_: | chapitre VIII : La philologie est , de toutes les branches de la connaissance humaine , celle dont il est le plus difficile de saisir le but et l' unité . L' astronomie , la zoologie , la botanique ont un objet déterminé . Mais quel est celui de la philologie ? Le grammairien , le linguiste , le léxicographe , le critique , le littérateur dans le sens spécial du mot , ont droit au titre de philologues , et nous saisissons en effet entre ces études diverses un rapport suffisant pour les appeler d' un nom commun . C' est qu' il en est du mot de philologie comme de celui de philosophie , de poésie et de tant d' autres dont le vague même est expressif . Quand on cherche , d' après les habitudes des logiciens , à trouver une phrase équivalente à ces mots compréhensifs , et qui en soit la définition , l' embarras est grand , parce qu' ils n' ont ni dans leur objet ni dans leur méthode rien qui les caractérise uniquement . * Socrate , * Diogène , * Pascal , * Voltaire sont appelés philosophes ; * Homère , * Aristophane , * Lucrèce , * Martial , * Chaulieu et * Lamartine sont appelés poètes , sans qu' il soit facile de trouver le lien de parenté qui réunit sous un même nom des esprits si divers . De telles appellations n' ont pas été formées sur des notions d' avance définies ; elles doivent leur origine à des procédés plus libres et au fond plus exacts que ceux de la logique artificielle . Ces mots désignent des régions de l' esprit humain entre lesquelles il faut se garder de tracer des démarcations trop rigoureuses . Où finit l' éloquence , où commence la poésie ? * Platon est -il poète , est -il philosophe ? Questions bien inutiles sans doute , puisque , quelque nom qu' on lui donne , il n' en sera pas moins admirable , et que les génies ne travaillent pas dans les catégories exclusives que le langage forme après coup sur leurs oeuvres . Toute la différence consiste en une harmonie particulière , un timbre plus ou moins sonore , sur lequel un sens exercé n' hésite jamais . L' antiquité , en cela plus sage , et plus rapprochée de l' origine de ces mots , les appliquait avec moins d' embarras . Le sens si complexe de son mot de grammaire ne lui causait aucune hésitation . Depuis que nous avons dressé une carte de la science , nous nous obstinons à donner une place à part à la philologie , à la philosophie ; et pourtant ce sont là moins des sciences spéciales que des façons diverses de traiter les choses de l' esprit . à une époque où l' on demande avant tout au savant de quoi il s' occupe , et à quel résultat il arrive , la philologie a dû trouver peu de faveur . On comprend le physicien , le chimiste , l' astronome , beaucoup moins le philosophe , encore moins le philologue . La plupart , interprétant mal l' étymologie de son nom , s' imaginent qu' il ne travaille que sur les mots ( quoi , dit -on , de plus frivole ? ) et ne songent guère à distinguer comme * Zénon le philologue du logophile . Ce vague qui plane sur l' objet de ses études , cette nature sporadique , comme disent les Allemands , cette latitude presque indéfinie qui renferme sous le même nom des recherches si diverses , font croire volontiers qu' il n' est qu' un amateur , qui se promène dans la variété de ses travaux , et fait des explorations dans le passé , à peu près comme certaines espèces d' animaux fouisseurs creusent des mines souterraines , pour le plaisir d' en faire . Sa place dans l' organisation philosophique n' est pas encore suffisamment déterminée , les monographies s' accumulent sans qu' on en voie le but . La philologie , en effet , semble au premier coup d' oeil ne présenter qu' un ensemble d' études sans aucune unité scientifique . Tout ce qui sert à la restauration ou à l' illustration du passé a droit d' y trouver place . Entendue dans son sens étymologique , elle ne comprendrait que la grammaire , l' exégèse et la critique des textes ; les travaux d' érudition , d' archéologie , de critique esthétique en seraient distraits . Une telle exclusion serait pourtant peu naturelle . Car ces travaux ont entre eux les rapports les plus étroits ; d' ordinaire , ils sont réunis dans les études d' un même individu , souvent dans le même ouvrage . En éliminer quelques-uns de l' ensemble des travaux philologiques , serait opérer une scission artificielle et arbitraire dans un groupe naturel . Que l' on prenne , par exemple , l' école d' * Alexandrie ; à part quelques spéculations philosophiques et théurgiques , tous les travaux de cette école , ceux-mêmes qui ne rentrent pas directement dans la philologie , ne sont -ils pas empreints d' un même esprit , qu' on peut appeler philologique , esprit qu' elle porte même dans la poésie et la philosophie ? Une histoire de la philologie serait -elle complète si elle ne parlait d' * Apollonius de * Rhodes , d' * Apollodore , d' * élien , de * Diogène * Laërce , d' * Athénée et des autres polygraphes , dont les oeuvres pourtant sont loin d' être philologiques dans le sens le plus restreint . - Si , d' un autre côté , on donne à la philologie toute l' extension possible , où s' arrêter ? Si l' on n' y prend garde , on sera forcément amené à y renfermer presque toute la littérature réfléchie . Les historiens , les critiques , les polygraphes , les écrivains d' histoire littéraire devront y trouver place . Tel est l' inconvénient , grave sans doute , mais nécessaire et compensé par de grands avantages , de séparer ainsi un groupe d' idées de l' ensemble de l' esprit humain , auquel il tient par toutes ses fibres . Ajoutons que les rapports des mots changent avec les révolutions des choses , et que , dans l' appréciation de leur sens , il ne faut considérer que le centre des notions , sans chercher à enclaver ces notions dans des formules qui ne leur seront jamais parfaitement équivalentes . Quand il s' agit de littérature ancienne , la critique et l' érudition rentrent de droit dans le cadre de la philologie ; au contraire , celui qui ferait l' histoire de la philologie moderne ne se croirait pas sans doute obligé de parler de nos grandes collections d' histoire civile et littéraire ni de ces brillantes oeuvres de critique esthétique qui se sont élevées au niveau des plus belles créations philosophiques . Le champ du philologue ne peut donc être plus défini que celui du philosophe , parce qu' en effet l' un et l' autre s' occupent non d' un objet distinct , mais de toutes choses à un point de vue spécial . Le vrai philologue doit être à la fois linguiste , historien , archéologue , artiste , philosophe . Tout prend à ses yeux un sens et une valeur , en vue du but important qu' il se propose , lequel rend sérieuses les choses les plus frivoles qui de près ou de loin s' y rattachent . Ceux qui , comme * Heyne et * Wolf , ont borné le rôle du philologue à reproduire dans sa science , comme en une bibliothèque vivante , tous les traits du monde ancien , ne me semblent pas en avoir compris toute la portée . La philologie n' a point son but en elle-même : elle a sa valeur comme condition nécessaire de l' histoire de l' esprit humain et de l' étude du passé . Sans doute plusieurs des philologues dont les savantes études nous ont ouvert l' antiquité , n' ont rien vu au-delà du texte qu' ils interprétaient et autour duquel ils groupaient les mille paillettes de leur érudition . Ici , comme dans toutes les sciences , il a pu être utile que la curiosité naturelle de l' esprit humain ait suppléé à l' esprit philosophique et soutenu la patience des chercheurs . Bien des gens sont tentés de rire en voyant des esprits sérieux dépenser une prodigieuse activité pour expliquer des particularités grammaticales , recueillir des gloses , comparer les variantes de quelque ancien auteur , qui n' est souvent remarquable que par sa bizarrerie ou sa médiocrité . Tout cela faute d' avoir compris dans un sens assez large l' histoire de l' esprit humain et l' étude du passé . L' intelligence , après avoir parcouru un certain espace , aime à revenir sur ses pas pour revoir la route qu' elle a fournie , et repenser ce qu' elle a pensé . Les premiers créateurs ne regardaient pas derrière eux ; ils marchaient en avant , sans autre guide que les éternels principes de la nature humaine . à un certain jour , au contraire , quand les livres sont assez multipliés pour pouvoir être recueillis et comparés , l' esprit veut avancer avec connaissance de cause , il songe à confronter son oeuvre avec celle des siècles passés ; ce jour -là naît la littérature réfléchie , et parallèlement à elle la philologie . Cette apparition ne signale donc pas , comme on l' a dit trop souvent , la mort des littératures ; elle atteste seulement qu' elles ont déjà toute une vie accomplie . La littérature grecque n' était pas morte apparemment au siècle des Pisistratides , où déjà l' esprit philologique nous apparaît si caractérisé . Dans les littératures latine et française , l' esprit philologique a devancé les grandes époques productrices . La * Chine , l' * inde , l' * Arabie , la * Syrie , la * Grèce , * Rome , les nations modernes ont connu ce moment où le travail intellectuel de spontané devient savant , et ne procède plus sans consulter ses archives déposées dans les musées et les bibliothèques . Le développement du peuple hébreu lui-même , qui semble offrir avant * Jésus- * Christ moins de trace qu' aucun autre de travail réfléchi , présente dans son déclin des vestiges sensibles de cet esprit de recension , de collection , de rapiécetage , si j' ose le dire , qui termine la vie originale de toutes les littératures . Ces considérations seraient suffisantes , ce me semble , pour l' apologie des sciences philologiques . Et pourtant elles ne sont à mes yeux que bien secondaires , en égard à la place nouvelle que le développement de la philosophie contemporaine devra faire à ces études . Un pas encore , et l' on proclamera que la vraie philosophie est la science de l' humanité , et que la science d' un être qui est dans un perpétuel devenir ne peut être que son histoire . L' histoire , non pas curieuse mais théorique , de l' esprit humain , telle est la philosophie du XIXe siècle . Or cette étude n' est possible que par l' étude immédiate des monuments , et ces monuments ne sont pas abordables sans les recherches spéciales du philologue . Telle forme du passé suffit à elle seule pour occuper une laborieuse existence . Une langue ancienne et souvent inconnue , une paléographie à part , une archéologie et une histoire péniblement déchiffrées , voilà certes plus qu' il n' en faut pour absorber tous les efforts de l' envestigateur le plus patient , si d' humbles artisans n' ont consacré de longs travaux à extraire de la carrière et présenter réunis à son appréciation les matériaux avec lesquels il doit reconstruire l' édifice du passé . Il se peut qu' aux yeux de l' avenir , tel esprit lourd et médiocre , mais patient , qui a fourni à cette oeuvre gigantesque une pierre de quelque importance , occupe une place plus élevée que tel spéculatif de second ordre , qui s' intitulait philosophe , et n' a fait que bavarder sur le problème , sans fournir une seule donnée nouvelle à sa solution . La révolution qui depuis 1820 a changé complètement la face des études historiques , ou pour mieux dire qui a fondé l' histoire parmi nous , est apparemment un fait aussi important que l' apparition de quelque nouveau système . Eh bien ! les travaux si pleins d' originalité des * Guizot , des * Thierry , des * Michelet auraient -ils été possibles sans les collections bénédictines et tant d' autres travaux préparatoires ? * Mabillon , * Muratori , * Baluze , * Du * Cange , n' étaient pas de grands philosophes , et pourtant ils ont plus fait pour la vraie philosophie que tant d' esprits creux et systématiques qui ont voulu bâtir en l' air l' édifice des choses , et dont pas une syllabe ne restera parmi les acquisitions définitives . Je ne parle point ici de ces oeuvres où la plus solide érudition s' unit à une critique fine ou élevée , comme les derniers volumes de l' Histoire littéraire de la * France , comme l' Essai sur le buddhisme de * M . * Eugène * Burnouf , comme l' Archéologie indienne de * M . * Lassen , comme la Grammaire comparée de * M . * Bopp , ou les Religions de l' antiquité de * M . * Guigniaut . J' affirme , pour ma part , qu' il n' est aucun de ces ouvrages où je n' aie puisé plus de choses philosophiques que dans toute la collection de * Descartes et de son école . dis -je , de tels livres , presque insignifiants en eux-mêmes , ont une valeur inappréciable , si on les envisage comme matériaux de l' histoire de l' esprit humain . Je verrais brûler dix mille volumes de philosophie dans le genre des leçons de * LA * Romiguière ou de la Logique de Port-Royal , que je sauverais de préférence la Bibliothèque orientale d' * Assémani ou la Bibliotheca arabico-hispana de * Casiri . Car pour la philosophie , il y a toujours avantage à reprendre les choses ab integro , et après tout le philosophe peut toujours dire : Omnia mecum porto ; au lieu que les plus beaux génies du monde ne sauraient me rendre les documents que ces collections renferment sur les littératures syriaque et arabe , deux faces très secondaires sans doute , mais enfin deux faces de l' esprit humain . Il est facile de jeter le ridicule sur ces tentatives de restauration de littératures obscures et souvent médiocres . Cela vient de ce qu' on ne comprend pas dans toute son étendue et son infinie variété la science de l' esprit humain . Un savant élève de * M . * Burnouf , * M . * Foucaux , essaie depuis quelques années de fonder en * France des études tibétaines . Je m' étonnerais bien si sa louable entreprise ne lui a pas déjà valu plus d' une épigramme ; eh bien ! je déclare , moi , que * M. * Foucaux fait une oeuvre plus méritoire pour la philosophie de l' avenir que les trois quarts de ceux qui se posent en philosophes et en penseurs . Quand * M . * Hodgson découvrit dans les monastères du * Népal les monuments primitifs du buddhisme indien , il servit plus la pensée que n' aurait pu faire une génération de métaphysiciens scolastiques . Il fournissait un des éléments les plus essentiels pour l' explication du christianisme et de l' évangile , en dévoilant à la critique une des plus curieuses apparitions religieuses et le seul fait qui ait une analogie intime avec le plus grand phénomène de l' histoire de l' humanité . Celui qui nous rapporterait de l' * Orient quelques ouvrages zends ou pehlvis , qui ferait connaître à l' * Europe les poèmes épiques et toute la civilisation des Radjpoutes , qui pénétrerait dans les bibliothèques des * Djaïns du Guzarate , ou qui nous ferait connaître exactement les livres de la secte gnostique qui se conserve encore sous le nom de meudéens ou de nasoréens , celui -là serait certain de poser une pierre éternelle dans le grand édifice de la science de l' humanité . Quel est le penseur abstrait qui peut avoir la même assurance ? C' est donc dans la philosophie qu' il faut chercher la véritable valeur de la philologie . Chaque branche de la connaissance humaine a ses résultats spéciaux qu' elle apporte en tribut à la science générale des choses et à la critique universelle , l' un des premiers besoins de l' homme pensant . Là est la dignité de toute recherche particulière et des derniers détails d' érudition , qui n' ont point de sens pour les esprits superficiels et légers . à ce point de vue , il n' y a pas de recherche inutile ou frivole . Il n' est pas d' étude , quelque mince que paraisse son objet , qui n' apporte son trait de lumière à la science du tout , à la vraie philosophie des réalités . Les résultats généraux qui seuls , il faut l' avouer , ont de la valeur en eux-mêmes , et sont la fin de la science , ne sont possibles que par le moyen de la connaissance , et de la connaissance érudite des détails . Bien plus , les résultats généraux qui ne s' appuient pas sur la connaissance des derniers détails sont nécessairement creux et factices , au lieu que les recherches particulières , même destituées de l' esprit philosophique , peuvent être du plus grand prix , quand elles sont exactes et conduites suivant une sévère méthode . L' esprit de la science est cette communauté intellectuelle qui rattache l' un à l' autre l' érudit et le penseur , fait à chacun d' eux sa gloire méritée , et confond dans une même fin leurs rôles divers . L' union de la philologie et de la philosophie , de l' érudition et de la pensée , devrait donc être le caractère du travail intellectuel de notre époque . C' est la philologie ou l' érudition qui fournira au penseur cette forêt de choses ( silva rerum ac sententiarum , comme dit * Cicéron ) , sans laquelle la philosophie ne sera jamais qu' une toile de * Pénélope , qu' on devra recommencer sans cesse . Il faut renoncer définitivement à la tentative de la vieille école , de construire la théorie des choses par le jeu des formules vides de l' esprit , à peu près comme si , en faisant aller la manivelle d' un tisserand sans y mettre du fil , on prétendait faire de la toile , ou qu' on crût obtenir de la farine en faisant tourner un moulin sans y mettre du blé . Le penseur suppose l' érudit ; et ne fût -ce qu' en vue de la sévère discipline de l' esprit , je ferais peu de cas du philosophe qui n' aurait pas travaillé , au moins une fois dans sa vie , à éclaircir quelque point spécial de la science . Sans doute les deux rôles peuvent se séparer , et ce partage même est souvent désirable . Mais il faudrait au moins qu' un commerce intime s' établît entre ces fonctions diverses , que les travaux de l' érudit ne demeurassent plus ensevelis dans la masse des collections savantes , où ils sont comme s' ils n' étaient pas , et que le philosophe , d' un autre côté , ne s' obstinât plus à chercher au dedans de lui-même les vérités vitales dont les sciences du dehors sont si riches pour celui qui les explore avec intelligence et critique . D' où viennent tant de vues nouvelles sur la marche des littératures et de l' esprit humain , sur la poésie spontanée , sur les âges primitifs , si ce n' est de l' étude patiente des plus arides détails . * Vico , * Wolf , * Niebuhr , * Strauss auraient -ils enrichi la pensée de tant d' aperçus nouveaux , sans la plus minutieuse érudition ? N' est -ce pas l' érudition qui a ouvert devant nous ces mondes de l' * Orient , dont la connaissance a rendu possible la science comparée des développements de l' esprit humain ? Pourquoi un des plus beaux génies des temps modernes , * Herder , dans ce traité de la Poésie des * Hébreux , où il a mis toute son âme , est -il si souvent inexact , faux , chimérique , si ce n' est pour n' avoir point appuyé d' une critique savante l' admirable sens esthétique dont il était doué ? à ce point de vue , l' étude même des folies de l' esprit a son prix pour l' histoire et la psychologie . Plusieurs problèmes importants de critique historique ne seront résolus que quand un érudit intelligent aura consacré sa vie au dépouillement du Talmud et de la Cabbale . Si * Montesquieu , dépouillant le chaos des lois ripuaires , visigothes et burgondes , a pu se comparer à * Saturne dévorant des pierres , quelle force ne faudrait -il pas supposer à l' esprit capable de digérer un tel fatras ? Et pourtant il y aurait à en extraire une foule de données précieuses pour l' histoire des religions comparées . Depuis le XVe siècle , les sciences qui ont pour objet l' esprit humain et ses oeuvres n' ont pas fait de découverte comparable à celle qui nous a révélé dans l' * Inde un monde intellectuel d' une richesse , d' une variété , d' une profondeur merveilleuses , une autre * Europe en un mot . PARCOUREZ NOS idées les plus arrêtées en littérature comparée , en linguistique , en ethnographie , en critique , vous les verrez toutes empreintes et modifiées par cette grande et capitale découverte . Pour moi , je trouve peu d' éléments de ma pensée dont les racines ne plongent en ce terrain sacré , et je prétends qu' aucune création philosophique n' a fourni autant de parties vivantes à la science moderne que cette patiente restitution d' un monde qu' on ne soupçonnait pas . Voilà donc une série de résultats essentiels introduits dans le courant de l' esprit humain par des philologues , des érudits , des hommes dont les partisans de l' a priori feraient sans doute bien peu de cas . Que sera -ce donc quand cette mine à peine effleurée aura été exploitée dans tous les sens ? Que sera -ce , quand tous les recoins de l' esprit humain auront été ainsi explorés et comparés ? Or la philologie seule est compétente pour accomplir cette oeuvre . * Anquetil- * Duperron était certes un patient et zélé chercheur . Pourquoi cependant tous ses travaux ont -ils dû être repris en sous-oeuvre et radicalement réformés ? C' est qu' il n' était pas philologue . On pourrait croire qu' en rappelant l' activité intellectuelle à l' érudition on constate par là même son épuisement , et qu' on assimile notre siècle à ces époques où la littérature ne pouvant plus rien produire d' original devient critique et rétrospective . Sans doute , si notre érudition n' était qu' une lettre pâle et morte , si , comme certains esprits étroits , nous ne cherchions dans la connaissance et l' admiration des oeuvres du passé que le droit pédantesque de mépriser les oeuvres du présent . Mais , outre que nos créations sont plus vivaces que celles des anciens , et que chaque nation moderne peut fournir de la sève à deux ou trois littératures superposées , notre manière de concevoir la philologie est bien plus philosophique et plus féconde que celle de l' antiquité . La philologie n' est pas chez nous , comme dans l' école d' * Alexandrie , une simple curiosité d' érudit ; c' est une science organisée , ayant un but sérieux et élevé ; c' est la science des produits de l' esprit humain . Je ne crains pas d' exagérer en disant que la philologie , inséparablement liée à la critique , est un des éléments les plus essentiels de l' esprit moderne , que sans la philologie le monde moderne ne serait pas ce qu' il est , que la philologie constitue la grande différence entre le moyen âge et les temps modernes . Si nous surpassons le moyen âge en netteté , en précision , en critique , nous le devons uniquement à l' éducation philologique . Le moyen âge travaillait autant que nous , le moyen âge a produit des esprits aussi actifs , aussi pénétrants que les nôtres ; le moyen âge a eu des philosophes , des savants , des poètes ; mais il n' a pas eu de philologues ; de là ce manque de critique qui le constitue à l' état d' enfance intellectuelle . Entraîné vers l' antiquité par ce besoin nécessaire qui porte toutes les nations néo-Latines vers leurs origines intellectuelles , il n' a pu la connaître dans sa vérité , faute de l' instrument nécessaire . Il y avait autant d' auteurs latins et aussi peu d' auteurs grecs en * Occident à l' époque de * Vincent de * Beauvais qu' à l' époque de * Pétrarque . Et pourtant * Vincent de * Beauvais ignore l' antiquité , il n' en possède que quelques bribes insignifiantes et détachées , ne formant aucun sens , et ne constituant pas un esprit . * Pétrarque , au contraire , qui n' a pas encore lu * Homère , mais qui en possède un manuscrit en langue originale et l' adore sans le comprendre , a deviné l' antiquité ; il en possède l' esprit aussi éminemment qu' aucun savant des siècles qui ont suivi ; il comprend par son âme ce dont la lettre lui échappe ; il s' enthousiasme pour un idéal qu' il ne peut encore que soupçonner . C' est que l' esprit philologique fait en lui sa première apparition . Voilà pourquoi il doit être regardé comme le fondateur de l' esprit moderne en critique et en littérature . Il est à la limite de la connaissance inexacte , fragmentaire , matérielle , et de la connaissance comparée , délicate , critique en un mot . Si le moyen âge , par exemple , a si mal compris la philosophie ancienne , est -ce faute de l' avoir suffisamment étudiée ? Qui oserait le dire du siècle qui a produit les vastes commentaires d' * Albert et de saint * Thomas ? Est -ce faute de documents suffisants ? Pas davantage . Il possédait le corps complet du péripatétisme , c' est-à-dire l' encyclopédie philosophique de l' antiquité ; il y joignait de nombreux documents sur le platonisme , et possédait dans les oeuvres de * Cicéron , de * Sénèque , de * Macrobe , de * Chalcidius et dans les commentaires sur * Aristote presque autant de renseignements sur la philosophie ancienne que nous en possédons nous-mêmes . Que manqua -t-il donc à ces laborieux travailleurs qui consacrèrent tant de veilles à la grande étude ? Il leur manqua ce qu' eut la Renaissance , la philologie . Si au lieu de consumer leur vie sur de barbares traductions et des travaux de seconde main , les commentateurs scolastiques eussent appris le grec et lu dans leur texte * Aristote , * Platon , * Alexandre d' * Aphrodise , le XVe siècle n' eût pas vu le combat de deux * Aristote , l' un resté solitaire et oublié dans ses pages originales , l' autre créé artificiellement par des déviations successives et insensibles du texte primitif . Les textes originaux d' une littérature en sont le tableau véritable et complet . Les traductions et les travaux de seconde main en sont des copies affaiblies , et laissent toujours subsister de nombreuses lacunes que l' imagination se charge de remplir . à mesure que les copies s' éloignent et se reproduisent en des copies plus imparfaites encore , les lacunes s' augmentent , les conjectures se multiplient , la vraie couleur des choses disparaît . La traduction classique au XIVe siècle ressemblait à l' antiquité , comme l' * Aristote et le * Galien des facultés , pour lesquels on renvoyait les élèves et les professeurs aux cahiers traditionnels , ressemblaient au véritable * Aristote , au véritable * Galien , comme la culture grecque ressemble aux bribes insignifiantes recueillies d' après d' autres compilateurs par * Martien * Capella ou * Isidore de * Séville . Ce qui manque au moyen âge , ce n' est ni la production originale , ni la curiosité du passé , ni la persévérance du travail . Les érudits de la Renaissance ne l' emportaient ni en pénétration ni en zèle sur un * Alcuin , un * Alain de * Lille , un * Alexandre de * Halès , un * Roger * Bacon . Mais ils étaient plus critiques ; ils jouissaient du bénéfice du temps et des connaissances acquises ; ils profitaient des heureuses circonstances amenées par les événements . C' est le sort de la philologie comme de toutes les sciences d' être inévitablement enchaînée à la marche des choses , et de ne pouvoir avancer d' un jour par des efforts voulus le progrès qui doit s' accomplir . ( ... ) est donc le caractère général de la connaissance de l' antiquité au moyen âge , ou , pour mieux dire , de tout l' état intellectuel de cette époque . La politique y participait comme la littérature . Ces fictions de rois , de patrices , d' empereurs , de * Césars , d' * Augustes , transportées en pleine barbarie , ces légendes de * Brut , de * Francus , cette opinion que toute autorité doit remonter à l' Empire romain , comme toute haute noblesse à * Troie , cette manière d' envisager le droit romain comme le droit absolu , le savoir grec comme le savoir absolu , d' où venaient -ils , si ce n' est du grossier à-peu-près auquel on était réduit sur l' antiquité , du jour demi fantastique sous lequel on voyait ce vieux monde , auquel on aspirait à se rattacher ? L' esprit moderne , c' est-à-dire le rationalisme , la critique , le libéralisme , a été fondé le même jour que la philologie . Les fondateurs de l' esprit moderne sont des philologues . La philologie constitue aussi une des supériorités que les modernes peuvent à bon droit revendiquer sur les anciens . L' antiquité n' offre aucun beau type de philologue philosophe , dans le genre de * Humboldt , * Lessing , * Fauriel . Si quelques Alexandrins , comme * Porphyre et * Longin , réunissent la philologie et la philosophie , ces deux mondes chez eux se touchent à peine ; la philosophie ne sort pas de la philologie , la philologie n' est pas philosophique . Que sont * Denys d' * Halicarnasse , * Aristarque , * Aphthonius , * Macrobe , comparés à ces fins et excellents esprits , qui sont à un certain point de vue les philosophes du XIXe siècle ! Que sont des questions comme celles -ci : " pourquoi * Homère a -t-il commencé le catalogue des vaisseaux par les Boétiens ? Comment la tête de * Méduse pouvait -elle être à la fois aux enfers et sur le bouclier d' un * Dieu ? Combien * Ulysse avait -il de rameurs ? " et autres problèmes qui défrayaient les disputes des écoles d' * Alexandrie et de * Pergame , si on les compare à cette façon ingénieuse , compréhensive et délicate de discourir sur toutes les surfaces des choses , de cueillir la fine fleur de tous les sujets , de se promener en observateur multiple dans un coin de l' universel , que de nos jours on appelle la critique ? Une telle infériorité est du reste facile à expliquer . Les moyens de comparaison manquaient aux anciens ; partout où ils ont eu sous la main des matériaux suffisants , comme dans la question homérique , ils nous ont laissé peu à faire , excepté pour la haute critique , à laquelle la comparaison des littératures est indispensable . Ainsi leur grammaire est surtout défectueuse , parce qu' ils ne savaient que leur langue : or les grammaires particulières ne vivent que par la grammaire générale , et la grammaire générale suppose la comparaison des idiomes . Par la minutie des détails et la patience des rapprochements , les anciens ont égalé les plus absorbés des philologues modernes . Quant à la critique des textes , leur position était fort différente de la nôtre . Ils n' étaient pas comme nous en face d' un inventaire arrêté une fois pour toutes des manuscrits faisant autorité . Ils devraient donc songer moins que nous à les comparer et à les compter . * Aulu- * Gelle , par exemple , dans les discussions critiques auxquelles il se livre fréquemment , raisonne presque toujours a priori , et n' en appelle presque jamais à l' autorité des exemplaires anciens . * Aristarque , dit * Cicéron , rejetait comme interpolés les vers d' * Homère qui ne lui plaisaient pas . L' imperfection de la lexicographie , l' état d' enfance de la linguistique , jetaient aussi beaucoup d' incertitude sur l' exégèse des textes archaïques . La langue ancienne en était venue , aux époques philologiques , à former un idiome savant , qui exigeait une étude particulière , à peu près comme la langue littérale des Orientaux , et il ne faut pas s' étonner que les modernes se permettent de censurer parfois les interprétations des philologues anciens ; car ils n' étaient guère plus compétents que nous pour la théorie scientifique de leur propre langue , et nous avons incontestablement des moyens herméneutiques qu' ils n' avaient pas . Les anciens en effet ne savaient guère que leur propre langue , et de cette langue que la forme classique et arrêtée . Mais c' est surtout dans l' érudition que l' infériorité de l' antiquité était sensible . Le manque de livres élémentaires , de manuels renfermant les notions communes et nécessaires , de dictionnaires biographiques , historiques et géographiques , etc ... , réduisait chacun à ses propres recherches et multipliait les erreurs mêmes sous les plumes les plus exercées . Où en serions -nous , si pour apprendre l' histoire ou la géographie , nous en étions réduits aux faits épars que nous avons pu recueillir dans des livres qui ne traitent pas de cette science ex professo ? La rareté des livres , l' absence des Index et de ces concordances qui facilitent si fort nos recherches , obligeaient à citer souvent de mémoire , c' est-à-dire d' une manière très inexacte . - Enfin les anciens n' avaient pas l' expérience d' un assez grand nombre de révolutions littéraires , ils ne pouvaient comparer assez de littératures pour s' élever bien haut en critique esthétique . Rappelons -nous que notre supériorité en ce genre ne date guère que de quelques années . Les anciens sous ce rapport étaient exactement au niveau de notre XVIIe siècle . Quand on lit les opuscules de * Denys d' * Harlicarnasse sur * Platon , sur * Thucydide , sur le style de * Démosthène , on croit lire les Mémoires de * M. et de * madame * Dacier et des honnêtes savants qui remplissent les premiers volumes des Mémoires de l' Académie des Inscriptions et Belles-Lettres . Dans le Traité du Sublime lui-même , c' est-à-dire dans la meilleure oeuvre critique de l' antiquité , oeuvre que l' on peut comparer aux productions de l' école française du XVIIIe siècle , que d' artificiel , que de puérilités ! Peut-être les siècles qui savent le mieux produire le beau sont -ils ceux qui savent le moins en donner la théorie . Rien de plus insipide que ce que * Racine et * Corneille nous ont laissé en fait de critique . On dirait qu' ils n' ont pas compris leurs propres beautés . Pour apprécier la valeur de la philologie , il ne faut pas se demander ce que vaut telle ou telle obscure monographie , telle note que l' érudit serre au bas des pages de son auteur favori : on aurait autant de droit de demander à quoi sert en histoire naturelle la monographie de telle variété perdue parmi les cinquante mille espèces d' insectes . Il faut prendre la révolution qu' elle a opérée ; examiner ce que l' esprit humain était avant la culture philologique , ce qu' il est devenu depuis qu' il l' a subie , quels changements la connaissance critique de l' antiquité a introduits dans la manière de voir des modernes . Or , une histoire attentive de l' esprit humain depuis le XVe siècle démontrerait , ce me semble , que les plus importantes révolutions de la pensée ont été amenées directement ou indirectement par des hommes qu' on doit appeler littérateurs ou philologues . Il est indubitable au moins que de tels hommes ont exercé une influence bien plus directe que ceux qu' on appelle proprement philosophes . Quand l' avenir règlera les rangs dans le * Panthéon de l' humanité d' après l' action exercée sur le mouvement des choses , les noms de * Pétrarque , de * Voltaire , de * Rousseau , de * Lamartine , précéderont sans doute ceux de * Descartes et de * Kant . Les premiers réformateurs , * Luther , * Mélanchthon , * Eobanus * Hessus , * Calvin , tous les fauteurs de la Réforme , * érasme , les * étienne , étaient des philologues ; la Réforme est née en pleine philologie . Le XVIIIe siècle , bien que superficiel en érudition , arrive à ses résultats bien plus par la critique , l' histoire et la science positive que par l' abstraction métaphysique . La critique universelle est le seul caractère que l' on puisse assigner à la pensée délicate , fuyante , insaisissable du XIXe siècle . De quel nom appeler tant d' intelligences d' élite qui sans dogmatiser abstraitement ont révélé à la pensée une nouvelle façon de s' exercer dans le monde des faits ? * M. * Cousin lui-même est -il un philosophe ? Non : c' est un critique qui s' occupe de philosophie , comme tel autre s' occupe de l' histoire , tel autre de ce qu' on appelle littérature . La critique , telle est donc la forme sous laquelle , dans toutes les voies , l' esprit humain tend à s' exercer ; or , si la critique et la philologie ne sont pas identiques , elles sont au moins inséparables . Critiquer , c' est se poser en spectateur et en juge au milieu de la variété des choses ; or la philologie est l' interprète des choses , le moyen d' entrer en communication avec elles et d' entendre leur langage . Le jour où la philologie périrait , la critique périrait avec elle , la barbarie renaîtrait , la crédulité serait de nouveau maîtresse du monde . Cette immense mission que la philologie a remplie dans le développement de l' esprit moderne est loin d' être accomplie ; peut-être ne fait -elle que commencer . Le rationalisme , qui est le résultat le plus général de toute la culture philologique , a -t-il pénétré dans la masse de l' humanité ? Des croyances étranges , qui révoltent le sens critique , ne sont -elles pas encore avalées comme de l' eau par des intelligences même distinguées ? Le sentiment des lois psychologiques est -il généralement répandu , ou du moins exerce -t-il une influence suffisante sur le tour de la pensée et le langage habituel ? La vue saine des choses , laquelle ne résulte pas d' un argument , mais de toute une culture critique , de toute la direction intellectuelle , est -elle le fait du grand nombre ? Le rôle de la philologie est d' achever cette oeuvre , de concert avec les sciences physiques . Dissiper le brouillard qui aux yeux de l' ignorant enveloppe le monde de la pensée comme celui de la nature , substituer aux imaginations fantastiques du rêve primitif les vues claires de l' âge scientifique , telle est la fin commune vers laquelle convergent si puissamment ces deux ordres de recherches . Nature , telle est le mot dans lequel ils se résument . Je le répète , tout cela n' est pas le fruit d' une démonstration isolée ; tout cela est le résultat du regard net et franc jeté sur le monde , des habitudes intellectuelles créées par les méthodes modernes . Deux voies , qui n' en font qu' une , mènent à la connaissance directe et pragmatique des choses ; pour le monde physique , ce sont les sciences physiques ; pour le monde intellectuel , c' est la science des faits de l' esprit . Or , à cette science je ne trouve d' autre nom que celui de philologie . Tout supernaturalisme recevra de la philologie le coup de grâce . Le supernaturalisme ne tient en * France que parce qu' on n' y est pas philologue . Quand je m' interroge sur les articles les plus importants et le plus définitivement acquis de mon symbole scientifique , je mets au premier rang mes idées sur la constitution et le mode de gouvernement de l' univers , sur l' essence de la vie , son développement et sa nature phénoménale , sur le fond substantiel de toute chose et son éternelle délimitation dans des formes passagères , sur l' apparition de l' humanité , les faits primitifs de son histoire , les lois de sa marche , son but et sa fin ; sur le sens et la valeur des choses esthétiques et morales , sur le droit de tous les êtres à la lumière et au parfait , sur l' éternelle beauté de la nature humaine s' épanouissant à tous les points de l' espace et de la durée en poèmes immortels ( religions , art , temples , mythes , vertus , science , philosophie , etc. ) , enfin sur la part de divin qui est en toute chose , qui fait le droit à être , et qui convenablement mise en jour constitue la beauté . Est -ce en lisant tel philosophe que je me suis ainsi formulé les choses ? Est -ce par l' hypothèse a priori ? Non ; c' est par l' expérimentation universelle de la vie , c' est en poussant ma pensée dans toutes les directions , en battant tous les terrains , en secouant et creusant toute chose , en regardant se dérouler successivement les flots de cet éternel océan , en jetant de côté et d' autre un regard curieux et ami . J' ai la conscience que j' ai tout pris de l' expérience ; mais il m' est impossible de dire par quelle voie j' y suis arrivé , de quels éléments j' ai composé cet ensemble ( qui peut avoir très peu de valeur sans doute , mais qui enfin est ma vie ) . Balancement de toute chose , tissu intime , vaste équation où la variable oscille sans cesse par l' accession de données nouvelles , telles sont les images par lesquelles j' essaie de me représenter le fait , sans me satisfaire . Je sens que j' ai autant profité pour former ma conception générale des choses de l' étude de l' hébreu ou du sanskrit que de la lecture de * Platon , de la lecture du poème de * Job ou de l' évangile , de l' Apocalypse ou d' une Moallaca , du Baghavat-Gita ou du Coran , que de * Leibnitz et de * Hegel , de * Goethe ou de * Lamartine . Ce n' est pourtant pas Manou ou Koullouca-Bhatta , * Antar ou * Beidhawi , ce n' est pas la connaissance du sheva et du virama , du Kal et du Niphal , du Parasmaipadam et de l' Attmanépadam qui m' ont fait ma philosophie . Mais c' est la vue générale et critique , c' est l' induction universelle ; et je sens que , si j' avais à moi dix vies humaines à mener parallèlement , afin d' explorer tous les mondes , moi étant là au centre , humant le parfum de toute chose , jugeant et comparant , combinant et induisant , j' arriverais au système des choses . Eh bien ! ce que nul individu ne peut faire , l' humanité le fera ; car elle est immortelle , tous travaillent pour elle . L' humanité arrivera à percevoir la vraie physionomie des choses , c' est-à-dire à la vérité dans tous les ordres . Dites donc que ceux qui auront contribué à cette oeuvre immense , qui auront poli une des faces de ce diamant , qui auront enlevé une parcelle des scories qui voilent son éclat natif , ne sont que des pédants , des oisifs , des esprits lourds qui perdent leur temps , et qui , n' étant pas bons pour faire leur chemin dans le monde des vivants , se réfugient dans celui des momies et des nécropoles ! Philosopher , c' est savoir les choses ; c' est , suivant la belle expression de * Cuvier , instruire le monde en théorie . Je crois comme * Kant que toute démonstration purement spéculative n' a pas plus de valeur qu' une démonstration mathématique , et ne peut rien apprendre sur la réalité existante . La philologie est la science exacte des choses de l' esprit . Elle est aux sciences de l' humanité ce que la physique et la chimie sont à la science philosophique des corps . C' est ce que n' a pas suffisamment compris un esprit distingué d' ailleurs par son originalité et son honorable indépendance , * M. * Auguste * Comte . Il est étrange qu' un homme préoccupé surtout de la méthode des sciences physiques et aspirant à transporter cette méthode dans les autres branches de la connaissance humaine , ait conçu la science de l' esprit humain et celle de l' humanité de la façon la plus étroite , et y ait appliqué la méthode la plus grossière . * M. * Comte n' a pas compris l' infinie variété de ce fond fuyant , capricieux , multiple , insaisissable , qui est la nature humaine . La psychologie est pour lui une science sans objet , la distinction des faits psychologiques et physiologiques , la contemplation de l' esprit par lui-même , une chimère . La sociologie résume toutes les sciences de l' humanité : or la sociologie n' est pas pour lui la constatation sévère , patiente , de tous les faits de la nature humaine ; la sociologie n' est pas ( c' est * M . * Comte qui parle ) cette incohérente compilation de faits qu' on appelle histoire , à laquelle préside la plus radicale irrationalité . Elle se contente d' emprunter des exemples à cette indigeste compilation , puis se met à l' ouvrage sur ses propres frais , sans se soucier de connaissances littéraires fort inutiles . La méthode de * M . * Comte dans les sciences de l' humanité est donc le pur a priori . * M. * Comte , au lieu de suivre les lignes infiniment flexueuses de la marche des sociétés humaines , leurs enbranchements , leurs caprices apparents , au lieu de calculer la résultante définitive de cette immense oscillation , aspire du premier coup à une simplicité que les lois de l' humanité présentent bien moins encore que les lois du monde physique . * M. * Comte fait exactement comme les naturalistes hypothétiques qui réduisent de force à la ligne droite les nombreux enbranchements du règne animal . L' histoire de l' humanité est tracée pour lui , quand il a essayé de prouver que l' esprit humain marche de la théologie à la métaphysique et de la métaphysique à la science positive . La morale , la poésie , les religions , les mythologies , tout cela n' a aucune place , tout cela est pure fantaisie sans valeur . Si la nature humaine était telle que la conçoit * M . * Comte , toutes les belles âmes convoleraient au suicide ; il ne vaudrait pas la peine de perdre son temps à faire aller une aussi insignifiante manivelle . * M. * Comte croit bien comme nous qu' un jour la science donnera un symbole à l' humanité ; mais la science qu' il a en vue est celle des * Galilée , des * Descartes , des * Newton , restant telle qu' elle est . L' évangile , la poésie n' auraient plus ce jour -là rien à faire . * M. * Comte croit que l' homme se nourrit exclusivement de science , que dis -je ? de petits bouts de phrase comme les théorèmes de géométrie , de formules arides . Le malheur de * M . * Auguste * Comte est d' avoir un système , et de ne pas se poser assez largement dans le plein milieu de l' esprit humain , ouvert à toutes les aires de vents . Pour faire l' histoire de l' esprit humain il faut être fort lettré . Les lois étant ici d' une nature très délicate , et ne se présentant point de face comme dans les sciences physiques , la faculté essentielle est celle du critique littéraire , la délicatesse du tour ( c' est le tour d' ordinaire qui exprime le plus ) , la ténuité des aperçus , le contraire en un mot de l' esprit géométrique . Que dirait * M . * Comte d' un physicien qui se contenterait d' envisager en gros la physionomie des faits de la nature , d' un chimiste qui négligerait la balance ? Et ne commet -il pas semblable faute , quand il regarde comme inutiles toutes ces patientes explorations du passé , quand il déclare que c' est perdre son temps d' étudier les civilisations qui n' ont point de rapport direct avec la nôtre , qu' il faut seulement étudier l' * Europe pour déterminer la loi de l' esprit humain , puis appliquer cette loi a priori aux autres développements ? En cela , * M. * Comte est plus influencé qu' il ne pense par la vieille théorie historique des Quatre Empires , qui se trouve en germe dans le livre apocryphe de * Daniel , et qui depuis * Bossuet a eu le privilège de former la base de l' enseignement catholique . Il s' imagine que l' humanité a bien réellement traversé les trois états du fétichisme , du polythéisme , du monothéisme , que les premiers hommes furent cannibales , comme les sauvages , etc. Or , cela est inadmissible . Les pères de la race sémitique eurent , dès l' origine , une tendance secrète au monothéisme ; les Védas , ces chants incomparables , donnent très réellement l' idée des premières aspirations de la race indo-germanique . Chez ces races , la moralité date des premiers jours . En un mot , * M. * Comte n' entend rien aux sciences de l' humanité , parce qu' il n' est pas philologue . * M. * Proudhon , bien qu' ouvert à toute idée , grâce à l' extrême souplesse de son esprit , et capable de comprendre tour à tour les aspects les plus divers des choses , ne me semble pas non plus par moments avoir conçu la science d' une manière assez large . Nul n' a mieux compris que lui que la science seule est désormais possible ; mais sa science n' est ni poétique ni religieuse ; elle est trop exclusivement abstraite et logique . * M. * Proudhon n' est pas encore assez dégagé de la scolastique du séminaire ; il raisonne beaucoup ; il ne semble pas avoir compris suffisamment que , dans les sciences de l' humanité , l' argumentation logique n' est rien , et que la finesse d' esprit est tout . L' argumentation n' est possible que dans une science comme la géométrie , où les principes sont simples et absolument vrais , sans aucune restriction . Mais il n' en est pas ainsi dans les sciences morales , où les principes ne sont que des à-peu-près , des expressions imparfaites , posant plus ou moins , mais jamais à plein sur la vérité . Le jour donné à la pensée est ici la seule démonstration possible . La forme , le style sont les trois quarts de la pensée , et cela n' est pas un abus , comme le prétendent quelques puritains . Ceux qui déclament contre le style et la beauté de la forme dans les sciences phylosophiques et morales méconnaissent la vraie nature des résultats de ces sciences et la délicatesse de leurs principes . En géométrie , en algèbre , on peut sans crainte s' abandonner au jeu des formules , sans s' inquiéter , dans le courant du raisonnement , des réalités qu' elles représentent . Dans les sciences morales , au contraire , il n' est jamais permis de se confier ainsi aux formules , de les combiner indéfiniment , comme faisait la vieille théologie , en étant sûr que le résultat qui en sortira sera rigoureusement vrai . Il ne sera que logiquement vrai , et pourra même n' être pas aussi vrai que les principes : car il se peut que la conséquence porte uniquement sur la part d' erreur ou de malentendu qui était dans les principes , mais suffisamment cachée pour que le principe fût acceptable . Il se peut donc qu' en raisonnant très logiquement , on arrive dans les sciences morales à des conséquences absolument fausses en partant de principes suffisamment vrais . Les livres faits pour défendre la propriété par le raisonnement sont aussi mauvais que ceux qui l' attaquent par la même méthode . Le vrai , c' est que le raisonnement ne doit pas être écouté en cet ordre de choses , c' est que les résultats du raisonnement ne sont ici légitimes qu' à la condition d' être contrôlés à chaque pas par l' expérience immédiate . Et toutes les fois qu' on se voit mené par la logique à des conséquences extrêmes , il ne faut pas s' en effrayer ; car les faits aperçus finement sont ici le seul criterium de vérité . chapitre IX : Que signifient donc ces vains et superficiels mépris ? Pourquoi le philologue , manipulant les choses de l' humanité , pour ne tirer la science de l' humanité , est -il moins compris que le chimiste et le physicien , manipulant la nature , pour arriver à la théorie de la nature ? Assurément c' est une bien vaine existence que celle de l' érudit curieux qui a passé sa vie à s' amuser doctement et à traiter frivolement des choses sérieuses . Les gens du monde ont quelque raison de ne voir en ce rôle qu' un tour de force de mémoire , bon pour ceux qui n' ont reçu en partage que des qualités secondaires . Mais leur vue est courte et bornée , en ce qu' ils ne s' aperçoivent pas que la polymathie est la condition de la haute intelligence esthétique , morale , religieuse , poétique . Une philosophie qui croit pouvoir tout tirer de son propre sein , c' est-à-dire de l' étude de l' âme et de considérations purement abstraites , doit nécessairement mépriser l' érudition , et la regarder comme préjudiciable aux progrès de la raison . La mauvaise humeur de * Descartes , de * Malebranche et en général des cartésiens contre l' érudition , est à ce point de vue légitime et raisonnable . Il était d' ailleurs difficile au XVIIe siècle de deviner la haute critique et le grand esprit de la science . * Leibnitz le premier a réalisé dans une belle harmonie cette haute conception d' une philosophie critique , que * Bayle n' avait pu atteindre par trop de relâchement d' esprit . Le XIXe siècle est appelé à la réaliser et à introduire le positif dans toutes les branches de la connaissance . La gloire de * M . * Cousin sera d' avoir proclamé la critique comme une méthode nouvelle en philosophie , méthode qui peut mener à des résultats tout aussi dogmatiques que la spéculation abstraite . L' éclectisme ne s' est affaibli que le jour où des nécessités extérieures , auxquelles il n' a pas pu résister , l' ont forcé à embrasser exclusivement certaines doctrines particulières , qui l' ont rendu presque aussi étroit qu' elles mêmes , et à se couvrir de quelques noms , qu' on doit honorer autrement que par le fanatisme . Tel n' était pas le grand éclectisme des cours de 1828 et 1829 , et de la préface à * Tennemann . La nouvelle génération philosophique comprendra la nécessité de se transporter dans le centre vivant des choses , de ne plus faire de la philosophie un recueil de spéculations sans unité , de lui rendre enfin son antique et large acception , son éternelle mission de donner à l' homme les vérités vitales . La philosophie , en effet , n' est pas une science à part ; c' est un côté de toutes les sciences . Il faut distinguer dans chaque science la partie technique et spéciale , qui n' a de valeur qu' en tant qu' elle sert à la découverte et à l' exposition , et les résultats généraux que la science en question fournit pour son compte à la solution du problème des choses . La philosophie est cette tête commune , cette région centrale du grand faisceau de la connaissance humaine , où tous les rayons se touchent dans une lumière identique . Il n' est pas de ligne qui , suivie jusqu'au bout , ne mène à ce foyer . La psychologie , que l' on s' est habitué à considérer comme la philosophie tout entière n' est après tout qu' une science comme une autre ; peut-être n' est -ce même pas celle qui fournit les résultats les plus philosophiques . La logique entendue comme l' analyse de la raison n' est qu' une partie de la psychologie ; envisagée comme un recueil de procédés pour conduire l' esprit à la découverte de la vérité , elle est tout simplement inutile , puisqu' il n' est pas possible de donner des recettes pour trouver le vrai . La culture délicate et l' exercice multiple de l' esprit sont à ce point de vue la seule logique légitime . La morale et la théodicée ne sont pas des sciences à part ; elles deviennent lourdes et ridicules , quand on veut les traiter suivant un cadre scientifique et défini : elles ne devraient être que le son divin résultant de toute chose , ou tout au plus l' éducation esthétique des instincts purs de l' âme , dont l' analyse rentre dans la psychologie . De quel droit donc formerait -on un ensemble ayant droit de s' appeler philosophie , puisque cet ensemble , dans les seules limites qu' on puisse lui assigner , a déjà un nom particulier , qui est la psychologie . L' antiquité avait merveilleusement compris cette haute et large acception de la philosophie . La philosophie était pour elle le sage , le chercheur , * Jupiter sur le mont * Ida , le spectateur dans le monde . " Parmi ceux qui accourent aux panégyres de la * Grèce , les uns y sont attirés par le désir de combattre et de disputer la palme ; les autres y viennent pour leurs affaires commerciales ; quelques-uns enfin ne s' y rendent ni pour la gloire , ni pour le profit , mais pour voir ; et ceux -là sont les plus nobles , car le spectacle est pour eux , et eux n' y sont pour personne . De même en entrant dans la vie , les uns aspirent à se mêler à la lutte , les autres sont ambitieux de faire fortune ; mais il est quelques âmes d' élite qui , méprisant les soins vulgaires , tandis que la plèbe des combattants se déchire dans l' arène , s' envisagent comme spectateurs dans le vaste amphithéâtre de l' univers . Ce sont les philosophes " . - Jamais la philosophie n' a été plus parfaitement définie . à l' origine de la recherche rationnelle , le mot de philosophie pouvait sans inconvénient désigner l' ensemble de la connaissance humaine . Puis , quand chacune des séries d' études devint assez étendue pour absorber des vies entières et présenter un côté de la vie universelle , chaque branche devint une science indépendante , et laissa le tronc commun appauvri par ces retranchements successifs . Les fruits mûrs , après avoir grandi de la sève commune , se détachaient de la tige et laissaient l' arbre dépouillé . La philosophie ne conserva ainsi que les notions les moins déterminées , celles qui n' avaient pu se grouper en unités distinctes , et qui n' avaient guère d' autre raison de se trouver réunies sous un nom commun que l' impossibilité où l' on était de ranger chacune d' elles sous un autre nom . Il est temps de revenir à l' acception antique , non pas sans doute pour renfermer de nouveau dans la philosophie toutes les sciences particulières avec leurs infinis détails , mais pour en faire le centre commun des conquêtes de l' esprit humain , l' arsenal des provisions vitales . Qui dira que l' histoire naturelle , l' anatomie et la physiologie comparées , l' astronomie , l' histoire et surtout l' histoire de l' esprit humain , ne donnent pas au penseur des résultats aussi philosophiques que l' analyse de la mémoire , de l' imagination , de l' association des idées ? Qui osera prétendre que * Geoffroy * Saint- * Hilaire , * Cuvier , les * Humboldt , * Goethe , * Herder , n' avaient pas droit au titre de philosophes au moins autant que * Dugald- * Stewart ou * Condillac ? Le philosophe , c' est l' esprit saintement curieux de toute chose ; c' est le gnostique dans le sens primitif et élevé de ce mot ; le philosophe , c' est le penseur , quel que soit l' objet sur lequel s' exerce sa pensée . Certes nous sommes loin du temps où chaque penseur résumait sa philosophie dans un ( ... ) . Si nous concevons que l' esprit humain , dans sa légitime impatience et sa naïve présomption , ait cru pouvoir , dès ses premiers essais et en quelques pages , tracer le système de l' univers , les patientes investigations de la science moderne , les innombrables ramifications des problèmes , les bornes des recherches reculant avec celles des découvertes , l' infinité des choses en un mot , nous font croire volontiers que le tableau du monde devrait être infini comme le monde lui-même . Un * Aristote est de nos jours impossible . Non seulement l' alliance des études psychologiques et morales avec les sciences physiques et mathématiques est devenue un rare phénomène ; mais une subdivision assez restreinte quant à son objet d' une branche de la connaissance humaine est souvent elle-même un champ trop vaste pour les travaux d' une vie laborieuse et d' un esprit pénétrant . Je n' entends point que ce soit là une critique : cette marche de la science est légitime . Au syncrétisme primitif , à l' étude vague et approximative doit succéder la rigueur de la scrupuleuse analyse . L' étude superficielle du tout doit faire place à l' examen approfondi et successif des parties ; mais il faut se garder de croire que là se ferme le cercle de l' esprit humain , et que la connaissance des détails en soit le terme définitif . Si le but de la science était de compter les taches de l' aile d' un papillon , ou d' énumérer dans une langue souvent barbare les diverses espèces de la flore d' un pays , il vaudrait mieux , ce semble , revenir à la définition platonicienne et déclarer qu' il n' y a pas de science de ce qui passe . Il est bon sans doute que l' étude expérimentale se disperse par l' analyse sur toutes les individualités de l' univers , mais c' est à condition qu' un jour elle se recueille en une parfaite synthèse , bien supérieure au syncrétisme primitif , parce qu' elle sera fondée sur la connaissance distincte des parties . Quand la dissection aura été poussée jusqu'à ses dernières limites ( et on peut croire que dans quelques sciences cette limite a été atteinte ) , alors on commencera le mouvement de comparaison et de recomposition . Nous aurons eu l' oeuvre humiliante et laborieuse ; et pourtant , quand l' avenir nous aura dépassés en profitant de nos travaux , on reprochera peut-être aussi durement à la science du XVIIIe et du XIXe siècle d' avoir été minutieuse et pragmatique , que nous reprochons aux anciens d' avoir été sommaires et hypothétiques . Tant il est difficile de savoir apprécier la nécessité et la légimité des révolutions successives de l' esprit humain . Une conséquence de cette méthode fragmentaire et partielle de la science moderne a été de bannir de la philosophie la cosmologie , qui , à l' origine , la constituait presque tout entière . Celui qu' on regarde ordinairement comme le fondateur de la philosophie rationnelle , * Thalès , ne serait plus aujourd'hui appelé philosophe . Nous nous croyons obligés de faire deux ou trois parts dans des vies scientifiques comme celles de * Descartes et de * Leibnitz ou même de * Newton ( bien que chez celui -ci la part de philosophie pure soit déjà beaucoup plus faible ) , et pourtant ces vies ont été parfaitement unes , et le mot par lequel s' est exprimée leur unité a été celui de philosophie . Il n' est plus temps sans doute de réclamer contre cette élimination nécessaire : la philosophie , après avoir renfermé dans son sein toutes les sciences naissantes , a dû les voir se séparer d' elle , aussitôt qu' elles sont arrivées à un degré suffisant de développement . Viendra -t-il un jour où elles y rentreront , non pas avec la masse de leurs détails , mais avec leurs résultats généraux ; un jour où la philosophie sera moins une science à part qu' une face de toutes les sciences , une sorte de centre lumineux où toutes les connaissances humaines se rencontreront par leur sommet en divergeant à mesure qu' elles descendront aux détails ? La loi régulière du progrès , prenant son point de départ dans le syncrétisme , pour arriver à travers l' analyse , qui seule est la méthode légitime , à la synthèse , qui seule a une valeur philosophique , pourrait le faire espérer . L' apparition d' un ouvrage comme le Cosmos de * M . * de * Humboldt , où un seul savant , renouvelant au XIXe siècle la tentative de * Timée ou de * Lucrèce , tient sous son regard le Cosmos dans sa totalité , prouve qu' il est encore possible de ressaisir l' unité cosmique perdue sous la multitude infinie des détails . Si le but de la philosophie est la vérité sur le système général des choses , comment serait -elle indifférente à la science de l' univers ? La cosmologie n' est -elle pas sacrée au même titre que les sciences psychologiques ? Ne soulève -t-elle pas des problèmes dont la solution est aussi impérieusement exigée par notre nature que celle des questions relatives à nous-mêmes et à la cause première ? Le monde n' est -il pas le premier objet qui excite la curiosité de l' esprit humain , n' aiguise -t-il pas tout d' abord cet appétit de savoir , qui est le trait distinctif de notre nature raisonnable , et qui fait de nous des êtres capables de philosopher ? Prenez les mythologies , qui nous donnent la vraie mesure des besoins spirituels de l' homme ; elles s' ouvrent toutes par une cosmogonie ; les mythes cosmologiques y occupent une place au moins aussi considérable que les mythes moraux et les théologoumènes . Et déjà même de nos jours , bien que les sciences particulières soient loin d' avoir atteint leur forme définitive , combien de données inappréciables n' ont -elles pas fournies à l' esprit qui aspire à savoir philosophiquement ? Celui qui n' a point appris de la géologie l' histoire de notre globe et des êtres qui l' ont successivement peuplé ; de la physiologie , les lois de la vie ; de la zoologie et de la botanique , les lois des formes de l' être , et le plan général de la nature animée ; de l' astronomie , la structure de l' univers ; de l' ethnographie , et de l' histoire , la science de l' humanité dans son devenir ; celui -là peut -il se vanter de connaître la loi des choses , que dis -je ? de connaître l' homme , qu' il n' étudie qu' abstraitement et dans ses manifestations individuelles ? Je vais éclairer par un exemple la manière dont on pourrait faire servir les sciences particulières à la solution d' une question philosophique . Je choisis le problème qui , depuis les premières années où j' ai commencé à philosopher , a le plus préoccupé ma pensée , le problème des origines de l' humanité . Il est indubitable que l' humanité a commencé d' exister . Il est indubitable aussi que l' apparition de l' humanité sur la terre s' est faite en vertu des lois permanentes de la nature , et que les premiers faits de sa vie psychologique et physiologique , bien que si étrangement différents de ceux qui caractérisent l' état actuel , étaient le développement pur et simple des lois qui règnent encore aujourd'hui , s' exerçant dans un milieu profondément différent . Il y a donc là un problème , important s' il en fut jamais , et de la solution duquel sortiraient des données capitales sur tout le sens de la vie humaine . Or ce problème se divise à mes yeux en six questions subordonnées , lesquelles devraient toutes se résoudre par des sciences diverses : 1e question ethnographique . - Si et jusqu'à quel point les races actuelles sont réductibles l' une à l' autre . Y a -t-il eu plusieurs centres de création ? Quels sont -ils ? etc . - Il faudrait donc que le chercheur possédât l' ensemble de toute l' ethnographie moderne , dans ses parties certaines et hypothétiques , et les connaissances d' anatomie et de linguistique sans lesquelles l' ethnographie est impossible . 2e Question chronologique . - à quelle époque l' humanité ou chaque race est -elle apparue sur la terre ? - Cette question devrait se résoudre par le balancement de deux moyens : d' une part , les données géologiques ; de l' autre , les données fournies par les chronologies antiques et surtout par les monuments . Il faudrait donc que l' auteur fût savant en géologie , et très versé dans les antiquités de la * Chine , de l' * égypte , de l' * Inde , des * Hébreux , etc . 3e Question géographique . - à quels points du globe l' humanité ou les diverses races ont -elles pris leur point de départ ? - Ici serait nécessaire la connaissance de la géographie dans sa partie la plus philosophique , et surtout la science la plus approfondie des antiques littératures et des traditions des peuples . Les langues fournissant l' élément capital , il faudrait que l' auteur fût habile linguiste , ou du moins possédât les résultats acquis par la philologie comparée . 4e Question physiologique . - Possibilité et mode d' apparition de la vie organique et de la vie humaine . Lois qui ont produit cette apparition , laquelle se continue encore dans les recoins de la nature . - Il faudrait , pour aborder ce côté de la question , posséder à fond la physiologie comparée , et être capable d' avoir un avis sur la question la plus délicate de cette science . 5e Question psychologique . - état de l' humanité et de l' esprit humain à ses premiers jours . Langues primitives . Origine de la pensée et du langage . Pénétration la plus intime des secrets de la psychologie spontanée , haute habitude de la psychologie et des sciences philosophiques , étude expérimentale de l' enfant et du premier exercice de sa raison , étude expérimentale du sauvage , par conséquent connaissance étendue des voyages , et autant que possible avoir voyagé soi-même chez les peuples primitifs , qui menacent chaque jour de disparaître , au moins avec leur spontanéité native ; connaissance de toutes les littératures primitives , génie comparé des peuples , littérature comparée , goût délicat et scientifique , finesse et spontanéité ; nature enfantine et sérieuse , capable de s' enthousiasmer du spontané et de le reproduire en soi au sein même du réfléchi . 6e Question historique . - Histoire de l' humanité avant l' apparition définitive de la réflexion . Je suis convaincu qu' il y a une science des origines de l' humanité qui sera construite un jour , non par la spéculation abstraite , mais par la recherche scientifique . Quelle est la vie humaine qui dans l' état actuel de la science suffirait à explorer tous les côtés de cet unique problème ! Pourtant comment le résoudre sans l' étude scientifique des données positives ? Et si on ne l' a pas résolu , comment dire qu' on sait l' homme et l' humanité ? Celui qui , par un essai même très imparfait contribuerait à la solution de ce problème , ferait plus pour la philosophie que par cinquante années de méditations métaphysiques . chapitre X : La psychologie , telle qu' on l' a entendue jusqu'ici , me semble avoir été conçue d' une façon assez étroite et n' avoir pas amené ses plus importants résultats . Et d' abord , elle s' est généralement bornée à étudier l' esprit humain dans son complet développement et tel qu' il est de nos jours . Ce que font la physiologie et l' anatomie pour les corps organisés , la psychologie l' a fait pour les phénomènes de l' âme , avec les différences de méthode réclamées par des objets si divers . Or , de même qu' à côté de la science des organes et de leurs opérations , il y en a une autre qui embrasse l' histoire de leur formation et de leur développement , de même à côté de la psychologie qui décrit et classifie les phénomènes et les fonctions de l' âme , il y aurait une embryogénie de l' esprit humain , qui étudierait l' apparition et le premier exercice de ces facultés dont l' action , maintenant si régulière , nous fait presque oublier qu' elles n' ont été d' abord que rudimentaires . Une telle science serait sans doute plus difficile et plus hypothétique que celle qui se borne à constater l' état présent de la conscience . Toutefois il est des moyens sûrs qui peuvent nous conduire de l' actuel au primitif , et si l' expérimentation directe de ce dernier état nous est impossible , l' induction s' exerçant sur le présent peut nous faire remonter à l' état qui l' a précédé et dont il n' est que l' épanouissement . En effet , si l' état primitif a disparu pour jamais , les phénomènes qui le caractérisaient ont encore chez nous leurs analogues . Chaque individu parcourt à son tour la ligne qu' a suivie l' humanité tout entière , et la série des développements de l' esprit humain est exactement parallèle au progrès de la raison individuelle , à la vieillesse près , qu' ignorera toujours l' humanité , destinée à refleurir à jamais d' une éternelle jeunesse . Les phénomènes de l' enfance nous représentent donc les phénomènes de l' homme primitif . D' un autre côté , la marche de l' humanité n' est pas simultanée dans toutes ses parties : tandis que par l' une elle s' élève à de sublimes hauteurs , par une autre elle se traîne encore dans les boues qui furent son berceau , et telle est la variété infinie du mouvement qui l' anime , que l' on pourrait à un moment donné retrouver dans les différentes contrées habituées par l' homme tous les âges divers que nous voyons échelonnés dans son histoire . Les races et les climats produisent simultanément dans l' humanité les mêmes différences que le temps a montrées successives dans la suite de ses développements . Les phénomènes , par exemple , qui signalèrent l' éveil de la conscience se retracent dans l' éternelle enfance de ces races non perfectibles , restées comme des témoins de ce qui se passa aux premiers jours de l' homme . Non qu' il faille dire absolument que le sauvage est l' homme primitif : l' enfance des diverses races humaines dut être fort différente selon le ciel sous lequel elles naquirent . Sans doute les misérables êtres qui bégayèrent d' abord des sons inarticulés sur le sol malheureux de l' * Afrique ou de l' * Océanie ressemblèrent peu à ces naïfs et gracieux enfants qui servirent de pères à la race religieuse et théocratique des * Sémites , et aux vigoureux ancêtres de la race philosophique et rationaliste des peuples indo-germaniques . Mais ces différences ne nuisent pas plus aux inductions générales que les variétés de caractère chez les individus n' entravent la marche des psychologues . L' enfant et le sauvage seront donc les deux grands objets d' étude de celui qui voudra construire scientifiquement la théorie des premiers âges de l' humanité . Comment n' a -t-on pas compris qu' il y a dans l' observation psychologique de ces races , que dédaigne l' homme civilisé , une science du plus haut intérêt , et que ces anecdotes rapportées par les voyageurs , qui semblent bonnes tout au plus à amuser des enfants , renferment en effet les plus profonds secrets de la nature humaine ? Il reste à la science un moyen plus direct encore pour se mettre en rapport avec ces temps reculés : ce sont les produits mêmes de l' esprit humain à ses différents âges , les monuments où il s' est exprimé lui-même , et qu' il a laissés derrière lui comme pour marquer la trace de ses pas . Malheureusement , ils ne datent que d' une époque trop rapprochée de nous , et le berceau de l' humanité reste toujours dans le mystère . Comment l' homme aurait -il légué le souvenir d' un âge où il se possédait à peine lui-même , et où , n' ayant pas de passé , il ne pouvait songer à l' avenir ? Mais il est un monument sur lequel sont écrites toutes les phases diverses de cette * Genèse merveilleuse , qui par ses mille aspects représente chacun des états qu' a tour à tour esquissés l' humanité , monument qui n' est pas d' un seul âge , mais dont chaque partie , lors même qu' on peut lui assigner une date , renferme des matériaux de tous les siècles antérieurs et peut les rendre à l' analyse ; poème admirable qui est né et s' est développé avec l' homme , qui l' a accompagné à chaque pas et a reçu l' empreinte de chacune de ses manières de vivre et de sentir . Ce monument , ce poème , c' est le langage . L' étude approfondie de ses mécanismes et de son histoire sera toujours le moyen le plus efficace de la psychologie primitive . En effet , le problème de ses origines est identique à celui des origines de l' esprit humain , et , grâce à lui , nous sommes vis-à-vis des âges primitifs comme l' artiste qui devrait rétablir une statue antique d' après le moule où se dessinèrent ses formes . Sans doute les langues primitives ont disparu pour la science avec l' état qu' elles représentaient , et personne n' est désormais tenté de se fatiguer à leur poursuite avec l' ancienne linguistique . Mais que , parmi les idiomes dont la connaissance nous est possible , il y en ait qui plus que d' autres aient conservé la trace des procédés qui présidèrent à la naissance et au développement du langage , et sur lesquels ait passé un travail moins compliqué de décomposition et de recomposition , ce n' est point là une hypothèse , c' est un fait résultant des notions les plus simples de la philologie comparée . Il faut le dire : l' arbitraire n' ayant pu jouer aucun rôle dans l' invention et la formation du langage , il n' est pas un seul de nos dialectes les plus usés qui ne se rattache par une généalogie plus ou moins directe à un de ces premiers essais qui furent eux-mêmes la création spontanée de toutes les facultés humaines , " le produit vivant de tout l' homme intérieur " ( * Fr. * Schlegel ) . Mais qui pourra retrouver la trace du monde primitif à travers cet immense réseau de complication artificielle , dont se sont enveloppées quelques langues , à travers ces nombreuses couches de peuples et d' idiomes qui se sont comme superposées les unes aux autres dans certaines contrées ? Réduit à ces données , le problème serait insoluble . Heureusement il est d' autres langues moins tourmentées par les révolutions , moins variables dans leurs formes , parlées par des peuples voués à l' immobilité , chez lesquels le mouvement des idées ne nécessite pas de continuelles modifications dans l' instrument des idées ; celles -là subsistent encore comme des témoins , non pas , hâtons -nous de le dire , de la langue primitive , ni même d' une langue primitive , mais des procédés primitifs au moyen desquels desquels l' homme réussit à donner à sa pensée une expression extérieure et sociale . Il y aurait donc à créer une psychologie primitive , présentant le tableau des faits de l' esprit humain à son réveil , des influences par lesquelles d' abord il fut dominé , des lois qui régirent ses premières apparitions . Notre vulgarité d' aperçus nous permet à peine d' imaginer combien un tel état différait du nôtre , quelle prodigieuse activité recélaient ces organisations neuves et vives , ces consciences obscures et puissantes , laissant un plein jeu libre à toute l' énergie native de leur ressort . Qui peut , dans notre état réfléchi , avec nos raffinements métaphysiques et nos sens devenus grossiers , retrouver l' antique harmonie qui existait alors entre la pensée et la sensation , entre l' homme et la nature ? à cet horizon , où le ciel et la terre se confondent , l' homme était dieu et le dieu était homme . Aliéné de lui-même , selon l' expression de * Maine de * Biran , l' homme devenait , comme dit * Leibnitz , le miroir concentrique où se peignait cette nature dont il se distinguait à peine . Ce n' était pas un grossier matérialisme , ne comprenant , ne sentant que le corps ; ce n' était pas un spiritualisme abstrait , substituant des entités à la vie ; c' était une haute harmonie , voyant l' un dans l' autre , exprimant l' un par l' autre les deux mondes ouverts devant l' homme . La sensibilité ( sympathie pour la nature , Naturgefühl , comme dit * FR . * Schlegel ) était alors d' autant plus délicate que les facultés rationnelles étaient moins développées . Le sauvage a une perspicacité , une curiosité qui nous étonnent ; ses sens perçoivent mille nuances inperceptibles , qui échappent aux sens ou plutôt à l' attention de l' homme civilisé . Peu familiarisés avec la nature , nous ne voyons qu' uniformité là où les peuples nomades ou agricoles ont vu de nombreuses originalités individuelles . Il faut admettre dans les premiers hommes un tact d' une délicatesse infinie , qui leur faisait saisir avec une finesse dont nous n' avons plus d' idée , les qualités sensibles qui devaient servir de base à l' appellation des choses . La faculté d' interprétation , qui n' est qu' une sagacité extrême à saisir les rapports , était en eux plus développée ; ils voyaient mille choses à la fois . La nature leur parlait plus qu' à nous , ou plutôt ils retrouvaient en eux-mêmes un écho secret qui répondait à toutes ces voix du dehors , et les rendait en articulations , en paroles . De là ces brusques passages dont la trace n' est plus retrouvable par nos procédés lents et pénibles . Qui pourrait ressaisir ces fugitives impressions ? Qui pourrait retrouver les sentiers capricieux que parcourut l' imagination des premiers hommes et les associations d' idées qui les guidèrent dans cette oeuvre de production spontanée , où tantôt l' homme , tantôt la nature renouaient le fil brisé des analogies , et croisaient leur action réciproque dans une indissoluble unité ? Que dire encore de cette merveilleuse synthèse intellectuelle , qui fut nécessaire pour créer un système de métaphysique comme la langue sanskrite , un poème sensuel et doux comme l' hébreu ? Que dire de cette liberté indéfinie de créer , de ce caprice sans limite , de cette richesse , de cette exubérance , de cette complication qui nous dépasse ? Nous ne serions plus capables de parler le sanskrit ; nos meilleurs musiciens ne pourraient exécuter les octuples et les nonuples croches du chant des * Illinois . âges sacrés , âges primitifs de l' humanité , qui pourra vous comprendre ! à la vue de ces produits étranges des premiers âges , de ces faits qui semblent en dehors de l' ordre accoutumé de l' univers , nous serions tentés d' y supposer des lois particulières , maintenant privées d' exercice . Mais il n' y a pas dans la nature de gouvernement temporaire ; ce sont ( ... ) mêmes lois qui régissent aujourd'hui le monde et qui ont présidé à sa constitution . La formation des différents systèmes planétaires et leur conservation , l' apparition des êtres organisés et de la vie , celle de l' homme et de la conscience , les premiers faits de l' humanité ne furent que le développement d' un ensemble de lois physiques et psychologiques posées une fois pour toutes , sans que jamais l' agent supérieur , qui moule son action dans ces lois , ait interposé une volonté spécialement intentionnelle dans le mécanisme des choses . Sans doute tout est fait par la cause première ; mais la cause première n' agit pas par des motifs partiels , par des volontés particulières , comme dirait * Malebranche . Ce qu' elle a fait est et demeure le meilleur ; les moyens qu' elle a une fois établis sont et demeurent les plus efficaces . Mais comment , dira -t-on , expliquer par un même système des effets si divers ? Pourquoi ces faits étranges qui signalèrent les origines ne se reproduisent -ils plus , si les lois qui les amenèrent subsistent encore ? C' est que les circonstances ne sont plus les mêmes : les causes occasionnelles qui déterminaient les lois à ces grands phénomènes n' existent plus . En général , nous ne formulons les lois de la nature que pour l' état actuel , et l' état actuel n' est qu' un cas particulier . C' est comme une équation partielle tirée par une hypothèse spéciale d' une équation plus générale . Celle -ci renferme virtuellement toutes les autres , et a sa vérité dans la vérité particulière de toutes les autres . Il en est ainsi de toutes les lois de la nature . Appliquées dans des milieux différents , elles produisent des effets tout divers ; que les mêmes circonstances se représentent , les mêmes effets reparaîtront . Il n' y a donc pas deux séries de lois qui s' ordonnent entre elles pour remplir leurs lacunes et suppléer à leur insuffisance ; il n' y a pas d' intérim dans la nature : la création et la conservation s' opèrent par les mêmes moyens , agissant dans des circonstances diverses . La géologie , après avoir longtemps recouru , pour expliquer les cataclysmes et les phases successives du globe à des causes différentes de celles qui agissent aujourd'hui , revient de toutes parts à proclamer que les lois actuelles ont suffi pour produire ces révolutions . Quelles étranges combinaisons ne durent pas amener ces conditions de vie qui nous paraissent fantastiques , parce qu' elles étaient différentes des nôtres . Et quand l' homme apparut sur ce sol encore créateur , sans être allaité par une femme , ni caressé par une mère , sans les leçons d' un père , sans aïeux ni patrie , songe -t-on aux faits étonnants qui durent se passer au premier réveil de son intelligence , à la vue de cette nature féconde , dont il commençait à se séparer ? Il dut y avoir dans ces premières apparitions de l' activité humaine une énergie , une spontanéité , dont rien ne saurait maintenant nous donner une idée . Le besoin , en effet , est la vraie cause occasionnelle de l' exercice de toute puissance . L' homme et la nature créèrent , tandis qu' il y eut un vide dans le plan des choses ; ils oublièrent de créer , sitôt qu' aucun besoin ne les y força . Ce n' est pas que dès lors ils aient compté une puissance de moins ; mais ces facultés productives , qui à l' origine s' exerçaient sur d' immenses proportions , privées désormais d' aliment , se trouvent réduites à un rôle obscur , et comme acculées dans un recoin de la nature . Ainsi l' organisation spontanée , qui à l' origine fit apparaître tout ce qui vit , se conserve encore sur une échelle imperceptible aux derniers degrés de l' échelle animale ; ainsi les facultés spontanées de l' esprit humain vivent dans les faits de l' instinct , mais amoindries et presque étouffées par la raison réfléchie ; ainsi l' esprit créateur du langage se retrouve dans celui qui préside à ses révolutions : car la force qui fait vivre est au fond celle qui fait naître , et développer est en un sens créer . Si l' homme perdait le langage , il l' inventerait de nouveau . Mais il le trouve tout fait ; dès lors sa force productive , dénuée d' objet , s' atrophie comme toute puissance non exercée . L' enfant la possède encore avant de parler ; mais il la perd , sitôt que la science du dehors vient rendre inutile la création intérieure . Est -ce donc dresser la science de l' homme que de ne l' étudier , comme l' a fait la psychologie écossaise que dans son âge de réflexion , alors que son originalité native est comme effacée par la culture artificielle , et que des mobiles factices ont pris la place des puissants instincts sous l' empire desquels il se développait jadis avec tant d' énergie ? La seconde lacune que je trouve dans la psychologie , et qu' elle ne pourra de même combler que par l' étude philosophique des oeuvres de l' esprit humain , c' est de ne s' appliquer qu' à l' individu , et de ne jamais s' élever à la considération de l' humanité . S' il est un résultat acquis par l' immense développement historique de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe , c' est qu' il y a une vie de l' humanité , comme il y a une vie de l' individu ; que l' histoire n' est pas une vaine série de faits isolés , mais une tendance spontanée vers un but idéal ; que le parfait est le centre de gravitation de l' humanité comme de tout ce qui vit . Le titre de * Hegel à l' immortalité sera d' avoir le premier exprimé avec une parfaite netteté cette force vitale et en un sens personnelle , que ni * Vico , ni * Montesquieu n' avaient aperçue , que * Herder lui-même n' avait que vaguement imaginée . Par là , il s' est assuré le titre de fondateur définitif de la philosophie de l' histoire . L' histoire ne sera plus , désormais , ce qu' elle était pour * Bossuet , le déroulement d' un plan particulier conçu et réalisé par une force supérieure à l' homme , menant l' homme qui ne fait que s' agiter sous elle ; elle ne sera plus ce qu' elle était pour * Montesquieu , un enchaînement de faits et de causes ; ce qu' elle était pour * Vico , un mouvement sans vie et presque sans raison . Ce sera l' histoire d' un être , se développant par sa force intime , se créant et arrivant par des degrés divers à la pleine possession de lui-même . Sans doute il y a mouvement , comme le voulait * Vico ; sans doute il y a des causes , comme le voulait * Montesquieu ; sans doute il y a un plan imposé , comme le voulait * Bossuet . Mais ce qu' ils n' avaient pas aperçu , c' est la force active et vivante , qui produit ce mouvement , qui anime ces causes , et qui , sans aucune coaction extérieure , par sa seule tendance au parfait , accomplit le plan providentiel . Autonomie parfaite , création intime , vie en un mot : telle est la loi de l' humanité . Il est simple assurément , simple comme une pyramide , ce plan de * Bossuet : commandement d' un côté , obéissance de l' autre ; * Dieu et l' homme , le roi et le sujet , l' église et le croyant . Il est simple , mais dur , et après tout il est condamné . Nous ferions désormais d' inutiles efforts pour imaginer comment conçoivent le monde ceux qui ne croient pas au progrès . S' il y a pour nous une notion dépassée , c' est celle des nations se succédant l' une à l' autre , parcourant les mêmes périodes pour mourir à leur tour , puis revivre sous d' autres noms , et recommencer ainsi sans cesse le même rêve . Quel cauchemar alors que l' humanité ! Quelles absurdités que les révolutions ! Quelle pâle chose que la vie ! Est -ce la peine vraiment , dans un si pauvre système , de se passionner pour le beau et le vrai , d' y sacrifier son repos et son bonheur ? Je conçois cette mesquine conception de l' existence actuelle chez l' orthodoxe sévère , qui transporte toute sa vie au delà . Je ne la conçois pas chez le philosophe . L' idée de l' humanité est la grande ligne de démarcation entre les anciennes et les nouvelles philosophies . Regardez bien pourquoi les anciens systèmes ne peuvent plus vous satisfaire , vous verrez que c' est parce que cette idée en est profondément absente . Il y a là , je vous le dis , toute une philosophie nouvelle . Du moment que l' humanité est conçue comme une conscience qui se fait et se développe , il y a une psychologie de l' humanité , comme il y a une psychologie de l' individu . L' apparence irrégulière et fortuite de sa marche ne doit pas nous cacher les lois qui la régissent . La botanique nous démontre que tous les arbres seraient quant à la forme et à la disposition de leurs feuilles et de leurs rameaux aussi réguliers que les conifères , sans les avortements et les suppressions qui , détruisant la symétrie , leur donnent des formes si capricieuses . Un fleuve irait tout droit à la mer sans les collines qui lui font faire tant de détours . Ainsi l' humanité , en apparence livrée au hasard , obéit à des lois que d' autres lois peuvent faire dévier , mais qui n' en sont pas moins la raison de son mouvement . Il y a donc une science de l' esprit humain , qui n' est pas seulement l' analyse des rouages de l' âme individuelle , mais qui est l' histoire même de l' esprit humain . L' histoire est la forme nécessaire de la science de tout ce qui est dans le devenir . LA science des langues , c' est l' histoire des langues ; la science des littératures et des religions , c' est l' histoire des littératures et des religions . La science de l' esprit humain , c' est l' histoire de l' esprit humain . Vouloir saisir un moment dans ces existences successives pour y appliquer la dissection , et les tenir fixement sous le regard , c' est fausser leur nature . Car elles ne sont pas à un moment , elles se font . Tel est l' esprit humain . De quel droit , pour en dresser la théorie , prenez vous l' homme du XIXe siècle ? Il y a , je le sais , des éléments communs que l' examen de tous les peuples et de tous les pays rendra à l' analyse . Mais ceux -là , par leur stabilité même , ne sont pas les plus essentiels pour la science . L' élément variable et caractéristique a bien plus d' importance , et la physiologie ne paraît si souvent creuse et tautologique , que parce qu' elle se borne trop exclusivement à ces généralités de peu de valeur , qui la font parfois ressembler à la leçon de philosophie du Bourgeois gentilhomme . La linguistique tombe dans le même défaut quand , au lieu de prendre les langues dans leurs variétés individuelles , elle se borne à l' analyse générale des formes communes à toutes , à ce qu' on appelle grammaire générale . Combien notre manière sèche et abstraite de traiter la psychologie est peu propre à mettre en lumière ces nuances différentielles des sentiments de l' humanité ! On dirait que toutes les races et tous les siècles ont compris * Dieu , l' âme , le monde , la morale d' une manière identique . On ne songe pas que chaque nation , avec ses temples , ses dieux , sa poésie , ses traditions héroïques , ses croyances fantastiques , ses lois et ses institutions , représente une unité , une façon de prendre la vie , un ton dans l' humanité , une faculté de la grande âme . La vraie psychologie de l' humanité consisterait à analyser l' une après l' autre ces vies diverses dans leur complexité , et , comme chaque nation a d' ordinaire lié sa vie suprasensible en une gerbe spirituelle , qui est sa littérature , elle consisterait surtout dans l' histoire des littératures . Le second volume du Cosmos de * M . * de * Humboldt ( histoire d' un sentiment de l' humanité poursuivie dans toutes les races et à travers tous les siècles , dans ses variétés et ses nuances ) , peut être considéré comme un exemple de cette psychologie historique . La psychologie ordinaire ressemble trop à cette littérature qui , à force de représenter l' humanité dans ses traits généraux et de repousser la couleur locale et individuelle , expira faute de vie propre et d' originalité . Je crois avoir puisé dans l' étude comparée des littératures une idée beaucoup plus large de la nature humaine que celle qu' on se forme d' ordinaire . Sans doute il y a de l' universel et des éléments communs dans la nature humaine . Sans doute on peut dire qu' il n' y a qu' une psychologie , comme on peut dire qu' il n' y a qu' une littérature , puisque toutes les littératures vivent sur le même fond commun de sentiments et d' idées . Mais cet universel n' est pas où l' on pense , et c' est fausser la couleur des faits que d' appliquer une théorie raide et inflexible à l' homme des différentes époques . Ce qui est universel , ce sont les grandes divisions et les grands besoins de la nature ; ce sont , si j' ose le dire , les casiers naturels , remplis successivement par ces formes diverses et variables religion , poésie , morale , etc. à n' envisager que le passé de l' humanité , la religion , par exemple , semblerait essentielle à la nature humaine ; et pourtant la religion dans les formes anciennes est destinée à disparaître . Ce qui restera , c' est la place qu' elle remplissait , le besoin auquel elle correspondait , et qui sera satisfait un jour par quelque autre chose analogue . La morale elle-même , en attachant à ce mot l' acception complète et quasi évangélique que nous lui donnons , a -t-elle été une forme de tous les temps ? Une analyse peu délicate , peu soucieuse de la différente physionomie des faits , pourrait l' affirmer . La vraie psychologie , qui prend soin de ne pas désigner par le même nom des faits de couleur différente quoique analogues , ne peut pas s' y décider . Le mot morale est -il applicable à la forme que revêtait l' idée du bien dans les vieilles civilisations arabe , hébraïque , chinoise , qu' il revêt encore chez les peuples sauvages , etc. ? Je ne fais pas ici une de ces objections banales , tant de fois répétées depuis * Montaigne et * Bayle , et où l' on cherche à établir par quelques divergences ou quelques équivoques que certains peuples ont manqué du sens moral . Je reconnais que le sens moral ou ses équivalents sont de l' essence de l' humanité ; mais je maintiens que c' est parler inexactement que d' appliquer la même dénomination à des faits si divers . Il y a dans l' humanité une faculté ou un besoin , une capacité , en un mot , qui est comblée de nos jours par la morale , et qui l' a toujours été et le sera toujours par quelque chose d' analogue . Je conçois de même pour l' avenir que le mot morale devienne impropre et soit remplacé par un autre . Pour mon usage particulier , j' y substitue de préférence le nom d' esthétique . En face d' une action , je me demande plutôt si elle est belle ou laide , que bonne ou mauvaise , et je crois avoir là un bon criterium ; car avec la simple morale qui fait l' honnête homme , on peut encore mener une assez mesquine vie . Quoi qu' il en soit , l' immuable ne doit être cherché que dans les divisions mêmes de la nature humaine , dans ses compartiments , si j' ose le dire , et non dans les formes qui s' y ajustent et peuvent se remplacer par des succédanés . C' est quelque chose d' analogue au fait des substitutions chimiques , où des corps analogues peuvent tour à tour remplir les mêmes cadres . La * Chine m' offre l' exemple le plus propre à éclaircir ce que je viens de dire . Il serait tout à fait inexact de dire que la * Chine est une nation sans morale , sans religion , sans mythologie , sans * Dieu ; elle serait alors un monstre dans l' humanité , et pourtant il est certain que la * Chine n' a ni morale , ni religion , ni mythologie , ni * Dieu , au sens où nous l' entendons . La théologie et le surnaturel n' occupent aucune place dans l' esprit de ce peuple , et * Confucius n' a fait que se conformer à l' esprit de sa nation en détournant ses disciples de l' étude des choses divines . Tel est le vague des idées des chinois sur la Divinité que , depuis saint * François * Xavier , les missionnaires ont été dans le plus grand embarras pour trouver un terme chinois signifiant * Dieu . Les catholiques , après beaucoup de tâtonnements , ont fini par s' accorder sur un mot ; mais lorsque les protestants ont commencé , il y a une trentaine d' années , à traduire la Bible en chinois , les difficultés se sont de nouveau présentées . La variété des termes employés pour désigner * Dieu par les différents missionnaires protestants devint telle qu' il fallut recourir a un concile , qui ne décida rien , ce semble , puisque * M . * Medhurst , qui a écrit récemment une dissertation spéciale sur ce sujet , imprimée à * Schang- * Haï , en * Chine , se borne encore à discuter le sens dans lequel les auteurs classiques se servent de chacun des termes qu' on a proposés comme équivalents du mot * Dieu . On pourrait faire des observations analogues sur la morale et le culte , et prouver que la morale n' est guère aux yeux des Chinois que l' observation d' un cérémonial établi et le culte que le respect des ancêtres . * M. * Saint- * Marc- * Girardin , comparant l' Orphelin de la * Chine de * Voltaire à l' original chinois , a fort bien fait ressortir comment la passion et le pathétique disparaissent dans le système chinois , pour devenir calcul du devoir , comment la famille y disparaît comme affection en devenant institution . Une étude attentive des diverses zones affectives de l' espèce humaine révélerait partout non pas l' identité des éléments , mais la composition analogue , le même plan , la même disposition des parties , en proportions diverses . Tel élément , principal dans telle race , n' apparaît dans telle autre que rudimentaire . Le mythologisme , si dominant dans l' * Inde , se montre à peine en * Chine , et pourtant y est reconnaissable sur une échelle infiniment réduite . La philosophie , élément dominant des races indo-germaniques , semble complètement étrangère aux * Sémites , et pourtant , en y regardant de près , on découvre aussi chez ces derniers non la chose même , mais le germe rudimentaire . Au début de la carrière scientifique , on est porté à se figurer les lois du monde psychologique et physique comme des formules d' une rigueur absolue : mais le progrès de l' esprit scientifique ne tarde pas à modifier ce premier concept . L' individualisme apparaît partout ; le genre et l' espèce se fondent presque sous l' analyse du naturaliste ; chaque fait se montre comme sui generis ; le plus simple phénomène apparaît comme irréductible ; l' ordre des choses réelles n' est plus qu' un vaste balancement de tendances produisant par leurs combinaisons infiniment variées des apparitions sans cesse diverses . La raison est la seule loi du monde ; il est aussi impossible de réduire en formules les lois des choses que de réduire à un nombre déterminé de schèmes les tours de l' orateur , que d' énumérer les préceptes sur lesquels l' homme moral dirige sa conduite vers le bien . " Sois beau , et alors fais à chaque instant ce que t' inspirera ton coeur , " voilà toute la morale . Toutes les autres règles sont fautives et mensongères dans leur forme absolue . Les règles générales ne sont que des expédients mesquins pour suppléer à l' absence du grand sens moral , qui suffit à lui seul pour révéler en toute occasion à l' homme ce qui est le plus beau . C' est vouloir suppléer par des instructions préparées d' avance à la spontanéité intime . La variété des cas déjoue sans cesse toutes les prévisions . Rien , rien ne remplace l' âme : aucun enseignement ne saurait suppléer chez l' homme à l' inspiration de sa nature . La psychologie telle qu' on l' a faite jusqu'à nos jours , est à la vraie psychologie historique , ce que la philologie comparée des * Bopp et des * G * de * Humboldt est à cette maigre partie de la dialectique qu' on appelait autrefois grammaire comparée . Ici l' on prenait la langue comme une chose pétrifiée , arrêtée , stéréotypée dans ses formes , comme quelque chose de fait et que l' on supposait avoir été et devoir toujours être tel qu' il était . Là , au contraire , on prend l' organisme vivant , la variété spécifique , le mouvement , le devenir , l' histoire en un mot . L' histoire est la vraie forme de la science des langues . Prendre un idiome , à tel moment donné de son existence , peut être utile sans doute , s' il s' agit d' un idiome qu' on apprenne pour le parler . Mais s' arrêter là est aussi peu profitable à la science que si l' on bornait l' étude des corps organisés à examiner ce qu' ils sont à tel moment précis , sans rechercher les lois de leur développement . Sans doute , si les langues étaient comme les corps inanimés dévoués à l' immobilité , la grammaire devrait être purement théorique . Mais elles vivent comme l' homme et l' humanité qui les parlent ; elles se décomposent et se recomposent sans cesse ; c' est une vraie végétation intérieure , une circulation incessante du dedans au dehors et du dehors au dedans , un fieri continuel . Dès lors , elles ont , comme tous les êtres soumis à la loi de la vie changeante et successive , leur marche et leurs phases , leur histoire en un mot , par suite de cette impulsion secrète qui ne permet point à l' homme et aux produits de son esprit de rester stationnaires . La psychologie , de même , s' est beaucoup trop arrêtée à envisager l' homme au point de vue de l' être , et ne l' a pas assez envisagé dans son devenir . Tout ce qui vit a une histoire : or l' homme psychologique comme le corps humain , l' humanité comme l' individu , vivent et se renouvellent . C' est un tableau mouvant où les masses de couleurs , se fondant l' une dans l' autre par des dégradations insaisissables , se nuanceraient , s' absorberaient , s' étendraient , se limiteraient par un jeu continu . C' est une action et une réaction réciproques , un commerce de parties communes , une végétation sur un tronc commun . On chercherait en vain dans cet éternel devenir l' élément stable , auquel pourrait s' appliquer l' anatomie . Le mot âme , si excellent pour désigner la vie suprasensible de l' homme , devient fallacieux et faux , si on l' entend d' un fond permanent , qui serait le sujet toujours identique des phénomènes . C' est cette fausse notion d' un substratum fixe qui a donné à la psychologie ses formes raides et arrêtées . L' âme est prise pour un être fixe , permanent , que l' on analyse comme un corps de la nature ; tandis qu' elle n' est que la résultante toujours variable des faits multiples et complexes de la vie . L' âme est le devenir individuel , comme * Dieu est le devenir universel . Il est certain que , s' il y avait un être constant qu' on pût appeler âme , comme il y a des êtres qu' on appelle spath d' * Islande , quartz , mica , il y aurait une science nommée psychologie , analogue à la minéralogie . Cela est si vrai qu' en se plaçant à ce point de vue , on ne doit plus faire la science de l' âme , car il y en a de diverses espèces , mais la science des âmes . Ainsi l' entendait * Aristote , bien moins coupable pourtant qu' on ne pourrait le croire , car l' âme n' est guère pour lui que le phénomène persistant de la vie . Ainsi l' entendait surtout la vieille philosophie , qui poussait le grotesque jusqu'à constituer une science appelée pneumatologie , ou science des êtres spirituels ( * Dieu , l' homme , l' ange et peut-être les animaux , disaient -ils ) , à peu près comme si en histoire naturelle on constituait une science qui s' occupât du cheval , de la licorne , de la baleine et du papillon . La psychologie écossaise évita ces niaiseries scolastiques ; mais elle se tint encore beaucoup trop au point de vue de l' être , et pas assez au point de vue du devenir ; elle comprit encore la philosophie comme l' étude de l' homme envisagé d' une manière abstraite et absolue , et non comme l' étude de l' éternel fieri . La science de l' homme ne sera posée à son véritable jour , que lorsqu' on se sera bien persuadé que la conscience se fait , que d' abord faible , vague , non centralisée , chez l' individu comme dans l' humanité , elle arrive à travers des phases diverses à sa plénitude . On comprendra alors que la science de l' âme individuelle , c' est l' histoire de l' âme individuelle , et que la science de l' esprit humain , c' est l' histoire de l' esprit humain . Le grand progrès de la réflexion moderne a été de substituer la catégorie du devenir à la catégorie de l' être , la conception du relatif à la conception de l' absolu , le mouvement à l' immobilité . Autrefois tout était considéré comme étant ; on parlait de droit , de religion , de politique , de poésie d' une façon absolue . Maintenant tout est considéré comme en voie de se faire . Ce n' est pas qu' auparavant le devenir et le développement ne fussent comme aujourd'hui la loi générale ; mais on ne s' en apercevait pas . La terre tournait avant * Copernic , bien qu' on la crût immobile . Les hypothèses substantielles précèdent toujours les hypothèses phénoménales . La statue égyptienne , immobile et les mains collées aux genoux , est l' antécédent naturel de la statue grecque , qui vit et se meut . Or , comment constituer l' histoire de l' esprit humain sans la plus vaste érudition et sans l' étude des monuments que chaque époque nous a laissés ? à ce point de vue , rien n' est inutile ; les oeuvres les plus insignifiantes sont souvent les plus importantes , en tant que peignant énergiquement un côté des choses . C' est un étrange monument de dépression morale et d' extravagance que le Talmud : eh bien , j' affirme qu' on ne saurait avoir une idée de ce que peut l' esprit humain déraillé des voies du bon sens , si l' on n' a pratiqué ce livre unique . Ce sont des compositions bien insipides que les oeuvres des poètes latins des bas siècles , et pourtant , si on ne les a pas lus , il est impossible de se bien caractériser une décadence , de se figurer la couleur exacte des époques où la sève intellectuelle est épuisée . De toutes les littératures la plus pâle est , je crois , la littérature syriaque . Il plane sur les écrits de cette nation je ne sais quelle suave médiocrité . Cela même en fait l' intérêt : aucune étude ne fait mieux comprendre l' état médiocre de l' esprit humain . Or la médiocrité naturelle et naïve est une face de la vie humaine comme une autre ; elle a le droit qu' on s' occupe d' elle . De telles études ont peu de valeur sans doute au point de vue esthétique ; elles en ont infiniment au point de vue de la science . Il y a , certes , bien peu à apprendre et à admirer dans les poèmes latins du moyen âge et en général dans toute la littérature savante de ce temps ; et cependant peut -on dire que l' on connaît l' esprit humain , si l' on ne connaît les rêves qui l' occupèrent durant ce sommeil de dix siècles ? Parmi les travaux spéciaux , relatifs aux langues sémitiques , je n' en vois aucun de plus urgent dans l' état actuel de la science qu' une publication complète et à laquelle on puisse définitivement se fier des livres de la petite secte gnostique qui s' est conservée à * Bassora sous le nom de mendaïtes ou chrétiens de * Saint- * Jean . Ces livres ne renferment pas une ligne de bon sens , c' est le délire rédigé en style barbare et indéchiffrable . C' est précisément là ce qui fait leur importance . Car il est plus facile d' étudier les natures diverses dans leurs crises que dans leur état normal . La régularité de la vie ne laisse voir qu' une surface et cache dans ses profondeurs les ressorts intimes ; dans les ébullitions , au contraire , tout vient à son tour à la surface . Le sommeil , la folie , le délire , le somnambulisme , l' hallucination offrent à la psychologie individuelle un champ d' expérience bien plus avantageux que l' état régulier . Car les phénomènes qui , dans cet état , sont comme effacés par leur ténuité , apparaissent dans les crises extraordinaires d' une manière plus sensible par leur exagération . Le physicien n' étudie pas le galvanisme dans les faibles quantités que présente la nature ; mais il le multiplie par l' expérimentation , afin de l' étudier avec plus de facilité , bien sûr d' ailleurs QUE les lois étudiées dans cet état exagéré sont identiques à celles de l' état naturel . De même la psychologie de l' humanité devra s' édifier surtout par l' étude des folies de l' humanité , de ses rêves , de ses hallucinations , de toutes ces curieuses absurdités qui se retrouvent à chaque page de l' histoire de l' esprit humain . l' esprit philosophique sait tirer philosophie de toute chose . On me condamnerait à me faire une spécialité de la science du blason , qu' il me semble que je m' en consolerais et que j' y butinerais comme en plein parterre un miel qui aurait sa douceur . On me renfermerait à * Vincennes avec les Anecdota de * Pez ou de * Martène , et le Spicilège de d' * Achery , que je m' estimerais le plus heureux des hommes . J' ai commencé , et j' aurai , j' espère , le courage d' achever un travail sur l' histoire de l' hellénisme chez les peuples orientaux ( Syriens , Arabes , Persans , Arméniens , géorgiens , etc. ) . Je puis affirmer sur ma conscience qu' il n' y a pas de besogne plus assommante , de spectacle plus monotone , de page plus pâle et moins originale dans l' histoire littéraire . J' espère pourtant faire sortir de cette insignifiante étude quelques traits curieux pour l' histoire de l' esprit humain ; on y verra en présence deux esprits profondément divers et incapables de se pénétrer l' un l' autre , une éducation superficielle et sans résultats durables , qui fera comprendre par contraste le fait immense de l' éducation hellénique des peuples occidentaux ; de singuliers malentendus , d' étranges contresens , décèleront des lacunes , dont la connaissance servira à dresser plus exactement la carte de l' esprit sémitique et de l' esprit indo-germanique . Ce serait certes une oeuvre qui aurait quelque importance philosophique que celle où un critique ferait d' après les sources l' histoire des Origines du christianisme : eh bien ! CETTE MERVeilleuse histoire qui , exécutée d' une manière scientifique et définitive , révolutionnerait la pensée , avec quoi faudra -t-il la construire ? Avec des livres profondément insignifiants tels que le livre d' * Hénoch , le Testament des douze patriarches , le Testament de * Salomon , et , en général , les Apocryphes d' origine juive et chrétienne , les paraphrases chaldaïques , la Mischna , les livres deutéro-canoniques , etc. Ce jour -là , * Fabricius et * Thilo , qui ont préparé une édition satisfaisante de ces textes , * Bruce , qui a rapporté d' * Abyssinie le livre d' * Hénoch , * Laurence , * Murray et * A . - * G . * Hoffmann , qui en ont élaboré le texte , auront plus avancé l' oeuvre que * Voltaire flanqué de tout le XVIIIe siècle . Ainsi , à ce large point de vue de la science de l' esprit humain , les oeuvres les plus importantes peuvent être celles qu' au premier coup d' oeil on jugerait les plus insignifiantes . Telle littérature de l' * Asie , qui n' a absolument aucune valeur intrinsèque , peut offrir pour l' histoire de l' esprit humain des résultats plus curieux que n' importe quelle littérature moderne . L' étude scientifique des peuples sauvages amènerait des résultats bien plus décisifs encore , si elle était faite par des esprits vraiment philosophiques . De même que le plus mauvais jargon-populaire est plus propre à initier à la linguistique qu' une langue artificielle et travaillée de main d' homme comme le français ; de même on pourrait posséder à fond des littératures comme la littérature française , anglaise , allemande , italienne , sans avoir même aperçu le grand problème . Les orientalistes se rendent souvent ridicules en attribuant une valeur absolue aux littératures qu' ils cultivent . Il serait trop pénible d' avoir consacré sa vie à déchiffrer un texte difficile , sans qu' il fût admirable . D' un autre côté , les esprits superficiels se pâment en voyant des hommes sérieux s' amuser à traduire et commenter des livres informes qui , à nos yeux , ne seraient qu' absurdes et ridicules . Les uns et les autres ont tort . Il ne faut pas dire : Cela est absurde , cela est magnifique ; il faut dire : Cela est de l' esprit humain , donc cela à son prix . Il est trop clair d' abord qu' au point de vue de la science positive , il n' y a rien à gagner dans l' étude de l' * Orient . QUelques heures données à la lecture d' un ouvrage moderne de médecine , de mathématiques , d' astronomie , seront plus fructueuses pour la connaissance de ces sciences que des années de doctes recherches , consacrées aux médecins , aux mathématiciens , aux astronomes de l' * Orient . L' histoire elle-même serait à peine un motif suffisant pour donner de la valeur à ces études . Car d' abord l' histoire ancienne de l' * Orient est absolument fabuleuse , et , en second lieu , à l' époque où elle arrive à quelque certitude , l' histoire politique de l' * Orient devient presque insignifiante . Rien n' égale la platitude des historiens arabes et persans , qui nous ont transmis l' histoire de l' islamisme . Et c' est bien plus , il faut le dire , la faute de l' histoire que celle des historiens . Caprices de despotes absurdes et sanguinaires , révoltes de gouverneurs , changements de dynasties , successions de vizirs , l' humanité complètement absente , pas une voix de la nature , pas un mouvement vrai et original du peuple . Que faire en ce monde de glace ? Certes , ceux qui s' imaginent que l' on étudie la littérature turque au même titre que la littérature allemande , pour y trouver à admirer , ont bien raison de sourire de ceux qui y consacrent leurs veilles ou de les regarder comme de faibles esprits , incapables d' autre chose . En général , les littératures modernes de l' * Orient sont faibles et ne mériteraient pas pour elles-mêmes d' occuper un esprit sérieux . Mais elles acquièrent un grand prix si on considère qu' elles fournissent des éléments importants pour la connaissance des littératures anciennes , et surtout pour l' étude comparée des idiomes . Rien n' est inutile , quand on sait le rapporter à sa fin ; mais il faut bien se persuader que la médiocrité n' a de valeur que dans le tout dont elle fait partie . L' étude des littératures anciennes de l' * Orient a -t-elle du moins une valeur propre et indépendante de l' histoire de l' esprit humain ? Je l' avoue , il y a dans ces vieilles productions de l' * Asie une réelle et incontestable beauté . * Job et * Isaïe , le Ramayan et le Mahabharat , les poèmes arabes antéislamiques sont beaux au même titre qu' * Homère . Or , si nous analysons le sentiment que produisent en nous ces oeuvres antiques , à quel titre leur décernons -nous le prix de la beauté ? Nous admirons une méditation de * M. de * Lamartine , une tragédie de * Schiller , un chant de * Goethe , parce que nous y retrouvons notre idéal . Est -ce notre idéal que nous trouvons également dans les poétiques dissertations de * Job , dans les suaves cantiques des * Hébreux , dans le tableau de la vie arabe d' * Antara , dans les hymnes du Véda , dans les admirables épisodes de Nal et Damayanti , de Yadjnadatta , de Savitri , de la descente de la Ganga ? Est -ce notre idéal que nous trouvons dans une figure symbolique d' * Oum ou de * Brahma , dans une pyramide égyptienne , dans les cavernes d' * élora ? Non certes . Nous n' admirons qu' à la condition de nous reporter au temps auquel appartiennent ces monuments , de nous placer dans le milieu de l' esprit humain , d' envisager tout cela comme l' éternelle végétation de la force cachée . C' est pour cela que les esprits étroits et peu flexibles , qui jugent ces antiques productions en restant obstinément au point de vue moderne , ne peuvent se résoudre à les admirer , ou y admirent précisément ce qui n' est pas admirable ou ce qui n' y est pas . Présentez donc le mythe des Marouths ou les visions d' * ézéchiel à un homme qui n' est pas initié aux littératures étrangères , il les trouvera tout simplement hideuses et repoussantes . * Voltaire avait raison , à son point de vue , de se moquer d' * ézéchiel , comme * Perrault et quelques critiques d' * Alexandrie avaient raison de déclarer * Homère ridicule , et quand * madame * Dacier et * Boileau veulent défendre * Homère , sans sortir de cette étrange manière d' envisager l' antiquité , ils ont tort . Pour comprendre le vrai sens de ces beautés exotiques , il faut s' être identifié avec l' esprit humain ; il faut sentir , vivre avec lui , pour le retrouver partout original , vivant , harmonieux jusque dans ses créations les plus excentriques . * Champollion était arrivé à trouver belles les têtes égyptiennes ; les * Juifs trouvent le Talmud plein d' une aussi haute morale que l' évangile ; les amateurs du moyen âge admirent de grotesques statuettes devant lesquelles les profanes passent indifférents . Croyez -vous que ce soit là une pure illusion d' érudit ou d' amateur passionné ? Non ; c' est que dans tous les replis de ce que fait l' homme , est caché le rayon divin ; l' observateur attentif sait l' y retrouver . L' autel sur lequel les patriarches sacrifiaient à * Jéhova , pris matériellement , n' était qu' un tas de pierres ; pris dans sa signification humanitaire , comme symbole de la simplicité de ces cultes antiques et du * Dieu brut et amorphe de l' humanité primitive , ce tas de pierres valait un temple de la * Grèce anthropomorphique , et était certes mille fois plus beau que nos temples d' or et de marbre , élevés et admirés par des gens qui ne croient pas en * Dieu . Un peu de bouse de vache et une poignée d' herbe kousa suffisent au brahmane pour le sacrifice et pour atteindre * Dieu à sa manière . Le cippe grossier par lequel les Hellènes représentaient les Grâces leur disait plus de choses que de belles statues allégoriques . Les choses ne valent que par ce qu' y voit l' humanité , par les sentiments qu' elle y a attachés , par les symboles qu' elle en a tirés . Cela est si vrai , que des pastiches des oeuvres primitives , quelque parfaits qu' on les suppose , ne sont pas beaux , tandis que les oeuvres sont sublimes . Une reproduction exacte de la pyramide de * Ghizeh dans la plaine * Saint- * Denis serait un enfantillage . Dans les derniers temps de la littérature hébraïque , les savants composaient des psaumes imités des anciens cantiques avec une telle perfection que c' est à s' y tromper . Eh bien ! IL FAUT DIRE que les vieux psaumes sont beaux , tandis que les modernes ne sont qu' ingénieux ; et pourtant le goût le plus exercé peut à peine les discerner . La beauté d' une oeuvre ne doit jamais être envisagée abstraitement et indépendamment du milieu où elle est née . Si les chants ossianiques de * Macpherson étaient authentiques , il faudrait les placer à côté d' * Homère . Du moment qu' il est constaté qu' ils sont d' un poète du XVIIIe siècle , ils n' ont plus qu' une valeur très médiocre . Car ce qui fait le beau , c' est LE SOUFFLE VRAI DE l' humanité , et non pas la lettre . Je suppose qu' un homme d' esprit ( c' est presque le cas d' * Apollonius de * Rhodes ) , pût attraper le pastiche du style homérique de manière à composer un poème exactement dans le même goût , un poème qui fût à * Homère ce que les Paroles d' un Croyant sont à la Bible ; ce poème , aux yeux de plusieurs , devrait être supérieur à * Homère ; car il serait loisible à l' auteur d' éviter ce que nous considérons comme des défauts , ou du moins les manques de suite , les contradictions . Je voudrais bien savoir comment les critiques absolus feraient pour prouver que ce poème est en effet supérieur à l' Iliade , ou pour mieux dire que l' Iliade vaut un monde , tandis que l' oeuvre du moderne est destinée à aller moisir sur les rayons des bibliothèques , après avoir un instant amusé les curieux . Qu' est -ce donc qui fait la beauté d' * Homère , puisqu' un poème absolument semblable au sien , écrit au XIXe siècle , ne serait pas beau ? C' est que le poème homérique du XIXe siècle ne serait pas vrai . Ce n' est pas * Homère qui est beau , c' est la vie homérique , la phase de l' existence de l' humanité décrite dans * Homère . Ce n' est pas la Bible qui est belle ; ce sont les moeurs bibliques , la forme de vie décrite dans la Bible . Ce n' est pas tel poème de l' * Inde qui est beau , c' est la vie indienne . Qu' admirons -nous dans le Télémaque ? Est -ce l' imitation parfaite de la forme antique ? Est -ce telle description , telle comparaison empruntée à * Homère ou * Virgile ? Non , cela nous fait dire froidement et comme s' il s' agissait de la constatation d' un fait : " Cet homme avait bien délicatement saisi le goût antique " . Ce qui provoque notre admiration et notre sympathie , c' est précisément ce qu' il y a de moderne dans ce beau livre ; c' est le génie chrétien qui a dicté à * Fénelon la description des champs * élysées ; c' est cette politique si morale et si rationnelle devinée par miracle au milieu des saturnales du pouvoir absolu . La vraie littérature d' une époque est celle qui la peint et l' exprime . Des orateurs sacrés du temps de la Restauration nous ont laissé des oraisons funèbres imitées de celles de * Bossuet et presque entièrement composées des phrases de ce grand homme . Eh bien ! ces phrases , qui sont belles dans l' oeuvre du XVIIe siècle , parce que là elles sont sincères , sont si insignifiantes , parce qu' elles sont fausses , et qu' elles n' expriment pas les sentiments du XIXe siècle . Indépendamment de tout système , excepté celui qui prêche dogmatiquement le néant , le tombeau a sa poésie , et peut-être cette poésie n' est -elle jamais plus touchante que quand un doute involontaire vient se mêler à la certitude que le coeur porte en lui-même , comme pour tempérer ce que l' affirmation dogmatique peut avoir de trop prosaïque . Il y a dans le demi-jour une teinte plus douce et plus triste , un horizon moins nettement dessiné , plus vague et plus analogue à la tombe . Les quelques pages de * M . * Cousin sur * Santa- * Rosa valent mieux pour notre manière de sentir qu' une oraison funèbre calquée sur celles de * Bossuet . Une belle copie d' un tableau de * Raphaël est belle , car elle n' a d' autre prétention que de représenter * Raphaël . Mais une imitation de * Bossuet faite au XIXe siècle n' est pas belle ; car elle applique à faux des formes vraies jadis ; elle n' est pas l' expression de l' humanité à son époque . On a délicatement fait sentir combien les chefs-d'oeuvre de l' art antique entassés dans nos musées perdaient de leur valeur esthétique . Sans doute puisque leur position et la signification qu' ils avaient à l' époque où ils étaient vrais faisaient les trois quarts de leur beauté . Une oeuvre n' a de valeur que dans son encadrement , et l' encadrement de toute oeuvre , c' est son époque . Les sculptures du * Parthénon ne valaient -elles pas mieux à leur place que plaquées par petits morceaux sur les murs d' un musée ? J' admire profondément les vieux monuments religieux du moyen âge ; mais je n' éprouve qu' un sentiment très pénible devant ces modernes églises gothiques , bâties par un architecte en redingote , rajustant des fragments de dessins empruntés aux vieux temples . L' admiration absolue est toujours superficielle : nul plus que moi n' admire les Pensées de * Pascal , les Sermons de * Bossuet ; mais je les admire comme oeuvres du XVIIe siècle . Si ces oeuvres paraissaient de nos jours , elles mériteraient à peine d' être remarquées . La vraie admiration est historique . La couleur locale a un charme incontestable quand elle est vraie ; elle est insipide dans le pastiche . J' aime l' * Alhambra et * Broceliande dans leur vérité ; je me ris du romantique qui croit , en combinant ces mots , faire une oeuvre belle . Là est l' erreur de * Chateaubriand et la raison de l' incroyable médiocrité de son école . Il n' est plus lui-même lorsque , sortant de l' appréciation critique , il cherche à produire sur le modèle des oeuvres dont il relève judicieusement les beautés . Parmi les oeuvres de * Voltaire , celles -là sont bien oubliées , où il a copié les formes du passé . Qui est -ce qui lit la Henriade ou les tragédies en dehors du collège ! Mais celles -là sont immortelles où il a déposé l' élégant témoignage de sa finesse , de son immoralité , de son spirituel scepticisme ; car celles -là sont vraies . J' aime mieux la Fête de * Bellébat ou la * Pucelle , que la mort de * César ou le poème de * Fontenoy . Infâme , tant qu' il vous plaira ; c' est le siècle , c' est l' homme . * Horace est plus lyrique dans Nunc est bibendum que dans Qualem ministrum fulminis alitem . C' est donc uniquement au point de vue de l' esprit humain , en se plongeant dans son histoire non pas en curieux , mais par un sentiment profond et une intime sympathie , que la vraie admiration des oeuvres primitives est possible . Tout point de vue dogmatique est absolu , toute appréciation sur des règles modernes est déplacée . La littérature du XVIIe siècle est admirable sans doute , mais à condition qu' on la reporte à son milieu , au XVIIe siècle . Il n' y a que des pédants de collège qui puissent y voir le type éternel de la beauté . Ici comme partout , la critique est la condition de la grande esthétique . Le vrai sens des choses n' est possible que pour celui qui se place à la source même de la beauté , et , du centre de la nature humaine , contemple dans tous les sens , avec le ravissement de l' extase , ces éternelles productions dans leur infinie variété : temples , statues , poèmes , philosophies , religions , formes sociales , passions , vertus , souffrances , amour , et la nature elle-même qui n' aurait aucune valeur sans l' être conscient qui l' idéalise . Science , art , philosophie , ne saurait plus avoir de sens en dehors du point de vue du genre humain . Celui -là seul peut saisir la grande beauté des choses , qui voit en tout une forme de l' esprit , un pas vers * Dieu . Car , il faut le dire , l' humanité elle-même n' est ici qu' un symbole : en * Dieu seul , c' est-à-dire dans le tout , réside la parfaite beauté . Les oeuvres les plus sublimes sont celles que l' humanité a faites collectivement , et sans qu' aucun nom propre puisse s' y attacher . Les plus belles choses sont anonymes . Les critiques qui ne sont qu' érudits le déplorent et emploient toutes les ressources de leur art pour percer ce mystère . Maladresse ! Croyez -vous donc avoir beaucoup relevé telle épopée nationale parce que vous aurez découvert le nom du chétif individu qui l' a rédigée ! Que me fait cet homme qui vient se placer entre l' humanité et moi ? Que m' importent les syllabes insignifiantes du son nom ? Ce nom lui-même est un mensonge ; ce n' est pas lui , c' est la nation , c' est l' humanité travaillant à un point du temps et de l' espace , qui est le véritable auteur . L' anonyme est ici bien plus expressif et plus vrai ; le seul nom qui dût désigner l' auteur de ces oeuvres spontanées , c' est le nom de la nation chez laquelle elles sont écloses ; et celui -là , au lieu d' être inscrit au titre , l' est à chaque page . * Homère serait un personnage réel et unique , qu' il serait encore absurde de dire qu' il est l' auteur de l' Iliade : une telle composition sortie de toutes pièces d' un cerveau individuel , sans antécédent traditionnel , eût été fade et impossible ; autant vaudrait supposer que c' est * Matthieu , * Marc , * Luc et * Jean qui ont inventé * Jésus . " Il n' y a que la rhétorique , a dit * M . * Cousin , qui puisse jamais supposer que le plan d' un grand ouvrage appartient à qui l' exécute . " Les rhéteurs , qui prennent tout par le côté littéraire , qui admirent le poème et sont indifférents pour la chose chantée , ne sauraient comprendre la part du peuple dans ces oeuvres . C' est le peuple qui fournit la matière , et cette matière , ils ne la voient pas , ou ils s' imaginent bonnement qu' elle est de l' invention du poète . La Révolution et l' Empire n' ont produit aucun poème qui mérite d' être nommé ; ils ont fait bien mieux . Ils nous ont laissé la plus merveilleuse des épopées en action . Grande folie que d' admirer l' expression littéraire des sentiments et des actes de l' humanité et de ne pas admirer ces sentiments et ces actes dans l' humanité ! L' humanité seule est admirable . Les génies ne sont que les rédacteurs des inspirations de la foule . Leur gloire est d' être en sympathie si profonde avec l' âme incessamment créatrice , que tous les battements du grand coeur ont un retentissement sous leur plume . Les relever par leur individualité , c' est les abaisser ; c' est détruire leur gloire véritable pour les ennoblir par des chimères . La vraie noblesse n' est pas d' avoir un nom à soi , un génie à soi , c' est de participer à la race noble des fils de * Dieu , c' est d' être soldat perdu dans l' armée immense qui s' avance à la conquête du parfait . Transporté dans ces pleins champs de l' humanité , que le critique verra avec pitié cette mesquine admiration qui s' attache plutôt à la calligraphie de l' écrivain qu' au génie de celui qui a dicté ! Certes la bonne critique doit faire aux grands hommes une large part . Ils valent dans l' humanité et par l' humanité . Ils sentent clairement et éminemment ce que tout le monde sent vaguement . Ils donnent un langage et une voix à ces instincts muets qui , comprimés dans la foule , être essentiellement bègue , aspirent à exprimer , et qui se reconnaissent dans leurs accents : " ô poète sublime , lui disent -ils , nous étions muets , et tu nous as donné une voix . Nous nous cherchions et tu nous a révélés à nous-mêmes . " Admirable dialogue de l' homme de génie et de la foule ! La foule lui prête la grande matière ; l' homme de génie l' exprime , et en lui donnant la forme la fait être : alors la foule , qui sent , mais ne sait point parler , se reconnaît et s' exclame . On dirait un de ces choeurs de musique dialoguée , où tantôt un seul , tantôt plusieurs s' alternent et se répondent . Maintenant c' est la voix solitaire , fluette et prolongée , qui roule et s' infiltre en sons pénétrants et doux . Puis c' est la grande explosion , en apparence discordante , mais puissante en effet , où la petite voix se continue encore , absorbée désormais dans le grand concert , qui à son tour la dépasse et l' entraîne . Les grands hommes peuvent deviner par avance ce que tous verront bientôt ; ce sont les éclaireurs de la grande armée ; ils peuvent , dans leur marche leste et aventureuse , reconnaître avant elle les plaines riantes et les pics élevés . Mais au fond , c' est l' armée qui les a portés où ils sont et qui les pousse en avant : c' est l' armée qui les soutient et leur donne la confiance : c' est l' armée qui en eux se devance elle-même , et la conquête n' est faite que quand le grand corps , dans sa marche plus lente mais plus assurée , vient creuser de ses millions de pas le sentier qu' ils ont à peine effleuré , et camper avec ses lourdes masses sur le sol où ils avaient d' abord paru en téméraires aventuriers . Combien de fois d' ailleurs les grands hommes sont faits à la lettre par l' humanité , qui , éliminant de leur vie toute tache et toute vulgarité , les idéalise et les consacre comme des statues échelonnées dans sa marche pour se rappeler ce qu' elle est et s' enthousiasmer de sa propre image . Heureux ceux que la légende soustrait ainsi à la critique ! Hélas ! il est bien à croire que si nous les touchions , nous trouverions aussi à leurs pieds quelque peu de limon terrestre . Presque toujours , l' admirable , le céleste , le divin , reviennent de droit à l' humanité . En général , la bonne critique doit se défier des individus et se garder de leur faire une trop grande part . C' est la masse qui crée ; car la masse possède éminemment , et avec un degré de spontanéité mille fois supérieur , les instincts moraux de la nature humaine . La beauté de * Béatrix appartient à * Dante , et non à * Béatrix ; la beauté de * Krischna appartient au génie indien , et non à * Krischna ; la beauté de * Jésus et * Marie appartient au christianisme , et non à * Jésus et * Marie . Sans doute , ce n' est pas le hasard qui a désigné tel individu pour l' idéalisation . Mais il est des cas où la trame de l' humanité couvre entièrement la réalité primitive . Sous ce travail puissant , transformée par cette énergie plastique , la plus laide chenille pourra devenir le plus idéal papillon . Ce travail de la foule est un élément trop négligé dans l' histoire de la philosophie . On croit avoir tout dit en opposant quelques noms propres . Mais la façon dont le peuple prenait la vie , le système intellectuel sur lequel le temps se reposait , on ne s' en occupe pas , et là pourtant est le grand principe moteur . L' histoire de l' esprit humain est faite en général d' une manière beaucoup trop individuelle . C' est comme une scène de théâtre , qui se passe sur une place publique , et où l' on ne voit que deux ou trois personnes . Telle histoire de la philosophie allemande se croit complète en consacrant des articles séparés à * Kant , * Fichte , * Schelling , * Hegel , * Hamann , * Herder , * Jacobi , * Herbart . Mais le grand entourage de l' humanité , où est -il ? Ce serait sur ce fond permanent qu' il faudrait faire jouer les individus . L' histoire de la philosophie , en un mot , devrait être l' histoire des pensées de l' humanité . Il y a dans les idées courantes d' un peuple et d' une époque une philosophie et une littérature non écrites , qu' il faudrait faire entrer en ligne de compte . On se figure qu' un peuple n' a de littérature que quand il a des monuments définis et arrêtés . Mais les vraies productions littéraires des peuples enfants , ce sont des idées mythiques non rédigées ( l' idée d' une rédaction régulière et les facultés que suppose un tel travail n' apparaissent chez un peuple qu' à un degré de réflexion assez avancé ) , idées courant sur toute la nation , descendant la tradition par mille voies secrètes , et auxquelles chacun donne une forme à sa guise . On serait tenté de croire , au premier coup d' oeil , que les peuples bretons n' ont pas de littérature , parce qu' il serait difficile de fournir un catalogue étendu de livres bretons réellement anciens et originaux . Mais ils ont en effet toute une littérature traditionnelle dans leurs légendes , leurs contes , leurs imaginations mythologiques , leurs cultes superstitieux , leurs poèmes flottants çà et là . Il en était de même de la plupart de nos légendes héroïques , avant que , répudiées par la partie cultivée de la nation , elles fussent allées s' encanailler dans la Bibliothèque bleue . Quand on entre au Louvre dans les salles du musée espagnol , il y a plaisir sans doute à admirer de près tel tableau de * Murillo et de * Ribeira . Mais il y a quelque chose de bien plus beau encore , c' est l' impression qui résulte de ces salles , de la pose ordinaire des personnages , du style général des tableaux , du coloris dominant . Pas une nudité , pas un sourire . C' est l' * Espagne , qui vit là tout entière . La grande critique devrait consister ainsi à saisir la physionomie de chaque portion de l' humanité . Louer ceci , blâmer cela , est d' une petite méthode . Il faut prendre l' oeuvre pour ce qu' elle est , parfaite dans son ordre , représentant éminemment ce qu' elle représente , et ne pas lui reprocher ce qu' elle n' a pas . L' idée de faute est déplacée en critique littéraire , excepté quand il s' agit de littératures tout à fait artificielles , comme la littérature latine de la décadence . Tout n' est pas égal sans doute ; mais une pièce est en général ce qu' elle peut être . Il faut la placer plus ou moins haut dans l' échelle de l' idéal , mais ne pas blâmer l' auteur d' avoir pris la chose sur tel ton et par conséquent de s' être refusé tel ordre de beautés . C' est le point de vue d' où chaque oeuvre est conçue qui peut être critiqué , bien plutôt que l' oeuvre elle-même ; car tous ses grands auteurs sont parfaits à leur point de vue , et les critiques qu' on leur adresse ne vont d' ordinaire qu' à leur reprocher de n' avoir pas été ce qu' ils n' étaient pas . J' ai trop répété peut-être , et pourtant je veux répéter encore qu' il y a une science de l' humanité , qui aurait bien , j' espère , autant de droits à s' appeler philosophie que la science des individus , science qui n' est possible que par la trituration érudite des oeuvres de l' humanité . Il ne faut pas chercher d' autre sens à tant d' études dont le passé est l' objet . Pourquoi consacrer la plus noble intelligence à traduire le Bhagavata-Pourana , à commenter le Yaçua ? Celui qui l' a fait si doctement vous répondra : " Analyser les oeuvres de la pensée humaine , en assignant à chacune son caractère essentiel , découvrir les analogies qui les rapprochent les unes des autres , et chercher la raison de ces analogies dans la nature même de l' intelligence , qui , sans rien perdre de son unité indivisible , se multiplie par les productions si variées de la science et de l' art , tel est le problème que le génie des philosophes de tous les temps s' est attaché à résoudre , depuis le jour où la * Grèce a donné à l' homme les deux puissants leviers de l' analyse et de l' observation . " L' érudition ne vaut que par là . Personne n' est tenté de lui attribuer une utilité pratique ; la pure curiosité d' ailleurs ne suffirait pas pour l' ennoblir . Il ne reste donc qu' à y voir la condition de la science de l' esprit humain , la science des produits de l' esprit humain . Le vulgaire et le savant admirent également une belle fleur : mais ils n' y admirent pas les mêmes choses . Le vulgaire ne voit que de vives couleurs et des formes élégantes . Le savant remarque à peine ces superficielles beautés , tant il est ravi des merveilles de la vie intime et de ses mystères . Ce n' est pas précisément la fleur qu' il admire , c' est la vie , c' est la force universelle qui s' épanouit en elle sous une de ses formes . La critique a admiré jusqu'ici les chefs-d'oeuvre des littératures , comme nous admirons les belles formes du corps humain . La critique de l' avenir les admirera comme l' anatomiste , qui perce ces beautés sensibles pour trouver au delà , dans les secrets de l' organisation , un ordre de beautés mille fois supérieur . Un cadavre disséqué est en un sens horrible ; et pourtant l' oeil de la science y découvre un monde de merveilles . Selon cette manière de voir , les littératures les plus excentriques , celles qui jugées d' après nos idées auraient le moins de valeur , celles qui nous transportent le plus loin de l' actuel , sont les plus importantes . L' anatomie comparée tire bien plus de résultats de l' observation des animaux inférieurs que de l' observation des espèces supérieures . * Cuvier aurait pu disséquer durant toute sa vie des animaux domestiques sans soupçonner les hauts problèmes que lui a révélés l' étude des mollusques et des annélides . Ainsi ceux qui ne s' occupent que des littératures régulières , qui sont dans l' ordre des productions de l' esprit ce que les grands animaux classiques sont dans l' échelle animale , ne sauraient arriver à concevoir largement la science de l' esprit humain . Ils ne voient que le côté littéraire et esthétique ; bien plus , ils ne peuvent le comprendre grandement et profondément . Car ils ne voient pas la force divine qui végète dans toutes les créations de l' esprit humain . Aussi que sont les ouvrages de littérature en * France ? D' élégantes et fines causeries morales , jamais des oeuvres majestueuses et scientifiques . Aucun problème n' est posé ; la grande cause n' est jamais aperçue . On fait la science des littératures comme ferait de la botanique un fleuriste amateur qui se contenterait de caresser et d' admirer les pétales de chaque fleur . La belle et grande critique , au contraire , ne craint pas d' arracher la fleur pour étudier ses racines , compter ses étamines , analyser ses tissus . Et ne croyez pas que pour cela elle renonce à la haute admiration . Elle seule , au contraire , a le droit d' admirer ; seule elle est sûre de ne pas admirer des bévues , des fautes de copistes ; seule elle sait la réalité , et la réalité seule est admirable . Ce sera notre manière , à nous autres de la deuxième moitié du XIXe siècle . Nous n' aurons pas la finesse de ces maîtres atticistes , leur ravissante causerie , leurs spirituels demi-mots . Mais nous aurons la vue dogmatique de la nature humaine , nous plongerons dans l' Océan au lieu de nous baigner agréablement sur ses bords , et nous en rapporterons les perles primitives . Tout ce qui est oeuvre de l' esprit humain est divin , et d' autant plus divin qu' il est plus primitif . * M. * Villemain appelait , dit -on , * M. * Fauriel un athée en littérature . Il fallait dire un panthéiste , ce qui n' est pas la même chose . chapitre XI : C' est donc comme une science ayant un objet distinct , savoir l' esprit humain , que l' on doit envisager la philologie ou l' étude des littératures anciennes . Les considérer seulement comme un moyen de culture intellectuelle et d' éducation , c' est , à mon sens , leur enlever leur dignité véritable . Se borner à considérer leur influence sur la production littéraire contemporaine , c' est se placer à un point de vue plus étroit encore . Dans un remarquable discours prononcé au Congrès des philologues allemands à * Bonn , en 1841 , * M . * Welcker , en essayant de définir l' acception de la philologie ( über die Bedeutung der philologie ) , l' envisagea presque exclusivement de cette manière . La philologie aux yeux de * M . * Welcker est la science des littératures classiques , c' est-à-dire des littératures modèles , qui , nous offrant le type général de l' humanité , doivent convenir à tous les peuples et servir également à leur éducation . * M . * Welcker estime surtout l' étude de l' antiquité par l' influence heureuse qu' elle peut exercer sur la littérature et l' éducation esthétique des nations modernes . Les anciens sont beaucoup plus pour lui des modèles et des objets d' admiration que des objets de science . Ce n' est pas néanmoins à une imitation servile que * M . * Welcker nous invite . Ce qu' il demande , c' est une influence intime et secrète , analogue à celle de l' électricité , qui , sans rien communiquer d' elle-même , développe sur les autres corps un état semblable ; ce qu' il blâme , c' est la tentative de ceux qui veulent trouver chez les modernes la matière suffisante d' une éducation esthétique et morale . * M. * Welcker n' envisage donc la philologie qu' au point de vue de l' humaniste , et non au point de vue du savant . Pour nous , il nous semble que l' on place la philologie dans une sphère beaucoup plus élevée et plus sûre , en lui donnant une valeur scientifique et philosophique pour l' histoire de l' esprit humain , qu' en la réduisant à n' être qu' un moyen d' éducation et de culture littéraire . Si les nations modernes pouvaient trouver en elles-mêmes un levain intellectuel suffisant , une source vive et première d' inspirations originales , il faudrait bien se garder de troubler par le mélange de l' antique cette veine de production nouvelle . Les tons en littérature sont d' autant plus beaux qu' ils sont plus vrais et plus purs ; à l' érudit , au critique appartiennent l' universalité et l' intelligence des formes les plus diverses ; au contraire une note étrangère ne pourra qu' inquiéter et troubler le poète original et créateur . Mais lors même que les temps modernes trouveraient une poésie et une philosophie qui les représentent avec autant de vérité qu' * Homère et * Platon représentaient la * Grèce de leur temps , alors encore l' étude de l' antiquité aurait sa valeur au point de vue de la science . D' ailleurs les considérations de * M . * Welcker ne suffiraient pas pour faire l' apologie de toutes les études philologiques . Si on ne cultive les littératures anciennes que pour y chercher des modèles , à quoi bon cultiver celles qui , tout en ayant leurs beautés originales , ne sont point imitables pour nous ? Il faudrait se borner à l' antiquité grecque et latine , et même dans ces limites l' étude des chefs-d'oeuvre seule aurait du prix . Or , les littératures de l' * Orient , que * M . * Welcker traite avec beaucoup de mépris , et les oeuvres de second ordre des littératures classiques , si elles servent moins à former le goût , offrent quelquefois plus d' intérêt philosophique et nous en apprennent plus sur l' histoire de l' esprit humain , que les monuments accomplis des époques de perfection . Le fait des langues classiques n' a d' ailleurs rien d' absolu . Les littératures grecque et latine sont classiques par rapport à nous , non pas parce qu' elles sont les plus excellentes des littératures , mais parce qu' elles nous sont imposées par l' histoire . Ce fait d' une langue ancienne , choisie pour servir de base à l' éducation et concentrant autour d' elle les efforts littéraires d' une nation qui s' est depuis longtemps formé un nouvel idiome , n' est pas , comme on voudrait trop souvent le faire croire , l' effet d' un choix arbitraire , mais bien une des lois les plus générales de l' histoire des langues , loi qui ne tient en rien au caprice ou aux opinions littéraires de telle ou telle époque . C' est , en effet , mal comprendre le rôle et la nature des langues classiques que de donner à cette dénomination un sens absolu , et de la restreindre à un ou deux idiomes , comme si c' était par un privilège essentiel et résultant de leur nature qu' ils fussent prédestinés à être l' instrument d' éducation de tous les peuples . Leur existence est un fait universel de linguistique , et leur choix , de même qu' il n' a rien d' absolu pour tous les peuples , n' a rien d' arbitraire pour chacun d' eux . L' histoire générale des langues a depuis longtemps amené à constater ce fait remarquable que , dans tous les pays où s' est produit quelque mouvement intellectuel , deux couches de langues se sont déjà superposées , non pas en se chassant brusquement l' une l' autre , mais la seconde sortant par d' insensibles transformations de la poussière de la première . Partout une langue ancienne a fait place à un idiome vulgaire , qui ne constitue pas à vrai dire une langue différente , mais plutôt un âge différent de celle qui l' a précédé ; celle -ci plus savante , plus synthétique , chargée de flexions qui expriment les rapports les plus délicats de la pensée , plus riche même dans son ordre d' idées , bien que cet ordre d' idées fût comparativement plus restreint ; image en un mot de la spontanéité primitive , où l' esprit confondait les éléments dans une obscure unité , et perdait dans le tout la vue analytique des parties ; le dialecte moderne , au contraire , correspondant à un progrès d' analyse , plus clair , plus explicite , séparant ce que les anciens assemblaient , brisant les mécanismes de l' ancienne langue pour donner à chaque idée et à chaque relation son expression isolée . Il serait possible , en prenant l' une après l' autre les langues de tous les pays où l' humanité a une histoire , d' y vérifier cette marche , qui est la marche même de l' esprit humain . Dans l' * Inde , c' est le sanskrit , avec son admirable richesse de formes grammaticales , ses huit cas , ses six modes , ses désinences nombreuses , sa phrase implexe et si puissamment nouée , qui , en s' altérant , produit le pali , le prakrit et le kawi , dialectes moins riches , plus simples et plus clairs , qui s' analysent à leur tour en dialectes plus populaires encore , l' hindoui , le bengali , le mahratte et les autres idiomes vulgaires de l' Indoustan , et deviennent à leur tour langues mortes , savantes et sacrées : le pali dans l' île de * Ceylan et l' * Indo- * Chine , le prakrit chez les Djaïnas , le kawi dans les îles de * Java , * Bali et * Madoura . Dans la région de l' * Inde au * Caucase , le zend , avec ses mots longs et compliqués , son manque de prépositions et sa manière d' y suppléer au moyen de cas formés par flexion , le perse des inscriptions cunéiformes , si parfait de structure , sont remplacés par le persan moderne , presque aussi décrépit que l' anglais , arrivé au dernier terme de l' érosion . Dans la région du * Caucase , l' arménien et le géorgien modernes succèdent à l' arménien et au géorgien antiques . En * Europe , l' ancien slavon , le tudesque , le gothique , le normannique se retrouvent au-dessous des idiomes slaves et germaniques . Enfin c' est de l' analyse du grec et du latin , soumis au travail de décomposition des siècles barbares , que sortent le grec moderne et les langues néo-latines . Les langues sémitiques , quoique bien moins vivantes que les langues indo-germaniques , ont suivi une marche analogue . L' hébreu , leur type le plus ancien , disparaît à une époque reculée , pour laisser dominer seuls le chaldéen , le samaritain , le syriaque , dialectes plus analysés , plus longs , plus clairs aussi quelquefois , lesquels vont à leur tour successivement s' absorber dans l' arabe . Mais l' arabe , trop savant à son tour pour l' usage vulgaire d' étrangers , qui ne peuvent observer ses flexions délicates et variées , voit le solécisme devenir de droit commun , et ainsi , à côté de la langue littérale , qui devient le partage exclusif des écoles , l' arabe vulgaire d' un système plus simple et moins riche en formes grammaticales . Les langues de l' ouest et du centre de l' * Asie présenteraient plusieurs phénomènes analogues dans la superposition du chinois ancien et du chinois moderne , du tibétain ancien et du tibétain moderne ; et les langues malaises , dans cette langue ancienne à laquelle * Marsden et * Crawfurd ont donné le nom de grand polynésien , qui fut la langue de la civilisation de * Java , et que * Baldi appelle le sanskrit de l' * Océanie . Mais que devient la langue ancienne ainsi expulsée de l' usage vulgaire par le nouvel idiome ? Son rôle , pour être changé , n' en est pas moins remarquable . Si elle cesse d' être l' intermédiaire du commerce habituel de la vie , elle devient la langue savante et presque toujours la langue sacrée du peuple qui l' a décomposée . Fixée d' ordinaire dans une littérature antique , dépositaire des traditions religieuses et nationales , elle reste le partage des savants , la langue des choses de l' esprit , et il faut d' ordinaire des siècles avant que l' idiome moderne ose à son tour sortir de la vie vulgaire , pour se risquer dans l' ordre des choses intellectuelles . Elle devient en un mot classique , sacrée , liturgique , termes corrélatifs suivant les divers pays où le fait se vérifie , et désignant des emplois qui ne vont pas d' ordinaire l' un sans l' autre . Chez les nations orientales , par exemple , où le livre antique ne tarde jamais à devenir sacré , c' est toujours à la garde de cette langue savante , obscure , à peine connue , que sont confiés les dogmes religieux et la liturgie . C' est donc un fait général de l' histoire des langues que chaque peuple trouve sa langue classique dans les conditions mêmes de son histoire , et que ce choix n' a rien d' arbitraire . C' est un fait encore que , chez les nations peu avancées , tout l' ordre intellectuel est confié à cette langue , et que , chez les peuples où une activité intellectuelle plus énergique s' est créé un nouvel instrument mieux adapté à ses besoins , la langue antique conserve un rôle grave et religieux , celui de faire l' éducation de la pensée et de l' initier aux choses de l' esprit . La langue moderne , en effet , étant toute composée de débris de l' ancienne , il est impossible de la posséder d' une manière scientifique , à moins de rapporter ces fragments à l' édifice primitif , où chacun d' eux avait sa valeur véritable . L' expérience prouve combien est imparfaite la connaissance des langues modernes chez ceux qui n' y donnent point pour base la connaissance de la langue antique dont chaque idiome moderne est sorti . Le secret des mécanismes grammaticaux , des étymologies , et par conséquent de l' orthographe , étant tout entier dans le dialecte ancien , la raison logique des règles de la grammaire est insaisissable pour ceux qui considèrent ces règles isolément et indépendamment de leur origine . La routine est alors le seul procédé possible , comme toutes les fois que la connaissance pratique est recherchée à l' exclusion de la raison théorique . On sait sa langue comme l' ouvrier qui emploie les procédés de la géométrie sans les comprendre sait la géométrie . Formée , d' ailleurs , par dissolution , la langue moderne ne saurait donner quelque vie aux lambeaux qu' elle essaie d' assimiler , sans revenir à l' ancienne synthèse pour y chercher le cachet qui doit imprimer à ces éléments épars une nouvelle unité . De là son incapacité à se constituer par elle-même en langue littéraire , et l' utilité de ces hommes qui durent , à certaines époques , faire son éducation par l' antique et présider , si on peut le dire , à ses humanités . Sans cette opération nécessaire , la langue vulgaire reste toujours ce qu' elle fut à l' origine , un jargon populaire , né de l' incapacité de synthèse et inapplicable aux choses intellectuelles . Non que la synthèse soit pour nous à regretter . L' analyse est quelque chose de plus avancé , et correspond à un état plus scientifique de l' esprit humain . Mais , seule , elle ne saurait rien créer . Habile à décomposer et à mettre à nu les ressorts secrets du langage , elle est impuissante à reconstruire l' ensemble qu' elle a détruit , si elle ne recourt pour cela à l' ancien système , et ne puise dans le commerce avec l' antiquité l' esprit d' ensemble et d' organisation savante . Telle est la loi qu' ont suivie dans leur développement toutes les langues modernes . Or , les procédés par lesquels la langue vulgaire s' est élevée à la dignité de langue littéraire sont ceux -là mêmes par lesquels on peut en acquérir la parfaite intelligence . Le modèle de l' éducation philologique est tracé dans chaque pays par l' éducation qu' a subie la langue vulgaire pour arriver à son ennoblissement . L' utilité historique de l' étude de la langue ancienne ne le cède point à son utilité philologique et littéraire . Le livre sacré pour les nations antiques était le dépositaire de tous les souvenirs nationaux ; chacun devait y recourir pour y trouver sa généalogie , la raison de tous les actes de la vie civile , politique , religieuse . Les langues classiques sont , à beaucoup d' égards , le livre sacré des modernes . Là sont les racines de la nation , ses titres , la raison de ses mots et par conséquent de ses institutions . Sans elle , une foule de choses restent inintelligibles et historiquement inexplicables . Chaque idée moderne est entée sur une tige antique ; tout développement actuel sort d' un précédent . Prendre l' humanité à un point isolé de son existence , c' est se condamner à ne jamais la comprendre ; elle n' a de sens que dans son ensemble . Là est le prix de l' érudition , créant de nouveau le passé , explorant toutes les parties de l' humanité ; qu' elle en ait ou non la conscience , l' érudition prépare la base nécessaire de la philosophie . L' éducation , plus modeste , obligée de se borner et ne pouvant embrasser tout le passé , s' attache à la portion de l' antiquité qui , relativement à chaque nation , est classique . Or , ce choix , qui ne peut jamais être douteux , l' est pour nous moins que pour tout autre peuple . Notre civilisation , nos institutions , nos langues sont construites avec des éléments grecs et latins . Donc le grec et le latin , qu' on le veuille on qu' on ne le veuille pas , nous sont imposés par les faits . Nulle loi , nul règlement ne leur a donné , ne leur ôtera ce caractère qu' ils tiennent de l' histoire . De même que l' éducation chez les Chinois et les Arabes ne sera jamais d' apprendre l' arabe ou le chinois vulgaire , mais sera toujours d' apprendre l' arabe ou le chinois littéral ; de même que la * Grèce moderne ne reprend quelque vie littéraire que par l' étude du grec antique ; de même l' étude des nos langues classiques , inséparables l' une de l' autre , sera toujours chez nous , par la force des choses , la base de l' éducation . Que d' autres peuples , même européens , les nations slaves par exemple , les peuples germaniques eux-mêmes , bien que constitués plus tard dans des rapports si étroits avec le latinisme , cherchent ailleurs leur éducation , ils pourront s' interdire une admirable source de beauté et de vérité ; au moins ne se priveront -ils pas du commerce direct avec leurs ancêtres ; mais , pour nous , ce serait renier nos origines , ce serait rompre avec nos pères . L' éducation philologique ne saurait consister à apprendre la langue moderne , l' éducation morale et politique , à se nourrir exclusivement des idées et des institutions actuelles ; il faut remonter à la source et se mettre d' abord sur la voie du passé , pour arriver par la même route que l' humanité à la pleine intelligence du présent . chapitre XII : à mes yeux , le seul moyen de faire l' apologie des sciences philologiques , et en général de l' érudition , est donc de les grouper en un ensemble , auquel on donnerait le nom de sciences de l' humanité , par opposition aux sciences de la nature . Sans cela , la philologie n' a pas d' objet , et elle prête à toutes les objections que l' on dirige si souvent contre elle . L' humilité des moyens qu' elle emploie pour atteindre son but ne saurait être un reproche . * Cuvier disséquant des limaçons aurait provoqué le sourire des esprits légers , qui ne comprennent pas les procédés de la science . Le chimiste manipulant ses appareils ressemble fort à un manoeuvre ; et pourtant il fait l' oeuvre la plus libérale de toutes ; la recherche de ce qui est . * M. * de * Maistre peint quelque part la science moderne " les bras chargés de livres et d' instruments de toute espèce , pâle de veilles et de travaux , se traînant souillée d' encre et toute pantelante sur le chemin de la vérité , en baissant vers la terre son front sillonné d' algèbre . " Un grand seigneur , comme * M . * de * Maistre , devait se trouver en effet humilié d' aussi pénibles investigations , et la vérité était bien irrévérencieuse de se rendre pour lui si difficile . Il devait préférer la méthode plus commode de la " science orientale , libre , isolée , volant plus qu' elle ne marche , présentant dans toute sa personne quelque chose d' aérien et de surnaturel , livrant au vent ses cheveux qui s' échappent d' une mitre orientale , son pied dédaigneux ne semblant toucher la terre que pour la quitter . " C' est le caractère et la gloire de la science moderne d' arriver aux plus hauts résultats par la plus scrupuleuse expérimentation , et d' atteindre les lois les plus élevées de la nature , la main posée sur ses appareils . Elle laisse au vieil a priori le chimérique honneur de ne chercher qu' en lui-même son point d' appui ; elle se fait gloire de n' être que l' écho des faits , et de ne mêler en rien son invention propre dans ses découvertes . Les plus humbles procédés se trouvent ainsi ennoblis par leurs résultats . Les lois les plus élevées des sciences physiques ont été constatées par des manipulations fort peu différentes de celles de l' artisan . Si les plus hautes vérités peuvent sortir de l' alambic et du creuset , pourquoi ne pourraient -elles résulter également de l' étude des restes poudreux du passé ? Le philologue sera -t-il plus déshonoré en travaillant sur des mots et des syllabes que le chimiste en travaillant dans son laboratoire ? Le peu de résultats qu' auront amené certaines branches des études philologiques ne sera même pas une objection contre elles . Car , en abordant un ordre de recherches , on ne peut deviner par avance ce qui en sortira , pas plus qu' on ne sait au juste , en creusant une mine , les richesses qu' on y trouvera . Les veines du métal précieux ne se laissent pas deviner . Peut-être marche -t-on à la découverte d' un monde nouveau ; peut-être aussi les laborieuses investigations auxquelles on se livre n' amèneront -elles d' autre résultat que de savoir qu' il n' y a rien à en tirer . Et ne dites pas que celui qui sera arrivé à ce résultat tout négatif aura perdu sa peine . Car , outre qu' il n' y a pas de recherche absolument stérile et qui n' amène directement ou par accident quelque découverte , il épargnera à d' autres les peines inutiles qu' il s' est données . Bien des ordres de recherches resteront ainsi comme des mines exploitées jadis , mais depuis abandonnées , parce qu' elles ne récompensèrent pas assez les travailleurs de leurs fatigues et qu' elles ne laissent plus d' espoir aux explorateurs futurs . Il importe , d' ailleurs , de considérer que les résultats qui paraissent à tel moment les plus insignifiants peuvent devenir les plus importants , par suite de découvertes nouvelles et de rapprochements nouveaux . La science se présente toujours à l' homme comme une terre inconnue ; il aborde souvent d' immenses régions par un coin détourné et qui ne peut donner une idée de l' ensemble . Les premiers navigateurs qui découvrirent l' * Amérique étaient loin de soupçonner les formes exactes et les relations véritables des parties de ce nouveau monde . était -ce une île isolée , un groupe d' îles , un vaste continent ou le prolongement d' un autre continent ? Les explorations ultérieures pouvaient seules répondre . De même dans la science , les plus importantes découvertes sont souvent abordées d' une manière détournée , oblique , si j' ose le dire . Bien peu de choses ont été tout d' abord prises à plein et par leur milieu . Ce fut par d' informes traductions qu' * Anquetil- * Duperron aborda la littérature zende , comme au moyen âge , ce fut par des versions arabes très imparfaites que la plupart des auteurs scientifiques de la * Grèce arrivèrent d' abord à la connaissance de l' * Occident . Le célèbre passage de * Clément d' * Alexandrie sur les écritures égyptiennes était resté insignifiant , jusqu'au jour où , par suite d' autres découvertes , il devint la clef des études égyptiennes . L' accessoire peut ainsi , par suite d' un changement de point de vue , devenir le principal . Les théologiens qui , au moyen âge , occupaient la scène principale sont pour nous des personnages très secondaires . Les rares savants et penseurs , qui , à cette époque , ont cherché par la vraie méthode , alors inaperçus ou persécutés , sont à nos yeux sur le premier plan ; car seuls , ils ont été continués ; seuls ils ont eu de la postérité . Aucune recherche ne doit être condamnée dès l' abord comme inutile ou puérile ; on ne sait ce qui en peut sortir , ni quelle valeur elle peut acquérir d' un point de vue plus avancé . Les sciences physiques offrent une foule d' exemples de découvertes d' abord isolées , qui restèrent de longues années presque insignifiantes , et n' acquirent de l' importance que longtemps après , par l' accession de faits nouveaux . On a suivi longtemps une voie en apparence inféconde , puis on l' a abandonnée de désespoir , quand tout à coup apparaît une lumière inattendue ; sur deux ou trois points à la fois , la découverte éclate , et ce qui , auparavant , n' avait paru qu' un fait isolé et sans portée , devient , dans une combinaison nouvelle , la base de toute une théorie . Rien de plus difficile que de prédire l' importance que l' avenir attachera à tel ordre de faits , les recherches qui seront continuées et celles qui seront abandonnées . L' attraction du succin n' était aux yeux des anciens physiciens qu' un fait curieux , jusqu'au jour où autour de ce premier atome vint se construire toute une science . Il ne faut pas demander , dans l' ordre des investigations scientifiques , l' ordre rigoureux de la logique , pas plus qu' on ne peut demander d' avance au voyageur le plan de ses découvertes . En cherchant une chose , on en trouve une autre ; en poursuivant une chimère , on découvre une magnifique réalité . Le hasard , de son côté , vient réclamer sa part . Exploration universelle , battue générale , telle est donc la seule méthode possible . " On doit considérer l' édifice des sciences , disait * Cuvier , comme celui de la nature ... Chaque fait a une place déterminée et qui ne peut être remplie que par lui seul . " Ce qui n' a pas de valeur en soi-même peut en avoir comme moyen nécessaire . La critique est souvent plus sérieuse que son objet . On peut commenter sérieusement un madrigal ou un roman frivole ; d' austères érudits ont consacré leur vie à des productions dont les auteurs ne pensèrent qu' au plaisir . Tout ce qui est du passé est sérieux : un jour * Béranger sera objet de science et relèvera de l' Académie des Inscriptions . * Molière , si enclin à se moquer des savants en us , ne serait -il pas quelque peu surpris de se voir tombé entre leurs mains ? Les profanes , et quelquefois même ceux qui s' appellent penseurs , se prennent à rire des minutieuses investigations de l' archéologie sur les débris du passé . De pareilles recherches , si elles avaient leur but en elles-mêmes , ne seraient sans doute que des fantaisies d' amateurs plus ou moins intéressantes ; mais elles deviennent scientifiques , et en un sens sacrées , si on les rapporte à la connaissance de l' antiquité , qui n' est possible que par la connaissance des monuments . Il est une foule d' études qui n' ont ainsi de valeur qu' en vue d' un but ultérieur . Il serait peut-être assez difficile de trouver quelque philosophie dans la théorie de l' accentuation grecque : est -ce une raison pour la déclarer inutile ? Non certes , car sans elle , la connaissance approfondie de la langue grecque est impossible . Un tel système d' exclusion mènerait à renouveler le spirituel raisonnement par lequel , dans le conte de * Voltaire , on réussit à simplifier si fort l' éducation de * Jeannot . Que de travaux d' ailleurs qui , bien que n' ayant aucune valeur absolue , ont eu , de leur temps , et par suite des préjugés établis , une sérieuse importance ! L' Apologie de * Naudé pour les grands hommes faussement soupçonnés de magie ne nous apprend pas grand'chose , et cependant put de son temps exercer une véritable influence . Combien de livres de notre siècle seront jugés de même par l' avenir ! Les écrits destinés à combattre une erreur disparaissent avec l' erreur qu' ils ont combattue . Quand un résultat est acquis , on ne se figure pas ce qu' il a coûté de peine . Il a fallu un génie pour conquérir ce qui devient ensuite le domaine d' un enfant . Les recherches relatives aux écritures cunéiformes , qui forment un des objets les plus importants des études orientales dans l' état actuel de la science , offrent un des plus curieux exemples d' études dignes d' être poursuivies avec le plus grand zèle , malgré l' incertitude des résultats auxquels elles amèneront . Je ne parle pas des inscriptions persanes , qui sont toutes expliquées ; je parle seulement des inscriptions médiques , assyriennes et babyloniennes , que ceux mêmes qui y ont consacré de laborieuses heures reconnaissent indéchiffrées . Jusqu'à quel point résisteront -elles toujours aux doctes attaques des savants , il est impossible de le dire . Mais en prenant l' hypothèse la plus défavorable , en supposant qu' elles restent à jamais une énigme , ceux qui y auront consacré leurs labeurs n' auront pas moins mérité de la science que si , comme * Champollion , ils eussent restauré tout un monde ; car , même dans le cas où cet heureux résultat ne se serait pas réalisé , le succès n' était pas à la rigueur impossible , et il n' y avait pas moyen de le savoir , si on ne l' eût essayé . Dans l' état actuel de la science , il n' y a pas de travail plus urgent qu' un catalogue critique des manuscrits des diverses bibliothèques . Ceux qui se sont occupés de ces recherches savent combien ils sont tous insuffisants pour donner une idée exacte du contenu du manuscrit , combien ceux de la Bibliothèque nationale , par exemple , fourmillent de fautes et de lacunes . Voilà en apparence une besogne bien humble , et à laquelle suffirait le dernier élève de l' école des Chartes . Détrompez -vous . Il n' y a pas de travail qui exige un savoir plus étendu , et toutes nos sommités scientifiques , examinant les manuscrits dans le cercle le plus borné de leur compétence , suffiraient à peine à le faire d' une manière irréprochable . Et pourtant les recherches érudites seront entravées et incomplètes , jusqu'à ce que ce travail soit fait d' une manière définitive . De l' aveu même des Israélites , la littérature talmudicorabbinique ne sera plus étudiée de personne dans un siècle . Quand ces livres n' auront plus d' intérêt religieux , nul n' aura le courage d' aborder ce chaos . Et pourtant il y a là des trésors pour la critique et l' histoire de l' esprit humain . Ne serait -il pas urgent de mettre à profit les cinq ou six hommes de la génération actuelle qui seuls seraient compétents pour mettre en lumière ces précieux documents ? Je vous affirme que les quelques cent mille francs qu' un ministre de l' instruction publique y affecterait seraient mieux employés que les trois quarts de ceux que l' on consacre aux lettres . Mais ce ministre -là devrait aussi se cuirasser d' avance contre les épigrammes des badauds et même des gens de lettres , qui n' imagineraient pas comment on peut employer à de pareilles sottises l' argent des contribuables . C' est la loi de la science comme de toutes les oeuvres humaines de s' esquisser largement et avec un grand entourage de superflu . L' humanité ne s' assimile définitivement qu' un bien petit nombre des éléments dont elle fait sa nourriture . Les parties qui se sont trouvées éliminées ont -elles été inutiles et n' ont -elles joué aucun rôle dans l' acte de sa nutrition ? Non certes ; elles ont servi à faire passer le reste , elles étaient tellement unies à la portion nutritive que celle -ci n' aurait pu sans superflu être prise ni digérée . Ouvrez un recueil d' épigraphie antique . Sur cent inscriptions , une ou deux peut-être offrent un véritable intérêt . Mais si on n' avait déchiffré les autres , comment aurait -on su que parmi elles il n' y en avait pas de plus importantes encore ? Ce n' est pas même un luxe superflu d' avoir publié celles qui semblent inutiles , car il se peut faire que telle qui nous paraît maintenant insignifiante devienne capitale dans une série de recherches que nous ne pouvons prévoir . Le dessin général des formes de l' humanité ressemble à ces colossales figures destinées à être vues de loin , et où chaque ligne n' est point accusée avec la netteté que présente une statue ou un tableau . Les formes y sont largement plâtrées , il y a du trop , et si l' on voulait réduire le dessin au strict nécessaire , il y aurait beaucoup à retrancher . En histoire , le trait est grossier ; chaque linéament , au lieu d' être représenté par un individu ou par un petit nombre d' hommes , l' est par de grandes masses , par une nation , par une philosophie , par une forme religieuse . Sur les monuments de * Persépolis , on voit les différentes nations tributaires du roi de * Perse représentées par un individu portant le costume et tenant entre ses mains les productions de son pays , pour en faire hommage au suzerain . Voilà l' humanité : chaque nation , chaque forme intellectuelle , religieuse , morale , laisse après elle un court résumé , qui en est comme l' extrait et la quintessence et qui se réduit souvent à un seul mot . Ce type abrégé et expressif demeure pour représenter les millions d' hommes à jamais obscurs qui ont vécu et sont morts pour se grouper sous ce signe . * Grèce , * Perse , * Inde , judaïsme , islamisme , stoïcisme , mysticisme , toutes ces formes étaient nécessaires pour que la grande figure fût complète ; or , pour qu' elles fussent dignement représentées , il ne suffisait pas de quelques individus , il fallait d' énormes masses . La peinture par masses est le grand procédé de la Providence . Il y a une merveilleuse grandeur et une profonde philosophie dans la manière dont les anciens Hébreux concevaient le gouvernement de * Dieu , traitant les nations comme des individus établissant entre tous les membres d' une communauté une parfaite solidarité , et appliquant avec un majectueux à-peu-près sa justice distributive . * Dieu ne se propose que le grand dessin général . Chaque être trouve ensuite en lui des instincts qui lui rendent son rôle aussi doux que possible . C' est une pensée d' une effroyable tristesse que le peu de traces que laissent après eux les hommes , ceux -là même qui semblent jouer un rôle principal . Et quand on pense que des millions de millions d' êtres sont nés et sont morts de la sorte , sans qu' il en reste de souvenir , on éprouve le même effroi qu' en présence du néant ou de l' infini . Songez donc à ces misérables existences à peine caractérisées qui , chez les sauvages , apparaissent et disparaissent comme les vagues images d' un rêve . Songez aux innombrables générations qui se sont entassées dans les cimetières de nos campagnes . Mortes , mortes |