était impossible , c' était fou ! * Delaherche reparlait des balles , des obus qui balayaient la route . * Gilberte lui avait repris les mains pour la retenir , tandis que * Madame * Delaherche s' épuisait aussi à lui démontrer l' aveugle témérité de son projet . De son air doux et simple , elle répéta : - non , c' est inutile , j' y vais . Et elle s' obstina , n' accepta que la dentelle noire que * Gilberte avait sur la tête . Espérant encore la convaincre , * Delaherche finit par déclarer qu' il l' accompagnerait , au moins jusqu'à la porte de * Balan . Mais il venait d' apercevoir le factionnaire qui , au milieu de la bousculade causée par l' installation de l' ambulance , n' avait pas cessé de marcher à petits pas devant la remise , où se trouvait enfermé le trésor du 7e corps ; et il se souvint , il fut pris de peur , il alla s' assurer d' un coup d' oeil que les millions étaient toujours là . * Henriette , déjà , s' engageait sous le porche . - attendez -moi donc ! Vous êtes aussi enragée que votre mari , ma parole ! D' ailleurs , une nouvelle voiture d' ambulance entrait , ils durent la laisser passer . Celle -ci , plus petite , à deux roues seulement , contenait deux grands blessés , couchés sur des sangles . Le premier qu' on descendit , avec toutes sortes de précautions , n' était plus qu' une masse de chairs sanglantes , une main cassée , le flanc labouré par un éclat d' obus . Le second avait la jambe droite broyée . Et tout de suite * Bouroche , faisant placer celui -ci sur la toile cirée du matelas , commença la première opération , au milieu du continuel va-et-vient des infirmiers et de ses aides . * Madame * Delaherche et * Gilberte , assises près de la pelouse , roulaient des bandes . Dehors , * Delaherche avait rattrapé * Henriette . - voyons , ma chère * Madame * Weiss , vous n' allez pas faire cette folie ... comment voulez -vous rejoindre * Weiss là-bas ? Il ne doit même plus y être , il s' est sans doute jeté à travers champs pour revenir ... je vous assure que * Bazeilles est inabordable . Mais elle ne l' écoutait pas , marchait plus vite , s' engageait dans la rue du * Ménil , pour gagner la porte de * Balan . Il était près de neuf heures , et * Sedan n' avait plus le frisson noir du matin , le réveil désert et tâtonnant , dans l' épais brouillard . Un soleil lourd découpait nettement les ombres des maisons , le pavé s' encombrait d' une foule anxieuse , que traversaient de continuels galops d' estafettes . Des groupes surtout se formaient autour des quelques soldats sans armes qui étaient rentrés déjà , les uns blessés légèrement , les autres dans une exaltation nerveuse extraordinaire , gesticulant et criant . Et pourtant la ville aurait encore eu à peu près son aspect de tous les jours , sans les boutiques aux volets clos , sans les façades mortes , où pas une persienne ne s' ouvrait . Puis , c' était ce canon , ce canon continu , dont toutes les pierres , le sol , les murs , jusqu'aux ardoises des toits , tremblaient . * Delaherche était en proie à un combat intérieur fort désagréable , partagé entre son devoir d' homme brave qui lui commandait de ne pas quitter * Henriette , et sa terreur de refaire le chemin de * Bazeilles sous les obus . Tout d' un coup , comme ils arrivaient à la porte de * Balan , un flot d' officiers à cheval qui rentraient , les sépara . Des gens s' écrasaient près de cette porte , attendant des nouvelles . Vainement , il courut , chercha la jeune femme : elle devait être hors de l' enceinte , hâtant le pas sur la route . Et , sans pousser le zèle plus loin , il se surprit à dire tout haut : - ah , tant pis ! C' est trop bête ! Alors , * Delaherche flâna dans * Sedan , en bourgeois curieux qui ne voulait rien perdre du spectacle , travaillé cependant d' une inquiétude croissante . Qu' est -ce que tout cela allait devenir ? Et , si l' armée était battue , la ville n' aurait -elle pas à souffrir beaucoup ? Les réponses à ces questions qu' il se posait restaient obscures , trop dépendantes des événements . Mais il n' en commençait pas moins à trembler pour sa fabrique , son immeuble de la rue * Maqua , d' où il avait du reste déménagé toutes ses valeurs , enfouies en un lieu sûr . Il se rendit à l' hôtel de ville , y trouva le conseil municipal siégeant en permanence , s' y oublia longtemps , sans rien apprendre de nouveau , sinon que la bataille tournait fort mal . L' armée ne savait plus à qui obéir , rejetée en arrière par le général * Ducrot , pendant les deux heures où il avait eu le commandement , ramenée en avant par le général * De * Wimpffen , qui venait de lui succéder ; et ces oscillations incompréhensibles , ces positions qu' il fallait reconquérir après les avoir abandonnées , toute cette absence de plan et d' énergique direction précipitait le désastre . Puis , * Delaherche poussa jusqu'à la sous-préfecture , pour savoir si l' empereur n' avait pas reparu . On ne put lui donner que des nouvelles du maréchal * De * Mac- * Mahon , dont un chirurgien avait pansé la blessure peu dangereuse , et qui était tranquillement dans son lit . Mais , vers onze heures , comme il battait de nouveau le pavé , il fut arrêté un instant , dans la grande-rue , devant l' hôtel de l' * Europe , par un lent cortège , des cavaliers couverts de poussière , dont les mornes chevaux marchaient au pas . Et , à la tête , il reconnut l' empereur , qui rentrait après avoir passé quatre heures sur le champ de bataille . La mort n' avait pas voulu de lui , décidément . Sous la sueur d' angoisse de cette marche au travers de la défaite , le fard s' en était allé des joues , les moustaches cirées s' étaient amollies , pendantes , la face terreuse avait pris l' hébètement douloureux d' une agonie . Un officier , qui descendit devant l' hôtel , se mit à expliquer au milieu d' un groupe la route parcourue , de la * Moncelle à * Givonne , tout le long de la petite vallée , parmi les soldats du 1er corps , que les saxons avaient refoulés sur la rive droite du ruisseau ; et l' on était revenu par le chemin creux du fond de * Givonne , dans un tel encombrement déjà , que même , si l' empereur avait désiré retourner sur le front des troupes , il n' aurait pu le faire que très difficilement . D' ailleurs , à quoi bon ? Comme * Delaherche écoutait ces détails , une détonation violente ébranla le quartier . C' était un obus qui venait de démolir une cheminée , rue sainte- * Barbe , près du donjon . Il y eut un sauve-qui-peut , des cris de femmes s' élevèrent . Lui , s' était collé contre un mur , lorsqu' une nouvelle détonation brisa les vitres d' une maison voisine . Cela devenait terrible , si l' on bombardait * Sedan ; et il rentra au pas de course rue * Maqua , il fut pris d' un tel besoin de savoir , qu' il ne s' arrêta point , monta vivement sur les toits , ayant là-haut une terrasse , d' où l' on dominait la ville et les environs . Tout de suite , il fut un peu rassuré . Le combat avait lieu par-dessus la ville , les batteries allemandes de la * Marfée et de * Frénois allaient , au delà des maisons , balayer le plateau de l' * Algérie ; et il s' intéressa même au vol des obus , à la courbe immense de légère fumée qu' ils laissaient sur * Sedan , pareils à des oiseaux invisibles au fin sillage de plumes grises . Il lui parut d' abord évident que les quelques obus qui avaient crevé des toitures , autour de lui , étaient des projectiles égarés . On ne bombardait pas encore la ville . Puis , en regardant mieux , il crut comprendre qu' ils devaient être des réponses aux rares coups tirés par les canons de la place . Il se tourna , examina , vers le nord , la citadelle , tout cet amas compliqué et formidable de fortifications , les pans de murailles noirâtres , les plaques vertes des glacis , un pullulement géométrique de bastions , surtout les trois cornes géantes , celles des écossais , du grand jardin et de la * Rochette , aux angles menaçants ; et c' était ensuite , comme un prolongement cyclopéen , du côté de l' ouest , le fort de * Nassau , que suivait le fort du * Palatinat , au-dessus du faubourg du * Ménil . Il en eut à la fois une impression mélancolique d' énormité et d' enfantillage . à quoi bon , maintenant , avec ces canons , dont les projectiles volaient si aisément d' un bout du ciel à l' autre ? La place , d' ailleurs , n' était pas armée , n' avait ni les pièces nécessaires , ni les munitions , ni les hommes . Depuis trois semaines à peine , le gouverneur avait organisé une garde nationale , des citoyens de bonne volonté , qui devaient servir les quelques pièces en état . Et c' était ainsi qu' au * Palatinat trois canons tiraient , tandis qu' il y en avait bien une demi-douzaine à la porte de * Paris . Seulement , on n' avait que sept ou huit gargousses à brûler par pièce , on ménageait les coups , on n' en lâchait qu' un par demi-heure , et pour l' honneur simplement , car les obus ne portaient pas , tombaient dans les prairies , en face . Aussi , dédaigneuses , les batteries ennemies ne répondaient -elles que de loin en loin , comme par charité . Là-bas , ce qui intéressait * Delaherche , c' étaient ces batteries . Il fouillait de ses yeux vifs les coteaux de la * Marfée , lorsqu' il eut l' idée de la lunette d' approche qu' il s' amusait autrefois à braquer sur les environs , du haut de la terrasse . Il descendit la chercher , remonta , l' installa ; et , comme il s' orientait , faisant à petits mouvements défiler les terres , les arbres , les maisons , il tomba , au-dessus de la grande batterie de * Frénois , sur le groupe d' uniformes que * Weiss avait deviné de * Bazeilles , à l' angle d' un bois de pins . Mais lui , grâce au grandissement , aurait compté les officiers de cet état-major , tellement il les voyait avec netteté . Plusieurs étaient à demi couchés dans l' herbe , d' autres debout formaient des groupes ; et , en avant , il y avait un homme seul , l' air sec et mince , à l' uniforme sans éclat , dans lequel pourtant il sentit le maître . C' était bien le roi de * Prusse , à peine haut comme la moitié du doigt , un de ces minuscules soldats de plomb des jouets d' enfant . Il n' en fut du reste certain que plus tard , il ne l' avait plus quitté de l' oeil , revenant toujours à cet infiniment petit , dont la face , grosse comme une lentille , ne mettait qu' un point blême sous le vaste ciel bleu . Il n' était pas midi encore , le roi constatait la marche mathématique , inexorable de ses armées , depuis neuf heures . Elles allaient , elles allaient toujours selon les chemins tracés , complétant le cercle , refermant pas à pas , autour de * Sedan , leur muraille d' hommes et de canons . Celle de gauche , venue par la plaine rase de * Donchery , continuait à déboucher du défilé de * Saint- * Albert , dépassait * Saint- * Menges , commençait à gagner * Fleigneux ; et il voyait distinctement , derrière le xie corps violemment aux prises avec les troupes du général * Douay , se couler le ve corps , qui profitait des bois pour se diriger sur le calvaire d' * Illy ; tandis que des batteries s' ajoutaient aux batteries , une ligne de pièces tonnantes sans cesse prolongée , l' horizon entier peu à peu en flammes . L' armée de droite occupait désormais tout le vallon de la * Givonne , le xiie corps s' était emparé de la * Moncelle , la garde venait de traverser * Daigny , remontant déjà le ruisseau , en marche également vers le calvaire , après avoir forcé le général * Ducrot à se replier derrière le bois de la * Garenne . Encore un effort , et le prince royal de * Prusse donnerait la main au prince royal de * Saxe , dans ces champs nus , à la lisière même de la forêt des * Ardennes . Au sud de la ville , on ne voyait plus * Bazeilles , disparu dans la fumée des incendies , dans la fauve poussière d' une lutte enragée . Et le roi , tranquille , regardait , attendait depuis le matin . Une heure , deux heures encore , peut-être trois : ce n' était qu' une question de temps , un rouage poussait l' autre , la machine à broyer était en branle et achèverait sa course . Sous l' infini du ciel ensoleillé , le champ de bataille se rétrécissait , toute cette mêlée furieuse de points noirs se culbutait , se tassait de plus en plus autour de * Sedan . Des vitres luisaient dans la ville , une maison semblait brûler , à gauche , vers le faubourg de la * Cassine . Puis , au delà , dans les champs redevenus déserts , du côté de * Donchery et du côté de * Carignan , c' était une paix chaude et lumineuse , les eaux claires de la * Meuse , les arbres heureux de vivre , les grandes terres fécondes , les larges prairies vertes , sous l' ardeur puissante de midi . D' un mot , le roi avait demandé un renseignement . Sur l' échiquier colossal , il voulait savoir et tenir dans sa main cette poussière d' hommes qu' il commandait . à sa droite , un vol d' hirondelles , effrayées par le canon , tourbillonna , s' enleva très haut , se perdit vers le sud . chapitre IV : sur la route de * Balan , * Henriette d' abord put marcher d' un pas rapide . Il n' était guère plus de neuf heures , la chaussée large , bordée de maisons et de jardins , se trouvait libre encore , obstruée pourtant de plus en plus , à mesure qu' on approchait du bourg , par les habitants qui fuyaient et par des mouvements de troupe . à chaque nouveau flot de foule , elle se serrait contre les murs , elle se glissait , passait quand même . Et , mince , effacée dans sa robe sombre , ses beaux cheveux blonds et sa petite face pâle à demi disparus sous le fichu de dentelle noire , elle échappait aux regards , rien ne ralentissait son pas léger et silencieux . Mais , à * Balan , un régiment d' infanterie de marine barrait la route . C' était une masse compacte d' hommes attendant des ordres , à l' abri des grands arbres qui les cachaient . Elle se haussa sur les pieds , n' en vit pas la fin . Cependant , elle essaya de se faire plus petite encore , de se faufiler . Des coudes la repoussaient , elle sentait dans ses flancs les crosses des fusils . Au bout de vingt pas , des cris , des protestations s' élevèrent . Un capitaine tourna la tête et s' emporta . - eh ! La femme , êtes -vous folle ? ... où allez -vous ? -je vais à * Bazeilles . - comment , à * Bazeilles ! Ce fut un éclat de rire général . On se la montrait , on plaisantait . Le capitaine , égayé lui aussi , venait de reprendre : - à * Bazeilles , ma petite , vous devriez bien nous y emmener avec vous ! ... nous y étions tout à l' heure , j' espère que nous allons y retourner ; mais je vous avertis qu' il n' y fait pas froid . - je vais à * Bazeilles rejoindre mon mari , déclara * Henriette de sa voix douce , tandis que ses yeux d' un bleu pâle gardaient leur tranquille décision . On cessa de rire , un vieux sergent la dégagea , la força de retourner en arrière . - ma pauvre enfant , vous voyez bien qu' il vous est impossible de passer ... ce n' est pas l' affaire d' une femme d' aller à * Bazeilles en ce moment ... vous le retrouverez plus tard , votre mari . Voyons , soyez raisonnable ! Elle dut céder , elle s' arrêta , debout , se haussant à chaque minute , regardant au loin , dans l' entêtée résolution de continuer sa route . Ce qu' elle entendait dire autour d' elle la renseignait . Des officiers se plaignaient amèrement de l' ordre de retraite qui leur avait fait abandonner * Bazeilles , dès huit heures un quart , lorsque le général * Ducrot , succédant au maréchal , s' était avisé de vouloir concentrer toutes les troupes sur le plateau d' * Illy . Le pis était que , le 1er corps ayant reculé trop tôt , livrant le vallon de la * Givonne aux allemands , le 12e corps , attaqué déjà vivement de front , venait d' être débordé sur son flanc gauche . Puis , maintenant que le général * De * Wimpffen succédait au général * Ducrot , le premier plan de nouveau l' emportait , l' ordre arrivait de réoccuper * Bazeilles coûte que coûte , pour jeter les bavarois à la * Meuse . N' était -ce pas imbécile de leur avoir fait abandonner une position , qu' il leur fallait à cette heure reconquérir ? On voulait bien se faire tuer , mais pas pour le plaisir , vraiment ! Il y eut un grand mouvement d' hommes et de chevaux , le général * De * Wimpffen parut , debout sur ses étriers , la face ardente , la parole exaltée , criant : - mes amis , nous ne pouvons pas reculer , ce serait la fin de tout ... si nous devons battre en retraite , nous irons sur * Carignan et non sur * Mézières ... mais nous vaincrons , vous les avez battus ce matin , vous les battrez encore ! Il galopa , s' éloigna par un chemin qui montait vers la * Moncelle . Le bruit courait qu' il venait d' avoir avec le général * Ducrot une discussion violente , chacun soutenant son plan , attaquant le plan contraire , l' un déclarant que la retraite par * Mézières n' était plus possible depuis le matin , l' autre prophétisant qu' avant le soir , si l' on ne se retirait pas sur le plateau d' * Illy , l' armée serait cernée . Et ils s' accusaient mutuellement de ne connaître ni le pays , ni la situation vraie des troupes . Le pis était qu' ils avaient tous les deux raison . Mais , depuis un instant , * Henriette se trouvait distraite dans sa hâte d' avancer . Elle venait de reconnaître , échouée au bord de la route , toute une famille de * Bazeilles , de pauvres tisserands , le mari , la femme , avec trois filles , dont la plus âgée n' avait que neuf ans . Ils étaient tellement brisés , tellement éperdus de fatigue et de désespoir , qu' ils n' avaient pu aller plus loin , tombés contre un mur . - ah ! Ma chère dame , répétait la femme à * Henriette , nous n' avons plus rien ... vous savez , notre maison était sur la place de l' église . Alors , voilà qu' un obus y a mis le feu . Je ne sais pas comment les enfants et nous autres , nous n' y sommes pas restés ... les trois petites filles , à ce souvenir , se remirent à sangloter , en poussant des cris , tandis que la mère entrait dans les détails de leur désastre , avec des gestes fous . - j' ai vu le métier brûler comme un fagot de bois sec ... le lit , les meubles ont flambé plus vite que des poignées de paille ... et il y avait même la pendule , oui ! La pendule que je n' ai pas eu le temps d' emporter dans mes bras . - tonnerre de bon dieu ! Jura l' homme , les yeux pleins de grosses larmes , qu' est -ce que nous allons devenir ? * Henriette , pour les calmer , leur dit simplement , d' une voix qui tremblait un peu : - vous êtes ensemble , sains et saufs tous les deux , et vous avez vos fillettes : de quoi vous plaignez -vous ? Puis , elle les questionna , voulut savoir ce qui se passait dans * Bazeilles , s' ils avaient vu son mari , comment ils avaient laissé sa maison , à elle . Mais , dans le grelottement de leur peur , les réponses étaient contradictoires . Non , ils n' avaient pas vu * M * Weiss . Pourtant , une des petites filles cria qu' elle l' avait bien vu , elle , qu' il était sur le trottoir , avec un gros trou au milieu de la tête ; et son père lui allongea une claque , pour la faire taire , parce que , disait -il , elle mentait , à coup sûr . Quant à la maison , elle devait être debout , lorsqu' ils avaient fui ; même ils se souvenaient d' avoir remarqué , en passant , que la porte et les fenêtres étaient soigneusement closes , comme si pas une âme ne s' y fût trouvée . à ce moment -là , d' ailleurs , les bavarois n' occupaient encore que la place de l' église , et il leur fallait prendre le village rue par rue , maison par maison . Seulement , ils avaient dû faire du chemin , tout * Bazeilles brûlait sans doute , à cette heure . Et ces misérables gens continuaient à parler de ces choses , avec des gestes tâtonnants d' épouvante , évoquant la vision affreuse , les toits qui flambaient , le sang qui coulait , les morts qui couvraient la terre . - alors , mon mari ? Répéta * Henriette . Ils ne répondaient plus , ils sanglotaient entre leurs mains jointes . Et elle resta dans une anxiété atroce , sans faiblir , debout , les lèvres seulement agitées d' un petit frisson . Que devait -elle croire ? Elle avait beau se dire que l' enfant s' était trompée , elle voyait son mari en travers de la rue , la tête trouée d' une balle . Puis , c' était cette maison hermétiquement close qui l' inquiétait : pourquoi ? Il ne s' y trouvait donc plus ? La certitude qu' il était tué lui glaça tout d' un coup le coeur . Mais peut-être n' était -il que blessé ; et le besoin d' aller là-bas , d' y être , la reprit si impérieusement , qu' elle aurait tenté encore de se frayer un passage , si , à cette minute , les clairons n' avaient sonné la marche en avant . Beaucoup de ces jeunes soldats arrivaient de * Toulon , de * Rochefort ou de * Brest , à peine instruits , sans avoir jamais fait le coup de feu ; et , depuis le matin , ils se battaient avec une bravoure , une solidité de vétérans . Eux qui , de * Reims à * Mouzon , avaient marché si mal , alourdis d' inaccoutumance , se révélaient comme les mieux disciplinés , les plus fraternellement unis d' un lien de devoir et d' abnégation , devant l' ennemi . Les clairons n' avaient eu qu' à sonner , ils retournaient au feu , ils reprenaient l' attaque , malgré leurs coeurs gros de colère . Trois fois , on leur avait promis , pour les soutenir , une division qui ne venait pas . Ils se sentaient abandonnés , sacrifiés . C' était leur vie à tous qu' on leur demandait , en les ramenant ainsi sur * Bazeilles , après le leur avoir fait évacuer . Et ils le savaient , et ils donnaient leur vie sans une révolte , serrant les rangs , quittant les arbres qui les protégeaient , pour rentrer sous les obus et les balles . * Henriette eut un soupir de profond soulagement . Enfin , on marchait donc ! Elle les suivit , espérant arriver avec eux , prête à courir , s' ils couraient . Mais , de nouveau déjà , on s' était arrêté . à présent , les projectiles pleuvaient , il allait falloir , pour réoccuper * Bazeilles , reconquérir chaque mètre de la route , s' emparer des ruelles , des maisons , des jardins , à droite et à gauche . Les premiers rangs avaient ouvert le feu , on n' avançait plus que par saccades , les moindres obstacles faisaient perdre de longues minutes . Jamais elle n' arriverait , si elle restait ainsi en queue , attendant la victoire . Et elle se décida , se jeta à droite , entre deux haies , dans un sentier qui descendait vers les prairies . Le projet d' * Henriette fut alors d' atteindre * Bazeilles par ces vastes prés bordant la * Meuse . Cela , d' ailleurs , n' était pas très net en elle . Soudain , elle resta plantée , au bord d' une petite mer immobile , qui , de ce côté -ci , lui barrait le chemin . C' était l' inondation , les terres basses changées en un lac de défense , auxquelles elle n' avait point songé . Un instant , elle voulut retourner en arrière ; puis , au risque d' y laisser ses chaussures , elle continua , suivit le bord , dans l' herbe trempée , où elle enfonçait jusqu'à la cheville . Pendant une centaine de mètres , ce fut praticable . Ensuite , elle buta contre le mur d' un jardin : le terrain dévalait , l' eau battait le mur , profonde de deux mètres . Impossible de passer . Ses petits poings se serrèrent , elle dut se raidir de toute sa force , pour ne pas fondre en larmes . Après le premier saisissement , elle longea la clôture , trouva une ruelle qui filait entre les maisons éparses . Cette fois , elle se crut sauvée , car elle connaissait ce dédale , ces bouts de sentiers enchevêtrés , dont l' écheveau aboutissait tout de même au village . Là seulement , les obus tombaient . * Henriette resta figée , très pâle , dans l' assourdissement d' une effrayante détonation , dont le coup de vent l' enveloppa . Un projectile venait d' éclater devant elle , à quelques mètres . Elle tourna la tête , examina les hauteurs de la rive gauche , d' où montaient les fumées des batteries allemandes ; et elle comprit , se remit en marche , les yeux fixés sur l' horizon , guettant les obus , pour les éviter . La témérité folle de sa course n' allait pas sans un grand sang-froid , toute la tranquillité brave dont sa petite âme de bonne ménagère était capable . Elle voulait ne pas être tuée , retrouver son mari , le reprendre , vivre ensemble , heureux encore . Les obus ne cessaient plus , elle filait le long des murs , se jetait derrière les bornes , profitait des moindres abris . Mais il se présenta un espace découvert , un bout de chemin défoncé , déjà couvert d' éclats ; et elle attendait , à l' encoignure d' un hangar , lorsqu' elle aperçut , devant elle , au ras d' une sorte de trou , la tête curieuse d' un enfant , qui regardait . C' était un petit garçon de dix ans , pieds nus , habillé d' une seule chemise et d' un pantalon en lambeaux , quelque rôdeur de route , très amusé par la bataille . Ses minces yeux noirs pétillaient , et il s' exclamait d' allégresse , à chaque détonation . - oh ! Ce qu' ils sont rigolo ! ... bougez pas , en v'là encore un qui s' amène ! ... boum ! A -t-il pété , celui -là ! ... bougez pas , bougez pas ! Et , à chaque projectile , il faisait un plongeon au fond du trou , reparaissait , levait sa tête d' oiseau siffleur , pour replonger encore . * Henriette remarqua alors que les obus venaient du * Liry , tandis que les batteries de * Pont- * Maugis et de * Noyers ne tiraient plus que sur * Balan . Elle voyait très nettement la fumée , à chaque décharge ; puis , elle entendait presque aussitôt le sifflement , que suivait la détonation . Il dut y avoir un court répit , des vapeurs légères se dissipaient lentement . - pour sûr qu' ils boivent un coup ! Cria le petit . Vite , vite ! Donnez -moi la main , nous allons nous cavaler ! Il lui prit la main , la força à le suivre ; et tous deux galopèrent , côte à côte , pliant le dos , traversant ainsi l' espace découvert . Au bout , comme ils se jetaient derrière une meule et qu' ils se retournaient , ils virent de nouveau un obus arriver , tomber droit sur le hangar , à la place qu' ils occupaient tout à l' heure . Le fracas fut épouvantable , le hangar s' abattit . Du coup , une joie folle fit danser le gamin , qui trouvait ça très farce . - bravo ! En v'là de la casse ! ... hein ? Tout de même , il était temps ! Mais , une seconde fois , * Henriette se heurtait contre un obstacle infranchissable , des murs de jardin , sans chemin aucun . Son petit compagnon continuait à rire , disait qu' on passait toujours , quand on le voulait bien . Il grimpa sur le chaperon d' un mur , l' aida ensuite à le franchir . D' un saut , ils se trouvèrent dans un potager , parmi des planches de haricots et de pois . Des clôtures partout . Alors , pour en sortir , il leur fallut traverser une maison basse de jardinier . Lui , sifflant , les mains ballantes , allait le premier , ne s' étonnait de rien . Il poussa une porte , se trouva dans une chambre , passa dans une autre , où il y avait une vieille femme , la seule âme restée là sans doute . Elle semblait hébétée , debout près d' une table . Elle regarda ces deux personnes inconnues passer ainsi au travers de sa maison ; et elle ne leur dit pas un mot , et eux-mêmes ne lui adressèrent pas la parole . Déjà , de l' autre côté , ils ressortaient dans une ruelle , qu' ils purent suivre pendant un instant . Puis , d' autres difficultés se présentèrent , ce fut de la sorte , durant près d' un kilomètre , des murailles sautées , des haies franchies , une course qui coupait au plus court , par les portes des remises , les fenêtres des habitations , selon le hasard de la route qu' ils parvenaient à se frayer . Des chiens hurlaient , ils faillirent être renversés par une vache qui fuyait d' un galop furieux . Cependant , ils devaient approcher , une odeur d' incendie leur arrivait , de grandes fumées rousses , telles que de légers crêpes flottants , voilaient à chaque minute le soleil . Tout d' un coup , le gamin s' arrêta , se planta devant * Henriette . -dites donc , madame , comme ça , où donc allez -vous ? -mais tu le vois , je vais à * Bazeilles . Il siffla , il eut un de ses rires aigus de vaurien échappé de l' école , qui se faisait du bon sang . - à * Bazeilles ... ah ! Non , ça n' est pas mon affaire ... moi , je vas ailleurs . Bien le bonsoir ! Et il tourna sur les talons , il s' en alla comme il était venu , sans qu' elle pût savoir d' où il sortait ni où il rentrait . Elle l' avait trouvé dans un trou , elle le perdit des yeux au coin d' un mur ; et jamais plus elle ne devait le revoir . Quand elle fut seule , * Henriette éprouva un singulier sentiment de peur . Ce n' était guère une protection , cet enfant chétif avec elle ; mais il l' étourdissait de son bavardage . Maintenant , elle tremblait , elle si naturellement courageuse . Les obus ne tombaient plus , les allemands avaient cessé de tirer sur * Bazeilles , dans la crainte sans doute de tuer les leurs , maîtres du village . Seulement , depuis quelques minutes , elle entendait des balles siffler , ce bourdonnement de grosses mouches dont on lui avait parlé , et qu' elle reconnaissait . Au loin , c' était une confusion telle de toutes les rages , qu' elle ne distinguait même pas le bruit de la fusillade , dans la violence de cette clameur . Comme elle tournait l' angle d' une maison , il y eut , près de son oreille , un bruit mat , une chute de plâtre , qui la firent s' arrêter net : une balle venait d' écorner la façade , elle en restait toute pâle . Puis , avant qu' elle se fût demandé si elle aurait le courage de continuer , elle reçut au front comme un coup de marteau , elle tomba sur les deux genoux , étourdie . Une seconde balle , qui ricochait , l' avait effleurée un peu au-dessus du sourcil gauche , en ne laissant là qu' une forte meurtrissure . Quand elle eut porté les deux mains à son front , elle les retira rouges de sang . Mais elle avait senti le crâne solide , intact , sous les doigts ; et elle répéta tout haut , pour s' encourager : - ce n' est rien , ce n' est rien ... voyons , je n' ai pas peur , non ! Je n' ai pas peur ... et c' était vrai , elle se releva , elle marcha dès lors parmi les balles avec une insouciance de créature dégagée d' elle-même , qui ne raisonne plus , qui donne sa vie . Elle ne cherchait même plus à se protéger , allant tout droit , la tête haute , n' allongeant le pas que dans le désir d' arriver . Les projectiles s' écrasaient autour d' elle , vingt fois elle manqua d' être tuée , sans paraître le savoir . Sa hâte légère , son activité de femme silencieuse , semblaient l' aider , la faire passer si fine , si souple dans le péril , qu' elle y échappait . Elle était enfin à * Bazeilles , elle coupa au milieu d' un champ de luzerne , pour rejoindre la route , la grande rue qui traverse le village . Comme elle y débouchait , elle reconnut sur la droite , à deux cents pas , sa maison qui brûlait , sans qu' on vît les flammes au grand soleil , le toit à demi effondré déjà , les fenêtres vomissant des tourbillons de fumée noire . Alors , un galop l' emporta , elle courut à perdre haleine . * Weiss , dès huit heures , s' était trouvé enfermé là , séparé des troupes qui se repliaient . Tout de suite , le retour à * Sedan était devenu impossible , car les bavarois , débordant par le parc de * Montivilliers , avaient coupé la ligne de retraite . Il était seul , avec son fusil et les cartouches qui lui restaient , lorsqu' il aperçut devant sa porte une dizaine de soldats , demeurés comme lui en arrière , isolés de leurs camarades , cherchant des yeux un abri , pour vendre au moins chèrement leur peau . Vivement , il descendit leur ouvrir , et la maison dès lors eut une garnison , un capitaine , un caporal , huit hommes , tous hors d' eux , enragés , résolus à ne pas se rendre . - tiens ! * Laurent , vous en êtes ! S' écria * Weiss , surpris de voir parmi eux un grand garçon maigre , qui tenait un fusil , ramassé à côté de quelque cadavre . * Laurent , en pantalon et en veste de toile bleue , était un garçon jardinier du voisinage , âgé d' une trentaine d' années , et qui avait perdu récemment sa mère et sa femme , emportées par la même mauvaise fièvre . - pourquoi donc que je n' en serais pas ? Répondit -il . Je n' ai que ma carcasse , je puis bien la donner ... et puis , vous savez , ça m' amuse , à cause que je ne tire pas mal , et que ça va être drôle d' en démolir un à chaque coup , de ces bougres -là ! Déjà , le capitaine et le caporal inspectaient la maison . Rien à faire du rez-de-chaussée , on se contenta de pousser les meubles contre la porte et les fenêtres , pour les barricader le plus solidement possible . Ce fut ensuite dans les trois petites pièces du premier étage et dans le grenier qu' ils organisèrent la défense , approuvant du reste les préparatifs déjà faits par * Weiss , les matelas garnissant les persiennes , les meurtrières ménagées de place en place , entre les lames . Comme le capitaine se hasardait à se pencher , pour examiner les alentours , il entendit des cris , des larmes d' enfant . - qu' est -ce donc ? Demanda -t-il . * Weiss revit alors , dans la teinturerie voisine , le petit * Auguste malade , la face pourpre de fièvre entre ses draps blancs , demandant à boire , appelant sa mère , qui ne pouvait plus lui répondre , gisante sur le carreau , la tête broyée . Et , à cette vision , il eut un geste douloureux , il répondit : - un pauvre petit dont un obus a tué la mère , et qui pleure , là , à côté . - tonnerre de dieu ! Murmura * Laurent , ce qu' il va falloir leur faire payer tout ça ! Il n' arrivait encore dans la façade que des balles perdues . * Weiss et le capitaine , accompagnés du garçon jardinier et de deux hommes , étaient montés dans le grenier , d' où ils pouvaient mieux surveiller la route . Ils la voyaient obliquement , jusqu'à la place de l' église . Cette place était maintenant au pouvoir des bavarois ; mais ils n' avançaient toujours qu' avec beaucoup de peine et une extrême prudence . Au coin d' une ruelle , une poignée de fantassins les tint encore en échec pendant près d' un quart d' heure , d' un feu tellement nourri , que les morts s' entassaient . Ensuite , ce fut une maison , à l' autre encoignure , dont ils durent s' emparer , avant de passer outre . Par moments , dans la fumée , on distinguait une femme , avec un fusil , tirant d' une des fenêtres . C' était la maison d' un boulanger , des soldats s' y trouvaient oubliés , mêlés aux habitants ; et , la maison prise , il y eut des cris , une effroyable bousculade roula jusqu'au mur d' en face , un flot dans lequel apparut la jupe de la femme , une veste d' homme , des cheveux blancs hérissés ; puis , un feu de peloton gronda , du sang jaillit jusqu'au chaperon du mur . Les allemands étaient inflexibles : toute personne prise les armes à la main , n' appartenant point aux armées belligérantes , était fusillée sur l' heure , comme coupable de s' être mise en dehors du droit des gens . Devant la furieuse résistance du village , leur colère montait , et les pertes effroyables qu' ils éprouvaient depuis bientôt cinq heures , les poussaient à d' atroces représailles . Les ruisseaux coulaient rouges , les morts barraient la route , certains carrefours n' étaient plus que des charniers , d' où s' élevaient des râles . Alors , dans chaque maison qu' ils emportaient de haute lutte , on les vit jeter de la paille enflammée ; d' autres couraient avec des torches , d' autres badigeonnaient les murs de pétrole ; et bientôt des rues entières furent en feu , * Bazeilles flamba . Cependant , au milieu du village , il n' y avait plus que la maison de * Weiss , avec ses persiennes closes , qui gardait son air menaçant de citadelle , résolue à ne pas se rendre . - attention ! Les voici ! Cria le capitaine . Une décharge , partie du grenier et du premier étage , coucha par terre trois des bavarois qui s' avançaient , en rasant les murs . Les autres se replièrent , s' embusquèrent à tous les angles de la route ; et le siège de la maison commença , une telle pluie de balles fouetta la façade qu' on aurait dit un ouragan de grêle . Pendant près de dix minutes , cette fusillade ne cessa pas , trouant le plâtre , sans faire grand mal . Mais un des hommes que le capitaine avait pris avec lui dans le grenier , ayant commis l' imprudence de se montrer à une lucarne , fut tué raide , d' une balle en plein front . - nom d' un chien ! Un de moins ! Gronda le capitaine . Méfiez -vous donc , nous ne sommes pas assez pour nous faire tuer par plaisir ! Lui-même avait pris un fusil , et il tirait , abrité derrière un volet . Mais * Laurent , le garçon jardinier , faisait surtout son admiration . à genoux , le canon de son chassepot appuyé dans l' étroite fente d' une meurtrière , comme à l' affût , il ne lâchait un coup qu' en toute certitude ; et il en annonçait même le résultat à l' avance . - au petit officier bleu , là-bas , dans le coeur ... à l' autre , plus loin , le grand sec , entre les deux yeux ... au gros qui a une barbe rousse et qui m' embête , dans le ventre ... et , chaque fois , l' homme tombait , foudroyé , frappé à l' endroit qu' il désignait ; et lui continuait paisiblement , ne se hâtait pas , ayant de quoi faire , disait -il , car il lui aurait fallu du temps , pour les tuer tous de la sorte , un à un . - ah ! Si j' avais des yeux ! Répétait furieusement * Weiss . Il venait de casser ses lunettes , il en était désespéré . Son binocle lui restait , mais il n' arrivait pas à le faire tenir solidement sur son nez , dans la sueur qui lui inondait la face ; et , souvent , il tirait au hasard , enfiévré , les mains tremblantes . Toute une passion croissante emportait son calme ordinaire . - ne vous pressez pas , ça ne sert absolument à rien , disait * Laurent . Tenez , visez -le avec soin , celui qui n' a plus de casque , au coin de l' épicier ... mais c' est très bien , vous lui avez cassé la patte , et le voilà qui gigote dans son sang . * Weiss , un peu pâle , regardait . Il murmura : - finissez -le . -gâcher une balle , ah ! Non , par exemple ! Vaut mieux en démolir un autre . Les assaillants devaient avoir remarqué ce tir redoutable , qui partait des lucarnes du grenier . Pas un homme ne pouvait avancer , sans rester par terre . Aussi firent -ils entrer en ligne des troupes fraîches , avec l' ordre de cribler de balles la toiture . Dès lors , le grenier devint intenable : les ardoises étaient percées aussi aisément que de minces feuilles de papier , les projectiles pénétraient de toutes parts , ronflant comme des abeilles . à chaque seconde , on courait le risque d' être tué . - descendons , dit le capitaine . On peut tenir encore au premier . Mais , comme il se dirigeait vers l' échelle , une balle l' atteignit dans l' aine et le renversa . - trop tard , nom d' un chien ! * Weiss et * Laurent , aidés du soldat qui restait , s' entêtèrent à le descendre , bien qu' il leur criât de ne pas perdre leur temps à s' occuper de lui : il avait son compte , il pouvait tout aussi bien crever en haut qu' en bas . Pourtant , dans une chambre du premier étage , lorsqu' on l' eut couché sur un lit , il voulut encore diriger la défense . - tirez dans le tas , ne vous occupez pas du reste . Tant que votre feu ne se ralentira point , ils sont bien trop prudents pour se risquer . En effet , le siège de la petite maison continuait , s' éternisait . Vingt fois elle avait paru devoir être emportée dans la tempête de fer dont elle était battue ; et , sous les rafales , au milieu de la fumée , elle se montrait de nouveau debout , trouée , déchiquetée , crachant quand même des balles par chacune de ses fentes . Les assaillants exaspérés d' être arrêtés si longtemps et de perdre tant de monde devant une pareille bicoque , hurlaient , tiraillaient à distance , sans avoir l' audace de se ruer pour enfoncer la porte et les fenêtres , en bas . - attention ! Cria le caporal , voilà une persienne qui tombe ! La violence des balles venait d' arracher une persienne de ses gonds . Mais * Weiss se précipita , poussa une armoire contre la fenêtre ; et * Laurent , embusqué derrière , put continuer son tir . Un des soldats gisait à ses pieds , la mâchoire fracassée , perdant beaucoup de sang . Un autre reçut une balle dans la gorge , roula jusqu'au mur , où il râla sans fin , avec un frisson convulsif de tout le corps . Ils n' étaient plus que huit , en ne comptant pas le capitaine , qui , trop affaibli pour parler , adossé au fond du lit , donnait encore des ordres , par gestes . De même que le grenier , les trois chambres du premier étage commençaient à devenir intenables , car les matelas en lambeaux n' arrêtaient plus les projectiles : des éclats de plâtre sautaient des murs et du plafond , les meubles s' écornaient , les flancs de l' armoire se fendaient comme sous des coups de hache . Et le pis était que les munitions allaient manquer . - est -ce dommage ! Grogna * Laurent . ça marche si bien ! * Weiss eut une idée brusque . - attendez ! Il venait de songer au soldat mort , là-haut , dans le grenier . Et il monta , le fouilla , pour prendre les cartouches qu' il devait avoir . Tout un pan de la toiture s' était effondré , il vit le ciel bleu , une nappe de gaie lumière qui l' étonna . Pour ne pas être tué , il se traînait sur les genoux . Puis , lorsqu' il tint les cartouches , une trentaine encore , il se hâta , redescendit au galop . Mais , en bas , comme il partageait cette provision nouvelle avec le garçon jardinier , un soldat jeta un cri , tomba sur le ventre . Ils n' étaient plus que sept ; et , tout de suite , ils ne furent plus que six , le caporal ayant reçu , dans l' oeil gauche , une balle qui lui fit sauter la cervelle . * Weiss , à partir de ce moment , n' eut plus conscience de rien . Lui et les cinq autres continuaient à tirer comme des fous , achevant les cartouches , sans même avoir l' idée qu' ils pouvaient se rendre . Dans les trois petites pièces , le carreau était obstrué par les débris des meubles . Des morts barraient les portes , un blessé , dans un coin , jetait une plainte affreuse et continue . Partout , du sang collait sous les semelles . Un filet rouge avait coulé , descendant les marches . Et l' air n' était plus respirable , un air épaissi et brûlant de poudre , une fumée , une poussière âcre , nauséabonde , une nuit presque complète que rayaient les flammes des coups de feu . - tonnerre de dieu ! Cria * Weiss , ils amènent du canon ! C' était vrai . Désespérant de venir à bout de cette poignée d' enragés , qui les attardaient ainsi , les bavarois étaient en train de mettre en position une pièce , au coin de la place de l' église . Peut-être enfin passeraient -ils , lorsqu' ils auraient jeté la maison par terre , à coups de boulets . Et cet honneur qu' on leur faisait , cette artillerie braquée sur eux , là-bas , acheva d' égayer furieusement les assiégés , qui ricanaient , pleins de mépris . Ah ! Les bougres de lâches , avec leur canon ! Toujours agenouillé , * Laurent visait soigneusement les artilleurs , tuant son homme chaque fois ; si bien que le service de la pièce ne pouvait se faire , et qu' il se passa cinq ou six minutes avant que le premier coup fût tiré . Trop haut , d' ailleurs , il n' emporta qu' un morceau de la toiture . Mais la fin approchait . Vainement , on fouillait les morts , il n' y avait plus une seule cartouche . Exténués , hagards , les six tâtonnaient , cherchaient ce qu' ils pourraient jeter par les fenêtres , pour écraser l' ennemi . Un d' eux , qui se montra , vociférant , brandissant les poings , fut criblé d' une volée de plomb ; et ils ne restèrent plus que cinq . Que faire ? Descendre , tâcher de s' échapper par le jardin et les prairies ? à ce moment , un tumulte éclata en bas , un flot furieux monta l' escalier : c' étaient les bavarois qui venaient enfin de faire le tour , enfonçant la porte de derrière , envahissant la maison . Une mêlée terrible s' engagea dans les petites pièces , parmi les corps et les meubles en miettes . Un des soldats eut la poitrine trouée d' un coup de baïonnette , et les deux autres furent faits prisonniers ; tandis que le capitaine , qui venait d' exhaler son dernier souffle , demeurait la bouche ouverte , le bras levé encore , comme pour donner un ordre . Cependant , un officier , un gros blond , armé d' un revolver , et dont les yeux , injectés de sang , semblaient sortir des orbites , avait aperçu * Weiss et * Laurent , l' un avec son paletot , l' autre avec sa veste de toile bleue ; et il les apostrophait violemment en français : - qui êtes -vous ? Qu' est -ce que vous fichez là , vous autres ? Puis , les voyant noirs de poudre , il comprit , il les couvrit d' injures , en allemand , la voix bégayante de fureur . Déjà , il levait son pistolet pour leur casser la tête , lorsque les soldats qu' il commandait , se ruèrent , s' emparèrent de * Weiss et de * Laurent , qu' ils poussèrent dans l' escalier . Les deux hommes étaient portés , charriés , au milieu de cette vague humaine , qui les jeta sur la route ; et ils roulèrent jusqu'au mur d' en face , parmi de telles vociférations , que la voix des chefs ne s' entendait plus . Alors , durant deux ou trois minutes encore , tandis que le gros officier blond tâchait de les dégager , pour procéder à leur exécution , ils purent se remettre debout et voir . D' autres maisons s' allumaient , * Bazeilles n' allait plus être qu' un brasier . Par les hautes fenêtres de l' église , des gerbes de flammes commençaient à sortir . Des soldats , qui chassaient une vieille dame de chez elle , venaient de la forcer à leur donner des allumettes , pour mettre le feu à son lit et à ses rideaux . De proche en proche , les incendies gagnaient , sous les brandons de paille jetés , sous les flots de pétrole répandus ; et ce n' était plus qu' une guerre de sauvages , enragés par la longueur de la lutte , vengeant leurs morts , leurs tas de morts , sur lesquels ils marchaient . Des bandes hurlaient parmi la fumée et les étincelles , dans l' effrayant vacarme fait de tous les bruits , des plaintes d' agonie , des coups de feu , des écroulements . à peine se voyait -on , de grandes poussières livides s' envolaient , cachaient le soleil , d' une insupportable odeur de suie et de sang , comme chargées des abominations du massacre . On tuait encore , on détruisait dans tous les coins : la brute lâchée , l' imbécile colère , la folie furieuse de l' homme en train de manger l' homme . Et * Weiss , enfin , devant lui , aperçut sa maison qui brûlait . Des soldats étaient accourus avec des torches , d' autres activaient les flammes , en y lançant les débris des meubles . Rapidement , le rez-de-chaussée flamba , la fumée sortit par toutes les plaies de la façade et de la toiture . Mais , déjà , la teinturerie voisine prenait également feu ; et , chose affreuse , on entendit encore la voix du petit * Auguste , couché dans son lit , délirant de fièvre , qui appelait sa mère ; tandis que les jupes de la malheureuse , étendue sur le seuil , la tête broyée , s' allumaient . - maman , j' ai soif ... maman , donne -moi de l' eau ... les flammes ronflèrent , la voix cessa , on ne distingua plus que les hourras assourdissants des vainqueurs . Mais , par-dessus les bruits , par-dessus les clameurs , un cri terrible domina . C' était * Henriette qui arrivait et qui venait de voir son mari , contre le mur , en face d' un peloton préparant ses armes . Elle se rua à son cou . - mon dieu ! Qu' est -ce qu' il y a ? Ils ne vont pas te tuer ! * Weiss , stupide , la regardait . Elle ! Sa femme , désirée si longtemps , adorée d' une tendresse idolâtre ! Et un frémissement le réveilla , éperdu . Qu' avait -il fait ? Pourquoi était -il resté , à tirer des coups de fusil , au lieu d' aller la rejoindre , ainsi qu' il l' avait juré ? Dans un éblouissement , il voyait son bonheur perdu , la séparation violente , à jamais . Puis , le sang qu' elle avait au front , le frappa ; et la voix machinale , bégayante : - est -ce que tu es blessée ? ... c' est fou d' être venue ... d' un geste emporté , elle l' interrompit . - oh ! Moi , ce n' est rien , une égratignure ... mais toi , toi ! Pourquoi te gardent -ils ? Je ne veux pas qu' ils te tuent ! L' officier se débattait au milieu de la route encombrée , pour que le peloton eût un peu de recul . Quand il aperçut cette femme au cou d' un des prisonniers , il reprit violemment , en français : - oh ! Non , pas de bêtises , hein ! ... d' où sortez -vous ? Que voulez -vous ? -je veux mon mari . - votre mari , cet homme -là ? ... il a été condamné , justice doit être faite . - je veux mon mari . - voyons , soyez raisonnable ... écartez -vous , nous n' avons pas envie de vous faire du mal . - je veux mon mari . Renonçant alors à la convaincre , l' officier allait donner l' ordre de l' arracher des bras du prisonnier , lorsque * Laurent , silencieux jusque -là , l' air impassible , se permit d' intervenir . - dites donc , capitaine , c' est moi qui vous ai démoli tant de monde , et qu' on me fusille , ça va bien . D' autant plus que je n' ai personne , ni mère , ni femme , ni enfant ... tandis que monsieur est marié ... dites , lâchez -le donc , puis vous me réglerez mon affaire ... hors de lui , le capitaine hurla : - en voilà des histoires ! Est -ce qu' on se fiche de moi ? ... un homme de bonne volonté pour emporter cette femme ! Il dut redire cet ordre en allemand . Et un soldat s' avança , un bavarois trapu , à l' énorme tête embroussaillée de barbe et de cheveux roux , sous lesquels on ne distinguait qu' un large nez carré et que de gros yeux bleus . Il était souillé de sang , effroyable , tel qu' un de ces ours des cavernes , une de ces bêtes poilues toutes rouges de la proie dont elles viennent de faire craquer les os . * Henriette répétait , dans un cri déchirant : - je veux mon mari , tuez -moi avec mon mari . Mais l' officier s' appliquait de grands coups de poing dans la poitrine , en disant que , lui , n' était pas un bourreau , que s' il y en avait qui tuaient les innocents , ce n' était pas lui . Elle n' avait pas été condamnée , il se couperait la main , plutôt que de toucher à un cheveu de sa tête . Alors , comme le bavarois s' approchait , * Henriette se colla au corps de * Weiss , de tous ses membres , éperdument . - oh ! Mon ami , je t' en supplie , garde -moi , laisse -moi mourir avec toi ... * Weiss pleurait de grosses larmes ; et , sans répondre , il s' efforçait de détacher , de ses épaules et de ses reins , les doigts convulsifs de la malheureuse . - tu ne m' aimes donc plus , que tu veux mourir sans moi ... garde -moi , ça les fatiguera , ils nous tueront ensemble . Il avait dégagé une des petites mains , il la serrait contre sa bouche , il la baisait , tandis qu' il travaillait pour faire lâcher prise à l' autre . - non , non ! Garde -moi ... je veux mourir ... enfin , à grand'peine , il lui tenait les deux mains . Muet jusque -là , ayant évité de parler , il ne dit qu' un mot : - adieu , chère femme . Et , déjà , de lui-même , il l' avait jetée entre les bras du bavarois , qui l' emportait . Elle se débattait , criait , tandis que , pour la calmer sans doute , le soldat lui adressait tout un flot de rauques paroles . D' un violent effort , elle avait dégagé sa tête , elle vit tout . Cela ne dura pas trois secondes . * Weiss , dont le binocle avait glissé , dans les adieux , venait de le remettre vivement sur son nez , comme s' il avait voulu bien voir la mort en face . Il recula , s' adossa contre le mur , en croisant les bras ; et , dans son veston en lambeaux , ce gros garçon paisible avait une figure exaltée , d' une admirable beauté de courage . Près de lui , * Laurent s' était contenté de fourrer les mains dans ses poches . Il semblait indigné de la cruelle scène , de l' abomination de ces sauvages qui tuaient les hommes sous les yeux de leurs femmes . Il se redressa , les dévisagea , leur cracha d' une voix de mépris : - sales cochons ! Mais l' officier avait levé son épée , et les deux hommes tombèrent comme des masses , le garçon jardinier la face contre terre , l' autre , le comptable , sur le flanc , le long du mur . Celui -ci , avant d' expirer , eut une convulsion dernière , les paupières battantes , la bouche tordue . L' officier , qui s' approcha , le remua du pied , voulant s' assurer qu' il avait bien cessé de vivre . * Henriette avait tout vu , ces yeux mourants qui la cherchaient , ce sursaut affreux de l' agonie , cette grosse botte poussant le corps . Elle ne cria même pas , elle mordit silencieusement , furieusement , ce qu' elle put , une main que ses dents rencontrèrent . Le bavarois jeta une plainte d' atroce douleur . Il la renversa , faillit l' assommer . Leurs visages se touchaient , jamais elle ne devait oublier cette barbe et ces cheveux rouges , éclaboussés de sang , ces yeux bleus , élargis et chavirés de rage . Plus tard , * Henriette ne put se rappeler nettement ce qui s' était passé ensuite . Elle n' avait eu qu' un désir , retourner près du corps de son mari , le prendre , le veiller . Seulement , comme dans les cauchemars , toutes sortes d' obstacles se dressaient , l' arrêtaient à chaque pas . De nouveau , une vive fusillade venait d' éclater , un grand mouvement avait lieu parmi les troupes allemandes qui occupaient * Bazeilles : c' était l' arrivée enfin de l' infanterie de marine ; et le combat recommençait avec une telle violence , que la jeune femme fut rejetée à gauche , dans une ruelle , parmi un troupeau affolé d' habitants . D' ailleurs , le résultat de la lutte ne pouvait être douteux , il était trop tard pour reconquérir les positions abandonnées . Pendant près d' une demi-heure encore , l' infanterie s' acharna , se fit tuer , avec un emportement superbe ; mais , sans cesse , les ennemis recevaient des renforts , débordaient de partout , des prairies , des routes , du parc de * Montivilliers . Rien désormais ne les aurait délogés de ce village , si chèrement acheté , où plusieurs milliers des leurs gisaient dans le sang et les flammes . Maintenant , la destruction achevait son oeuvre , il n' y avait plus là qu' un charnier de membres épars et de débris fumants , et * Bazeilles égorgé , anéanti , s' en allait en cendre . Une dernière fois , * Henriette aperçut au loin sa petite maison dont les planchers s' écroulaient , au milieu d' un tourbillon de flammèches . Toujours , elle revoyait , en face , le long du mur , le corps de son mari . Mais un nouveau flot l' avait reprise , les clairons sonnaient la retraite , elle fut emportée , sans savoir comment , parmi les troupes qui se repliaient . Alors , elle devint une chose , une épave roulée , charriée dans un piétinement confus de foule , coulant à pleine route . Et elle ne savait plus , elle finit par se retrouver à * Balan , chez des gens qu' elle ne connaissait pas , et elle sanglotait dans une cuisine , la tête tombée sur une table . chapitre V : sur le plateau de l' * Algérie , à dix heures , la compagnie * Beaudoin était toujours couchée parmi les choux , dans le champ dont elle n' avait pas bougé depuis le matin . Les feux croisés des batteries du * Hattoy et de la presqu'île d' * Iges , qui redoublaient de violence , venaient encore de lui tuer deux hommes ; et aucun ordre de marcher en avant n' arrivait : allait -on passer la journée là , à se laisser mitrailler , sans se battre ? Même les hommes n' avaient plus le soulagement de décharger leurs chassepots . Le capitaine * Beaudoin était parvenu à faire cesser le feu , cette furieuse et inutile fusillade contre le petit bois d' en face , où pas un prussien ne paraissait être resté . Le soleil devenait accablant , on brûlait , ainsi allongé par terre , sous le ciel en flammes . * Jean , qui se tourna , fut inquiet de voir que * Maurice avait laissé tomber sa tête , la joue contre le sol , les yeux fermés . Il était très pâle , la face immobile . - eh bien ! Quoi donc ? Mais , simplement , * Maurice s' était endormi . L' attente , la fatigue , l' avaient terrassé , malgré la mort qui volait de toutes parts . Et il s' éveilla brusquement , ouvrit de grands yeux calmes , où reparut aussitôt l' effarement trouble de la bataille . Jamais il ne put savoir combien de temps il avait sommeillé . Il lui semblait sortir d' un néant infini et délicieux . - tiens ! Est -ce drôle , murmura -t-il , j' ai dormi ! ... ah ! ça m' a fait du bien . En effet , il sentait moins , à ses tempes et à ses côtes , le douloureux serrement , cette ceinture de la peur dont craquent les os . Il plaisanta * Lapoulle qui , depuis la disparition de * Chouteau et de * Loubet , s' inquiétait d' eux , parlait d' aller les chercher . Une riche idée , pour se mettre à l' abri derrière un arbre et fumer une pipe ! * Pache prétendait qu' on les avait gardés à l' ambulance , où les brancardiers manquaient . Encore un métier pas commode , que d' aller ramasser les blessés , sous le feu ! Puis , tourmenté des superstitions de son village , il ajouta que ça ne portait pas chance de toucher aux morts : on en mourait . - taisez -vous donc , tonnerre de dieu ! Cria le lieutenant * Rochas . Est -ce qu' on meurt ! Sur son grand cheval , le colonel * De * Vineuil avait tourné la tête . Et il eut un sourire , le seul depuis le matin . Puis , il retomba dans son immobilité , toujours impassible sous les obus , attendant des ordres . * Maurice , qui s' intéressait maintenant aux brancardiers , suivait leurs recherches , dans les plis de terrain . Il devait y avoir , au bout du chemin creux , derrière un talus , une ambulance volante de premiers secours , dont le personnel s' était mis à explorer le plateau . Rapidement , on dressait une tente , tandis qu' on déballait du fourgon le matériel nécessaire , les quelques outils , les appareils , le linge , de quoi procéder à des pansements hâtifs , avant de diriger les blessés sur * Sedan , au fur et à mesure qu' on pouvait se procurer des voitures de transport , qui bientôt allaient manquer . Il n' y avait là que des aides . Et c' étaient surtout les brancardiers qui faisaient preuve d' un héroïsme têtu et sans gloire . On les voyait , vêtus de gris , avec la croix rouge de leur casquette et de leur brassard , se risquer lentement , tranquillement , sous les projectiles , jusqu'aux endroits où étaient tombés des hommes . Ils se traînaient sur les genoux , tâchaient de profiter des fossés , des haies , de tous les accidents de terrain , sans mettre de la vantardise à s' exposer inutilement . Puis , dès qu' ils trouvaient des hommes par terre , leur dure besogne commençait , car beaucoup étaient évanouis , et il fallait reconnaître les blessés des morts . Les uns étaient restés sur la face , la bouche dans une mare de sang , en train d' étouffer ; les autres avaient la gorge pleine de boue , comme s' ils venaient de mordre la terre ; d' autres gisaient jetés pêle-mêle , en tas , les bras et les jambes contractés , la poitrine écrasée à demi . Soigneusement , les brancardiers dégageaient , ramassaient ceux qui respiraient encore , allongeant leurs membres , leur soulevant la tête , qu' ils nettoyaient le mieux possible . Chacun d' eux avait un bidon d' eau fraîche , dont il était très avare . Et souvent on pouvait ainsi les voir à genoux , pendant de longues minutes , s' efforçant de ranimer un blessé , attendant qu' il eût rouvert les yeux . à une cinquantaine de mètres , sur la gauche , * Maurice en regarda un qui tâchait de reconnaître la blessure d' un petit soldat , dont une manche laissait couler un filet de sang , goutte à goutte . Il y avait là une hémorragie , que l' homme à la croix rouge finit par trouver et par arrêter , en comprimant l' artère . Dans les cas pressants , ils donnaient de la sorte les premiers soins , évitaient les faux mouvements pour les fractures , bandaient et immobilisaient les membres , de façon à rendre sans danger le transport . Et ce transport enfin devenait la grande affaire : ils soutenaient ceux qui pouvaient marcher , portaient les autres , dans leurs bras , ainsi que des petits enfants , ou bien à califourchon sur leur dos , les mains ramenées autour de leur cou ; ou bien encore , ils se mettaient à deux , à trois , à quatre , selon la difficulté , leur faisaient un siège de leurs poings unis , les emportaient couchés , par les jambes et par les épaules . En dehors des brancards réglementaires , c' étaient aussi toutes sortes d' inventions ingénieuses , de brancards improvisés avec des fusils , liés à l' aide de bretelles de sac . Et , de partout , dans la plaine rase que labouraient les obus , on les voyait , isolés ou en groupe , qui filaient avec leurs fardeaux , baissant la tête , tâtant la terre du pied , d' un héroïsme prudent et admirable . Comme * Maurice en regardait un , sur la droite , un garçon maigre et chétif , qui emportait un lourd sergent pendu à son cou , les jambes brisées , de l' air d' une fourmi laborieuse qui transporte un grain de blé trop gros , il les vit culbuter et disparaître tous les deux dans l' explosion d' un obus . Quand la fumée se fut dissipée , le sergent reparut sur le dos , sans blessure nouvelle , tandis que le brancardier gisait , le flanc ouvert . Et une autre arriva , une autre fourmi active , qui , après avoir retourné et flairé le camarade mort , reprit le blessé à son cou et l' emporta . Alors , * Maurice plaisanta * Lapoulle . - dis , si le métier te plaît davantage , va donc leur donner un coup de main ! Depuis un moment , les batteries de * Saint- * Menges faisaient rage , la grêle des projectiles augmentait ; et le capitaine * Beaudoin , qui se promenait toujours devant sa compagnie , nerveusement , finit par s' approcher du colonel . C' était une pitié , d' épuiser le moral des hommes , pendant de si longues heures , sans les employer . - je n' ai pas d' ordre , répéta stoïquement le colonel . On vit encore le général * Douay passer au galop , suivi de son état-major . Il venait de se rencontrer avec le général * De * Wimpffen , accouru pour le supplier de tenir , ce qu' il avait cru pouvoir promettre de faire , mais à la condition formelle que le calvaire d' * Illy , sur sa droite , serait défendu . Si l' on perdait la position d' * Illy , il ne répondait plus de rien , la retraite devenait fatale . Le général * De * Wimpffen déclara que des troupes du 1er corps allaient occuper le calvaire ; et , en effet , on vit presque aussitôt un régiment de zouaves s' y établir ; de sorte que le général * Douay , rassuré , consentit à envoyer la division * Dumont au secours du 12e corps , très menacé . Mais , un quart d' heure plus tard , comme il revenait de constater l' attitude solide de sa gauche , il s' exclama en levant les yeux et en remarquant que le calvaire était vide : plus de zouaves , on avait abandonné le plateau , que le feu d' enfer des batteries de * Fleigneux rendait d' ailleurs intenable . Et , désespéré , prévoyant le désastre , il se portait rapidement sur la droite , lorsqu' il tomba dans une déroute de la division * Dumont , qui se repliait en désordre , affolée , mêlée aux débris du 1er corps . Ce dernier , après son mouvement de retraite , n' avait pu reconquérir ses positions du matin , laissant * Daigny au xiie corps saxon et * Givonne à la garde prussienne , forcé de remonter vers le nord , à travers le bois de la * Garenne , canonné par les batteries que l' ennemi installait sur toutes les crêtes , d' un bout à l' autre du vallon . Le terrible cercle de fer et de flammes se resserrait , une partie de la garde continuait sa marche sur * Illy , de l' est à l' ouest , en tournant les coteaux ; tandis que , de l' ouest à l' est , derrière le xie corps , maître de * Saint- * Menges , le ve cheminait toujours , dépassait * Fleigneux , portait sans cesse ses canons plus en avant , avec une impudente témérité , si convaincu de l' ignorance et de l' impuissance des troupes françaises , qu' il n' attendait même pas l' infanterie pour les soutenir . Il était midi , l' horizon entier s' embrasait , tonnant , croisant les feux sur le 7e et le 1er corps . Le général * Douay , alors , pendant que l' artillerie ennemie préparait de la sorte l' attaque suprême du calvaire , résolut de faire un dernier effort pour le reconquérir . Il envoya des ordres , il se jeta en personne parmi les fuyards de la division * Dumont , réussit à former une colonne , qu' il lança sur le plateau . Elle y tint bon pendant quelques minutes ; mais les balles sifflaient si drues , une telle trombe d' obus balayait les champs vides , sans un arbre , que la panique tout de suite se déclara , remportant les hommes le long des pentes , les roulant ainsi que des pailles surprises par un orage . Et le général s' entêta , fit avancer d' autres régiments . Une estafette , qui passait au galop , cria au colonel * De * Vineuil un ordre , dans l' effrayant vacarme . Déjà , le colonel était debout sur les étriers , la face ardente ; et , d' un grand geste de son épée , montrant le calvaire : - enfin , mes enfants , c' est notre tour ! ... en avant , là-haut ! Le 106e , entraîné , s' ébranla . Une des premières , la compagnie * Beaudoin s' était mise debout , au milieu des plaisanteries , les hommes disant qu' ils étaient rouillés , qu' ils avaient de la terre dans les jointures . Mais , dès les premiers pas , on dut se jeter au fond d' une tranchée-abri qu' on rencontra , tellement le feu devenait vif . Et l' on fila en pliant l' échine . - mon petit , répétait * Jean à * Maurice , attention ! C' est le coup de chien ... ne montre pas le bout de ton nez , car pour sûr on te le démolirait ... et ramasse bien tes os sous ta peau , si tu ne veux pas en laisser en route . Ceux qui en reviendront , cette fois , seront des bons . * Maurice entendait à peine , dans le bourdonnement , la clameur de foule qui lui emplissait la tête . Il ne savait plus s' il avait peur , il courait emporté par le galop des autres , sans volonté personnelle , n' ayant que le désir d' en finir tout de suite . Et il était à ce point devenu un simple flot de ce torrent en marche , qu' un brusque recul s' étant produit , à l' extrémité de la tranchée , devant les terrains nus qu' il restait à gravir , il avait aussitôt senti la panique le gagner , prêt à prendre la fuite . C' était , en lui , l' instinct débridé , une révolte des muscles , obéissant aux souffles épars . Des hommes déjà retournaient en arrière , lorsque le colonel se précipita . - voyons , mes enfants , vous ne me ferez pas cette peine , vous n' allez pas vous conduire comme des lâches ... souvenez -vous ! Jamais le 106e n' a reculé , vous seriez les premiers à salir notre drapeau ... il poussait son cheval , barrait le chemin aux fuyards , trouvait des paroles pour chacun , parlait de la * France , d' une voix où tremblaient des larmes . Le lieutenant * Rochas en fut si ému , qu' il entra dans une terrible colère , levant son épée , tapant sur les hommes comme avec un bâton . - sales bougres , je vas vous monter là-haut à coups de botte dans le derrière , moi ! Voulez -vous bien obéir , ou je casse la gueule au premier qui tourne les talons ! Mais ces violences , ces soldats menés au feu à coups de pied , répugnaient au colonel . - non , non , lieutenant , ils vont tous me suivre ... n' est -ce pas , mes enfants , vous n' allez pas laisser votre vieux colonel se débarbouiller tout seul avec les prussiens ? ... en avant , là-haut ! Et il partit , et tous en effet le suivirent , tellement il avait dit cela en brave homme de père , qu' on ne pouvait abandonner , sans être des pas grand'chose . Lui seul , du reste , traversa tranquillement les champs nus , sur son grand cheval , tandis que les hommes s' éparpillaient , se jetaient en tirailleurs , profitant des moindres abris . Les terrains montaient , il y avait bien cinq cents mètres de chaumes et de carrés de betteraves , avant d' atteindre le calvaire . Au lieu de l' assaut classique , tel qu' il se passe dans les manoeuvres , par lignes correctes , on ne vit bientôt que des dos arrondis qui filaient au ras de terre , des soldats isolés ou par petits groupes , rampant , sautant soudain ainsi que des insectes , gagnant la crête à force d' agilité et de ruse . Les batteries ennemies avaient dû les voir , les obus labouraient le sol , si fréquents , que les détonations ne cessaient point . Cinq hommes furent tués , un lieutenant eut le corps coupé en deux . * Maurice et * Jean avaient eu la chance de rencontrer une haie , derrière laquelle ils purent galoper sans être vus . Une balle pourtant y troua la tempe d' un de leurs camarades , qui tomba dans leurs jambes . Ils durent l' écarter du pied . Mais les morts ne comptaient plus , il y en avait trop . L' horreur du champ de bataille , un blessé qu' ils aperçurent , hurlant , retenant à deux mains ses entrailles , un cheval qui se traînait encore , les cuisses rompues , toute cette effroyable agonie finissait par ne plus les toucher . Et ils ne souffraient que de l' accablante chaleur du soleil de midi qui leur mangeait les épaules . - ce que j' ai soif ! Bégaya * Maurice . Il me semble que j' ai de la suie dans la gorge . Tu ne sens pas cette odeur de roussi , de laine brûlée ? * Jean hocha la tête . - ça sentait la même chose à * Solférino . Peut-être bien que c' est l' odeur de la guerre ... attends , j' ai encore de l' eau-de-vie , nous allons boire un coup . Derrière la haie , tranquillement , ils s' arrêtèrent une minute . Mais l' eau-de-vie , au lieu de les désaltérer , leur brûlait l' estomac . C' était exaspérant , ce goût de roussi dans la bouche . Et ils se mouraient aussi d' inanition , ils auraient volontiers mordu à la moitié de pain que * Maurice avait dans son sac ; seulement , était -ce possible ? Derrière eux , le long de la haie , d' autres hommes arrivaient sans cesse , qui les poussaient . Enfin , d' un bond , ils franchirent la dernière pente . Ils étaient sur le plateau , au pied même du calvaire , la vieille croix rongée par les vents et la pluie , entre deux maigres tilleuls . - ah ! Bon sang , nous y voilà ! Cria * Jean . Mais le tout est d' y rester ! Il avait raison , l' endroit n' était pas précisément agréable , comme le fit remarquer * Lapoulle d' une voix dolente , ce qui égaya la compagnie . Tous , de nouveau , s' allongèrent dans un chaume ; et trois hommes encore n' en furent pas moins tués . C' était , là-haut , un véritable ouragan déchaîné , les projectiles arrivaient en si grand nombre de * Saint- * Menges , de * Fleigneux et de * Givonne , que la terre semblait en fumer comme sous une grosse pluie d' orage . évidemment , la position ne pourrait être gardée longtemps , si de l' artillerie ne venait au plus tôt soutenir les troupes engagées avec tant de témérité . Le général * Douay , disait -on , avait fait donner l' ordre d' avancer à deux batteries de l' artillerie de réserve ; et , à chaque seconde , anxieusement , les hommes se retournaient , dans l' attente de ces canons qui n' arrivaient pas . - c' est ridicule , ridicule ! Répétait le capitaine * Beaudoin , qui avait repris sa promenade saccadée . On n' envoie pas ainsi un régiment en l' air , sans l' appuyer tout de suite . Puis , ayant aperçu un pli de terrain , sur la gauche , il cria à * Rochas : - dites donc , lieutenant , la compagnie pourrait se terrer là . * Rochas , debout , immobile , haussa les épaules . - oh ! Mon capitaine , ici ou là-bas , allez ! La danse est la même ... le mieux est encore de ne pas bouger . Alors , le capitaine * Beaudoin , qui ne jurait jamais , s' emporta . - mais , nom de dieu ! Nous allons y rester tous ! On ne peut pas se laisser détruire ainsi ! Et il s' entêta , voulut se rendre compte personnellement de la position meilleure qu' il indiquait . Mais il n' avait pas fait dix pas , qu' il disparaissait dans une brusque explosion , la jambe droite fracassée par un éclat d' obus . Il culbuta sur le dos , en jetant un cri aigu de femme surprise . - c' était sûr , murmura * Rochas . ça ne vaut rien de tant remuer , et ce qu' on doit gober , on le gobe . Des hommes de la compagnie , en voyant tomber leur capitaine , se soulevèrent ; et , comme il appelait à l' aide , suppliant qu' on l' emportât , * Jean finit par courir jusqu'à lui , suivi aussitôt de * Maurice . - mes amis , au nom du ciel ! Ne m' abandonnez pas , emportez -moi à l' ambulance ! -dame ! Mon capitaine , ce n' est guère commode ... on peut toujours essayer ... déjà , ils se concertaient pour savoir par quel bout le prendre , lorsqu' ils aperçurent , abrités derrière la haie qu' ils avaient longée , deux brancardiers , qui paraissaient attendre de la besogne . Ils leur firent des signes énergiques , ils les décidèrent à s' approcher . C' était le salut , s' ils pouvaient regagner l' ambulance , sans mauvaise aventure . Mais le chemin était long , et la grêle de fer augmentait encore . Comme les brancardiers , après avoir bandé fortement la jambe , pour la maintenir , emportaient le capitaine assis sur leurs poings noués , un bras passé au cou de chacun d' eux , le colonel * De * Vineuil , averti , arriva , en poussant son cheval . Il avait connu le jeune homme dès sa sortie de * Saint- * Cyr , il l' aimait et se montrait très ému . - mon pauvre enfant , ayez du courage ... ce ne sera rien , on vous sauvera ... le capitaine eut un geste de soulagement , comme si beaucoup de bravoure lui était venue enfin . - non , non , c' est fini , j' aime mieux ça . Ce qui est exaspérant , c' est d' attendre ce qu' on ne peut éviter . On l' emporta , les brancardiers eurent la chance d' atteindre sans encombre la haie , le long de laquelle ils filèrent rapidement , avec leur fardeau . Lorsque le colonel les vit disparaître derrière le bouquet d' arbres , où se trouvait l' ambulance , il eut un soupir de soulagement . - mais , mon colonel , cria soudain * Maurice , vous êtes blessé , vous aussi ! Il venait d' apercevoir la botte gauche de son chef couverte de sang . Le talon avait dû être arraché , et un morceau de la tige était même entré dans les chairs . * M * De * Vineuil se pencha tranquillement sur la selle , regarda un instant son pied , qui devait le brûler et peser lourd , au bout de sa jambe . - oui , oui , murmura -t-il , j' ai attrapé ça tout à l' heure ... ce n' est rien , ça ne m' empêche pas de me tenir à cheval ... et il ajouta , en retournant prendre sa place , à la tête de son régiment : - quand on est à cheval et qu' on peut s' y tenir , ça va toujours . Enfin , les deux batteries de l' artillerie de réserve arrivaient . Ce fut pour les hommes anxieux un soulagement immense , comme si ces canons étaient le rempart , le salut , la foudre qui allait faire taire , là-bas , les canons ennemis . Et c' était d' ailleurs superbe , cette arrivée correcte des batteries , dans leur ordre de bataille , chaque pièce suivie de son caisson , les conducteurs montés sur les porteurs , tenant la bride des sous-verges , les servants assis sur les coffres , les brigadiers et les maréchaux des logis galopant à leur place réglementaire . On les aurait dits à la parade , soucieux de conserver leurs distances , tandis qu' ils s' avançaient d' un train fou , au travers des chaumes , avec un sourd grondement d' orage . * Maurice , qui s' était de nouveau couché dans un sillon , se souleva , enthousiasmé , pour dire à * Jean : - tiens ! Là , celle qui s' établit à gauche , c' est la batterie d' * Honoré . Je reconnais les hommes . D' un revers de main , * Jean l' avait déjà rejeté sur le sol . - allonge -toi donc ! Et fais le mort ! Mais tous deux , la joue collée à la terre , ne perdirent plus de vue la batterie , très intéressés par la manoeuvre , le coeur battant à grands coups , de voir la bravoure calme et active de ces hommes , dont ils attendaient encore la victoire . Brusquement , à gauche , sur une crête nue , la batterie venait de s' arrêter ; et ce fut l' affaire d' une minute , les servants sautèrent des coffres , décrochèrent les avant-trains , les conducteurs laissèrent les pièces en position , firent exécuter un demi-tour à leurs bêtes , pour se porter à quinze mètres en arrière , face à l' ennemi , immobiles . Déjà les six pièces étaient braquées , espacées largement , accouplées en trois sections que des lieutenants commandaient , toutes les six réunies sous les ordres d' un capitaine maigre et très long , qui jalonnait fâcheusement le plateau . Et l' on entendit ce capitaine crier , après qu' il eut rapidement fait son calcul : - la hausse à seize cents mètres ! L' objectif allait être la batterie prussienne , à gauche de * Fleigneux , derrière des broussailles , dont le feu terrible rendait le calvaire d' * Illy intenable . - tu vois , se remit à expliquer * Maurice , qui ne pouvait se taire , la pièce d' * Honoré est dans la section du centre . Le voilà qui se penche avec le pointeur ... c' est le petit * Louis , le pointeur : nous avons bu la goutte ensemble à * Vouziers , tu te souviens ? ... et , là-bas , le conducteur de gauche , celui qui se tient si raide sur son porteur , une bête alezane superbe , c' est * Adolphe ... la pièce avec ses six servants et son maréchal des logis , plus loin l' avant-train et ses quatre chevaux montés par les deux conducteurs , plus loin le caisson , ses six chevaux , ses trois conducteurs , plus loin encore la prolonge , la fourragère , la forge , toute cette queue d' hommes , de bêtes et de matériel s' étendait sur une ligne droite , à une centaine de mètres en arrière ; sans compter les haut-le-pied , le caisson de rechange , les bêtes et les hommes destinés à boucher les trous , et qui attendaient à droite , pour ne pas rester inutilement exposés , dans l' enfilade du tir . Mais * Honoré s' occupait du chargement de sa pièce . Les deux servants du centre revenaient déjà de chercher la gargousse et le projectile au caisson , où veillaient le brigadier et l' artificier ; et , tout de suite , les deux servants de la bouche , après avoir introduit la gargousse , la charge de poudre enveloppée de serge , qu' ils poussèrent soigneusement à l' aide du refouloir , glissèrent de même l' obus , dont les ailettes grinçaient le long des rainures . Vivement , l' aide-pointeur , ayant mis la poudre à nu d' un coup de dégorgeoir , enfonça l' étoupille dans la lumière . Et * Honoré voulut pointer lui-même ce premier coup , à demi couché sur la flèche , manoeuvrant la vis de réglage pour trouver la portée , indiquant la direction , d' un petit geste continu de la main , au pointeur , qui , en arrière , armé du levier , poussait insensiblement la pièce plus à droite ou plus à gauche . - ça doit y être , dit -il en se relevant . Le capitaine , son grand corps plié en deux , vint vérifier la hausse . à chaque pièce , l' aide-pointeur tenait en main la ficelle , prêt à tirer le rugueux , la lame en dents de scie qui allumait le fulminate . Et les ordres furent criés , par numéros , lentement : - première pièce , feu ! ... deuxième pièce , feu ! ... les six coups partirent , les canons reculèrent , furent ramenés , pendant que les maréchaux des logis constataient que leur tir était beaucoup trop court . Ils le réglèrent , et la manoeuvre recommença , toujours la même , et c' était cette lenteur précise , ce travail mécanique fait avec sang-froid , qui maintenait le moral des hommes . La pièce , la bête aimée , groupait autour d' elle une petite famille , que resserrait une occupation commune . Elle était le lien , le souci unique , tout existait pour elle , le caisson , les voitures , les chevaux , les hommes . De là venait la grande cohésion de la batterie entière , une solidité et une tranquillité de bon ménage . Parmi le 106e , des acclamations avaient accueilli la première salve . Enfin , on allait donc leur clouer le bec , aux canons prussiens ! Tout de suite , il y eut pourtant une déception , lorsqu' on se fut aperçu que les obus restaient en chemin , éclataient pour la plupart en l' air , avant d' avoir atteint les broussailles , là-bas , où se cachait l' artillerie ennemie . - * Honoré , reprit * Maurice , dit que les autres sont des clous , à côté de la sienne ... ah ! La sienne , il coucherait avec , jamais on n' en trouvera la pareille ! Vois donc de quel oeil il la couve , et comme il la fait essuyer , pour qu' elle n' ait pas trop chaud ! Il plaisantait avec * Jean , tous deux ragaillardis par cette belle bravoure calme des artilleurs . Mais , en trois coups , les batteries prussiennes venaient de régler leur tir : d' abord trop long , il était devenu d' une telle précision , que les obus tombaient sur les pièces françaises ; tandis que celles -ci , malgré les efforts pour allonger la portée , n' arrivaient toujours pas . Un des servants d' * Honoré , celui de la bouche , à gauche , fut tué . On poussa le corps , le service continua avec la même régularité soigneuse , sans plus de hâte . De toutes parts , les projectiles pleuvaient , éclataient ; et c' étaient , autour de chaque pièce , les mêmes mouvements méthodiques , la gargousse et l' obus introduits , la hausse réglée , le coup tiré , les roues ramenées , comme si ce travail avait absorbé les hommes au point de les empêcher de voir et d' entendre . Mais ce qui frappa surtout * Maurice , ce fut l' attitude des conducteurs , à quinze mètres en arrière , raidis sur leurs chevaux , face à l' ennemi . * Adolphe était là , large de poitrine , avec ses grosses moustaches blondes dans son visage rouge ; et il fallait vraiment un fier courage pour ne pas même battre des yeux , à regarder ainsi les obus venir droit sur soi , sans avoir seulement l' occupation de mordre ses pouces pour se distraire . Les servants qui travaillaient , eux , avaient de quoi penser à autre chose ; tandis que les conducteurs , immobiles , ne voyaient que la mort , avec tout le loisir d' y songer et de l' attendre . On les obligeait de faire face à l' ennemi , parce que , s' ils avaient tourné le dos , l' irrésistible besoin de fuite aurait pu emporter les hommes et les bêtes . à voir le danger , on le brave . Il n' y a pas d' héroïsme plus obscur ni plus grand . Un homme encore venait d' avoir la tête emportée , deux chevaux d' un caisson râlaient , le ventre ouvert , et le tir ennemi continuait , tellement meurtrier , que la batterie entière allait être démontée , si l' on s' entêtait sur la même position . Il fallait dérouter ce tir terrible , malgré les inconvénients d' un changement de place . Le capitaine n' hésita plus , cria l' ordre : - amenez les avant-trains ! Et la dangereuse manoeuvre s' exécuta avec une rapidité foudroyante : les conducteurs refirent leur demi-tour , ramenant les avant-trains , que les servants raccrochèrent aux pièces . Mais , dans ce mouvement , ils avaient développé un front étendu , ce dont l' ennemi profitait pour redoubler son feu . Trois hommes encore y restèrent . Au grand trot , la batterie filait , décrivait parmi les terres un arc de cercle , pour aller s' installer à une cinquantaine de mètres plus à droite , de l' autre côté du 106e , sur un petit plateau . Les pièces furent décrochées , les conducteurs se retrouvèrent face à l' ennemi , et le feu recommença , sans un arrêt , dans un tel branle , que le sol n' avait pas cessé de trembler . Cette fois , * Maurice poussa un cri . De nouveau , en trois coups , les batteries prussiennes venaient de rétablir leur tir , et le troisième obus était tombé droit sur la pièce d' * Honoré . On vit celui -ci qui se précipitait , qui tâtait d' une main tremblante la blessure fraîche , tout un coin écorné de la bouche de bronze . Mais elle pouvait être chargée encore , la manoeuvre reprit , après qu' on eut débarrassé les roues du cadavre d' un autre servant , dont le sang avait éclaboussé l' affût . - non , ce n' est pas le petit * Louis , continua à penser tout haut * Maurice . Le voilà qui pointe , et il doit être blessé pourtant , car il ne se sert que de son bras gauche ... ah ! Ce petit * Louis , dont le ménage allait si bien avec * Adolphe , à la condition que le servant , l' homme à pied , malgré son instruction plus grande , serait l' humble valet du conducteur , l' homme à cheval ... * Jean , qui se taisait , l' interrompit , d' un cri d' angoisse : - jamais ils ne tiendront , c' est foutu ! En effet , cette seconde position , en moins de cinq minutes , était devenue aussi intenable que la première . Les projectiles pleuvaient avec la même précision . Un obus brisa une pièce , tua un lieutenant et deux hommes . Pas un des coups n' était perdu , à ce point que , si l' on s' obstinait là davantage , il ne resterait bientôt plus ni un canon ni un artilleur . C' était un écrasement balayant tout . Alors , le cri du capitaine retentit une seconde fois : - amenez les avant-trains ! La manoeuvre recommença , les conducteurs galopèrent , refirent demi-tour , pour que les servants pussent raccrocher les pièces . Mais , cette fois , pendant le mouvement , un éclat troua la gorge , arracha la mâchoire de * Louis , qui tomba en travers de la flèche , qu' il était en train de soulever . Et , comme * Adolphe arrivait , au moment où la ligne des attelages se présentait de flanc , une bordée furieuse s' abattit : il culbuta , la poitrine fendue , les bras ouverts . Dans une dernière convulsion , il avait pris l' autre , ils restèrent embrassés , farouchement tordus , mariés jusque dans la mort . Déjà , malgré les chevaux tués , malgré le désordre que la bordée meurtrière avait jeté parmi les rangs , toute la batterie remontait une pente , venait s' établir plus en avant , à quelques mètres de l' endroit où * Maurice et * Jean étaient couchés . Pour la troisième fois , les pièces furent décrochées , les conducteurs se retrouvèrent face à l' ennemi , tandis que les servants , tout de suite , rouvraient le feu , avec un entêtement d' héroïsme invincible . - c' est la fin de tout ! Dit * Maurice , dont la voix se perdit . Il semblait , en effet , que la terre et le ciel se fussent confondus . Les pierres se fendaient , une épaisse fumée cachait par instants le soleil . Au milieu de l' effroyable vacarme , on apercevait les chevaux étourdis , abêtis , la tête basse . Partout , le capitaine apparaissait , trop grand . Il fut coupé en deux , il se cassa et tomba , comme la hampe d' un drapeau . Mais , autour de la pièce d' * Honoré surtout , l' effort continuait , sans hâte et obstiné . Lui , malgré ses galons , dut se mettre à la manoeuvre , car il ne restait que trois servants . Il pointait , tirait le rugueux , pendant que les trois allaient au caisson , chargeaient , maniaient l' écouvillon et le refouloir . On avait fait demander des hommes et des chevaux haut-le-pied , pour boucher les trous creusés par la mort ; et ils tardaient à venir , il fallait se suffire en attendant . La rage était qu' on n' arrivait toujours pas , que les projectiles lancés éclataient presque tous en l' air , sans faire grand mal à ces terribles batteries adverses , dont le feu était si efficace . Et , brusquement , * Honoré poussa un juron , qui domina le bruit de la foudre : toutes les malechances , la roue droite de sa pièce venait d' être broyée ! Tonnerre de dieu ! Une patte cassée , la pauvre bougresse fichue sur le flanc , son nez par terre , bancale et bonne à rien ! Il en pleurait de grosses larmes , il lui avait pris le cou entre ses mains égarées , comme s' il avait voulu la remettre d' aplomb , par la seule chaleur de sa tendresse . Une pièce qui était la meilleure , qui était la seule à avoir envoyé quelques obus là-bas ! Puis , une résolution folle l' envahit , celle de remplacer la roue immédiatement , sous le feu . Lorsque , aidé d' un servant , il fut allé lui-même chercher dans la prolonge une roue de rechange , la manoeuvre de force commença , la plus dangereuse qui pût être faite sur le champ de bataille . Heureusement , les hommes et les chevaux haut-le-pied avaient fini par arriver , deux nouveaux servants donnèrent un coup de main . Cependant , une fois encore , la batterie était démontée . On ne pouvait pousser plus loin la folie héroïque . L' ordre allait être crié de se replier définitivement . - dépêchons , camarades ! Répétait * Honoré . Nous l' emmènerons au moins , et ils ne l' auront pas ! C' était son idée , sauver sa pièce , ainsi qu' on sauve le drapeau . Et il parlait encore , lorsqu' il fut foudroyé , le bras droit arraché , le flanc gauche ouvert . Il était tombé sur la pièce , il y resta comme étendu sur un lit d' honneur , la tête droite , la face intacte et belle de colère , tournée là-bas , vers l' ennemi . Par son uniforme déchiré , venait de glisser une lettre , que ses doigts crispés avaient prise et que le sang tachait , goutte à goutte . Le seul lieutenant qui ne fût pas mort , jeta le commandement : - amenez les avant-trains ! Un caisson avait sauté , avec un bruit de pièces d' artifice qui fusent et éclatent . On dut se décider à prendre les chevaux d' un autre caisson , pour sauver une pièce dont l' attelage était par terre . Et , cette dernière fois , quand les conducteurs eurent fait demi-tour et qu' on eut raccroché les quatre canons qui restaient , on galopa , on ne s' arrêta qu' à un millier de mètres , derrière les premiers arbres du bois de la * Garenne . * Maurice avait tout vu . Il répétait , avec un petit grelottement d' horreur , d' une voix machinale : - oh ! Le pauvre garçon ! Le pauvre garçon ! Cette peine semblait augmenter encore la douleur grandissante qui lui tordait l' estomac . La bête , en lui , se révoltait : il était à bout de force , il se mourait de faim . Sa vue se troublait , il n' avait même plus conscience du danger où se trouvait le régiment , depuis que la batterie avait dû se replier . D' une minute à l' autre , des masses considérables pouvaient attaquer le plateau . - écoute , dit -il à * Jean , il faut que je mange ... j' aime mieux manger et qu' on me tue tout de suite ! Il avait ouvert son sac , il prit le pain de ses deux mains tremblantes , il se mit à mordre dedans , avec voracité . Les balles sifflaient , deux obus éclatèrent à quelques mètres . Mais plus rien n' existait , il n' y avait que sa faim à satisfaire . - * Jean , en veux -tu ? Celui -ci le regardait , hébété , les yeux gros , l' estomac déchiré du même besoin . - oui , tout de même , je veux bien , je souffre trop . Ils partagèrent , ils achevèrent goulûment le pain , sans s' inquiéter d' autre chose , tant qu' il en resta une bouchée . Et ce fut seulement ensuite qu' ils revirent leur colonel , sur son grand cheval , avec sa botte sanglante . De toutes parts , le 106e était débordé . Déjà , des compagnies avaient dû fuir . Alors , obligé de céder au torrent , levant son épée , les yeux pleins de larmes : - mes enfants , cria * M * De * Vineuil , à la garde de * Dieu qui n' a pas voulu de nous ! Des bandes de fuyards l' entouraient , il disparut dans un pli de terrain . Puis , sans savoir comment , * Jean et * Maurice se trouvèrent derrière la haie , avec les débris de leur compagnie . Une quarantaine d' hommes au plus restaient , commandés par le lieutenant * Rochas ; et le drapeau était avec eux , le sous-lieutenant qui le portait venait d' en rabattre la soie autour de la hampe , pour tâcher de le sauver . On fila jusqu'au bout de la haie , on se jeta parmi de petits arbres , sur une pente , où * Rochas fit recommencer le feu . Les hommes , dispersés en tirailleurs , abrités , pouvaient tenir ; d' autant plus qu' un grand mouvement de cavalerie avait lieu sur leur droite , et qu' on ramenait des régiments en ligne , afin de l' appuyer . * Maurice , alors , comprit l' étreinte lente , invincible , qui achevait de s' accomplir . Le matin , il avait vu les prussiens déboucher par le défilé de * Saint- * Albert , gagner * Saint- * Menges , puis * Fleigneux ; et , maintenant , derrière le bois de la * Garenne , il entendait tonner les canons de la garde , il commençait à apercevoir d' autres uniformes allemands , qui arrivaient par les coteaux de * Givonne . Encore quelques minutes , et le cercle se fermerait , et la garde donnerait la main au ve corps , enveloppant l' armée française d' un mur vivant , d' une ceinture foudroyante d' artillerie . Ce devait être dans la pensée désespérée de faire un dernier effort , de chercher à rompre cette muraille en marche , qu' une division de la cavalerie de réserve , celle du général * Margueritte , se massait derrière un pli de terrain , prête à charger . On allait charger à la mort , sans résultat possible , pour l' honneur de la * France . Et * Maurice , qui pensait à * Prosper , assista au terrible spectacle . Depuis le petit jour , * Prosper ne faisait que pousser son cheval , dans des marches et des contremarches continuelles , d' un bout à l' autre du plateau d' * Illy . On les avait réveillés à l' aube , homme par homme , sans sonneries ; et , pour le café , ils s' étaient ingéniés à envelopper chaque feu d' un manteau , afin de ne pas donner l' éveil aux prussiens . Puis , ils n' avaient plus rien su , ils entendaient le canon , ils voyaient des fumées , de lointains mouvements d' infanterie , ignorant tout de la bataille , son importance , ses résultats , dans l' inaction absolue où les généraux les laissaient . * Prosper , lui , tombait de sommeil . C' était la grande souffrance , les nuits mauvaises , la fatigue amassée , une somnolence invincible au bercement du cheval . Il avait des hallucinations , se voyait par terre , ronflant sur un matelas de cailloux , rêvait qu' il était dans un bon lit , avec des draps blancs . Pendant des minutes , il s' endormait réellement sur la selle , n' était plus qu' une chose en marche , emportée au hasard du trot . Des camarades , parfois , avaient ainsi culbuté de leur bête . On était si las , que les sonneries ne les réveillaient plus ; et il fallait les mettre debout , les tirer de ce néant à coups de pied . - mais qu' est -ce qu' on fiche , qu' est -ce qu' on fiche de nous ? Répétait * Prosper , pour secouer cette torpeur irrésistible . Le canon tonnait depuis six heures . En montant sur un coteau , il avait eu deux camarades tués par un obus , à côté de lui ; et , plus loin , trois autres encore étaient restés par terre , la peau trouée de balles , sans qu' on pût savoir d' où elles venaient . C' était exaspérant , cette promenade militaire , inutile et dangereuse , au travers du champ de bataille . Enfin , vers une heure , il comprit qu' on se décidait à les faire tuer au moins proprement . Toute la division * Margueritte , trois régiments de chasseurs d' * Afrique , un de chasseurs de * France et un de hussards , venait d' être réunie dans un pli de terrain , un peu au-dessous du calvaire , à gauche de la route . Les trompettes avaient sonné " pied à terre ! " et le commandement des officiers retentit : - sanglez les chevaux , assurez les paquetages ! Descendu de cheval , * Prosper s' étira , flatta * Zéphir de la main . Ce pauvre * Zéphir , il était aussi abruti que son maître , éreinté du bête de métier qu' on lui faisait faire . Avec ça , il portait un monde : le linge dans les fontes et le manteau roulé par-dessus , la blouse , le pantalon , le bissac avec les objets de pansage , derrière la selle , et en travers encore le sac des vivres , sans compter la peau de bouc , le bidon , la gamelle . Une pitié tendre noyait le coeur du cavalier , tandis qu' il serrait les sangles et qu' il s' assurait que tout cela tenait bien . Ce fut un rude moment . * Prosper , qui n' était pas plus poltron qu' un autre , alluma une cigarette , tant il avait la bouche sèche . Quand on va charger , chacun peut se dire : " cette fois , j' y reste ! " cela dura bien cinq ou six minutes , on racontait que le général * Margueritte était allé en avant , pour reconnaître le terrain . On attendait . Les cinq régiments s' étaient formés en trois colonnes , chaque colonne avait sept escadrons de profondeur , de quoi donner à manger aux canons . Tout d' un coup , les trompettes sonnèrent : à cheval ! Et , presque aussitôt , une autre sonnerie éclata : sabre à la main ! Le colonel de chaque régiment avait déjà galopé , prenant sa place de bataille , à vingt-cinq mètres en avant du front . Les capitaines étaient à leur poste , en tête de leurs hommes . Et l' attente recommença , dans un silence de mort . Plus un bruit , plus un souffle sous l' ardent soleil . Les coeurs seuls battaient . Un ordre encore , le dernier , et cette masse immobile allait s' ébranler , se ruer d' un train de tempête . Mais , à ce moment , sur la crête du coteau , un officier parut , à cheval , blessé , et que deux hommes soutenaient . On ne le reconnut pas d' abord . Puis , un grondement s' éleva , roula en une clameur furieuse . C' était le général * Margueritte , dont une balle venait de traverser les joues , et qui devait en mourir . Il ne pouvait parler , il agita le bras , là-bas , vers l' ennemi . La clameur grandissait toujours . - notre général ... vengeons -le , vengeons -le ! Alors , le colonel du premier régiment , levant en l' air son sabre , cria d' une voix de tonnerre : - chargez ! Les trompettes sonnaient , la masse s' ébranla , d' abord au trot . * Prosper se trouvait au premier rang , mais presque à l' extrémité de l' aile droite . Le grand danger est au centre , où le tir de l' ennemi s' acharne d' instinct . Lorsqu' on fut sur la crête du calvaire et que l' on commença à descendre de l' autre côté , vers la vaste plaine , il aperçut très nettement , à un millier de mètres , les carrés prussiens sur lesquels on les jetait . D' ailleurs , il trottait comme dans un rêve , il avait une légèreté , un flottement d' être endormi , un vide extraordinaire de cervelle , qui le laissait sans une idée . C' était la machine qui allait , sous une impulsion irrésistible . On répétait : " sentez la botte ! Sentez la botte ! " pour serrer les rangs le plus possible et leur donner une résistance de granit . Puis , à mesure que le trot s' accélérait , se changeait en galop enragé , les chasseurs d' * Afrique poussaient , à la mode arabe , des cris sauvages , qui affolaient leurs montures . Bientôt , ce fut une course diabolique , un train d' enfer , ce furieux galop , ces hurlements féroces , que le crépitement des balles accompagnait d' un bruit de grêle , en tapant sur tout le métal , les gamelles , les bidons , le cuivre des uniformes et des harnais . Dans cette grêle , passait l' ouragan de vent et de foudre dont le sol tremblait , laissant au soleil une odeur de laine brûlée et de fauves en sueur . à cinq cents mètres , * Prosper culbuta , sous un remous effroyable , qui emportait tout . Il saisit * Zéphir à la crinière , put se remettre en selle . Le centre criblé , enfoncé par la fusillade , venait de fléchir , tandis que les deux ailes tourbillonnaient , se repliaient pour reprendre leur élan . C' était l' anéantissement fatal et prévu du premier escadron . Les chevaux tués barraient le terrain , les uns foudroyés du coup , les autres se débattant dans une agonie violente ; et l' on voyait les cavaliers démontés courir de toute la force de leurs petites jambes , cherchant un cheval . Déjà , les morts semaient la plaine , beaucoup de chevaux libres continuaient de galoper , revenaient d' eux-mêmes à leur place de combat , pour retourner au feu d' un train fou , comme attirés par la poudre . La charge fut reprise , le deuxième escadron s' avançait dans une furie grandissante , les hommes couchés sur l' encolure , tenant le sabre au genou , prêts à sabrer . Deux cents mètres encore furent franchis , au milieu de l' assourdissante clameur de tempête . Mais , de nouveau , sous les balles , le centre se creusait , les hommes et les bêtes tombaient , arrêtaient la course , de l' inextricable embarras de leurs cadavres . Et le deuxième escadron fut ainsi fauché à son tour , anéanti , laissant la place à ceux qui le suivaient . Alors , dans l' entêtement héroïque , lorsque la troisième charge se produisit , * Prosper se trouva mêlé à des hussards et à des chasseurs de * France . Les régiments se confondaient , ce n' était plus qu' une vague énorme qui se brisait et se reformait sans cesse , pour remporter tout ce qu' elle rencontrait . Il n' avait plus notion de rien , il s' abandonnait à son cheval , ce brave * Zéphir qu' il aimait tant et qu' une blessure à l' oreille semblait affoler . Maintenant , il était au centre , d' autres chevaux se cabraient , se renversaient autour de lui , des hommes étaient jetés à terre , comme par un coup de vent , tandis que d' autres , tués raides , restaient en selle , chargeaient toujours , les paupières vides . Et , cette fois , derrière les deux cents mètres que l' on gagna de nouveau , les chaumes reparurent couverts de morts et de mourants . Il y en avait dont la tête s' était enfoncée en terre . D' autres , tombés sur le dos , regardaient le soleil avec des yeux de terreur , sortis des orbites . Puis , c' était un grand cheval noir , un cheval d' officier , le ventre ouvert et qui tâchait vainement de se remettre debout , les deux pieds de devant pris dans ses entrailles . Sous le feu qui redoublait , les ailes tourbillonnèrent une fois encore , se replièrent pour revenir acharnées . Enfin , ce ne fut que le quatrième escadron , à la quatrième reprise , qui tomba dans les lignes prussiennes . * Prosper , le sabre haut , tapa sur des casques , sur des uniformes sombres , qu' il voyait dans un brouillard . Du sang coulait , il remarqua que * Zéphir avait la bouche sanglante , et il s' imagina que c' était d' avoir mordu dans les rangs ennemis . La clameur autour de lui devenait telle , qu' il ne s' entendait plus crier , la gorge arrachée pourtant par le hurlement qui devait en sortir . Mais , derrière la première ligne prussienne , il y en avait une autre , et puis une autre , et puis une autre . L' héroïsme demeurait inutile , ces masses profondes d' hommes étaient comme des herbes hautes où chevaux et cavaliers disparaissaient . On avait beau en raser , il y en avait toujours . Le feu continuait avec une telle intensité , à bout portant , que des uniformes s' enflammèrent . Tout sombra , un engloutissement parmi les baïonnettes , au milieu des poitrines défoncées et des crânes fendus . Les régiments allaient y laisser les deux tiers de leur effectif , il ne restait de cette charge fameuse que la glorieuse folie de l' avoir tentée . Et , brusquement , * Zéphir , atteint d' une balle en plein poitrail , s' abattit , écrasant sous lui la hanche droite de * Prosper , dont la douleur fut si vive , qu' il perdit connaissance . * Maurice et * Jean , qui avaient suivi l' héroïque galop des escadrons , eurent un cri de colère : - tonnerre de dieu , ça ne sert à rien d' être brave ! Et ils continuèrent à décharger leur chassepot , accroupis derrière les broussailles du petit mamelon , où ils se trouvaient en tirailleurs . * Rochas lui-même , qui avait ramassé un fusil , faisait le coup de feu . Mais le plateau d' * Illy était bien perdu cette fois , les troupes prussiennes l' envahissaient de toutes parts . Il pouvait être environ deux heures , la jonction s' achevait enfin , le ve corps et la garde venaient de se rejoindre , fermant la boucle . * Jean , tout d' un coup , fut renversé . - j' ai mon affaire , bégaya -t-il . Il avait reçu , sur le sommet de la tête , comme un fort coup de marteau , et son képi , déchiré , emporté , gisait derrière lui . D' abord , il crut que son crâne était ouvert , qu' il avait la cervelle à nu . Pendant quelques secondes , il n' osa y porter la main , certain de trouver là un trou . Puis , s' étant hasardé , il ramena ses doigts rouges d' un épais flot de sang . Et la sensation fut si forte , qu' il s' évanouit . à ce moment , * Rochas donnait l' ordre de se replier . Une compagnie prussienne n' était plus qu' à deux ou trois cents mètres . On allait être pris . - ne vous pressez pas , retournez -vous et lâchez votre coup ... nous nous rallierons là-bas , derrière ce petit mur . Mais * Maurice se désespérait . - mon lieutenant , nous n' allons pas laisser là notre caporal ? -s'il a son compte , que voulez -vous y faire ? -non , non ! Il respire ... emportons -le ! D' un haussement d' épaules , * Rochas sembla dire qu' on ne pouvait s' embarrasser de tous ceux qui tombaient . Sur le champ de bataille , les blessés ne comptent plus . Alors , suppliant , * Maurice s' adressa à * Pache et à * Lapoulle . - voyons , donnez -moi un coup de main . Je suis trop faible , à moi tout seul . Ils ne l' écoutaient pas , ne l' entendaient pas , ne songeaient qu' à eux , dans l' instinct surexcité de la conservation . Déjà , ils se glissaient sur les genoux , disparaissaient , au galop , vers le petit mur . Les prussiens n' étaient plus qu' à cent mètres . Et , pleurant de rage , * Maurice , resté seul avec * Jean évanoui , l' empoigna dans ses bras , voulut l' emporter . Mais , en effet , il était trop faible , chétif , épuisé de fatigue et d' angoisse . Tout de suite , il chancela , tomba avec son fardeau . Si encore il avait aperçu quelque brancardier ! Il cherchait de ses regards fous , croyait en reconnaître parmi les fuyards , faisait de grands gestes . Personne ne revenait . Il réunit ses dernières forces , reprit * Jean , réussit à s' éloigner d' une trentaine de pas ; et , un obus ayant éclaté près d' eux , il crut que c' était fini , qu' il allait mourir , lui aussi , sur le corps de son compagnon . Lentement , * Maurice s' était relevé . Il se tâtait , n' avait rien , pas une égratignure . Pourquoi donc ne fuyait -il pas ? Il était temps encore , il pouvait atteindre le petit mur en quelques sauts , et ce serait le salut . La peur renaissait , l' affolait . D' un bond , il prenait sa course , lorsque des liens plus forts que la mort le retinrent . Non ! Ce n' était pas possible , il ne pouvait abandonner * Jean . Toute sa chair en aurait saigné , la fraternité qui avait grandi entre ce paysan et lui , allait au fond de son être , à la racine même de la vie . Cela remontait peut-être aux premiers jours du monde , et c' était aussi comme s' il n' y avait plus eu que deux hommes , dont l' un n' aurait pu renoncer à l' autre , sans renoncer à lui-même . Si * Maurice , une heure auparavant , n' avait pas mangé son croûton de pain sous les obus , jamais il n' aurait trouvé la force de faire ce qu' il fit alors . D' ailleurs , il lui fut impossible plus tard de se souvenir . Il devait avoir chargé * Jean sur ses épaules , puis s' être traîné , en s' y reprenant à vingt fois , au milieu des chaumes et des broussailles , buttant à chaque pierre , se remettant quand même debout . Une volonté invincible le soutenait , une résistance qui lui aurait fait porter une montagne . Derrière le petit mur , il retrouva * Rochas et les quelques hommes de l' escouade , tirant toujours , défendant le drapeau , que le sous-lieutenant tenait sous son bras . En cas d' insuccès , aucune ligne de retraite n' avait été indiquée aux corps d' armée . Dans cette imprévoyance et cette confusion , chaque général était libre d' agir à sa guise , et tous , à cette heure , se trouvaient rejetés dans * Sedan , sous la formidable étreinte des armées allemandes victorieuses . La deuxième division du 7e corps se repliait en assez bon ordre , tandis que les débris de ses autres divisions , mêlés à ceux du 1er corps , roulaient déjà vers la ville en une affreuse cohue , un torrent de colère et d' épouvante , charriant les hommes et les bêtes . Mais , à ce moment , * Maurice s' aperçut avec joie que * Jean rouvrait les yeux ; et , comme il courait à un ruisseau voisin , voulant lui laver la figure , il fut très surpris de revoir , à sa droite , au fond du vallon écarté , protégé par des pentes rudes , le paysan qu' il avait vu le matin et qui continuait à labourer sans hâte , poussant sa charrue attelée d' un grand cheval blanc . Pourquoi perdre un jour ? Ce n' était pas parce qu' on se battait , que le blé cesserait de croître et le monde de vivre . chapitre VI : sur la terrasse haute , où il était monté pour se rendre compte de la situation , * Delaherche finit par être agité d' une nouvelle impatience de savoir . Il voyait bien que les obus passaient par-dessus la ville , et que les trois ou quatre qui avaient crevé les toits des maisons environnantes , ne devaient être que de rares réponses au tir si lent , si peu efficace du * Palatinat . Mais il ne distinguait rien de la bataille , et c' était en lui un besoin immédiat de renseignements , que fouettait la peur de perdre dans la catastrophe sa fortune et sa vie . Il descendit , laissant la lunette braquée là-bas , vers les batteries allemandes . En bas , pourtant , l' aspect du jardin central de la fabrique le retint un moment . Il était près d' une heure , et l' ambulance s' encombrait de blessés . La file des voitures ne cessait plus sous le porche . Déjà , les voitures réglementaires , celles à deux roues , celles à quatre roues , manquaient . On voyait apparaître des prolonges d' artillerie , des fourragères , des fourgons à matériel , tout ce qu' on pouvait réquisitionner sur le champ de bataille ; même il finissait par arriver des carrioles et des charrettes de cultivateurs , prises dans les fermes , attelées de chevaux errants . Et , là-dedans , on empilait les hommes ramassés par les ambulances volantes de premiers secours , pansés à la hâte . C' était un déchargement affreux de pauvres gens les uns d' une pâleur verdâtre , les autres violacés de congestion ; beaucoup étaient évanouis , d' autres poussaient des plaintes aiguës ; il y en avait , frappés de stupeur , qui s' abandonnaient aux infirmiers avec des yeux épouvantés , tandis que quelques-uns , dès qu' on les touchait , expiraient dans la secousse . L' envahissement devenait tel , que tous les matelas de la vaste salle basse allaient être occupés , et que le major * Bouroche donnait des ordres , pour qu' on utilisât la paille dont il avait fait faire une large litière , à l' une des extrémités . Lui et ses aides , cependant , suffisaient encore aux opérations . Il s' était contenté de demander une nouvelle table , avec un matelas et une toile cirée , sous le hangar où l' on opérait . Vivement , un aide tamponnait une serviette imbibée de chloroforme sous le nez des patients . Les minces couteaux d' acier luisaient , les scies avaient à peine un petit bruit de râpe , le sang coulait par jets brusques , arrêtés tout de suite . On apportait , on remportait les opérés , dans un va-et-vient rapide , à peine le temps de donner un coup d' éponge sur la toile cirée . Et , au bout de la pelouse , derrière un massif de cytises , dans le charnier qu' on avait dû établir et où l' on se débarrassait des morts , on allait jeter aussi les jambes et les bras coupés , tous les débris de chair et d' os restés sur les tables . Assises au pied d' un des grands arbres , * Madame * Delaherche et * Gilberte n' arrivaient plus à rouler assez de bandes . * Bouroche qui passa , la face enflammée , son tablier déjà rouge , jeta un paquet de linge à * Delaherche , en criant : - tenez ! Faites donc quelque chose , rendez -vous utile ! Mais le fabricant protesta . - pardon ! Il faut que je retourne aux nouvelles . On ne sait plus si l' on vit . Puis , effleurant de ses lèvres les cheveux de sa femme : - ma pauvre * Gilberte , dire qu' un obus peut tout allumer ici ! C' est effrayant . Elle était très pâle , elle leva la tête , jeta un coup d' oeil autour d' elle , avec un frisson . Puis , l' involontaire , l' invincible sourire revint sur ses lèvres . - oh ! Oui , effrayant , tous ces hommes que l' on coupe ... c' est drôle que je reste là , sans m' évanouir . * Madame * Delaherche avait regardé son fils baiser les cheveux de la jeune femme . Elle eut un geste , comme pour l' écarter , en songeant à l' autre , à l' homme qui avait dû baiser aussi ces cheveux -là , la nuit dernière . Mais ses vieilles mains tremblèrent , elle murmura : - que de souffrances , mon dieu ! On oublie les siennes . * Delaherche partit , en expliquant qu' il allait revenir tout de suite , avec des renseignements certains . Dès la rue * Maqua , il fut surpris du nombre de soldats qui rentraient , sans armes , l' uniforme en lambeaux , souillé de poussière . Il ne put d' ailleurs tirer aucun détail précis de ceux qu' il s' efforça d' interroger : les uns répondaient , hébétés , qu' ils ne savaient pas ; les autres en disaient si long , dans une telle furie de gestes , une telle exaltation de paroles , qu' ils ressemblaient à des fous . Machinalement , alors , il se dirigea de nouveau vers la sous-préfecture , avec la pensée que toutes les nouvelles affluaient là . Comme il traversait la place du collège , deux canons , sans doute les deux seules pièces qui restaient d' une batterie , arrivèrent au galop , s' échouèrent contre un trottoir . Dans la grande-rue , il dut s' avouer que la ville commençait à s' encombrer des premiers fuyards : trois hussards démontés , assis sous une porte , se partageaient un pain ; deux autres , à petits pas , menaient leurs chevaux par la bride , ignorant à quelle écurie les conduire ; des officiers couraient éperdus , sans avoir l' air de savoir où ils allaient . Sur la place * Turenne , un sous-lieutenant lui conseilla de ne pas s' attarder , car des obus y tombaient fréquemment , un éclat venait même d' y briser la grille qui entourait la statue du grand capitaine , vainqueur du * Palatinat . Et , en effet , comme il filait rapidement dans la rue de la sous-préfecture , il vit deux projectiles éclater , avec un fracas épouvantable , sur le pont de * Meuse . Il restait planté devant la loge du concierge , cherchant un prétexte pour demander et questionner un des aides de camp , lorsqu' une voix jeune l' appela . - * Monsieur * Delaherche ! ... entrez vite , il ne fait pas bon dehors . C' était * Rose , son ouvrière , à laquelle il ne songeait pas . Grâce à elle , toutes les portes allaient s' ouvrir . Il entra dans la loge , consentit à s' asseoir . - imaginez -vous que maman en est malade , elle s' est couchée . Vous voyez , il n' y a que moi , parce que papa est garde national à la citadelle ... tout à l' heure , l' empereur a voulu montrer encore qu' il était brave , et il est ressorti , il a pu aller au bout de la rue , jusqu'au pont . Un obus est même tombé devant lui , le cheval d' un de ses écuyers a été tué . Et puis , il est revenu ... n' est -ce pas , que voulez -vous qu' il fasse ? -alors , vous savez où nous en sommes ... qu' est -ce qu' ils disent , ces messieurs ? Elle le regarda , étonnée . Elle restait d' une fraîcheur gaie , avec ses cheveux fins , ses yeux clairs d' enfant qui s' agitait , empressée , au milieu de ces abominations , sans trop les comprendre . - non , je ne sais rien ... vers midi , j' ai monté une lettre pour le maréchal * De * Mac- * Mahon . L' empereur était avec lui ... ils sont restés près d' une heure enfermés ensemble , le maréchal dans son lit , l' empereur assis contre le matelas , sur une chaise ... ça , je le sais , parce que je les ai vus , quand on a ouvert la porte . - alors , qu' est -ce qu' ils se disaient ? De nouveau , elle le regarda , et elle ne put s' empêcher de rire . - mais je ne sais pas , comment voulez -vous que je sache ? Personne au monde ne sait ce qu' ils se sont dit . C' était vrai , il eut un geste pour s' excuser de sa question sotte . Pourtant , l' idée de cette conversation suprême le tracassait : quel intérêt elle avait dû offrir ! à quel parti avaient -ils pu s' arrêter ? -maintenant , reprit * Rose , l' empereur est rentré dans son cabinet , où il est en conférence avec deux généraux qui viennent d' arriver du champ de bataille ... elle s' interrompit , jeta un coup d' oeil vers le perron . - tenez ! En voici un , de ces généraux ... et , tenez ! Voici l' autre . Vivement , il sortit , reconnut le général * Douay et le général * Ducrot , dont les chevaux attendaient . Il les regarda se remettre en selle , puis galoper . Après l' abandon du plateau d' * Illy , ils étaient accourus , chacun de son côté , pour avertir l' empereur que la bataille était perdue . Ils donnaient des détails précis sur la situation , l' armée et * Sedan se trouvaient dès lors enveloppés de toutes parts , le désastre allait être effroyable . Dans son cabinet , l' empereur se promena quelques minutes en silence , de son pas vacillant de malade . Il n' y avait plus là qu' un aide de camp , debout et muet , près d' une porte . Et lui marchait toujours , de la cheminée à la fenêtre , la face ravagée , tiraillée à présent par un tic nerveux . Le dos semblait se courber davantage , comme sous l' écroulement d' un monde ; tandis que l' oeil mort , voilé des paupières lourdes , disait la résignation du fataliste qui avait joué et perdu contre le destin la partie dernière . Chaque fois , pourtant , qu' il revenait devant la fenêtre entr'ouverte , un tressaillement l' y arrêtait une seconde . à une de ces stations si courtes , il eut un geste tremblant , il murmura : - oh ! Ce canon , ce canon qu' on entend depuis ce matin ! De là , en effet , le grondement des batteries de la * Marfée et de * Frénois arrivait avec une violence extraordinaire . C' était un roulement de foudre dont tremblaient les vitres et les murs eux-mêmes , un fracas obstiné , incessant , exaspérant . Et il devait songer que la lutte , désormais , était sans espoir , que toute résistance devenait criminelle . à quoi bon du sang versé encore , des membres broyés , des têtes emportées , des morts toujours , ajoutés aux morts épars dans la campagne ? Puisqu' on était vaincu , que c' était fini , pourquoi se massacrer davantage ? Assez d' abomination et de douleur criait sous le soleil . L' empereur , revenu devant la fenêtre , se remit à trembler , en levant les mains . - oh ! Ce canon , ce canon qui ne cesse pas ! Peut-être la pensée terrible des responsabilités se levait -elle en lui , avec la vision des cadavres sanglants que ses fautes avaient couchés là-bas , par milliers ; et peut-être n' était -ce que l' attendrissement de son coeur pitoyable de rêveur , de bon homme hanté de songeries humanitaires . Dans cet effrayant coup du sort qui brisait et emportait sa fortune , ainsi qu' un brin de paille , il trouvait des larmes pour les autres , éperdu de la boucherie inutile qui continuait , sans force pour la supporter davantage . Maintenant , cette canonnade scélérate lui cassait la poitrine , redoublait son mal . - oh ! Ce canon , ce canon , faites -le taire tout de suite , tout de suite ! Et cet empereur qui n' avait plus de trône , ayant confié ses pouvoirs à l' impératrice-régente , ce chef d' armée qui ne commandait plus , depuis qu' il avait remis au maréchal * Bazaine le commandement suprême , eut alors un réveil de sa puissance , l' irrésistible besoin d' être le maître une dernière fois . Depuis * Châlons , il s' était effacé , n' avait pas donné un ordre , résigné à n' être qu' une inutilité sans nom et encombrante , un paquet gênant , emporté parmi les bagages des troupes . Et il ne se réveillait empereur que pour la défaite ; le premier , le seul ordre qu' il devait donner encore , dans la pitié effarée de son coeur , allait être de hisser le drapeau blanc sur la citadelle , afin de demander un armistice . - oh ! Ce canon , ce canon ! ... prenez un drap , une nappe , n' importe quoi ! Courez vite , dites qu' on le fasse taire ! L' aide de camp se hâta de sortir , et l' empereur continua sa marche vacillante , de la cheminée à la fenêtre , pendant que les batteries tonnaient toujours , secouant la maison entière . En bas , * Delaherche causait encore avec * Rose , lorsqu' un sergent de service accourut . - mademoiselle , on ne trouve plus rien , je ne puis pas mettre la main sur une bonne ... vous n' auriez pas un linge , un morceau de linge blanc ? -voulez -vous une serviette ? -non , non , ce n' est pas assez grand ... une moitié de drap par exemple . Déjà , * Rose , obligeante , s' était précipitée vers l' armoire . - c' est que je n' ai pas de drap coupé ... un grand linge blanc , non ! Je ne vois rien qui fasse l' affaire ... ah ! Tenez , voulez -vous une nappe ? -une nappe , parfait ! C' est tout à fait ça . Et il ajouta , en s' en allant : - on va en faire un drapeau blanc , qu' on hissera sur la citadelle , pour demander la paix ... merci bien , mademoiselle . * Delaherche eut un sursaut de joie involontaire . Enfin , on allait donc être tranquille ! Puis , cette joie lui parut antipatriotique , il la refréna . Mais son coeur soulagé battait quand même , et il regarda un colonel et un capitaine , suivis du sergent , qui sortaient à pas précipités de la sous-préfecture . Le colonel portait , sous le bras , la nappe roulée . Il eut l' idée de les suivre , il quitta * Rose , laquelle était très fière d' avoir fourni ce linge . à ce moment , deux heures sonnaient . Devant l' hôtel de ville , * Delaherche fut bousculé par tout un flot de soldats hagards qui descendaient du faubourg de la cassine . Il perdit de vue le colonel , il renonça à la curiosité d' aller voir hisser le drapeau blanc . On ne le laisserait certainement pas entrer dans le donjon ; et , d' autre part , comme il entendait raconter que des obus tombaient sur le collège , il était envahi d' une inquiétude nouvelle : peut-être bien que sa fabrique flambait , depuis qu' il l' avait quittée . Il se précipita , repris de sa fièvre d' agitation , se satisfaisant à courir ainsi . Mais des groupes barraient les rues , des obstacles déjà renaissaient à chaque carrefour . Rue * Maqua seulement , il eut un soupir d' aise , quand il aperçut la monumentale façade de sa maison intacte , sans une fumée ni une étincelle . Il entra , il cria de loin à sa mère et à sa femme : - tout va bien , on hisse le drapeau blanc , on va cesser le feu ! Puis , il s' arrêta , car l' aspect de l' ambulance était vraiment effroyable . Dans le vaste séchoir , dont on laissait la grande porte ouverte , non seulement tous les matelas étaient occupés , mais il ne restait même plus de place sur la litière étalée au bout de la salle . On commençait à mettre de la paille entre les lits , on serrait les blessés les uns contre les autres . Déjà , on en comptait près de deux cents , et il en arrivait toujours . Les larges fenêtres éclairaient d' une clarté blanche toute cette souffrance humaine entassée . Parfois , à un mouvement trop brusque , un cri involontaire s' élevait . Des râles d' agonie passaient dans l' air moite . Tout au fond , une plainte douce , presque chantante , ne cessait pas . Et le silence se faisait plus profond , une sorte de stupeur résignée , le morne accablement d' une chambre de mort , que coupaient seuls les pas et les chuchotements des infirmiers . Les blessures , pansées à la hâte sur le champ de bataille , quelques-unes même demeurées à vif , étalaient leur détresse , entre les lambeaux des capotes et des pantalons déchirés . Des pieds s' allongeaient , chaussés encore , broyés et saignants . Des genoux et des coudes , comme rompus à coups de marteau , laissaient pendre des membres inertes . Il y avait des mains cassées , des doigts qui tombaient , retenus à peine par un fil de peau . Les jambes et les bras fracturés semblaient les plus nombreux , raidis de douleur , d' une pesanteur de plomb . Mais , surtout , les inquiétantes blessures étaient celles qui avaient troué le ventre , la poitrine ou la tête . Des flancs saignaient par des déchirures affreuses , des noeuds d' entrailles s' étaient faits sous la peau soulevée , des reins entamés , hachés , tordaient les attitudes en des contorsions frénétiques . De part en part , des poumons étaient traversés , les uns d' un trou si mince , qu' il ne saignait pas , les autres d' une fente béante d' où la vie coulait en un flot rouge ; et les hémorragies internes , celles qu' on ne voyait point , foudroyaient les hommes , tout d' un coup délirants et noirs . Enfin , les têtes avaient souffert plus encore : mâchoires fracassées , bouillie sanglante des dents et de la langue ; orbites défoncées , l' oeil à moitié sorti ; crânes ouverts , laissant voir la cervelle . Tous ceux dont les balles avaient touché la moelle ou le cerveau , étaient comme des cadavres , dans l' anéantissement du coma ; tandis que les autres , les fracturés , les fiévreux , s' agitaient , demandaient à boire , d' une voix basse et suppliante . Puis , à côté , sous le hangar où l' on opérait , c' était une autre horreur . Dans cette première bousculade , on ne procédait qu' aux opérations urgentes , celles que nécessitait l' état désespéré des blessés . Toute crainte d' hémorragie décidait * Bouroche à l' amputation immédiate . De même , il n' attendait pas pour chercher les projectiles au fond des plaies et les enlever , s' ils s' étaient logés dans quelque zone dangereuse , la base du cou , la région de l' aisselle , la racine de la cuisse , le pli du coude ou le jarret . Les autres blessures , qu' il préférait laisser en observation , étaient simplement pansées par les infirmiers , sur ses conseils . Déjà , il avait fait pour sa part quatre amputations , en les espaçant , en se donnant le repos d' extraire quelques balles entre les opérations graves ; et il commençait à se fatiguer . Il n' y avait que deux tables , la sienne et une autre , où travaillait un de ses aides . On venait de tendre un drap entre les deux , afin que les opérés ne pussent se voir . Et l' on avait beau les laver à l' éponge , les tables restaient rouges ; tandis que les seaux qu' on allait jeter à quelques pas , sur une corbeille de marguerites , ces seaux dont un verre de sang suffisait à rougir l' eau claire , semblaient être des seaux de sang pur , des volées de sang noyant les fleurs de la pelouse . Bien que l' air entrât librement , une nausée montait de ces tables , de ces linges , de ces trousses , dans l' odeur fade du chloroforme . Pitoyable en somme , * Delaherche frémissait de compassion , lorsque l' entrée d' un landau , sous le porche , l' intéressa . On n' avait plus trouvé sans doute que cette voiture de maître , et l' on y avait entassé des blessés . Ils y tenaient huit , les uns sur les autres . Le fabricant eut un cri de surprise terrifiée , en reconnaissant , dans le dernier qu' on descendit , le capitaine * Beaudoin . - oh ! Mon pauvre ami ! ... attendez ! Je vais appeler ma mère et ma femme . Elles accoururent , laissant le soin de rouler des bandes à deux servantes . Les infirmiers qui avaient saisi le capitaine , l' emportaient dans la salle ; et ils allaient le coucher en travers d' un tas de paille , lorsque * Delaherche aperçut , sur un matelas , un soldat qui ne bougeait plus , la face terreuse , les yeux ouverts . - dites donc , mais il est mort , celui -là ! -tiens ! C' est vrai , murmura un infirmier . Pas la peine qu' il encombre ! Lui et un camarade prirent le corps , l' emportèrent au charnier qu' on avait établi derrière les cytises . Une douzaine de morts , déjà , s' y trouvaient rangés , raidis dans le dernier râle , les uns les pieds étirés , comme allongés par la souffrance , les autres déjetés , tordus en des postures atroces . Il y en avait qui ricanaient , les yeux blancs , les dents à nu sous les lèvres retroussées ; tandis que plusieurs , la figure longue , affreusement triste , pleuraient encore de grosses larmes . Un , très jeune , petit et maigre , la tête à moitié emportée , serrait sur son coeur , de ses deux mains convulsives , une photographie de femme , une de ces pâles photographies de faubourg , éclaboussée de sang . Et , aux pieds des morts , pêle-mêle , des jambes et des bras coupés s' entassaient aussi , tout ce qu' on rognait , tout ce qu' on abattait sur les tables d' opération , le coup de balai de la boutique d' un boucher , poussant dans un coin les déchets , la chair et les os . Devant le capitaine * Beaudoin , * Gilberte avait frémi . Mon dieu ! Qu' il était pâle , couché sur ce matelas , la face toute blanche sous la saleté qui la souillait ! Et la pensée que , quelques heures auparavant , il l' avait tenue entre ses bras , plein de vie et sentant bon , la glaçait d' effroi . Elle s' était agenouillée . - quel malheur , mon ami ! Mais ce n' est rien , n' est -ce pas ? Et , machinalement , elle avait tiré son mouchoir , elle lui en essuyait la figure , ne pouvant le tolérer ainsi , sali de sueur , de terre et de poudre . Il lui semblait qu' elle le soulageait , en le nettoyant un peu . - n' est -ce pas ? Ce n' est rien , ce n' est que votre jambe . Le capitaine , dans une sorte de somnolence , ouvrait les yeux , péniblement . Il avait reconnu ses amis , il s' efforçait de leur sourire . - oui , la jambe seulement ... je n' ai pas même senti le coup , j' ai cru que je faisais un faux pas et que je tombais ... mais il parlait avec difficulté . - oh ! J' ai soif , j' ai soif ! Alors , * Madame * Delaherche , penchée à l' autre bord du matelas , s' empressa . Elle courut chercher un verre et une carafe d' eau , dans laquelle on avait versé un peu de cognac . Et , lorsque le capitaine eut vidé le verre avidement , elle dut partager le reste de la carafe aux blessés voisins : toutes les mains se tendaient , des voix ardentes la suppliaient . Un zouave , qui ne put en avoir , sanglota . * Delaherche , cependant , tâchait de parler au major , afin d' obtenir , pour le capitaine , un tour de faveur . * Bouroche venait d' entrer dans la salle , avec son tablier sanglant , sa large face en sueur , que sa crinière léonine semblait incendier ; et , sur son passage , les hommes se soulevaient , voulaient l' arrêter , chacun brûlant de passer tout de suite , d' être secouru et de savoir : " à moi , monsieur le major , à moi ! " des balbutiements de prière le suivaient , des doigts tâtonnants effleuraient ses vêtements . Mais lui , tout à son affaire , soufflant de lassitude , organisait son travail , sans écouter personne . Il se parlait à voix haute , il les comptait du doigt , leur donnait des numéros , les classait : celui -ci , celui -là , puis cet autre ; un , deux , trois ; une mâchoire , un bras , une cuisse ; tandis que l' aide qui l' accompagnait , tendait l' oreille , pour tâcher de se souvenir . - monsieur le major , dit * Delaherche , il y a là un capitaine , le capitaine * Beaudoin ... * Bouroche l' interrompit . - comment , * Beaudoin est ici ! ... ah ! Le pauvre bougre ! Il alla se planter devant le blessé . Mais , d' un coup d' oeil , il dut voir la gravité du cas , car il reprit aussitôt , sans même se baisser pour examiner la jambe atteinte : - bon ! On va me l' apporter tout de suite , dès que j' aurai fait l' opération qu' on prépare . Et il retourna sous le hangar , suivi par * Delaherche , qui ne voulait pas le lâcher , de crainte qu' il n' oubliât sa promesse . Cette fois , il s' agissait de la désarticulation d' une épaule , d' après la méthode de * Lisfranc , ce que les chirurgiens appelaient une jolie opération , quelque chose d' élégant et de prompt , en tout quarante secondes à peine . Déjà , on chloroformait le patient , pendant qu' un aide lui saisissait l' épaule à deux mains , les quatre doigts sous l' aisselle , le pouce en dessus . Alors , * Bouroche , armé du grand couteau long , après avoir crié : " asseyez -le ! " empoigna le deltoïde , transperça le bras , trancha le muscle ; puis , revenant en arrière , il détacha la jointure d' un seul coup ; et le bras était tombé , abattu en trois mouvements . L' aide avait fait glisser ses pouces , pour boucher l' artère humérale . " recouchez -le ! " * Bouroche eut un rire involontaire en procédant à la ligature , car il n' avait mis que trente-cinq secondes . Il ne restait plus qu' à rabattre le lambeau de chair sur la plaie , ainsi qu' une épaulette à plat . Cela était joli , à cause du danger , un homme pouvant se vider de tout son sang en trois minutes par l' artère humérale , sans compter qu' il y a péril de mort , chaque fois qu' on assoit un blessé , sous l' action du chloroforme . * Delaherche , glacé , aurait voulu fuir . Mais il n' en eut pas le temps , le bras était déjà sur la table . Le soldat amputé , une recrue , un paysan solide , qui sortait de sa torpeur , aperçut ce bras qu' un infirmier emportait , derrière les cytises . Il regarda vivement son épaule , la vit tranchée et saignante . Et il se fâcha , furieux . - ah ! Nom de dieu ! C' est bête , ce que vous avez fait là ! * Bouroche , exténué , ne répondait point . Puis , l' air brave homme : - j' ai fait pour le mieux , je ne voulais pas que tu claques , mon garçon ... d' ailleurs , je t' ai consulté , tu m' as dit oui . - j' ai dit oui , j' ai dit oui ! Est -ce que je savais , moi ! Et sa colère tomba , il se mit à pleurer à chaudes larmes . - qu' est -ce que vous voulez que je foute , maintenant ? On le remporta sur la paille , on lava violemment la toile cirée et la table ; et les seaux d' eau rouge qu' on jeta de nouveau , à la volée , au travers de la pelouse , ensanglantèrent la corbeille blanche de marguerites . Mais * Delaherche s' étonnait d' entendre toujours le canon . Pourquoi donc ne se taisait -il pas ? La nappe de * Rose , maintenant , devait être hissée sur la citadelle . Et on aurait dit , au contraire , que le tir des batteries prussiennes augmentait d' intensité . C' était un vacarme à ne pas s' entendre , un ébranlement secouant les moins nerveux de la tête aux pieds , dans une angoisse croissante . Cela ne devait guère être bon , pour les opérateurs et pour les opérés , ces secousses qui vous arrachaient le coeur . L' ambulance entière en était bousculée , enfiévrée , jusqu'à l' exaspération . - c' était fini , qu' ont -ils donc à continuer ? S' écria * Delaherche , qui prêtait anxieusement l' oreille , croyant à chaque seconde entendre le dernier coup . Puis , comme il revenait vers * Bouroche , pour lui rappeler le capitaine , il eut l' étonnement de le trouver par terre , au milieu d' une botte de paille , couché sur le ventre , les deux bras nus jusqu'aux épaules , enfoncés dans deux seaux d' eau glacée . à bout de force morale et physique , le major se délassait là , anéanti , terrassé par une tristesse , une désolation immense , dans une de ces minutes d' agonie du praticien qui se sent impuissant . Celui -ci pourtant était un solide , une peau dure et un coeur ferme . Mais il venait d' être touché par l' " à quoi bon ? " le sentiment qu' il ne ferait jamais tout , qu' il ne pouvait pas tout faire , l' avait brusquement paralysé . à quoi bon ? Puisque la mort serait quand même la plus forte ! Deux infirmiers apportaient sur un brancard le capitaine * Beaudoin . - monsieur le major , se permit de dire * Delaherche , voici le capitaine . * Bouroche ouvrit les yeux , retira ses bras des deux seaux , les secoua , les essuya dans la paille . Puis , se soulevant sur les genoux : - ah ! Oui , foutre ! à un autre ... voyons , voyons , la journée n' est pas finie . Et il était debout , rafraîchi , secouant sa tête de lion aux cheveux fauves , remis d' aplomb par la pratique et par l' impérieuse discipline . * Gilberte et * Madame * Delaherche avaient suivi le brancard ; et elles restèrent à quelques pas , lorsqu' on eut couché le capitaine sur le matelas , recouvert de la toile cirée . - bon ! C' est au-dessus de la cheville droite , disait * Bouroche , qui causait beaucoup , pour occuper le blessé . Pas mauvais , à cette place . On s' en tire très bien ... nous allons examiner ça . Mais la torpeur où était * Beaudoin , le préoccupait visiblement . Il regardait le pansement d' urgence , un simple lien , serré et maintenu sur le pantalon par un fourreau de baïonnette . Et , entre ses dents , il grognait , demandant quel était le salop qui avait fichu ça . Puis , tout d' un coup , il se tut . Il venait de comprendre : c' était sûrement pendant le transport , au fond du landau empli de blessés , que le bandage avait dû se détendre , glissant , ne comprimant plus la plaie , ce qui avait occasionné une très abondante hémorragie . Violemment , * Bouroche s' emporta contre un infirmier qui l' aidait . - bougre d' empoté , coupez donc vite ! L' infirmier coupa le pantalon et le caleçon , coupa le soulier et la chaussette . La jambe , puis le pied apparurent , d' une nudité blafarde , tachée de sang . Et il y avait là , au-dessus de la cheville , un trou affreux , dans lequel l' éclat d' obus avait enfoncé un lambeau de drap rouge . Un bourrelet de chair déchiquetée , la saillie du muscle , sortait en bouillie de la plaie . * Gilberte dut s' appuyer contre un des poteaux du hangar . Ah ! Cette chair , cette chair si blanche , cette chair sanglante maintenant , et massacrée ! Malgré son effroi , elle ne pouvait en détourner les yeux . - fichtre ! Déclara * Bouroche , ils vous ont bien arrangé ! Il tâtait le pied , le trouvait froid , n' y sentait plus battre le pouls . Son visage était devenu très grave , avec un pli de la lèvre , qui lui était particulier , en face des cas inquiétants . - fichtre ! Répéta -t-il , voilà un mauvais pied ! Le capitaine , que l' anxiété tirait de sa somnolence , le regardait , attendait ; et il finit par dire : - vous trouvez , major ? Mais la tactique de * Bouroche était de ne jamais demander directement à un blessé l' autorisation d' usage , quand la nécessité d' une amputation s' imposait . Il préférait que le blessé s' y résignât de lui-même . - mauvais pied , murmura -t-il , comme s' il eût pensé tout haut . Nous ne le sauverons pas . Nerveusement , * Beaudoin reprit : - voyons , il faut en finir , major . Qu' en pensez -vous ? -je pense que vous êtes un brave , capitaine , et que vous allez me laisser faire ce qu' il faut . Les yeux du capitaine * Beaudoin pâlirent , se troublèrent d' une sorte de petite fumée rousse . Il avait compris . Mais , malgré l' insupportable peur qui l' étranglait , il répondit simplement , avec bravoure : - faites , major . Et les préparatifs ne furent pas longs . Déjà , l' aide tenait la serviette imbibée de chloroforme , qui fut tout de suite appliquée sous le nez du patient . Puis , au moment où la courte agitation qui précède l' anesthésie se produisait , deux infirmiers firent glisser le capitaine sur le matelas , de façon à avoir les jambes libres ; et l' un d' eux garda la gauche , qu' il soutint ; tandis qu' un aide , saisissant la droite , la serrait rudement des deux mains , à la racine de la cuisse , pour comprimer les artères . Alors , quand elle vit * Bouroche s' approcher avec le couteau mince , * Gilberte ne put en supporter davantage . - non , non , c' est affreux ! Et elle défaillait , elle s' appuya sur * Madame * Delaherche , qui avait dû avancer le bras pour l' empêcher de tomber . - mais pourquoi restez -vous ? Toutes deux , cependant , demeurèrent . Elles tournaient la tête , ne voulant plus voir , immobiles et tremblantes , serrées l' une contre l' autre , malgré leur peu de tendresse . Ce fut sûrement à cette heure de la journée que le canon tonna le plus fort . Il était trois heures , et * Delaherche , désappointé , exaspéré , déclarait n' y plus rien comprendre . Maintenant , il devenait hors de doute que , loin de se taire , les batteries prussiennes redoublaient leur feu . Pourquoi ? Que se passait -il ? C' était un bombardement d' enfer , le sol tremblait , l' air s' embrasait . Autour de * Sedan , la ceinture de bronze , les huit cents pièces des armées allemandes tiraient à la fois , foudroyaient les champs voisins d' un tonnerre continu ; et ce feu convergent , toutes les hauteurs environnantes frappant au centre , aurait brûlé et pulvérisé la ville en deux heures . Le pis était que des obus recommençaient à tomber sur les maisons . Des fracas plus fréquents retentissaient . Il en éclata un rue des * voyards . Un autre écorna une cheminée haute de la fabrique , et des gravats dégringolèrent devant le hangar . * Bouroche leva les yeux , grognant : - est -ce qu' ils vont nous achever nos blessés ? ... c' est insupportable , ce vacarme ! Cependant , l' infirmier tenait allongée la jambe du capitaine ; et , d' une rapide incision circulaire , le major coupa la peau , au-dessous du genou , cinq centimètres plus bas que l' endroit où il comptait scier les os . Puis , vivement , à l' aide du même couteau mince , qu' il ne changeait pas pour aller vite , il détacha la peau , la releva tout autour , ainsi que l' écorce d' une orange qu' on pèle . Mais , comme il allait trancher les muscles , un infirmier s' approcha , lui parla à l' oreille . - le numéro deux vient de couler . Dans l' effroyable bruit , le major n' entendit pas . - parlez donc plus haut , nom de dieu ! J' ai les oreilles en sang , avec leur sacré canon . - le numéro deux vient de couler . - qui ça , le numéro deux ? - ah ! Bon ! ... eh bien ! Vous apporterez le trois , la mâchoire . Et , avec une adresse extraordinaire , sans se reprendre , il trancha les muscles d' une seule entaille , jusqu'aux os . Il dénuda le tibia et le péroné , introduisit entre eux la compresse à trois chefs , pour les maintenir . Puis , d' un trait de scie unique , il les abattit . Et le pied resta aux mains de l' infirmier qui le tenait . Peu de sang coula , grâce à la compression que l' aide exerçait plus haut , autour de la cuisse . La ligature des trois artères fut rapidement faite . Mais le major secouait la tête ; et , quand l' aide eut enlevé ses doigts , il examina la plaie , en murmurant , certain que le patient ne pouvait encore l' entendre : - c' est ennuyeux , les artérioles ne donnent pas de sang . Puis , d' un geste , il acheva son diagnostic : encore un pauvre bougre de fichu ! Et , sur son visage en sueur , la fatigue et la tristesse immenses avaient reparu , cette désespérance de l' " à quoi bon ? " , puisqu' on n' en sauvait pas quatre sur dix . Il s' essuya le front , il se mit à rabattre la peau et à faire les trois sutures d' approche . * Gilberte venait de se retourner . * Delaherche lui avait dit que c' était fait , qu' elle pouvait voir . Pourtant , elle aperçut le pied du capitaine que l' infirmier emportait derrière les cytises . Le charnier s' augmentait toujours , deux nouveaux morts s' y allongeaient , l' un la bouche démesurément ouverte et noire , ayant l' air de hurler encore , l' autre rapetissé par une abominable agonie , redevenu à la taille d' un enfant chétif et contrefait . Le pis était que le tas des débris finissait par déborder dans l' allée voisine . Ne sachant où poser convenablement le pied du capitaine , l' infirmier hésita , se décida enfin à le jeter sur le tas . - eh bien ! Voilà qui est fait , dit le major à * Beaudoin qu' on réveillait . Vous êtes hors d' affaire . Mais le capitaine n' avait pas la joie du réveil , qui suit les opérations heureuses . Il se redressa un peu , retomba , bégayant d' une voix molle : - merci , major . J' aime mieux que ce soit fini . Cependant , il sentit la cuisson du pansement à l' alcool . Et , comme on approchait le brancard pour le remporter , une terrible détonation ébranla la fabrique entière : c' était un obus qui venait d' éclater en arrière du hangar , dans la petite cour où se trouvait la pompe . Des vitres volèrent en éclats , tandis qu' une épaisse fumée envahissait l' ambulance . Dans la salle , une panique avait soulevé les blessés de leur couche de paille , et tous criaient d' épouvante , et tous voulaient fuir . * Delaherche se précipita , affolé , pour juger des dégâts . Est -ce qu' on allait lui démolir , lui incendier sa maison , à présent ? Que se passait -il donc ? Puisque l' empereur voulait qu' on cessât , pourquoi avait -on recommencé ? -nom de dieu ! Remuez -vous ! Cria * Bouroche aux infirmiers figés de terreur . Lavez -moi la table , apportez -moi le numéro trois ! On lava la table , on jeta une fois encore les seaux d' eau rouge à la volée , au travers de la pelouse . La corbeille de marguerites n' était plus qu' une bouillie sanglante , de la verdure et des fleurs hachées dans du sang . Et le major , à qui on avait apporté le numéro trois , se mit , pour se délasser un peu , à chercher une balle qui , après avoir fracassé le maxillaire inférieur , devait s' être logée sous la langue . Beaucoup de sang coulait et lui engluait les doigts . Dans la salle , le capitaine * Beaudoin était de nouveau couché sur son matelas . * Gilberte et * Madame * Delaherche avaient suivi le brancard . * Delaherche lui-même , malgré son agitation , vint causer un moment . - reposez -vous , capitaine . Nous allons faire préparer une chambre , nous vous prendrons chez nous . Mais , dans sa prostration , le blessé eut un réveil , une minute de lucidité . - non , je crois bien que je vais mourir . Et il les regardait tous les trois , les yeux élargis , pleins de l' épouvante de la mort . - oh ! Capitaine , qu' est -ce que vous dites là ? Murmura * Gilberte en s' efforçant de sourire , toute glacée . Vous serez debout dans un mois . Il secouait la tête , il ne regardait plus qu' elle , avec un immense regret de la vie dans les yeux , une lâcheté de s' en aller ainsi , trop jeune , sans avoir épuisé la joie d' être . - je vais mourir , je vais mourir ... ah ! C' est affreux ... puis , tout d' un coup , il aperçut son uniforme souillé et déchiré , ses mains noires , et il parut souffrir de son état , devant des femmes . Une honte lui vint de s' abandonner ainsi , la pensée qu' il manquait de correction acheva de lui rendre toute une bravoure . Il réussit à reprendre d' une voix gaie : - seulement , si je meurs , je voudrais mourir les mains propres ... madame , vous seriez bien aimable de mouiller une serviette et de me la donner . * Gilberte courut , revint avec la serviette , voulut lui en frotter les mains elle-même . à partir de ce moment , il montra un très grand courage , soucieux de finir en homme de bonne compagnie . * Delaherche l' encourageait , aidait sa femme à l' arranger d' une façon convenable . Et la vieille * Madame * Delaherche , devant ce mourant , lorsqu' elle vit le ménage s' empresser ainsi , sentit s' en aller sa rancune . Une fois encore elle se tairait , elle qui savait et qui s' était juré de tout dire à son fils . à quoi bon désoler la maison , puisque la mort emportait la faute ? Ce fut fini presque tout de suite . Le capitaine * Beaudoin , qui s' affaiblissait , retomba dans son accablement . Une sueur glacée lui inondait le front et le cou . Il rouvrit un instant les yeux , tâtonna comme s' il eût cherché une couverture imaginaire , qu' il se mit à remonter jusqu'à son menton , les mains tordues , d' un mouvement doux et entêté . - oh ! J' ai froid , j' ai bien froid . Et il passa , il s' éteignit , sans hoquet , et son visage tranquille , aminci , garda une expression d' infinie tristesse . * Delaherche veilla à ce que le corps , au lieu d' être porté au charnier , fût déposé dans une remise voisine . Il voulait forcer * Gilberte , toute bouleversée et pleurante , à se retirer chez elle . Mais elle déclara qu' elle aurait trop peur maintenant , seule , et qu' elle préférait rester avec sa belle-mère , dans l' agitation de l' ambulance , où elle s' étourdissait . Déjà , elle courait donner à boire à un chasseur d' * Afrique que la fièvre faisait délirer , elle aidait un infirmier à panser la main d' un petit soldat , une recrue de vingt ans , qui était venu , à pied , du champ de bataille , le pouce emporté ; et , comme il était gentil et drôle , plaisantant sa blessure d' un air insouciant de parisien farceur , elle finit par s' égayer avec lui . Pendant l' agonie du capitaine , la canonnade semblait avoir augmenté encore , un deuxième obus était tombé dans le jardin , brisant un des arbres centenaires . Des gens affolés criaient que tout * Sedan brûlait , un incendie considérable s' étant déclaré dans le faubourg de la cassine . C' était la fin de tout , si ce bombardement continuait longtemps avec une pareille violence . - ce n' est pas possible , j' y retourne ! Dit * Delaherche hors de lui . - où donc ? Demanda * Bouroche . - mais à la sous-préfecture , pour savoir si l' empereur se moque de nous , quand il parle de faire hisser le drapeau blanc . Le major resta quelques secondes étourdi par cette idée du drapeau blanc , de la défaite , de la capitulation , qui tombait au milieu de son impuissance à sauver tous les pauvres bougres en bouillie , qu' on lui amenait . Il eut un geste de furieuse désespérance . - allez au diable ! Nous n' en sommes pas moins tous foutus ! Dehors , * Delaherche éprouva une difficulté plus grande à se frayer un passage parmi les groupes qui avaient grossi . Les rues , de minute en minute , s' emplissaient davantage , du flot des soldats débandés . Il questionna plusieurs des officiers qu' il rencontra : aucun n' avait aperçu le drapeau blanc sur la citadelle . Enfin , un colonel déclara l' avoir entrevu un instant , le temps de le hisser et de l' abattre . Cela aurait tout expliqué , soit que les allemands n' eussent pu le voir , soit que , l' ayant vu apparaître et disparaître , ils eussent redoublé leur feu , en comprenant que l' agonie était proche . Même une histoire circulait déjà , la folle colère d' un général , qui s' était précipité , à l' apparition du drapeau blanc , l' avait arraché de ses mains , brisant la hampe , foulant le linge . Et les batteries prussiennes tiraient toujours , les projectiles pleuvaient sur les toits et dans les rues , des maisons brûlaient , une femme venait d' avoir la tête broyée , au coin de la place * Turenne . à la sous-préfecture , * Delaherche ne trouva pas * Rose dans la loge du concierge . Toutes les portes étaient ouvertes , la déroute commençait . Alors , il monta , ne se heurtant que dans des gens effarés , sans que personne lui adressât la moindre question . Au premier étage , comme il hésitait , il rencontra la jeune fille . - oh ! * Monsieur * Delaherche , ça se gâte ... tenez ! Regardez vite , si vous voulez voir l' empereur . En effet , à gauche , une porte , mal fermée , bâillait ; et , par cette fente , on apercevait l' empereur , qui avait repris sa marche chancelante , de la cheminée à la fenêtre . Il piétinait , ne s' arrêtait pas , malgré d' intolérables souffrances . Un aide de camp venait d' entrer , celui qui avait si mal refermé la porte , et l' on entendit l' empereur qui lui demandait , d' une voix énervée de désolation : - mais enfin , monsieur , pourquoi tire -t-on toujours , puisque j' ai fait hisser le drapeau blanc ? C' était son tourment devenu insupportable , ce canon qui ne cessait pas , qui augmentait de violence , à chaque minute . Il ne pouvait s' approcher de la fenêtre , sans en être frappé au coeur . Encore du sang , encore des vies humaines fauchées par sa faute ! Chaque minute entassait d' autres morts , inutilement . Et , dans sa révolte de rêveur attendri , il avait déjà , à plus de dix reprises , adressé sa question désespérée aux personnes qui entraient . - mais enfin , pourquoi tire -t-on toujours , puisque j' ai fait hisser le drapeau blanc ? L' aide de camp murmura une réponse , que * Delaherche ne put saisir . Du reste , l' empereur ne s' était pas arrêté , cédant quand même à son besoin de retourner devant cette fenêtre , où il défaillait , dans le tonnerre continu de la canonnade . Sa pâleur avait grandi encore , sa longue face , morne et tirée , mal essuyée du fard du matin , disait son agonie . à ce moment , un petit homme vif , l' uniforme poussiéreux , dans lequel * Delaherche reconnut le général * Lebrun , traversa le palier , poussa la porte , sans se faire annoncer . Et , tout de suite , une fois de plus , on distingua la voix anxieuse de l' empereur . - mais enfin , général , pourquoi tire -t-on toujours , puisque j' ai fait hisser le drapeau blanc ? L' aide de camp sortait , la porte fut refermée , et * Delaherche ne put même entendre la réponse du général . Tout avait disparu . - ah ! Répéta * Rose , ça se gâte , je le comprends bien , à la mine de ces messieurs . C' est comme ma nappe , je ne la reverrai pas , il y en a qui disent qu' on l' a déchirée ... dans tout ça , c' est l' empereur qui me fait de la peine , car il est plus malade que le maréchal , il serait mieux dans son lit que dans cette pièce , où il se ronge à toujours marcher . Elle était très émue , sa jolie figure blonde exprimait une pitié sincère . Aussi * Delaherche , dont la ferveur bonapartiste se refroidissait singulièrement depuis deux jours , la trouva -t-il un peu sotte . En bas , pourtant , il resta encore un instant avec elle , guettant le départ du général * Lebrun . Et , quand celui -ci reparut , il le suivit . Le général * Lebrun avait expliqué à l' empereur que , si l' on voulait demander un armistice , il fallait qu' une lettre , signée du commandant en chef de l' armée française , fût remise au commandant en chef des armées allemandes . Puis , il s' était offert pour écrire cette lettre et pour se mettre à la recherche du général * De * Wimpffen , qui la signerait . Il emportait la lettre , il n' avait que la crainte de ne pas trouver ce dernier , ignorant sur quel point du champ de bataille il pouvait être . Dans * Sedan , d' ailleurs , la cohue devenait telle , qu' il dut marcher au pas de son cheval ; ce qui permit à * Delaherche de l' accompagner jusqu'à la porte du * Ménil . Mais , sur la route , le général * Lebrun prit le galop , et il eut la chance , comme il arrivait à * Balan , d' apercevoir le général * De * Wimpffen . Celui -ci , quelques minutes plus tôt , avait écrit à l' empereur : " sire , venez vous mettre à la tête de vos troupes , elles tiendront à honneur de vous ouvrir un passage à travers les lignes ennemies . " aussi entra -t-il dans une furieuse colère , au seul mot d' armistice . Non , non ! Il ne signerait rien , il voulait se battre ! Il était trois heures et demie . Et ce fut peu de temps après qu' eut lieu la tentative héroïque et désespérée , cette poussée dernière , pour ouvrir une trouée au travers des bavarois , en marchant une fois encore sur * Bazeilles . Par les rues de * Sedan , par les champs voisins , afin de rendre du coeur aux troupes , on mentait , on criait : " * Bazaine arrive ! * Bazaine arrive ! " depuis le matin , c' était le rêve de beaucoup , on croyait entendre le canon de l' armée de * Metz , à chaque batterie nouvelle que démasquaient les allemands . Douze cents hommes environ furent réunis , des soldats débandés de tous les corps , où toutes les armes se mêlaient ; et la petite colonne se lança glorieusement , sur la route balayée de mitraille , au pas de course . D' abord , ce fut superbe , les hommes qui tombaient n' arrêtaient pas l' élan des autres , on parcourut près de cinq cents mètres avec une véritable furie de courage . Mais , bientôt , les rangs s' éclaircirent , les plus braves se replièrent . Que faire contre l' écrasement du nombre ? Il n' y avait là que la témérité folle d' un chef d' armée qui ne voulait pas être vaincu . Et le général * De * Wimpffen finit par se trouver seul avec le général * Lebrun , sur cette route de * Balan et de * Bazeilles , qu' ils durent définitivement abandonner . Il ne restait qu' à battre en retraite sous les murs de * Sedan . * Delaherche , dès qu' il avait perdu de vue le général , s' était hâté de retourner à la fabrique , possédé d' une idée unique , celle de monter de nouveau à son observatoire , pour suivre au loin les événements . Mais , comme il arrivait , il fut un instant arrêté , en se heurtant , sous le porche , au colonel * De * Vineuil , qu' on amenait , avec sa botte sanglante , à moitié évanoui sur du foin , au fond d' une carriole de maraîcher . Le colonel s' était obstiné à vouloir rallier les débris de son régiment , jusqu'au moment où il était tombé de cheval . Tout de suite , on le monta dans une chambre du premier étage , et * Bouroche qui accourut , n' ayant trouvé qu' une fêlure de la cheville , se contenta de panser la plaie , après en avoir retiré des morceaux de cuir de la botte . Il était débordé , exaspéré , il redescendit en criant qu' il aimerait mieux se couper une jambe à lui-même , que de continuer à faire son métier si salement , sans le matériel convenable ni les aides nécessaires . En bas , en effet , on ne savait plus où mettre les blessés , on s' était décidé à les coucher sur la pelouse , dans l' herbe . Déjà , il y en avait deux rangées , attendant , se lamentant au plein air , sous les obus qui continuaient à pleuvoir . Le nombre des hommes amenés à l' ambulance , depuis midi , dépassait quatre cents , et le major avait fait demander des chirurgiens , sans qu' on lui envoyât autre chose qu' un jeune médecin de la ville . Il ne pouvait suffire , il sondait , taillait , sciait , recousait , hors de lui , désolé de voir qu' on lui apportait toujours plus de besogne qu' il n' en faisait . * Gilberte , ivre d' horreur , prise de la nausée de tant de sang et de larmes , était restée près de son oncle , le colonel , laissant en bas * Madame * Delaherche donner à boire aux fiévreux et essuyer les visages moites des agonisants . Sur la terrasse , vivement , * Delaherche tâcha de se rendre compte de la situation . La ville avait moins souffert qu' on ne croyait , un seul incendie jetait une grosse fumée noire , dans le faubourg de la cassine . Le fort du * Palatinat ne tirait plus , faute sans doute de munitions . Seules , les pièces de la porte de * Paris lâchaient encore un coup , de loin en loin . Et , tout de suite , ce qui l' intéressa , ce fut de constater qu' on avait de nouveau hissé un drapeau blanc sur le donjon ; mais on ne devait pas l' apercevoir du champ de bataille , car le feu continuait , aussi intense . Des toitures voisines lui cachaient la route de * Balan , il ne put y suivre le mouvement des troupes . D' ailleurs , ayant mis son oeil à la lunette qui était restée braquée , il venait de retomber sur l' état-major allemand , qu' il avait déjà vu à cette place , dès midi . Le maître , le minuscule soldat de plomb , haut comme la moitié du petit doigt , dans lequel il croyait avoir reconnu le roi de * Prusse , se trouvait toujours debout , avec son uniforme sombre , en avant des autres officiers , la plupart couchés sur l' herbe , étincelants de broderies . Il y avait là des officiers étrangers , des aides de camp , des généraux , des maréchaux de cour , des princes , tous pourvus de lorgnettes , suivant depuis le matin l' agonie de l' armée française , comme au spectacle . Et le drame formidable s' achevait . De cette hauteur boisée de la * Marfée , le roi * Guillaume venait d' assister à la jonction de ses troupes . C' en était fait , la troisième armée , sous les ordres de son fils , le prince royal de * Prusse , qui avait cheminé par * Saint- * Menges et * Fleigneux , prenait possession du plateau d' * Illy ; tandis que la quatrième , que commandait le prince royal de * Saxe , arrivait de son côté au rendez -vous , par * Daigny et * Givonne , en tournant le bois de la * Garenne . Le xie corps et le ve donnaient ainsi la main au xiie corps et à la garde . Et l' effort suprême pour briser le cercle , au moment où il se fermait , l' inutile et glorieuse charge de la division * Margueritte avait arraché au roi un cri d' admiration : " ah ! Les braves gens ! " maintenant , l' enveloppement mathématique , inexorable , se terminait , les mâchoires de l' étau s' étaient rejointes , il pouvait embrasser d' un coup d' oeil l' immense muraille d' hommes et de canons qui enveloppait l' armée vaincue . Au nord , l' étreinte devenait de plus en plus étroite , refoulait les fuyards dans * Sedan , sous le feu redoublé des batteries , dont la ligne ininterrompue bordait l' horizon . Au midi , * Bazeilles conquis , vide et morne , finissait de brûler , jetant de gros tourbillons de fumée et d' étincelles ; pendant que les bavarois , maîtres de * Balan , braquaient des canons , à trois cents mètres des portes de la ville . Et les autres batteries , celles de la rive gauche , installées à * Pont- * Maugis , à * Noyers , à * Frénois , à * Wadelincourt , qui tiraient sans un arrêt depuis bientôt douze heures , tonnaient plus haut , complétaient l' infranchissable ceinture de flammes , jusque sous les pieds du roi . Mais le roi * Guillaume , fatigué , lâcha un instant sa lorgnette ; et il continua de regarder à l' oeil nu . Le soleil oblique descendait vers les bois , allait se coucher dans un ciel d' une pureté sans tache . Toute la vaste campagne en était dorée , baignée d' une lumière si limpide , que les moindres détails prenaient une netteté singulière . Il distinguait les maisons de * Sedan , avec les petites barres noires des fenêtres , les remparts , la forteresse , ce système compliqué de défense dont les arêtes se découpaient d' un trait vif . Puis , alentour , épars au milieu des terres , c' étaient les villages , frais et vernis , pareils aux fermes des boîtes de jouets , * Donchery à gauche , au bord de sa plaine rase , * Douzy et * Carignan à droite , dans les prairies . Il semblait qu' on aurait compté les arbres de la forêt des * Ardennes , dont l' océan de verdure se perdait jusqu'à la frontière . La * Meuse , aux lents détours , n' était plus , sous cette lumière frisante , qu' une rivière d' or fin . Et la bataille atroce , souillée de sang , devenait une peinture délicate , vue de si haut , sous l' adieu du soleil : des cavaliers morts , des chevaux éventrés semaient le plateau de * Floing de taches gaies ; vers la droite , du côté de * Givonne , les dernières bousculades de la retraite amusaient l' oeil du tourbillon de ces points noirs , courant , se culbutant ; tandis que , dans la presqu'île d' * Iges , à gauche , une batterie bavaroise , avec ses canons gros comme des allumettes , avait l' air d' être une pièce mécanique bien montée , tellement la manoeuvre pouvait se suivre , d' une régularité d' horlogerie . C' était la victoire , inespérée , foudroyante , et le roi n' avait pas de remords , devant ces cadavres si petits , ces milliers d' hommes qui tenaient moins de place que la poussière des routes , cette vallée immense où les incendies de * Bazeilles , les massacres d' * Illy , les angoisses de * Sedan , n' empêchaient pas l' impassible nature d' être belle , à cette fin sereine d' un beau jour . Mais , tout d' un coup , * Delaherche aperçut , gravissant les pentes de la * Marfée , un général français , vêtu d' une tunique bleue , monté sur un cheval noir , et que précédait un hussard , avec un drapeau blanc . C' était le général * Reille , chargé par l' empereur de porter au roi de * Prusse cette lettre : " monsieur mon frère , n' ayant pu mourir au milieu de mes troupes , il ne me reste qu' à remettre mon épée entre les mains de votre majesté . Je suis , de votre majesté , le bon frère , * Napoléon . " dans sa hâte d' arrêter la tuerie , puisqu' il n' était plus le maître , l' empereur se livrait , espérant attendrir le vainqueur . Et * Delaherche vit le général * Reille s' arrêter à dix pas du roi , descendre de cheval , puis s' avancer pour remettre la lettre , sans arme , n' ayant aux doigts qu' une cravache . Le soleil se couchait dans une grande lueur rose , le roi s' assit sur une chaise , s' appuya au dossier d' une autre chaise , que tenait un secrétaire , et répondit qu' il acceptait l' épée en attendant l' envoi d' un officier , qui pourrait traiter de la capitulation . chapitre VII : à cette heure , autour de * Sedan , de toutes les positions perdues , de * Floing , du plateau d' * Illy , du bois de la * Garenne , de la vallée de la * Givonne , de la route de * Bazeilles , un flot épouvanté d' hommes , de chevaux et de canons refluait , roulait vers la ville . Cette place forte , sur laquelle on avait eu l' idée désastreuse de s' appuyer , devenait une tentation funeste , l' abri qui s' offrait aux fuyards , le salut où se laissaient entraîner les plus braves , dans la démoralisation et la panique de tous . Derrière les remparts , là-bas , on s' imaginait qu' on échapperait enfin à cette terrible artillerie , grondant depuis bientôt douze heures ; et il n' y avait plus de conscience , plus de raisonnement , la bête emportait l' homme , c' était la folie de l' instinct galopant , cherchant le trou , pour se terrer et dormir . Au pied du petit mur , lorsque * Maurice , qui baignait d' eau fraîche le visage de * Jean , vit qu' il rouvrait les yeux , il eut une exclamation de joie . - ah ! Mon pauvre bougre , je t' ai cru fichu ! ... et ce n' est pas pour te le reprocher , mais ce que tu es lourd ! étourdi encore , * Jean semblait s' éveiller d' un songe . Puis , il dut comprendre , se souvenir , car deux grosses larmes roulèrent sur ses joues . Ce * Maurice si frêle , qu' il aimait , qu' il soignait comme un enfant , il avait donc trouvé , dans l' exaltation de son amitié , des bras assez forts , pour l' apporter jusque -là ! -attends que je voie un peu ta caboche . La blessure n' était presque rien , une simple éraflure du cuir chevelu , qui avait saigné beaucoup . Les cheveux , que le sang collait à présent , avaient formé tampon . Aussi se garda -t-il bien de les mouiller , pour ne pas rouvrir la plaie . - là , tu es débarbouillé , tu as repris figure humaine ... attends encore , que je te coiffe . Et , ramassant , à côté , le képi d' un soldat mort , il le lui posa avec précaution sur la tête . - c' est juste ta pointure ... maintenant , si tu peux marcher , nous voilà de beaux garçons . * Jean se mit debout , secoua la tête , pour s' assurer qu' elle était solide . Il n' avait plus que le crâne un peu lourd . ça irait très bien . Et il fut saisi d' un attendrissement d' homme simple , il empoigna * Maurice , l' étouffa sur son coeur , en ne trouvant que ces mots : - ah ! Mon cher petit , mon cher petit ! Mais les prussiens arrivaient , il s' agissait de ne pas flâner derrière le mur . Déjà , le lieutenant * Rochas battait en retraite , avec ses quelques hommes , protégeant le drapeau , que le sous-lieutenant portait toujours sous son bras , roulé autour de la hampe . * Lapoulle , très grand , pouvait se hausser , lâchait encore des coups de feu , par-dessus le chaperon ; tandis que * Pache avait remis son chassepot en bandoulière , jugeant sans doute que c' était assez , qu' il aurait fallu maintenant manger et dormir . * Jean et * Maurice , courbés en deux , se hâtèrent de les rejoindre . Ce n' étaient ni les fusils ni les cartouches qui manquaient : il suffisait de se baisser . De nouveau , ils s' armèrent , ayant tout abandonné là-bas , le sac et le reste , quand l' un avait dû charger l' autre sur ses épaules . Le mur s' étendait jusqu'au bois de la * Garenne , et la petite bande , se croyant sauvée , se jeta vivement derrière une ferme , puis de là gagna les arbres . - ah ! Dit * Rochas , qui gardait sa belle confiance inébranlable , nous allons souffler un moment ici , avant de reprendre l' offensive . Dès les premiers pas , tous sentirent qu' ils entraient dans un enfer ; mais ils ne pouvaient reculer , il fallait quand même traverser le bois , leur seule ligne de retraite . à cette heure , c' était un bois effroyable , le bois de la désespérance et de la mort . Comprenant que des troupes se repliaient par là , les prussiens le criblaient de balles , le couvraient d' obus . Et il était comme flagellé d' une tempête , tout agité et hurlant , dans le fracassement de ses branches . Les obus coupaient les arbres , les balles faisaient pleuvoir les feuilles , des voix de plainte semblaient sortir des troncs fendus , des sanglots tombaient avec les ramures trempées de sève . On aurait dit la détresse d' une cohue enchaînée , la terreur et les cris de milliers d' êtres cloués au sol , qui ne pouvaient fuir , sous cette mitraille . Jamais angoisse n' a soufflé plus grande que dans la forêt bombardée . Tout de suite , * Maurice et * Jean , qui avaient rejoint leurs compagnons , s' épouvantèrent . Ils marchaient alors sous une haute futaie , ils pouvaient courir . Mais les balles sifflaient , se croisaient , impossible d' en comprendre la direction , de manière à se garantir , en filant d' arbre en arbre . Deux hommes furent tués , frappés dans le dos , frappés à la face . Devant * Maurice , un chêne séculaire , le tronc broyé par un obus , s' abattit , avec la majesté tragique d' un héros , écrasant tout à son entour . Et , au moment où le jeune homme sautait en arrière , un hêtre colossal , à sa gauche , qu' un autre obus venait de découronner , se brisait , s' effondrait , ainsi qu' une charpente de cathédrale . Où fuir ? De quel côté tourner ses pas ? Ce n' étaient , de toutes parts , que des chutes de branches , comme dans un édifice immense qui menacerait ruine et dont les salles se succéderaient sous des plafonds croulants . Puis , lorsqu' ils eurent sauté dans un taillis pour échapper à cet écrasement des grands arbres , ce fut * Jean qui manqua d' être coupé en deux par un projectile , qui heureusement n' éclata pas . Maintenant , ils ne pouvaient plus avancer , au milieu de la foule inextricable des arbustes . Les tiges minces les liaient aux épaules ; les hautes herbes se nouaient à leurs chevilles ; des murs brusques de broussailles les immobilisaient , pendant que les feuillages volaient autour d' eux , sous la faux géante qui fauchait le bois . à côté d' eux , un autre homme , foudroyé d' une balle au front , resta debout , serré entre deux jeunes bouleaux . Vingt fois , prisonniers de ce taillis , ils sentirent passer la mort . - sacré bon dieu ! Dit * Maurice , nous n' en sortirons pas . Il était livide , un frisson le reprenait ; et * Jean , si brave , qui le matin l' avait réconforté , pâlissait lui aussi , envahi d' un froid de glace . C' était la peur , l' horrible peur , contagieuse , irrésistible . De nouveau , une grande soif les brûlait , une insupportable sécheresse de la bouche , une contraction de la gorge , d' une violence douloureuse d' étranglement . Cela s' accompagnait de malaises , de nausées au creux de l' estomac ; tandis que des pointes d' aiguille lardaient leurs jambes . Et , dans cette souffrance toute physique de la peur , la tête serrée , ils voyaient filer des milliers de points noirs , comme s' ils avaient pu , au passage , distinguer la nuée volante des balles . - ah ! Fichu sort ! Bégaya * Jean , c' est vexant tout de même d' être là , à se faire casser la gueule pour les autres , quand les autres sont quelque part , à fumer tranquillement leur pipe ! * Maurice , éperdu , hagard , ajouta : - oui , pourquoi est -ce moi plutôt qu' un autre ? C' était la révolte du moi , l' enragement égoïste de l' individu qui ne veut pas se sacrifier pour l' espèce et finir . - et encore , reprit * Jean , si l' on savait la raison , si ça devait servir à quelque chose ! Puis , levant les yeux , regardant le ciel : - avec ça , ce cochon de soleil qui ne se décide pas à foutre le camp ! Quand il sera couché et qu' il fera nuit , on ne se battra plus peut-être ! Depuis longtemps déjà , ne pouvant savoir l' heure , n' ayant même pas conscience du temps , il guettait ainsi la chute lente du soleil , qui lui semblait ne plus marcher , arrêté là-bas , au-dessus des bois de la rive gauche . Et ce n' était même pas lâcheté , c' était un besoin impérieux , grandissant , de ne plus entendre les obus ni les balles , de s' en aller ailleurs , de s' enfoncer en terre , pour s' y anéantir . Sans le respect humain , la gloriole de faire son devoir devant les camarades , on perdrait la tête , on filerait malgré soi , au galop . Cependant , * Maurice et * Jean , de nouveau , s' accoutumaient ; et , dans l' excès de leur affolement , venait une sorte d' inconscience et de griserie , qui était de la bravoure . Ils finissaient par ne plus même se hâter , au travers du bois maudit . L' horreur s' était encore accrue , parmi ce peuple d' arbres bombardés , tués à leur poste , s' abattant de tous côtés comme des soldats immobiles et géants . Sous les frondaisons , dans le délicieux demi-jour verdâtre , au fond des asiles mystérieux , tapissés de mousse , soufflait la mort brutale . Les sources solitaires étaient violées , des mourants râlaient jusque dans les coins perdus , où des amoureux seuls s' étaient égarés jusque -là . Un homme , la poitrine traversée d' une balle , avait eu le temps de crier " touché ! " en tombant sur la face , mort . Un autre qui venait d' avoir les deux jambes brisées par un obus , continuait à rire , inconscient de sa blessure , croyant simplement s' être heurté contre une racine . D' autres , les membres troués , atteints mortellement , parlaient et couraient encore , pendant plusieurs mètres , avant de culbuter , dans une convulsion brusque . Au premier moment , les plaies les plus profondes se sentaient à peine , et plus tard seulement les effroyables souffrances commençaient , jaillissaient en cris et en larmes . Ah ! Le bois scélérat , la forêt massacrée , qui , au milieu du sanglot des arbres expirants , s' emplissait peu à peu de la détresse hurlante des blessés ! Au pied d' un chêne , * Maurice et * Jean aperçurent un zouave qui poussait un cri continu de bête égorgée , les entrailles ouvertes . Plus loin , un autre était en feu : sa ceinture bleue brûlait , la flamme gagnait et grillait sa barbe ; tandis que , les reins cassés sans doute , ne pouvant bouger , il pleurait à chaudes larmes . Puis , c' était un capitaine , le bras gauche arraché , le flanc droit percé jusqu'à la cuisse , étalé sur le ventre , qui se traînait sur les coudes , en demandant qu' on l' achevât , d' une voix aiguë , effrayante de supplication . D' autres , d' autres encore souffraient abominablement , semaient les sentiers herbus en si grand nombre , qu' il fallait prendre garde , pour ne pas les écraser au passage . Mais les blessés , les morts ne comptaient plus . Le camarade qui tombait , était abandonné , oublié . Pas même un regard en arrière . C' était le sort . à un autre , à soi peut-être ! Tout d' un coup , comme on atteignait la lisière du bois , un cri d' appel retentit . - à moi ! C' était le sous-lieutenant , porteur du drapeau , qui venait de recevoir une balle dans le poumon gauche . Il était tombé , crachant le sang à pleine bouche . Et , voyant que personne ne s' arrêtait , il eut la force de se reprendre et de crier : - au drapeau ! D' un bond , * Rochas , revenu sur ses pas , prit le drapeau , dont la hampe s' était brisée ; tandis que le sous-lieutenant murmurait , les mots empâtés d' une écume sanglante : - moi , j' ai mon compte , je m' en fous ! ... sauvez le drapeau ! Et il resta seul , à se tordre sur la mousse , dans ce coin délicieux du bois , arrachant les herbes de ses mains crispées , la poitrine soulevée par un râle qui dura pendant des heures . Enfin , on était hors de ce bois d' épouvante . Avec * Maurice et * Jean , il ne restait de la petite bande que le lieutenant * Rochas , * Pache et * Lapoulle . * Gaude , qu' on avait perdu , sortit à son tour d' un fourré , galopa pour rejoindre les camarades , son clairon pendu à l' épaule . Et c' était un vrai soulagement , de se retrouver en rase campagne , respirant à l' aise . Le sifflement des balles avait cessé , les obus ne tombaient pas , de ce côté du vallon . Tout de suite , devant la porte charretière d' une ferme , ils entendirent des jurons , ils aperçurent un général qui se fâchait , monté sur un cheval fumant de sueur . C' était le général * Bourgain- * Desfeuilles , le chef de leur brigade , couvert lui-même de poussière et l' air brisé de fatigue . Sa grosse figure colorée de bon vivant exprimait l' exaspération où le jetait le désastre , qu' il regardait comme une malechance personnelle . Depuis le matin , ses soldats ne l' avaient plus revu . Sans doute il s' était égaré sur le champ de bataille , courant après les débris de sa brigade , très capable de se faire tuer , dans sa colère contre ces batteries prussiennes qui balayaient l' empire et sa fortune d' officier aimé des tuileries . - tonnerre de dieu ! Criait -il , il n' y a donc plus personne , on ne peut donc pas avoir un renseignement , dans ce fichu pays ! Les habitants de la ferme devaient s' être enfuis au fond des bois . Enfin , une femme très vieille parut sur la porte , quelque servante oubliée , que ses mauvaises jambes avaient clouée là . - eh ! La mère , par ici ! ... où est -ce , la * Belgique ? Elle le regardait , hébétée , n' ayant pas l' air de comprendre . Alors , il perdit toute mesure , oublia qu' il s' adressait à une paysanne , gueulant qu' il n' avait pas envie de se faire prendre au piège comme un serin , en rentrant à * Sedan , qu' il allait foutre le camp à l' étranger , lui , et raide ! Des soldats s' étaient approchés , qui l' écoutaient . - mais , mon général , dit un sergent , on ne peut plus passer , il y a des prussiens partout ... c' était bon ce matin , de filer . Des histoires , en effet , circulaient déjà , des compagnies séparées de leurs régiments , qui , sans le vouloir , avaient passé la frontière , d' autres qui , plus tard , étaient même parvenues à percer bravement les lignes ennemies , avant la jonction complète . Le général , hors de lui , haussait les épaules . - voyons , avec des bons bougres comme vous , est -ce qu' on ne passe pas où l' on veut ? ... je trouverai bien cinquante bons bougres pour se faire encore casser la gueule . Puis , se retournant vers la vieille paysanne : - eh ! Tonnerre de dieu ! La mère , répondez donc ! ... la * Belgique , où est -ce ? Cette fois , elle avait compris . Elle tendit vers les grands bois sa main décharnée . - là-bas , là-bas ! -hein ? Qu' est -ce que vous dites ? ... ces maisons qu' on aperçoit , au bout des champs ? -oh ! Plus loin , beaucoup plus loin ! ... là-bas , tout là-bas ! Du coup , le général étouffa de rage . - mais , c' est dégoûtant , un sacré pays pareil ! On ne sait jamais comment il est fait ... la * Belgique était là , on craignait de sauter dedans , sans le vouloir ; et , maintenant qu' on veut y aller , elle n' y est plus ... non , non ! C' est trop à la fin ! Qu' ils me prennent , qu' ils fassent de moi ce qu' ils voudront , je vais me coucher ! Et , poussant son cheval , sautant sur la selle comme une outre gonflée d' un vent de colère , il galopa du côté de * Sedan . Le chemin tournait , et l' on descendait dans le fond de * Givonne , un faubourg encaissé entre des coteaux , où la route qui montait vers les bois , était bordée de petites maisons et de jardins . Un tel flot de fuyards l' encombrait à ce moment , que le lieutenant * Rochas se trouva comme bloqué , avec * Pache , * Lapoulle et * Gaude , contre une auberge , à l' angle d' un carrefour . * Jean et * Maurice eurent de la peine à les rejoindre . Et tous furent surpris d' entendre une voix épaisse d' ivrogne qui les interpellait . - tiens ! Cette rencontre ! ... ohé , la coterie ! ... ah ! C' est une vraie rencontre tout de même ! Ils reconnurent * Chouteau , dans l' auberge , accoudé à une des fenêtres du rez-de-chaussée . Très ivre , il continua , entre deux hoquets : - dites donc , vous gênez pas , si vous avez soif ... y en a encore pour les camarades ... d' un geste vacillant , par-dessus son épaule , il appelait quelqu' un , resté au fond de la salle . - arrive , feignant ... donne à boire à ces messieurs ... ce fut * Loubet qui parut à son tour , tenant dans chaque main une bouteille pleine , qu' il agitait en rigolant . Il était moins ivre que l' autre , il cria de sa voix de blague parisienne , avec le nasillement des marchands de coco , un jour de fête publique : - à la fraîche , à la fraîche , qui veut boire ! On ne les avait pas revus , depuis qu' ils s' en étaient allés , sous le prétexte de porter à l' ambulance le sergent * Sapin . Sans doute , ils avaient erré ensuite , flânant , évitant les coins où tombaient les obus . Et ils venaient d' échouer là , dans cette auberge mise au pillage . Le lieutenant * Rochas fut indigné . - attendez , bandits , je vas vous faire siroter , pendant que nous tous , nous crevons à la peine ! Mais * Chouteau n' accepta pas la réprimande . - ah ! Tu sais , espèce de vieux toqué , il n' y a plus de lieutenant , il n' y a que des hommes libres ... les prussiens ne t' en ont donc pas fichu assez , que tu veux t' en faire coller encore ? Il fallut retenir * Rochas , qui parlait de lui casser la tête . D' ailleurs , * Loubet lui-même , avec ses bouteilles dans les bras , s' efforçait de mettre la paix . - laissez donc ! Faut pas se manger , on est tous frères ! Et , avisant * Lapoulle et * Pache , les deux camarades de l' escouade : - faites pas les serins , entrez , vous autres , qu' on vous rince le gosier ! Un instant , * Lapoulle hésita , dans l' obscure conscience que ce serait mal , de faire la fête , lorsque tant de pauvres bougres avalaient leur langue . Mais il était si éreinté , si épuisé de faim et de soif ! Tout d' un coup , il se décida , entra dans l' auberge d' un saut , sans une parole , en poussant devant lui * Pache , également silencieux et tenté , qui s' abandonnait . Et ils ne reparurent pas . - tas de brigands ! Répétait * Rochas . On devrait tous les fusiller ! Maintenant , il n' avait plus avec lui que * Jean , * Maurice et * Gaude , et tous quatre étaient peu à peu dérivés , malgré leur résistance , dans le torrent des fuyards qui coulait à plein chemin . Déjà , ils se trouvaient loin de l' auberge . C' était la déroute roulant vers les fossés de * Sedan , en un flot bourbeux , pareil à l' amas de terres et de cailloux qu' un orage , battant les hauteurs , entraîne au fond des vallées . De tous les plateaux environnants , par toutes les pentes , par tous les plis de terrain , par la route de * Floing , par * Pierremont , par le cimetière , par le champ de * Mars , aussi bien que par le fond de * Givonne , la même cohue ruisselait en un galop de panique sans cesse accru . Et que reprocher à ces misérables hommes , qui , depuis douze heures , attendaient immobiles , sous la foudroyante artillerie d' un ennemi invisible , contre lequel ils ne pouvaient rien ? à présent , les batteries les prenaient de face , de flanc et de dos , les feux convergeaient de plus en plus , à mesure que l' armée battait en retraite sur la ville , c' était l' écrasement en plein tas , la bouillie humaine au fond du trou scélérat , où l' on était balayé . Quelques régiments du 7e corps , surtout du côté de * Floing , se repliaient en assez bon ordre . Par moments , un cheval sans cavalier se ruait , galopait , renversant des soldats , trouant la foule d' un long remous d' effroi . Puis , des canons passaient d' un train de folie , des batteries débandées , dont les artilleurs , comme emportés par l' ivresse , sans crier gare , écrasaient tout . Et le piétinement de troupeau ne cessait pas , un défilé compact , flanc contre flanc , une fuite en masse où tout de suite les vides se comblaient , dans la hâte instinctive d' être là-bas , à l' abri , derrière un mur . * Jean , de nouveau , leva la tête , se tourna vers le couchant . Au travers de l' épaisse poussière que les pieds soulevaient , les rayons de l' astre brûlaient encore les faces en sueur . Il faisait très beau , le ciel était d' un bleu admirable . - c' est crevant tout de même , répéta -t-il , ce cochon de soleil qui ne se décide pas à foutre le camp ! Soudain , * Maurice , dans une jeune femme qu' il regardait , collée contre une maison , sur le point d' y être écrasée par le flot , eut la stupeur de reconnaître sa soeur * Henriette . Depuis près d' une minute , il la voyait , restait béant . Et ce fut elle qui parla la première , sans paraître surprise . - ils l' ont fusillé à * Bazeilles ... oui , j' étais là ... alors , comme je veux que le corps me soit rendu , j' ai eu une idée ... elle ne nommait ni les prussiens , ni * Weiss . Tout le monde devait comprendre . * Maurice , en effet , comprit . Il l' adorait , il eut un sanglot . - ma pauvre chérie ! Vers deux heures , lorsqu' elle était revenue à elle , * Henriette s' était trouvée , à * Balan , dans la cuisine de gens qu' elle ne connaissait pas , la tête tombée sur une table , pleurant . Mais ses larmes cessèrent . Chez cette silencieuse , si frêle , déjà l' héroïne se réveillait . Elle ne craignait rien , elle avait une âme ferme , invincible . Dans sa douleur , elle ne songeait plus qu' à ravoir le corps de son mari , pour l' ensevelir . Son premier projet fut , simplement , de retourner à * Bazeilles . Tout le monde l' en détourna , lui en démontra l' impossibilité absolue . Aussi finit -elle par chercher quelqu' un , un homme qui l' accompagnerait , ou qui se chargerait des démarches nécessaires . Son choix tomba sur un cousin à elle , autrefois sous-directeur de la raffinerie générale , au * Chêne , à l' époque où * Weiss y était employé . Il avait beaucoup aimé son mari , il ne lui refuserait pas son assistance . Depuis deux ans , à la suite d' un héritage fait par sa femme , il s' était retiré dans une belle propriété , l' ermitage , dont les terrasses s' étageaient près de * Sedan , de l' autre côté du fond de * Givonne . Et c' était à l' ermitage qu' elle se rendait , au milieu des obstacles , arrêtée à chaque pas , en continuel danger d' être piétinée et tuée . * Maurice , à qui elle expliquait brièvement son projet , l' approuva . - le cousin * Dubreuil a toujours été bon pour nous ... il te sera utile ... puis , une idée lui vint à lui-même . Le lieutenant * Rochas voulait sauver le drapeau . Déjà , l' on avait proposé de le couper , d' en emporter chacun un morceau sous sa chemise , ou bien de l' enfouir au pied d' un arbre , en prenant des points de repère , qui auraient permis de l' exhumer plus tard . Mais ce drapeau lacéré , ce drapeau enterré comme un mort , leur serrait trop le coeur . Ils auraient voulu trouver autre chose . Aussi , lorsque * Maurice leur proposa de remettre le drapeau à quelqu' un de sûr , qui le cacherait , le défendrait au besoin , jusqu'au jour où il le rendrait intact , tous acceptèrent . - eh bien ! Reprit le jeune homme en s' adressant à sa soeur , nous allons avec toi voir si * Dubreuil est à l' ermitage ... d' ailleurs , je ne veux plus te quitter . Ce n' était pas facile de se dégager de la cohue . Ils y parvinrent , se jetèrent dans un chemin creux qui montait vers la gauche . Alors , ils tombèrent au milieu d' un véritable dédale de sentiers et de ruelles , tout un faubourg fait de cultures maraîchères , de jardins , de maisons de plaisance , de petites propriétés enchevêtrées les unes dans les autres ; et ces sentiers , ces ruelles , filaient entre des murs , tournaient à angles brusques , aboutissaient à des impasses : un merveilleux camp retranché pour la guerre d' embuscade , des coins que dix hommes pouvaient défendre pendant des heures contre un régiment . Déjà , des coups de feu y pétillaient , car le faubourg dominait * Sedan , et la garde prussienne arrivait , de l' autre côté du vallon . Lorsque * Maurice et * Henriette , que suivaient les autres , eurent tourné à gauche , puis à droite , entre deux interminables murailles , ils débouchèrent tout d' un coup devant la porte grande ouverte de l' ermitage . La propriété , avec son petit parc , s' étageait en trois larges terrasses ; et c' était sur une de ces terrasses que le corps de logis se dressait , une grande maison carrée , à laquelle conduisait une allée d' ormes séculaires . En face , séparées par l' étroit vallon , profondément encaissé , se trouvaient d' autres propriétés , à la lisière d' un bois . * Henriette s' inquiéta de cette porte brutalement ouverte . - ils n' y sont plus , ils auront dû partir . En effet , * Dubreuil s' était résigné , la veille , à emmener sa femme et ses enfants à * Bouillon , dans la certitude du désastre qu' il prévoyait . Pourtant , la maison n' était pas vide , une agitation s' y faisait remarquer de loin , à travers les arbres . Comme la jeune femme se hasardait dans la grande allée , elle recula , devant le cadavre d' un soldat prussien . - fichtre ! S' écria * Rochas , on s' est donc cogné déjà par ici ! Tous alors voulurent savoir , poussèrent jusqu'à l' habitation ; et ce qu' ils virent les renseigna : les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée avaient dû être enfoncées à coups de crosse , les ouvertures bâillaient sur les pièces mises à sac , tandis que des meubles , jetés dehors , gisaient sur le gravier de la terrasse , au bas du perron . Il y avait surtout là tout un meuble de salon bleu-ciel , le canapé et les douze fauteuils , rangés au petit bonheur , pêle-mêle , autour d' un grand guéridon , dont le marbre blanc s' était fendu . Et des zouaves , des chasseurs , des soldats de la ligne , d' autres appartenant à l' infanterie de marine , couraient derrière les bâtiments et dans l' allée , lâchant des coups de feu sur le petit bois d' en face , par-dessus le vallon . - mon lieutenant , expliqua un zouave à * Rochas , ce sont des salops de prussiens , que nous avons trouvés en train de tout saccager ici . Vous voyez , nous leur avons réglé leur compte ... seulement , les salops reviennent dix contre un , ça ne va pas être commode . Trois autres cadavres de soldats prussiens s' allongeaient sur la terrasse . Comme * Henriette , cette fois , les regardait fixement , sans doute avec la pensée de son mari , qui lui aussi dormait là-bas , défiguré dans le sang et la poussière , une balle , près de sa tête , frappa un arbre qui se trouvait derrière elle . * Jean s' était précipité . - ne restez pas là ! ... vite , vite , cachez -vous dans la maison ! Depuis qu' il l' avait revue , si changée , si éperdue de détresse , il la regardait d' un coeur crevé de pitié , en se la rappelant telle qu' elle lui était apparue , la veille , avec son sourire de bonne ménagère . D' abord , il n' avait rien trouvé à lui dire , ne sachant même pas si elle le reconnaissait . Il aurait voulu se dévouer pour elle , lui rendre de la tranquillité et de la joie . - attendez -nous dans la maison ... dès qu' il y aura du danger , nous trouverons bien à vous faire sauver par là-haut . Mais elle eut un geste d' indifférence . - à quoi bon ? Cependant , son frère la poussait lui aussi , et elle dut monter les marches , rester un instant au fond du vestibule , d' où son regard enfilait l' allée . Dès lors , elle assista au combat . Derrière un des premiers ormes , se tenaient * Maurice et * Jean . Les troncs centenaires , d' une ampleur géante , pouvaient aisément abriter deux hommes . Plus loin , le clairon * Gaude avait rejoint le lieutenant * Rochas , qui s' obstinait à garder le drapeau , puisqu' il ne pouvait le confier à personne ; et il l' avait posé près de lui , contre l' arbre , pendant qu' il faisait le coup de feu . Chaque tronc , d' ailleurs , était habité . Les zouaves , les chasseurs , les soldats de l' infanterie de marine , d' un bout de l' allée à l' autre , s' effaçaient , n' allongeaient la tête que pour tirer . En face , dans le petit bois , le nombre des prussiens devait augmenter sans cesse , car la fusillade devenait plus vive . On ne voyait personne , à peine le profil rapide d' un homme , par instants , qui sautait d' un arbre à un autre . Une maison de campagne , aux volets verts , se trouvait également occupée par des tirailleurs , dont les coups de feu partaient des fenêtres entr'ouvertes du rez-de-chaussée . Il était environ quatre heures , le bruit du canon se ralentissait , se taisait peu à peu ; et l' on était là , à se tuer encore , comme pour une querelle personnelle , au fond de ce trou écarté , d' où l' on ne pouvait apercevoir le drapeau blanc , hissé sur le donjon . Jusqu'à la nuit noire , malgré l' armistice , il y eut ainsi des coins de bataille qui s' entêtèrent , on entendit la fusillade persister dans le faubourg du fond de * Givonne et dans les jardins du petit- * Pont . Longtemps , on continua de la sorte à se cribler de balles , d' un bord du vallon à l' autre . De temps en temps , dès qu' il avait l' imprudence de se découvrir , un homme tombait , la poitrine trouée . Dans l' allée , il y avait trois nouveaux morts . Un blessé , étendu sur la face , râlait affreusement , sans que personne songeât à l' aller retourner , pour lui adoucir l' agonie . Soudain , comme * Jean levait les yeux , il vit * Henriette , qui était tranquillement revenue , glisser un sac sous la tête du misérable , en guise d' oreiller , après l' avoir couché sur le dos . Il courut , la ramena violemment derrière l' arbre , où il s' abritait avec * Maurice . - vous voulez donc vous faire tuer ? Elle parut ne pas avoir conscience de sa témérité folle . - mais non ... c' est que j' ai peur , toute seule dans ce vestibule ... j' aime bien mieux être dehors . Et elle resta avec eux . Ils la firent asseoir à leurs pieds , contre le tronc , tandis qu' ils continuaient à tirer leurs dernières cartouches , à droite , à gauche , dans un enragement tel , que la fatigue et la peur s' en étaient allées . Une inconscience complète leur venait , ils n' agissaient plus que machinalement , la tête vide , ayant perdu jusqu'à l' instinct de la conservation . - regarde donc , * Maurice , dit brusquement * Henriette , est -ce que ce n' est pas un soldat de la garde prussienne , ce mort , devant nous ? Depuis un instant , elle examinait un des corps que l' ennemi avait laissés là , un garçon trapu , aux fortes moustaches , couché sur le flanc , dans le gravier de la terrasse . Le casque à pointe avait roulé à quelques pas , la jugulaire rompue . Et le cadavre portait en effet l' uniforme de la garde : le pantalon gris foncé , la tunique bleue , aux galons blancs , le manteau roulé , noué en bandoulière . - je t' assure , c' est de la garde ... j' ai une image , chez nous ... et puis , la photographie que nous a envoyée le cousin * Gunther ... elle s' interrompit , s' en alla de son air paisible jusqu'au mort , avant même qu' on pût l' en empêcher . Elle s' était penchée . - la patte est rouge , cria -t-elle , ah ! Je l' aurais parié . Et elle revint , pendant qu' une grêle de balles sifflait à ses oreilles . - oui , la patte est rouge , c' était fatal ... le régiment du cousin * Gunther . Dès lors , ni * Maurice ni * Jean n' obtinrent qu' elle se tînt à l' abri , immobile . Elle se remuait , avançait la tête , voulait quand même regarder vers le petit bois , dans une préoccupation constante . Eux , tiraient toujours , la repoussaient du genou , quand elle se découvrait trop . Sans doute , les prussiens commençaient à s' estimer en nombre suffisant , prêts à l' attaque , car ils se montraient , un flot moutonnait et débordait entre les arbres ; et ils subissaient des pertes terribles , toutes les balles françaises portaient , culbutaient des hommes . - tenez ! Dit * Jean le voilà peut-être , votre cousin ... cet officier qui vient de sortir de la maison aux volets verts , en face . Un capitaine était là , en effet , reconnaissable au collet d' or de sa tunique et à l' aigle d' or que le soleil oblique faisait flamber sur son casque . Sans épaulettes , le sabre à la main , il criait un ordre d' une voix sèche ; et la distance était si faible , deux cents mètres à peine , qu' on le distinguait très nettement , la taille mince , le visage rose et dur , avec de petites moustaches blondes . * Henriette le détaillait de ses yeux perçants . - c' est parfaitement lui , répondit -elle sans s' étonner . Je le reconnais très bien . D' un geste fou , * Maurice l' ajustait déjà . - le cousin ... ah ! Tonnerre de dieu ! Il va payer pour * Weiss . Mais , frémissante , elle s' était soulevée , avait détourné le chassepot , dont le coup alla se perdre au ciel . - non , non , pas entre parents , pas entre gens qui se connaissent ... c' est abominable ! Et , redevenue femme , elle s' abattit , derrière l' arbre , en pleurant à gros sanglots . L' horreur la débordait , elle n' était plus qu' épouvante et douleur . * Rochas , cependant , triomphait . Autour de lui , le feu des quelques soldats , qu' il excitait de sa voix tonnante , avait pris une telle vivacité , à la vue des prussiens , que ceux -ci , reculant , rentraient dans le petit bois . - tenez ferme , mes enfants ! Ne lâchez pas ! ... ah ! Les capons , les voilà qui filent ! Nous allons leur régler leur compte ! Et il était gai , et il semblait repris d' une confiance immense . Il n' y avait pas eu de défaites . Cette poignée d' hommes , en face de lui , c' étaient les armées allemandes , qu' il allait culbuter d' un coup , très à l' aise . Son grand corps maigre , sa longue figure osseuse , au nez busqué , tombant dans une bouche violente et bonne , riait d' une allégresse vantarde , la joie du troupier qui a conquis le monde entre sa belle et une bouteille de bon vin . - parbleu ! Mes enfants , nous ne sommes là que pour leur foutre une raclée ... et ça ne peut pas finir autrement . Hein ? ça nous changerait trop , d' être battus ! ... battus ! Est -ce que c' est possible ? Encore un effort , mes enfants , et ils ficheront le camp comme des lièvres ! Il gueulait , gesticulait , si brave homme dans l' illusion de son ignorance , que les soldats s' égayaient avec lui . Brusquement , il cria : - à coups de pied au cul ! à coups de pied au cul , jusqu'à la frontière ! ... victoire , victoire ! Mais , à ce moment , comme l' ennemi , de l' autre côté du vallon , paraissait en effet se replier , une fusillade terrible éclata sur la gauche . C' était l' éternel mouvement tournant , tout un détachement de la garde qui avait fait le tour par le fond de * Givonne . Dès lors , la défense de l' ermitage devenait impossible , la douzaine de soldats qui en défendaient encore les terrasses , se trouvaient entre deux feux , menacés d' être coupés de * Sedan . Des hommes tombèrent , il y eut un instant de confusion extrême . Déjà des prussiens franchissaient le mur du parc , accouraient par les allées , en si grand nombre , que le combat s' engagea , à la baïonnette . Tête nue , la veste arrachée , un zouave , un bel homme à barbe noire , faisait surtout une besogne effroyable , trouant les poitrines qui craquaient , les ventres qui mollissaient , essuyant sa baïonnette rouge du sang de l' un , dans le flanc de l' autre ; et , comme elle se cassa , il continua , en broyant des crânes , à coups de crosse ; et , comme un faux pas le désarma définitivement , il sauta à la gorge d' un gros prussien , d' un tel bond , que tous deux roulèrent sur le gravier , jusqu'à la porte défoncée de la cuisine , dans une embrassade mortelle . Entre les arbres du parc , à chaque coin des pelouses , d' autres tueries entassaient les morts . Mais la lutte s' acharna devant le perron , autour du canapé et des fauteuils bleu-ciel , une bousculade enragée d' hommes qui se brûlaient la face à bout portant , qui se déchiraient des dents et des ongles , faute d' un couteau pour s' ouvrir la poitrine . Et * Gaude , alors , avec sa face douloureuse d' homme qui avait eu des chagrins dont il ne parlait jamais , fut pris d' une folie héroïque . Dans cette défaite dernière , tout en sachant que la compagnie était anéantie , que pas un homme ne pouvait venir à son appel , il empoigna son clairon , l' emboucha , sonna au ralliement , d' une telle haleine de tempête , qu' il semblait vouloir faire se dresser les morts . Et les prussiens arrivaient , et il ne bougeait pas , sonnant plus fort , à toute fanfare . Une volée de balles l' abattit , son dernier souffle s' envola en une note de cuivre , qui emplit le ciel d' un frisson . Debout , sans pouvoir comprendre , * Rochas n' avait pas fait un mouvement pour fuir . Il attendait , il bégaya : - eh bien ! Quoi donc ? Quoi donc ? Cela ne lui entrait pas dans la cervelle , que ce fût la défaite encore . On changeait tout , même la façon de se battre . Ces gens n' auraient -ils pas dû attendre , de l' autre côté du vallon , qu' on allât les vaincre ? On avait beau en tuer , il en arrivait toujours . Qu' est -ce que c' était que cette fichue guerre , où l' on se rassemblait dix pour en écraser un , où l' ennemi ne se montrait que le soir , après vous avoir mis en déroute par toute une journée de prudente canonnade ? Ahuri , éperdu , n' ayant jusque -là rien compris à la campagne , il se sentait enveloppé , emporté par quelque chose de supérieur , auquel il ne résistait plus , bien qu' il répétât machinalement , dans son obstination : - courage , mes enfants , la victoire est là-bas ! D' un geste prompt , cependant , il avait repris le drapeau . C' était sa pensée dernière , le cacher , pour que les prussiens ne l' eussent pas . Mais , bien que la hampe fût rompue , elle s' embarrassa dans ses jambes , il faillit tomber . Des balles sifflaient , il sentit la mort , il arracha la soie du drapeau , la déchira , cherchant à l' anéantir . Et ce fut à ce moment que , frappé au cou , à la poitrine , aux jambes , il s' affaissa parmi ces lambeaux tricolores , comme vêtu d' eux . Il vécut encore une minute , les yeux élargis , voyant peut-être monter à l' horizon la vision vraie de la guerre , l' atroce lutte vitale qu' il ne faut accepter que d' un coeur résigné et grave , ainsi qu' une loi . Puis , il eut un petit hoquet , il s' en alla dans son ahurissement d' enfant , tel qu' un pauvre être borné , un insecte joyeux , écrasé sous la nécessité de l' énorme et impassible nature . Avec lui , finissait une légende . Tout de suite , dès l' arrivée des prussiens , * Jean et * Maurice avaient battu en retraite , d' arbre en arbre , en protégeant le plus possible * Henriette , derrière eux . Ils ne cessaient pas de tirer , lâchaient un coup , puis gagnaient un abri . En haut du parc , * Maurice connaissait une petite porte , qu' ils eurent la chance de trouver ouverte . Vivement , ils s' échappèrent tous les trois . Ils étaient tombés dans une étroite traverse qui serpentait entre deux hautes murailles . Mais , comme ils arrivaient au bout , des coups de feu les firent se jeter à gauche , dans une autre ruelle . Le malheur voulut que ce fût une impasse . Ils durent revenir au galop , tourner à droite , sous une grêle de balles . Et , plus tard , jamais ils ne se souvinrent du chemin qu' ils avaient suivi . On se fusillait encore à chaque angle de mur , dans ce lacis inextricable . Des batailles s' attardaient sous les portes charretières , les moindres obstacles étaient défendus et emportés d' assaut , avec un acharnement terrible . Puis , tout d' un coup , ils débouchèrent sur la route du fond de * Givonne , près de * Sedan . Une dernière fois , * Jean leva la tête , regarda vers l' ouest , d' où montait une grande lueur rose ; et il eut enfin un soupir de soulagement immense . - ah ! Ce cochon de soleil , le voilà donc qui se couche ! D' ailleurs , tous les trois galopaient , galopaient , sans reprendre haleine . Autour d' eux , la queue extrême des fuyards coulait toujours à pleine route , d' un train sans cesse accru de torrent débordé . Quand ils arrivèrent à la porte de * Balan , ils durent attendre , au milieu d' une bousculade féroce . Les chaînes du pont-levis s' étaient rompues , il ne restait de praticable que la passerelle pour les piétons ; de sorte que les canons et les chevaux ne pouvaient passer . à la poterne du château , à la porte de la cassine , l' encombrement , disait -on , était plus effroyable encore . C' était l' engouffrement fou , tous les débris de l' armée roulant sur les pentes , venant se jeter dans la ville , y tomber avec un bruit d' écluse lâchée , comme au fond d' un égout . L' attrait funeste de ces murs achevait de pervertir les plus braves . * Maurice avait pris * Henriette entre ses bras ; et , frémissant d' impatience : - ils ne vont pas fermer la porte au moins , avant que tout le monde soit rentré . Telle était la crainte de la foule . à droite , à gauche , cependant , des soldats campaient déjà sur les talus ; tandis que , dans les fossés , des batteries , un pêle-mêle de pièces , de caissons et de chevaux était venu s' échouer . Mais des appels répétés de clairons retentirent , suivis bientôt de la sonnerie claire de la retraite . On appelait les soldats attardés . Plusieurs arrivaient encore au pas de course , des coups de feu éclataient , isolés , de plus en plus rares , dans le faubourg . Sur la banquette intérieure du parapet , on laissa des détachements , pour défendre les approches ; et la porte fut enfin fermée . Les prussiens n' étaient pas à plus de cent mètres . On les voyait aller et venir sur la route de * Balan , en train d' occuper tranquillement les maisons et les jardins . * Maurice et * Jean , qui poussaient devant eux * Henriette , pour la protéger des bourrades , étaient rentrés parmi les derniers dans * Sedan . Six heures sonnaient . Depuis près d' une heure déjà , la canonnade avait cessé . Peu à peu , les coups de fusil isolés eux-mêmes se turent . Alors , du vacarme assourdissant , de l' exécrable tonnerre qui grondait depuis le lever du soleil , rien ne demeura , qu' un néant de mort . La nuit venait , tombait à un lugubre , un effrayant silence . chapitre VII : vers cinq heures et demie , avant la fermeture des portes , * Delaherche était de nouveau retourné à la sous-préfecture , dans son anxiété des conséquences , maintenant qu' il savait la bataille perdue . Il resta là pendant près de trois heures , à piétiner au travers du pavé de la cour , guettant , interrogeant tous les officiers qui passaient ; et ce fut ainsi qu' il apprit les événements rapides : la démission envoyée , puis retirée par le général * De * Wimpffen , les pleins pouvoirs qu' il avait reçus de l' empereur , pour aller obtenir , du grand quartier prussien , en faveur de l' armée vaincue , les conditions les moins fâcheuses , enfin la réunion d' un conseil de guerre , chargé de décider si l' on devait essayer de continuer la lutte , en défendant la forteresse . Durant ce conseil , où se trouvaient réunis une vingtaine d' officiers supérieurs , et qui lui parut durer un siècle , le fabricant de drap monta plus de vingt fois les marches du perron . Et , brusquement , à huit heures un quart , il en vit descendre le général * De * Wimpffen très rouge , les yeux gonflés , suivi d' un colonel et de deux autres généraux . Ils sautèrent en selle , ils s' en allèrent par le pont de * Meuse . C' était la capitulation acceptée , inévitable . * Delaherche , rassuré , songea qu' il mourait de faim et résolut de retourner chez lui . Mais , dès qu' il se retrouva dehors , il demeura hésitant , devant l' encombrement effroyable qui avait achevé de se produire . Les rues , les places étaient gorgées , bondées , emplies à un tel point d' hommes , de chevaux , de canons , que cette masse compacte semblait y avoir été entrée de force , à coups de quelque pilon gigantesque . Pendant que , sur les remparts , bivouaquaient les régiments qui s' étaient repliés en bon ordre , les débris épars de tous les corps , les fuyards de toutes les armes , une tourbe grouillante avait submergé la ville , un entassement , un flot épaissi , immobilisé , où l' on ne pouvait plus remuer ni bras ni jambes . Les roues des canons , des caissons , des voitures innombrables , s' enchevêtraient . Les chevaux fouaillés , poussés dans tous les sens , n' avaient plus la place pour avancer ou reculer . Et les hommes , sourds aux menaces , envahissaient les maisons , dévoraient ce qu' ils trouvaient , se couchaient où ils pouvaient , dans les chambres , dans les caves . Beaucoup étaient tombés sous les portes , barrant les vestibules . D' autres , sans avoir la force d' aller plus loin , gisaient sur les trottoirs , y dormaient d' un sommeil de mort , ne se levant même pas sous les pieds qui leur meurtrissaient un membre , aimant mieux se faire écraser que de se donner la peine de changer de place . Alors , * Delaherche comprit la nécessité impérieuse de la capitulation . Dans certains carrefours , les caissons se touchaient , un seul obus prussien , tombant sur un d' eux , aurait fait sauter les autres ; et * Sedan entier se serait allumé comme une torche . Puis , que faire d' un pareil amas de misérables , foudroyés de faim et de fatigue , sans cartouches , sans vivres ? Rien que pour déblayer les rues , il eût fallu tout un jour . La forteresse elle-même n' était pas armée , la ville n' avait pas d' approvisionnements . Dans le conseil , c' étaient là les raisons que venaient de donner les esprits sages , gardant la vue nette de la situation , au milieu de leur grande douleur patriotique ; et les officiers les plus téméraires , ceux qui frémissaient en criant qu' une armée ne pouvait se rendre ainsi , avaient dû baisser la tête , sans trouver les moyens pratiques de recommencer la lutte , le lendemain . Place * Turenne et place du rivage , * Delaherche parvint à se frayer péniblement un passage dans la cohue . En passant devant l' hôtel de la croix d' or , il eut une vision morne de la salle à manger , où des généraux étaient assis , muets , devant la table vide . Il n' y avait plus rien , pas même du pain . Cependant , le général * Bourgain- * Desfeuilles , qui tempêtait dans la cuisine , dut trouver quelque chose , car il se tut et monta vivement l' escalier , les mains embarrassées d' un papier gras . Une telle foule était là , à regarder de la place , au travers des vitres , cette table d' hôte lugubre , balayée par la disette , que le fabricant de drap dut jouer des coudes , comme englué , reperdant parfois , sous une poussée , le chemin qu' il avait gagné déjà . Mais , dans la grande-rue , le mur devint infranchissable , il désespéra un instant . Toutes les pièces d' une batterie semblaient y avoir été jetées les unes par-dessus les autres . Il se décida à monter sur les affûts , il enjamba les pièces , sauta de roue en roue , au risque de se rompre les jambes . Ensuite , ce furent des chevaux qui lui barrèrent le chemin ; et il se baissa , se résigna à filer parmi les pieds , sous les ventres de ces lamentables bêtes , à demi mortes d' inanition . Puis , après un quart d' heure d' efforts , comme il arrivait à la hauteur de la rue saint- * Michel , les obstacles grandissants l' effrayèrent , il projeta de s' engager dans cette rue , pour faire le tour par la rue des laboureurs , espérant que ces voies écartées seraient moins envahies . La malechance voulut qu' il y eût là une maison louche , dont une bande de soldats ivres faisaient le siège ; et , craignant d' attraper quelque mauvais coup , dans la bagarre , il revint sur ses pas . Dès lors , il s' entêta , il poussa jusqu'au bout de la grande-rue , tantôt marchant en équilibre sur des timons de voiture , tantôt escaladant des fourgons . Place du collège , il fut porté sur des épaules pendant une trentaine de pas . Il retomba , faillit avoir les côtes défoncées , ne se sauva qu' en se hissant aux barreaux d' une grille . Et , lorsqu' il atteignit enfin la rue * Maqua , en sueur , en lambeaux , il y avait plus d' une heure qu' il s' épuisait , depuis son départ de la sous-préfecture , pour faire un chemin qui lui demandait , d' habitude , moins de cinq minutes . Le major * Bouroche , voulant éviter l' envahissement du jardin et de l' ambulance , avait eu la précaution de faire placer deux factionnaires à la porte . Cela fut un soulagement pour * Delaherche , qui venait de penser tout d' un coup que sa maison était peut-être livrée au pillage . Dans le jardin , la vue de l' ambulance à peine éclairée par quelques lanternes , et d' où s' exhalait une mauvaise haleine de fièvre , lui fit de nouveau froid au coeur . Il butta contre un soldat endormi sur le pavé , il se rappela le trésor du 7e corps , que gardait cet homme depuis le matin , oublié là sans doute par ses chefs , rompu d' une telle fatigue , qu' il s' était couché . D' ailleurs , la maison semblait vide , toute noire au rez-de-chaussée , les portes ouvertes . Les servantes devaient être restées à l' ambulance , car il n' y avait personne dans la cuisine , où fumait seulement une petite lampe triste . Il alluma un bougeoir , il monta doucement le grand escalier , pour ne pas réveiller sa mère et sa femme , qu' il avait suppliées de se mettre au lit , après une journée si laborieuse et d' une si terrible émotion . Mais , en entrant dans son cabinet , il eut un saisissement . Un soldat se trouvait allongé sur le canapé où le capitaine * Beaudoin avait dormi pendant quelques heures , la veille ; et il ne comprit que lorsqu' il eut reconnu * Maurice , le frère d' * Henriette . D' autant plus que , s' étant retourné , il venait de voir , sur un tapis , enveloppé d' une couverture , un autre soldat encore , ce * Jean , aperçu avant la bataille . Tous deux , écrasés , semblaient morts . Il ne s' arrêta point , alla jusqu'à la chambre de sa femme , qui était voisine . Une lampe y brûlait , sur un coin de table , au milieu d' un silence frissonnant . En travers du lit , * Gilberte s' était jetée toute vêtue , dans la crainte sans doute de quelque catastrophe . Très calme , elle dormait , tandis que , près d' elle , assise sur une chaise , et la tête seulement tombée au bord du matelas , * Henriette sommeillait aussi , d' un sommeil agité de cauchemars , avec de grosses larmes sous les paupières . Un moment , il les regarda , tenté de réveiller la jeune femme , pour savoir . était -elle allée à * Bazeilles ? Peut-être , s' il l' interrogeait , lui donnerait -elle des nouvelles de sa teinturerie ? Mais une pitié lui vint , il se retirait , lorsque sa mère , silencieuse , parut sur le seuil de la porte , et lui fit signe de la suivre . Dans la salle à manger , qu' ils traversèrent , il témoigna son étonnement . - comment , vous ne vous êtes pas couchée ? Elle dit non d' abord de la tête ; puis , à demi-voix : - je ne peux pas dormir , je me suis installée dans un fauteuil , près du colonel ... une très forte fièvre vient de le prendre , et il s' éveille à chaque instant , il me questionne ... moi , je ne sais que lui répondre . Entre donc le voir . * M * De * Vineuil , déjà , s' était rendormi . Sur l' oreiller , on distinguait à peine sa longue face rouge , que ses moustaches barraient d' un flot de neige . * Madame * Delaherche avait mis un journal devant la lampe , et tout ce coin de la chambre se trouvait à demi obscur ; pendant que la clarté vive tombait sur elle , sévèrement assise au fond du fauteuil , les mains abandonnées , les yeux au loin , dans une rêverie tragique . - attends , murmura -t-elle , je crois qu' il t' a entendu , le voici qui se réveille encore . En effet , le colonel rouvrait les yeux , les fixait sur * Delaherche , sans remuer la tête . Il le reconnut , il demanda aussitôt d' une voix que la fièvre faisait trembler : - c' est fini , n' est -ce pas ? On capitule . Le fabricant , qui rencontra un regard de sa mère , fut sur le point de mentir . Mais à quoi bon ? Il eut un geste découragé . - que voulez -vous qu' on fasse ? Si vous pouviez voir les rues de la ville ! ... le général * De * Wimpffen vient de se rendre au grand quartier prussien , pour débattre les conditions . Les yeux de * M * De * Vineuil s' étaient refermés , un long frisson l' agita , pendant que cette lamentation sourde lui échappait : - ah ! Mon dieu , ah ! Mon dieu ... et , sans rouvrir les paupières , il continua d' une voix saccadée : - ah ! Ce que je voulais , c' était hier qu' on aurait dû le faire ... oui , je connaissais le pays , j' ai dit mes craintes au général ; mais , lui-même , on ne l' écoutait pas ... là-haut , au-dessus de * Saint- * Menges , jusqu'à * Fleigneux , toutes les hauteurs occupées , l' armée dominant * Sedan , maîtresse du défilé de * Saint- * Albert ... nous attendons là , nos positions sont inexpugnables , la route de * Mézières reste ouverte ... sa parole s' embarrassait , il balbutia encore quelques mots inintelligibles , pendant que la vision de bataille , née de la fièvre , se brouillait peu à peu , emportée dans le sommeil . Il dormait , peut-être continuait -il à rêver la victoire . - est -ce que le major répond de lui ? Demanda * Delaherche à voix basse . * Madame * Delaherche fit un signe de tête affirmatif . - n' importe , c' est terrible , ces blessures au pied , reprit -il . Le voilà au lit pour longtemps , n' est -ce pas ? Cette fois , elle resta silencieuse , comme perdue elle-même dans la grande douleur de la défaite . Elle était déjà d' un autre âge , de cette vieille et rude bourgeoisie des frontières , si ardente autrefois à défendre ses villes . Sous la vive clarté de la lampe , son visage sévère , au nez sec , aux lèvres minces , disait sa colère et sa souffrance , toute la révolte qui l' empêchait de dormir . Alors , * Delaherche se sentit isolé , envahi d' une détresse affreuse . La faim le reprenait , intolérable , et il crut que la faiblesse seule lui ôtait ainsi tout courage . Sur la pointe des pieds , il quitta la chambre , descendit de nouveau dans la cuisine , avec le bougeoir . Mais il y trouva plus de mélancolie encore , le fourneau éteint , le buffet vide , les torchons jetés en désordre , comme si le vent du désastre avait soufflé là aussi , emportant toute la gaieté vivante de ce qui se mange et de ce qui se boit . D' abord , il crut qu' il ne découvrirait pas même une croûte , les restes de pain ayant passé à l' ambulance , dans la soupe . Puis , au fond d' une armoire , il tomba sur des haricots de la veille , oubliés . Et il les mangea sans beurre , sans pain , debout , n' osant remonter pour faire un pareil repas , se hâtant au milieu de cette cuisine morne , que la petite lampe vacillante empoisonnait d' une odeur de pétrole . Il n' était guère plus de dix heures , et * Delaherche resta désoeuvré , en attendant de savoir si la capitulation allait être signée enfin . Une inquiétude persistait en lui , la crainte que la lutte ne fût reprise , toute une terreur de ce qui se passerait alors , dont il ne parlait pas , qui lui pesait sourdement sur la poitrine . Quand il fut remonté dans son cabinet , où * Maurice et * Jean n' avaient pas bougé , vainement il essaya de s' allonger au fond d' un fauteuil : le sommeil ne venait pas , des bruits d' obus le redressaient en sursaut , dès qu' il était sur le point de perdre connaissance . C' était l' effroyable canonnade de la journée qu' il avait gardée dans les oreilles ; et il écoutait un instant , effaré , et il restait tremblant du grand silence qui , maintenant , l' entourait . Ne pouvant dormir , il préféra se remettre debout , il erra par les pièces noires , évitant d' entrer dans la chambre où sa mère veillait le colonel , car le regard fixe dont elle suivait sa marche , finissait par le gêner . à deux reprises , il retourna voir si * Henriette ne s' était point éveillée , il s' arrêta devant le visage de sa femme , si paisible . Jusqu'à deux heures du matin , ne sachant que faire , il redescendit , remonta , changea de place . Cela ne pouvait durer . * Delaherche résolut de retourner encore à la sous-préfecture , sentant bien que tout repos lui serait impossible , tant qu' il ne saurait pas . Mais , en bas , devant la rue encombrée , il fut pris d' un désespoir : jamais il n' aurait la force d' aller et de revenir , au milieu des obstacles dont le souvenir seul lui cassait les membres . Et il hésitait , lorsqu' il vit arriver le major * Bouroche , soufflant , jurant . - tonnerre de dieu ! C' est à y laisser les pattes ! Il avait dû se rendre à l' hôtel de ville , pour supplier le maire de réquisitionner du chloroforme et de lui en envoyer dès le jour , car sa provision se trouvait épuisée , des opérations étaient urgentes , et il craignait , comme il disait , d' être obligé de charcuter les pauvres bougres , sans les endormir . - eh bien ? Demanda * Delaherche . - eh bien , ils ne savent seulement pas si les pharmaciens en ont encore ! Mais le fabricant se moquait du chloroforme . Il reprit : - non , non ... est -ce fini , là-bas ? A -t-on signé avec les prussiens ? Le major eut un geste violent . - rien de fait ! Cria -t-il . * Wimpffen vient de rentrer ... il paraît que ces brigands -là ont des exigences à leur flanquer des gifles ... ah ! Qu' on recommence donc , et que nous crevions tous , ça vaudra mieux ! * Delaherche l' écoutait , pâlissant . - mais est -ce bien certain , ce que vous me racontez ? -je le tiens de ces bourgeois du conseil municipal , qui sont là-bas en permanence ... un officier était venu de la sous-préfecture leur tout dire . Et il ajouta des détails . C' était au château de * Bellevue , près de * Donchery , que l' entrevue avait eu lieu , entre le général * De * Wimpffen , le général * De * Moltke et * Bismarck . Un terrible homme , ce général * De * Moltke , sec et dur , avec sa face glabre de chimiste mathématicien , qui gagnait les batailles du fond de son cabinet , à coups d' algèbre ! Tout de suite , il avait tenu à établir qu' il connaissait la situation désespérée de l' armée française : pas de vivres , pas de munitions , la démoralisation et le désordre , l' impossibilité absolue de rompre le cercle de fer où elle était enserrée ; tandis que les armées allemandes occupaient les positions les plus fortes , pouvaient brûler la ville en deux heures . Froidement , il dictait sa volonté : l' armée française tout entière prisonnière , avec armes et bagages . * Bismarck , simplement , l' appuyait , de son air de dogue bon enfant . Et , dès lors , le général * De * Wimpffen s' était épuisé à combattre ces conditions , les plus rudes qu' on eût jamais imposées à une armée battue . Il avait dit sa malechance , l' héroïsme des soldats , le danger de pousser à bout un peuple fier ; il avait , pendant trois heures , menacé , supplié , parlé avec une éloquence désespérée et superbe , demandant qu' on se contentât d' interner les vaincus au fond de la * France , en * Algérie même ; et l' unique concession avait fini par être que ceux d' entre les officiers qui prendraient , par écrit et sur l' honneur , l' engagement de ne plus servir , pourraient se rendre dans leurs foyers . Enfin , l' armistice devait être prolongé jusqu'au lendemain matin , à dix heures . Si , à cette heure -là , les conditions n' étaient pas acceptées , les batteries prussiennes ouvriraient le feu de nouveau , la ville serait brûlée . - c' est stupide ! Cria * Delaherche , on ne brûle pas une ville qui n' a rien fait pour ça ! Le major acheva de le mettre hors de lui , en ajoutant que des officiers qu' il venait de voir , à l' hôtel de l' * Europe , parlaient d' une sortie en masse , avant le jour . Depuis que les exigences allemandes étaient connues , une surexcitation extrême se déclarait , on risquait les projets les plus extravagants . L' idée même qu' il ne serait pas loyal de profiter des ténèbres pour rompre la trêve , sans avertissement aucun , n' arrêtait personne ; et c' étaient des plans fous , la marche reprise sur * Carignan , au travers des bavarois , grâce à la nuit noire , le plateau d' * Illy reconquis , par une surprise , la route de * Mézières débloquée , ou encore un élan irrésistible , pour se jeter d' un saut en * Belgique . D' autres , à la vérité , ne disaient rien , sentaient la fatalité du désastre , auraient tout accepté , tout signé , pour en finir , dans un cri heureux de soulagement . - bonsoir ! Conclut * Bouroche . Je vais tâcher de dormir deux heures , j' en ai grand besoin . Resté seul , * Delaherche suffoqua . Eh quoi ? C' était vrai , on allait recommencer à se battre , incendier et raser * Sedan ! Cela devenait inévitable , l' effrayante chose aurait certainement lieu , dès que le soleil serait assez haut sur les collines , pour éclairer l' horreur du massacre . Et , machinalement , il escalada une fois encore l' escalier raide des greniers , il se retrouva parmi les cheminées , au bord de l' étroite terrasse qui dominait la ville . Mais , à cette heure , il était là-haut en pleines ténèbres , dans une mer infinie et roulante de grandes vagues sombres , où d' abord il ne distingua absolument rien . Puis , ce furent les bâtiments de la fabrique , au-dessous de lui , qui se dégagèrent les premiers , en masses confuses qu' il reconnaissait : la chambre de la machine , les salles des métiers , les séchoirs , les magasins ; et cette vue , ce pâté énorme de constructions , qui était son orgueil et sa richesse , le bouleversa de pitié sur lui-même , quand il eut songé que , dans quelques heures , il n' en resterait que des cendres . Ses regards remontèrent vers l' horizon , firent le tour de cette immensité noire , où dormait la menace du lendemain . Au midi , du côté de * Bazeilles , des flammèches s' envolaient , au-dessus des maisons qui tombaient en braise ; tandis que , vers le nord , la ferme du bois de la * Garenne , incendiée le soir , brûlait toujours , ensanglantant les arbres d' une grande clarté rouge . Pas d' autres feux , rien que ces deux flamboiements , un insondable abîme , traversé de la seule épouvante des rumeurs éparses . Là-bas , peut-être très loin , peut-être sur les remparts , quelqu' un pleurait . Vainement , il tâchait de percer le voile , de voir le * Liry , la * Marfée , les batteries de * Frénois et de * Wadelincourt , cette ceinture de bêtes de bronze qu' il sentait là , le cou tendu , la gueule béante . Et , comme il ramenait les regards sur la ville , autour de lui , il en entendit le souffle d' angoisse . Ce n' était pas seulement le mauvais sommeil des soldats tombés par les rues , le sourd craquement de cet amas d' hommes , de bêtes et de canons . Ce qu' il croyait saisir , c' était l' insomnie anxieuse des bourgeois , ses voisins , qui eux non plus ne pouvaient dormir , secoués de fièvre , dans l' attente du jour . Tous devaient savoir que la capitulation n' était pas signée , et tous comptaient les heures , grelottaient à l' idée que , si elle ne se signait pas , ils n' auraient qu' à descendre dans leurs caves , pour y mourir , écrasés , murés sous les décombres . Il lui sembla qu' une voix éperdue montait de la rue des * voyards , criant à l' assassin , au milieu d' un brusque cliquetis d' armes . Il se pencha , il resta dans l' épaisse nuit , perdu en plein ciel de brume , sans une étoile , enveloppé d' un tel frisson , que tout le poil de sa chair se hérissait . En bas , sur le canapé , * Maurice s' éveilla , au petit jour . Courbaturé , il ne bougea pas , les yeux sur les vitres , peu à peu blanchies d' une aube livide . Les abominables souvenirs lui revenaient , la bataille perdue , la fuite , le désastre , dans la lucidité aiguë du réveil . Il revit tout , jusqu'au moindre détail , il souffrit affreusement de la défaite , dont le retentissement descendait aux racines de son être , comme s' il s' en était senti le coupable . Et il raisonnait le mal , s' analysant , retrouvant aiguisée la faculté de se dévorer lui-même . N' était -il pas le premier venu , un des passants de l' époque , certes d' une instruction brillante , mais d' une ignorance crasse en tout ce qu' il aurait fallu savoir , vaniteux avec cela au point d' en être aveugle , perverti par l' impatience de jouir et par la prospérité menteuse du règne ? Puis , c' était une autre évocation : son grand-père , né en 1780 , un des héros de la grande armée , un des vainqueurs d' * Austerlitz , de * Wagram et de * Friedland ; son père , né en 1811 , tombé à la bureaucratie , petit employé médiocre , percepteur au * Chêne- * Populeux , où il s' était usé ; lui , né en 1841 , élevé en monsieur , reçu avocat , capable des pires sottises et des plus grands enthousiasmes , vaincu à * Sedan , dans une catastrophe qu' il devinait immense , finissant un monde ; et cette dégénérescence de la race , qui expliquait comment la * France victorieuse avec les grands-pères avait pu être battue dans les petits-fils , lui écrasait le coeur , telle qu' une maladie de famille , lentement aggravée , aboutissant à la destruction fatale , quand l' heure avait sonné . Dans la victoire , il se serait senti si brave et triomphant ! Dans la défaite , d' une faiblesse nerveuse de femme , il cédait à un de ces désespoirs immenses , où le monde entier sombrait . Il n' y avait plus rien , la * France était morte . Des sanglots l' étouffèrent , il pleura , il joignit les mains , retrouvant les bégaiements de prière de son enfance : - mon dieu ! Prenez -moi donc ... mon dieu ! Prenez donc tous ces misérables qui souffrent ... par terre , roulé dans la couverture , * Jean s' agita . étonné , il finit par s' asseoir sur son séant . - quoi donc , mon petit ? ... tu es malade ? Puis , comprenant que c' étaient encore des idées à coucher dehors , selon son expression , il se fit paternel . - voyons , qu' est -ce que tu as ? Faut pas se faire pour rien un chagrin pareil ! -ah ! S' écria * Maurice , c' est bien fichu , va ! Nous pouvons nous apprêter à être prussiens . Et , comme le camarade , avec sa tête dure d' illettré , s' étonnait , il tâcha de lui faire comprendre l' épuisement de la race , la disparition sous le flot nécessaire d' un sang nouveau . Mais le paysan , d' une branle têtu de la tête , refusait l' explication . - comment ! Mon champ ne serait plus à moi ? Je laisserais les prussiens me le prendre , quand je ne suis pas tout à fait mort et que j' ai encore mes deux bras ? ... allons donc ! Puis , à son tour , il dit son idée , péniblement , au petit bonheur des mots . On avait reçu une sacrée roulée , ça c' était certain ! Mais on n' était pas tous morts peut-être , il en restait , et ceux -là suffiraient bien à rebâtir la maison , s' ils étaient de bons bougres , travaillant dur , ne buvant pas ce qu' ils gagnaient . Dans une famille , lorsqu' on prend de la peine et qu' on met de côté , on parvient toujours à se tirer d' affaire , au milieu des pires malechances . Même il n' est pas mauvais , parfois , de recevoir une bonne gifle : ça fait réfléchir . Et , mon dieu ! Si c' était vrai qu' on avait quelque part de la pourriture , des membres gâtés , eh bien ! ça valait mieux de les voir par terre , abattus d' un coup de hache , que d' en crever comme d' un choléra . - fichu , ah ! Non , non ! Répéta -t-il à plusieurs reprises . Moi , je ne suis pas fichu , je ne sens pas ça ! Et , tout éclopé qu' il était , les cheveux collés encore par le sang de son éraflure , il se redressa , dans un besoin vivace de vivre , de reprendre l' outil ou la charrue , pour rebâtir la maison , selon sa parole . Il était du vieux sol obstiné et sage , du pays de la raison , du travail et de l' épargne . - tout de même , reprit -il , ça me fait de la peine pour l' empereur ... les affaires avaient l' air de marcher , le blé se vendait bien ... mais sûrement qu' il a été trop bête , on ne se fourre pas dans des histoires pareilles ! * Maurice , qui demeurait anéanti , eut un nouveau geste de désolation . - ah ! L' empereur , je l' aimais au fond , malgré mes idées de liberté et de république ... oui , j' avais ça dans le sang , à cause de mon grand-père sans doute ... et , voilà que c' est également pourri de ce côté -là , où allons -nous tomber ? Ses yeux s' égaraient , il eut une plainte si douloureuse , que * Jean , pris d' inquiétude , se décidait à se mettre debout , lorsqu' il vit entrer * Henriette . Elle venait de se réveiller , en entendant le bruit des voix , de la chambre voisine . Un jour blême , maintenant , éclairait la pièce . - vous arrivez à propos pour le gronder , dit -il , affectant de rire . Il n' est guère sage . Mais la vue de sa soeur , si pâle , si affligée , avait déterminé chez * Maurice une crise salutaire d' attendrissement . Il ouvrit les bras , l' appela sur sa poitrine ; et , lorsqu' elle se fut jetée à son cou , une grande douceur le pénétra . Elle pleurait elle-même , leurs larmes se mêlèrent . - ah ! Ma pauvre , pauvre chérie , que je m' en veux de n' avoir pas plus de courage pour te consoler ! ... ce bon * Weiss , ton mari qui t' aimait tant ! Que vas -tu devenir ? Toujours , tu as été la victime , sans que jamais tu te sois plainte ... moi-même , t' en ai -je causé déjà du chagrin , et qui sait si je ne t' en causerai pas encore ! Elle le faisait taire , lui mettait la main sur la bouche , lorsque * Delaherche entra , bouleversé , hors de lui . Il avait fini par descendre de la terrasse , repris d' une fringale , d' une de ces faims nerveuses , que la fatigue exaspère ; et , comme il était retourné dans la cuisine pour boire quelque chose de chaud , il venait de trouver là , avec la cuisinière , un parent à elle , un menuisier de * Bazeilles , à qui elle servait justement du vin chaud . Alors , cet homme , un des derniers habitants restés là-bas , au milieu des incendies , lui avait conté que sa teinturerie était absolument détruite , un tas de décombres . - hein ? Les brigands , croyez -vous ! Bégaya -t-il en s' adressant à * Jean et à * Maurice . Tout est bien perdu , ils vont incendier * Sedan ce matin , comme ils ont incendié * Bazeilles hier ... je suis ruiné , je suis ruiné ! La meurtrissure qu' * Henriette avait au front , le frappa , et il se souvint qu' il n' avait pu encore causer avec elle . - c' est vrai , vous y êtes allée , vous avez attrapé ça ... ah ! Ce pauvre * Weiss ! Et , brusquement , comprenant , aux yeux rouges de la jeune femme , qu' elle savait la mort de son mari , il lâcha un affreux détail , conté à l' instant par le menuisier . - ce pauvre * Weiss ! Il paraît qu' ils l' ont brûlé ... oui , ils ont ramassé les corps des habitants passés par les armes , ils les ont jetés dans le brasier d' une maison qui flambait , arrosée de pétrole . Saisie d' horreur , * Henriette l' écoutait . Mon dieu ! Pas même la consolation d' aller reprendre et d' ensevelir son cher mort , dont le vent disperserait les cendres ! * Maurice , de nouveau , l' avait serrée entre ses bras , et il l' appelait sa pauvre * Cendrillon , d' une voix de caresse , il la suppliait de ne pas se faire tant de chagrin , elle si brave . Au bout d' un silence , * Delaherche , qui regardait à la fenêtre le jour grandir , se retourna vivement , pour dire aux deux soldats : - à propos , j' oubliais ... j' étais monté vous prévenir qu' il y a , en bas , dans la remise où l' on a déposé le trésor , un officier qui est en train de distribuer l' argent aux hommes , pour que les prussiens ne l' aient pas ... vous devriez descendre , ça peut être utile , de l' argent , si nous ne sommes pas tous morts ce soir . L' avis était bon , * Maurice et * Jean descendirent , après qu' * Henriette eut consenti à prendre la place de son frère sur le canapé . Quant à * Delaherche , il traversa la chambre voisine , où il retrouva * Gilberte avec son calme visage , dormant toujours son sommeil d' enfant , sans que le bruit des paroles ni les sanglots l' eussent même fait changer de position . Et de là , il allongea la tête dans la pièce où sa mère veillait * M * De * Vineuil ; mais celle -ci s' était assoupie au fond de son fauteuil , tandis que le colonel , les paupières closes , n' avait pas bougé , anéanti de fièvre . Il ouvrit les yeux tout grands , il demanda : - eh bien , c' est fini , n' est -ce pas ? Contrarié par la question , qui le retenait au moment où il espérait s' échapper , * Delaherche eut un geste de colère , en étouffant sa voix . - ah ! Oui , fini ! Jusqu'à ce que ça recommence ! ... rien n' est signé . D' une voix très basse , le colonel continuait , dans un commencement de délire : - mon dieu ! Que je meure avant la fin ! ... je n' entends pas le canon . Pourquoi ne tire -t-on plus ? ... là-haut , à * Saint- * Menges , à * Fleigneux , nous commandons toutes les routes , nous jetterons les prussiens à la * Meuse , s' ils veulent tourner * Sedan pour nous attaquer . La ville est à nos pieds , ainsi qu' un obstacle , qui renforce encore nos positions ... en marche ! Le 7e corps prendra la tête , le 12e protégera la retraite ... et ses mains sur le drap s' agitaient , allaient comme au trot du cheval qui le portait , dans son rêve . Peu à peu , elles se ralentirent , à mesure que ses paroles devenaient lourdes et qu' il se rendormait . Elles s' arrêtèrent , il restait sans un souffle , assommé . - reposez -vous , avait chuchoté * Delaherche , je reviendrai , quand j' aurai des nouvelles . Puis , après s' être assuré qu' il n' avait pas réveillé sa mère , il s' esquiva , il disparut . Dans la remise , en bas , * Jean et * Maurice venaient en effet de trouver , assis sur une chaise de la cuisine , protégé par une seule petite table de bois blanc , un officier payeur qui , sans plume , sans reçu , sans paperasse d' aucune sorte , distribuait des fortunes . Il puisait simplement au fond des sacoches débordantes de pièces d' or ; et , ne prenant pas même la peine de compter , à poignées rapides , il emplissait les képis de tous les sergents du 7e corps , qui défilaient devant lui . Ensuite , il était convenu que les sergents partageraient les sommes entre les soldats de leur demi-section . Chacun d' eux recevait ça d' un air gauche , ainsi qu' une ration de café ou de viande , puis s' en allait , embarrassé , vidant le képi dans leurs poches , pour ne pas se retrouver par les rues , avec tout cet or au grand jour . Et pas une parole n' était dite , on n' entendait que le ruissellement cristallin des pièces , au milieu de la stupeur de ces pauvres diables , à se voir accabler de cette richesse , quand il n' y avait plus , dans la ville , un pain ni un litre de vin à acheter . Lorsque * Jean et * Maurice s' avancèrent , l' officier d' abord retira la poignée de louis qu' il tenait . - vous n' êtes sergent ni l' un ni l' autre ... il n' y a que les sergents qui aient le droit de toucher ... puis , lassé déjà , ayant hâte d' en finir : - ah ! Tenez , vous , le caporal , prenez tout de même ... dépêchons -nous , à un autre ! Et il avait laissé tomber les pièces d' or dans le képi que * Jean lui tendait . Celui -ci , remué par le chiffre de la somme , près de six cents francs , voulut tout de suite que * Maurice en prît la moitié . On ne savait pas , ils pouvaient être brusquement séparés l' un de l' autre . Ce fut dans le jardin qu' ils firent le partage , devant l' ambulance ; et ils y entrèrent ensuite , en reconnaissant sur la paille , presque à la porte , le tambour de leur compagnie , * Bastian , un gros garçon gai , qui avait eu la malechance d' attraper une balle perdue dans l' aine , vers cinq heures , lorsque la bataille était finie . Il agonisait depuis la veille . Sous le petit jour blanc du matin , à ce moment du réveil , la vue de l' ambulance les glaça . Trois blessés encore étaient morts pendant la nuit , sans qu' on s' en aperçût ; et les infirmiers se hâtaient de faire de la place aux autres , en emportant les cadavres . Les opérés de la veille , dans leur somnolence , rouvraient de grands yeux , regardaient avec hébétement ce vaste dortoir de souffrance , où , sur de la litière , gisait tout un troupeau à demi égorgé . On avait eu beau donner un coup de balai , le soir , faire un bout de ménage , après la cuisine sanglante des opérations : le sol mal essuyé gardait des traînées de sang , une grosse éponge tachée de rouge , pareille à une cervelle , nageait dans un seau ; une main oubliée , avec ses doigts cassés , traînait à la porte , sous le hangar . C' étaient les miettes de la boucherie , l' affreux déchet d' un lendemain de massacre , dans le morne lever de l' aube . Et l' agitation , ce besoin de vie turbulent des premières heures , avait fait place à une sorte d' écrasement , sous la fièvre lourde . à peine , troublant le moite silence , une plainte s' élevait -elle , bégayée , assourdie de sommeil . Les yeux vitreux s' effaraient de revoir le jour , les bouches empâtées soufflaient une haleine mauvaise , toute la salle tombait à cette suite de journées sans fin , livides , nauséabondes , coupées d' agonie , qu' allaient vivre les misérables éclopés qui s' en tireraient peut-être , au bout de deux ou trois mois , avec un membre de moins . * Bouroche , dont la tournée commençait , après quelques heures de repos , s' arrêta devant le tambour * Bastian , puis passa , avec un imperceptible haussement d' épaules . Rien à faire . Pourtant , le tambour avait ouvert les yeux ; et , comme ressuscité , il suivait d' un regard vif un sergent qui avait eu la bonne idée d' entrer , son képi plein d' or à la main , pour voir s' il n' y aurait pas quelques-uns de ses hommes , parmi ces pauvres diables . Justement , il en trouva deux , leur donna à chacun vingt francs . D' autres sergents arrivèrent , l' or se mit à pleuvoir sur la paille . Et * Bastian , qui était parvenu à se redresser , tendit ses deux mains que l' agonie secouait . - à moi ! à moi ! Le sergent voulut passer outre , comme avait passé * Bouroche . à quoi bon ? Puis , cédant à une impulsion de brave homme , il jeta des pièces sans compter , dans les deux mains déjà froides . - à moi ! à moi ! * Bastian était retombé en arrière . Il tâcha de rattraper l' or qui s' échappait , tâtonna longuement , les doigts raidis . Et il mourut . - bonsoir , monsieur a soufflé sa chandelle ! Dit un voisin , un petit zouave sec et noir . C' est vexant , quand on a de quoi se payer du sirop ! Lui , avait le pied gauche serré dans un appareil . Pourtant , il réussit à se soulever , à se traîner sur les coudes et sur les genoux ; et , arrivé près du mort , il ramassa tout , fouilla les mains , fouilla les plis de la capote . Lorsqu' il fut revenu à sa place , remarquant qu' on le regardait , il se contenta de dire : - pas besoin , n' est -ce pas ? Que ça se perde . * Maurice , le coeur étouffé dans cet air de détresse humaine , s' était hâté d' entraîner * Jean . Comme ils retraversaient le hangar aux opérations , ils virent * Bouroche , exaspéré de n' avoir pu se procurer du chloroforme , qui se décidait à couper tout de même la jambe d' un pauvre petit bonhomme de vingt ans . Et ils s' enfuirent , pour ne pas entendre . à cette minute , * Delaherche revenait de la rue . Il les appela du geste , leur cria : - montez , montez vite ! ... nous allons déjeuner , la cuisinière a réussi à se procurer du lait . Vraiment , ce n' est pas dommage , on a grand besoin de prendre quelque chose de chaud ! Et , malgré son effort , il ne pouvait renfoncer toute la joie dont il exultait . Il baissa la voix , il ajouta , rayonnant : - ça y est , cette fois ! Le général * De * Wimpffen est reparti , pour signer la capitulation . Ah ! Quel soulagement immense , sa fabrique sauvée , l' atroce cauchemar dissipé , la vie qui allait reprendre , douloureuse , mais la vie , la vie enfin ! Neuf heures sonnaient , c' était la petite * Rose , accourue dans le quartier , chez une tante boulangère , pour avoir du pain , au travers des rues un peu désencombrées , qui venait de lui conter les événements de la matinée , à la sous-préfecture . Dès huit heures , le général * De * Wimpffen avait réuni un nouveau conseil de guerre , plus de trente généraux , auxquels il avait dit les résultats de sa démarche , ses efforts inutiles , les dures exigences de l' ennemi victorieux . Ses mains tremblaient , une émotion violente lui emplissait les yeux de larmes . Et il parlait encore , lorsqu' un colonel de l' état-major prussien s' était présenté en parlementaire , au nom du général * De * Moltke , pour rappeler que si , à dix heures , une résolution n' était pas prise , le feu serait rouvert sur la ville de * Sedan . Le conseil , alors , devant l' effroyable nécessité , n' avait pu qu' autoriser le général à se rendre de nouveau au château de * Bellevue , pour accepter tout . Déjà , le général devait y être , l' armée française entière était prisonnière , avec armes et bagages . Ensuite , * Rose s' était répandue en détails sur l' agitation extraordinaire que la nouvelle soulevait dans la ville . à la sous-préfecture , elle avait vu des officiers qui arrachaient leurs épaulettes , en fondant en pleurs comme des enfants . Sur le pont , des cuirassiers jetaient leurs sabres à la * Meuse ; et tout un régiment avait défilé , chaque homme lançait le sien , regardait l' eau jaillir , puis se refermer . Dans les rues , les soldats saisissaient leur fusil par le canon , en brisaient la crosse contre les murs ; tandis que des artilleurs , qui avaient enlevé le mécanisme des mitrailleuses , s' en débarrassaient au fond des égouts . Il y en avait qui enterraient , qui brûlaient des drapeaux . Place * Turenne , un vieux sergent , monté sur une borne , insultait les chefs , les traitait de lâches , comme pris d' une folie subite . D' autres semblaient hébétés , avec de grosses larmes silencieuses . Et , il fallait bien l' avouer , d' autres , le plus grand nombre , avaient des yeux qui riaient d' aise , un allégement ravi de toute leur personne . Enfin , c' était donc le bout de leur misère , ils étaient prisonniers , ils ne se battraient plus ! Depuis tant de jours , ils souffraient de trop marcher , de ne pas manger ! D' ailleurs , à quoi bon se battre , puisqu' on n' était pas les plus forts ? Tant mieux si les chefs les avaient vendus , pour en finir tout de suite ! Cela était si délicieux , de se dire qu' on allait ravoir du pain blanc et se coucher dans des lits ! En haut , comme * Delaherche rentrait dans la salle à manger , avec * Maurice et * Jean , sa mère l' appela . - viens donc , le colonel m' inquiète . * M * De * Vineuil , les yeux ouverts , avait repris tout haut le rêve haletant de sa fièvre . - qu' importe ! Si les prussiens nous coupent de * Mézières ... les voici qui finissent par tourner le bois de la * Falizette , tandis que d' autres montent le long du ruisseau de la * Givonne ... la frontière est derrière nous , et nous la franchirons d' un saut , lorsque nous en aurons tué le plus possible ... hier , c' était ce que je voulais ... mais ses regards ardents venaient de rencontrer * Delaherche . Il le reconnut , il sembla se dégriser , sortir de l' hallucination de sa somnolence ; et , retombé à la réalité terrible , il demanda pour la troisième fois : - n' est -ce pas ? C' est fini ! Du coup , le fabricant de drap ne put réprimer l' explosion de son contentement . - ah ! Oui , dieu merci ! Fini tout à fait ... la capitulation doit être signée à cette heure . Violemment , le colonel s' était mis debout , malgré son pied bandé ; et il prit son épée , restée sur une chaise , il voulut la rompre d' un effort . Mais ses mains tremblaient trop , l' acier glissa . - prenez garde ! Il va se couper ! Criait * Delaherche . C' est dangereux , ôte -lui donc ça des mains ! Et ce fut * Madame * Delaherche qui s' empara de l' épée . Puis , devant le désespoir de * M * De * Vineuil , au lieu de la cacher , comme son fils lui disait de le faire , elle la brisa d' un coup sec , sur son genou , avec une force extraordinaire , dont elle-même n' aurait pas cru capables ses pauvres mains . Le colonel s' était recouché , et il pleura , en regardant sa vieille amie d' un air d' infinie douceur . Dans la salle à manger , cependant , la cuisinière venait de servir des bols de café au lait pour tout le monde . * Henriette et * Gilberte s' étaient réveillées , cette dernière reposée par un bon sommeil , le visage clair , les yeux gais ; et elle embrassait tendrement son amie , qu' elle plaignait , disait -elle , du plus profond de son âme . * Maurice se plaça près de sa soeur , tandis que * Jean , un peu gauche , ayant dû accepter lui aussi , se trouva en face de * Delaherche . Jamais * Madame * Delaherche ne consentit à venir s' attabler , on lui porta un bol , qu' elle se contenta de boire . Mais , à côté , le déjeuner des cinq , d' abord silencieux , s' anima bientôt . On était délabré , on avait très faim , comment ne pas se réjouir de se retrouver là , intacts , bien portants , lorsque des milliers de pauvres diables couvraient encore les campagnes environnantes ? Dans la grande salle à manger fraîche , la nappe toute blanche était une joie pour les yeux , et le café au lait , très chaud , semblait exquis . On causa . * Delaherche , qui avait déjà repris son aplomb de riche industriel , d' une bonhomie de patron aimant la popularité , sévère seulement à l' insuccès , en revint sur * Napoléon * Iii , dont la figure hantait , depuis l' avant-veille , sa curiosité de badaud . Et il s' adressait à * Jean , n' ayant là que ce garçon simple . - ah ! Monsieur , oui ! Je puis le dire , l' empereur m' a bien trompé ... car , enfin , ses thuriféraires ont beau plaider les circonstances atténuantes , il est évidemment la cause première , l' unique cause de nos désastres . Déjà , il oubliait que , bonapartiste ardent , il avait , quelques mois plus tôt , travaillé au triomphe du plébiscite . Et il n' en était même plus à plaindre celui qui allait devenir l' homme de * Sedan , il le chargeait de toutes les iniquités . - un incapable , comme on est forcé d' en convenir à cette heure ; mais cela ne serait rien encore ... un esprit chimérique , un cerveau mal fait , à qui les choses ont semblé réussir , tant que la chance a été pour lui ... non , voyez -vous , il ne faut pas qu' on essaye de nous apitoyer sur son sort , en nous disant qu' on l' a trompé , que l' opposition lui a refusé les hommes et les crédits nécessaires . C' est lui qui nous a trompés , dont les vices et les fautes nous ont jetés dans l' affreux gâchis où nous sommes . * Maurice , qui ne voulait pas parler , ne put réprimer un sourire ; tandis que * Jean , gêné par cette conversation sur la politique , craignant de dire des sottises , se contenta de répondre : - on raconte tout de même que c' est un brave homme . Mais ces quelques mots , dits modestement , firent bondir * Delaherche . Toute la peur qu' il avait eue , toutes ses angoisses éclatèrent , en un cri de passion exaspérée , tournée à la haine . - un brave homme , en vérité , c' est bientôt dit ! ... savez -vous , monsieur , que ma fabrique a reçu trois obus , et que ce n' est pas la faute à l' empereur , si elle n' a pas été brûlée ! ... savez -vous que , moi qui vous parle , j' y vais perdre une centaine de mille francs , à toute cette histoire imbécile ! ... ah ! Non , non ! La * France envahie , incendiée , exterminée , l' industrie forcée au chômage , le commerce détruit , c' est trop ! Un brave homme comme ça , nous en avons assez , que * Dieu nous en préserve ! ... il est dans la boue et dans le sang , qu' il y reste ! Du poing , il fit le geste énergique d' enfoncer , de maintenir sous l' eau quelque misérable qui se débattait . Puis , il acheva son café , d' une lèvre gourmande . * Gilberte avait eu un léger rire involontaire , devant la distraction douloureuse d' * Henriette , qu' elle servait comme une enfant . Quand les bols furent vides , on s' attarda , dans la paix heureuse de la grande salle à manger fraîche . Et , à cette heure même , * Napoléon * Iii était dans la pauvre maison du tisserand , sur la route de * Donchery . Dès cinq heures du matin , il avait voulu quitter la sous-préfecture , mal à l' aise de sentir * Sedan autour de lui , comme un remords et une menace , toujours tourmenté du reste par le besoin d' apaiser un peu son coeur sensible , en obtenant pour sa malheureuse armée des conditions meilleures . Il désirait voir le roi de * Prusse . Il était monté dans une calèche de louage , il avait suivi la grande route large , bordée de hauts peupliers , cette première étape de l' exil , faite sous le petit froid de l' aube , avec la sensation de toute la grandeur déchue qu' il laissait , dans sa fuite ; et c' était , sur cette route , qu' il venait de rencontrer * Bismarck , accouru à la hâte , en vieille casquette , en grosses bottes graissées , uniquement désireux de l' amuser , de l' empêcher de voir le roi , tant que la capitulation ne serait pas signée . Le roi était encore à * Vendresse , à quatorze kilomètres . Où aller ? Sous quel toit attendre ? Là-bas , perdu dans une nuée d' orage , le palais des tuileries avait disparu . * Sedan semblait s' être reculé déjà à des lieues , comme barré par un fleuve de sang . Il n' y avait plus de châteaux impériaux , en * France , plus de demeures officielles , plus même de coin chez le moindre des fonctionnaires , où il osât s' asseoir . Et c' était dans la maison du tisserand qu' il voulut échouer , la misérable maison aperçue au bord du chemin , avec son étroit potager enclos d' une haie , sa façade d' un étage , aux petites fenêtres mornes . En haut , la chambre , simplement blanchie à la chaux , était carrelée , n' avait d' autres meubles qu' une table de bois blanc et deux chaises de paille . Il y patienta pendant des heures , d' abord en compagnie de * Bismarck qui souriait à l' entendre parler de générosité , seul ensuite , traînant sa misère , collant sa face terreuse aux vitres , regardant encore ce sol de * France , cette * Meuse qui coulait si belle , au travers des vastes champs fertiles . Puis , le lendemain , les jours suivants , ce furent les autres étapes abominables : le château de * Bellevue , ce riant castel bourgeois , dominant le fleuve , où il coucha , où il pleura , à la suite de son entrevue avec le roi * Guillaume ; le cruel départ , * Sedan évité par crainte de la colère des vaincus et des affamés , le pont de bateaux que les prussiens avaient jeté à * Iges , le long détour au nord de la ville , les chemins de traverse , les routes écartées de * Floing , de * Fleigneux , d' * Illy , toute cette lamentable fuite en calèche découverte ; et là , sur ce tragique plateau d' * Illy , encombré de cadavres , la légendaire rencontre , le misérable empereur , qui , ne pouvant plus même supporter le trot du cheval , s' était affaissé sous la violence de quelque crise , fumant peut-être machinalement son éternelle cigarette , tandis qu' un troupeau de prisonniers , hâves , couverts de sang et de poussière , ramenés de * Fleigneux à * Sedan , se rangeaient au bord du chemin pour laisser passer la voiture , les premiers silencieux , les autres grondant , les autres peu à peu exaspérés , éclatant en huées , les poings tendus , dans un geste d' insulte et de malédiction . Ensuite , il y eut encore la traversée interminable du champ de bataille , il y eut une lieue de chemins défoncés , parmi les débris , parmi les débris , parmi les morts , aux yeux grands ouverts et menaçants , il y eut la campagne nue , les vastes bois muets , la frontière en haut d' une montée , puis la fin de tout qui dévalait au delà , avec la route bordée de sapins , au fond de la vallée étroite . Et quelle première nuit d' exil , à * Bouillon , dans une auberge , l' hôtel de la poste , entouré d' une telle foule de français réfugiés et de simples curieux , que l' empereur avait cru devoir se montrer , au milieu de murmures et de coups de sifflet ! La chambre , dont les trois fenêtres donnaient sur la place et sur la * Semoy , était la banale chambre aux chaises recouvertes de damas rouge , à l' armoire à glace d' acajou , à la cheminée garnie d' une pendule de zinc , que flanquaient des coquillages et des vases de fleurs artificielles sous globe . à droite et à gauche de la porte , il y avait deux petits lits jumeaux . Dans l' un , coucha un aide de camp , que la fatigue fit dormir dès neuf heures , à poings fermés . Dans l' autre , l' empereur dut se retourner longuement , sans trouver le sommeil ; et , s' il se releva , pour promener son mal , il n' eut que la distraction de regarder contre le mur , aux deux côtés de la cheminée , des gravures qui se trouvaient là , l' une représentant * Rouget * De * L' * Isle chantant la marseillaise , l' autre , le jugement dernier , un appel furieux des trompettes des archanges qui faisaient sortir de la terre tous les morts , la résurrection du charnier des batailles montant témoigner devant * Dieu . à * Sedan , le train de la maison impériale , les bagages encombrants et maudits étaient restés en détresse , derrière les lilas du sous-préfet . On ne savait plus comment les faire disparaître , les ôter des yeux du pauvre monde qui crevait de misère , tellement l' insolence aggressive qu' ils avaient prise , l' ironie affreuse qu' ils devaient à la défaite , devenaient intolérables . Il fallut attendre une nuit très noire . Les chevaux , les voitures , les fourgons , avec leurs casseroles d' argent , leurs tournebroches , leurs paniers de vins fins , sortirent en grand mystère de * Sedan , s' en allèrent eux aussi en * Belgique , par les routes sombres , à petit bruit , dans un frisson inquiet de vol .