_: chapitre VIII : La philologie est , de toutes les branches de la connaissance humaine , celle dont il est le plus difficile de saisir le but et l' unité . L' astronomie , la zoologie , la botanique ont un objet déterminé . Mais quel est celui de la philologie ? Le grammairien , le linguiste , le léxicographe , le critique , le littérateur dans le sens spécial du mot , ont droit au titre de philologues , et nous saisissons en effet entre ces études diverses un rapport suffisant pour les appeler d' un nom commun . C' est qu' il en est du mot de philologie comme de celui de philosophie , de poésie et de tant d' autres dont le vague même est expressif . Quand on cherche , d' après les habitudes des logiciens , à trouver une phrase équivalente à ces mots compréhensifs , et qui en soit la définition , l' embarras est grand , parce qu' ils n' ont ni dans leur objet ni dans leur méthode rien qui les caractérise uniquement . * Socrate , * Diogène , * Pascal , * Voltaire sont appelés philosophes ; * Homère , * Aristophane , * Lucrèce , * Martial , * Chaulieu et * Lamartine sont appelés poètes , sans qu' il soit facile de trouver le lien de parenté qui réunit sous un même nom des esprits si divers . De telles appellations n' ont pas été formées sur des notions d' avance définies ; elles doivent leur origine à des procédés plus libres et au fond plus exacts que ceux de la logique artificielle . Ces mots désignent des régions de l' esprit humain entre lesquelles il faut se garder de tracer des démarcations trop rigoureuses . Où finit l' éloquence , où commence la poésie ? * Platon est -il poète , est -il philosophe ? Questions bien inutiles sans doute , puisque , quelque nom qu' on lui donne , il n' en sera pas moins admirable , et que les génies ne travaillent pas dans les catégories exclusives que le langage forme après coup sur leurs oeuvres . Toute la différence consiste en une harmonie particulière , un timbre plus ou moins sonore , sur lequel un sens exercé n' hésite jamais . L' antiquité , en cela plus sage , et plus rapprochée de l' origine de ces mots , les appliquait avec moins d' embarras . Le sens si complexe de son mot de grammaire ne lui causait aucune hésitation . Depuis que nous avons dressé une carte de la science , nous nous obstinons à donner une place à part à la philologie , à la philosophie ; et pourtant ce sont là moins des sciences spéciales que des façons diverses de traiter les choses de l' esprit . à une époque où l' on demande avant tout au savant de quoi il s' occupe , et à quel résultat il arrive , la philologie a dû trouver peu de faveur . On comprend le physicien , le chimiste , l' astronome , beaucoup moins le philosophe , encore moins le philologue . La plupart , interprétant mal l' étymologie de son nom , s' imaginent qu' il ne travaille que sur les mots ( quoi , dit -on , de plus frivole ? ) et ne songent guère à distinguer comme * Zénon le philologue du logophile . Ce vague qui plane sur l' objet de ses études , cette nature sporadique , comme disent les Allemands , cette latitude presque indéfinie qui renferme sous le même nom des recherches si diverses , font croire volontiers qu' il n' est qu' un amateur , qui se promène dans la variété de ses travaux , et fait des explorations dans le passé , à peu près comme certaines espèces d' animaux fouisseurs creusent des mines souterraines , pour le plaisir d' en faire . Sa place dans l' organisation philosophique n' est pas encore suffisamment déterminée , les monographies s' accumulent sans qu' on en voie le but . La philologie , en effet , semble au premier coup d' oeil ne présenter qu' un ensemble d' études sans aucune unité scientifique . Tout ce qui sert à la restauration ou à l' illustration du passé a droit d' y trouver place . Entendue dans son sens étymologique , elle ne comprendrait que la grammaire , l' exégèse et la critique des textes ; les travaux d' érudition , d' archéologie , de critique esthétique en seraient distraits . Une telle exclusion serait pourtant peu naturelle . Car ces travaux ont entre eux les rapports les plus étroits ; d' ordinaire , ils sont réunis dans les études d' un même individu , souvent dans le même ouvrage . En éliminer quelques-uns de l' ensemble des travaux philologiques , serait opérer une scission artificielle et arbitraire dans un groupe naturel . Que l' on prenne , par exemple , l' école d' * Alexandrie ; à part quelques spéculations philosophiques et théurgiques , tous les travaux de cette école , ceux-mêmes qui ne rentrent pas directement dans la philologie , ne sont -ils pas empreints d' un même esprit , qu' on peut appeler philologique , esprit qu' elle porte même dans la poésie et la philosophie ? Une histoire de la philologie serait -elle complète si elle ne parlait d' * Apollonius de * Rhodes , d' * Apollodore , d' * élien , de * Diogène * Laërce , d' * Athénée et des autres polygraphes , dont les oeuvres pourtant sont loin d' être philologiques dans le sens le plus restreint . - Si , d' un autre côté , on donne à la philologie toute l' extension possible , où s' arrêter ? Si l' on n' y prend garde , on sera forcément amené à y renfermer presque toute la littérature réfléchie . Les historiens , les critiques , les polygraphes , les écrivains d' histoire littéraire devront y trouver place . Tel est l' inconvénient , grave sans doute , mais nécessaire et compensé par de grands avantages , de séparer ainsi un groupe d' idées de l' ensemble de l' esprit humain , auquel il tient par toutes ses fibres . Ajoutons que les rapports des mots changent avec les révolutions des choses , et que , dans l' appréciation de leur sens , il ne faut considérer que le centre des notions , sans chercher à enclaver ces notions dans des formules qui ne leur seront jamais parfaitement équivalentes . Quand il s' agit de littérature ancienne , la critique et l' érudition rentrent de droit dans le cadre de la philologie ; au contraire , celui qui ferait l' histoire de la philologie moderne ne se croirait pas sans doute obligé de parler de nos grandes collections d' histoire civile et littéraire ni de ces brillantes oeuvres de critique esthétique qui se sont élevées au niveau des plus belles créations philosophiques . Le champ du philologue ne peut donc être plus défini que celui du philosophe , parce qu' en effet l' un et l' autre s' occupent non d' un objet distinct , mais de toutes choses à un point de vue spécial . Le vrai philologue doit être à la fois linguiste , historien , archéologue , artiste , philosophe . Tout prend à ses yeux un sens et une valeur , en vue du but important qu' il se propose , lequel rend sérieuses les choses les plus frivoles qui de près ou de loin s' y rattachent . Ceux qui , comme * Heyne et * Wolf , ont borné le rôle du philologue à reproduire dans sa science , comme en une bibliothèque vivante , tous les traits du monde ancien , ne me semblent pas en avoir compris toute la portée . La philologie n' a point son but en elle-même : elle a sa valeur comme condition nécessaire de l' histoire de l' esprit humain et de l' étude du passé . Sans doute plusieurs des philologues dont les savantes études nous ont ouvert l' antiquité , n' ont rien vu au-delà du texte qu' ils interprétaient et autour duquel ils groupaient les mille paillettes de leur érudition . Ici , comme dans toutes les sciences , il a pu être utile que la curiosité naturelle de l' esprit humain ait suppléé à l' esprit philosophique et soutenu la patience des chercheurs . Bien des gens sont tentés de rire en voyant des esprits sérieux dépenser une prodigieuse activité pour expliquer des particularités grammaticales , recueillir des gloses , comparer les variantes de quelque ancien auteur , qui n' est souvent remarquable que par sa bizarrerie ou sa médiocrité . Tout cela faute d' avoir compris dans un sens assez large l' histoire de l' esprit humain et l' étude du passé . L' intelligence , après avoir parcouru un certain espace , aime à revenir sur ses pas pour revoir la route qu' elle a fournie , et repenser ce qu' elle a pensé . Les premiers créateurs ne regardaient pas derrière eux ; ils marchaient en avant , sans autre guide que les éternels principes de la nature humaine . à un certain jour , au contraire , quand les livres sont assez multipliés pour pouvoir être recueillis et comparés , l' esprit veut avancer avec connaissance de cause , il songe à confronter son oeuvre avec celle des siècles passés ; ce jour -là naît la littérature réfléchie , et parallèlement à elle la philologie . Cette apparition ne signale donc pas , comme on l' a dit trop souvent , la mort des littératures ; elle atteste seulement qu' elles ont déjà toute une vie accomplie . La littérature grecque n' était pas morte apparemment au siècle des Pisistratides , où déjà l' esprit philologique nous apparaît si caractérisé . Dans les littératures latine et française , l' esprit philologique a devancé les grandes époques productrices . La * Chine , l' * inde , l' * Arabie , la * Syrie , la * Grèce , * Rome , les nations modernes ont connu ce moment où le travail intellectuel de spontané devient savant , et ne procède plus sans consulter ses archives déposées dans les musées et les bibliothèques . Le développement du peuple hébreu lui-même , qui semble offrir avant * Jésus- * Christ moins de trace qu' aucun autre de travail réfléchi , présente dans son déclin des vestiges sensibles de cet esprit de recension , de collection , de rapiécetage , si j' ose le dire , qui termine la vie originale de toutes les littératures . Ces considérations seraient suffisantes , ce me semble , pour l' apologie des sciences philologiques . Et pourtant elles ne sont à mes yeux que bien secondaires , en égard à la place nouvelle que le développement de la philosophie contemporaine devra faire à ces études . Un pas encore , et l' on proclamera que la vraie philosophie est la science de l' humanité , et que la science d' un être qui est dans un perpétuel devenir ne peut être que son histoire . L' histoire , non pas curieuse mais théorique , de l' esprit humain , telle est la philosophie du XIXe siècle . Or cette étude n' est possible que par l' étude immédiate des monuments , et ces monuments ne sont pas abordables sans les recherches spéciales du philologue . Telle forme du passé suffit à elle seule pour occuper une laborieuse existence . Une langue ancienne et souvent inconnue , une paléographie à part , une archéologie et une histoire péniblement déchiffrées , voilà certes plus qu' il n' en faut pour absorber tous les efforts de l' envestigateur le plus patient , si d' humbles artisans n' ont consacré de longs travaux à extraire de la carrière et présenter réunis à son appréciation les matériaux avec lesquels il doit reconstruire l' édifice du passé . Il se peut qu' aux yeux de l' avenir , tel esprit lourd et médiocre , mais patient , qui a fourni à cette oeuvre gigantesque une pierre de quelque importance , occupe une place plus élevée que tel spéculatif de second ordre , qui s' intitulait philosophe , et n' a fait que bavarder sur le problème , sans fournir une seule donnée nouvelle à sa solution . La révolution qui depuis 1820 a changé complètement la face des études historiques , ou pour mieux dire qui a fondé l' histoire parmi nous , est apparemment un fait aussi important que l' apparition de quelque nouveau système . Eh bien ! les travaux si pleins d' originalité des * Guizot , des * Thierry , des * Michelet auraient -ils été possibles sans les collections bénédictines et tant d' autres travaux préparatoires ? * Mabillon , * Muratori , * Baluze , * Du * Cange , n' étaient pas de grands philosophes , et pourtant ils ont plus fait pour la vraie philosophie que tant d' esprits creux et systématiques qui ont voulu bâtir en l' air l' édifice des choses , et dont pas une syllabe ne restera parmi les acquisitions définitives . Je ne parle point ici de ces oeuvres où la plus solide érudition s' unit à une critique fine ou élevée , comme les derniers volumes de l' Histoire littéraire de la * France , comme l' Essai sur le buddhisme de * M . * Eugène * Burnouf , comme l' Archéologie indienne de * M . * Lassen , comme la Grammaire comparée de * M . * Bopp , ou les Religions de l' antiquité de * M . * Guigniaut . J' affirme , pour ma part , qu' il n' est aucun de ces ouvrages où je n' aie puisé plus de choses philosophiques que dans toute la collection de * Descartes et de son école . dis -je , de tels livres , presque insignifiants en eux-mêmes , ont une valeur inappréciable , si on les envisage comme matériaux de l' histoire de l' esprit humain . Je verrais brûler dix mille volumes de philosophie dans le genre des leçons de * LA * Romiguière ou de la Logique de Port-Royal , que je sauverais de préférence la Bibliothèque orientale d' * Assémani ou la Bibliotheca arabico-hispana de * Casiri . Car pour la philosophie , il y a toujours avantage à reprendre les choses ab integro , et après tout le philosophe peut toujours dire : Omnia mecum porto ; au lieu que les plus beaux génies du monde ne sauraient me rendre les documents que ces collections renferment sur les littératures syriaque et arabe , deux faces très secondaires sans doute , mais enfin deux faces de l' esprit humain . Il est facile de jeter le ridicule sur ces tentatives de restauration de littératures obscures et souvent médiocres . Cela vient de ce qu' on ne comprend pas dans toute son étendue et son infinie variété la science de l' esprit humain . Un savant élève de * M . * Burnouf , * M . * Foucaux , essaie depuis quelques années de fonder en * France des études tibétaines . Je m' étonnerais bien si sa louable entreprise ne lui a pas déjà valu plus d' une épigramme ; eh bien ! je déclare , moi , que * M. * Foucaux fait une oeuvre plus méritoire pour la philosophie de l' avenir que les trois quarts de ceux qui se posent en philosophes et en penseurs . Quand * M . * Hodgson découvrit dans les monastères du * Népal les monuments primitifs du buddhisme indien , il servit plus la pensée que n' aurait pu faire une génération de métaphysiciens scolastiques . Il fournissait un des éléments les plus essentiels pour l' explication du christianisme et de l' évangile , en dévoilant à la critique une des plus curieuses apparitions religieuses et le seul fait qui ait une analogie intime avec le plus grand phénomène de l' histoire de l' humanité . Celui qui nous rapporterait de l' * Orient quelques ouvrages zends ou pehlvis , qui ferait connaître à l' * Europe les poèmes épiques et toute la civilisation des Radjpoutes , qui pénétrerait dans les bibliothèques des * Djaïns du Guzarate , ou qui nous ferait connaître exactement les livres de la secte gnostique qui se conserve encore sous le nom de meudéens ou de nasoréens , celui -là serait certain de poser une pierre éternelle dans le grand édifice de la science de l' humanité . Quel est le penseur abstrait qui peut avoir la même assurance ? C' est donc dans la philosophie qu' il faut chercher la véritable valeur de la philologie . Chaque branche de la connaissance humaine a ses résultats spéciaux qu' elle apporte en tribut à la science générale des choses et à la critique universelle , l' un des premiers besoins de l' homme pensant . Là est la dignité de toute recherche particulière et des derniers détails d' érudition , qui n' ont point de sens pour les esprits superficiels et légers . à ce point de vue , il n' y a pas de recherche inutile ou frivole . Il n' est pas d' étude , quelque mince que paraisse son objet , qui n' apporte son trait de lumière à la science du tout , à la vraie philosophie des réalités . Les résultats généraux qui seuls , il faut l' avouer , ont de la valeur en eux-mêmes , et sont la fin de la science , ne sont possibles que par le moyen de la connaissance , et de la connaissance érudite des détails . Bien plus , les résultats généraux qui ne s' appuient pas sur la connaissance des derniers détails sont nécessairement creux et factices , au lieu que les recherches particulières , même destituées de l' esprit philosophique , peuvent être du plus grand prix , quand elles sont exactes et conduites suivant une sévère méthode . L' esprit de la science est cette communauté intellectuelle qui rattache l' un à l' autre l' érudit et le penseur , fait à chacun d' eux sa gloire méritée , et confond dans une même fin leurs rôles divers . L' union de la philologie et de la philosophie , de l' érudition et de la pensée , devrait donc être le caractère du travail intellectuel de notre époque . C' est la philologie ou l' érudition qui fournira au penseur cette forêt de choses ( silva rerum ac sententiarum , comme dit * Cicéron ) , sans laquelle la philosophie ne sera jamais qu' une toile de * Pénélope , qu' on devra recommencer sans cesse . Il faut renoncer définitivement à la tentative de la vieille école , de construire la théorie des choses par le jeu des formules vides de l' esprit , à peu près comme si , en faisant aller la manivelle d' un tisserand sans y mettre du fil , on prétendait faire de la toile , ou qu' on crût obtenir de la farine en faisant tourner un moulin sans y mettre du blé . Le penseur suppose l' érudit ; et ne fût -ce qu' en vue de la sévère discipline de l' esprit , je ferais peu de cas du philosophe qui n' aurait pas travaillé , au moins une fois dans sa vie , à éclaircir quelque point spécial de la science . Sans doute les deux rôles peuvent se séparer , et ce partage même est souvent désirable . Mais il faudrait au moins qu' un commerce intime s' établît entre ces fonctions diverses , que les travaux de l' érudit ne demeurassent plus ensevelis dans la masse des collections savantes , où ils sont comme s' ils n' étaient pas , et que le philosophe , d' un autre côté , ne s' obstinât plus à chercher au dedans de lui-même les vérités vitales dont les sciences du dehors sont si riches pour celui qui les explore avec intelligence et critique . D' où viennent tant de vues nouvelles sur la marche des littératures et de l' esprit humain , sur la poésie spontanée , sur les âges primitifs , si ce n' est de l' étude patiente des plus arides détails . * Vico , * Wolf , * Niebuhr , * Strauss auraient -ils enrichi la pensée de tant d' aperçus nouveaux , sans la plus minutieuse érudition ? N' est -ce pas l' érudition qui a ouvert devant nous ces mondes de l' * Orient , dont la connaissance a rendu possible la science comparée des développements de l' esprit humain ? Pourquoi un des plus beaux génies des temps modernes , * Herder , dans ce traité de la Poésie des * Hébreux , où il a mis toute son âme , est -il si souvent inexact , faux , chimérique , si ce n' est pour n' avoir point appuyé d' une critique savante l' admirable sens esthétique dont il était doué ? à ce point de vue , l' étude même des folies de l' esprit a son prix pour l' histoire et la psychologie . Plusieurs problèmes importants de critique historique ne seront résolus que quand un érudit intelligent aura consacré sa vie au dépouillement du Talmud et de la Cabbale . Si * Montesquieu , dépouillant le chaos des lois ripuaires , visigothes et burgondes , a pu se comparer à * Saturne dévorant des pierres , quelle force ne faudrait -il pas supposer à l' esprit capable de digérer un tel fatras ? Et pourtant il y aurait à en extraire une foule de données précieuses pour l' histoire des religions comparées . Depuis le XVe siècle , les sciences qui ont pour objet l' esprit humain et ses oeuvres n' ont pas fait de découverte comparable à celle qui nous a révélé dans l' * Inde un monde intellectuel d' une richesse , d' une variété , d' une profondeur merveilleuses , une autre * Europe en un mot . PARCOUREZ NOS idées les plus arrêtées en littérature comparée , en linguistique , en ethnographie , en critique , vous les verrez toutes empreintes et modifiées par cette grande et capitale découverte . Pour moi , je trouve peu d' éléments de ma pensée dont les racines ne plongent en ce terrain sacré , et je prétends qu' aucune création philosophique n' a fourni autant de parties vivantes à la science moderne que cette patiente restitution d' un monde qu' on ne soupçonnait pas . Voilà donc une série de résultats essentiels introduits dans le courant de l' esprit humain par des philologues , des érudits , des hommes dont les partisans de l' a priori feraient sans doute bien peu de cas . Que sera -ce donc quand cette mine à peine effleurée aura été exploitée dans tous les sens ? Que sera -ce , quand tous les recoins de l' esprit humain auront été ainsi explorés et comparés ? Or la philologie seule est compétente pour accomplir cette oeuvre . * Anquetil- * Duperron était certes un patient et zélé chercheur . Pourquoi cependant tous ses travaux ont -ils dû être repris en sous-oeuvre et radicalement réformés ? C' est qu' il n' était pas philologue . On pourrait croire qu' en rappelant l' activité intellectuelle à l' érudition on constate par là même son épuisement , et qu' on assimile notre siècle à ces époques où la littérature ne pouvant plus rien produire d' original devient critique et rétrospective . Sans doute , si notre érudition n' était qu' une lettre pâle et morte , si , comme certains esprits étroits , nous ne cherchions dans la connaissance et l' admiration des oeuvres du passé que le droit pédantesque de mépriser les oeuvres du présent . Mais , outre que nos créations sont plus vivaces que celles des anciens , et que chaque nation moderne peut fournir de la sève à deux ou trois littératures superposées , notre manière de concevoir la philologie est bien plus philosophique et plus féconde que celle de l' antiquité . La philologie n' est pas chez nous , comme dans l' école d' * Alexandrie , une simple curiosité d' érudit ; c' est une science organisée , ayant un but sérieux et élevé ; c' est la science des produits de l' esprit humain . Je ne crains pas d' exagérer en disant que la philologie , inséparablement liée à la critique , est un des éléments les plus essentiels de l' esprit moderne , que sans la philologie le monde moderne ne serait pas ce qu' il est , que la philologie constitue la grande différence entre le moyen âge et les temps modernes . Si nous surpassons le moyen âge en netteté , en précision , en critique , nous le devons uniquement à l' éducation philologique . Le moyen âge travaillait autant que nous , le moyen âge a produit des esprits aussi actifs , aussi pénétrants que les nôtres ; le moyen âge a eu des philosophes , des savants , des poètes ; mais il n' a pas eu de philologues ; de là ce manque de critique qui le constitue à l' état d' enfance intellectuelle . Entraîné vers l' antiquité par ce besoin nécessaire qui porte toutes les nations néo-Latines vers leurs origines intellectuelles , il n' a pu la connaître dans sa vérité , faute de l' instrument nécessaire . Il y avait autant d' auteurs latins et aussi peu d' auteurs grecs en * Occident à l' époque de * Vincent de * Beauvais qu' à l' époque de * Pétrarque . Et pourtant * Vincent de * Beauvais ignore l' antiquité , il n' en possède que quelques bribes insignifiantes et détachées , ne formant aucun sens , et ne constituant pas un esprit . * Pétrarque , au contraire , qui n' a pas encore lu * Homère , mais qui en possède un manuscrit en langue originale et l' adore sans le comprendre , a deviné l' antiquité ; il en possède l' esprit aussi éminemment qu' aucun savant des siècles qui ont suivi ; il comprend par son âme ce dont la lettre lui échappe ; il s' enthousiasme pour un idéal qu' il ne peut encore que soupçonner . C' est que l' esprit philologique fait en lui sa première apparition . Voilà pourquoi il doit être regardé comme le fondateur de l' esprit moderne en critique et en littérature . Il est à la limite de la connaissance inexacte , fragmentaire , matérielle , et de la connaissance comparée , délicate , critique en un mot . Si le moyen âge , par exemple , a si mal compris la philosophie ancienne , est -ce faute de l' avoir suffisamment étudiée ? Qui oserait le dire du siècle qui a produit les vastes commentaires d' * Albert et de saint * Thomas ? Est -ce faute de documents suffisants ? Pas davantage . Il possédait le corps complet du péripatétisme , c' est-à-dire l' encyclopédie philosophique de l' antiquité ; il y joignait de nombreux documents sur le platonisme , et possédait dans les oeuvres de * Cicéron , de * Sénèque , de * Macrobe , de * Chalcidius et dans les commentaires sur * Aristote presque autant de renseignements sur la philosophie ancienne que nous en possédons nous-mêmes . Que manqua -t-il donc à ces laborieux travailleurs qui consacrèrent tant de veilles à la grande étude ? Il leur manqua ce qu' eut la Renaissance , la philologie . Si au lieu de consumer leur vie sur de barbares traductions et des travaux de seconde main , les commentateurs scolastiques eussent appris le grec et lu dans leur texte * Aristote , * Platon , * Alexandre d' * Aphrodise , le XVe siècle n' eût pas vu le combat de deux * Aristote , l' un resté solitaire et oublié dans ses pages originales , l' autre créé artificiellement par des déviations successives et insensibles du texte primitif . Les textes originaux d' une littérature en sont le tableau véritable et complet . Les traductions et les travaux de seconde main en sont des copies affaiblies , et laissent toujours subsister de nombreuses lacunes que l' imagination se charge de remplir . à mesure que les copies s' éloignent et se reproduisent en des copies plus imparfaites encore , les lacunes s' augmentent , les conjectures se multiplient , la vraie couleur des choses disparaît . La traduction classique au XIVe siècle ressemblait à l' antiquité , comme l' * Aristote et le * Galien des facultés , pour lesquels on renvoyait les élèves et les professeurs aux cahiers traditionnels , ressemblaient au véritable * Aristote , au véritable * Galien , comme la culture grecque ressemble aux bribes insignifiantes recueillies d' après d' autres compilateurs par * Martien * Capella ou * Isidore de * Séville . Ce qui manque au moyen âge , ce n' est ni la production originale , ni la curiosité du passé , ni la persévérance du travail . Les érudits de la Renaissance ne l' emportaient ni en pénétration ni en zèle sur un * Alcuin , un * Alain de * Lille , un * Alexandre de * Halès , un * Roger * Bacon . Mais ils étaient plus critiques ; ils jouissaient du bénéfice du temps et des connaissances acquises ; ils profitaient des heureuses circonstances amenées par les événements . C' est le sort de la philologie comme de toutes les sciences d' être inévitablement enchaînée à la marche des choses , et de ne pouvoir avancer d' un jour par des efforts voulus le progrès qui doit s' accomplir . ( ... ) est donc le caractère général de la connaissance de l' antiquité au moyen âge , ou , pour mieux dire , de tout l' état intellectuel de cette époque . La politique y participait comme la littérature . Ces fictions de rois , de patrices , d' empereurs , de * Césars , d' * Augustes , transportées en pleine barbarie , ces légendes de * Brut , de * Francus , cette opinion que toute autorité doit remonter à l' Empire romain , comme toute haute noblesse à * Troie , cette manière d' envisager le droit romain comme le droit absolu , le savoir grec comme le savoir absolu , d' où venaient -ils , si ce n' est du grossier à-peu-près auquel on était réduit sur l' antiquité , du jour demi fantastique sous lequel on voyait ce vieux monde , auquel on aspirait à se rattacher ? L' esprit moderne , c' est-à-dire le rationalisme , la critique , le libéralisme , a été fondé le même jour que la philologie . Les fondateurs de l' esprit moderne sont des philologues . La philologie constitue aussi une des supériorités que les modernes peuvent à bon droit revendiquer sur les anciens . L' antiquité n' offre aucun beau type de philologue philosophe , dans le genre de * Humboldt , * Lessing , * Fauriel . Si quelques Alexandrins , comme * Porphyre et * Longin , réunissent la philologie et la philosophie , ces deux mondes chez eux se touchent à peine ; la philosophie ne sort pas de la philologie , la philologie n' est pas philosophique . Que sont * Denys d' * Halicarnasse , * Aristarque , * Aphthonius , * Macrobe , comparés à ces fins et excellents esprits , qui sont à un certain point de vue les philosophes du XIXe siècle ! Que sont des questions comme celles -ci : " pourquoi * Homère a -t-il commencé le catalogue des vaisseaux par les Boétiens ? Comment la tête de * Méduse pouvait -elle être à la fois aux enfers et sur le bouclier d' un * Dieu ? Combien * Ulysse avait -il de rameurs ? " et autres problèmes qui défrayaient les disputes des écoles d' * Alexandrie et de * Pergame , si on les compare à cette façon ingénieuse , compréhensive et délicate de discourir sur toutes les surfaces des choses , de cueillir la fine fleur de tous les sujets , de se promener en observateur multiple dans un coin de l' universel , que de nos jours on appelle la critique ? Une telle infériorité est du reste facile à expliquer . Les moyens de comparaison manquaient aux anciens ; partout où ils ont eu sous la main des matériaux suffisants , comme dans la question homérique , ils nous ont laissé peu à faire , excepté pour la haute critique , à laquelle la comparaison des littératures est indispensable . Ainsi leur grammaire est surtout défectueuse , parce qu' ils ne savaient que leur langue : or les grammaires particulières ne vivent que par la grammaire générale , et la grammaire générale suppose la comparaison des idiomes . Par la minutie des détails et la patience des rapprochements , les anciens ont égalé les plus absorbés des philologues modernes . Quant à la critique des textes , leur position était fort différente de la nôtre . Ils n' étaient pas comme nous en face d' un inventaire arrêté une fois pour toutes des manuscrits faisant autorité . Ils devraient donc songer moins que nous à les comparer et à les compter . * Aulu- * Gelle , par exemple , dans les discussions critiques auxquelles il se livre fréquemment , raisonne presque toujours a priori , et n' en appelle presque jamais à l' autorité des exemplaires anciens . * Aristarque , dit * Cicéron , rejetait comme interpolés les vers d' * Homère qui ne lui plaisaient pas . L' imperfection de la lexicographie , l' état d' enfance de la linguistique , jetaient aussi beaucoup d' incertitude sur l' exégèse des textes archaïques . La langue ancienne en était venue , aux époques philologiques , à former un idiome savant , qui exigeait une étude particulière , à peu près comme la langue littérale des Orientaux , et il ne faut pas s' étonner que les modernes se permettent de censurer parfois les interprétations des philologues anciens ; car ils n' étaient guère plus compétents que nous pour la théorie scientifique de leur propre langue , et nous avons incontestablement des moyens herméneutiques qu' ils n' avaient pas . Les anciens en effet ne savaient guère que leur propre langue , et de cette langue que la forme classique et arrêtée . Mais c' est surtout dans l' érudition que l' infériorité de l' antiquité était sensible . Le manque de livres élémentaires , de manuels renfermant les notions communes et nécessaires , de dictionnaires biographiques , historiques et géographiques , etc ... , réduisait chacun à ses propres recherches et multipliait les erreurs mêmes sous les plumes les plus exercées . Où en serions -nous , si pour apprendre l' histoire ou la géographie , nous en étions réduits aux faits épars que nous avons pu recueillir dans des livres qui ne traitent pas de cette science ex professo ? La rareté des livres , l' absence des Index et de ces concordances qui facilitent si fort nos recherches , obligeaient à citer souvent de mémoire , c' est-à-dire d' une manière très inexacte . - Enfin les anciens n' avaient pas l' expérience d' un assez grand nombre de révolutions littéraires , ils ne pouvaient comparer assez de littératures pour s' élever bien haut en critique esthétique . Rappelons -nous que notre supériorité en ce genre ne date guère que de quelques années . Les anciens sous ce rapport étaient exactement au niveau de notre XVIIe siècle . Quand on lit les opuscules de * Denys d' * Harlicarnasse sur * Platon , sur * Thucydide , sur le style de * Démosthène , on croit lire les Mémoires de * M. et de * madame * Dacier et des honnêtes savants qui remplissent les premiers volumes des Mémoires de l' Académie des Inscriptions et Belles-Lettres . Dans le Traité du Sublime lui-même , c' est-à-dire dans la meilleure oeuvre critique de l' antiquité , oeuvre que l' on peut comparer aux productions de l' école française du XVIIIe siècle , que d' artificiel , que de puérilités ! Peut-être les siècles qui savent le mieux produire le beau sont -ils ceux qui savent le moins en donner la théorie . Rien de plus insipide que ce que * Racine et * Corneille nous ont laissé en fait de critique . On dirait qu' ils n' ont pas compris leurs propres beautés . Pour apprécier la valeur de la philologie , il ne faut pas se demander ce que vaut telle ou telle obscure monographie , telle note que l' érudit serre au bas des pages de son auteur favori : on aurait autant de droit de demander à quoi sert en histoire naturelle la monographie de telle variété perdue parmi les cinquante mille espèces d' insectes . Il faut prendre la révolution qu' elle a opérée ; examiner ce que l' esprit humain était avant la culture philologique , ce qu' il est devenu depuis qu' il l' a subie , quels changements la connaissance critique de l' antiquité a introduits dans la manière de voir des modernes . Or , une histoire attentive de l' esprit humain depuis le XVe siècle démontrerait , ce me semble , que les plus importantes révolutions de la pensée ont été amenées directement ou indirectement par des hommes qu' on doit appeler littérateurs ou philologues . Il est indubitable au moins que de tels hommes ont exercé une influence bien plus directe que ceux qu' on appelle proprement philosophes . Quand l' avenir règlera les rangs dans le * Panthéon de l' humanité d' après l' action exercée sur le mouvement des choses , les noms de * Pétrarque , de * Voltaire , de * Rousseau , de * Lamartine , précéderont sans doute ceux de * Descartes et de * Kant . Les premiers réformateurs , * Luther , * Mélanchthon , * Eobanus * Hessus , * Calvin , tous les fauteurs de la Réforme , * érasme , les * étienne , étaient des philologues ; la Réforme est née en pleine philologie . Le XVIIIe siècle , bien que superficiel en érudition , arrive à ses résultats bien plus par la critique , l' histoire et la science positive que par l' abstraction métaphysique . La critique universelle est le seul caractère que l' on puisse assigner à la pensée délicate , fuyante , insaisissable du XIXe siècle . De quel nom appeler tant d' intelligences d' élite qui sans dogmatiser abstraitement ont révélé à la pensée une nouvelle façon de s' exercer dans le monde des faits ? * M. * Cousin lui-même est -il un philosophe ? Non : c' est un critique qui s' occupe de philosophie , comme tel autre s' occupe de l' histoire , tel autre de ce qu' on appelle littérature . La critique , telle est donc la forme sous laquelle , dans toutes les voies , l' esprit humain tend à s' exercer ; or , si la critique et la philologie ne sont pas identiques , elles sont au moins inséparables . Critiquer , c' est se poser en spectateur et en juge au milieu de la variété des choses ; or la philologie est l' interprète des choses , le moyen d' entrer en communication avec elles et d' entendre leur langage . Le jour où la philologie périrait , la critique périrait avec elle , la barbarie renaîtrait , la crédulité serait de nouveau maîtresse du monde . Cette immense mission que la philologie a remplie dans le développement de l' esprit moderne est loin d' être accomplie ; peut-être ne fait -elle que commencer . Le rationalisme , qui est le résultat le plus général de toute la culture philologique , a -t-il pénétré dans la masse de l' humanité ? Des croyances étranges , qui révoltent le sens critique , ne sont -elles pas encore avalées comme de l' eau par des intelligences même distinguées ? Le sentiment des lois psychologiques est -il généralement répandu , ou du moins exerce -t-il une influence suffisante sur le tour de la pensée et le langage habituel ? La vue saine des choses , laquelle ne résulte pas d' un argument , mais de toute une culture critique , de toute la direction intellectuelle , est -elle le fait du grand nombre ? Le rôle de la philologie est d' achever cette oeuvre , de concert avec les sciences physiques . Dissiper le brouillard qui aux yeux de l' ignorant enveloppe le monde de la pensée comme celui de la nature , substituer aux imaginations fantastiques du rêve primitif les vues claires de l' âge scientifique , telle est la fin commune vers laquelle convergent si puissamment ces deux ordres de recherches . Nature , telle est le mot dans lequel ils se résument . Je le répète , tout cela n' est pas le fruit d' une démonstration isolée ; tout cela est le résultat du regard net et franc jeté sur le monde , des habitudes intellectuelles créées par les méthodes modernes . Deux voies , qui n' en font qu' une , mènent à la connaissance directe et pragmatique des choses ; pour le monde physique , ce sont les sciences physiques ; pour le monde intellectuel , c' est la science des faits de l' esprit . Or , à cette science je ne trouve d' autre nom que celui de philologie . Tout supernaturalisme recevra de la philologie le coup de grâce . Le supernaturalisme ne tient en * France que parce qu' on n' y est pas philologue . Quand je m' interroge sur les articles les plus importants et le plus définitivement acquis de mon symbole scientifique , je mets au premier rang mes idées sur la constitution et le mode de gouvernement de l' univers , sur l' essence de la vie , son développement et sa nature phénoménale , sur le fond substantiel de toute chose et son éternelle délimitation dans des formes passagères , sur l' apparition de l' humanité , les faits primitifs de son histoire , les lois de sa marche , son but et sa fin ; sur le sens et la valeur des choses esthétiques et morales , sur le droit de tous les êtres à la lumière et au parfait , sur l' éternelle beauté de la nature humaine s' épanouissant à tous les points de l' espace et de la durée en poèmes immortels ( religions , art , temples , mythes , vertus , science , philosophie , etc. ) , enfin sur la part de divin qui est en toute chose , qui fait le droit à être , et qui convenablement mise en jour constitue la beauté . Est -ce en lisant tel philosophe que je me suis ainsi formulé les choses ? Est -ce par l' hypothèse a priori ? Non ; c' est par l' expérimentation universelle de la vie , c' est en poussant ma pensée dans toutes les directions , en battant tous les terrains , en secouant et creusant toute chose , en regardant se dérouler successivement les flots de cet éternel océan , en jetant de côté et d' autre un regard curieux et ami . J' ai la conscience que j' ai tout pris de l' expérience ; mais il m' est impossible de dire par quelle voie j' y suis arrivé , de quels éléments j' ai composé cet ensemble ( qui peut avoir très peu de valeur sans doute , mais qui enfin est ma vie ) . Balancement de toute chose , tissu intime , vaste équation où la variable oscille sans cesse par l' accession de données nouvelles , telles sont les images par lesquelles j' essaie de me représenter le fait , sans me satisfaire . Je sens que j' ai autant profité pour former ma conception générale des choses de l' étude de l' hébreu ou du sanskrit que de la lecture de * Platon , de la lecture du poème de * Job ou de l' évangile , de l' Apocalypse ou d' une Moallaca , du Baghavat-Gita ou du Coran , que de * Leibnitz et de * Hegel , de * Goethe ou de * Lamartine . Ce n' est pourtant pas Manou ou Koullouca-Bhatta , * Antar ou * Beidhawi , ce n' est pas la connaissance du sheva et du virama , du Kal et du Niphal , du Parasmaipadam et de l' Attmanépadam qui m' ont fait ma philosophie . Mais c' est la vue générale et critique , c' est l' induction universelle ; et je sens que , si j' avais à moi dix vies humaines à mener parallèlement , afin d' explorer tous les mondes , moi étant là au centre , humant le parfum de toute chose , jugeant et comparant , combinant et induisant , j' arriverais au système des choses . Eh bien ! ce que nul individu ne peut faire , l' humanité le fera ; car elle est immortelle , tous travaillent pour elle . L' humanité arrivera à percevoir la vraie physionomie des choses , c' est-à-dire à la vérité dans tous les ordres . Dites donc que ceux qui auront contribué à cette oeuvre immense , qui auront poli une des faces de ce diamant , qui auront enlevé une parcelle des scories qui voilent son éclat natif , ne sont que des pédants , des oisifs , des esprits lourds qui perdent leur temps , et qui , n' étant pas bons pour faire leur chemin dans le monde des vivants , se réfugient dans celui des momies et des nécropoles ! Philosopher , c' est savoir les choses ; c' est , suivant la belle expression de * Cuvier , instruire le monde en théorie . Je crois comme * Kant que toute démonstration purement spéculative n' a pas plus de valeur qu' une démonstration mathématique , et ne peut rien apprendre sur la réalité existante . La philologie est la science exacte des choses de l' esprit . Elle est aux sciences de l' humanité ce que la physique et la chimie sont à la science philosophique des corps . C' est ce que n' a pas suffisamment compris un esprit distingué d' ailleurs par son originalité et son honorable indépendance , * M. * Auguste * Comte . Il est étrange qu' un homme préoccupé surtout de la méthode des sciences physiques et aspirant à transporter cette méthode dans les autres branches de la connaissance humaine , ait conçu la science de l' esprit humain et celle de l' humanité de la façon la plus étroite , et y ait appliqué la méthode la plus grossière . * M. * Comte n' a pas compris l' infinie variété de ce fond fuyant , capricieux , multiple , insaisissable , qui est la nature humaine . La psychologie est pour lui une science sans objet , la distinction des faits psychologiques et physiologiques , la contemplation de l' esprit par lui-même , une chimère . La sociologie résume toutes les sciences de l' humanité : or la sociologie n' est pas pour lui la constatation sévère , patiente , de tous les faits de la nature humaine ; la sociologie n' est pas ( c' est * M . * Comte qui parle ) cette incohérente compilation de faits qu' on appelle histoire , à laquelle préside la plus radicale irrationalité . Elle se contente d' emprunter des exemples à cette indigeste compilation , puis se met à l' ouvrage sur ses propres frais , sans se soucier de connaissances littéraires fort inutiles . La méthode de * M . * Comte dans les sciences de l' humanité est donc le pur a priori . * M. * Comte , au lieu de suivre les lignes infiniment flexueuses de la marche des sociétés humaines , leurs enbranchements , leurs caprices apparents , au lieu de calculer la résultante définitive de cette immense oscillation , aspire du premier coup à une simplicité que les lois de l' humanité présentent bien moins encore que les lois du monde physique . * M. * Comte fait exactement comme les naturalistes hypothétiques qui réduisent de force à la ligne droite les nombreux enbranchements du règne animal . L' histoire de l' humanité est tracée pour lui , quand il a essayé de prouver que l' esprit humain marche de la théologie à la métaphysique et de la métaphysique à la science positive . La morale , la poésie , les religions , les mythologies , tout cela n' a aucune place , tout cela est pure fantaisie sans valeur . Si la nature humaine était telle que la conçoit * M . * Comte , toutes les belles âmes convoleraient au suicide ; il ne vaudrait pas la peine de perdre son temps à faire aller une aussi insignifiante manivelle . * M. * Comte croit bien comme nous qu' un jour la science donnera un symbole à l' humanité ; mais la science qu' il a en vue est celle des * Galilée , des * Descartes , des * Newton , restant telle qu' elle est . L' évangile , la poésie n' auraient plus ce jour -là rien à faire . * M. * Comte croit que l' homme se nourrit exclusivement de science , que dis -je ? de petits bouts de phrase comme les théorèmes de géométrie , de formules arides . Le malheur de * M . * Auguste * Comte est d' avoir un système , et de ne pas se poser assez largement dans le plein milieu de l' esprit humain , ouvert à toutes les aires de vents . Pour faire l' histoire de l' esprit humain il faut être fort lettré . Les lois étant ici d' une nature très délicate , et ne se présentant point de face comme dans les sciences physiques , la faculté essentielle est celle du critique littéraire , la délicatesse du tour ( c' est le tour d' ordinaire qui exprime le plus ) , la ténuité des aperçus , le contraire en un mot de l' esprit géométrique . Que dirait * M . * Comte d' un physicien qui se contenterait d' envisager en gros la physionomie des faits de la nature , d' un chimiste qui négligerait la balance ? Et ne commet -il pas semblable faute , quand il regarde comme inutiles toutes ces patientes explorations du passé , quand il déclare que c' est perdre son temps d' étudier les civilisations qui n' ont point de rapport direct avec la nôtre , qu' il faut seulement étudier l' * Europe pour déterminer la loi de l' esprit humain , puis appliquer cette loi a priori aux autres développements ? En cela , * M. * Comte est plus influencé qu' il ne pense par la vieille théorie historique des Quatre Empires , qui se trouve en germe dans le livre apocryphe de * Daniel , et qui depuis * Bossuet a eu le privilège de former la base de l' enseignement catholique . Il s' imagine que l' humanité a bien réellement traversé les trois états du fétichisme , du polythéisme , du monothéisme , que les premiers hommes furent cannibales , comme les sauvages , etc. Or , cela est inadmissible . Les pères de la race sémitique eurent , dès l' origine , une tendance secrète au monothéisme ; les Védas , ces chants incomparables , donnent très réellement l' idée des premières aspirations de la race indo-germanique . Chez ces races , la moralité date des premiers jours . En un mot , * M. * Comte n' entend rien aux sciences de l' humanité , parce qu' il n' est pas philologue . * M. * Proudhon , bien qu' ouvert à toute idée , grâce à l' extrême souplesse de son esprit , et capable de comprendre tour à tour les aspects les plus divers des choses , ne me semble pas non plus par moments avoir conçu la science d' une manière assez large . Nul n' a mieux compris que lui que la science seule est désormais possible ; mais sa science n' est ni poétique ni religieuse ; elle est trop exclusivement abstraite et logique . * M. * Proudhon n' est pas encore assez dégagé de la scolastique du séminaire ; il raisonne beaucoup ; il ne semble pas avoir compris suffisamment que , dans les sciences de l' humanité , l' argumentation logique n' est rien , et que la finesse d' esprit est tout . L' argumentation n' est possible que dans une science comme la géométrie , où les principes sont simples et absolument vrais , sans aucune restriction . Mais il n' en est pas ainsi dans les sciences morales , où les principes ne sont que des à-peu-près , des expressions imparfaites , posant plus ou moins , mais jamais à plein sur la vérité . Le jour donné à la pensée est ici la seule démonstration possible . La forme , le style sont les trois quarts de la pensée , et cela n' est pas un abus , comme le prétendent quelques puritains . Ceux qui déclament contre le style et la beauté de la forme dans les sciences phylosophiques et morales méconnaissent la vraie nature des résultats de ces sciences et la délicatesse de leurs principes . En géométrie , en algèbre , on peut sans crainte s' abandonner au jeu des formules , sans s' inquiéter , dans le courant du raisonnement , des réalités qu' elles représentent . Dans les sciences morales , au contraire , il n' est jamais permis de se confier ainsi aux formules , de les combiner indéfiniment , comme faisait la vieille théologie , en étant sûr que le résultat qui en sortira sera rigoureusement vrai . Il ne sera que logiquement vrai , et pourra même n' être pas aussi vrai que les principes : car il se peut que la conséquence porte uniquement sur la part d' erreur ou de malentendu qui était dans les principes , mais suffisamment cachée pour que le principe fût acceptable . Il se peut donc qu' en raisonnant très logiquement , on arrive dans les sciences morales à des conséquences absolument fausses en partant de principes suffisamment vrais . Les livres faits pour défendre la propriété par le raisonnement sont aussi mauvais que ceux qui l' attaquent par la même méthode . Le vrai , c' est que le raisonnement ne doit pas être écouté en cet ordre de choses , c' est que les résultats du raisonnement ne sont ici légitimes qu' à la condition d' être contrôlés à chaque pas par l' expérience immédiate . Et toutes les fois qu' on se voit mené par la logique à des conséquences extrêmes , il ne faut pas s' en effrayer ; car les faits aperçus finement sont ici le seul criterium de vérité . chapitre IX : Que signifient donc ces vains et superficiels mépris ? Pourquoi le philologue , manipulant les choses de l' humanité , pour ne tirer la science de l' humanité , est -il moins compris que le chimiste et le physicien , manipulant la nature , pour arriver à la théorie de la nature ? Assurément c' est une bien vaine existence que celle de l' érudit curieux qui a passé sa vie à s' amuser doctement et à traiter frivolement des choses sérieuses . Les gens du monde ont quelque raison de ne voir en ce rôle qu' un tour de force de mémoire , bon pour ceux qui n' ont reçu en partage que des qualités secondaires . Mais leur vue est courte et bornée , en ce qu' ils ne s' aperçoivent pas que la polymathie est la condition de la haute intelligence esthétique , morale , religieuse , poétique . Une philosophie qui croit pouvoir tout tirer de son propre sein , c' est-à-dire de l' étude de l' âme et de considérations purement abstraites , doit nécessairement mépriser l' érudition , et la regarder comme préjudiciable aux progrès de la raison . La mauvaise humeur de * Descartes , de * Malebranche et en général des cartésiens contre l' érudition , est à ce point de vue légitime et raisonnable . Il était d' ailleurs difficile au XVIIe siècle de deviner la haute critique et le grand esprit de la science . * Leibnitz le premier a réalisé dans une belle harmonie cette haute conception d' une philosophie critique , que * Bayle n' avait pu atteindre par trop de relâchement d' esprit . Le XIXe siècle est appelé à la réaliser et à introduire le positif dans toutes les branches de la connaissance . La gloire de * M . * Cousin sera d' avoir proclamé la critique comme une méthode nouvelle en philosophie , méthode qui peut mener à des résultats tout aussi dogmatiques que la spéculation abstraite . L' éclectisme ne s' est affaibli que le jour où des nécessités extérieures , auxquelles il n' a pas pu résister , l' ont forcé à embrasser exclusivement certaines doctrines particulières , qui l' ont rendu presque aussi étroit qu' elles mêmes , et à se couvrir de quelques noms , qu' on doit honorer autrement que par le fanatisme . Tel n' était pas le grand éclectisme des cours de 1828 et 1829 , et de la préface à * Tennemann . La nouvelle génération philosophique comprendra la nécessité de se transporter dans le centre vivant des choses , de ne plus faire de la philosophie un recueil de spéculations sans unité , de lui rendre enfin son antique et large acception , son éternelle mission de donner à l' homme les vérités vitales . La philosophie , en effet , n' est pas une science à part ; c' est un côté de toutes les sciences . Il faut distinguer dans chaque science la partie technique et spéciale , qui n' a de valeur qu' en tant qu' elle sert à la découverte et à l' exposition , et les résultats généraux que la science en question fournit pour son compte à la solution du problème des choses . La philosophie est cette tête commune , cette région centrale du grand faisceau de la connaissance humaine , où tous les rayons se touchent dans une lumière identique . Il n' est pas de ligne qui , suivie jusqu'au bout , ne mène à ce foyer . La psychologie , que l' on s' est habitué à considérer comme la philosophie tout entière n' est après tout qu' une science comme une autre ; peut-être n' est -ce même pas celle qui fournit les résultats les plus philosophiques . La logique entendue comme l' analyse de la raison n' est qu' une partie de la psychologie ; envisagée comme un recueil de procédés pour conduire l' esprit à la découverte de la vérité , elle est tout simplement inutile , puisqu' il n' est pas possible de donner des recettes pour trouver le vrai . La culture délicate et l' exercice multiple de l' esprit sont à ce point de vue la seule logique légitime . La morale et la théodicée ne sont pas des sciences à part ; elles deviennent lourdes et ridicules , quand on veut les traiter suivant un cadre scientifique et défini : elles ne devraient être que le son divin résultant de toute chose , ou tout au plus l' éducation esthétique des instincts purs de l' âme , dont l' analyse rentre dans la psychologie . De quel droit donc formerait -on un ensemble ayant droit de s' appeler philosophie , puisque cet ensemble , dans les seules limites qu' on puisse lui assigner , a déjà un nom particulier , qui est la psychologie . L' antiquité avait merveilleusement compris cette haute et large acception de la philosophie . La philosophie était pour elle le sage , le chercheur , * Jupiter sur le mont * Ida , le spectateur dans le monde . " Parmi ceux qui accourent aux panégyres de la * Grèce , les uns y sont attirés par le désir de combattre et de disputer la palme ; les autres y viennent pour leurs affaires commerciales ; quelques-uns enfin ne s' y rendent ni pour la gloire , ni pour le profit , mais pour voir ; et ceux -là sont les plus nobles , car le spectacle est pour eux , et eux n' y sont pour personne . De même en entrant dans la vie , les uns aspirent à se mêler à la lutte , les autres sont ambitieux de faire fortune ; mais il est quelques âmes d' élite qui , méprisant les soins vulgaires , tandis que la plèbe des combattants se déchire dans l' arène , s' envisagent comme spectateurs dans le vaste amphithéâtre de l' univers . Ce sont les philosophes " . - Jamais la philosophie n' a été plus parfaitement définie . à l' origine de la recherche rationnelle , le mot de philosophie pouvait sans inconvénient désigner l' ensemble de la connaissance humaine . Puis , quand chacune des séries d' études devint assez étendue pour absorber des vies entières et présenter un côté de la vie universelle , chaque branche devint une science indépendante , et laissa le tronc commun appauvri par ces retranchements successifs . Les fruits mûrs , après avoir grandi de la sève commune , se détachaient de la tige et laissaient l' arbre dépouillé . La philosophie ne conserva ainsi que les notions les moins déterminées , celles qui n' avaient pu se grouper en unités distinctes , et qui n' avaient guère d' autre raison de se trouver réunies sous un nom commun que l' impossibilité où l' on était de ranger chacune d' elles sous un autre nom . Il est temps de revenir à l' acception antique , non pas sans doute pour renfermer de nouveau dans la philosophie toutes les sciences particulières avec leurs infinis détails , mais pour en faire le centre commun des conquêtes de l' esprit humain , l' arsenal des provisions vitales . Qui dira que l' histoire naturelle , l' anatomie et la physiologie comparées , l' astronomie , l' histoire et surtout l' histoire de l' esprit humain , ne donnent pas au penseur des résultats aussi philosophiques que l' analyse de la mémoire , de l' imagination , de l' association des idées ? Qui osera prétendre que * Geoffroy * Saint- * Hilaire , * Cuvier , les * Humboldt , * Goethe , * Herder , n' avaient pas droit au titre de philosophes au moins autant que * Dugald- * Stewart ou * Condillac ? Le philosophe , c' est l' esprit saintement curieux de toute chose ; c' est le gnostique dans le sens primitif et élevé de ce mot ; le philosophe , c' est le penseur , quel que soit l' objet sur lequel s' exerce sa pensée . Certes nous sommes loin du temps où chaque penseur résumait sa philosophie dans un ( ... ) . Si nous concevons que l' esprit humain , dans sa légitime impatience et sa naïve présomption , ait cru pouvoir , dès ses premiers essais et en quelques pages , tracer le système de l' univers , les patientes investigations de la science moderne , les innombrables ramifications des problèmes , les bornes des recherches reculant avec celles des découvertes , l' infinité des choses en un mot , nous font croire volontiers que le tableau du monde devrait être infini comme le monde lui-même . Un * Aristote est de nos jours impossible . Non seulement l' alliance des études psychologiques et morales avec les sciences physiques et mathématiques est devenue un rare phénomène ; mais une subdivision assez restreinte quant à son objet d' une branche de la connaissance humaine est souvent elle-même un champ trop vaste pour les travaux d' une vie laborieuse et d' un esprit pénétrant . Je n' entends point que ce soit là une critique : cette marche de la science est légitime . Au syncrétisme primitif , à l' étude vague et approximative doit succéder la rigueur de la scrupuleuse analyse . L' étude superficielle du tout doit faire place à l' examen approfondi et successif des parties ; mais il faut se garder de croire que là se ferme le cercle de l' esprit humain , et que la connaissance des détails en soit le terme définitif . Si le but de la science était de compter les taches de l' aile d' un papillon , ou d' énumérer dans une langue souvent barbare les diverses espèces de la flore d' un pays , il vaudrait mieux , ce semble , revenir à la définition platonicienne et déclarer qu' il n' y a pas de science de ce qui passe . Il est bon sans doute que l' étude expérimentale se disperse par l' analyse sur toutes les individualités de l' univers , mais c' est à condition qu' un jour elle se recueille en une parfaite synthèse , bien supérieure au syncrétisme primitif , parce qu' elle sera fondée sur la connaissance distincte des parties . Quand la dissection aura été poussée jusqu'à ses dernières limites ( et on peut croire que dans quelques sciences cette limite a été atteinte ) , alors on commencera le mouvement de comparaison et de recomposition . Nous aurons eu l' oeuvre humiliante et laborieuse ; et pourtant , quand l' avenir nous aura dépassés en profitant de nos travaux , on reprochera peut-être aussi durement à la science du XVIIIe et du XIXe siècle d' avoir été minutieuse et pragmatique , que nous reprochons aux anciens d' avoir été sommaires et hypothétiques . Tant il est difficile de savoir apprécier la nécessité et la légimité des révolutions successives de l' esprit humain . Une conséquence de cette méthode fragmentaire et partielle de la science moderne a été de bannir de la philosophie la cosmologie , qui , à l' origine , la constituait presque tout entière . Celui qu' on regarde ordinairement comme le fondateur de la philosophie rationnelle , * Thalès , ne serait plus aujourd'hui appelé philosophe . Nous nous croyons obligés de faire deux ou trois parts dans des vies scientifiques comme celles de * Descartes et de * Leibnitz ou même de * Newton ( bien que chez celui -ci la part de philosophie pure soit déjà beaucoup plus faible ) , et pourtant ces vies ont été parfaitement unes , et le mot par lequel s' est exprimée leur unité a été celui de philosophie . Il n' est plus temps sans doute de réclamer contre cette élimination nécessaire : la philosophie , après avoir renfermé dans son sein toutes les sciences naissantes , a dû les voir se séparer d' elle , aussitôt qu' elles sont arrivées à un degré suffisant de développement . Viendra -t-il un jour où elles y rentreront , non pas avec la masse de leurs détails , mais avec leurs résultats généraux ; un jour où la philosophie sera moins une science à part qu' une face de toutes les sciences , une sorte de centre lumineux où toutes les connaissances humaines se rencontreront par leur sommet en divergeant à mesure qu' elles descendront aux détails ? La loi régulière du progrès , prenant son point de départ dans le syncrétisme , pour arriver à travers l' analyse , qui seule est la méthode légitime , à la synthèse , qui seule a une valeur philosophique , pourrait le faire espérer . L' apparition d' un ouvrage comme le Cosmos de * M . * de * Humboldt , où un seul savant , renouvelant au XIXe siècle la tentative de * Timée ou de * Lucrèce , tient sous son regard le Cosmos dans sa totalité , prouve qu' il est encore possible de ressaisir l' unité cosmique perdue sous la multitude infinie des détails . Si le but de la philosophie est la vérité sur le système général des choses , comment serait -elle indifférente à la science de l' univers ? La cosmologie n' est -elle pas sacrée au même titre que les sciences psychologiques ? Ne soulève -t-elle pas des problèmes dont la solution est aussi impérieusement exigée par notre nature que celle des questions relatives à nous-mêmes et à la cause première ? Le monde n' est -il pas le premier objet qui excite la curiosité de l' esprit humain , n' aiguise -t-il pas tout d' abord cet appétit de savoir , qui est le trait distinctif de notre nature raisonnable , et qui fait de nous des êtres capables de philosopher ? Prenez les mythologies , qui nous donnent la vraie mesure des besoins spirituels de l' homme ; elles s' ouvrent toutes par une cosmogonie ; les mythes cosmologiques y occupent une place au moins aussi considérable que les mythes moraux et les théologoumènes . Et déjà même de nos jours , bien que les sciences particulières soient loin d' avoir atteint leur forme définitive , combien de données inappréciables n' ont -elles pas fournies à l' esprit qui aspire à savoir philosophiquement ? Celui qui n' a point appris de la géologie l' histoire de notre globe et des êtres qui l' ont successivement peuplé ; de la physiologie , les lois de la vie ; de la zoologie et de la botanique , les lois des formes de l' être , et le plan général de la nature animée ; de l' astronomie , la structure de l' univers ; de l' ethnographie , et de l' histoire , la science de l' humanité dans son devenir ; celui -là peut -il se vanter de connaître la loi des choses , que dis -je ? de connaître l' homme , qu' il n' étudie qu' abstraitement et dans ses manifestations individuelles ? Je vais éclairer par un exemple la manière dont on pourrait faire servir les sciences particulières à la solution d' une question philosophique . Je choisis le problème qui , depuis les premières années où j' ai commencé à philosopher , a le plus préoccupé ma pensée , le problème des origines de l' humanité . Il est indubitable que l' humanité a commencé d' exister . Il est indubitable aussi que l' apparition de l' humanité sur la terre s' est faite en vertu des lois permanentes de la nature , et que les premiers faits de sa vie psychologique et physiologique , bien que si étrangement différents de ceux qui caractérisent l' état actuel , étaient le développement pur et simple des lois qui règnent encore aujourd'hui , s' exerçant dans un milieu profondément différent . Il y a donc là un problème , important s' il en fut jamais , et de la solution duquel sortiraient des données capitales sur tout le sens de la vie humaine . Or ce problème se divise à mes yeux en six questions subordonnées , lesquelles devraient toutes se résoudre par des sciences diverses : 1e question ethnographique . - Si et jusqu'à quel point les races actuelles sont réductibles l' une à l' autre . Y a -t-il eu plusieurs centres de création ? Quels sont -ils ? etc . - Il faudrait donc que le chercheur possédât l' ensemble de toute l' ethnographie moderne , dans ses parties certaines et hypothétiques , et les connaissances d' anatomie et de linguistique sans lesquelles l' ethnographie est impossible . 2e Question chronologique . - à quelle époque l' humanité ou chaque race est -elle apparue sur la terre ? - Cette question devrait se résoudre par le balancement de deux moyens : d' une part , les données géologiques ; de l' autre , les données fournies par les chronologies antiques et surtout par les monuments . Il faudrait donc que l' auteur fût savant en géologie , et très versé dans les antiquités de la * Chine , de l' * égypte , de l' * Inde , des * Hébreux , etc . 3e Question géographique . - à quels points du globe l' humanité ou les diverses races ont -elles pris leur point de départ ? - Ici serait nécessaire la connaissance de la géographie dans sa partie la plus philosophique , et surtout la science la plus approfondie des antiques littératures et des traditions des peuples . Les langues fournissant l' élément capital , il faudrait que l' auteur fût habile linguiste , ou du moins possédât les résultats acquis par la philologie comparée . 4e Question physiologique . - Possibilité et mode d' apparition de la vie organique et de la vie humaine . Lois qui ont produit cette apparition , laquelle se continue encore dans les recoins de la nature . - Il faudrait , pour aborder ce côté de la question , posséder à fond la physiologie comparée , et être capable d' avoir un avis sur la question la plus délicate de cette science . 5e Question psychologique . - état de l' humanité et de l' esprit humain à ses premiers jours . Langues primitives . Origine de la pensée et du langage . Pénétration la plus intime des secrets de la psychologie spontanée , haute habitude de la psychologie et des sciences philosophiques , étude expérimentale de l' enfant et du premier exercice de sa raison , étude expérimentale du sauvage , par conséquent connaissance étendue des voyages , et autant que possible avoir voyagé soi-même chez les peuples primitifs , qui menacent chaque jour de disparaître , au moins avec leur spontanéité native ; connaissance de toutes les littératures primitives , génie comparé des peuples , littérature comparée , goût délicat et scientifique , finesse et spontanéité ; nature enfantine et sérieuse , capable de s' enthousiasmer du spontané et de le reproduire en soi au sein même du réfléchi . 6e Question historique . - Histoire de l' humanité avant l' apparition définitive de la réflexion . Je suis convaincu qu' il y a une science des origines de l' humanité qui sera construite un jour , non par la spéculation abstraite , mais par la recherche scientifique . Quelle est la vie humaine qui dans l' état actuel de la science suffirait à explorer tous les côtés de cet unique problème ! Pourtant comment le résoudre sans l' étude scientifique des données positives ? Et si on ne l' a pas résolu , comment dire qu' on sait l' homme et l' humanité ? Celui qui , par un essai même très imparfait contribuerait à la solution de ce problème , ferait plus pour la philosophie que par cinquante années de méditations métaphysiques . chapitre X : La psychologie , telle qu' on l' a entendue jusqu'ici , me semble avoir été conçue d' une façon assez étroite et n' avoir pas amené ses plus importants résultats . Et d' abord , elle s' est généralement bornée à étudier l' esprit humain dans son complet développement et tel qu' il est de nos jours . Ce que font la physiologie et l' anatomie pour les corps organisés , la psychologie l' a fait pour les phénomènes de l' âme , avec les différences de méthode réclamées par des objets si divers . Or , de même qu' à côté de la science des organes et de leurs opérations , il y en a une autre qui embrasse l' histoire de leur formation et de leur développement , de même à côté de la psychologie qui décrit et classifie les phénomènes et les fonctions de l' âme , il y aurait une embryogénie de l' esprit humain , qui étudierait l' apparition et le premier exercice de ces facultés dont l' action , maintenant si régulière , nous fait presque oublier qu' elles n' ont été d' abord que rudimentaires . Une telle science serait sans doute plus difficile et plus hypothétique que celle qui se borne à constater l' état présent de la conscience . Toutefois il est des moyens sûrs qui peuvent nous conduire de l' actuel au primitif , et si l' expérimentation directe de ce dernier état nous est impossible , l' induction s' exerçant sur le présent peut nous faire remonter à l' état qui l' a précédé et dont il n' est que l' épanouissement . En effet , si l' état primitif a disparu pour jamais , les phénomènes qui le caractérisaient ont encore chez nous leurs analogues . Chaque individu parcourt à son tour la ligne qu' a suivie l' humanité tout entière , et la série des développements de l' esprit humain est exactement parallèle au progrès de la raison individuelle , à la vieillesse près , qu' ignorera toujours l' humanité , destinée à refleurir à jamais d' une éternelle jeunesse . Les phénomènes de l' enfance nous représentent donc les phénomènes de l' homme primitif . D' un autre côté , la marche de l' humanité n' est pas simultanée dans toutes ses parties : tandis que par l' une elle s' élève à de sublimes hauteurs , par une autre elle se traîne encore dans les boues qui furent son berceau , et telle est la variété infinie du mouvement qui l' anime , que l' on pourrait à un moment donné retrouver dans les différentes contrées habituées par l' homme tous les âges divers que nous voyons échelonnés dans son histoire . Les races et les climats produisent simultanément dans l' humanité les mêmes différences que le temps a montrées successives dans la suite de ses développements . Les phénomènes , par exemple , qui signalèrent l' éveil de la conscience se retracent dans l' éternelle enfance de ces races non perfectibles , restées comme des témoins de ce qui se passa aux premiers jours de l' homme . Non qu' il faille dire absolument que le sauvage est l' homme primitif : l' enfance des diverses races humaines dut être fort différente selon le ciel sous lequel elles naquirent . Sans doute les misérables êtres qui bégayèrent d' abord des sons inarticulés sur le sol malheureux de l' * Afrique ou de l' * Océanie ressemblèrent peu à ces naïfs et gracieux enfants qui servirent de pères à la race religieuse et théocratique des * Sémites , et aux vigoureux ancêtres de la race philosophique et rationaliste des peuples indo-germaniques . Mais ces différences ne nuisent pas plus aux inductions générales que les variétés de caractère chez les individus n' entravent la marche des psychologues . L' enfant et le sauvage seront donc les deux grands objets d' étude de celui qui voudra construire scientifiquement la théorie des premiers âges de l' humanité . Comment n' a -t-on pas compris qu' il y a dans l' observation psychologique de ces races , que dédaigne l' homme civilisé , une science du plus haut intérêt , et que ces anecdotes rapportées par les voyageurs , qui semblent bonnes tout au plus à amuser des enfants , renferment en effet les plus profonds secrets de la nature humaine ? Il reste à la science un moyen plus direct encore pour se mettre en rapport avec ces temps reculés : ce sont les produits mêmes de l' esprit humain à ses différents âges , les monuments où il s' est exprimé lui-même , et qu' il a laissés derrière lui comme pour marquer la trace de ses pas . Malheureusement , ils ne datent que d' une époque trop rapprochée de nous , et le berceau de l' humanité reste toujours dans le mystère . Comment l' homme aurait -il légué le souvenir d' un âge où il se possédait à peine lui-même , et où , n' ayant pas de passé , il ne pouvait songer à l' avenir ? Mais il est un monument sur lequel sont écrites toutes les phases diverses de cette * Genèse merveilleuse , qui par ses mille aspects représente chacun des états qu' a tour à tour esquissés l' humanité , monument qui n' est pas d' un seul âge , mais dont chaque partie , lors même qu' on peut lui assigner une date , renferme des matériaux de tous les siècles antérieurs et peut les rendre à l' analyse ; poème admirable qui est né et s' est développé avec l' homme , qui l' a accompagné à chaque pas et a reçu l' empreinte de chacune de ses manières de vivre et de sentir . Ce monument , ce poème , c' est le langage . L' étude approfondie de ses mécanismes et de son histoire sera toujours le moyen le plus efficace de la psychologie primitive . En effet , le problème de ses origines est identique à celui des origines de l' esprit humain , et , grâce à lui , nous sommes vis-à-vis des âges primitifs comme l' artiste qui devrait rétablir une statue antique d' après le moule où se dessinèrent ses formes . Sans doute les langues primitives ont disparu pour la science avec l' état qu' elles représentaient , et personne n' est désormais tenté de se fatiguer à leur poursuite avec l' ancienne linguistique . Mais que , parmi les idiomes dont la connaissance nous est possible , il y en ait qui plus que d' autres aient conservé la trace des procédés qui présidèrent à la naissance et au développement du langage , et sur lesquels ait passé un travail moins compliqué de décomposition et de recomposition , ce n' est point là une hypothèse , c' est un fait résultant des notions les plus simples de la philologie comparée . Il faut le dire : l' arbitraire n' ayant pu jouer aucun rôle dans l' invention et la formation du langage , il n' est pas un seul de nos dialectes les plus usés qui ne se rattache par une généalogie plus ou moins directe à un de ces premiers essais qui furent eux-mêmes la création spontanée de toutes les facultés humaines , " le produit vivant de tout l' homme intérieur " ( * Fr. * Schlegel ) . Mais qui pourra retrouver la trace du monde primitif à travers cet immense réseau de complication artificielle , dont se sont enveloppées quelques langues , à travers ces nombreuses couches de peuples et d' idiomes qui se sont comme superposées les unes aux autres dans certaines contrées ? Réduit à ces données , le problème serait insoluble . Heureusement il est d' autres langues moins tourmentées par les révolutions , moins variables dans leurs formes , parlées par des peuples voués à l' immobilité , chez lesquels le mouvement des idées ne nécessite pas de continuelles modifications dans l' instrument des idées ; celles -là subsistent encore comme des témoins , non pas , hâtons -nous de le dire , de la langue primitive , ni même d' une langue primitive , mais des procédés primitifs au moyen desquels desquels l' homme réussit à donner à sa pensée une expression extérieure et sociale . Il y aurait donc à créer une psychologie primitive , présentant le tableau des faits de l' esprit humain à son réveil , des influences par lesquelles d' abord il fut dominé , des lois qui régirent ses premières apparitions . Notre vulgarité d' aperçus nous permet à peine d' imaginer combien un tel état différait du nôtre , quelle prodigieuse activité recélaient ces organisations neuves et vives , ces consciences obscures et puissantes , laissant un plein jeu libre à toute l' énergie native de leur ressort . Qui peut , dans notre état réfléchi , avec nos raffinements métaphysiques et nos sens devenus grossiers , retrouver l' antique harmonie qui existait alors entre la pensée et la sensation , entre l' homme et la nature ? à cet horizon , où le ciel et la terre se confondent , l' homme était dieu et le dieu était homme . Aliéné de lui-même , selon l' expression de * Maine de * Biran , l' homme devenait , comme dit * Leibnitz , le miroir concentrique où se peignait cette nature dont il se distinguait à peine . Ce n' était pas un grossier matérialisme , ne comprenant , ne sentant que le corps ; ce n' était pas un spiritualisme abstrait , substituant des entités à la vie ; c' était une haute harmonie , voyant l' un dans l' autre , exprimant l' un par l' autre les deux mondes ouverts devant l' homme . La sensibilité ( sympathie pour la nature , Naturgefühl , comme dit * FR . * Schlegel ) était alors d' autant plus délicate que les facultés rationnelles étaient moins développées . Le sauvage a une perspicacité , une curiosité qui nous étonnent ; ses sens perçoivent mille nuances inperceptibles , qui échappent aux sens ou plutôt à l' attention de l' homme civilisé . Peu familiarisés avec la nature , nous ne voyons qu' uniformité là où les peuples nomades ou agricoles ont vu de nombreuses originalités individuelles . Il faut admettre dans les premiers hommes un tact d' une délicatesse infinie , qui leur faisait saisir avec une finesse dont nous n' avons plus d' idée , les qualités sensibles qui devaient servir de base à l' appellation des choses . La faculté d' interprétation , qui n' est qu' une sagacité extrême à saisir les rapports , était en eux plus développée ; ils voyaient mille choses à la fois . La nature leur parlait plus qu' à nous , ou plutôt ils retrouvaient en eux-mêmes un écho secret qui répondait à toutes ces voix du dehors , et les rendait en articulations , en paroles . De là ces brusques passages dont la trace n' est plus retrouvable par nos procédés lents et pénibles . Qui pourrait ressaisir ces fugitives impressions ? Qui pourrait retrouver les sentiers capricieux que parcourut l' imagination des premiers hommes et les associations d' idées qui les guidèrent dans cette oeuvre de production spontanée , où tantôt l' homme , tantôt la nature renouaient le fil brisé des analogies , et croisaient leur action réciproque dans une indissoluble unité ? Que dire encore de cette merveilleuse synthèse intellectuelle , qui fut nécessaire pour créer un système de métaphysique comme la langue sanskrite , un poème sensuel et doux comme l' hébreu ? Que dire de cette liberté indéfinie de créer , de ce caprice sans limite , de cette richesse , de cette exubérance , de cette complication qui nous dépasse ? Nous ne serions plus capables de parler le sanskrit ; nos meilleurs musiciens ne pourraient exécuter les octuples et les nonuples croches du chant des * Illinois . âges sacrés , âges primitifs de l' humanité , qui pourra vous comprendre ! à la vue de ces produits étranges des premiers âges , de ces faits qui semblent en dehors de l' ordre accoutumé de l' univers , nous serions tentés d' y supposer des lois particulières , maintenant privées d' exercice . Mais il n' y a pas dans la nature de gouvernement temporaire ; ce sont ( ... ) mêmes lois qui régissent aujourd'hui le monde et qui ont présidé à sa constitution . La formation des différents systèmes planétaires et leur conservation , l' apparition des êtres organisés et de la vie , celle de l' homme et de la conscience , les premiers faits de l' humanité ne furent que le développement d' un ensemble de lois physiques et psychologiques posées une fois pour toutes , sans que jamais l' agent supérieur , qui moule son action dans ces lois , ait interposé une volonté spécialement intentionnelle dans le mécanisme des choses . Sans doute tout est fait par la cause première ; mais la cause première n' agit pas par des motifs partiels , par des volontés particulières , comme dirait * Malebranche . Ce qu' elle a fait est et demeure le meilleur ; les moyens qu' elle a une fois établis sont et demeurent les plus efficaces . Mais comment , dira -t-on , expliquer par un même système des effets si divers ? Pourquoi ces faits étranges qui signalèrent les origines ne se reproduisent -ils plus , si les lois qui les amenèrent subsistent encore ? C' est que les circonstances ne sont plus les mêmes : les causes occasionnelles qui déterminaient les lois à ces grands phénomènes n' existent plus . En général , nous ne formulons les lois de la nature que pour l' état actuel , et l' état actuel n' est qu' un cas particulier . C' est comme une équation partielle tirée par une hypothèse spéciale d' une équation plus générale . Celle -ci renferme virtuellement toutes les autres , et a sa vérité dans la vérité particulière de toutes les autres . Il en est ainsi de toutes les lois de la nature . Appliquées dans des milieux différents , elles produisent des effets tout divers ; que les mêmes circonstances se représentent , les mêmes effets reparaîtront . Il n' y a donc pas deux séries de lois qui s' ordonnent entre elles pour remplir leurs lacunes et suppléer à leur insuffisance ; il n' y a pas d' intérim dans la nature : la création et la conservation s' opèrent par les mêmes moyens , agissant dans des circonstances diverses . La géologie , après avoir longtemps recouru , pour expliquer les cataclysmes et les phases successives du globe à des causes différentes de celles qui agissent aujourd'hui , revient de toutes parts à proclamer que les lois actuelles ont suffi pour produire ces révolutions . Quelles étranges combinaisons ne durent pas amener ces conditions de vie qui nous paraissent fantastiques , parce qu' elles étaient différentes des nôtres . Et quand l' homme apparut sur ce sol encore créateur , sans être allaité par une femme , ni caressé par une mère , sans les leçons d' un père , sans aïeux ni patrie , songe -t-on aux faits étonnants qui durent se passer au premier réveil de son intelligence , à la vue de cette nature féconde , dont il commençait à se séparer ? Il dut y avoir dans ces premières apparitions de l' activité humaine une énergie , une spontanéité , dont rien ne saurait maintenant nous donner une idée . Le besoin , en effet , est la vraie cause occasionnelle de l' exercice de toute puissance . L' homme et la nature créèrent , tandis qu' il y eut un vide dans le plan des choses ; ils oublièrent de créer , sitôt qu' aucun besoin ne les y força . Ce n' est pas que dès lors ils aient compté une puissance de moins ; mais ces facultés productives , qui à l' origine s' exerçaient sur d' immenses proportions , privées désormais d' aliment , se trouvent réduites à un rôle obscur , et comme acculées dans un recoin de la nature . Ainsi l' organisation spontanée , qui à l' origine fit apparaître tout ce qui vit , se conserve encore sur une échelle imperceptible aux derniers degrés de l' échelle animale ; ainsi les facultés spontanées de l' esprit humain vivent dans les faits de l' instinct , mais amoindries et presque étouffées par la raison réfléchie ; ainsi l' esprit créateur du langage se retrouve dans celui qui préside à ses révolutions : car la force qui fait vivre est au fond celle qui fait naître , et développer est en un sens créer . Si l' homme perdait le langage , il l' inventerait de nouveau . Mais il le trouve tout fait ; dès lors sa force productive , dénuée d' objet , s' atrophie comme toute puissance non exercée . L' enfant la possède encore avant de parler ; mais il la perd , sitôt que la science du dehors vient rendre inutile la création intérieure . Est -ce donc dresser la science de l' homme que de ne l' étudier , comme l' a fait la psychologie écossaise que dans son âge de réflexion , alors que son originalité native est comme effacée par la culture artificielle , et que des mobiles factices ont pris la place des puissants instincts sous l' empire desquels il se développait jadis avec tant d' énergie ? La seconde lacune que je trouve dans la psychologie , et qu' elle ne pourra de même combler que par l' étude philosophique des oeuvres de l' esprit humain , c' est de ne s' appliquer qu' à l' individu , et de ne jamais s' élever à la considération de l' humanité . S' il est un résultat acquis par l' immense développement historique de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe , c' est qu' il y a une vie de l' humanité , comme il y a une vie de l' individu ; que l' histoire n' est pas une vaine série de faits isolés , mais une tendance spontanée vers un but idéal ; que le parfait est le centre de gravitation de l' humanité comme de tout ce qui vit . Le titre de * Hegel à l' immortalité sera d' avoir le premier exprimé avec une parfaite netteté cette force vitale et en un sens personnelle , que ni * Vico , ni * Montesquieu n' avaient aperçue , que * Herder lui-même n' avait que vaguement imaginée . Par là , il s' est assuré le titre de fondateur définitif de la philosophie de l' histoire . L' histoire ne sera plus , désormais , ce qu' elle était pour * Bossuet , le déroulement d' un plan particulier conçu et réalisé par une force supérieure à l' homme , menant l' homme qui ne fait que s' agiter sous elle ; elle ne sera plus ce qu' elle était pour * Montesquieu , un enchaînement de faits et de causes ; ce qu' elle était pour * Vico , un mouvement sans vie et presque sans raison . Ce sera l' histoire d' un être , se développant par sa force intime , se créant et arrivant par des degrés divers à la pleine possession de lui-même . Sans doute il y a mouvement , comme le voulait * Vico ; sans doute il y a des causes , comme le voulait * Montesquieu ; sans doute il y a un plan imposé , comme le voulait * Bossuet . Mais ce qu' ils n' avaient pas aperçu , c' est la force active et vivante , qui produit ce mouvement , qui anime ces causes , et qui , sans aucune coaction extérieure , par sa seule tendance au parfait , accomplit le plan providentiel . Autonomie parfaite , création intime , vie en un mot : telle est la loi de l' humanité . Il est simple assurément , simple comme une pyramide , ce plan de * Bossuet : commandement d' un côté , obéissance de l' autre ; * Dieu et l' homme , le roi et le sujet , l' église et le croyant . Il est simple , mais dur , et après tout il est condamné . Nous ferions désormais d' inutiles efforts pour imaginer comment conçoivent le monde ceux qui ne croient pas au progrès . S' il y a pour nous une notion dépassée , c' est celle des nations se succédant l' une à l' autre , parcourant les mêmes périodes pour mourir à leur tour , puis revivre sous d' autres noms , et recommencer ainsi sans cesse le même rêve . Quel cauchemar alors que l' humanité ! Quelles absurdités que les révolutions ! Quelle pâle chose que la vie ! Est -ce la peine vraiment , dans un si pauvre système , de se passionner pour le beau et le vrai , d' y sacrifier son repos et son bonheur ? Je conçois cette mesquine conception de l' existence actuelle chez l' orthodoxe sévère , qui transporte toute sa vie au delà . Je ne la conçois pas chez le philosophe . L' idée de l' humanité est la grande ligne de démarcation entre les anciennes et les nouvelles philosophies . Regardez bien pourquoi les anciens systèmes ne peuvent plus vous satisfaire , vous verrez que c' est parce que cette idée en est profondément absente . Il y a là , je vous le dis , toute une philosophie nouvelle . Du moment que l' humanité est conçue comme une conscience qui se fait et se développe , il y a une psychologie de l' humanité , comme il y a une psychologie de l' individu . L' apparence irrégulière et fortuite de sa marche ne doit pas nous cacher les lois qui la régissent . La botanique nous démontre que tous les arbres seraient quant à la forme et à la disposition de leurs feuilles et de leurs rameaux aussi réguliers que les conifères , sans les avortements et les suppressions qui , détruisant la symétrie , leur donnent des formes si capricieuses . Un fleuve irait tout droit à la mer sans les collines qui lui font faire tant de détours . Ainsi l' humanité , en apparence livrée au hasard , obéit à des lois que d' autres lois peuvent faire dévier , mais qui n' en sont pas moins la raison de son mouvement . Il y a donc une science de l' esprit humain , qui n' est pas seulement l' analyse des rouages de l' âme individuelle , mais qui est l' histoire même de l' esprit humain . L' histoire est la forme nécessaire de la science de tout ce qui est dans le devenir . LA science des langues , c' est l' histoire des langues ; la science des littératures et des religions , c' est l' histoire des littératures et des religions . La science de l' esprit humain , c' est l' histoire de l' esprit humain . Vouloir saisir un moment dans ces existences successives pour y appliquer la dissection , et les tenir fixement sous le regard , c' est fausser leur nature . Car elles ne sont pas à un moment , elles se font . Tel est l' esprit humain . De quel droit , pour en dresser la théorie , prenez vous l' homme du XIXe siècle ? Il y a , je le sais , des éléments communs que l' examen de tous les peuples et de tous les pays rendra à l' analyse . Mais ceux -là , par leur stabilité même , ne sont pas les plus essentiels pour la science . L' élément variable et caractéristique a bien plus d' importance , et la physiologie ne paraît si souvent creuse et tautologique , que parce qu' elle se borne trop exclusivement à ces généralités de peu de valeur , qui la font parfois ressembler à la leçon de philosophie du Bourgeois gentilhomme . La linguistique tombe dans le même défaut quand , au lieu de prendre les langues dans leurs variétés individuelles , elle se borne à l' analyse générale des formes communes à toutes , à ce qu' on appelle grammaire générale . Combien notre manière sèche et abstraite de traiter la psychologie est peu propre à mettre en lumière ces nuances différentielles des sentiments de l' humanité ! On dirait que toutes les races et tous les siècles ont compris * Dieu , l' âme , le monde , la morale d' une manière identique . On ne songe pas que chaque nation , avec ses temples , ses dieux , sa poésie , ses traditions héroïques , ses croyances fantastiques , ses lois et ses institutions , représente une unité , une façon de prendre la vie , un ton dans l' humanité , une faculté de la grande âme . La vraie psychologie de l' humanité consisterait à analyser l' une après l' autre ces vies diverses dans leur complexité , et , comme chaque nation a d' ordinaire lié sa vie suprasensible en une gerbe spirituelle , qui est sa littérature , elle consisterait surtout dans l' histoire des littératures . Le second volume du Cosmos de * M . * de * Humboldt ( histoire d' un sentiment de l' humanité poursuivie dans toutes les races et à travers tous les siècles , dans ses variétés et ses nuances ) , peut être considéré comme un exemple de cette psychologie historique . La psychologie ordinaire ressemble trop à cette littérature qui , à force de représenter l' humanité dans ses traits généraux et de repousser la couleur locale et individuelle , expira faute de vie propre et d' originalité . Je crois avoir puisé dans l' étude comparée des littératures une idée beaucoup plus large de la nature humaine que celle qu' on se forme d' ordinaire . Sans doute il y a de l' universel et des éléments communs dans la nature humaine . Sans doute on peut dire qu' il n' y a qu' une psychologie , comme on peut dire qu' il n' y a qu' une littérature , puisque toutes les littératures vivent sur le même fond commun de sentiments et d' idées . Mais cet universel n' est pas où l' on pense , et c' est fausser la couleur des faits que d' appliquer une théorie raide et inflexible à l' homme des différentes époques . Ce qui est universel , ce sont les grandes divisions et les grands besoins de la nature ; ce sont , si j' ose le dire , les casiers naturels , remplis successivement par ces formes diverses et variables religion , poésie , morale , etc. à n' envisager que le passé de l' humanité , la religion , par exemple , semblerait essentielle à la nature humaine ; et pourtant la religion dans les formes anciennes est destinée à disparaître . Ce qui restera , c' est la place qu' elle remplissait , le besoin auquel elle correspondait , et qui sera satisfait un jour par quelque autre chose analogue . La morale elle-même , en attachant à ce mot l' acception complète et quasi évangélique que nous lui donnons , a -t-elle été une forme de tous les temps ? Une analyse peu délicate , peu soucieuse de la différente physionomie des faits , pourrait l' affirmer . La vraie psychologie , qui prend soin de ne pas désigner par le même nom des faits de couleur différente quoique analogues , ne peut pas s' y décider . Le mot morale est -il applicable à la forme que revêtait l' idée du bien dans les vieilles civilisations arabe , hébraïque , chinoise , qu' il revêt encore chez les peuples sauvages , etc. ? Je ne fais pas ici une de ces objections banales , tant de fois répétées depuis * Montaigne et * Bayle , et où l' on cherche à établir par quelques divergences ou quelques équivoques que certains peuples ont manqué du sens moral . Je reconnais que le sens moral ou ses équivalents sont de l' essence de l' humanité ; mais je maintiens que c' est parler inexactement que d' appliquer la même dénomination à des faits si divers . Il y a dans l' humanité une faculté ou un besoin , une capacité , en un mot , qui est comblée de nos jours par la morale , et qui l' a toujours été et le sera toujours par quelque chose d' analogue . Je conçois de même pour l' avenir que le mot morale devienne impropre et soit remplacé par un autre . Pour mon usage particulier , j' y substitue de préférence le nom d' esthétique . En face d' une action , je me demande plutôt si elle est belle ou laide , que bonne ou mauvaise , et je crois avoir là un bon criterium ; car avec la simple morale qui fait l' honnête homme , on peut encore mener une assez mesquine vie . Quoi qu' il en soit , l' immuable ne doit être cherché que dans les divisions mêmes de la nature humaine , dans ses compartiments , si j' ose le dire , et non dans les formes qui s' y ajustent et peuvent se remplacer par des succédanés . C' est quelque chose d' analogue au fait des substitutions chimiques , où des corps analogues peuvent tour à tour remplir les mêmes cadres . La * Chine m' offre l' exemple le plus propre à éclaircir ce que je viens de dire . Il serait tout à fait inexact de dire que la * Chine est une nation sans morale , sans religion , sans mythologie , sans * Dieu ; elle serait alors un monstre dans l' humanité , et pourtant il est certain que la * Chine n' a ni morale , ni religion , ni mythologie , ni * Dieu , au sens où nous l' entendons . La théologie et le surnaturel n' occupent aucune place dans l' esprit de ce peuple , et * Confucius n' a fait que se conformer à l' esprit de sa nation en détournant ses disciples de l' étude des choses divines . Tel est le vague des idées des chinois sur la Divinité que , depuis saint * François * Xavier , les missionnaires ont été dans le plus grand embarras pour trouver un terme chinois signifiant * Dieu . Les catholiques , après beaucoup de tâtonnements , ont fini par s' accorder sur un mot ; mais lorsque les protestants ont commencé , il y a une trentaine d' années , à traduire la Bible en chinois , les difficultés se sont de nouveau présentées . La variété des termes employés pour désigner * Dieu par les différents missionnaires protestants devint telle qu' il fallut recourir a un concile , qui ne décida rien , ce semble , puisque * M . * Medhurst , qui a écrit récemment une dissertation spéciale sur ce sujet , imprimée à * Schang- * Haï , en * Chine , se borne encore à discuter le sens dans lequel les auteurs classiques se servent de chacun des termes qu' on a proposés comme équivalents du mot * Dieu . On pourrait faire des observations analogues sur la morale et le culte , et prouver que la morale n' est guère aux yeux des Chinois que l' observation d' un cérémonial établi et le culte que le respect des ancêtres . * M. * Saint- * Marc- * Girardin , comparant l' Orphelin de la * Chine de * Voltaire à l' original chinois , a fort bien fait ressortir comment la passion et le pathétique disparaissent dans le système chinois , pour devenir calcul du devoir , comment la famille y disparaît comme affection en devenant institution . Une étude attentive des diverses zones affectives de l' espèce humaine révélerait partout non pas l' identité des éléments , mais la composition analogue , le même plan , la même disposition des parties , en proportions diverses . Tel élément , principal dans telle race , n' apparaît dans telle autre que rudimentaire . Le mythologisme , si dominant dans l' * Inde , se montre à peine en * Chine , et pourtant y est reconnaissable sur une échelle infiniment réduite . La philosophie , élément dominant des races indo-germaniques , semble complètement étrangère aux * Sémites , et pourtant , en y regardant de près , on découvre aussi chez ces derniers non la chose même , mais le germe rudimentaire . Au début de la carrière scientifique , on est porté à se figurer les lois du monde psychologique et physique comme des formules d' une rigueur absolue : mais le progrès de l' esprit scientifique ne tarde pas à modifier ce premier concept . L' individualisme apparaît partout ; le genre et l' espèce se fondent presque sous l' analyse du naturaliste ; chaque fait se montre comme sui generis ; le plus simple phénomène apparaît comme irréductible ; l' ordre des choses réelles n' est plus qu' un vaste balancement de tendances produisant par leurs combinaisons infiniment variées des apparitions sans cesse diverses . La raison est la seule loi du monde ; il est aussi impossible de réduire en formules les lois des choses que de réduire à un nombre déterminé de schèmes les tours de l' orateur , que d' énumérer les préceptes sur lesquels l' homme moral dirige sa conduite vers le bien . " Sois beau , et alors fais à chaque instant ce que t' inspirera ton coeur , " voilà toute la morale . Toutes les autres règles sont fautives et mensongères dans leur forme absolue . Les règles générales ne sont que des expédients mesquins pour suppléer à l' absence du grand sens moral , qui suffit à lui seul pour révéler en toute occasion à l' homme ce qui est le plus beau . C' est vouloir suppléer par des instructions préparées d' avance à la spontanéité intime . La variété des cas déjoue sans cesse toutes les prévisions . Rien , rien ne remplace l' âme : aucun enseignement ne saurait suppléer chez l' homme à l' inspiration de sa nature . La psychologie telle qu' on l' a faite jusqu'à nos jours , est à la vraie psychologie historique , ce que la philologie comparée des * Bopp et des * G * de * Humboldt est à cette maigre partie de la dialectique qu' on appelait autrefois grammaire comparée . Ici l' on prenait la langue comme une chose pétrifiée , arrêtée , stéréotypée dans ses formes , comme quelque chose de fait et que l' on supposait avoir été et devoir toujours être tel qu' il était . Là , au contraire , on prend l' organisme vivant , la variété spécifique , le mouvement , le devenir , l' histoire en un mot . L' histoire est la vraie forme de la science des langues . Prendre un idiome , à tel moment donné de son existence , peut être utile sans doute , s' il s' agit d' un idiome qu' on apprenne pour le parler . Mais s' arrêter là est aussi peu profitable à la science que si l' on bornait l' étude des corps organisés à examiner ce qu' ils sont à tel moment précis , sans rechercher les lois de leur développement . Sans doute , si les langues étaient comme les corps inanimés dévoués à l' immobilité , la grammaire devrait être purement théorique . Mais elles vivent comme l' homme et l' humanité qui les parlent ; elles se décomposent et se recomposent sans cesse ; c' est une vraie végétation intérieure , une circulation incessante du dedans au dehors et du dehors au dedans , un fieri continuel . Dès lors , elles ont , comme tous les êtres soumis à la loi de la vie changeante et successive , leur marche et leurs phases , leur histoire en un mot , par suite de cette impulsion secrète qui ne permet point à l' homme et aux produits de son esprit de rester stationnaires . La psychologie , de même , s' est beaucoup trop arrêtée à envisager l' homme au point de vue de l' être , et ne l' a pas assez envisagé dans son devenir . Tout ce qui vit a une histoire : or l' homme psychologique comme le corps humain , l' humanité comme l' individu , vivent et se renouvellent . C' est un tableau mouvant où les masses de couleurs , se fondant l' une dans l' autre par des dégradations insaisissables , se nuanceraient , s' absorberaient , s' étendraient , se limiteraient par un jeu continu . C' est une action et une réaction réciproques , un commerce de parties communes , une végétation sur un tronc commun . On chercherait en vain dans cet éternel devenir l' élément stable , auquel pourrait s' appliquer l' anatomie . Le mot âme , si excellent pour désigner la vie suprasensible de l' homme , devient fallacieux et faux , si on l' entend d' un fond permanent , qui serait le sujet toujours identique des phénomènes . C' est cette fausse notion d' un substratum fixe qui a donné à la psychologie ses formes raides et arrêtées . L' âme est prise pour un être fixe , permanent , que l' on analyse comme un corps de la nature ; tandis qu' elle n' est que la résultante toujours variable des faits multiples et complexes de la vie . L' âme est le devenir individuel , comme * Dieu est le devenir universel . Il est certain que , s' il y avait un être constant qu' on pût appeler âme , comme il y a des êtres qu' on appelle spath d' * Islande , quartz , mica , il y aurait une science nommée psychologie , analogue à la minéralogie . Cela est si vrai qu' en se plaçant à ce point de vue , on ne doit plus faire la science de l' âme , car il y en a de diverses espèces , mais la science des âmes . Ainsi l' entendait * Aristote , bien moins coupable pourtant qu' on ne pourrait le croire , car l' âme n' est guère pour lui que le phénomène persistant de la vie . Ainsi l' entendait surtout la vieille philosophie , qui poussait le grotesque jusqu'à constituer une science appelée pneumatologie , ou science des êtres spirituels ( * Dieu , l' homme , l' ange et peut-être les animaux , disaient -ils ) , à peu près comme si en histoire naturelle on constituait une science qui s' occupât du cheval , de la licorne , de la baleine et du papillon . La psychologie écossaise évita ces niaiseries scolastiques ; mais elle se tint encore beaucoup trop au point de vue de l' être , et pas assez au point de vue du devenir ; elle comprit encore la philosophie comme l' étude de l' homme envisagé d' une manière abstraite et absolue , et non comme l' étude de l' éternel fieri . La science de l' homme ne sera posée à son véritable jour , que lorsqu' on se sera bien persuadé que la conscience se fait , que d' abord faible , vague , non centralisée , chez l' individu comme dans l' humanité , elle arrive à travers des phases diverses à sa plénitude . On comprendra alors que la science de l' âme individuelle , c' est l' histoire de l' âme individuelle , et que la science de l' esprit humain , c' est l' histoire de l' esprit humain . Le grand progrès de la réflexion moderne a été de substituer la catégorie du devenir à la catégorie de l' être , la conception du relatif à la conception de l' absolu , le mouvement à l' immobilité . Autrefois tout était considéré comme étant ; on parlait de droit , de religion , de politique , de poésie d' une façon absolue . Maintenant tout est considéré comme en voie de se faire . Ce n' est pas qu' auparavant le devenir et le développement ne fussent comme aujourd'hui la loi générale ; mais on ne s' en apercevait pas . La terre tournait avant * Copernic , bien qu' on la crût immobile . Les hypothèses substantielles précèdent toujours les hypothèses phénoménales . La statue égyptienne , immobile et les mains collées aux genoux , est l' antécédent naturel de la statue grecque , qui vit et se meut . Or , comment constituer l' histoire de l' esprit humain sans la plus vaste érudition et sans l' étude des monuments que chaque époque nous a laissés ? à ce point de vue , rien n' est inutile ; les oeuvres les plus insignifiantes sont souvent les plus importantes , en tant que peignant énergiquement un côté des choses . C' est un étrange monument de dépression morale et d' extravagance que le Talmud : eh bien , j' affirme qu' on ne saurait avoir une idée de ce que peut l' esprit humain déraillé des voies du bon sens , si l' on n' a pratiqué ce livre unique . Ce sont des compositions bien insipides que les oeuvres des poètes latins des bas siècles , et pourtant , si on ne les a pas lus , il est impossible de se bien caractériser une décadence , de se figurer la couleur exacte des époques où la sève intellectuelle est épuisée . De toutes les littératures la plus pâle est , je crois , la littérature syriaque . Il plane sur les écrits de cette nation je ne sais quelle suave médiocrité . Cela même en fait l' intérêt : aucune étude ne fait mieux comprendre l' état médiocre de l' esprit humain . Or la médiocrité naturelle et naïve est une face de la vie humaine comme une autre ; elle a le droit qu' on s' occupe d' elle . De telles études ont peu de valeur sans doute au point de vue esthétique ; elles en ont infiniment au point de vue de la science . Il y a , certes , bien peu à apprendre et à admirer dans les poèmes latins du moyen âge et en général dans toute la littérature savante de ce temps ; et cependant peut -on dire que l' on connaît l' esprit humain , si l' on ne connaît les rêves qui l' occupèrent durant ce sommeil de dix siècles ? Parmi les travaux spéciaux , relatifs aux langues sémitiques , je n' en vois aucun de plus urgent dans l' état actuel de la science qu' une publication complète et à laquelle on puisse définitivement se fier des livres de la petite secte gnostique qui s' est conservée à * Bassora sous le nom de mendaïtes ou chrétiens de * Saint- * Jean . Ces livres ne renferment pas une ligne de bon sens , c' est le délire rédigé en style barbare et indéchiffrable . C' est précisément là ce qui fait leur importance . Car il est plus facile d' étudier les natures diverses dans leurs crises que dans leur état normal . La régularité de la vie ne laisse voir qu' une surface et cache dans ses profondeurs les ressorts intimes ; dans les ébullitions , au contraire , tout vient à son tour à la surface . Le sommeil , la folie , le délire , le somnambulisme , l' hallucination offrent à la psychologie individuelle un champ d' expérience bien plus avantageux que l' état régulier . Car les phénomènes qui , dans cet état , sont comme effacés par leur ténuité , apparaissent dans les crises extraordinaires d' une manière plus sensible par leur exagération . Le physicien n' étudie pas le galvanisme dans les faibles quantités que présente la nature ; mais il le multiplie par l' expérimentation , afin de l' étudier avec plus de facilité , bien sûr d' ailleurs QUE les lois étudiées dans cet état exagéré sont identiques à celles de l' état naturel . De même la psychologie de l' humanité devra s' édifier surtout par l' étude des folies de l' humanité , de ses rêves , de ses hallucinations , de toutes ces curieuses absurdités qui se retrouvent à chaque page de l' histoire de l' esprit humain . l' esprit philosophique sait tirer philosophie de toute chose . On me condamnerait à me faire une spécialité de la science du blason , qu' il me semble que je m' en consolerais et que j' y butinerais comme en plein parterre un miel qui aurait sa douceur . On me renfermerait à * Vincennes avec les Anecdota de * Pez ou de * Martène , et le Spicilège de d' * Achery , que je m' estimerais le plus heureux des hommes . J' ai commencé , et j' aurai , j' espère , le courage d' achever un travail sur l' histoire de l' hellénisme chez les peuples orientaux ( Syriens , Arabes , Persans , Arméniens , géorgiens , etc. ) . Je puis affirmer sur ma conscience qu' il n' y a pas de besogne plus assommante , de spectacle plus monotone , de page plus pâle et moins originale dans l' histoire littéraire . J' espère pourtant faire sortir de cette insignifiante étude quelques traits curieux pour l' histoire de l' esprit humain ; on y verra en présence deux esprits profondément divers et incapables de se pénétrer l' un l' autre , une éducation superficielle et sans résultats durables , qui fera comprendre par contraste le fait immense de l' éducation hellénique des peuples occidentaux ; de singuliers malentendus , d' étranges contresens , décèleront des lacunes , dont la connaissance servira à dresser plus exactement la carte de l' esprit sémitique et de l' esprit indo-germanique . Ce serait certes une oeuvre qui aurait quelque importance philosophique que celle où un critique ferait d' après les sources l' histoire des Origines du christianisme : eh bien ! CETTE MERVeilleuse histoire qui , exécutée d' une manière scientifique et définitive , révolutionnerait la pensée , avec quoi faudra -t-il la construire ? Avec des livres profondément insignifiants tels que le livre d' * Hénoch , le Testament des douze patriarches , le Testament de * Salomon , et , en général , les Apocryphes d' origine juive et chrétienne , les paraphrases chaldaïques , la Mischna , les livres deutéro-canoniques , etc. Ce jour -là , * Fabricius et * Thilo , qui ont préparé une édition satisfaisante de ces textes , * Bruce , qui a rapporté d' * Abyssinie le livre d' * Hénoch , * Laurence , * Murray et * A . - * G . * Hoffmann , qui en ont élaboré le texte , auront plus avancé l' oeuvre que * Voltaire flanqué de tout le XVIIIe siècle . Ainsi , à ce large point de vue de la science de l' esprit humain , les oeuvres les plus importantes peuvent être celles qu' au premier coup d' oeil on jugerait les plus insignifiantes . Telle littérature de l' * Asie , qui n' a absolument aucune valeur intrinsèque , peut offrir pour l' histoire de l' esprit humain des résultats plus curieux que n' importe quelle littérature moderne . L' étude scientifique des peuples sauvages amènerait des résultats bien plus décisifs encore , si elle était faite par des esprits vraiment philosophiques . De même que le plus mauvais jargon-populaire est plus propre à initier à la linguistique qu' une langue artificielle et travaillée de main d' homme comme le français ; de même on pourrait posséder à fond des littératures comme la littérature française , anglaise , allemande , italienne , sans avoir même aperçu le grand problème . Les orientalistes se rendent souvent ridicules en attribuant une valeur absolue aux littératures qu' ils cultivent . Il serait trop pénible d' avoir consacré sa vie à déchiffrer un texte difficile , sans qu' il fût admirable . D' un autre côté , les esprits superficiels se pâment en voyant des hommes sérieux s' amuser à traduire et commenter des livres informes qui , à nos yeux , ne seraient qu' absurdes et ridicules . Les uns et les autres ont tort . Il ne faut pas dire : Cela est absurde , cela est magnifique ; il faut dire : Cela est de l' esprit humain , donc cela à son prix . Il est trop clair d' abord qu' au point de vue de la science positive , il n' y a rien à gagner dans l' étude de l' * Orient . QUelques heures données à la lecture d' un ouvrage moderne de médecine , de mathématiques , d' astronomie , seront plus fructueuses pour la connaissance de ces sciences que des années de doctes recherches , consacrées aux médecins , aux mathématiciens , aux astronomes de l' * Orient . L' histoire elle-même serait à peine un motif suffisant pour donner de la valeur à ces études . Car d' abord l' histoire ancienne de l' * Orient est absolument fabuleuse , et , en second lieu , à l' époque où elle arrive à quelque certitude , l' histoire politique de l' * Orient devient presque insignifiante . Rien n' égale la platitude des historiens arabes et persans , qui nous ont transmis l' histoire de l' islamisme . Et c' est bien plus , il faut le dire , la faute de l' histoire que celle des historiens . Caprices de despotes absurdes et sanguinaires , révoltes de gouverneurs , changements de dynasties , successions de vizirs , l' humanité complètement absente , pas une voix de la nature , pas un mouvement vrai et original du peuple . Que faire en ce monde de glace ? Certes , ceux qui s' imaginent que l' on étudie la littérature turque au même titre que la littérature allemande , pour y trouver à admirer , ont bien raison de sourire de ceux qui y consacrent leurs veilles ou de les regarder comme de faibles esprits , incapables d' autre chose . En général , les littératures modernes de l' * Orient sont faibles et ne mériteraient pas pour elles-mêmes d' occuper un esprit sérieux . Mais elles acquièrent un grand prix si on considère qu' elles fournissent des éléments importants pour la connaissance des littératures anciennes , et surtout pour l' étude comparée des idiomes . Rien n' est inutile , quand on sait le rapporter à sa fin ; mais il faut bien se persuader que la médiocrité n' a de valeur que dans le tout dont elle fait partie . L' étude des littératures anciennes de l' * Orient a -t-elle du moins une valeur propre et indépendante de l' histoire de l' esprit humain ? Je l' avoue , il y a dans ces vieilles productions de l' * Asie une réelle et incontestable beauté . * Job et * Isaïe , le Ramayan et le Mahabharat , les poèmes arabes antéislamiques sont beaux au même titre qu' * Homère . Or , si nous analysons le sentiment que produisent en nous ces oeuvres antiques , à quel titre leur décernons -nous le prix de la beauté ? Nous admirons une méditation de * M. de * Lamartine , une tragédie de * Schiller , un chant de * Goethe , parce que nous y retrouvons notre idéal . Est -ce notre idéal que nous trouvons également dans les poétiques dissertations de * Job , dans les suaves cantiques des * Hébreux , dans le tableau de la vie arabe d' * Antara , dans les hymnes du Véda , dans les admirables épisodes de Nal et Damayanti , de Yadjnadatta , de Savitri , de la descente de la Ganga ? Est -ce notre idéal que nous trouvons dans une figure symbolique d' * Oum ou de * Brahma , dans une pyramide égyptienne , dans les cavernes d' * élora ? Non certes . Nous n' admirons qu' à la condition de nous reporter au temps auquel appartiennent ces monuments , de nous placer dans le milieu de l' esprit humain , d' envisager tout cela comme l' éternelle végétation de la force cachée . C' est pour cela que les esprits étroits et peu flexibles , qui jugent ces antiques productions en restant obstinément au point de vue moderne , ne peuvent se résoudre à les admirer , ou y admirent précisément ce qui n' est pas admirable ou ce qui n' y est pas . Présentez donc le mythe des Marouths ou les visions d' * ézéchiel à un homme qui n' est pas initié aux littératures étrangères , il les trouvera tout simplement hideuses et repoussantes . * Voltaire avait raison , à son point de vue , de se moquer d' * ézéchiel , comme * Perrault et quelques critiques d' * Alexandrie avaient raison de déclarer * Homère ridicule , et quand * madame * Dacier et * Boileau veulent défendre * Homère , sans sortir de cette étrange manière d' envisager l' antiquité , ils ont tort . Pour comprendre le vrai sens de ces beautés exotiques , il faut s' être identifié avec l' esprit humain ; il faut sentir , vivre avec lui , pour le retrouver partout original , vivant , harmonieux jusque dans ses créations les plus excentriques . * Champollion était arrivé à trouver belles les têtes égyptiennes ; les * Juifs trouvent le Talmud plein d' une aussi haute morale que l' évangile ; les amateurs du moyen âge admirent de grotesques statuettes devant lesquelles les profanes passent indifférents . Croyez -vous que ce soit là une pure illusion d' érudit ou d' amateur passionné ? Non ; c' est que dans tous les replis de ce que fait l' homme , est caché le rayon divin ; l' observateur attentif sait l' y retrouver . L' autel sur lequel les patriarches sacrifiaient à * Jéhova , pris matériellement , n' était qu' un tas de pierres ; pris dans sa signification humanitaire , comme symbole de la simplicité de ces cultes antiques et du * Dieu brut et amorphe de l' humanité primitive , ce tas de pierres valait un temple de la * Grèce anthropomorphique , et était certes mille fois plus beau que nos temples d' or et de marbre , élevés et admirés par des gens qui ne croient pas en * Dieu . Un peu de bouse de vache et une poignée d' herbe kousa suffisent au brahmane pour le sacrifice et pour atteindre * Dieu à sa manière . Le cippe grossier par lequel les Hellènes représentaient les Grâces leur disait plus de choses que de belles statues allégoriques . Les choses ne valent que par ce qu' y voit l' humanité , par les sentiments qu' elle y a attachés , par les symboles qu' elle en a tirés . Cela est si vrai , que des pastiches des oeuvres primitives , quelque parfaits qu' on les suppose , ne sont pas beaux , tandis que les oeuvres sont sublimes . Une reproduction exacte de la pyramide de * Ghizeh dans la plaine * Saint- * Denis serait un enfantillage . Dans les derniers temps de la littérature hébraïque , les savants composaient des psaumes imités des anciens cantiques avec une telle perfection que c' est à s' y tromper . Eh bien ! IL FAUT DIRE que les vieux psaumes sont beaux , tandis que les modernes ne sont qu' ingénieux ; et pourtant le goût le plus exercé peut à peine les discerner . La beauté d' une oeuvre ne doit jamais être envisagée abstraitement et indépendamment du milieu où elle est née . Si les chants ossianiques de * Macpherson étaient authentiques , il faudrait les placer à côté d' * Homère . Du moment qu' il est constaté qu' ils sont d' un poète du XVIIIe siècle , ils n' ont plus qu' une valeur très médiocre . Car ce qui fait le beau , c' est LE SOUFFLE VRAI DE l' humanité , et non pas la lettre . Je suppose qu' un homme d' esprit ( c' est presque le cas d' * Apollonius de * Rhodes ) , pût attraper le pastiche du style homérique de manière à composer un poème exactement dans le même goût , un poème qui fût à * Homère ce que les Paroles d' un Croyant sont à la Bible ; ce poème , aux yeux de plusieurs , devrait être supérieur à * Homère ; car il serait loisible à l' auteur d' éviter ce que nous considérons comme des défauts , ou du moins les manques de suite , les contradictions . Je voudrais bien savoir comment les critiques absolus feraient pour prouver que ce poème est en effet supérieur à l' Iliade , ou pour mieux dire que l' Iliade vaut un monde , tandis que l' oeuvre du moderne est destinée à aller moisir sur les rayons des bibliothèques , après avoir un instant amusé les curieux . Qu' est -ce donc qui fait la beauté d' * Homère , puisqu' un poème absolument semblable au sien , écrit au XIXe siècle , ne serait pas beau ? C' est que le poème homérique du XIXe siècle ne serait pas vrai . Ce n' est pas * Homère qui est beau , c' est la vie homérique , la phase de l' existence de l' humanité décrite dans * Homère . Ce n' est pas la Bible qui est belle ; ce sont les moeurs bibliques , la forme de vie décrite dans la Bible . Ce n' est pas tel poème de l' * Inde qui est beau , c' est la vie indienne . Qu' admirons -nous dans le Télémaque ? Est -ce l' imitation parfaite de la forme antique ? Est -ce telle description , telle comparaison empruntée à * Homère ou * Virgile ? Non , cela nous fait dire froidement et comme s' il s' agissait de la constatation d' un fait : " Cet homme avait bien délicatement saisi le goût antique " . Ce qui provoque notre admiration et notre sympathie , c' est précisément ce qu' il y a de moderne dans ce beau livre ; c' est le génie chrétien qui a dicté à * Fénelon la description des champs * élysées ; c' est cette politique si morale et si rationnelle devinée par miracle au milieu des saturnales du pouvoir absolu . La vraie littérature d' une époque est celle qui la peint et l' exprime . Des orateurs sacrés du temps de la Restauration nous ont laissé des oraisons funèbres imitées de celles de * Bossuet et presque entièrement composées des phrases de ce grand homme . Eh bien ! ces phrases , qui sont belles dans l' oeuvre du XVIIe siècle , parce que là elles sont sincères , sont si insignifiantes , parce qu' elles sont fausses , et qu' elles n' expriment pas les sentiments du XIXe siècle . Indépendamment de tout système , excepté celui qui prêche dogmatiquement le néant , le tombeau a sa poésie , et peut-être cette poésie n' est -elle jamais plus touchante que quand un doute involontaire vient se mêler à la certitude que le coeur porte en lui-même , comme pour tempérer ce que l' affirmation dogmatique peut avoir de trop prosaïque . Il y a dans le demi-jour une teinte plus douce et plus triste , un horizon moins nettement dessiné , plus vague et plus analogue à la tombe . Les quelques pages de * M . * Cousin sur * Santa- * Rosa valent mieux pour notre manière de sentir qu' une oraison funèbre calquée sur celles de * Bossuet . Une belle copie d' un tableau de * Raphaël est belle , car elle n' a d' autre prétention que de représenter * Raphaël . Mais une imitation de * Bossuet faite au XIXe siècle n' est pas belle ; car elle applique à faux des formes vraies jadis ; elle n' est pas l' expression de l' humanité à son époque . On a délicatement fait sentir combien les chefs-d'oeuvre de l' art antique entassés dans nos musées perdaient de leur valeur esthétique . Sans doute puisque leur position et la signification qu' ils avaient à l' époque où ils étaient vrais faisaient les trois quarts de leur beauté . Une oeuvre n' a de valeur que dans son encadrement , et l' encadrement de toute oeuvre , c' est son époque . Les sculptures du * Parthénon ne valaient -elles pas mieux à leur place que plaquées par petits morceaux sur les murs d' un musée ? J' admire profondément les vieux monuments religieux du moyen âge ; mais je n' éprouve qu' un sentiment très pénible devant ces modernes églises gothiques , bâties par un architecte en redingote , rajustant des fragments de dessins empruntés aux vieux temples . L' admiration absolue est toujours superficielle : nul plus que moi n' admire les Pensées de * Pascal , les Sermons de * Bossuet ; mais je les admire comme oeuvres du XVIIe siècle . Si ces oeuvres paraissaient de nos jours , elles mériteraient à peine d' être remarquées . La vraie admiration est historique . La couleur locale a un charme incontestable quand elle est vraie ; elle est insipide dans le pastiche . J' aime l' * Alhambra et * Broceliande dans leur vérité ; je me ris du romantique qui croit , en combinant ces mots , faire une oeuvre belle . Là est l' erreur de * Chateaubriand et la raison de l' incroyable médiocrité de son école . Il n' est plus lui-même lorsque , sortant de l' appréciation critique , il cherche à produire sur le modèle des oeuvres dont il relève judicieusement les beautés . Parmi les oeuvres de * Voltaire , celles -là sont bien oubliées , où il a copié les formes du passé . Qui est -ce qui lit la Henriade ou les tragédies en dehors du collège ! Mais celles -là sont immortelles où il a déposé l' élégant témoignage de sa finesse , de son immoralité , de son spirituel scepticisme ; car celles -là sont vraies . J' aime mieux la Fête de * Bellébat ou la * Pucelle , que la mort de * César ou le poème de * Fontenoy . Infâme , tant qu' il vous plaira ; c' est le siècle , c' est l' homme . * Horace est plus lyrique dans Nunc est bibendum que dans Qualem ministrum fulminis alitem . C' est donc uniquement au point de vue de l' esprit humain , en se plongeant dans son histoire non pas en curieux , mais par un sentiment profond et une intime sympathie , que la vraie admiration des oeuvres primitives est possible . Tout point de vue dogmatique est absolu , toute appréciation sur des règles modernes est déplacée . La littérature du XVIIe siècle est admirable sans doute , mais à condition qu' on la reporte à son milieu , au XVIIe siècle . Il n' y a que des pédants de collège qui puissent y voir le type éternel de la beauté . Ici comme partout , la critique est la condition de la grande esthétique . Le vrai sens des choses n' est possible que pour celui qui se place à la source même de la beauté , et , du centre de la nature humaine , contemple dans tous les sens , avec le ravissement de l' extase , ces éternelles productions dans leur infinie variété : temples , statues , poèmes , philosophies , religions , formes sociales , passions , vertus , souffrances , amour , et la nature elle-même qui n' aurait aucune valeur sans l' être conscient qui l' idéalise . Science , art , philosophie , ne saurait plus avoir de sens en dehors du point de vue du genre humain . Celui -là seul peut saisir la grande beauté des choses , qui voit en tout une forme de l' esprit , un pas vers * Dieu . Car , il faut le dire , l' humanité elle-même n' est ici qu' un symbole : en * Dieu seul , c' est-à-dire dans le tout , réside la parfaite beauté . Les oeuvres les plus sublimes sont celles que l' humanité a faites collectivement , et sans qu' aucun nom propre puisse s' y attacher . Les plus belles choses sont anonymes . Les critiques qui ne sont qu' érudits le déplorent et emploient toutes les ressources de leur art pour percer ce mystère . Maladresse ! Croyez -vous donc avoir beaucoup relevé telle épopée nationale parce que vous aurez découvert le nom du chétif individu qui l' a rédigée ! Que me fait cet homme qui vient se placer entre l' humanité et moi ? Que m' importent les syllabes insignifiantes du son nom ? Ce nom lui-même est un mensonge ; ce n' est pas lui , c' est la nation , c' est l' humanité travaillant à un point du temps et de l' espace , qui est le véritable auteur . L' anonyme est ici bien plus expressif et plus vrai ; le seul nom qui dût désigner l' auteur de ces oeuvres spontanées , c' est le nom de la nation chez laquelle elles sont écloses ; et celui -là , au lieu d' être inscrit au titre , l' est à chaque page . * Homère serait un personnage réel et unique , qu' il serait encore absurde de dire qu' il est l' auteur de l' Iliade : une telle composition sortie de toutes pièces d' un cerveau individuel , sans antécédent traditionnel , eût été fade et impossible ; autant vaudrait supposer que c' est * Matthieu , * Marc , * Luc et * Jean qui ont inventé * Jésus . " Il n' y a que la rhétorique , a dit * M . * Cousin , qui puisse jamais supposer que le plan d' un grand ouvrage appartient à qui l' exécute . " Les rhéteurs , qui prennent tout par le côté littéraire , qui admirent le poème et sont indifférents pour la chose chantée , ne sauraient comprendre la part du peuple dans ces oeuvres . C' est le peuple qui fournit la matière , et cette matière , ils ne la voient pas , ou ils s' imaginent bonnement qu' elle est de l' invention du poète . La Révolution et l' Empire n' ont produit aucun poème qui mérite d' être nommé ; ils ont fait bien mieux . Ils nous ont laissé la plus merveilleuse des épopées en action . Grande folie que d' admirer l' expression littéraire des sentiments et des actes de l' humanité et de ne pas admirer ces sentiments et ces actes dans l' humanité ! L' humanité seule est admirable . Les génies ne sont que les rédacteurs des inspirations de la foule . Leur gloire est d' être en sympathie si profonde avec l' âme incessamment créatrice , que tous les battements du grand coeur ont un retentissement sous leur plume . Les relever par leur individualité , c' est les abaisser ; c' est détruire leur gloire véritable pour les ennoblir par des chimères . La vraie noblesse n' est pas d' avoir un nom à soi , un génie à soi , c' est de participer à la race noble des fils de * Dieu , c' est d' être soldat perdu dans l' armée immense qui s' avance à la conquête du parfait . Transporté dans ces pleins champs de l' humanité , que le critique verra avec pitié cette mesquine admiration qui s' attache plutôt à la calligraphie de l' écrivain qu' au génie de celui qui a dicté ! Certes la bonne critique doit faire aux grands hommes une large part . Ils valent dans l' humanité et par l' humanité . Ils sentent clairement et éminemment ce que tout le monde sent vaguement . Ils donnent un langage et une voix à ces instincts muets qui , comprimés dans la foule , être essentiellement bègue , aspirent à exprimer , et qui se reconnaissent dans leurs accents : " ô poète sublime , lui disent -ils , nous étions muets , et tu nous as donné une voix . Nous nous cherchions et tu nous a révélés à nous-mêmes . " Admirable dialogue de l' homme de génie et de la foule ! La foule lui prête la grande matière ; l' homme de génie l' exprime , et en lui donnant la forme la fait être : alors la foule , qui sent , mais ne sait point parler , se reconnaît et s' exclame . On dirait un de ces choeurs de musique dialoguée , où tantôt un seul , tantôt plusieurs s' alternent et se répondent . Maintenant c' est la voix solitaire , fluette et prolongée , qui roule et s' infiltre en sons pénétrants et doux . Puis c' est la grande explosion , en apparence discordante , mais puissante en effet , où la petite voix se continue encore , absorbée désormais dans le grand concert , qui à son tour la dépasse et l' entraîne . Les grands hommes peuvent deviner par avance ce que tous verront bientôt ; ce sont les éclaireurs de la grande armée ; ils peuvent , dans leur marche leste et aventureuse , reconnaître avant elle les plaines riantes et les pics élevés . Mais au fond , c' est l' armée qui les a portés où ils sont et qui les pousse en avant : c' est l' armée qui les soutient et leur donne la confiance : c' est l' armée qui en eux se devance elle-même , et la conquête n' est faite que quand le grand corps , dans sa marche plus lente mais plus assurée , vient creuser de ses millions de pas le sentier qu' ils ont à peine effleuré , et camper avec ses lourdes masses sur le sol où ils avaient d' abord paru en téméraires aventuriers . Combien de fois d' ailleurs les grands hommes sont faits à la lettre par l' humanité , qui , éliminant de leur vie toute tache et toute vulgarité , les idéalise et les consacre comme des statues échelonnées dans sa marche pour se rappeler ce qu' elle est et s' enthousiasmer de sa propre image . Heureux ceux que la légende soustrait ainsi à la critique ! Hélas ! il est bien à croire que si nous les touchions , nous trouverions aussi à leurs pieds quelque peu de limon terrestre . Presque toujours , l' admirable , le céleste , le divin , reviennent de droit à l' humanité . En général , la bonne critique doit se défier des individus et se garder de leur faire une trop grande part . C' est la masse qui crée ; car la masse possède éminemment , et avec un degré de spontanéité mille fois supérieur , les instincts moraux de la nature humaine . La beauté de * Béatrix appartient à * Dante , et non à * Béatrix ; la beauté de * Krischna appartient au génie indien , et non à * Krischna ; la beauté de * Jésus et * Marie appartient au christianisme , et non à * Jésus et * Marie . Sans doute , ce n' est pas le hasard qui a désigné tel individu pour l' idéalisation . Mais il est des cas où la trame de l' humanité couvre entièrement la réalité primitive . Sous ce travail puissant , transformée par cette énergie plastique , la plus laide chenille pourra devenir le plus idéal papillon . Ce travail de la foule est un élément trop négligé dans l' histoire de la philosophie . On croit avoir tout dit en opposant quelques noms propres . Mais la façon dont le peuple prenait la vie , le système intellectuel sur lequel le temps se reposait , on ne s' en occupe pas , et là pourtant est le grand principe moteur . L' histoire de l' esprit humain est faite en général d' une manière beaucoup trop individuelle . C' est comme une scène de théâtre , qui se passe sur une place publique , et où l' on ne voit que deux ou trois personnes . Telle histoire de la philosophie allemande se croit complète en consacrant des articles séparés à * Kant , * Fichte , * Schelling , * Hegel , * Hamann , * Herder , * Jacobi , * Herbart . Mais le grand entourage de l' humanité , où est -il ? Ce serait sur ce fond permanent qu' il faudrait faire jouer les individus . L' histoire de la philosophie , en un mot , devrait être l' histoire des pensées de l' humanité . Il y a dans les idées courantes d' un peuple et d' une époque une philosophie et une littérature non écrites , qu' il faudrait faire entrer en ligne de compte . On se figure qu' un peuple n' a de littérature que quand il a des monuments définis et arrêtés . Mais les vraies productions littéraires des peuples enfants , ce sont des idées mythiques non rédigées ( l' idée d' une rédaction régulière et les facultés que suppose un tel travail n' apparaissent chez un peuple qu' à un degré de réflexion assez avancé ) , idées courant sur toute la nation , descendant la tradition par mille voies secrètes , et auxquelles chacun donne une forme à sa guise . On serait tenté de croire , au premier coup d' oeil , que les peuples bretons n' ont pas de littérature , parce qu' il serait difficile de fournir un catalogue étendu de livres bretons réellement anciens et originaux . Mais ils ont en effet toute une littérature traditionnelle dans leurs légendes , leurs contes , leurs imaginations mythologiques , leurs cultes superstitieux , leurs poèmes flottants çà et là . Il en était de même de la plupart de nos légendes héroïques , avant que , répudiées par la partie cultivée de la nation , elles fussent allées s' encanailler dans la Bibliothèque bleue . Quand on entre au Louvre dans les salles du musée espagnol , il y a plaisir sans doute à admirer de près tel tableau de * Murillo et de * Ribeira . Mais il y a quelque chose de bien plus beau encore , c' est l' impression qui résulte de ces salles , de la pose ordinaire des personnages , du style général des tableaux , du coloris dominant . Pas une nudité , pas un sourire . C' est l' * Espagne , qui vit là tout entière . La grande critique devrait consister ainsi à saisir la physionomie de chaque portion de l' humanité . Louer ceci , blâmer cela , est d' une petite méthode . Il faut prendre l' oeuvre pour ce qu' elle est , parfaite dans son ordre , représentant éminemment ce qu' elle représente , et ne pas lui reprocher ce qu' elle n' a pas . L' idée de faute est déplacée en critique littéraire , excepté quand il s' agit de littératures tout à fait artificielles , comme la littérature latine de la décadence . Tout n' est pas égal sans doute ; mais une pièce est en général ce qu' elle peut être . Il faut la placer plus ou moins haut dans l' échelle de l' idéal , mais ne pas blâmer l' auteur d' avoir pris la chose sur tel ton et par conséquent de s' être refusé tel ordre de beautés . C' est le point de vue d' où chaque oeuvre est conçue qui peut être critiqué , bien plutôt que l' oeuvre elle-même ; car tous ses grands auteurs sont parfaits à leur point de vue , et les critiques qu' on leur adresse ne vont d' ordinaire qu' à leur reprocher de n' avoir pas été ce qu' ils n' étaient pas . J' ai trop répété peut-être , et pourtant je veux répéter encore qu' il y a une science de l' humanité , qui aurait bien , j' espère , autant de droits à s' appeler philosophie que la science des individus , science qui n' est possible que par la trituration érudite des oeuvres de l' humanité . Il ne faut pas chercher d' autre sens à tant d' études dont le passé est l' objet . Pourquoi consacrer la plus noble intelligence à traduire le Bhagavata-Pourana , à commenter le Yaçua ? Celui qui l' a fait si doctement vous répondra : " Analyser les oeuvres de la pensée humaine , en assignant à chacune son caractère essentiel , découvrir les analogies qui les rapprochent les unes des autres , et chercher la raison de ces analogies dans la nature même de l' intelligence , qui , sans rien perdre de son unité indivisible , se multiplie par les productions si variées de la science et de l' art , tel est le problème que le génie des philosophes de tous les temps s' est attaché à résoudre , depuis le jour où la * Grèce a donné à l' homme les deux puissants leviers de l' analyse et de l' observation . " L' érudition ne vaut que par là . Personne n' est tenté de lui attribuer une utilité pratique ; la pure curiosité d' ailleurs ne suffirait pas pour l' ennoblir . Il ne reste donc qu' à y voir la condition de la science de l' esprit humain , la science des produits de l' esprit humain . Le vulgaire et le savant admirent également une belle fleur : mais ils n' y admirent pas les mêmes choses . Le vulgaire ne voit que de vives couleurs et des formes élégantes . Le savant remarque à peine ces superficielles beautés , tant il est ravi des merveilles de la vie intime et de ses mystères . Ce n' est pas précisément la fleur qu' il admire , c' est la vie , c' est la force universelle qui s' épanouit en elle sous une de ses formes . La critique a admiré jusqu'ici les chefs-d'oeuvre des littératures , comme nous admirons les belles formes du corps humain . La critique de l' avenir les admirera comme l' anatomiste , qui perce ces beautés sensibles pour trouver au delà , dans les secrets de l' organisation , un ordre de beautés mille fois supérieur . Un cadavre disséqué est en un sens horrible ; et pourtant l' oeil de la science y découvre un monde de merveilles . Selon cette manière de voir , les littératures les plus excentriques , celles qui jugées d' après nos idées auraient le moins de valeur , celles qui nous transportent le plus loin de l' actuel , sont les plus importantes . L' anatomie comparée tire bien plus de résultats de l' observation des animaux inférieurs que de l' observation des espèces supérieures . * Cuvier aurait pu disséquer durant toute sa vie des animaux domestiques sans soupçonner les hauts problèmes que lui a révélés l' étude des mollusques et des annélides . Ainsi ceux qui ne s' occupent que des littératures régulières , qui sont dans l' ordre des productions de l' esprit ce que les grands animaux classiques sont dans l' échelle animale , ne sauraient arriver à concevoir largement la science de l' esprit humain . Ils ne voient que le côté littéraire et esthétique ; bien plus , ils ne peuvent le comprendre grandement et profondément . Car ils ne voient pas la force divine qui végète dans toutes les créations de l' esprit humain . Aussi que sont les ouvrages de littérature en * France ? D' élégantes et fines causeries morales , jamais des oeuvres majestueuses et scientifiques . Aucun problème n' est posé ; la grande cause n' est jamais aperçue . On fait la science des littératures comme ferait de la botanique un fleuriste amateur qui se contenterait de caresser et d' admirer les pétales de chaque fleur . La belle et grande critique , au contraire , ne craint pas d' arracher la fleur pour étudier ses racines , compter ses étamines , analyser ses tissus . Et ne croyez pas que pour cela elle renonce à la haute admiration . Elle seule , au contraire , a le droit d' admirer ; seule elle est sûre de ne pas admirer des bévues , des fautes de copistes ; seule elle sait la réalité , et la réalité seule est admirable . Ce sera notre manière , à nous autres de la deuxième moitié du XIXe siècle . Nous n' aurons pas la finesse de ces maîtres atticistes , leur ravissante causerie , leurs spirituels demi-mots . Mais nous aurons la vue dogmatique de la nature humaine , nous plongerons dans l' Océan au lieu de nous baigner agréablement sur ses bords , et nous en rapporterons les perles primitives . Tout ce qui est oeuvre de l' esprit humain est divin , et d' autant plus divin qu' il est plus primitif . * M. * Villemain appelait , dit -on , * M. * Fauriel un athée en littérature . Il fallait dire un panthéiste , ce qui n' est pas la même chose . chapitre XI : C' est donc comme une science ayant un objet distinct , savoir l' esprit humain , que l' on doit envisager la philologie ou l' étude des littératures anciennes . Les considérer seulement comme un moyen de culture intellectuelle et d' éducation , c' est , à mon sens , leur enlever leur dignité véritable . Se borner à considérer leur influence sur la production littéraire contemporaine , c' est se placer à un point de vue plus étroit encore . Dans un remarquable discours prononcé au Congrès des philologues allemands à * Bonn , en 1841 , * M . * Welcker , en essayant de définir l' acception de la philologie ( über die Bedeutung der philologie ) , l' envisagea presque exclusivement de cette manière . La philologie aux yeux de * M . * Welcker est la science des littératures classiques , c' est-à-dire des littératures modèles , qui , nous offrant le type général de l' humanité , doivent convenir à tous les peuples et servir également à leur éducation . * M . * Welcker estime surtout l' étude de l' antiquité par l' influence heureuse qu' elle peut exercer sur la littérature et l' éducation esthétique des nations modernes . Les anciens sont beaucoup plus pour lui des modèles et des objets d' admiration que des objets de science . Ce n' est pas néanmoins à une imitation servile que * M . * Welcker nous invite . Ce qu' il demande , c' est une influence intime et secrète , analogue à celle de l' électricité , qui , sans rien communiquer d' elle-même , développe sur les autres corps un état semblable ; ce qu' il blâme , c' est la tentative de ceux qui veulent trouver chez les modernes la matière suffisante d' une éducation esthétique et morale . * M. * Welcker n' envisage donc la philologie qu' au point de vue de l' humaniste , et non au point de vue du savant . Pour nous , il nous semble que l' on place la philologie dans une sphère beaucoup plus élevée et plus sûre , en lui donnant une valeur scientifique et philosophique pour l' histoire de l' esprit humain , qu' en la réduisant à n' être qu' un moyen d' éducation et de culture littéraire . Si les nations modernes pouvaient trouver en elles-mêmes un levain intellectuel suffisant , une source vive et première d' inspirations originales , il faudrait bien se garder de troubler par le mélange de l' antique cette veine de production nouvelle . Les tons en littérature sont d' autant plus beaux qu' ils sont plus vrais et plus purs ; à l' érudit , au critique appartiennent l' universalité et l' intelligence des formes les plus diverses ; au contraire une note étrangère ne pourra qu' inquiéter et troubler le poète original et créateur . Mais lors même que les temps modernes trouveraient une poésie et une philosophie qui les représentent avec autant de vérité qu' * Homère et * Platon représentaient la * Grèce de leur temps , alors encore l' étude de l' antiquité aurait sa valeur au point de vue de la science . D' ailleurs les considérations de * M . * Welcker ne suffiraient pas pour faire l' apologie de toutes les études philologiques . Si on ne cultive les littératures anciennes que pour y chercher des modèles , à quoi bon cultiver celles qui , tout en ayant leurs beautés originales , ne sont point imitables pour nous ? Il faudrait se borner à l' antiquité grecque et latine , et même dans ces limites l' étude des chefs-d'oeuvre seule aurait du prix . Or , les littératures de l' * Orient , que * M . * Welcker traite avec beaucoup de mépris , et les oeuvres de second ordre des littératures classiques , si elles servent moins à former le goût , offrent quelquefois plus d' intérêt philosophique et nous en apprennent plus sur l' histoire de l' esprit humain , que les monuments accomplis des époques de perfection . Le fait des langues classiques n' a d' ailleurs rien d' absolu . Les littératures grecque et latine sont classiques par rapport à nous , non pas parce qu' elles sont les plus excellentes des littératures , mais parce qu' elles nous sont imposées par l' histoire . Ce fait d' une langue ancienne , choisie pour servir de base à l' éducation et concentrant autour d' elle les efforts littéraires d' une nation qui s' est depuis longtemps formé un nouvel idiome , n' est pas , comme on voudrait trop souvent le faire croire , l' effet d' un choix arbitraire , mais bien une des lois les plus générales de l' histoire des langues , loi qui ne tient en rien au caprice ou aux opinions littéraires de telle ou telle époque . C' est , en effet , mal comprendre le rôle et la nature des langues classiques que de donner à cette dénomination un sens absolu , et de la restreindre à un ou deux idiomes , comme si c' était par un privilège essentiel et résultant de leur nature qu' ils fussent prédestinés à être l' instrument d' éducation de tous les peuples . Leur existence est un fait universel de linguistique , et leur choix , de même qu' il n' a rien d' absolu pour tous les peuples , n' a rien d' arbitraire pour chacun d' eux . L' histoire générale des langues a depuis longtemps amené à constater ce fait remarquable que , dans tous les pays où s' est produit quelque mouvement intellectuel , deux couches de langues se sont déjà superposées , non pas en se chassant brusquement l' une l' autre , mais la seconde sortant par d' insensibles transformations de la poussière de la première . Partout une langue ancienne a fait place à un idiome vulgaire , qui ne constitue pas à vrai dire une langue différente , mais plutôt un âge différent de celle qui l' a précédé ; celle -ci plus savante , plus synthétique , chargée de flexions qui expriment les rapports les plus délicats de la pensée , plus riche même dans son ordre d' idées , bien que cet ordre d' idées fût comparativement plus restreint ; image en un mot de la spontanéité primitive , où l' esprit confondait les éléments dans une obscure unité , et perdait dans le tout la vue analytique des parties ; le dialecte moderne , au contraire , correspondant à un progrès d' analyse , plus clair , plus explicite , séparant ce que les anciens assemblaient , brisant les mécanismes de l' ancienne langue pour donner à chaque idée et à chaque relation son expression isolée . Il serait possible , en prenant l' une après l' autre les langues de tous les pays où l' humanité a une histoire , d' y vérifier cette marche , qui est la marche même de l' esprit humain . Dans l' * Inde , c' est le sanskrit , avec son admirable richesse de formes grammaticales , ses huit cas , ses six modes , ses désinences nombreuses , sa phrase implexe et si puissamment nouée , qui , en s' altérant , produit le pali , le prakrit et le kawi , dialectes moins riches , plus simples et plus clairs , qui s' analysent à leur tour en dialectes plus populaires encore , l' hindoui , le bengali , le mahratte et les autres idiomes vulgaires de l' Indoustan , et deviennent à leur tour langues mortes , savantes et sacrées : le pali dans l' île de * Ceylan et l' * Indo- * Chine , le prakrit chez les Djaïnas , le kawi dans les îles de * Java , * Bali et * Madoura . Dans la région de l' * Inde au * Caucase , le zend , avec ses mots longs et compliqués , son manque de prépositions et sa manière d' y suppléer au moyen de cas formés par flexion , le perse des inscriptions cunéiformes , si parfait de structure , sont remplacés par le persan moderne , presque aussi décrépit que l' anglais , arrivé au dernier terme de l' érosion . Dans la région du * Caucase , l' arménien et le géorgien modernes succèdent à l' arménien et au géorgien antiques . En * Europe , l' ancien slavon , le tudesque , le gothique , le normannique se retrouvent au-dessous des idiomes slaves et germaniques . Enfin c' est de l' analyse du grec et du latin , soumis au travail de décomposition des siècles barbares , que sortent le grec moderne et les langues néo-latines . Les langues sémitiques , quoique bien moins vivantes que les langues indo-germaniques , ont suivi une marche analogue . L' hébreu , leur type le plus ancien , disparaît à une époque reculée , pour laisser dominer seuls le chaldéen , le samaritain , le syriaque , dialectes plus analysés , plus longs , plus clairs aussi quelquefois , lesquels vont à leur tour successivement s' absorber dans l' arabe . Mais l' arabe , trop savant à son tour pour l' usage vulgaire d' étrangers , qui ne peuvent observer ses flexions délicates et variées , voit le solécisme devenir de droit commun , et ainsi , à côté de la langue littérale , qui devient le partage exclusif des écoles , l' arabe vulgaire d' un système plus simple et moins riche en formes grammaticales . Les langues de l' ouest et du centre de l' * Asie présenteraient plusieurs phénomènes analogues dans la superposition du chinois ancien et du chinois moderne , du tibétain ancien et du tibétain moderne ; et les langues malaises , dans cette langue ancienne à laquelle * Marsden et * Crawfurd ont donné le nom de grand polynésien , qui fut la langue de la civilisation de * Java , et que * Baldi appelle le sanskrit de l' * Océanie . Mais que devient la langue ancienne ainsi expulsée de l' usage vulgaire par le nouvel idiome ? Son rôle , pour être changé , n' en est pas moins remarquable . Si elle cesse d' être l' intermédiaire du commerce habituel de la vie , elle devient la langue savante et presque toujours la langue sacrée du peuple qui l' a décomposée . Fixée d' ordinaire dans une littérature antique , dépositaire des traditions religieuses et nationales , elle reste le partage des savants , la langue des choses de l' esprit , et il faut d' ordinaire des siècles avant que l' idiome moderne ose à son tour sortir de la vie vulgaire , pour se risquer dans l' ordre des choses intellectuelles . Elle devient en un mot classique , sacrée , liturgique , termes corrélatifs suivant les divers pays où le fait se vérifie , et désignant des emplois qui ne vont pas d' ordinaire l' un sans l' autre . Chez les nations orientales , par exemple , où le livre antique ne tarde jamais à devenir sacré , c' est toujours à la garde de cette langue savante , obscure , à peine connue , que sont confiés les dogmes religieux et la liturgie . C' est donc un fait général de l' histoire des langues que chaque peuple trouve sa langue classique dans les conditions mêmes de son histoire , et que ce choix n' a rien d' arbitraire . C' est un fait encore que , chez les nations peu avancées , tout l' ordre intellectuel est confié à cette langue , et que , chez les peuples où une activité intellectuelle plus énergique s' est créé un nouvel instrument mieux adapté à ses besoins , la langue antique conserve un rôle grave et religieux , celui de faire l' éducation de la pensée et de l' initier aux choses de l' esprit . La langue moderne , en effet , étant toute composée de débris de l' ancienne , il est impossible de la posséder d' une manière scientifique , à moins de rapporter ces fragments à l' édifice primitif , où chacun d' eux avait sa valeur véritable . L' expérience prouve combien est imparfaite la connaissance des langues modernes chez ceux qui n' y donnent point pour base la connaissance de la langue antique dont chaque idiome moderne est sorti . Le secret des mécanismes grammaticaux , des étymologies , et par conséquent de l' orthographe , étant tout entier dans le dialecte ancien , la raison logique des règles de la grammaire est insaisissable pour ceux qui considèrent ces règles isolément et indépendamment de leur origine . La routine est alors le seul procédé possible , comme toutes les fois que la connaissance pratique est recherchée à l' exclusion de la raison théorique . On sait sa langue comme l' ouvrier qui emploie les procédés de la géométrie sans les comprendre sait la géométrie . Formée , d' ailleurs , par dissolution , la langue moderne ne saurait donner quelque vie aux lambeaux qu' elle essaie d' assimiler , sans revenir à l' ancienne synthèse pour y chercher le cachet qui doit imprimer à ces éléments épars une nouvelle unité . De là son incapacité à se constituer par elle-même en langue littéraire , et l' utilité de ces hommes qui durent , à certaines époques , faire son éducation par l' antique et présider , si on peut le dire , à ses humanités . Sans cette opération nécessaire , la langue vulgaire reste toujours ce qu' elle fut à l' origine , un jargon populaire , né de l' incapacité de synthèse et inapplicable aux choses intellectuelles . Non que la synthèse soit pour nous à regretter . L' analyse est quelque chose de plus avancé , et correspond à un état plus scientifique de l' esprit humain . Mais , seule , elle ne saurait rien créer . Habile à décomposer et à mettre à nu les ressorts secrets du langage , elle est impuissante à reconstruire l' ensemble qu' elle a détruit , si elle ne recourt pour cela à l' ancien système , et ne puise dans le commerce avec l' antiquité l' esprit d' ensemble et d' organisation savante . Telle est la loi qu' ont suivie dans leur développement toutes les langues modernes . Or , les procédés par lesquels la langue vulgaire s' est élevée à la dignité de langue littéraire sont ceux -là mêmes par lesquels on peut en acquérir la parfaite intelligence . Le modèle de l' éducation philologique est tracé dans chaque pays par l' éducation qu' a subie la langue vulgaire pour arriver à son ennoblissement . L' utilité historique de l' étude de la langue ancienne ne le cède point à son utilité philologique et littéraire . Le livre sacré pour les nations antiques était le dépositaire de tous les souvenirs nationaux ; chacun devait y recourir pour y trouver sa généalogie , la raison de tous les actes de la vie civile , politique , religieuse . Les langues classiques sont , à beaucoup d' égards , le livre sacré des modernes . Là sont les racines de la nation , ses titres , la raison de ses mots et par conséquent de ses institutions . Sans elle , une foule de choses restent inintelligibles et historiquement inexplicables . Chaque idée moderne est entée sur une tige antique ; tout développement actuel sort d' un précédent . Prendre l' humanité à un point isolé de son existence , c' est se condamner à ne jamais la comprendre ; elle n' a de sens que dans son ensemble . Là est le prix de l' érudition , créant de nouveau le passé , explorant toutes les parties de l' humanité ; qu' elle en ait ou non la conscience , l' érudition prépare la base nécessaire de la philosophie . L' éducation , plus modeste , obligée de se borner et ne pouvant embrasser tout le passé , s' attache à la portion de l' antiquité qui , relativement à chaque nation , est classique . Or , ce choix , qui ne peut jamais être douteux , l' est pour nous moins que pour tout autre peuple . Notre civilisation , nos institutions , nos langues sont construites avec des éléments grecs et latins . Donc le grec et le latin , qu' on le veuille on qu' on ne le veuille pas , nous sont imposés par les faits . Nulle loi , nul règlement ne leur a donné , ne leur ôtera ce caractère qu' ils tiennent de l' histoire . De même que l' éducation chez les Chinois et les Arabes ne sera jamais d' apprendre l' arabe ou le chinois vulgaire , mais sera toujours d' apprendre l' arabe ou le chinois littéral ; de même que la * Grèce moderne ne reprend quelque vie littéraire que par l' étude du grec antique ; de même l' étude des nos langues classiques , inséparables l' une de l' autre , sera toujours chez nous , par la force des choses , la base de l' éducation . Que d' autres peuples , même européens , les nations slaves par exemple , les peuples germaniques eux-mêmes , bien que constitués plus tard dans des rapports si étroits avec le latinisme , cherchent ailleurs leur éducation , ils pourront s' interdire une admirable source de beauté et de vérité ; au moins ne se priveront -ils pas du commerce direct avec leurs ancêtres ; mais , pour nous , ce serait renier nos origines , ce serait rompre avec nos pères . L' éducation philologique ne saurait consister à apprendre la langue moderne , l' éducation morale et politique , à se nourrir exclusivement des idées et des institutions actuelles ; il faut remonter à la source et se mettre d' abord sur la voie du passé , pour arriver par la même route que l' humanité à la pleine intelligence du présent . chapitre XII : à mes yeux , le seul moyen de faire l' apologie des sciences philologiques , et en général de l' érudition , est donc de les grouper en un ensemble , auquel on donnerait le nom de sciences de l' humanité , par opposition aux sciences de la nature . Sans cela , la philologie n' a pas d' objet , et elle prête à toutes les objections que l' on dirige si souvent contre elle . L' humilité des moyens qu' elle emploie pour atteindre son but ne saurait être un reproche . * Cuvier disséquant des limaçons aurait provoqué le sourire des esprits légers , qui ne comprennent pas les procédés de la science . Le chimiste manipulant ses appareils ressemble fort à un manoeuvre ; et pourtant il fait l' oeuvre la plus libérale de toutes ; la recherche de ce qui est . * M. * de * Maistre peint quelque part la science moderne " les bras chargés de livres et d' instruments de toute espèce , pâle de veilles et de travaux , se traînant souillée d' encre et toute pantelante sur le chemin de la vérité , en baissant vers la terre son front sillonné d' algèbre . " Un grand seigneur , comme * M . * de * Maistre , devait se trouver en effet humilié d' aussi pénibles investigations , et la vérité était bien irrévérencieuse de se rendre pour lui si difficile . Il devait préférer la méthode plus commode de la " science orientale , libre , isolée , volant plus qu' elle ne marche , présentant dans toute sa personne quelque chose d' aérien et de surnaturel , livrant au vent ses cheveux qui s' échappent d' une mitre orientale , son pied dédaigneux ne semblant toucher la terre que pour la quitter . " C' est le caractère et la gloire de la science moderne d' arriver aux plus hauts résultats par la plus scrupuleuse expérimentation , et d' atteindre les lois les plus élevées de la nature , la main posée sur ses appareils . Elle laisse au vieil a priori le chimérique honneur de ne chercher qu' en lui-même son point d' appui ; elle se fait gloire de n' être que l' écho des faits , et de ne mêler en rien son invention propre dans ses découvertes . Les plus humbles procédés se trouvent ainsi ennoblis par leurs résultats . Les lois les plus élevées des sciences physiques ont été constatées par des manipulations fort peu différentes de celles de l' artisan . Si les plus hautes vérités peuvent sortir de l' alambic et du creuset , pourquoi ne pourraient -elles résulter également de l' étude des restes poudreux du passé ? Le philologue sera -t-il plus déshonoré en travaillant sur des mots et des syllabes que le chimiste en travaillant dans son laboratoire ? Le peu de résultats qu' auront amené certaines branches des études philologiques ne sera même pas une objection contre elles . Car , en abordant un ordre de recherches , on ne peut deviner par avance ce qui en sortira , pas plus qu' on ne sait au juste , en creusant une mine , les richesses qu' on y trouvera . Les veines du métal précieux ne se laissent pas deviner . Peut-être marche -t-on à la découverte d' un monde nouveau ; peut-être aussi les laborieuses investigations auxquelles on se livre n' amèneront -elles d' autre résultat que de savoir qu' il n' y a rien à en tirer . Et ne dites pas que celui qui sera arrivé à ce résultat tout négatif aura perdu sa peine . Car , outre qu' il n' y a pas de recherche absolument stérile et qui n' amène directement ou par accident quelque découverte , il épargnera à d' autres les peines inutiles qu' il s' est données . Bien des ordres de recherches resteront ainsi comme des mines exploitées jadis , mais depuis abandonnées , parce qu' elles ne récompensèrent pas assez les travailleurs de leurs fatigues et qu' elles ne laissent plus d' espoir aux explorateurs futurs . Il importe , d' ailleurs , de considérer que les résultats qui paraissent à tel moment les plus insignifiants peuvent devenir les plus importants , par suite de découvertes nouvelles et de rapprochements nouveaux . La science se présente toujours à l' homme comme une terre inconnue ; il aborde souvent d' immenses régions par un coin détourné et qui ne peut donner une idée de l' ensemble . Les premiers navigateurs qui découvrirent l' * Amérique étaient loin de soupçonner les formes exactes et les relations véritables des parties de ce nouveau monde . était -ce une île isolée , un groupe d' îles , un vaste continent ou le prolongement d' un autre continent ? Les explorations ultérieures pouvaient seules répondre . De même dans la science , les plus importantes découvertes sont souvent abordées d' une manière détournée , oblique , si j' ose le dire . Bien peu de choses ont été tout d' abord prises à plein et par leur milieu . Ce fut par d' informes traductions qu' * Anquetil- * Duperron aborda la littérature zende , comme au moyen âge , ce fut par des versions arabes très imparfaites que la plupart des auteurs scientifiques de la * Grèce arrivèrent d' abord à la connaissance de l' * Occident . Le célèbre passage de * Clément d' * Alexandrie sur les écritures égyptiennes était resté insignifiant , jusqu'au jour où , par suite d' autres découvertes , il devint la clef des études égyptiennes . L' accessoire peut ainsi , par suite d' un changement de point de vue , devenir le principal . Les théologiens qui , au moyen âge , occupaient la scène principale sont pour nous des personnages très secondaires . Les rares savants et penseurs , qui , à cette époque , ont cherché par la vraie méthode , alors inaperçus ou persécutés , sont à nos yeux sur le premier plan ; car seuls , ils ont été continués ; seuls ils ont eu de la postérité . Aucune recherche ne doit être condamnée dès l' abord comme inutile ou puérile ; on ne sait ce qui en peut sortir , ni quelle valeur elle peut acquérir d' un point de vue plus avancé . Les sciences physiques offrent une foule d' exemples de découvertes d' abord isolées , qui restèrent de longues années presque insignifiantes , et n' acquirent de l' importance que longtemps après , par l' accession de faits nouveaux . On a suivi longtemps une voie en apparence inféconde , puis on l' a abandonnée de désespoir , quand tout à coup apparaît une lumière inattendue ; sur deux ou trois points à la fois , la découverte éclate , et ce qui , auparavant , n' avait paru qu' un fait isolé et sans portée , devient , dans une combinaison nouvelle , la base de toute une théorie . Rien de plus difficile que de prédire l' importance que l' avenir attachera à tel ordre de faits , les recherches qui seront continuées et celles qui seront abandonnées . L' attraction du succin n' était aux yeux des anciens physiciens qu' un fait curieux , jusqu'au jour où autour de ce premier atome vint se construire toute une science . Il ne faut pas demander , dans l' ordre des investigations scientifiques , l' ordre rigoureux de la logique , pas plus qu' on ne peut demander d' avance au voyageur le plan de ses découvertes . En cherchant une chose , on en trouve une autre ; en poursuivant une chimère , on découvre une magnifique réalité . Le hasard , de son côté , vient réclamer sa part . Exploration universelle , battue générale , telle est donc la seule méthode possible . " On doit considérer l' édifice des sciences , disait * Cuvier , comme celui de la nature ... Chaque fait a une place déterminée et qui ne peut être remplie que par lui seul . " Ce qui n' a pas de valeur en soi-même peut en avoir comme moyen nécessaire . La critique est souvent plus sérieuse que son objet . On peut commenter sérieusement un madrigal ou un roman frivole ; d' austères érudits ont consacré leur vie à des productions dont les auteurs ne pensèrent qu' au plaisir . Tout ce qui est du passé est sérieux : un jour * Béranger sera objet de science et relèvera de l' Académie des Inscriptions . * Molière , si enclin à se moquer des savants en us , ne serait -il pas quelque peu surpris de se voir tombé entre leurs mains ? Les profanes , et quelquefois même ceux qui s' appellent penseurs , se prennent à rire des minutieuses investigations de l' archéologie sur les débris du passé . De pareilles recherches , si elles avaient leur but en elles-mêmes , ne seraient sans doute que des fantaisies d' amateurs plus ou moins intéressantes ; mais elles deviennent scientifiques , et en un sens sacrées , si on les rapporte à la connaissance de l' antiquité , qui n' est possible que par la connaissance des monuments . Il est une foule d' études qui n' ont ainsi de valeur qu' en vue d' un but ultérieur . Il serait peut-être assez difficile de trouver quelque philosophie dans la théorie de l' accentuation grecque : est -ce une raison pour la déclarer inutile ? Non certes , car sans elle , la connaissance approfondie de la langue grecque est impossible . Un tel système d' exclusion mènerait à renouveler le spirituel raisonnement par lequel , dans le conte de * Voltaire , on réussit à simplifier si fort l' éducation de * Jeannot . Que de travaux d' ailleurs qui , bien que n' ayant aucune valeur absolue , ont eu , de leur temps , et par suite des préjugés établis , une sérieuse importance ! L' Apologie de * Naudé pour les grands hommes faussement soupçonnés de magie ne nous apprend pas grand'chose , et cependant put de son temps exercer une véritable influence . Combien de livres de notre siècle seront jugés de même par l' avenir ! Les écrits destinés à combattre une erreur disparaissent avec l' erreur qu' ils ont combattue . Quand un résultat est acquis , on ne se figure pas ce qu' il a coûté de peine . Il a fallu un génie pour conquérir ce qui devient ensuite le domaine d' un enfant . Les recherches relatives aux écritures cunéiformes , qui forment un des objets les plus importants des études orientales dans l' état actuel de la science , offrent un des plus curieux exemples d' études dignes d' être poursuivies avec le plus grand zèle , malgré l' incertitude des résultats auxquels elles amèneront . Je ne parle pas des inscriptions persanes , qui sont toutes expliquées ; je parle seulement des inscriptions médiques , assyriennes et babyloniennes , que ceux mêmes qui y ont consacré de laborieuses heures reconnaissent indéchiffrées . Jusqu'à quel point résisteront -elles toujours aux doctes attaques des savants , il est impossible de le dire . Mais en prenant l' hypothèse la plus défavorable , en supposant qu' elles restent à jamais une énigme , ceux qui y auront consacré leurs labeurs n' auront pas moins mérité de la science que si , comme * Champollion , ils eussent restauré tout un monde ; car , même dans le cas où cet heureux résultat ne se serait pas réalisé , le succès n' était pas à la rigueur impossible , et il n' y avait pas moyen de le savoir , si on ne l' eût essayé . Dans l' état actuel de la science , il n' y a pas de travail plus urgent qu' un catalogue critique des manuscrits des diverses bibliothèques . Ceux qui se sont occupés de ces recherches savent combien ils sont tous insuffisants pour donner une idée exacte du contenu du manuscrit , combien ceux de la Bibliothèque nationale , par exemple , fourmillent de fautes et de lacunes . Voilà en apparence une besogne bien humble , et à laquelle suffirait le dernier élève de l' école des Chartes . Détrompez -vous . Il n' y a pas de travail qui exige un savoir plus étendu , et toutes nos sommités scientifiques , examinant les manuscrits dans le cercle le plus borné de leur compétence , suffiraient à peine à le faire d' une manière irréprochable . Et pourtant les recherches érudites seront entravées et incomplètes , jusqu'à ce que ce travail soit fait d' une manière définitive . De l' aveu même des Israélites , la littérature talmudicorabbinique ne sera plus étudiée de personne dans un siècle . Quand ces livres n' auront plus d' intérêt religieux , nul n' aura le courage d' aborder ce chaos . Et pourtant il y a là des trésors pour la critique et l' histoire de l' esprit humain . Ne serait -il pas urgent de mettre à profit les cinq ou six hommes de la génération actuelle qui seuls seraient compétents pour mettre en lumière ces précieux documents ? Je vous affirme que les quelques cent mille francs qu' un ministre de l' instruction publique y affecterait seraient mieux employés que les trois quarts de ceux que l' on consacre aux lettres . Mais ce ministre -là devrait aussi se cuirasser d' avance contre les épigrammes des badauds et même des gens de lettres , qui n' imagineraient pas comment on peut employer à de pareilles sottises l' argent des contribuables . C' est la loi de la science comme de toutes les oeuvres humaines de s' esquisser largement et avec un grand entourage de superflu . L' humanité ne s' assimile définitivement qu' un bien petit nombre des éléments dont elle fait sa nourriture . Les parties qui se sont trouvées éliminées ont -elles été inutiles et n' ont -elles joué aucun rôle dans l' acte de sa nutrition ? Non certes ; elles ont servi à faire passer le reste , elles étaient tellement unies à la portion nutritive que celle -ci n' aurait pu sans superflu être prise ni digérée . Ouvrez un recueil d' épigraphie antique . Sur cent inscriptions , une ou deux peut-être offrent un véritable intérêt . Mais si on n' avait déchiffré les autres , comment aurait -on su que parmi elles il n' y en avait pas de plus importantes encore ? Ce n' est pas même un luxe superflu d' avoir publié celles qui semblent inutiles , car il se peut faire que telle qui nous paraît maintenant insignifiante devienne capitale dans une série de recherches que nous ne pouvons prévoir . Le dessin général des formes de l' humanité ressemble à ces colossales figures destinées à être vues de loin , et où chaque ligne n' est point accusée avec la netteté que présente une statue ou un tableau . Les formes y sont largement plâtrées , il y a du trop , et si l' on voulait réduire le dessin au strict nécessaire , il y aurait beaucoup à retrancher . En histoire , le trait est grossier ; chaque linéament , au lieu d' être représenté par un individu ou par un petit nombre d' hommes , l' est par de grandes masses , par une nation , par une philosophie , par une forme religieuse . Sur les monuments de * Persépolis , on voit les différentes nations tributaires du roi de * Perse représentées par un individu portant le costume et tenant entre ses mains les productions de son pays , pour en faire hommage au suzerain . Voilà l' humanité : chaque nation , chaque forme intellectuelle , religieuse , morale , laisse après elle un court résumé , qui en est comme l' extrait et la quintessence et qui se réduit souvent à un seul mot . Ce type abrégé et expressif demeure pour représenter les millions d' hommes à jamais obscurs qui ont vécu et sont morts pour se grouper sous ce signe . * Grèce , * Perse , * Inde , judaïsme , islamisme , stoïcisme , mysticisme , toutes ces formes étaient nécessaires pour que la grande figure fût complète ; or , pour qu' elles fussent dignement représentées , il ne suffisait pas de quelques individus , il fallait d' énormes masses . La peinture par masses est le grand procédé de la Providence . Il y a une merveilleuse grandeur et une profonde philosophie dans la manière dont les anciens Hébreux concevaient le gouvernement de * Dieu , traitant les nations comme des individus établissant entre tous les membres d' une communauté une parfaite solidarité , et appliquant avec un majectueux à-peu-près sa justice distributive . * Dieu ne se propose que le grand dessin général . Chaque être trouve ensuite en lui des instincts qui lui rendent son rôle aussi doux que possible . C' est une pensée d' une effroyable tristesse que le peu de traces que laissent après eux les hommes , ceux -là même qui semblent jouer un rôle principal . Et quand on pense que des millions de millions d' êtres sont nés et sont morts de la sorte , sans qu' il en reste de souvenir , on éprouve le même effroi qu' en présence du néant ou de l' infini . Songez donc à ces misérables existences à peine caractérisées qui , chez les sauvages , apparaissent et disparaissent comme les vagues images d' un rêve . Songez aux innombrables générations qui se sont entassées dans les cimetières de nos campagnes . Mortes , mortes à jamais ? ... Non , elles vivent dans l' humanité ; elles ont servi à bâtir la grande Babel qui monte vers le ciel , et où chaque assise est un peuple . Je vais dire le plus ravissant souvenir qui me reste de ma première jeunesse ; je verse presque des larmes en y songeant . Un jour , ma mère et moi , en faisant un petit voyage à travers ces sentiers pierreux des côtes de * Bretagne qui laissent à tous ceux qui les ont foulés de si doux souvenirs , nous arrivâmes à une église de hameau , entourée , selon l' usage , du cimetière , et nous nous y reposâmes . Les murs de l' église en granit à peine équarri et couvert de mousse , les maisons d' alentour construites de blocs primitifs , les tombes serrées , les croix renversées et effacées , les têtes nombreuses rangées sur les étages de la maisonnette qui sert d' ossuaire , attestaient que depuis les plus anciens jours où les saints de * Bretagne avaient paru sur ces flots , on avait enterré en ce lieu . Ce jour -là , j' éprouvai le sentiment de l' immensité de l' oubli et du vaste silence où s' engloutit la vie humaine avec un effroi que je ressens encore , et qui est resté un des éléments de ma vie morale . Parmi tous ces simples qui sont là , à l' ombre de ces vieux arbres , pas un , pas un seul ne vivra dans l' avenir . Pas un seul n' a inséré son action dans le grand mouvement des choses ; pas un seul ne comptera dans la statistique définitive de ceux qui ont poussé à l' éternelle roue . Je servais alors le * Dieu de mon enfance , et un regard élevé vers la croix de pierre , sur les marches de laquelle nous étions assis , et sur le tabernacle , qu' on voyait à travers les vitraux de l' église , m' expliquait tout cela . Et puis , on voyait à peu de distance la mer , les rochers , les vagues blanchissantes , on respirait ce vent céleste qui , pénétrant jusqu'au fond du cerveau , y éveille je ne sais quelle vague sensation de largeur et de liberté . Et puis ma mère était à mes côtés ; il me semblait que la plus humble vie pouvait refléter le ciel grâce au pur amour et aux affections individuelles . J' estimais heureux ceux qui reposaient en ce lieu . Depuis j' ai transporté ma tente , et je m' explique autrement cette grande nuit . Ils ne sont pas morts ces obscurs enfants du hameau ; car la * Bretagne vit encore , et ils ont contribué à faire la * Bretagne ; ils n' ont pas eu de rôle dans le grand drame , mais ils ont fait partie de ce vaste choeur , sans lequel le drame serait froid et dépourvu d' acteurs sympathiques . Et quand la * Bretagne ne sera plus , la * France sera ; et quand la * France ne sera plus , l' humanité sera encore , et éternellement l' on dira : Autrefois , il y eut un noble pays , sympathique à toutes les belles choses , dont la destinée fut de souffrir pour l' humanité et de combattre pour elle . Ce jour -là le plus humble paysan qui n' a eu que deux pas à faire de sa cabane au tombeau , vivra comme nous dans ce grand nom immortel ; il aura fourni sa petite part à cette grande résultante . Et quand l' humanité ne sera plus , * Dieu sera , et l' humanité aura contribué à le faire , et dans son vaste sein se retrouvera toute vie , et alors il sera vrai à la lettre que pas un verre d' eau , pas une parole qui aura servi l' oeuvre divine du progrès ne sera perdue . Voilà la loi de l' humanité : vaste prodigalité de l' individu , dédaigneuses agglomérations d' hommes ( je me figure le mouleur gâchant largement sa matière et s' inquiétant peu que les trois quarts en tombent à terre ) ; l' immense majorité destinée à faire tapisserie au grand bal mené par la destinée , ou plutôt à figurer dans un de ces personnages multiples que le drame ancien appelait le choeur . Sont -ils inutiles ? Non ; car ils ont fait figure ; sans eux les lignes auraient été maigres et mesquines ; ils ont servi à ce que la chose se fît d' une façon luxuriante ; ce qui est plus original et plus grand . Telle religieuse qui vit oubliée au fond de son couvent semble bien perdue pour le tableau vivant de l' humanité . Nullement : car elle contribue à esquisser la vie monastique ; elle entre comme un atome dans la grande masse de couleur noire nécessaire pour cela . L' humanité n' eût point été complète sans la vie monastique ; la vie monastique ne pouvait d' ailleurs être représentée que par un groupe innombrable : donc tous ceux qui sont entrés dans ce groupe , quelque oubliés qu' ils soient , ont eu leur part à la représentation de l' une des formes les plus essentielles de l' humanité . En résumé , il y a deux manières d' agir sur le monde , ou par sa force individuelle , ou par le corps dont on fait partie , par l' ensemble où l' on a sa place . Ici l' action de l' individu paraît voilée ; mais en revanche elle est plus puissante , et la part proportionnelle qui en revient à chacun est bien plus forte que s' il était resté isolé . Ces pauvres femmes , séparées , eussent été vulgaires , et n' eussent fait presque aucune figure dans l' humanité ; réunies , elles représentent avec énergie un de ses éléments les plus essentiels du monde , la douce , timide et pensive piété . Personne n' est donc inutile dans l' humanité . Le sauvage , qui vit à peine la vie humaine , sert du moins comme force perdue . Or , je l' ai déjà dit , il était convenable qu' il y eût surabondance dans le dessin des formes de l' humanité . La croyance à l' immortalité n' implique pas autre chose que cette invincible confiance de l' humanité dans l' avenir . Aucune action ne meurt . Tel insecte qui n' a eu d' autre vocation que de grouper sous une forme vivante un certain nombre de molécules et de manger une feuille a fait une oeuvre qui aura des conséquences dans la série éternelle des causes . La science , comme toutes les autres faces de la vie humaine , doit être représentée de cette large manière . Il ne faut pas que les résultats scientifiques soient maigrement et isolément atteints . Il faut que le résidu final qui restera dans le domaine de l' esprit humain soit extrait d' un vaste amas de choses . De même qu' aucun homme n' est inutile dans l' humanité , de même aucun travailleur n' est inutile dans le champ de la science . Ici , comme partout , il faut qu' il y ait une immense déperdition de force . Quand on songe au vaste engloutissement de travaux et d' activité intellectuelle qui s' est fait , depuis trois siècles et de nos jours , dans les recueils périodiques , les revues , etc. , travaux dont il reste souvent si peu de chose , on éprouve le même sentiment qu' en voyant la ronde éternelle des générations s' engloutir dans la tombe , en se tirant par la main . Mais il faut qu' il en soit ainsi : car , si tout ce qui est dit et trouvé était assimilé du premier coup , ce serait comme si l' homme s' astreignait à ne prendre que du nutritif . Au bout de cent ans , un génie de premier ordre est réduit à deux ou trois pages . Les vingt volumes de ses oeuvres complètes restent comme un développement nécessaire de sa pensée fondamentale . Un volume pour une idée ! Le XVIIIe siècle se résume pour nous en quelques pages exprimant ses tendances générales , son esprit , sa méthode ; tout cela est perdu dans des milliers de livres oubliés et criblés d' erreurs grossières . On remplirait la plus vaste bibliothèque des livres qu' a produits telle controverse , celle de la Réforme , celle du jansénisme , celle du thomisme . Toute cette dépense de force intellectuelle n' est pas perdue , si ces controverses ont fourni un atome à l' édifice de la pensée moderne . Une foule d' existences littéraires , en apparence perdues , ont été en effet utiles et nécessaires . Qui songe maintenant à tel grammairien d' * Alexandrie , illustre de son temps ? Et pourtant il n' est pas mort ; car il a servi à esquisser * Alexandrie , et * Alexandrie demeure un fait immense dans l' histoire de l' humanité . On ne se fait pas d' idée de la largeur avec laquelle devrait se faire le travail de la science dans l' humanité savamment organisée . Je suppose qu' il fallût mille existences laborieuses pour recueillir toutes les variétés locales de telle légende , de celle du Juif errant par exemple . Il n' est pas bien sûr qu' un tel travail amenât aucun résultat sérieux ; n' importe ; la simple possibilité d' y trouver quelque fine induction , qui , entrant comme élément dans un ensemble plus vaste , révélât un trait du système des choses suffirait pour hasarder cette dépense . Car rien n' est trop cher quand il s' agit de fournir un atome à la vérité . Tous les jours des milliers d' existences ne sont -elles pas perdues , mais ce qui s' appelle absolument perdues , à des arts de luxe , à fournir un aliment au plaisir des oisifs , etc. L' humanité a tant de forces qui dépérissent faute d' emploi et de direction ! Ne peut -on pas espérer qu' un jour toute cette énergie négligée ou dépensée en pure perte sera appliquée aux choses sérieuses et aux conquêtes suprasensibles ? On se fait souvent des conceptions très fausses sur la vraie manière de vivre dans l' avenir ; on s' imagine que l' immortalité en littérature consiste à se faire lire des générations futures . C' est là une illusion à laquelle il faut renoncer . Nous ne serons pas lus de l' avenir , nous le savons , nous nous en réjouissons , et nous en félicitons l' avenir . Mais nous aurons travaillé à avancer la manière d' envisager les choses , nous aurons conduit l' avenir à n' avoir pas besoin de nous lire , nous aurons avancé le jour où la connaissance égalera le monde , et où , le sujet et l' objet étant identifiés , le * Dieu sera complet . En hâtant le progrès , nous hâtons notre mort . Nous ne sommes pas des écrivains qu' on étudie pour leur façon de dire et leur touche classique ; nous sommes des penseurs , et notre pensée est un acte scientifique . Lit -on encore les oeuvres de * Newton , de * Lavoisier , d' * Euler ? Et pourtant quels noms sont plus acquis à l' immortalité ? Leurs livres sont des faits ; ils ont eu leur place dans la série du développement de la science ; après quoi , leur mission est finie . Le nom seul de l' auteur reste dans les fastes de l' esprit humain comme le nom des politiques et des grands capitaines . Le savant proprement dit ne songe pas à l' immortalité de son livre , mais à l' immortalité de sa découverte . Nous , de même , nous chercherons à enrichir l' esprit humain par nos aperçus , bien plus qu' à faire lire l' expression même de nos pensées . Nous souhaitons que notre nom reste bien plus que notre livre . Notre immortalité consiste à insérer dans le mouvement de l' esprit un élément qui ne périra pas , et en ce sens nous pouvons dire comme autrefois : Exegi monumentum oere perennius , puisque un résultat , un acte dans l' humanité est immortel , par la modification qu' il introduit à tout jamais dans la série des choses . Les résultats de tel livre obscur et tombé en poussière durent encore et dureront éternellement . L' histoire littéraire est destinée à remplacer en grande partie la lecture directe des oeuvres de l' esprit humain . Qui est -ce qui lit aujourd'hui les oeuvres polémiques de * Voltaire ? Et pourtant quels livres ont jamais exercé une influence plus profonde ? La lecture des auteurs du XVIIe siècle est certes éminemment utile pour faire connaître l' état intellectuel de cette époque . Je regarde pourtant comme à peu près perdu pour l' acquisition des données positives le temps qu' on donne à cette lecture . Il n' y a là rien à apprendre en fait de vues et d' idées philosophiques , et je ne conçois guère , je l' avoue , que le résultat d' une éducation complète soit de savoir par coeur * LA * Bruyère , * Massillon , * Jean- * Baptiste * Rousseau , * Boileau , qui n' ont plus grand'chose à faire avec nous , et qu' un jeune homme puisse avoir terminé ses classes sans connaître * Villemain , * Guizot , * Thiers , * Cousin , * Quinet , * Michelet , * Lamartine , * Sainte- * Beuve . Nul plus que moi n' admire le XVIIe siècle à sa place dans l' histoire de l' esprit humain ; mais je me révolte dès qu' on veut faire de cette pensée lourde et sans critique le modèle de la beauté absolue . Quel livre , grand Dieu ! que l' Histoire universelle , objet d' une admiration conventionnelle , oeuvre d' un théologien arriéré , pour apprendre à notre jeunesse libérale la philosophie de l' histoire ! La révolution qui a transformé la littérature en journaux ou écrits périodiques , et fait de toute oeuvre d' esprit une oeuvre actuelle qui sera oubliée dans quelques jours , nous place tout naturellement à ce point de vue . L' oeuvre intellectuelle cesse de la sorte d' être un monument pour devenir un fait , un levier d' opinion . Chacun s' attelle au siècle pour le tirer dans sa direction ; une fois le mouvement donné , il ne reste que le fait accompli . On conçoit d' après cela un état où écrire ne formerait plus un droit à part , mais où des masses d' hommes ne songeraient qu' à faire entrer dans la circulation telles ou telles idées , sans songer à y mettre l' étiquette de leur personnalité . La production périodique devient déjà chez nous tellement exubérante , que l' oubli s' y exerce sur d' immenses proportions et engloutit les belles choses comme les médiocres . Heureux les classiques , venus à l' époque où l' individualité littéraire était si puissante ! Tel discours de nos parlements vaut assurément les meilleures harangues de * Démosthène ; tel plaidoyer de * Chaix-d' * Est- * Ange est comparable aux invectives de * Cicéron ; et pourtant * Cicéron et * Démosthène continueront d' être publiés , admirés , commentés en classiques ; tandis que le discours de * M . * Guizot , de * M . * de * Lamartine , de * M . * Chaix-d' * Est- * Ange ne sortira pas des colonnes du journal du lendemain . chapitre XIII : Il importe donc de bien comprendre le rôle des travaux du savant et la manière dont il exerce son influence . Son but n' est pas d' être lu , mais d' insérer une pierre dans le grand édifice . Les livres scientifiques sont un fait ; la vie du savant pourra se résumer en deux ou trois résultats , dont l' expression n' occupera peut-être que quelques lignes ou disparaîtra complètement dans des formules plus avancées . Peut-être a -t-il consigné ses recherches dans de gros volumes , que ceux -là seuls liront qui parcourent la même route spéciale que lui . Là n' est pas son immortalité ; elle est dans la brève formule où il a résumé sa vie , et qui , plus ou moins exacte , entrera comme élément dans la science de l' avenir . L' art seul , où la forme est inséparable du fond , passe tout entier à la postérité . Or , il faut le reconnaître , ce n' est point par la forme que nous valons . On lira peu les auteurs de notre siècle ; mais , qu' ils s' en consolent , on en parlera beaucoup dans l' histoire de l' esprit humain . Les monographes les liront , et feront sur eux de curieuses thèses , comme nous en faisons sur d' * Urfé , sur * La * Boétie , sur * Bodin , etc. Nous n' en faisons pas sur * Racine et * Corneille ; car ceux -là sont lus encore , et l' on ne décrit guère que les livres qu' on ne lit plus . Quoi qu' il en soit , le progrès scientifique et philosophique est assujetti à des conditions toutes différentes de celles de l' art. Il n' y a pas précisément de progrès pour l' art ; il y a variation dans l' idéal . Presque toutes les littératures ont à leur origine le modèle de leur perfection . La science , au contraire , avance par des procédés tout opposés . à côté de ses résultats philosophiques , qui ne tardent jamais à entrer en circulation , elle a sa partie technique et spéciale , qui n' a de sens que pour l' érudit . Plusieurs sciences n' ont même encore que cette partie , et plusieurs n' en auront jamais d' autre . Les spécialités scientifiques sont le grand scandale des gens du monde , comme les généralités sont le scandale des savants . C' est une suite de la déplorable habitude que l' on a parmi nous de regarder ce qui est général et philosophique comme superficiel , et ce qui est érudit comme lourd et illisible . Prêcher la philosophie à certains savants , c' est se faire regarder comme un esprit léger et une pauvre tête . Prêcher la science aux gens du monde , c' est se ranger à leurs yeux parmi les pédants d' école . Préjugés bien absurdes sans doute , qui pourtant ont leur cause . Car la philosophie n' a guère été jusqu'ici que la fantaisie a priori , et la science n' a été qu' un insignifiant étalage d' érudition . La vérité est , ce me semble , que les spécialités n' ont de sens qu' en vue des généralités , mais que les généralités à leur tour ne sont possibles que par les spécialités ; la vérité , c' est qu' il y a une science vitale , qui est le tout de l' homme , et que cette science a besoin de s' asseoir sur toutes les sciences particulières , qui sont belles en elles-mêmes , mais belles surtout dans leur ensemble . Les spéciaux ( qu' on me permette l' expression ) commettent souvent la faute de croire que leur travail peut avoir sa fin en lui-même , et prêtent par là au ridicule ; tout ce qui est résultat les alarme et leur semble de nulle valeur . Certes s' ils se bornaient à faire la guerre aux généralités hasardées , aux aperçus superficiels , on ne pourrait qu' applaudir à leur sévérité . Mais souvent ils ont bien l' air de tenir aux détails pour eux-mêmes . Je conçois à merveille qu' une date heureusement rétablie , une circonstance d' un fait important retrouvée , une histoire obscure éclaircie aient plus de valeur que des volumes entiers dans le genre de ceux qui s' intitulent souvent philosophie de l' histoire . Mais en vérité , est -ce par elles-mêmes que de telles découvertes valent quelque chose ? N' est -ce pas en tant que pouvant fonder dans l' avenir la vraie et sérieuse philosophie de l' histoire ? Que m' importe qu' * Alexandre soit mort en 324 ou 325 , que la bataille de * Platées se soit livrée sur telle ou telle colline , que la succession des rois grecs et indo-scythes de la * Bactriane ait été telle ou telle ? En vérité , me voilà bien avancé , quand je sais que * Asoka a succédé à * Bindusaro , et * Kanerkès à je ne sais quel autre . Si l' érudition n' était que cela , si l' érudit était l' Hermagoras de * La * Bruyère qui sait le nom des architectes de la tour de Babel et n' a pas vu * Versailles , tout le ridicule dont on la charge serait de bon aloi , la vanité seule pourrait soutenir dans de telles recherches , les esprits médiocres pourraient seuls y consacrer leur vie . Du moment où il est bien convenu que l' érudition n' a de valeur qu' en vue de ses résultats , on ne peut pousser trop loin la division du travail scientifique . Dans l' état actuel de la science , et surtout des sciences philologiques , les travaux les plus utiles sont ceux qui mettent au jour de nouvelles sources originales . Jusqu'à ce que toutes les parties de la science soient élucidées par des monographies spéciales , les travaux généraux seront prématurés . Or , les monographies ne sont possibles qu' à la condition de spécialités sévèrement limitées . Pour éclaircir un point donné , il faut avoir parcouru dans tous les sens la région intellectuelle où il est situé , il faut avoir pénétré tous les alentours et pouvoir se placer en connaissance de cause au milieu du sujet . Combien les travaux sur les littératures orientales gagneraient , si leurs auteurs étaient aussi spéciaux que les philologues qui ont créé pièce à pièce la science des littératures classiques ! Les seuls ouvrages utiles à la science sont ceux auxquels on peut accorder une entière confiance , et dont les auteurs ont acquis , par une longue habitude , sinon le privilège de l' infaillibilité , du moins cette étendue de connaissances qui fait l' assurance de l' écrivain et la sécurité du lecteur . Sans cela , rien n' est définitivement acquis ; tout est sans cesse à refaire . On peut le dire sans exagération , les deux tiers des travaux relatifs aux langues orientales ne méritent pas plus de confiance qu' un travail fait sur les langues classiques par un bon élève de rhétorique . Je serais fâché qu' on méconnût sur ce point l' intention de ce livre . J' ai vanté la polymathie et la variété des connaissances comme méthode philosophique ; mais je crois qu' en fait de travaux spéciaux on ne peut se tenir trop sévèrement dans sa sphère . J' aime * Leibnitz , réunissant sous le nom commun de philosophie les mathématiques , les sciences naturelles , l' histoire , la linguistique . Mais je ne peux approuver un * William * Jones , qui , sans être philosophe , déverse son activité sur d' innombrables sujets , et , dans une vie de quarante-sept ans , écrit une anthologie grecque , une Arcadia , un poème épique sur la découverte de la * Grande- * Bretagne , traduit les harangues d' * Isée , les poésies persanes de * Hafiz , le code sanskrit de Manou , le drame de Sacontala , un des poèmes arabes appelés Moallakat , en même temps qu' il écrit un Moyen pour empêcher les émeutes dans les élections et plusieurs opuscules de circonstance , le tout sans préjudice de sa profession d' avocat . Encore moins puis -je pardonner ce coupable morcellement de la vie scientifique qui fait envisager la science comme un moyen pour arriver aux affaires , et prélève les moments les plus précieux de la vie du savant . Faire du torchon avec de la dentelle est de toute manière un mauvais calcul . * Cuvier ne perdait -il pas bien son temps quand il consumait à des rapports et à des soins d' administration , dont d' autres se fussent acquittés aussi bien que lui , des heures qu' il eût pu rendre si fructueuses ? Un homme ne fait bien qu' une seule chose ; je ne comprends pas comment on peut admettre ainsi dans sa vie un principal et un accessoire . Le principal seul a du prix , l' existence n' a pas deux buts . Si je ne croyais que tout est saint , que tout importe à la poursuite du beau et du vrai , je regarderais comme perdu le temps donné à autre chose qu' à la recherche spéciale . Je conçois un cadre de vie très étendu , universel même . Que le penseur , le philosophe , le poète s' occupent des affaires de leur pays , non pas dans les menus détails de l' administration , mais quant à la direction générale , rien de mieux . Mais que le savant spécial , après quelques travaux ou quelques découvertes , vienne réclamer comme récompense qu' on le dispense d' en faire davantage et qu' on le laisse entrer dans le champ de la politique , c' est là l' indice d' une petite âme , d' un homme qui n' a jamais compris la noblesse de la science . Les vrais intérêts de la science réclament donc plus que jamais des spécialités et des monographies . Il serait à désirer que chaque pavé eût son histoire . Il est encore très peu de branches dans la philologie et l' histoire où les travaux généraux soient possibles avec une pleine sécurité . Presque toutes les sciences ont déjà leur grande histoire : histoire de la médecine , histoire de la philosophie , histoire de la philologie . Eh bien ! on peut affirmer sans hésiter que pas une seule de ces histoires , excepté peut-être l' histoire de la philosophie , n' est possible , et que , si le travail des monographies ne prend pas plus d' extension , aucune ne sera possible avant un siècle . On ne peut , en effet , exiger de celui qui entreprend ces vastes histoires une égale connaissance spéciale de toutes les parties de son sujet . Il faut qu' il se fie pour bien des choses aux travaux faits par d' autres . Or , sur plusieurs points importants , les monographies manquent encore , en sorte que l' auteur est réduit à recueillir çà et là quelques notions éparses et de seconde main , souvent fort inexactes . Soit , par exemple , l' histoire de la médecine , une des plus curieuses et des plus importantes pour l' histoire de l' esprit humain . Je suppose qu' un savant entreprenne de refaire dans son ensemble l' oeuvre si imparfaite de * Sprengel . Au moyen de ses connaissances personnelles et des travaux déjà faits , il pourra peut-être traiter d' une manière définitive la partie ancienne . Mais la médecine arabe , la médecine du moyen âge , la médecine indienne , la médecine chinoise ? En supposant même qu' il sût l' arabe , le chinois ou le sanskrit , et qu' il fût capable de faire dans une de ces langues d' utiles monographies , sa vie ne suffirait pas à parcourir superficiellement un seul de ces champs encore inexplorés . Ainsi donc , en se condamnant à être complet , il se condamne à être superficiel . Son livre ne vaudra que pour les parties où il est spécial ; mais alors pourquoi ne pas se borner à ces parties ? Pourquoi consacrer à des travaux sans valeur et destinés à devenir inutiles des moments qu' il pourrait employer si utilement à des recherches définitives ? Pourquoi faire de longs volumes , parmi lesquels un seul peut-être aura une valeur réelle ? C' est pitié de voir un savant , pour ne pas perdre un chapitre de son livre , condamné à faire l' histoire de la médecine chinoise à peu près dans les mêmes conditions qu' un homme qui ferait l' histoire de la médecine grecque d' après quelque mauvais ouvrage arabe ou du moyen âge . Et voilà pourtant à quoi il se condamnerait fatalement par le cadre même de son livre . C' est une curieuse expérience que celle -ci , et je parierais qu' on la ferait sans exception sur toutes les histoires générales . Présentez ces histoires à chacun des hommes spéciaux dans une des parties dont elles se composent , je mets en fait que chacun d' eux trouvera sa partie détestablement traitée . Ceux qui ont étudié * Aristote trouvent que * Ritter a mal résumé * Aristote , ceux qui ont étudié le stoïcisme trouvent qu' il a parlé superficiellement du stoïcisme . Je présentai un jour à mon savant ami le docteur * Daremberg , l' Histoire de la Philologie de * Graefenhan , pour qu' il en examinât la partie médicale . Il la trouva traitée sans aucune intelligence du sujet . N' est -il pas bien probable que tel autre savant spécial eût jugé de même les parties relatives à l' objet de ses recherches ? En sorte que , pour vouloir trop embrasser , on arrive à ne satisfaire personne , à moins , je le répète , que l' auteur de l' histoire générale ne soit lui-même spécial dans une branche , auquel cas il eût mieux fait de s' y borner . Des monographies sur tous les points de la science , telle devrait donc être l' oeuvre du XIXe siècle : oeuvre pénible , humble , laborieuse , exigeant le dévouement le plus désintéressé ; mais solide , durable , et d' ailleurs immensément relevée par l' élévation du but final . Certes il serait plus doux et plus flatteur pour la vanité de cueillir de prime abord le fruit qui ne sera mûr peut-être que dans un avenir lointain . Il faut une vertu scientifique bien profonde pour s' arrêter sur cette pente fatale et s' interdire la précipitation , quand la nature humaine tout entière réclame la solution définitive . Les héros de la science sont ceux qui , capables des vues les plus élevées , ont pu se défendre toute pensée philosophique anticipée , et se résigner à n' être que d' humbles monographes , quand tous les instincts de leur nature les eussent portés à voler aux hauts sommets . Pour plusieurs , pour la plupart , il faut le dire , c' est là un léger sacrifice ; ils ont peu de mérite à se priver de vues philosophiques , auxquelles ils ne sont pas portés par leur nature . Les vrais méritants sont ceux qui , tout en comprenant d' une manière élevée le but suprême de la science , tout en ressentant d' énergiques besoins philosophiques et religieux , se dévouent pour le bien de l' avenir au rude métier de manoeuvres et se condamnent comme le cheval à ne voir que le sillon qu' il creuse . Cela s' appelle , dans le style de l' évangile perdre son âme pour la sauver . Se résoudre à ignorer , pour que l' avenir sache , c' est la première condition de la méthode scientifique . Longtemps encore la science aura besoin de ces patientes recherches qui s' intitulent ou pourraient s' intituler : Mémoires pour servir ... De hautes intelligences devront ainsi , en vue du bien de l' avenir , se condamner à l' ergastulum , pour accumuler dans de savantes pages des matériaux qu' un bien petit nombre pourra lire . En apparence , ces patients investigateurs perdent leur temps et leur peine . Il n' y a pas pour eux de public ; ils seront lus de trois , quatre personnes , quelquefois de celui -là seul qui fera la recension de leur ouvrage dans une revue savante , ou de celui qui reprendra le même travail , si tant est qu' il prenne le soin de connaître ses devanciers . Eh bien ! les monographies sont encore après tout ce qui reste le plus . Un livre de généralités est nécessairement dépassé au bout de dix années ; une monographie étant un fait dans la science , une pierre posée dans l' édifice , est en un sens éternelle par ses résultats . On pourra négliger le nom de son auteur ; elle-même pourra tomber dans l' oubli ; mais les résultats qu' elle a contribué à établir demeurent . Une vie entière est suffisamment récompensée , si elle a fourni quelques éléments au symbole définitif , quelques transformations que ces éléments puissent subir . Ce sera là désormais la véritable immortalité . On pourrait citer une foule de recherches qui pour l' avenir se résoudront ainsi en quelques lignes , lesquelles supposeront des vies entières de patiente application . Les royaumes grecs de la * Bactriane et de la * Pentapotamie ont été depuis quelques années l' objet de travaux qui formeraient déjà plusieurs volumes et sont loin d' être clos . Peut -on espérer que ces études demeurent avec tous leurs détails dans la science de l' avenir ? Non certes . Et pourtant elles ont été nécessaires pour caractériser l' étendue , l' importance , la physionomie de ces colonies avancées de la * Grèce ; sans ces laborieuses recherches , on eût ignoré une des faces des plus curieuses de l' histoire de l' hellénisme en * Orient . Ces résultats acquis , les travaux qui ont servi à les acquérir peuvent disparaître sans trop d' inconvénient , comme l' échafaudage après l' achèvement de l' édifice . Et en supposant même ( ce qui est vrai ) que les détails demeurent nécessaires pour l' intelligence des résultats généraux , les moyens , les machines , si j' ose le dire , par lesquels les Prinsep et les Lassen ont déchiffré cette page de l' histoire humaine , auront à peu près perdu leur valeur , ou seront tout au plus conservés comme bas-reliefs sur le piédestal de l' obélisque qu' ils auront servi à élever . " Les érudits du XIXe siècle , dira -t-on , ont démontré ... " Et tout sera dit . Il faut se représenter la science comme un édifice séculaire , qui ne pourra s' élever que par l' accumulation de masses énormes . Une vie entière de laborieux travaux ne sera qu' une pierre obscure et sans nom dans ces constructions gigantesques , peut-être même un de ces moellons ignorés cachés dans l' épaisseur des murs . N' importe : on a sa place dans le temple , on a contribué à la solidité de ses lourdes assises . Les auteurs de monographies ne peuvent raisonnablement espérer de voir leurs travaux vivre dans leur propre forme ; les résultats qu' ils ont mis en circulation subiront de NOMBREUSES transformations , une digestion , si j' ose le dire , et une assimilation intimes . Mais , à travers toutes ces métamorphoses , ils auront l' honneur d' avoir fourni des éléments essentiels à la vie de l' humanité . La gloire des premiers explorateurs est d' être dépassée et de donner à leurs successeurs les moyens par lesquels ceux -ci les dépasseront . " Mais cette gloire est immense , et elle doit être d' autant moins contestée par celui qui vient le second , que lui-même n' aura vraisemblablement aux yeux de ceux qui plus tard s' occuperont du même sujet , que le seul mérite de les avoir précédés . " L' oubli occupe une large place dans l' éducation scientifique de l' individu . Une foule de données spéciales , apprises plus ou moins péniblement , tombent d' elles-mêmes de la mémoire ; il faut pourtant se garder de croire que pour cela elles soient perdues . Car la culture intellectuelle qui est résultée de ce travail , la marche que l' esprit a accomplie par ces études , demeurent ; et cela seul a du prix . Il en est de même dans l' éducation de l' humanité . Les éléments particuliers disparaissent , mais le mouvement accompli reste . Il y a des problèmes algébriques pour lesquels on est obligé d' employer des inconnues auxiliaires et de prendre de grands circuits . Regrette -t-on , quand le problème est résolu , que tout ce bagage ait été éliminé pour faire place à une expression toute simple et définitive ? Loin donc que les savants spéciaux désertent l' arène véritable de l' humanité , ce sont eux qui travaillent le plus efficacement aux progrès de l' esprit , puisqu' eux seuls peuvent lui fournir les matériaux de ses constructions . Mais leurs recherches , je le répète , ne sauraient avoir leur but en elles-mêmes ; car elles ne servent pas à rendre l' auteur plus parfait , elles n' ont de valeur que du moment où elles sont introduites dans la grande circulation . Il faut reconnaître que les savants spéciaux ont contribué à répandre sur ce point d' étranges malentendus . S' occupant exclusivement de leurs études , ils tiennent tout le reste pour inutile , et considèrent comme profanes tous ceux qui ne s' occupent pas des mêmes recherches qu' eux . Leur spécialité devient ainsi pour eux un petit monde , où ils se renferment obstinément et dédaigneusement . Et pourtant , si l' objet spécial auquel on consacre sa vie devait être pris comme ayant une valeur absolue , tous devraient s' appliquer au même objet , c' est-à-dire au plus excellent . Entre les littératures anciennes , il faudrait exclusivement cultiver la littérature grecque ; entre celles de l' * Orient , la littérature sanskrite , et celui qui consacrerait ses travaux à telle médiocre littérature serait un maladroit . Chacune de ces études n' a de valeur que par sa place dans le tout , et par ses relations avec la science de l' esprit humain . Les études orientales , par exemple , se subdivisent en trois ou quatre branches principales , à chacune desquelles un petit nombre de savants se consacrent d' une manière exclusive , de sorte que les recherches relatives aux littératures qui ne sont pas l' objet de leurs études n' ont pour eux aucun intérêt . Il résulte de là que celui qui fait un travail spécial sur les littératures chinoise , persane , tibétaine , peut espérer d' avoir en * Europe une douzaine de lecteurs . Et encore ces lecteurs , étant occupés de leur côté de leurs travaux spéciaux , n' ont pas le temps de s' occuper de ceux des autres , et n' y jettent qu' un coup d' oeil superficiel , de sorte qu' au résumé dans ces études chacun travaille pour lui seul . étrange renversement ! Est -ce à dire qu' il fût désirable que chaque orientaliste s' occupât de toutes les langues de l' * Asie ? Non certes . Mais ce qui serait à désirer , c' est que les savants les plus spéciaux eussent le sentiment intime et vrai de leur oeuvre , et que les esprits philosophiques ne dédaignassent pas de s' adresser à l' érudition pour lui demander la matière de la pensée . Car , je le répète , si le monographe seul lit sa monographie , à quoi bon la faire ? Il serait trop étrange que la science n' eût d' autre but que de servir ainsi d' aliment à la curiosité de tel ou tel . Les sciences diverses , d' ailleurs , ont des problèmes communs ou analogues quant à la forme , lesquels sont souvent beaucoup plus faciles à résoudre dans une science que dans une autre . Ainsi , je suis persuadé que les naturalistes tireraient de grandes lumières , pour le problème si philosophique de la classification et de la réalité des espèces , de l' étude de la méthode des linguistes et des caractères naturels qui leur servent à former les familles et les groupes , d' après la dégradation insensible des procédés grammaticaux . Que les savants y prennent garde ; il y a dans cette manie de ne regarder comme de bon aloi que les travaux de première main un peu de vanité . Ce système , poussé à l' extrême , aboutirait à renfermer chacun en lui-même et à détruire tout commerce intellectuel et scientifique . à quoi serviraient les monographies , si pour chaque travail ultérieur on en était sans cesse à recommencer . Ce défaut tient encore à une autre vanité des savants , qui tient elle-même de très près à l' esprit superficiel , contre lequel ils ont une si juste horreur : c' est de faire des livres non pour être lus , mais pour prouver leur érudition . On ne peut trop le répéter , les véritables travaux scientifiques sont les travaux de première main . Les résultats n' ont d' ordinaire toute leur pureté que dans les écrits de celui qui le premier les a découverts . Il est difficile de dire combien les choses scientifiques en passant ainsi de main en main , et s' écartant de leur source première , s' altèrent et se défaçonnent , sans mauvaise volonté de la part de ceux qui les empruntent . Tel fait est pris sous un jour un peu différent de celui sous lequel on le vit d' abord ; on ajoute une réflexion que n' eût pas faite l' auteur des travaux originaux , mais qu' on croit pouvoir légitimement faire . On avance une généralité que l' investigateur primitif ne se fût pas formulée de la même manière . Un écrivain de troisième main procédera ainsi sur son prédécesseur , et ainsi , à moins de se retremper continuellement aux sources , la science historique est toujours inexacte et suspecte . La connaissance qu' eut le moyen âge de l' antiquité classique est l' exemple le plus frappant de ces modifications insensibles des faits primitifs , qui amènent les plus étranges erreurs ou les façons les plus absurdes de se représenter les faits . Le moyen âge connut beaucoup de choses de l' antiquité grecque , mais rien , absolument rien , de première main ; de là des méprises incroyables . Ils croient pouvoir combiner à leur façon les notions éparses et incomplètes qu' ils possèdent , et multiplient ainsi l' inexactitude , qui , au bout de trois ou quatre siècles , devint telle que , quand au XIVe siècle la véritable antiquité grecque commença d' être immédiatement connue , il sembla que ce fut la révélation d' un autre monde . Les encyclopédistes latins , * Martien * Capella , * Boèce , * Isidore * de * Séville , ne font guère que compiler des cahiers d' école et mettre bout à bout des données traditionnelles . * Bède et * Alcuin connaissent bien moins l' antiquité que * Martien * Capella ou * Isidore. * Vincent * de * Beauvais est encore bien plus loin de la vérité . Au XIVe siècle enfin ( hors de l' * Italie ) , l' inexactitude atteint ses dernières limites ; la civilisation grecque n' est pas plus connue que ne le serait l' * inde si , pour rétablir le monde indien , on n' avait que les notions que nous en ont laissées les écrivains de l' antiquité classique . Plusieurs parties de l' histoire littéraire , qui ne sont pas encore suffisamment vivifiées par l' étude immédiate des sources , offrent des inexactitudes comparables à celles que commettait le moyen âge . C' est certes un scrupuleux investigateur que * Brucker ; et pourtant les livres qu' il a consacrés à la philosophie des Indiens , des Chinois , ou même des Arabes , doivent être mis sur le même rang que les chapitres relatifs à l' histoire ancienne dans le Speculum historiale de * Vincent * de * Beauvais . Que dire donc de ceux qui sont venus après lui et n' ont fait que le copier ou l' extraire arbitrairement , sans aucun sentiment de l' essentiel et de l' accessoire ? Quand on est certain que les matériaux que l' on possède sont les seuls qui existent , tout incomplets qu' ils sont , on peut se permettre ces marqueteries ingénieuses où sont groupées toutes les paillettes dont on dispose , à condition toutefois que l' on fasse des réserves et que l' on se reconnaisse incapable de déterminer les relations mutuelles des parties , les proportions de l' ensemble . Mais quand les sources originales existent et ne demandent qu' à être explorées , il y a quelque chose de grotesque dans cet ajustage de lambeaux épars , inexacts , sans suite , que l' on systématise à sa guise et sans aucun sens de la manière dont le font les indigènes . De là le défaut nécessaire de toutes les histoires de la littérature et de la philosophie faites en dehors des sources originales , comme cela a été longtemps le cas pour le moyen âge , comme cela l' est encore pour l' * Orient . Ceux qui refont ces histoires les uns après les autres ne font que copier les mêmes erreurs et les aggrave en y joignant leurs propres conjectures . Lisez , dans * Tennemann , * Tiedemann , * Ritter , les chapitres relatifs à la philosophie arabe , vous n' y trouverez rien de plus que dans * Brucker , c' est-à-dire rien que des à-peu-près . Il faut définitivement bannir de la science ces travaux de troisième et de quatrième main , où l' on ne fait que copier les mêmes données , sans les compléter ni les contrôler . Quiconque dans l' état actuel de la science entreprendrait une histoire complète de la philosophie ou de la médecine arabe perdrait à la lettre son temps et sa peine : car il ne ferait que répéter ce qui est déjà connu . Une telle oeuvre ne sera possible que quand huit ou dix existences d' hommes laborieux et du caractère le plus spécial auront publié , traduit ou analysé tous les auteurs arabes dont nous avons les textes ou les traductions rabbiniques . Jusque -là tous les travaux généraux seront sans base . De tout cela ne sortirait peut-être pas encore quelque chose de bien merveilleux ; car je fais assez peu de cas de la philosophie arabe ; mais n' en résultât -il qu' un atome pour l' histoire de l' esprit humain , mille vies humaines seraient bien employées à l' acquérir . Dans l' état actuel de la science , on peut trouver regrettable que des intelligences distinguées consacrent leurs travaux à des objets en apparence si peu dignes de les occuper . Mais si la science était , comme elle devrait l' être , cultivée par de grandes masses d' individus et exploitée dans de grands ateliers scientifiques , les points les moins intéressants pourraient comme les autres recevoir leur élucidation . Dans l' état actuel , on peut dire qu' il y a des recherches inutiles , en ce sens qu' elles absorbent un temps qui serait mieux employé à des sujets plus sérieux . Mais , dans l' état normal , où tant de forces maintenant dépensées à des objets parfaitement futiles , seraient tournées aux choses sérieuses , aucun travail ne serait à dédaigner . Car la science parfaite de tout ne sera possible que par l' exploration patiente et analytique des parties . Tel philologue a consacré de longues dissertations à discuter le sens des particules de la langue grecque ; tel érudit de la Renaissance écrit un ouvrage sur la conjonction quanquam ; tel grammairien d' * Alexandrie a fait un livre sur la différence de ( ... ) et ( ... ) . Assurément , ils eussent pu se proposer de plus importants problèmes , et néanmoins on ne peut dire que de tels travaux soient inutiles . Car ils font pour la connaissance des langues anciennes , et la connaissance des langues anciennes fait pour la philosophie de l' esprit humain . La langue sanskrite , de même , ne sera parfaitement possédée que quand de patients philologues en auront monographié toutes les parties et tous les procédés . Il existe un assez gros volume de Bynaeus De calceis Hebroeorum . Certes on peut regretter que les souliers des Hébreux aient trouvé un monographe , avant que les Védas aient trouvé un éditeur . Je suis persuadé néanmoins que ce livre , que je me propose de lire , renferme de précieuses lumières et doit former un utile complément aux travaux de * Braun , * Schroeder et * Hartmann sur les vêtements du grand prêtre et des femmes hébraïques . Le mot de * Pline est vrai à la lettre : il n' y a pas de livre si mauvais qu' il n' apprenne quelque chose . Toute exclusion est téméraire : il n' y a pas de recherche qu' on puisse déclarer par avance frappée de stérilité . à combien de résultats inappréciables n' ont pas mené les études en apparence les plus vaines . N' est -ce pas le progrès de la grammaire qui a perfectionné l' interprétation des textes et par là l' intelligence du monde antique ? Les questions les plus importantes de l' exégèse biblique , en particulier , lesquelles ne peuvent être indifférentes au philosophe , dépendent d' ordinaire des discussions grammaticales les plus humbles et les plus minutieuses . Nulle part le perfectionnement de la grammaire et de la lexicographie n' a opéré une réforme plus radicale . Il est une foule d' autres cas où les questions les plus vitales pour l' esprit humain dépendent des plus menus détails philologiques . Bien loin donc que les travaux spéciaux soient le fait d' esprits peu philosophiques , ce sont les plus importants pour la vraie science et ceux qui supposent le meilleur esprit . Qui pourrait mieux que * M . * Eugène * Burnouf écrire sur la littérature indienne de savantes généralités ! Eh bien ! il ne le fait qu' à contre-coeur , comme accessoire et accidentellement , parce qu' il considère avec raison l' étude positive , la publication des textes , la discussion philologique comme l' oeuvre essentielle et la plus urgente . Dans sa préface du Bhagavata-Purana , * M. * Eugène * Burnouf , s' excusant auprès des savants de donner quelques aperçus généraux , proteste qu' il ne le fait que pour le lecteur français , et qu' il n' attache qu' une importance secondaire à un travail qui devra se faire plus tard , et qui , tel qu' il pourrait être fait aujourd'hui , serai nécessairement dépassé et rendu par la suite inutile . Est -ce humilité d' esprit , est -ce amour des humbles choses pour elles-mêmes ? Non : c' est saine méthode , et rectitude de jugement . Dans l' état actuel de la littérature sanskrite , en effet , la publication et la traduction des textes vaut mieux mieux que toutes les dissertations possibles , soit sur l' histoire de l' * Inde , soit sur l' authenticité et l' intégrité des ouvrages . Les esprits superficiels seraient tentés de croire qu' une intelligence élevée ferait oeuvre plus méritoire et plus honorable en écrivant une histoire littéraire de l' * Inde , par exemple , qu' en se livrant au labeur ingrat de l' édition des textes et de la traduction . C' est une erreur . Il ne s' agit pas encore de disserter sur une littérature dont on ne possède pas tous les éléments . C' est comme si * Pétrarque , * Boccace et le * Pogge avaient voulu faire la théorie de la littérature grecque . * Pétrarque et * Boccace , en faisant connaître * Homère ; * Ambroise * Traversari , en traduisant * Diogène * Laërte ; le * Pogge , en découvrant * Quintilien et traduisant * Xénophon ; * Aurispa , en apportant en * Occident des manuscrits de * Plotin , de * Proclus , de * Diodore de * Sicile ; * Laurent * Valla , en traduisant * Hérodote et * Thucydide , ont rendu un plus grand service aux littératures classiques que s' ils eussent prématurément abordé les hautes questions d' histoire et de critique . Sans doute , il est des superstitions littéraires et des fautes de critique où tombaient fatalement ces premiers humanistes , et que nous , aiguisés que nous sommes par la comparaison d' autres littératures , nous pouvons éviter . De prime abord , nous pouvons faire sur ces littératures presque inconnues des tours de force de critique qui n' ont été possibles pour les littératures grecque et latine qu' au bout de deux ou trois siècles . Les premiers qui ont étudié Manou ou le Mahabharat y ont découvert ce qu' il a fallu trois ou quatre cents ans pour apercevoir dans * Homère et * Moïse . Il faut maintenir toutefois " que l' époque des dissertations et des mémoires n' est pas encore venue pour l' * Inde , ou plutôt qu' elle est déjà passée , et que les travaux des * Colebrooke et des * Wilson , des * Schlegel et des * Lassen ont fermé pour longtemps la carrière qu' avait ouverte avec tant d' éclat le talent de * Sir * William * Jones . " L' histoire littéraire de l' * inde en effet ne sera possible qu' au bout de deux siècles de travaux comme ceux que le XVIe et le XVIIe siècle ont consacrés aux littératures classiques . Les travaux de cet ordre sont les seuls qui , dans l' état actuel de la science , aient une valeur réelle et durable . Toutefois , comme il est vrai de dire qu' un système incomplet pourvu qu' on n' y tienne pas d' une façon étroite , vaut mieux que l' absence de système , il serait peut-être désirable que , sans prétendre faire une oeuvre définitivement scientifique , on esquissât , d' après l' état actuel des études sanskrites , une sorte de manuel ou d' introduction à cette littérature . J' avoue que le plus grand obstacle que j' aie rencontré en abordant les études indiennes a été l' absence d' un livre sommaire sur la littérature sanskrite , sa marche , ses époques principales , les âges divers de la langue , la place et le rang des divers ouvrages , quelque chose d' analogue en un mot à ce que * Gesenius a fait pour la langue et la littérature des Hébreux . Un tel ouvrage serait , il EST vrai , vieilli au bout de dix années ; mais il aurait eu son utilité et aurait contribué à faciliter l' étude immédiate des sources . Il serait regrettable assurément qu' un homme éminent y dépensât des instants qui pourraient être mieux employés à le rendre inutile ; et pourtant qui pourrait le faire , si ce n' est celui qui a la vue complète du champ déjà parcouru ? Que la plupart de ceux qui consacrent leur vie à des travaux d' érudition spéciale n' aient pas le grand esprit qui seul peut vivifier ces travaux , c' est un inconvénient sans doute , mais qui bien souvent nuit plus à la perfection morale des auteurs qu' à l' ouvrage lui-même . La perfection serait d' embrasser intimement la particule tout en se tenant dans le grand milieu par une habitude constante , qui pénétrerait toute la vie scientifique . Vraiment , en quoi tant de recherches érudites , tant de collections faites par des esprits faibles et sans portée , diffèrent -elles de l' oeuvre du curieux qui assemble sur ses cartons des papillons de toutes couleurs ? Oh ! Quand la vie est si courte et qu' il s' y présente tant de choses sérieuses , ne vaudrait -il pas mieux prêter l' oreille aux mille voix du coeur et de l' imagination et goûter les délices du sentiment religieux , que de gaspiller ainsi une vie qui ne repasse plus , et qui , si on l' a perdue , est perdue pour l' éternité ? Le grand obstacle qui arrête les progrès des études philologiques me semble être cette dispersion du travail et cet isolement des recherches spéciales , qui fait que les travaux du philologue n' existent guère que pour lui seul et pour un petit nombre d' amis qui s' occupent du même sujet . Chaque savant , développant ainsi sa partie sans égard pour les autres branches de la science , devient étroit , égoïste , et perd le sens élevé de sa mission . Une vie suffirait à peine pour épuiser ce qui serait à consulter sur tel point spécial d' une science qui n' est elle-même que la moindre partie d' une science plus étendue . Les mêmes recherches se recommencent sans cesse , les monographies s' accumulent à un tel point que leur nombre même les annule et les rend presque inutiles . Il viendra , ce me semble , un âge où les études philologiques se recueilleront de tous ces travaux épars , et où , les résultats étant acquis , les monographies devenues inutiles ne seront conservées que comme souvenirs . Quand l' édifice est achevé , il n' y a pas d' inconvénient à enlever l' échafaudage qui fut nécessaire à sa construction . Ainsi le pratiquent les sciences physiques . Les travaux approuvés par l' autorité compétente y sont faits une fois pour toutes et adoptés de confiance , sans que l' on s' impose de revenir , si ce n' est rarement et à de longs intervalles , sur les recherches des premiers expérimentateurs . C' est ainsi que des années entières d' études assidues se sont parfois résumées en quelques lignes ou quelques chiffres , et que le vaste ensemble des sciences de la nature s' est fait pièce à pièce et avec une admirable solidarité de la part de tous les travailleurs . La délicatesse beaucoup plus grande des sciences philologiques ne permettrait pas sans doute l' emploi rigoureux d' une telle méthode . J' imagine néanmoins qu' on ne sortira de ce labyrinthe du travail individuel et isolé que par une grande organisation scientifique , où tout sera fait sans épargne comme sans déperdition de forces , et avec un caractère tellement définitif qu' on puisse accepter de confiance les résultats obtenus . On serait parfois tenté de croire que c' est la masse même des travaux scientifiques qui les écrase , et que tout irait mieux si la publicité était plus restreinte . Mais le véritable défaut , c' est le manque d' organisation et de contrôle . Dans un état scientifique bien ordonné , il serait à souhaiter que le nombre des travailleurs fût encore bien plus considérable . Alors le travail ne s' enfouirait pas et ne s' étoufferait pas lui-même , comme un feu où l' aliment est trop pressé . Il est triste de songer que les trois quarts des choses de détail que l' on cherche sont déjà trouvées , tandis que tant d' autres mines où l' on découvrirait des trésors restent sans ouvriers , par suite de la mauvaise direction du travail . La science ressemble de nos jours à une riche bibliothèque bouleversée . Tout y est ; mais avec si peu d' ordre et de classification que tout y est comme s' il n' était pas . Qu' on y réfléchisse , on verra qu' il est absolument nécessaire de supposer dans l' avenir une grande réforme du travail scientifique . La matière de l' érudition , en effet , va toujours croissant d' une manière si rapide , soit par des découvertes nouvelles , soit par la multiplication des siècles , qu' elle finira par dépasser de beaucoup la capacité des chercheurs . Dans cent ans , la * France comptera trois ou quatre littératures superposées . Dans cinq cents ans , il y aura deux histoires anciennes . Or si la première , que le temps et le manque d' imprimerie ont si énormément simplifiée pour nous , a suffi pour occuper tant de laborieuses vies , que sera -ce de la nôtre , qu' il faudra extraire d' une si prodigieuse masse de documents ? Même raisonnement pour nos bibliothèques . Si la bibliothèque nationale continue à s' enrichir de toutes les productions nouvelles , dans cent ans , elle sera absolument impraticable , et sa richesse même l' annulera . Il y a donc là une progression qui ne peut continuer indéfiniment sans amener une révolution dans la science . Il serait puéril de se demander comment elle se fera . Y aura -t-il une grande simplification comme celle qui fut opérée par les barbares ? Des méthodes nouvelles faciliteront -elles la polymathie ? Nous ne pouvons hasarder sur ce sujet aucune hypothèse raisonnable . Sans être partisan du communisme littéraire et scientifique , je crois pourtant qu' il est urgent de combattre la dispersion des forces et de concentrer le travail . L' * allemagne pratique à cet égard plusieurs usages vraiment utiles . Il n' est pas rare de voir dans les journaux littéraires , dans les actes des Congrès philologiques , etc. , un savant prévenir ses confrères qu' il a entrepris un travail spécial sur tel sujet , et les prier en conséquence de lui envoyer tout ce que leurs études particulières leur ont fait rencontrer sur ce point . Sans vouloir rien préciser , je concevrais que , dans une organisation sérieuse de la science , on ouvrît ainsi des problèmes publics où chacun vînt apporter son contingent de faits . Les académies , surtout les académies à travaux communs , telles que l' Académie des Inscriptions et Belles-Lettres , répondent au besoin que je signale ; mais pour qu' elles y satisfassent tout à fait , il faudrait leur faire subir de profondes transformations . chapitre XIV : Je sortirais de mon plan si je hasardais ici quelques idées d' une application pratique . Au surplus , ma complète ignorance de la vie réelle m' y rendrait tout à fait incompétent . L' organisation , exigeant l' expérience et le balancement des principes par les faits existants , ne saurait en aucune façon être l' oeuvre d' un jeune homme . Je ne ferai donc que poser les principes . Que l' état ait le devoir de patronner la science , comme l' art , c' est ce qui ne saurait être contesté . L' état en effet représente la société et doit suppléer les individus pour toutes les oeuvres où les efforts isolés seraient insuffisants . Le but de la société est la réalisation large et complète de toutes les faces de la vie humaine . Or il est quelques-unes de ces faces qui ne peuvent être réalisées que par la fortune collective . Les individus ne peuvent se bâtir des observatoires , se créer des bibliothèques , fonder de grands établissements scientifiques . L' état doit donc à la science des observatoires , des bibliothèques , des établissements scientifiques . Les individus ne pourraient seuls entreprendre et publier certains travaux . L' état leur doit des subventions . Certaines branches de la science ( et ce sont les plus importantes ) ne sauraient procurer à ceux qui les cultivent le nécessaire de la vie : l' état doit sous une forme ou sous une autre offrir aux travailleurs méritants les moyens nécessaires pour continuer paisiblement leurs travaux à l' abri du besoin importun . Je dis que c' est là un devoir pour l' état , et je le dis sans aucune restriction . L' état n' est pas à mes yeux une simple institution de police et de bon ordre . C' est la société elle-même , c' est-à-dire l' homme dans son état normal . Il a par conséquent les mêmes devoirs que l' individu , en ce qui touche aux choses religieuses . Il ne doit pas seulement laisser faire ; il doit fournir à l' homme les conditions de son perfectionnement . C' est une puissance plastique et bien réellement directrice . Car la société n' est pas la réunion atomistique des individus , formée par la répétition de l' unité ; elle est une unité constituée ; elle est primitive . L' * angleterre , je le sais , comme autrefois à quelques égards l' ancienne * France , suffit à presque tout par des fondations particulières , et je conçois que , dans un pays où les fondations sont si respectées , on puisse se passer d' un ministre de l' instruction publique . L' état , je le répète , ne doit que suppléer à ce que ne peuvent faire ou ne font pas les individus ; il a donc un moindre rôle dans un pays où les particuliers peuvent et font beaucoup . L' * Angleterre d' ailleurs ne réalise ces grandes choses que par l' association , c' est-à-dire par de petites sociétés dans la grande , et je trouve pour ma part l' organisation française , issue de notre révolution , bien plus conforme à l' esprit moderne . C' est surtout sous la forme religieuse que l' état a veillé jusqu'ici aux intérêts suprasensibles de l' humanité . Mais du moment où la religiosité de l' homme en sera venue à s' exercer sous la forme purement scientifique et rationnelle , tout ce que l' état accordait autrefois à l' exercice religieux reviendra de droit à la science , seule religion définitive . Il n' y aura plus de budget des cultes , il y aura budget de la science , budget des arts . L' état doit subvenir à la science comme à la religion , puisque la science comme la religion est de la nature humaine . Il le doit même à un titre plus élevé ; car la religion , bien qu' éternelle dans sa base psychologique , a dans sa forme quelque chose de transitoire ; elle n' est pas comme la science tout entière de la nature humaine . La science n' existant qu' à la condition de la plus parfaite liberté , le patronage que lui doit l' état ne confère à l' état aucun droit de la contrôler ou de la réglementer , pas plus que la subvention accordée aux cultes ne donne droit à l' état de faire des articles de foi . L' état peut même moins , en un sens , sur la science que sur les religions ; car à celles -ci il peut du moins imposer quelques règlements de police ; au lieu qu' il ne peut rien , absolument rien , sur la science . La science , en effet , se conduisant par la considération intrinsèque et objective des choses , n' est pas libre elle-même d' obéir à qui veut bien lui commander : si elle était libre dans ses opinions , on pourrait peut-être lui demander telle ou telle opinion . Mais elle ne l' est pas ; rien de plus fatal que la raison et par conséquent que la science . Lui donner une direction , lui demander d' arriver à tel ou tel résultat , c' est une flagrante contradiction ; c' est supposer qu' elle est flexible à tous les sens , c' est supposer qu' elle n' est pas la science . Certains ordres religieux qui appliquaient à l' étude cette tranquillité d' esprit , l' un des meilleurs fruits de la vie monastique , réalisaient autrefois ces grands ateliers de travail scientifique , dont la disparition est profondément à regretter . Sans doute il eût été bien préférable que ces travailleurs eussent été indépendants ; ils n' eussent pas porté dans leur oeuvre autant de patience et d' abnégation ; mais ils y eussent certainement porté plus de critique . Quoi qu' il en soit , on ne peut nier que l' abolition des ordres religieux qui se livraient à l' étude , et celle des parlements , qui fournissaient à tant d' hommes lettrés de studieux loisirs , n' aient porté un coup fatal aux recherches savantes . Cette lacune ne sera réparée que quand l' état aura institué , sous une forme ou sous une autre , des chapitres laïcs , des bénéfices laïcs , où les grands travaux d' érudition seront repris par des bénédictins profanes et critiques . à côté de l' oeuvre savante de l' architecte , il y a dans la science l' oeuvre pénible du manoeuvre , qui exige une obscure patience et des labeurs réunis . Dom * Mabillon , dom * Ruinard , dom * Rivet , * Montfaucon n' eussent point accompli leurs oeuvres gigantesques , s' ils n' eussent eu sous leurs ordres toute une communauté de laborieux travailleurs , qui dégrossissaient l' oeuvre à laquelle ils mettaient ensuite la dernière main . La science ne fera de rapides conquêtes que quand des bénédictins laïcs s' attelleront de nouveau au joug des recherches savantes , et consacreront de laborieuses existences à l' élucidation du passé . La récompense de ces modestes travailleurs ne sera pas la gloire ; mais il est des natures douces et calmes , peu agitées de passions et de désirs , peu tourmentées de besoins philosophiques ( gardez -vous de croire qu' elles soient pour cela froides et sèches ; au contraire elles ont souvent une grande concentration et une sensibilité très délicate ) , qui se contenteraient de cette paisible vie , et qui , au sein d' une honnête aisance et d' une heureuse famille , trouveraient l' atmosphère qu' il faut pour les modestes travaux . à vrai dire , la forme la plus naturelle de patronner ainsi la science est celle des sinécures . Les sinécures sont indispensables dans la science ; elles sont la forme la plus digne et la plus convenable de pensionner le savant , outre qu' elles ont l' avantage de grouper autour des établissements scientifiques des noms illustres et de hautes capacités . Il n' y a que des barbares ou des gens à courte vue qui puissent se laisser prendre à des objections superficielles comme celles que fait naître au premier coup d' oeil la multiplicité des emplois scientifiques . Il est parfaitement évident que le service de telle bibliothèque , qui compte dix ou douze employés , pourrait se faire tout aussi bien avec deux ou trois personnes ( et de fait il n' y a sur le nombre que deux ou trois employés qui fassent quelque chose ) . Certaines gens en concluraient qu' il faut supprimer tous les autres . Sans doute , si on ne se proposait que de satisfaire aux besoins matériels du service . Chose singulière ! La science , la chose du monde la plus vraiment libérale , n' est largement patronnée qu' en * Russie ! Certes il est regrettable qu' il faille descendre à de telles considérations . Mais , dans l' état actuel de l' humanité , l' argent est une puissance intellectuelle , et mérite à ce titre quelque considération . Un million vaut un ou deux hommes de génie , en ce sens qu' avec un million bien employé on peut faire autant pour le progrès de l' esprit humain que feraient un ou deux hommes de premier ordre , réduits aux seules forces de l' esprit . Avec un million , je ferais pénétrer plus profondément les idées modernes dans la masse que ne ferait une génération de penseurs pauvres et sans influence . Avec un million , je ferais traduire le Talmud , publier les Védas , le Nyaya avec ses commentaires , et accomplir une foule de travaux qui contribueraient plus au progrès de la science qu' un siècle de réflexion métaphysique . Quelle rage de songer qu' avec les sommes que la sotte opulence prodigue selon son caprice , on pourrait remuer le ciel et la terre ! Il ne faut pas espérer que le savant puisse sortir de la condition commune et se passer du pain matériel . Il faut encore moins espérer que les riches , qui sont exempts de ce souci , puissent jamais suffire aux besoins de la science . Les grands instincts scientifiques se développent presque toujours chez des jeunes gens instruits , mais pauvres . Les riches portent toujours dans la science un ton d' amateur superficiel , d' assez mauvais aloi . On n' a jamais reproché à la religion d' avoir des ministres soumis comme les autres hommes aux besoins matériels et réclamant l' assistance de l' état . Quant à ceux qui ne voient dans la science que l' argent qu' elle procure , nous n' avons rien à en dire : ce sont des industriels , comme tant d' autres , mais non des savants . Quiconque a pu arrêter un instant sa pensée sur l' espoir de devenir riche , quiconque a considéré les besoins extérieurs autrement que comme une chaîne lourde et fatale , à laquelle il faut malheureusement se résigner , ne mérite pas le nom de philosophe . Les grands traitements scientifiques et surtout le cumul auraient sous ce rapport un grave inconvénient , le même que les grandes richesses ont eu pour le clergé : ce serait d' attirer des âmes vénales , qui ne voient dans la science qu' un moyen comme un autre de faire fortune ; honteux simoniaques qui portent dans les choses saintes leurs grossières habitudes et leurs vues terrestres . Il faudrait qu' en embrassant la carrière scientifique , on fût assuré de rester pauvre toute sa vie , mais aussi d' y trouver le strict nécessaire ; il n' y aurait alors que les belles âmes , poussées par un instinct puissant et irrésistible , qui s' y consacreraient , et la tourbe des intrigants porterait ailleurs ses prétentions . La première condition est déjà remplie ? Pourquoi n' en est -il pas de même pour la seconde ? chapitre XV : Je dois , pour compléter ma pensée et bien faire comprendre ce que j' entends par une philosophie scientifique , donner ici quelques exemples , desquels il ressortira , ce me semble , que les études spéciales peuvent mener à des résultats tout aussi importants pour la connaissance intime des choses que la spéculation métaphysique ou psychologique . Je les emprunterai de préférence aux sciences historiques ou philologiques , qui me sont seules familières , et auxquelles est d' ailleurs spécialement consacré cet essai . Ce n' est pas que les sciences de la nature ne fournissent des données tout aussi philosophiques . Je ne crains pas d' exagérer en disant que les idées les plus arrêtées que nous nous faisons sur le système des choses ont de près ou de loin leurs racines dans les sciences physiques , et que les différences les plus importantes qui distinguent la pensée moderne de la pensée antique tiennent à la révolution que ces études ont amenée dans la façon de considérer le monde . Notre idée des lois de la nature , laquelle a renversé à jamais l' ancienne conception du monde anthropomorphique , est le grand résultat des sciences physiques , non pas de telle ou telle expérience , mais d' un mode d' induction très général , résultant de la physionomie générale des phénomènes . Il est incontestable que l' astronomie , en révélant à l' homme la structure de l' univers , le rang et la position de la terre , l' ordre qu' elle occupe dans le système du monde , a plus fait pour la vraie science de l' homme que toutes les spéculations imaginables fondées sur la considération exclusive de la nature humaine . Cette considération , en effet , mènerait ou à l' ancien finalisme , qui faisait de l' homme le centre de l' univers , ou à l' hégélianisme pur , qui ne reconnaît d' autre manifestation de la conscience divine que l' humanité . Mais l' étude du système du monde et de la place que l' homme y occupe , sans renverser aucune de ces deux conceptions , défend de les prendre d' une manière trop absolue et trop exclusive . L' idée de l' infini est une des plus fondamentales de la nature humaine , si elle n' est pas toute la nature humaine ; et pourtant l' homme ne fût point arrivé à comprendre dans sa réalité l' infini des choses , si l' étude expérimentale du monde ne l' y eût amené . Certes , ce n' est pas le télescope qui lui a révélé l' infini ; mais c' est le télescope qui l' a conduit aux limites extrêmes , au delà desquelles desquelles est encore l' infini des mondes . La géologie , en apprenant à l' homme l' histoire de notre globe , l' époque de l' apparition de l' humanité , les conditions de cette apparition et des créations qui l' ont précédée , n' a -t-elle pas introduit dans la philosophie un élément tout aussi essentiel ? La physique et la chimie ont plus fait pour la connaissance de la constitution intime des corps que toutes les spéculations des anciens et modernes philosophes sur les qualités abstraites de la matière , son essence , sa divisibilité . La physiologie et l' anatomie comparées , la zoologie , la botanique , sont à mes yeux les sciences qui apprennent le plus de choses sur l' essence de la vie , et c' est là que j' ai puisé le plus d' éléments pour ma manière d' envisager l' individualité et le mode de conscience résultant de l' organisme . Les mathématiques elles-mêmes , bien que n' apprenant rien sur la réalité , fournissent des moules précieux pour la pensée , et nous présentent , dans la raison pure en action , le modèle de la plus parfaite logique . Mais je ne veux pas insister plus longtemps sur des choses que je ne connais pas d' une manière spéciale , et je reviens à mon idée fondamentale d' une philosophie critique . Le plus haut degré de culture intellectuelle est , à mes yeux , de comprendre l' humanité . Le physicien comprend la nature , non pas sans doute dans tous ses phénomènes , mais enfin dans ses lois générales , dans sa physionomie vraie . Le physicien est le critique de la nature ; le philosophe est le critique de l' humanité . Là où le vulgaire voit fantaisie et miracle , le physicien et le philosophe voient des lois et de la raison . Or cette intuition vraie de l' humanité , qui n' est au fond que la critique , la science historique et philologique peut seule la donner . Le premier pas de la science de l' humanité est de distinguer deux phases dans la pensée humaine : l' âge primitif , âge de spontanéité , où les facultés , dans leur fécondité créatrice , sans se regarder elles-mêmes , par leur tension intime , atteignaient un objet qu' elles n' avaient pas visé ; et l' âge de réflexion , où l' homme se regarde et se possède lui-même , âge de combinaison et de pénibles procédés , de connaissance antithétique et controversée . Un des services que * M . * Cousin a rendus à la philosophie a été d' introduire parmi nous cette distinction et de l' exposer avec son admirable lucidité . Mais ce sera la science qui la démontrera définitivement , et l' appliquera à la solution des plus beaux problèmes . L' histoire primitive , les épopées et les poésies des âges spontanés , les religions , les langues n' auront de sens que quand cette grande distinction sera devenue monnaie courante . Les énormes fautes de critique que l' on commet d' ordinaire en appréciant les oeuvres des premiers âges viennent de l' ignorance de ce principe et de l' habitude où l' on est de juger tous les âges de l' esprit humain sur la même mesure . Soit , par exemple , l' origine du langage . Pourquoi débite -t-on sur cette importante question philosophique tant d' absurdes raisonnements ? Parce que l' on applique aux époques primitives des considérations qui n' ont de sens que pour notre âge de réflexion . Quand les plus grands philosophes , dit -on , sont impuissants à analyser le langage , comment les premiers hommes auraient -ils pu le créer ? L' objection ne porte que contre une invention réfléchie . L' action spontanée n' a pas besoin d' être précédée de la vue analytique . Le mécanisme de l' intelligence est d' une analyse plus difficile encore , et pourtant , sans connaître cette analyse , l' homme le plus simple sait en faire jouer tous les ressorts . C' est que les mots facile et difficile n' ont plus de sens appliqués au spontané . L' enfant qui apprend sa langue , l' humanité qui crée la science , n' éprouvent pas plus de difficulté que la plante qui germe , que le corps organisé qui arrive à son complet développement . Partout c' est le * Dieu caché , la force universelle , qui , agissant durant le sommeil ou en l' absence de l' âme individuelle , produit ces merveilleux effets , autant au-dessus de l' artifice humain , que la puissance infinie dépasse les forces limitées . C' est pour n' avoir pas compris cette force créatrice de la raison spontanée qu' on s' est laissé aller à d' étranges hypothèses sur les origines de l' esprit humain . Quand le * Condillac catholique , * M. * de * Bonald , conçoit l' homme primitif sur le modèle d' une statue impuissante , sans originalité ni initiative , sur laquelle * Dieu plaque , si j' ose le dire , le langage , la morale , la pensée ( comme si on pouvait faire comprendre et parler une souche inintelligente en lui parlant , comme si une telle révélation ne supposait la capacité intérieure de comprendre , comme si la faculté de recevoir n' était pas corrélative à celle de produire ) , il n' a fait que continuer le XVIIIe siècle et nier l' originalité interne de l' esprit . Il est également faux de dire que l' homme a créé avec réflexion et délibération le langage , la religion , la morale , et de dire que ces attributs divins de sa nature lui ont été révélés . Tout est l' oeuvre de la raison spontanée et de cette activité intime et cachée , qui , nous dérobant le moteur , ne nous laisse voir que les effets . à cette limite , il devient indifférent d' attribuer la causalité à * Dieu ou à l' homme . Le spontané est à la fois divin et humain . Là est le point de conciliation des opinions en apparence contradictoires , mais qui ne sont que partielles en leur expression , selon qu' elles s' attachent à une face du phénomène plutôt qu' à l' autre . Les paralogismes que l' on commet sur l' histoire des religions et sur leurs origines tiennent à la même cause . Les grandes apparitions religieuses présentent une foule de faits inexplicables pour celui qui n' en cherche pas la cause au-dessus de l' expérience vulgaire . La formation de la légende de * Jésus et tous les faits primitifs du christianisme seraient inexplicables dans le milieu où nous vivons . Que ceux qui se font des lois de l' esprit humain une idée étroite et mesquine , qui ne comprennent rien au delà de la vulgarité d' un salon ou des étroites limites du bon sens ordinaire ; que ceux qui n' ont pas compris la fière originalité des créations spontanées de la nature humaine , que ceux -là se gardent d' aborder un tel problème , ou se contentent d' y jeter timidement la commode solution du surnaturel . Pour comprendre ces apparitions extraordinaires , il faut être endurci aux miracles ; il faut s' élever au-dessus de notre âge de réflexion et de lente combinaison pour contempler les facultés humaines dans leur originalité créatrice , alors que , méprisant nos pénibles procédés , elles tiraient de leur plénitude le sublime et le divin . Alors c' était l' âge des miracles psychologiques . Supposer du surnaturel pour expliquer ces merveilleux effets , c' est faire injure à la nature humaine , c' est prouver qu' on ignore les forces cachées de l' âme , c' est faire comme le vulgaire , qui voit des miracles dans les effets extraordinaires , dont la science explique le mystère . Dans tous les ordres , le miracle n' est qu' apparent , le miracle n' est que l' inexpliqué . Plus on approfondira la haute psychologie de l' humanité primitive , plus on percera les origines de l' esprit humain , plus on trouvera de merveilles , merveilles d' autant plus admirables qu' il n' est pas besoin pour les produire d' un * Dieu-machine toujours immiscé dans la marche des choses , mais qu' elles sont le développement régulier de lois immuables comme la raison et le parfait . L' homme spontané voit la nature et l' histoire avec les yeux de l' enfance : l' enfant projette sur toutes choses le merveilleux qu' il trouve en son âme . Sa curiosité , le vif intérêt qu' il prend à toute combinaison nouvelle viennent de sa foi au merveilleux . Blasés par l' expérience , nous n' attendons rien de bien extraordinaire ; mais l' enfant ne sait ce qui va sortir . Il croit plus au possible , parce qu' il connaît moins le réel . Cette charmante petite ivresse de la vie qu' il porte en lui-même lui donne le vertige ; il ne voit le monde qu' à travers une vapeur doucement colorée ; jetant sur toutes choses un curieux et joyeux regard , il sourit à tout , tout lui sourit . De là ses joies et aussi ses terreurs : il se fait un monde fantastique qui l' enchante ou qui l' effraye ; il n' a pas cette distinction qui , dans l' âge de la réflexion , sépare si nettement le moi et le non Il se mêle à tous ses récits : le narré simple et objectif du fait lui est impossible ; il ne sait point l' isoler du jugement qu' il en a porté et de l' impression personnelle qui lui en est restée . Il ne raconte pas les choses , mais les imaginations qu' il s' est faites à propos des choses , ou plutôt il se raconte lui-même . L' enfant se crée à son tour tous les mythes que l' humanité s' est créés : toute fable qui frappe son imagination est par lui acceptée ; lui-même s' en improvise d' étranges , et puis se les affirme . Tel est le procédé de l' esprit humain aux époques mythiques . Le rêve pris pour une réalité et affirmé comme tel . Sans préméditation mensongère , la fable naît d' elle-même ; aussitôt née , aussitôt acceptée , elle va se grossissant comme la boule de neige ; nulle critique n' est là pour l' arrêter . Et ce n' est pas seulement aux origines de l' esprit humain que l' âme se laisse jouer par cette aimable duperie : la fécondité du merveilleux dure jusqu'à l' avènement définitif de l' âge scientifique , seulement avec moins de spontanéité , et en s' assimilant plus d' éléments historiques . Voilà un principe susceptible de devenir la base de toute une philosophie de l' esprit humain , et autour duquel duquel se groupent les résultats les plus importants de la critique moderne . La chronologie n' est presque rien dans l' histoire de l' humanité . Un concours de causes peut obscurcir de nouveau la réflexion et faire revivre les instincts des premiers jours . Voilà comment , à la veille des temps modernes , et après les grandes civilisations de l' antiquité , le moyen âge a rappelé de nouveau les temps homériques et l' âge de l' enfance de l' humanité . La théorie du primitif de l' esprit humain , si indispensable pour la connaissance de l' esprit humain lui-même , est notre grande découverte , et a introduit dans la science philosophique des données profondément nouvelles . La vieille école cartésienne prenait l' homme d' une façon abstraite , générale , uniforme . On faisait l' histoire de l' individu , comme quelques Allemands font encore l' histoire de l' humanité , a priori et sans s' embarrasser des nuances que les faits seuls peuvent révéler . Que dis -je , son histoire ? il n' y avait pas d' histoire pour cet être sans génialité propre , qui voyait tout en * Dieu , comme les anges . Tout était dit quand on s' était demandé s' il pense toujours , si les sens le trompent , si les corps existent , si les bêtes ont une âme . Et que pouvaient savoir de l' homme vivant et sentant ces durs personnages en robe longue des parlements , de Port-Royal , de l' Oratoire , coupant l' homme en deux parties , le corps , l' âme , sans lieu ni passage entre les deux , se défendant par là d' étudier la vie dans sa parfaite naïveté ? On raconte d' étranges choses de l' insensibilité et de la dureté de * Malebranche , et cela devait être . Ce n' est pas dans le monde abstrait de la raison pure qu' on devient sympathique à la vie ; tout ce qui touche et émeut tient toujours un peu au corps . Pour nous , nous avons transporté le champ de la science de l' homme . C' est sa vie que nous voulons savoir ; or , la vie , c' est le corps et l' âme , non pas posés vis-à-vis l' un de l' autre comme deux horloges qui battent ensemble , non pas soudés comme deux métaux différents , mais unifiés dans un grand phénomène à deux faces , qu' on ne peut scinder sans le détruire . Notre science de l' homme n' est donc plus une abstraction , quelque chose qui peut se faire a priori et par des considérations générales ; c' est l' expérimentation universelle de la vie humaine , et par conséquent l' étude de tous les produits de son activité , surtout de son activité spontanée . Je préfère aux plus belles disquisitions cartésiennes la théorie de la poésie primitive et de l' épopée nationale , telle que * Wolf l' avait entrevue , telle que l' étude comparée des littératures l' a définitivement arrêtée . Si quelque chose peut faire comprendre la portée de la critique et l' importance des découvertes qu' on doit en attendre , c' est assurément d' avoir expliqué par les mêmes lois * Homère et le Ramayana , les Niebelungen et le Schahnameh , les romances du Cid , nos chansons de Gestes , les chants héroïques de l' * écosse et de la * Scandinavie ! Il y a des traits de l' humanité susceptibles d' être fixés une fois pour toutes , et pour lesquels les peintures les plus anciennes sont les meilleures . * Homère , la Bible et les Védas seront éternels . On les lira , lorsque les oeuvres intermédiaires seront tombées dans l' oubli ; ce seront à jamais les livres sacrés de l' humanité . Aux deux phases de la pensée humaine correspondent , en effet , deux sortes de littératures : - littératures primitives , jets naïfs de la spontanéité des peuples , fleurs rustiques mais naturelles , expressions immédiates du génie et des traditions nationales ; - littératures réfléchies , bien plus individuelles , et pour lesquelles les questions d' authenticité et d' intégrité , impertinentes quand il s' agit des littératures primitives , ont leur pleine signification . Ainsi se trouvent placés aux deux pôles de la pensée des poèmes habitués autrefois à se trouver côte à côte , comme l' Iliade et l' énéide . La théorie générale des mythologies , telle que * Heyne , * Niebuhr , * Ottfried * Müller , * Bauer , * Strauss l' ont établie , se rattache au même ordre de recherches , et suppose le même principe . Les mythologies ne sont plus pour nous des séries de fables absurdes et parfois ridicules , mais de grands poèmes divins , où les nations primitives ont déposé leurs rêves sur le monde suprasensible . Elles valent mieux en un sens que l' histoire ; car , dans l' histoire , il y a une portion fatale et fortuite , qui n' est pas l' oeuvre de l' humanité , au lieu que , dans les fables , tout lui appartient ; c' est son portrait peint par elle-même . La fable est libre , l' histoire ne l' est pas . Le Livre des rois , de * Firdousi , est sûrement une bien mauvaise histoire de la * Perse ; et pourtant ce beau poème nous représente mieux le génie de la * Perse que ne le ferait l' histoire la plus exacte ; il nous donne ses légendes et ses traditions épiques , c' est-à-dire son âme . Les érudits regrettent fort que l' * Inde ne nous ait laissé aucune histoire . Mais en vérité nous avons mieux mieux que son histoire ; nous avons ses livres sacrés , sa philosophie . Cette histoire ne serait sans doute , comme toutes les histoires de l' * Orient , qu' une sèche nomenclature de rois , une série de faits insignifiants . Ne vaut -il pas mieux posséder directement ce qu' il faut péniblement extraire de l' histoire , ce qui seul en fait la valeur , l' esprit de la nation ? Les races les plus philosophiques sont aussi les plus mythologiques . L' * Inde présente l' étonnant phénomène de la plus riche mythologie à côté d' un développement métaphysique bien supérieur à celui de la * Grèce , peut-être même à celui de l' * Allemagne . Les trois caractères qui distinguent les peuples indo-germaniques des peuples sémitiques sont que les peuples sémitiques n' ont ni philosophie , - ni mythologie , - ni épopée : trois choses au fond très connexes et tenant à une façon toute diverse d' envisager le monde . Les Sémites n' ont jamais conçu le sexe en * Dieu ; le féminin du mot * Dieu ferait en hébreu le plus étrange barbarisme . Par là ils se sont coupé la possibilité de la mythologie et de l' épopée divine : la variété d' intrigues ne pouvant avoir lieu sous un * Dieu unique et souverain absolu . Sous un tel régime , la lutte n' est pas possible . Le * Dieu de * Job , ne répondant à l' homme que par des coups de tonnerre , est très poétique , mais nullement épique . Il est trop fort , il écrase du premier coup . Les anges n' offrent aucune variété individuelle , et tous les efforts ultérieurs pour leur donner une physionomie ( archanges , séraphins , etc. ) n' ont abouti à rien de caractérisé . Et puis quel intérêt prendre à des messagers , à des ministres , sans initiative , ni passion ? Sous le régime de Jéhova , la création mythologique ne pouvait aboutir qu' à des exécuteurs de ses ordres . Aussi le rôle des anges est -il en général froid et monotone , comme celui des messagers et des confidents . La variété est l' élément qui manque le plus radicalement aux peuples d' origine sémitique : leurs poésies originales ne peuvent dépasser un volume . Les thèmes sont peu nombreux et vite épuisés . Ce * Dieu isolé de la nature , cette nature que * Dieu a faite ne prêtent point à l' incident et à l' histoire . Quelle distance de cette vaste divinisation des forces naturelles , qui est le fond des grandes mythologies , à cette étroite conception d' un monde façonné comme un vase entre les mains du potier . Et c' est là que nous avons été nous égarer pour chercher notre théologie ! Certes cette façon de concevoir les choses est simple et majestueuse ; mais combien elle est pâle auprès de ces grandes évolutions de * Pan que la race indo-germanique , à ses débuts poétiques comme à son terme , a si bien su comprendre ! Parmi les sciences secondaires qui doivent servir à constituer la science de l' humanité , aucune n' a autant d' importance que la théorie philosophique et comparée des langues . Quant on songe que cette admirable science ne compte guère encore qu' une génération de travaux , et que déjà pourtant elle a amené de si précieuses découvertes , on ne peut assez s' étonner qu' elle soit si peu cultivée et si peu comprise . Est -il croyable qu' il n' existe pas dans toute l' * Europe une seule chaire de linguistique et que le collège de * France , qui met sa gloire à représenter dans son enseignement l' ensemble de l' esprit humain , n' ait pas de chaire pour une des branches les plus importantes de la connaissance humaine que le XIXe siècle ait créées ? Quel résultat historique que la classification des langues en familles , et surtout la formation de ce groupe dont nous faisons partie et dont les rameaux s' étendent depuis l' île de * Ceylan jusqu'au jusqu'au fond de la * Bretagne ! Quelles lumières pour l' ethnographie , pour l' histoire primitive , pour les origines de l' humanité ! Quel résultat philosophique que la reconnaissance des lois qui ont présidé au développement du langage , à la transformation de ses mécanismes , aux décompositions et recompositions perpétuelles qui forment son histoire ! Le progrès analytique de la pensée eût -il été scientifiquement reconnu , si les langues ne nous eussent montré , comme dans un miroir , l' esprit humain marchant sans cesse de la synthèse ou de la complexité primitive à l' analyse et à la clarté ? N' est -ce pas l' étude des langues primitives qui nous a révélé les caractères primitifs de l' exercice de la pensée , la prédominance de la sensation , et cette sympathie profonde qui unissait alors l' homme et la nature ? Quel tableau , enfin , de l' esprit humain vaut celui que fournit l' étude comparée des procédés par lesquels les races diverses ont exprimé les nexes différents de la pensée ? Je ne connais pas de plus beau chapitre de psychologie que les dissertations de * M . * de * Humboldt sur le duel , sur les adverbes de lieu , ou celles que l' on pourrait faire sur la comparaison des conjugaisons sémitique et indo-germanique , sur la théorie générale des pronoms , sur la formation des radicaux , sur la dégradation insensible et l' existence rudimentaire des procédés grammaticaux dans les diverses familles , etc. Ce qu' on ne peut trop répéter , c' est que , par les langues , nous touchons le primitif . Les langues , en effet , ne se créent pas de procédés nouveaux , pas plus qu' elles ne se créent de racines nouvelles . Tout progrès pour elles consiste à développer tel ou tel procédé , à faire dévier le sens des radicaux , mais nullement à en ajouter de nouveaux . Le peuple et les enfants seuls ont le privilège de créer des mots et des tours sans antécédent , pour leur usage individuel . Jamais l' homme réfléchi ne se met à combiner arbitrairement des sons pour désigner une idée nouvelle , ni à créer une forme grammaticale pour exprimer un nexe nouveau . Il suit de là que toutes les racines des familles diverses ont eu leur raison dans la façon de sentir des peuples primitifs , et que tous les procédés grammaticaux proviennent directement de la manière dont chaque race traita la pensée ; que le langage , en un mot , par toute sa construction , remonte aux premiers jours de l' homme , et nous fait toucher les origines . Je suis convaincu , pour ma part , que la langue que parlèrent les premiers êtres pensants de la race sémitique différait très peu du type commun de toutes ces langues , tel qu' il se présente dans l' hébreu ou le syriaque . Il est indubitable , au moins , que les racines de ces idiomes , les racines qui forment encore aujourd'hui le fond d' une langue parlée sur une grande partie du globe , furent les premières qui retentirent dans les poitrines fortes et profondes des pères de cette race . Et , quoiqu' il semble paradoxal de soutenir la même chose pour nos langues métaphysiques , tourmentées par tant de révolutions , on peut affirmer sans crainte qu' elles ne renferment pas un mot , pas un procédé qu' on ne puisse rattacher par une filiation directe aux premières impressions des premiers enfants de * Dieu . Songeons donc , au nom du ciel , à ce que nous avons entre les mains , et travaillons à déchiffrer cette médaille des anciens jours . On se figure d' ordinaire les lois de l' évolution de l' esprit humain comme beaucoup trop simples . Il y a un extrême danger à donner une valeur historique et chronologique aux évolutions que l' on conçoit comme ayant dû être successives , à supposer , par exemple , que l' homme débute par l' anthropophagie , parce que cet état est conçu comme le plus grossier . La réalité est autrement variée . Il n' y a pas de penseur qui en réfléchissant sur l' histoire de l' humanité n' arrive à sa formule ; ces formules ne coïncident pas , et pourtant ne sont pas contradictoires . C' est qu' en effet il n' y a pas dans l' humanité deux développements absoluments identiques . Il y a des lois , mais des lois très profondes ; on n' en voit jamais l' action simple , le résultat est toujours compliqué de circonstances accidentelles . Les noms généraux par lesquels on désigne les phases diverses de l' esprit ne s' appliquent jamais d' une manière parfaitement univoque , comme disait l' école , à deux états divers . " La ligne de l' humanité , dit * Herder , n' est ni droite , ni uniforme ; elle s' égare dans toutes les directions , présente toutes les courbures et tous les angles . Ni l' asymptote , ni l' ellipse , ni la cycloïde ne peuvent nous en représenter la loi . " Les relations des choses ne sont pas sur un plan , mais dans l' espace . Il y a des dimensions dans la pensée comme dans l' étendue . De même qu' une classification n' explique qu' une seule série linéaire des êtres , et en néglige forcément plusieurs tout aussi réelles qui croisent la première et exigeraient une classification à part , de même toutes les lois n' expriment qu' un seul système de relations , et en omettent nécessairement mille autres . C' est comme un corps à trois dimensions projeté sur un plan . Certains traits seront conservés , d' autres altérés , d' autres complètement omis . Le moyen âge ressemble par certains côtés aux temps homériques , et qui voudrait pourtant appliquer à des états si divers la même dénomination ? Chacun saisit dans ce vaste tableau un trait , une physionomie , un jet de lumière ; nul ne saisit l' ensemble et la signification du tout . Un voyageur a traversé la * France du nord au sud ; un autre de l' est à l' ouest ; un autre suivant une autre ligne ; chacun d' eux donne sa relation comme la description complète de la * France ; voilà l' image exacte de ce qu' on fait jusqu'ici ceux qui ont tenté de présenter un système de philosophie de l' histoire . Une carte de géographie n' est possible que quand le pays qu' il s' agit de représenter a été exploré dans tous les sens . Or , qu' on y songe , l' histoire est la vraie philosophie du XIXe siècle . Notre siècle n' est pas métaphysique . Il s' inquiète peu de la discussion intrinsèque des questions . Son grand souci , c' est l' histoire , et surtout l' histoire de l' esprit humain . C' est ici le point de séparation des écoles : on est philosophe , on est croyant , selon la manière dont on envisage l' histoire ; on croit à l' humanité , on n' y croit pas selon le système qu' on s' est fait de son histoire . Si l' histoire de l' esprit humain n' est qu' une succession de systèmes qui se renversent , il n' y a qu' à se jeter dans le scepticisme ou dans la foi . Si l' histoire de l' esprit humain est la marche vers le vrai , entre deux oscillations qui restreignent de plus en plus le champ de l' erreur , il faut bien espérer de la raison . Chacun , de nos jours , est ce qu' il est par la façon dont il entend l' histoire . L' étude comparée des religions , quand elle sera définitivement établie sur la base solide de la critique , formera le plus beau chapitre de l' histoire de l' esprit humain , entre l' histoire des mythologies et l' histoire des philosophies . Comme les philosophies , les religions répondent aux besoins spéculatifs de l' humanité . Comme les mythologies , elles renferment une large part d' exercice spontané et irréfléchi des facultés humaines . De là leur inappréciable valeur aux yeux du philosophe . De même qu' une cathédrale gothique est le meilleur témoin du moyen âge , parce que les générations ont habité là en esprit ; de même les religions sont le meilleur moyen pour connaître l' humanité ; car l' humanité y a demeuré ; ce sont des tentes abandonnées où tout décèle la trace de ceux qui y trouvèrent un abri . Malheur à qui passe indifférent auprès de ces masures vénérables , à l' ombre desquelles l' humanité s' est si longtemps abritée , et où tant de belles âmes trouvent encore des consolations et des terreurs ! Lors même que le toit serait percé à jour et que l' eau du ciel viendrait mouiller la face du croyant agenouillé , la science aimerait à étudier ces ruines , à décrire toutes les statuettes qui les ornent , à soulever les vitraux qui n' y laissent entrer qu' un demi-jour mystérieux , pour y introduire le plein soleil , et étudier à loisir ces admirables pétrifications de la pensée humaine . L' histoire des religions est encore presque toute à créer . Mille causes de respect et de timidité empêchent sur ce point la franchise , sans laquelle il n' y a pas de discussion rationnelle , et rendent au fond la position de ces grands systèmes plus défavorable qu' avantageuse aux yeux de la science . Les religions semblent mises au ban de l' humanité ; elles n' arrivent que bien tard à obtenir leur véritable valeur , celle qu' elles méritent aux yeux de la critique , et le silence qu' on garde à leur égard peut faire illusion sur l' importance du rôle qu' elles ont joué dans le développement des idées . Une histoire de la philosophie , où * Platon occuperait un volume , devrait , ce semble , en consacrer deux à * Jésus : et pourtant ce nom n' y sera peut-être pas une fois prononcé . Ce n' est pas la faute de l' historien ; c' est la conséquence de la position de * Jésus . Tel est le sort de tout ce qui est arrivé à une consécration religieuse . Combien la littérature hébraïque , par exemple , si admirable , si originale , n' a -t-elle pas souffert aux yeux de la science et du goût en devenant la Bible ! Soit mauvaise humeur , soit reste de superstition , la critique scientifique et littéraire a quelque peine à envisager comme ses objets propres les oeuvres qui ont ainsi été séquestrées du profane et du naturel , c' est-à-dire de ce qui est ; et pourtant est -ce la faute de ces oeuvres ? L' auteur de ce charmant petit poème , qu' on appelle le Cantique des Cantiques , pouvait -il se douter qu' un jour on le tirerait de la compagnie d' * Anacréon et de * Hafiz pour en faire un inspiré qui n' a chanté que l' amour divin ? Il est temps définitivement que la critique s' habitue à prendre son bien partout où elle le trouve , et à ne pas distinguer entre les oeuvres de l' esprit humain , lorsqu' il s' agit d' induire et d' admirer . Il est temps que la raison cesse de critiquer les religions comme des oeuvres étrangères , élevées contre elle par une puissance rivale , et qu' elle se reconnaisse enfin dans tous les produits de l' humanité , sans distinction ni antithèse . Il est temps que l' on proclame qu' une seule cause a tout fait dans l' ordre de l' intelligence , c' est l' esprit humain , agissant toujours d' après des lois identiques , mais dans des milieux divers . à entendre certains rationalistes , on serait tenté de croire que les religions sont venues du ciel se poser en face de la raison pour le plaisir de la contrecarrer ; comme si la nature humaine n' avait pas tout fait par des faces différentes d' elle-même ! Sans doute on peut opposer religion et philosophie , comme on oppose deux systèmes , mais en reconnaissant qu' elles ont la même origine et posent sur le même terrain . La vieille polémique semblait concéder que les religions sont d' une autre origine , et par là elle était amenée à les injurier . En étant plus hardi , on sera plus respectueux . La haute placidité de la science n' est possible qu' à la condition de l' impartiale critique , qui , sans aucun égard pour les croyances d' une portion de l' humanité , manie avec l' inflexibilité du géomètre , sans colère comme sans pitié , son imperturbable instrument . Celui qui injurie n' est pas un critique . Quand nous en serons venus au point que l' histoire de * Jésus soit aussi libre que l' histoire de * Buddha et de * Mahomet , on ne songera point à adresser de durs reproches à ceux que des circonstances fatales ont privés du jour de la critique . Je suis sûr que * M . * Eugène * Burnouf ne s' est jamais pris de colère contre les auteurs de la vie fabuleuse de * Buddha , et que ceux qui , parmi les Européens , ont écrit l' histoire de * Mahomet , n' ont jamais ressenti un bien violent dépit contre * Abulféda et les auteurs musulmans qui ont écrit en vrais croyants la vie de leur prophète . Les apologistes soutiennent que ce sont les religions qui ont fait toutes les grandes choses de l' humanité , et ils ont raison . Les philosophes croient travailler pour l' honneur de la philosophie en abaissant les religions , et ils ont tort . Pour nous autres , qui ne plaidons qu' une seule cause , la cause de l' esprit humain , notre admiration est bien plus libre . Nous croirions nous faire tort à nous-mêmes en n' admirant pas quelque chose de ce que l' esprit humain a fait . Il faut critiquer les religions comme on critique les poèmes primitifs . Est -on de mauvaise humeur contre * Homère ou * Valmiki , parce que leur manière n' est plus celle de notre âge ? Personne , grâce à * Dieu , n' est plus tenté , de nos jours , d' aborder les religions avec cette dédaigneuse critique du XVIIIe siècle , qui croyait tout expliquer par des mots d' une clarté superficielle , superstition , crédulité , fanatisme . Aux yeux d' une critique plus avancée , les religions sont les philosophies de la spontanéité , philosophies amalgamées d' éléments hétérogènes , comme l' aliment , qui ne se compose pas seulement de parties nutritives . En apparence la fine fleur serait préférable , mais l' estomac ne pourrait la supporter . Des formules exclusivement scientifiques ne fourniraient qu' une nourriture sèche , et cela est si vrai que toute grande pensée philosophique se combine d' un peu de mysticisme , c' est-à-dire de fantaisie et de religion individuelle . Les religions sont ainsi l' expression la plus pure et la plus complète de la nature humaine , le coquillage où se moulent ses formes , le lit où elle se repose et laisse empreintes les sinuosités de ses contours . Les religions et les langues devraient être la première étude du psychologue . Car l' humanité est bien plus facile à reconnaître dans ses produits que dans son essence abstraite , et dans ses produits spontanés que dans ses produits réflexes . La science , étant tout objective , n' a rien d' individuel et de personnel : les religions , au contraire , sont par leur essence individuelles , nationales , subjectives en un mot . Les religions ont été formées à une époque où l' homme se mettait dans toutes ses oeuvres . Prenez un ouvrage de science moderne , l' Astronomie physique de * M . * Biot ou la chimie de * M . * Regnault : c' est l' objectivité la plus parfaite ; l' auteur est complètement absent ; l' oeuvre ne porte aucun cachet national ni individuel ; c' est une oeuvre intellectuelle , et non une oeuvre humaine . La science populaire , et à beaucoup d' égards la science ancienne , ne voyaient l' homme qu' à travers l' homme , et le teignaient de couleurs tout humaines . Longtemps encore après que les modernes se furent créé des moyens d' observation plus parfaits , il resta de nombreuses causes d' aberration , qui défaçonnaient et altéraient de couleurs étrangères les contours des objets . La lunette , au contraire , avec laquelle les modernes voient le monde est du plus parfait achromatisme . S' il y a d' autres intelligences que celle de l' homme , nous ne concevons pas qu' elles puissent voir autrement . Les oeuvres scientifiques ne peuvent donc en aucune façon donner une idée de l' originalité de la nature humaine ni de son caractère propre , tandis qu' une oeuvre où la fantaisie et la sensibilité ont une large part est bien plus humaine , et par conséquent plus adaptée à l' étude expérimentale des instincts de la nature psychologique . De là l' immense intérêt de tout ce qui est religieux et populaire , des récits primitifs , des fables , des croyances superstitieuses . Chaque nation y dépense de son âme , les crée de sa substance . * Tacite , quel que soit son talent pour peindre la nature humaine , renferme moins de vraie psychologie que la narration naïve et crédule des évangiles . C' est que la narration de * Tacite est objective ; il raconte ou cherche à raconter les choses et leurs causes telles qu' elles furent en effet ; la narration des évangélistes au contraire est objective : ils ne racontent pas les choses , mais le jugement qu' ils ont porté des choses , la façon dont ils les ont appréciées . Qu' on me permette un exemple : En passant le soir auprès d' un cimetière , j' ai été poursuivi par un feu follet ; en racontant mon aventure , je m' exprimerai de la sorte : " Le soir en passant auprès du cimetière , j' ai été poursuivi par un feu follet " . Une paysanne au contraire , qui a perdu son frère quelques jours auparavant , et à laquelle sera arrivée la même aventure , s' exprimera ainsi : " Le soir en passant auprès du cimetière , j' ai été poursuivie par l' âme de mon frère " . Voilà deux narrations du même fait , parfaitement véraces . Qu' est -ce donc qui fait leur différence ? C' est que la première raconte le fait dans sa réalité toute nue , et que la seconde mêle à ce récit un élément subjectif , une appréciation , un jugement , une manière de voir du narrateur . La première narration était simple , la seconde est complexe et mêle à l' affirmation du fait un jugement de cause . Toutes les narrations des âges primitifs étaient subjectives : celles des âges réfléchis sont objectives . La critique consiste à retrouver , dans la mesure du possible , la couleur réelle des faits d' après les couleurs réfractées à travers le prisme de la nationalité ou de l' individualité des narrateurs . La vraie histoire de la philosophie est donc l' histoire des religions . L' oeuvre la plus urgente pour le progrès des sciences de l' humanité serait donc une théorie philosophique des religions . Or comment une telle théorie serait -elle possible sans l' érudition ? L' islamisme est certes bien connu des arabisants : nulle religion ne se laisse toucher d' aussi près , et pourtant , dans les livres vulgaires , l' islamisme est encore l' objet des fables les plus absurdes et des appréciations les plus fausses . L' islamisme , pourtant , bien qu' il soit la plus faible des religions au point de vue de l' originalité créatrice ( la sève était déjà épuisée ) , est d' une importance majeure dans cette étude comparée , parce que nous avons des documents authentiques sur ses origines ; ce que nous n' avons pour aucune autre religion . Les faits primitifs de l' apparition des religions se passant tous dans le spontané , ne laissant aucune trace . La religion ne commence à avoir conscience d' elle-même que quand elle est déjà adulte et développée , c' est-à-dire quand les faits primitifs ont disparu pour jamais . Les religions , non plus que l' homme individuel , ne se rappellent leur enfance , et il est bien rare que des documents étrangers viennent lever l' obscurité qui entoure leur berceau . L' islamisme seul fait exception à cet égard : il est né en pleine histoire ; les traces des disputes qu' il dut traverser et de l' incrédulité qu' il dut combattre existent encore . Le Coran n' est d' un bout à l' autre qu' une argumentation sophistique . Il y avait dans * Mahomet beaucoup de réflexion et même un peu de ce qu' on pourrait à la rigueur appeler imposture . Les faits qui suivirent l' établissement de l' islamisme , et qui sont si propres à montrer comment les religions se consolident , sont tous aussi du domaine de l' histoire . Le buddhisme n' a pas cet avantage . L' induction et la conjecture auront une large part dans l' histoire de ses origines . Mais quelles inappréciables lumières ne fournira pas , pour découvrir les lois d' une formation religieuse , ce vaste développement , si analogue au christianisme , qui de l' * inde a envahi une moitié de l' * Asie , et envoyé des missionnaires depuis les terres séleucides jusqu'au fond de la * Chine . Le problème du christianisme primitif ne sera parfaitement mûr que le jour où * M . * Eugène * Burnouf aura terminé son Introduction à l' histoire du buddhisme indien . Or le livre le plus important du XIXe siècle devrait avoir pour titre : Histoire critique des origines du christianisme . Oeuvre admirable que j' envie à celui qui la réalisera , et qui sera celle de mon âge mûr , si la mort et tant de fatalités extérieures qui font souvent dévier si fortement les existences ne viennent m' en empêcher ! On s' obstine à répéter sur ce sujet des lieux communs pleins d' inexactitude . On croit avoir tout dit quand on a parlé de fusion de judaïsme , du platonisme et de l' orientalisme , sans qu' on sache ce que c' est qu' orientalisme , et sans qu' on puisse dire comment * Jésus et les apôtres avaient reçu quelque tradition de * Platon . C' est qu' on n' a point encore songé à chercher les origines du christianisme là où elles sont en effet , dans les livres deutéro-canoniques , dans les apocryphes d' origine juive , dans la Mischna , dans le Pirké Avoth , dans les oeuvres des judéo-chrétiens . On cherche le christianisme dans les oeuvres des Pères platoniciens qui ne représentent qu' un second moment de son existence . Le christianisme est primitivement un fait juif , comme le buddhisme un fait indien , bien que le christianisme , comme le buddhisme , se soit vu presque exterminé des pays où il naquit , et que le mélange des éléments étrangers ait pu faire douter de son origine . Pour moi , si j' entreprenais jamais ce grand travail , je commencerais par un catalogue exact des sources , c' est-à-dire de tout ce qui a été écrit en * Orient depuis l' époque de la captivité des juifs à * Babylone jusqu'au moment où le christianisme apparaît définitivement constitué , sans oublier le secours si important des monuments , pierres gravées , etc. Puis je consacrerais un volume à la critique de ces sources . Je prendrais l' un après l' autre les fragments de * Daniel écrits au temps des Macchabées , le livre de la Sagesse , les paraphrases chaldéennes , le Testament des douze patriarches , les livres du Nouveau Testament , la Mischna , les apocryphes , etc. , et je chercherais à déterminer , par la plus scrupuleuse critique , l' époque précise , le lieu , le milieu intellectuel où furent composés ces ouvrages . Cela fait , je me baserais uniquement sur ces données pour former mes idées , en faisant abstraction complète de toutes les imaginations qu' on s' est faites par induction et sur de vagues analogies . Sans doute la connaissance universelle de l' esprit humain serait nécessaire pour cette histoire . Mais il faut prendre garde de transformer les analogies en emprunts réciproques , quand l' histoire ne dit rien sur la réalité de ces emprunts . Nos critiques français , qui n' ont étudié que le monde grec et latin , ont peine à comprendre que le christianisme ait été d' abord un fait exclusivement juif . Le christianisme est à leurs yeux l' oeuvre de l' humanité entière , * Socrate y a préludé , * Platon y a travaillé , * Térence et * Virgile sont déjà chrétiens , * Sénèque plus encore . Cela est vrai , parfaitement vrai , pourvu qu' on sache l' entendre . Le christianisme n' est réellement devenu ce qu' il est que quand l' humanité l' a adopté comme expression des besoins et des tendances qui la travaillaient depuis longtemps . Le christianisme , tel que nous l' avons , renferme en effet des éléments de toute date et de tout pays . Mais ce qu' il importe de mettre en lumière , ce qui n' est pas suffisamment remarqué , c' est que le germe primitif est tout juif ; c' est qu' il y a simple simultanéité entre l' apparition de * Jésus et le christianisme anticipé du monde gréco-latin ; c' est que l' évangile et saint * Paul doivent être expliqués par le Talmud et non par * Platon . La terre où le christianisme puisa son suc et étendit ses racines , c' est l' humanité , et surtout le monde gréco-latin ; mais le noyau d' où l' arbre est sorti est tout juif . C' est l' histoire de cette curieuse embryogénie , l' histoire des racines du christianisme , jusqu'au moment où l' arbre sort de terre , tandis qu' il n' est encore que secte juive , jusqu'au moment où il est adopté ou absorbé , si l' on veut , par les nations , que j' ai voulu indiquer ici . Elle est toute à deviner : ni chrétiens , ni juifs , ni païens ne nous ont transmis rien d' historique sur cette première apparition ni sur le principal héros . Mais la critique peut retrouver l' histoire sous la légende , ou du moins retracer la physionomie caractéristique de l' époque et de ses oeuvres . La précision scolastique , ici comme toujours , exclut la critique . On peut s' adresser sur la résurrection , sur les miracles évangéliques , sur le caractère de * Jésus et des apôtres une foule de questions auxquelles il est impossible de répondre , en jugeant le premier siècle d' après le nôtre . Si * Jésus n' est pas réellement ressuscité , comment la croyance s' en est -elle répandue ? Les apôtres étaient donc des imposteurs ? Les évangélistes des menteurs ? Comment les juifs n' ont -ils pas protesté ? Comment ... ! etc. Toutes questions qui auraient un sens dans notre siècle de réflexion et de publicité , mais qui n' en avaient pas à une époque de crédulité , où ne s' élevait aucune pensée critique . Le premier pas dans l' étude comparée des religions sera , ce me semble , d' établir deux classes bien distinctes parmi ces curieux produits de l' esprit humain : religions organisées , ayant des livres sacrés , des dogmes précis ; religions non organisées , n' ayant ni livres sacrés , ni dogmes , n' étant que des formes plus ou moins pures du culte de la nature , et ne se posant en aucune façon comme des révélations . Dans la première classe rentrent les grandes religions asiatiques : judaïsme , christianisme , islamisme , parsisme , brahmanisme , buddhisme , auxquels on peut ajouter le manichéisme , qui n' est pas seulement une secte ou hérésie chrétienne , comme on se l' imagine souvent , mais une apparition religieuse entée , comme le christianisme , l' islamisme et le buddhisme , sur une religion antérieure . Dans la seconde , devraient être rangés les polythéismes mythologiques de la * Grèce , des Scandinaves , des Gaulois , et en général toutes les mythologies des peuples qui n' ont pas eu de livre sacré . à vrai dire , ces cultes méritent à peine le nom de religions ; l' idée de révélation en est profondément absente ; c' est le naturalisme pur , exprimé dans un poétique symbolisme . il serait convenable peut-être de réserver le nom de religions aux grandes compositions dogmatiques de l' * Asie occidentale et méridionale . Quoi qu' il en soit , il est certain que l' existence du livre sacré est le criterium qui doit servir à classer les religions , parce qu' il est l' indice d' un caractère plus profond , l' organisation dogmatique . Il est certain aussi que l' * Orient nous apparaît comme le sol des grandes religions organisées . L' * Orient a toujours vécu dans cet état psychologique où naissent les mythes . Jamais il n' est arrivé à cette clarté parfaite de la conscience qui est le rationalisme . L' * Orient n' a jamais compris la véritable grandeur philosophique , qui n' a pas besoin de miracles . Il fait peu de cas d' un sage qui n' est pas thaumaturge . Le livre sacré est une production exclusivement asiatique . L' * Europe n' en a pas créé un seul . Un autre caractère non moins essentiel , et qui peut servir aussi bien que le livre sacré à distinguer les religions organisées , c' est la tolérance ou l' exclusivisme . Les vieux cultes mythologiques , ne se donnant pas pour la forme absolue de religion , mais se posant comme formes locales , n' excluaient pas les autres cultes . J' ai mon * Dieu , que je sers ; vous servirez le vôtre ; Ce sont deux puissants dieux . Voilà la pure expression de cette forme religieuse . Chaque nation , chaque ville a ses dieux , plus ou moins puissants ; il est tout naturel qu' elle ne serve pas ceux d' une autre ville . * Jéhova lui-même n' est souvent que le * Dieu de * Jacob , ayant pour son peuple les mêmes sentiments de partialité nationale que les autres déités locales . De là ces défis sur la puissance respective des dieux , chaque nation tenant à ce que les siens soient les plus forts , mais qui n' impliquent nullement qu' ils soient seuls dieux . Il en est tout autrement dans le judaïsme à l' époque des prophètes , et en général dans toutes les grandes religions organisées . * Jéhova seul est * Dieu ; tout le reste n' est qu' idole . De là l' idée d' une vraie religion , qui n' avait pas de sens dans les cultes mythologiques . Or , comme la vérité est conçue à ces époques comme une révélation de la Divinité , ce caractère se traduit en religion révélée . Enfin les religions organisées se distinguent des cultes mythologiques par un plus grand caractère de fixité et de durée . Il est vrai à la lettre qu' aucune grande religion n' est morte jusqu'ici , et que les plus maltraitées , parsisme , samaritanisme , etc. vivent encore dans la croyance de quelque tribu ou reléguées dans quelque coin du globe . Ainsi d' une part : religions organisées , se posant comme révélées , absolues , exclusivement vraies , ayant un livre sacré . - De l' autre : religions non organisées , locales , non exclusives , n' ayant pas de livre sacré . Les grandes religions asiatiques se grouperaient elles-mêmes en trois familles , ou plutôt se rattacheraient à trois souches : 1e famille sémitique ( judaïsme , christianisme , islamisme ) ; 2e famille iranienne ( parsisme , manichéisme ) ; 3e famille indienne ( brahmanisme , buddhisme ) . Dans l' intérieur de chaque famille , les réformes successives n' ont été que les développements d' un fond identique . On ne peut dire rigoureusement que les religions soient une affaire de race , puisque des peuples indo-germaniques ont créé des religions tout aussi bien que les peuples sémitiques . On ne peut nier toutefois que les religions indo-germaniques n' aient un cachet à part . Il s' en faut peu que ce soient des philosophies pures . * Buddha ne fut qu' un philosophe ; le brahmanisme n' a guère des religions organisées que le livre sacré , et n' est au fond que l' expression la plus simple du naturalisme . Différence plus remarquable encore : toutes les religions sémitiques sont essentiellement monothéistes ; cette race n' a jamais eu de mythologie développée . Toutes les religions indo-germaniques , au contraire , sont ou le panthéisme ou le dualisme , et possèdent un vaste développement mythologique ou symbolique . Il semble que les facultés créatrices des religions aient été chez les peuples en raison inverse des facultés philosophiques . La recherche réfléchie , indépendante , sévère , courageuse , philosophique en un mot , de la vérité , semble avoir été le partage de cette race indo-germanique , qui , du fond de l' * inde jusqu'aux extrémités de l' * Occident et du Nord , depuis les siècles les plus reculés jusqu'aux temps modernes , a cherché à expliquer * Dieu , l' homme et le monde au sens rationaliste , et a laissé derrière elle comme échelonnés aux divers degrés de son histoire ces systèmes , ces créations philosophiques , toujours et partout soumis aux lois constantes et nécessaires d' un développement logique . Les * Sémites , au contraire , qui n' offrent aucune tentative d' analyse , qui n' ont pas produit une seule école de philosophie indigène , sont par excellence la race des religions , destinée à leur donner naissance et à les propager . à eux ces élans hardis et spontanés d' âmes encore jeunes , pénétrant sans effort et comme d' un mouvement naturel dans le sein de l' infini , descendant de là toutes trempées d' une rosée divine , puis exhalant leur enthousiasme par un culte , une doctrine mystique , un livre révélé . L' école philosophique a sa patrie sous le ciel de la * Grèce et de l' * Inde ; le temple et la science sacerdotale , s' expliquant en énigmes et en symboles , voilant la vérité sous le mystère , atteignant souvent plus haut , parce qu' elle est moins inquiète de regarder en arrière et de s' assurer de sa marche , tel est le caractère de la race religieuse et théocratique des * Sémites . C' est par excellence le peuple de * Dieu . Aussi tout culte leur est -il sacré , et le seul athée est pour eux un non sens , une énigme , un monstre dans l' univers . Ils ont cet instinct moral , ce bon sens pratique et sans grande profondeur d' analyse , mais populaire et facile , qui fait le génie des religions , joint à ce don prophétique qui souvent sait parler de * Dieu plus éloquemment et surtout plus abondamment que la science et le rationalisme . Et en effet n' est -il pas remarquable que les trois religions qui jusqu'ici ont joué le plus grand rôle dans l' histoire de la civilisation , les trois religions marquées d' un caractère spécial de durée , de fécondité , de prosélytisme , et liées d' ailleurs entre elles par des rapports si étroits qu' elles semblent trois rameaux d' un même tronc , trois traductions inégalement belles et pures d' une même idée , sont nées toutes les trois en terre sémitique et de là se sont élancées à la conquête de hautes destinées ? Il n' y a que quelques lieues de * Jérusalem au * Sinaï et du * Sinaï à la * Mecque . Toutefois , comme les races diffèrent non par des facultés diverses , mais par l' extension diverse des mêmes facultés , comme ce qui fait le caractère dominant des unes se retrouve chez les autres à l' état rudimentaire , la * Grèce présente des germes non équivoques des procédés qui ont créé en * Orient des révélateurs , des hommes-dieux et des prophètes . Mais toujours ils ont avorté avant de constituer une véritable tradition religieuse . L' institut de * Pythagore , avec ses degrés , ses initiations , ses épreuves , sa teinte prononcée d' ascétisme , rappelle les grands systèmes organisés de l' * Asie . * Pythagore lui-même ressemble fort à un théurge . Il est infaillible ( ... ) ; un disciple blâmé par lui se donne la mort . Il a visité les enfers , et se souvient de ses transmigrations . Lui-même se prête complaisamment ou même donne occasion à ces croyances : il reconnaît dans un temple de la * Grèce les armes qu' il a portées au siège de * Troie . En * Orient , * Pythagore eût été * Buddha . - Cette couleur est encore bien plus frappante dans * Empédocle , qui représente trait pour trait le théurge oriental . Prêtre et poète , comme * Orphée , médecin et thaumaturge , toute la * Sicile racontait ses miracles . Il ressuscitait les morts , arrêtait les vents , détournait la peste . Il ne paraissait en public qu' au milieu d' un cortège de serviteurs , la couronne sacrée sur la tête , les pieds ornés de crépides d' airain retentissantes , les cheveux flottants sur les épaules , une branche de laurier à la main . Sa divinité fut reconnue dans toute la * Sicile , il la proclama lui-même . " Amis , qui habitez les hauteurs de la grande ville baignée par le blond Acragas , écrit -il au début d' un de ses poèmes , zélés observateurs de la justice , salut ! Je ne suis pas un homme , je suis un dieu . à mon entrée dans les villes florissantes , hommes et femmes se prosternent . La multitude suit mes pas . Les uns me demandent des oracles , les autres le remède des maladies cruelles dont ils sont tourmentés . " Les procédés par lesquels se forme sa légende miraculeuse rappellent trait pour trait ceux de l' * Orient . Une léthargie à laquelle il a mis fin par son art devient une résurrection . Il arrête les vents étésiens qui désolaient * Agrigente , en fermant une ouverture entre deux montagnes ; de là le surnom de ( ... ) . Il assainit un marais voisin de * Sélinonte ; ce qui suffit pour faire de lui un égal d' * Apollon . Voilà des analogues bien caractérisés des fondateurs religieux de l' * Orient . Mais , hélas ! la * Grèce était trop légère pour s' arrêter longtemps à ces croyances et pour les constituer en traditions religieuses ; la divinité d' * Empédocle alla échouer contre le scepticisme des rieurs , et la malicieuse légende s' égaya de ses sandales trouvées sur le mont * Etna . L' * Asie n' a jamais su rire , et c' est pour cela qu' elle est religieuse . Quant aux cultes mythologiques sans organisation ni livre sacré , la variété en est bien plus grande , ou plutôt toute classification est ici impossible . C' est la pure fantaisie , c' est l' imagination humaine brodant sur un fond toujours identique , qui est la religion naturelle . Poème pour poème , symbole pour symbole . La variété ici devient parfois presque individuelle , une simple affaire de famille . Tout ce qu' on peut faire , c' est d' indiquer les degrés et les âges divers de ces curieux procédés . Au plus bas degré , apparaîtrait le fétichisme , c' est-à-dire les mythologies individuelles ou de familles , les fables rêvées et affirmées avec l' arbitraire le plus complet , sans aucun antécédent traditionnel , sans que l' idée de leur vérité se présente un instant à l' esprit , pas plus que dans le rêve , la fable pour la fable . Puis viendraient les mythes plus réfléchis , où les instincts de la nature humaine s' expriment d' une façon plus distincte , c' est-à-dire déjà avec une certaine analyse , mais sans réflexion , ni aucune vue de symbolisme allégorique . Puis enfin le symbolisme réfléchi , l' allégorie créée avec la conscience claire du double sens , lequel échappait complètement aux premiers créateurs de mythes . Au fond , toute créature mythologique , comme tout développement religieux traverse deux phases bien distinctes , l' âge créateur , où se tracent au fond de la conscience populaire les grands traits de la légende , et l' âge de remaniement , d' ajustage , d' amplification verbeuse , où la grande veine poétique est perdue , où l' on ne fait que réchauffer les vieilles fables poétiques , d' après des procédés donnés et qu' on ne dépasse plus . * Hésiode d' une part , les mythologues alexandrins de l' autre ; les Védas d' une part , les Pouranas de l' autre ; les évangiles canoniques d' une part , les apocryphes de l' autre , sont autant d' exemples de cette transformation des mythologies . C' est une façon de prendre les mythes du vieux temps et de les amplifier , en fondant tous les traits originaux dans le nouveau récit , et en faisant en quelque sorte la monographie de ce qui , dans la grande fable primitive , n' était qu' un menu détail ; tout cela sans aucune invention , sans jamais s' écarter du thème donné . On ajoute ce qui a dû vraisemblablement arriver , on développe la situation , on fait des rapprochements . C' est en un mot une composition réfléchie et en un sens littéraire , ayant pour base une création spontanée . Cet âge est nécessairement fade et ennuyeux . Car le spontané , si vif , si gracieux dans sa naïveté , ne souffre pas d' être remanié . Que deviennent les idées naïves d' un enfant lourdement commentées par des pédants , fleurs délicates qui se flétrissent en passant de main en main . Croyez -vous que * Vénus , * Pan et les * Grâces n' avaient pas pour les hommes primitifs qui les créèrent en sens différent de celui qu' ils ont dans le parc de * Versailles , réduits à un froid allégorisme par un siècle réfléchi , qui va par fantaisie chercher une mythologie dans le passé pour s' en faire une langue conventionnelle ? Ces deux phases dans la création légendaire correspondent aux deux âges de toute religion : l' âge primitif , où elle sort belle et pure de la conscience humaine , comme le rayon du soleil , âge de foi simple et naïve , sans retour , sans objection , ni réfutation ; et l' âge réfléchi , où l' objection et l' apologétique se sont produites ; âge subtil , où la réflexion devient exigeante , sans pouvoir se satisfaire ; où le merveilleux , autrefois si facile , si bien imaginé , si suavement conçu , reflet si pur des instincts moraux de l' humanité , devient timide , mesquin , parfois immoral , surnaturel au petit pied , miracles de coterie et de confréries , etc. Tout se resserre et se rapetisse ; les pratiques perdent leur sens et se matérialisent ; la prière devient un mécanisme , le culte une cérémonie , les formules une sorte de cabalisme , où les mots opèrent , non plus comme autrefois par leur sens moral , mais par leur son et leur articulation ; les prescriptions légales , à l' origine empreintes d' une si profonde moralité , deviennent de pures prohibitions incommodes que l' on cherche à éluder , jusqu'au jour où l' on trouvera une subtilité pour s' en débarrasser . Dans le premier âge , la religion n' a pas besoin de symboles ; elle est un esprit nouveau , un feu qui va sans cesse dévorant devant lui ; elle est libre et sans limites . Puis , quand l' enthousiasme est tombé , quand la force originale et native s' est éteinte , on commence à définir , à combiner , à spéculer ce que les premiers croyants avaient embrassé de foi et d' amour . Ce jour -là naît la scolastique , et ce jour -là est posé le premier germe de l' incrédulité . Je ne puis dire tout ce que j' entrevois sur ce riche sujet , ni les trésors de psychologie qu' on pourrait tirer de l' étude de ces oeuvres admirables de la nature humaine . C' est , je le sais , une singulière position que la nôtre en face de ces oeuvres étranges . Pleines de vie et de vérité pour les peuples qui les ont créées , elles ne sont pour nous qu' un objet d' analyse et de dissection . Position inférieure , en un sens , qui ne nous permettra jamais d' en avoir la parfaite intelligence . Que de fois , en réfléchissant sur la mythologie de l' * Inde par exemple , j' ai été frappé de l' impossibilité absolue où nous sommes d' en comprendre l' âme et la vie ! Nous sommes là en présence d' oeuvres profondément expressives , riches de significations pour une portion de l' humanité , nous sceptiques , nous analystes . Comment nous diraient -elles tout ce qu' elles leur disent ? Ceux -là peuvent comprendre le * Christ qui y ont cru ; de même , pour comprendre , dans toute leur portée , ces sublimes créations , il faudrait y avoir cru , ou plutôt ( car le mot croire n' a pas de sens dans ce monde de la fantaisie ) il faudrait avoir vécu avec elles . Ne serait -il pas possible de réaliser ce prodige par un progrès de l' esprit scientifique , qui rendrait profondément sympathique à tout ce qu' a fait l' humanité ? Je ne sais : il est sûr au moins que , ces systèmes renfermant des atomes plus ou moins précieux de nature humaine , c' est-à-dire de vérité , celui qui saurait les entendre y trouverait une solide nourriture . En général , on peut être assuré que , quand une oeuvre de l' esprit humain apparaît comme trop absurde ou trop bizarre , c' est qu' on ne la comprend pas , ou qu' on la prend à faux . Si on se plaçait au vrai jour , on en verrait la raison . J' ai voulu montrer par quelques exemples à quels résultats philosophiques peuvent mener des sciences de pure érudition et combien est injuste le mépris que certains esprits , doués d' ailleurs du sens philosophique , déversent sur ces études . Que serait -ce si , abordant la philosophie de l' histoire , je montrais que cette science merveilleuse , qui sera un jour la science maîtresse , n' arrivera à se constituer d' une manière sérieuse et digne que par le secours de la plus scrupuleuse érudition , que jusque -là elle restera au point où en étaient les sciences physiques avant * Bacon , errant d' hypothèse en hypothèse , sans marche arrêtée , ne sachant quelle forme donner à ses lois et ne dépassant jamais la sphère des créations artificielles et fantastiques ? Que serait -ce si je montrais que la critique littéraire , qui est notre domaine propre , et dont nous sommes à bon droit si fiers , ne peut être sérieuse et profonde que par l' érudition ? Comment saisir la physionomie et l' originalité des littératures primitives , si on ne pénètre la vie morale et intime de la nation , si on ne se place au point même de l' humanité qu' elle occupa , afin de voir et de sentir comme elle , si on ne la regarde vivre , ou plutôt si on ne vit un instant avec elle ? Rien de plus niais d' ordinaire que l' admiration que l' on voue à l' antiquité . On n' y admire pas ce qu' elle a d' original et de véritablement admirable ; mais on relève mesquinement dans les oeuvres antiques les traits qui se rapprochent de notre manière ; on cherche à faire valoir des beautés qui chez nous , on est forcé de l' avouer , seraient de second ordre . L' embarras des esprits superficiels vis-à-vis des grandes oeuvres des littératures classiques est des plus risibles . On part de ce principe qu' il faut à tout prix que ces oeuvres soient belles , puisque les connaisseurs l' ont décidé . Mais , comme on n' est pas capable , faute d' érudition , d' en saisir la haute originalité , la vérité , le prix dans l' histoire de l' esprit humain , on se relève par les menus détails ; on s' extasie devant de prétendues beautés , auxquelles l' auteur ne pensait pas ; on s' exagère à soi-même son admiration ; on se figure enthousiaste du beau antique , et on n' admire en effet que sa propre niaiserie . Admiration toute conventionnelle , qu' on excite en soi pour se conformer à l' usage , et parce qu' on se tiendrait pour un barbare si on n' admirait pas ce que les connaisseurs admirent . De là les tortures qu' on se donne pour s' exciter devant des oeuvres qu' il faut absolument trouver belles , et pour découvrir çà et là quelque menu détail , quelque épithète quelque trait brillant , une phrase qui traduite en français donnerait quelque chose de sonnant . Si l' on était de bonne foi , on mettrait * Sénèque au-dessus de * Démosthène . Certaines personnes à qui on a dit que * Rollin est beau s' étonnent de n' y trouver que des phrases simples , et ne savent à quoi s' en prendre pour admirer , incapables qu' elles sont de concevoir la beauté qui résulte de ce caractère de naïve et délicieuse probité . C' est l' homme qui est beau ; ce sont les choses qui sont belles , et non le tour dont on les dit . Mais il a si peu de personnes capables d' avoir un jugement esthétique ! On admire de confiance et pour ne pas rester en arrière . Combien y a -t-il de spectateurs qui , devant un tableau de * Raphaël , sachent ce qui en fait la beauté , et ne préféreraient , s' ils étaient francs , un tableau moderne , d' un style clair et d' un coloris éclatant ? Un des plaisirs les plus piquants qu' on puisse se donner est de faire ainsi patauger les esprits médiocres à propos d' oeuvres qu' on leur a bien persuadé d' avance être belles . * Fréron admire * Sophocle pour avoir respecté certaines convenances , auxquelles assurément ce poète ne pensait guère . En général , les Grecs ne connaissaient pas les beautés de plan , et c' est bien gratuitement que nous leur en faisons honneur . J' en ai vu qui trouvaient admirable l' entrée de l' * OEdipe Roi , parce que le premier vers renferme une jolie antithèse et peut se traduire par un vers de * Racine . Depuis qu' on a répété ( et avec raison ) que la Bible est admirable , tout le monde prétend bien admirer la Bible . Il est résulté de cette disposition favorable qu' on y a précisément admiré ce qui n' y est pas . * Bossuet , que l' on croit si biblique , et qui l' est si peu , s' extasie devant les contresens et les solécismes de la Vulgate , et prétend y découvrir des beautés dont il n' y a pas trace dans l' original . Le bon * Rollin y va plus naïvement encore et relève dans le Cantique de la Mer * Rouge , l' exorde , la suite des pensées , le plan , le style même . Enfin * Lowth , plus insipide que tous les autres , nous fait un traité de rhétorique aristotélicienne sur la Poésie des Hébreux , où l' on trouve un chapitre sur les métaphores de la Bible , un autre sur les comparaisons , un autre sur les prosopopées , un autre sur le sublime de diction , etc. , sans soupçonner un instant ce qui fait la beauté de ces antiques poèmes , savoir l' inspiration spontanée , indépendante des formes artificielles et réfléchies de l' esprit humain jeune et neuf dans le monde , portant partout le * Dieu dont il conserve encore la récente impression . L' admiration , pour n' être point vaine et sans objet , doit donc être historique , c' est-à-dire érudite . Chaque oeuvre est belle dans son milieu , et non parce qu' elle rentre dans l' un des casiers que l' on s' est formé d' une manière plus ou moins arbitraire . Tracer des divisions absolues dans la littérature , déclarer que toute oeuvre sera une épopée , ou une ode , ou un roman , et critiquer les oeuvres du passé d' après les règles qu' on s' est posées pour chacun de ces genres , blâmer * Dante d' avoir fait une oeuvre qui n' est ni une épopée , ni un drame , ni un poème didactique , blâmer * Klopstock d' avoir pris un héros trop parfait , c' est méconnaître la liberté de l' inspiration et le droit qu' a l' esprit de souffler où il veut . Toute manière de réaliser le beau est légitime , et le génie a toujours le même droit de créer . L' oeuvre belle est celle qui représente , sous des traits finis et individuels , l' éternelle et infinie beauté de la nature humaine . Le savant seul a le droit d' admirer . Non seulement la critique et l' esthétique , qu' on considère comme opposées , ne s' excluent pas ; mais l' une ne va pas sans l' autre . Tout est à la fois admirable et critiquable , et celui -là seul sait admirer qui sait critiquer . Comment comprendre par exemple la beauté d' * Homère sans être savant , sans connaître l' antique , sans avoir le sens du primitif ? Qu' admire -t-on d' ordinaire dans ces vieux poèmes ? De petites naïvetés , des traits qui font sourire , non ce qu' est véritablement admirable , le tableau d' un âge de l' humanité dans son inimitable vérité . L' admiration de * Chateaubriand n' est si souvent défectueuse , que parce que le sens esthétique si éminent dont il était doué ne reposait pas sur une solide instruction . C' est donc par des travaux de philosophie scientifique que l' on peut espérer d' ajouter , dans l' état actuel de l' esprit humain , au domaine des idées acquises . Quand on songe au rôle qu' ont joué dans l' histoire de l' esprit humain des hommes comme * érasme , * Bayle , * Wolf , * Niebuhr , * Strauss , quand on songe aux idées qu' ils ont mises en circulation , ou dont ils ont hâté l' avènement , on s' étonne que le nom de philosophe , prodigué si libéralement à des pédants obscurs , à d' insignifiants disciples , ne puisse s' appliquer à de tels hommes . Les résultats de la haute science sont longtemps , je le sais , à entrer en circulation . Des immenses travaux déjà accomplis par les indianistes modernes , quelques atomes à peine sont déjà devenus de droit commun . Un innombrable essaim de doctes philologues a complètement réformé en * Allemagne l' exégèse biblique , sans que la * France connaisse encore le premier mot de leurs travaux . Toutefois , pour la science comme pour la philosophie , il y a des canaux secrets par lesquels s' infiltrent les résultats . Les idées de * Wolf sur l' épopée ou plutôt celles qu' il a amenées sont devenues du domaine public . La grande poésie panthéiste de * Goethe , de * Victor * Hugo , de * Lamartine , suppose tout le travail de la critique moderne , dont le dernier mot est le panthéisme littéraire . J' ai peine à croire que * M . * Hugo ait lu * Heyne , * Wolf , * William * Jones , et pourtant sa poésie les suppose . Il vient un certain jour où les résultats de la science se répandent dans l' air , si j' ose le dire , et forment le ton général de la littérature . * M. * Fauriel n' était qu' un savant critique ; le don de la production artistique lui fut presque refusé ; peu d' hommes ont pourtant exercé sur la littérature productive une aussi profonde influence . Combien il s' en faut encore que les mines du passé aient rendu tous les trésors qu' elles renferment ! L' oeuvre de l' érudition moderne ne sera accomplie que quand toutes les faces de l' humanité , c' est-à-dire toutes les nations auront été l' objet de travaux définitifs , quand l' * Inde , la * Chine , la * Judée , * L' égypte seront restituées , quand on aura définitivement la parfaite compréhension de tout le développement humain . Alors seulement sera inauguré le règne de la critique . Car la critique ne marchera avec une parfaite sécurité que quand elle verra s' ouvrir devant elle le champ de la comparaison universelle . La comparaison est le grand instrument de la critique . Le XVIIe siècle n' a pas connu la critique , parce que la comparaison des faces diverses de l' esprit humain lui était impossible . * Hérodote et * Tite- * Live devaient être tenus pour des historiens sérieux , * Homère devait passer pour un poète individuel , avant que l' étude comparée des littératures eût révélé les faits si délicats du mythisme , de la légende primitive , de l' apocryphisme . Si le XVIIe siècle eût connu comme nous l' * Inde , la * Perse , la vieille * Germanie , il n' eût pas si lourdement admis les fables des origines grecques et romaines . * Bossuet , dont la gloire est de représenter dans un merveilleux abrégé tout le XVIIe siècle , sa grandeur comme sa faiblesse , eût -il porté dans son exégèse une si détestable critique , si , au lieu de faire son éducation biblique dans saint * Augustin , il l' eût faite dans * Eichhorn ou * DE * Wette ? Le sens critique ne s' inocule pas en une heure : celui qui ne l' a point cultivé par une longue éducation scientifique et intellectuelle trouvera toujours des arguments à opposer aux plus délicates inductions . Les thèses de la fine critique ne sont pas de celles qui se démontrent en quelques minutes , et sur lesquelles on peut forcer l' adversaire ignorant ou décidé à ne pas se prêter aux vues qu' on lui propose . S' il y a parmi les oeuvres de l' esprit humain des mythes évidents , ce sont assurément les premières pages de l' histoire romaine , les récits de la tour de Babel , de la femme de * Loth , de * Samson ; s' il y a un roman historique bien caractérisé , c' est celui de * Xénophon ; s' il y a un historien conteur , c' est * Hérodote . Ce serait pourtant peine perdue que de chercher à le démontrer à ceux qui refusent de se placer à ce point de vue . élever et cultiver les esprits , vulgariser les grands résultats de la science est le seul moyen de faire comprendre et accepter les idées nouvelles de la critique . Ce qui convertit , c' est la science , c' est la philologie , c' est la vue étendue et comparée des choses , c' est l' esprit moderne en un mot . Il faut laisser aux esprits médiocres la satisfaction de se croire invincibles dans leurs lourds arguments . Il ne faut pas essayer de les réfuter . Les résultats de la critique ne se prouvent pas , ils s' aperçoivent ; ils exigent pour être compris un long exercice et toute une culture de finesse . Il est impossible de réduire celui qui les rejette obstinément , aussi bien qu' il est impossible de prouver l' existence des animalcules microscopiques à celui qui refuse de faire usage du microscope . Décidés à fermer les yeux aux considérations délicates , à ne tenir compte d' aucune nuance , ils vous portent à la figure leur mot éternel : prouvez que c' est impossible . ( Il y a si peu de choses qui sont impossibles ! ) Le critique les laissera triompher seuls , et , sans disputer avec des esprits bornés et décidés à rester tels , il poursuivra sa route , appuyé sur les mille inductions que l' étude universelle des choses fait jaillir de toutes parts , et qui convergent si puissamment au point de vue rationaliste . La négation obstinée est inabordable ; dans aucun ordre de choses , on ne fera voir celui qui ne veut pas voir . C' est d' ailleurs faire tort aux résultats de la critique que de leur donner cette lourde forme syllogistique où triomphent les esprits médiocres , et que les considérations délicates ne sauraient revêtir . Qu' on me permette un exemple . Les quatre évangiles canoniques rapportent souvent un même fait avec des variantes de circonstances assez considérables . Cela s' explique dans toutes les hypothèses naturelles ; car il ne faut point être plus difficile pour les évangiles que pour les autres récits historiques ou légendaires , lesquels offrent souvent des contradictions bien plus fortes . Mais cela forme , ce semble , une objection tout à fait sans réponse contre ceux qui s' obligent à trouver dans chacun de ces récits une histoire vraie à la lettre et jusque dans ses moindres détails . Il n' en est pourtant pas ainsi . Car , si les circonstances sont seulement différentes et non absolument inconciliables , ils diront que l' un des textes a conservé certains détails omis par l' autre , et ils mettront bout à bout les circonstances diverses au risque d' en faire le récit le plus grotesque . Si les circonstances sont décidément contradictoires , ils diront que le fait raconté est double ou triple , bien qu' aux yeux de la saine critique les divers narrateurs aient évidemment en vue le même événement . C' est ainsi que les récits de * Jean et des synoptiques ( on désigne sous ce nom collectif * Matthieu , * Marc et * Luc ) sur la dernière entrée de * Jésus à * Jérusalem étant inconciliables , les harmonistes supposent qu' il y entra deux fois coup sur coup . C' est ainsi que les trois reniements de saint * Pierre , étant racontés diversement par les quatre évangiles , constituent aux yeux de ces critiques huit ou neuf reniements différents , tandis que * Jésus avait prédit qu' il ne renierait que trois fois . Les circonstances de la résurrection donnent lieu à des difficultés analogues , auxquelles on oppose des solutions semblables . Que dire d' une pareille explication ? Qu' elle renferme une impossibilité métaphysique ? Non . Il sera à jamais impossible de réduire au silence celui qui la soutiendra obstinément ; mais quiconque a tant soit peu d' éducation critique la repoussera comme contraire à toutes les lois d' une herméneutique raisonnable , surtout quand elle est souvent répétée . Il n' y a pas de difficulté dont on ne puisse sortir par une subtilité , et au fond une subtilité peut quelquefois être vraie . Mais ce qui est tout à fait impossible c' est que cent subtilités soient vraies à la fois . Il faut en dire autant de la fin de non-recevoir que certains exégètes opposent à ce qu' ils appellent argument négatif , c' est-à-dire aux inductions que l' on tire du silence ou de l' absence des textes . Ainsi , de ce que l' histoire la plus ancienne de l' histoire des Juifs établis en * Palestine n' offre aucune trace de l' accomplissement des prescriptions mosaïques , la critique rationaliste en conclut que ces prescriptions n' existaient point encore . Que savez -vous , dit l' orthodoxe , si elles n' existaient pas sans qu' il en soit fait mention ? Le roman d' * Antar et les Moallacats ne supposent chez les Arabes avant l' islamisme aucune institution judiciaire , aucune pénalité . Que savez -vous , s' ils n' avaient pas un jury sans qu' il en soit fait mention ? Pour satisfaire une telle critique , il faudrait un texte ainsi conçu : les Arabes à cette époque n' avaient pas de jury ; lequel , je l' avoue , serait difficile à trouver . Exigez donc aussi un texte semblable pour prouver que l' artillerie n' était pas connue aux temps homériques , et en général , pour tous les résultats de la critique exprimés sous forme de négation . Cette impossibilité d' imposer ses résultats et de réduire au silence ses adversaires , satisfaits de leurs lourds arguments , peut d' abord impatienter le critique et le porter à descendre dans cette grossière arène . Ce serait une faute impardonnable . Longtemps encore le critique sera solitaire , et devra se borner à regretter que l' éducation nécessaire pour le comprendre soit si peu répandue . Comment le serait -elle davantage , quand les premiers enseignements que l' on reçoit dans l' enfance , et qui demeurent trop souvent la seule doctrine philosophique de la vie , sont la négation même de la critique ? La superstition poétique et vague a son charme ; mais la superstition réaliste n' est que grossière . Si l' esprit critique est beaucoup plus répandu dans l' * Allemagne du Nord qu' en * France , la cause en est sans doute dans la différence de l' enseignement religieux , ici positif et dur , là indécis et purement humain . chapitre XVI : Ai -je bien fait comprendre la possibilité d' une philosophie scientifique , d' une philosophie qui ne serait plus une vaine et creuse spéculation , ne portant sur aucun objet réel , d' une science qui ne serait plus sèche , aride , exclusive , mais qui , en devenant complète , deviendrait religieuse et poétique ? Le mot nous manque pour exprimer cet état intellectuel , où tous les éléments de la nature humaine se réuniraient dans une harmonie supérieure , et qui , réalisé dans un être humain , constituerait l' homme parfait . Je l' appelle volontiers synthèse , dans le sens spécial que je vais expliquer . De même que le fait le plus simple de la connaissance humaine s' appliquant à un objet complexe se compose de trois actes : 1e vue générale et confuse du tout ; 2e vue distincte et analytique des parties ; 3e recomposition synthétique du tout avec la connaissance que l' on a des parties ; de même l' esprit humain , dans sa marche , traverse trois états qu' on peut désigner sous les trois noms de syncrétisme , d' analyse , de synthèse , et qui correspondent à ces trois phases de la connaissance . le premier âge de l' esprit humain , qu' on se représente trop souvent comme celui de la simplicité , était celui de la complexité et de la confusion . On se figure trop facilement que la simplicité , que nous concevons comme logiquement antérieure à la complexité , l' est aussi chronologiquement ; comme si ce qui , relativement à nos procédés analytiques est plus simple , avait dû précéder dans l' existence le tout dont il fait partie . La langue de l' enfant , en apparence plus simple , est en effet plus compréhensive et plus resserrée que celle où s' explique terme à terme la pensée plus analysée de l' âge mûr . Les plus profonds linguistes ont été étonnés de trouver , à l' origine et chez les peuples qu' on appelle enfants , des langues riches et compliquées . L' homme primitif ne divise pas ; il voit les choses dans leur état naturel , c' est-à-dire organique et vivant . Pour lui rien n' est abstrait ; car l' abstraction , c' est le morcellement de la vie ; tout est concret et vivant . La distinction n' est pas à l' origine ; la première vue est générale , compréhensive , mais obscure , inexacte ; tout y est entassé et sans distinction . Comme les êtres destinés à vivre , l' esprit humain fut , dès ses premiers instants , complet , mais non développé : rien ne s' y est depuis ajouté ; mais tout s' est épanoui dans ses proportions naturelles , tout s' est mis à sa place respective . De là cette extrême complexité des oeuvres primitives de l' esprit humain . Tout était dans une seule oeuvre , tous les éléments de l' humanité s' y recueillaient en une unité , qui était bien loin sans doute de la clarté moderne , mais qui avait , il faut l' avouer , une incomparable majesté . Le livre sacré est l' expression de ce premier état de l' esprit humain . Prenez les livres sacrés des anciens peuples , qu' y trouverez -vous ? Toute la vie suprasensible , toute l' âme d' une nation . Là est sa poésie ; là sont ses souvenirs héroïques ; là est sa législation , sa politique , sa morale ; là est son histoire ; là est sa philosophie et sa science ; là , en un mot , est sa religion . Car tout ce premier développement de l' esprit humain s' opère sous forme religieuse . La religion , le livre sacré des peuples primitifs , est l' amas syncrétique de tous les éléments humains de la nation . Tout y est dans une confuse mais belle unité . De là vient la haute placidité de ces oeuvres admirables : l' antithèse , l' opposition , la distinction en étant bannies , la paix et l' harmonie y règnent , sans être jamais troublées . La lutte est le caractère de l' état d' analyse . Comment , dans ces grandes oeuvres primitives , la religion et la philosophie , la poésie et la science , la morale et la politique se seraient -elles combattues , puisqu' elles reposent côte à côte dans la même page , souvent dans la même ligne ? La religion était la philosophie , la poésie était la science , la législation était la morale ; toute l' humanité était dans chacun de ses actes , ou plutôt la force humaine s' exhalait tout entière dans chacune de ses exertions . Voilà le secret de l' incomparable beauté de ces livres primitifs , qui sont encore les représentations les plus adéquates de l' humanité complète . C' est folie que d' y chercher spécialement de la science ; notre science vaut incontestablement bien mieux que celle qu' on peut y trouver . C' est folie d' y chercher de la philosophie ; nous sommes incontestablement meilleurs analystes . C' est folie que d' y chercher de la législation et du droit public ; nos publicistes s' y entendent mieux et c' est peu dire . Ce qu' il y faut chercher , c' est l' humanité simultanée , c' est la grande harmonie de la nature humaine , c' est le portrait de notre belle enfance . De là encore la superbe poésie de ces types primitifs où s' incarnait la doctrine , de ces demi-dieux qui servent d' ancêtres religieux à tous les peuples , * Orphée , * Thoth , * Moïse , * Zoroastre , * Vyasa , * Fohi , à la fois savants , poètes , législateurs , organisateurs sociaux et , comme résumé de tout cela , prêtres et mystagogues . Ce type admirable se continue encore quelque temps dans les premiers âges de la réflexion analytique ; il produit alors ces sages primitifs , qui ne sont déjà plus des mystagogues , mais ne sont pas encore des philosophes , et qui ont aussi leur légende ( biographie fabuleuse ) , mais bien moins créée que celle des initiateurs ( mythe pur ) . Tels sont * Confucius , * Lao- * Tseu , * Salomon , * Locman , * Pythagore , * Empédocle , qui confinent aux premiers philosophes par les types encore plus adoucis de * Solon , * Zaleucus , * Numa , etc . Tel est l' esprit humain des âges primitifs . Il a sa beauté , dont n' approche pas notre timide analyse . C' est la vie divine de l' enfance , où * Dieu se révèle de si près à ceux qui savent adorer . J' aime tout autant que * M . * de * Maistre cette sagesse antique , portant la couronne du sage et la robe sacerdotale . Je la regrette ; mais je n' injurie pas pour cela les siècles dévoués à l' oeuvre pénible de l' analyse , lesquels , tout inférieurs qu' ils sont par certaines faces , représentent après tout un progrès nécessaire de l' esprit humain . L' esprit humain , en effet , ne peut demeurer en cette unité primitive . La pensée , en s' appliquant plus attentivement aux objets , reconnaît leur complexité et la nécessité de les étudier partie par partie . La pensée primitive n' avait vu qu' un seul monde ; la pensée à son second âge aperçoit mille mondes , ou plutôt elle voit un monde en toute chose . Sa vue , au lieu de s' étendre , perce et plonge ; au lieu de se diriger horizontalement , elle se dirige verticalement ; au lieu de se perdre dans un horizon sans bornes , elle se fixe à terre et sur elle-même . C' est l' âge de la vue partielle , de l' exactitude , de la précision , de la distinction ; on ne crée plus , on analyse . La pensée se morcelle et se découpe . Le style primitif ne connaissait ni division de phrase , ni division de mots . Le style analytique appelle à son secours une ponctuation compliquée , destinée à disséquer les membres divers . Il y a des poètes , des savants , des philosophes , des moralistes , des politiques ; il y a même encore des théologiens et des prêtres . Chose étrange , car , la théologie et le sacerdoce étant la forme complète du développement primitif , il semble qu' ils devraient disparaître avec cet état . Cela serait si l' humanité marchait avec un complet ensemble et d' une manière parfaitement rigoureuse . Comme il n' en est pas ainsi , la théologie et le sacerdoce survivent à ce qui aurait dû les tuer ; elles restent une spécialité entre beaucoup d' autres . Contradiction ; car comment faire une spécialité de ce qui n' est quelque chose qu' à la condition d' être tout ? Mais , la science analytique s' imposant comme un besoin , les timides cherchent à concilier ce besoin avec des restes d' institutions contradictoires à l' analyse , et croient y réussir en maintenant les deux choses en face l' une de l' autre . Je le répète , si la théologie devait être conservée , il faudrait la faire primer toute chose et ne donner de valeur à tout le reste qu' en tant que s' y rapportant . Le point de vue théologique est contradictoire au point de vue analytique ; l' âge analytique devrait être athée et irréligieux . Mais heureusement l' humanité aime mieux se contredire que de laisser sans aliment un des besoins essentiels de son être . Ce n' est pas par son propre choix , c' est par la fatalité de sa nature que l' homme quitte ainsi les délices du jardin primitif , si riant , si poétique , pour s' enfoncer dans les broussailles de la critique et de la science . On peut regretter ces premières délices , comme , au fort de la vie , on regrette souvent les rêves et les joies de l' enfance ; mais il faut virilement marcher , et , au lieu de regarder en arrière , poursuivre le rude sentier qui mènera sans doute à un état mille fois supérieur . L' état analytique que nous traversons , fût -il absolument inférieur à l' état primitif ( et il ne l' est qu' à quelques égards ) , l' analyse serait encore plus avancée que le syncrétisme , parce qu' elle est un intermédiaire nécessaire pour arriver à un état supérieur . Le véritable progrès semble parfois un recul et puis un retour . Les rétrogradations de l' humanité sont comme celles des planètes . Vues de la terre , ce sont des rétrogradations ; mais absolument ce n' en sont pas . La rétrogradation n' a lieu qu' aux yeux qui n' envisagent qu' une portion limitée de la courbe . Cercle ou spirale , comme * Goethe le voulait , la marche de l' humanité se fait suivant une ligne dont les deux extrêmes se touchent . Un vaisseau qui naviguerait de la côte occidentale et sauvage des * états- * Unis pour arriver à la côte orientale et civilisée , serait , en apparence , bien plus près de son but à son point de départ , que quand il luttera contre les tempêtes et les neiges du cap * Horn . Et pourtant , à bien prendre les choses , ce navire est au cap * Horn plus près de son but qu' il ne l' était sur les bords de l' * Orégon ! Ce circuit fatal était inévitable . De même l' esprit humain aura dû traverser des déserts pour arriver à la terre promise . L' analyse , c' est la guerre . Dans la synthèse primitive , les esprits différant à peine , l' harmonie était facile . Mais dans l' état d' individualisme , la liberté devient ombrageuse ; chacun prétend dire ce qu' il veut et ne voit pas de raison pour soumettre sa volonté et sa pensée à celles des autres . L' analyse , c' est la révolution , la négation de la loi unique et absolue . Ceux qui rêvent la paix en cet état rêvent la mort . La révolution y est nécessaire , et , quoi qu' on fasse , elle va son chemin . La paix n' est pas le partage de l' état d' analyse , et l' état d' analyse est nécessaire pour le progrès de l' esprit humain . La paix ne reparaîtra qu' avec la grande synthèse , le jour où de nouveau les hommes s' embrasseront dans la raison et la nature humaine convenablement cultivée . Durant cette fatale transition , la grande association est impossible . Chacun existe trop vigoureusement ; des individualités aussi caractérisées ne se laissent pas lier en gerbe . Créer aujourd'hui ces grandes unités religieuses , ces grandes agglomérations d' âmes en une même doctrine qui s' appellent les religions , ces ordres militaires du moyen âge , où tant d' individualités nulles en elles-mêmes se fondaient en vue d' une même oeuvre , serait maintenant impossible . On lie facilement les épis quand ils sont coupés ou abattus par l' orage , mais non tant qu' ils vivent . Pour s' absorber ainsi dans un grand corps , par lequel on vit , dont on fait sienne la gloire ou la prospérité , il faut avoir peu d' individualité , peu de vues propres seulement un grand fond , d' énergie non réfléchie , prête à se mettre au service d' une grande idée commune . La réflexion ne saurait opérer l' unité ; la diversité est le caractère essentiel des époques philosophiques ; toute grande fondation dogmatique y est impossible . L' état primitif était l' âge de la solidarité . Le crime même n' y était pas conçu comme individuel ; la substitution de l' innocent au coupable paraissait toute naturelle ; la faute se transmettait et devenait héréditaire . Dans l' âge réfléchi au contraire , de tels dogmes semblent absurdes ; chacun ne paie que pour lui , chacun est le fils de ses oeuvres . Chez nous , toute connaissance est antithétique : en face du bien , nous voyons le mal ; en face du beau , le laid ; quand nous affirmons , nous nions , nous voyons l' objection , nous nous roidissons , nous argumentons . Dans l' âge primitif , au contraire , l' affirmation était simple et sans retour . Certes , si l' analyse n' avait pas un but ultérieur , elle serait décidément inférieure au syncrétisme primitif . Car celui -ci saisissait la vie complète , et l' analyse ne la saisit pas . Mais l' analyse est la condition nécessaire de la synthèse véritable : cette diversité se résoudra de nouveau en unité ; la science parfaite n' est possible qu' à la condition de s' appuyer préalablement sur l' analyse et la vue distincte des parties . Les conditions de la science sont pour l' humanité les mêmes que pour l' individu : l' individu ne sait bien que l' ensemble dont il connaît séparément les éléments divers , en même temps qu' il perçoit le rôle de ces éléments dans le tout . L' humanité ne sera savante que quand la science aura tout exploré jusqu'au dernier détail et reconstruit l' être vivant après l' avoir disséqué . Ne raillez donc point le savant qui s' enfonce de plus en plus dans ces épines . Sans doute , si ce pénible dépouillement était son but à lui-même , la science ne serait qu' un labeur ingrat et avilissant . Mais tout est noble en vue de la grande science définitive , où la poésie , la religion , la science , la morale retrouveront leur harmonie dans la réflexion complète . L' âge primitif était religieux , mais non scientifique ; l' âge intermédiaire aura été irréligieux mais scientifique ; l' âge ultérieur sera à la fois religieux et scientifique . Alors il y aura de nouveau des * Orphée et des * Trismégiste , non plus pour chanter à des peuples enfants leurs rêves ingénieux , mais pour enseigner à l' humanité devenue sage les merveilles de la réalité . Alors il y aura encore des sages , poètes et organisateurs , législateurs et prêtres , non plus pour gouverner l' humanité au nom d' un vague instinct , mais pour la conduire rationnellement dans ses voies , qui sont celles de la perfection . Alors apparaîtront de nouveau de superbes types du caractère humain , qui rappelleront les merveilles des premiers jours . Un tel état semblera un retour à l' âge primitif : mais entre les deux il y aura eu l' abîme de l' analyse , il y aura eu des siècles d' étude patiente et attentive ; il y aura la possibilité , en embrassant le tout , d' avoir simultanément la conscience des parties . Rien ne se ressemble plus que le syncrétisme et la synthèse ; rien n' est plus divers : car la synthèse conserve virtuellement dans son sein tout le travail analytique ; elle le suppose et s' y appuie . Toutes les phases de l' humanité sont donc bonnes , puisqu' elles tendent au parfait : elles peuvent seulement être incomplètes , parce que l' humanité accomplit son oeuvre partiellement et esquisse ses formes l' une après l' autre , toutes en vue du grand tableau définitif , et de l' époque ultérieure , où , après avoir traversé le syncrétisme et l' analyse , elle fermera par la synthèse le cercle des choses . Un peu de réflexion a pu rendre impossibles les créations merveilleuses de l' instinct ; mais la réflexion complète fera revivre les mêmes oeuvres avec un degré supérieur de clarté et de détermination . L' analyse ne sait pas créer . Un homme simple , synthétique , sans critique , est plus puissant pour changer le monde et faire des prosélytes que le philosophe inaccessible et sévère . C' est un grand malheur que d' avoir découvert en soi les ressorts de l' âme ; on craint toujours d' être dupe de soi-même ; on est en suspicion de ses sentiments , de ses joies , de ses instincts . Le simple marche devant lui en ligne droite et avec une puissante énergie . Le siècle où la critique est le plus avancée n' est nullement le plus apte à réaliser le beau . L' * Allemagne est le seul pays où la littérature se laisse influencer par les théories préconçues de la critique . Chaque nouvelle sève de production littéraire y est déterminée par un nouveau système d' esthétique ; de là , dans sa littérature , tant de manière et d' artificiel . Le défaut du développement intellectuel de l' * Allemagne , c' est l' abus de la réflexion , je veux dire l' application , faite avec conscience et délibération , à la production spontanée des lois reconnues dans les phases antérieures de la pensée . Le grand résultat de la critique historique du XIXe siècle , appliquée à l' histoire de l' esprit humain , est d' avoir reconnu le flux nécessaire des systèmes , d' avoir entrevu quelques-unes des lois d' après lesquelles ils se superposent , et la manière dont ils oscillent sans cesse vers la vérité , lorsqu' ils suivent leur cours naturel . C' est là une vérité spéculative de premier ordre , mais qui devient très dangereuse dès qu' on veut l' appliquer . Car conclure de ce principe : " le système ultérieur est toujours le meilleur , " que tel esprit léger et superficiel qui viendra bavarder ou radoter après un homme de génie , lui est préférable , parce qu' il lui est chronologiquement postérieur , c' est , en vérité , faire la part trop belle à la médiocrité . Et voilà pourtant ce qui arrive trop souvent en * Allemagne . Après l' apparition d' une grande oeuvre de philosophie ou de critique , on est sûr de voir éclore tout un essaim de penseurs soi-disant avancés qui prétendent la dépasser et ne font souvent que la contredire . On ne peut assez le répéter : la loi du progrès des systèmes n' a lieu qu' autant que leur production est parfaitement spontanée , et que leurs auteurs , sans songer à se devancer les uns les autres , ne sont attentifs qu' à la considération intrinsèque et objective des choses . Négliger cette importante condition , c' est livrer le développement de l' esprit humain au hasard ou aux ridicules prétentions de quelques hommes présomptueux et vains . La critique ne sait pas assimiler . L' éclectisme dogmatique n' est possible qu' à la condition de l' à-peu-près . Nos tentatives de fusion entre les doctrines échouent , parce que nous les savons trop bien . Les premiers chrétiens , les Alexandrins , les Arabes , le moyen âge , * Mahomet pouvaient pratiquer un éclectisme bien plus puissant que le nôtre , car il était plus grossier . Ils savaient moins exactement que nous , et ils avaient moins de critique ; ces éléments qu' ils mêlaient , ils ne savaient d' où ils venaient . On amalgame alors sans scrupule , on mélange le tout sans y regarder de si près , on y met son originalité sans le savoir . La critique , au contraire , ne sait pas digérer ; les morceaux restent entiers ; on voit trop bien les différences . Le dogme de la Trinité ne se serait pas formé si les docteurs chrétiens eussent tenu compte des mille nuances que nous voyons . L' éclectisme moderne est excellent comme principe de critique , stérile comme tentative de fusion dogmatique ; il ne sera jamais qu' une marqueterie , une juxtaposition de morceaux distincts . Autrefois , un esprit nouveau ou des institutions nouvelles se formaient par un mélange intime de disparates , comme nos plus grossiers aliments transformés par la cuisson . On prenait tant bien que mal les institutions ou les dogmes du passé , et on se les accommodait à sa guise . Le moyen âge se faisait un Empire avec de vieux et très inexacts souvenirs . S' il avait su l' histoire aussi bien que nous , il ne se fût pas permis cette belle fantaisie . Le contresens avait une large part dans ces étranges créations , et j' espère montrer un jour le rôle qu' il a joué dans la formation de nos dogmes les plus essentiels ; ou plutôt l' esprit sans critique voulait à tout prix retrouver sa pensée dans le passé , et arrangeait pour cela le passé à sa guise . Certes , voilà une science grossière s' il en fut jamais . Eh bien ! elle créait plus que la nôtre , grâce à sa grossièreté même . La vue nette et fine ne sert qu' à distinguer ; l' analyse n' est jamais que l' analyse . Et pourtant l' analyse est , à sa manière , un progrès . Dans le syncrétisme , tous les éléments étaient entassés sans cette exacte distinction qui caractérise l' analyse , sans cette belle unité qui résulte de la parfaite synthèse . Ce n' est qu' au second degré que les parties commencent à se dessiner avec netteté , et cela , il faut l' avouer , aux dépens de l' unité , dont l' état primitif offrait au moins quelque apparence . Alors , c' est la multiplicité , c' est la division qui domine , jusqu'à ce que la synthèse , venant ressaisir ces parties isolées , lesquelles ayant vécu à part ont désormais la conscience d' elles-mêmes , les fonde de nouveau dans une unité supérieure . Au fond , cette grande loi n' est pas seulement la loi de l' intelligence humaine . évolution d' un germe primitif et syncrétique par l' analyse de ses membres , et nouvelle unité résultant de cette analyse , telle est la loi de tout ce qui vit . Un germe est posé , renfermant en puissance , sans distinction , tout ce que l' être sera un jour ; le germe se développe , les formes se constituent dans leurs proportions régulières , ce qui était en puissance devient un acte ; mais rien ne se crée , rien ne s' ajoute . Je me suis souvent servi avec succès de la comparaison suivante pour faire comprendre cette vue . Soit une masse de chanvre homogène , que l' on tire en cordelles distinctes ; la masse représentera le syncrétisme , où coexistent confusément tous les instincts ; les cordelles représenteront l' analyse . Si l' on suppose que les cordelles , tout en restant distinctes , soient ensuite entrelacées pour former une corde , on aura la synthèse , qui diffère du syncrétisme primitif , en ce que les individualités bien que nouées en unité y restent distinctes . Dans une hypothèse que je suis loin de prendre d' une manière dogmatique , mais seulement comme une belle épopée sur le système des choses , la loi de * Dieu ne serait pas autre . L' unité primitive était sans vie , car la vie n' existe qu' à la condition de l' analyse et de l' opposition des parties . L' être était comme s' il n' était pas ; car rien n' y était distinct ; tout y était sans individualisation ni existence séparée . La vie ne commença qu' au moment où l' unité obscure et confuse se développa en multiplicité et devint univers . Mais l' univers à son tour n' est pas la forme complète ; l' unité n' y est pas assez sensible . Le retour à l' unité s' y opère par l' esprit ; car l' esprit n' est que la résultante unique d' un certain nombre d' éléments multiples . L' histoire de l' être ne sera complète qu' au moment où la multiplicité sera toute convertie en unité , et où , de tout ce qui est sortira une résultante unique qui sera * Dieu , comme dans l' homme l' âme est la résultante de tous les éléments qui le composent . * Dieu sera alors l' âme de l' univers , et l' univers sera le corps de * Dieu , et la vie sera complète ; car toutes les parties de ce qui est auront vécu à part et seront mûres pour l' unité . Le cercle alors sera fermé , et l' être , après avoir traversé le multiple , se reposera de nouveau dans l' unité . Mais pourquoi , direz -vous , en sortir pour y rentrer ? à quoi a servi le voyage à travers le multiple ? Il a servi à ce que tout ait vécu de sa vie propre , il a servi à introduire l' analyse dans l' unité . Car la vie n' est pas l' unité absolue ni la multiplicité , c' est la multiplicité dans l' unité , ou plutôt la multiplicité se résolvant en unité . La perfection de la vie dans l' animal est en raison directe de la distinction des organes . L' animal inférieur , en apparence plus homogène , est en effet inférieur au vertébré , parce qu' une grande vie centrale résulte chez celui -ci de plusieurs éléments parfaitement distincts . La * France est la première des nations , parce qu' elle est le concert unique résultant d' une infinité de sons divers . La perfection de l' humanité ne sera pas l' extinction , mais l' harmonie des nationalités : les nationalités vont bien plutôt se fortifiant que s' affaiblissant ; détruire une nationalité , c' est détruire un son dans l' humanité . " Le génie , dit * M . * Michelet , n' est le génie qu' en ce qu' il est à la fois simple et analyste , à la fois enfant et mûr , homme et femme , barbare et civilisé . " La science , de même , ne sera parfaite que quand elle sera à la fois analytique et synthétique ; exclusivement analytique , elle est étroite , sèche , étriquée ; exclusivement synthétique , elle est chimérique et gratuite . L' homme ne saura réellement que quand , en affirmant la loi générale , il aura la vue claire de tous les faits particuliers qu' elle suppose . Toutes les sciences particulières débutent par l' affirmation de l' unité , et ne commencent à distinguer que quand l' analyse a révélé de nombreuses différences là où on n' avait vu qu' uniformité . Lisez les psychologues écossais : ils répètent à chaque page que la première règle de la méthode philosophique est de maintenir distinct ce qui est distinct , de ne pas devancer les faits par une réduction précipitée à l' unité , de ne pas reculer devant la multiplicité des causes . Rien de mieux , à condition pourtant que , par une vue ultérieure , on se tienne assuré que cette réduction à l' unité , qui n' est point mûre encore , se fera un jour . Certes , il serait bien étrange qu' il y eût dans la nature soixante et un corps simples , ni plus ni moins , qu' il y eût dans l' homme huit ou dix facultés , ni plus ni moins . L' unité est au fond des choses ; mais la science doit attendre qu' elle apparaisse , tout en se tenant assurée qu' elle apparaîtra . On a tort de reprocher à la science de se reposer ainsi dans la diversité ; mais la science aurait tort , de son côté , si elle ne faisait ses réserves et ne reconnaissait cette diversité provisoire comme devant disparaître un jour devant une investigation plus profonde de la nature . L' état actuel est critiquable et incomplet . La belle science , la science complète et sentie sera pour l' avenir , si la civilisation n' est pas une fois encore arrêtée dans sa marche par la superstition aveugle et l' invasion de la barbarie , sous une forme ou sous une autre . Mais , quoi qu' il arrive , lors même qu' une Renaissance redeviendrait nécessaire , il est indubitable qu' elle aurait lieu , que les barbares s' appuieraient sur nous comme sur des anciens pour aller plus loin que nous , et ouvrir à leur tour des points de vue nouveaux . On nous plaindra alors , nous , les hommes de l' âge d' analyse , réduits à ne voir qu' un coin des choses ; mais on nous honorera d' avoir préféré l' humanité à nous-mêmes , de nous être privés DE LA DOUCEUR DES résultats généraux , afin de mettre l' avenir en état de les tirer avec certitude , bien différents de ces égoïstes penseurs des premiers âges , qui cherchaient à improviser pour eux un système des choses plutôt qu' à recueillir pour l' avenir les éléments de la solution . Notre méthode est par excellence la méthode désintéressée ; nous ne travaillons pas pour nous ; nous consentons à ignorer , afin que l' avenir sache ; nous travaillons pour l' humanité . Cette patiente et sévère méthode me semble convenir à la * France , celui de tous les pays qui a pratiqué avec le plus de fermeté la méthode positive , mais aussi celui de tous où la haute spéculation a été le plus stérile . Sans accepter dans toute son étendue le reproche que l' * Allemagne adresse à notre patrie , de n' entendre absolument rien en religion ni en métaphysique , je reconnais que le sens religieux est très faible en * France , et c' est précisément pour cela que nous tenons plus que d' autres en religion à d' étroites formules excluant tout idéal . C' est pour cela que la * France ne verra jamais de milieu entre le catholicisme le plus sévère et l' incrédulité ; c' est pour cela qu' on a tant de peine à y faire comprendre que , pour n' être pas catholique , l' on n' est pas voltairien . Les spéculations métaphysiques de l' école française ( j' excepterai , si vous voulez , * Malebranche ) ont toujours été mesquines et timides . La vraie philosophie française est la philosophie scientifique des * Dalembert , des * Cuvier , des * Geoffroy * SAINT- * Hilaire . Le développement théologique y a été complètement nul ; il n' y a pas de pays en * Europe où la pensée religieuse ait moins travaillé . Chose étrange ! ces hommes si fins , si délicats , si habiles à saisir dans la vie pratique les nuances les plus déliées , sont de vrais badauds pour les choses métaphysiques , et y admettent des énormités à faire bondir le sens critique . Ils le sentent et ne s' en occupent pas . Comme pourtant le besoin d' une religion est de l' humanité , ils trouvent commode de prendre tout fait le système qu' ils rencontrent sous la main , sans examiner s' il est acceptable . La religion a toujours été en * France une sorte de roue à part , un préambule stéréotypé , comme * Louis par la grâce de * Dieu , n' ayant aucun rapport avec tout le reste et qu' on ne lit pas , une formule morte . Nos guerres de religion ne sont en réalité que des guerres civiles ou des guerres de parti . Si la * France eût eu davantage le sentiment religieux , elle fût devenue protestante comme l' * Allemagne . Mais n' ayant pas le sentiment du mouvement théologique , elle n' a pas vu de milieu entre un système donné et la répudiation moqueuse de ce système . La * France est en religion ce que l' * Orient est en politique . L' * Orient n' imagine d' autre gouvernement que celui de l' absolutisme . Seulement quand l' absolutisme devient intolérable , on poignarde le souverain . Voilà le seul tempérament politique que l' on y connaisse . La * France est le pays du monde le plus orthodoxe , car c' est le pays du monde le moins religieux et le plus positif . Les types à la * Franklin , les hommes d' ici-bas ( tout ce qu' il y a au monde de plus athée ) sont souvent les plus étroitement attachés aux formules . Que si les gens d' esprit y regardent parfois d' un peu près , ou bien ils se rabattent avec une facilité caractéristique sur notre incompétence à juger de ces sortes de choses , ou bien ils se mettent franchement à en rire . Il y a en * France , jusque chez les incrédules , un fond de catholicisme . La pure religion idéale , qui , en * Allemagne , a tant de prosélytes , y est profondément inconnue . Un système tout fait , qu' il ne soit pas nécessaire de comprendre et qui nous épargne la peine de chercher , voilà bien ce que la * France demande en religion , parce qu' elle sent fort bien qu' elle n' a pas le sens délicat des choses de cet ordre . La * France représente éminemment la période analytique , révolutionnaire , profane , irréligieuse de l' humanité , et c' est à cause de son impuissance même en religion qu' elle se rattache avec cette indifférence sceptique aux formules du passé . Il se peut qu' un jour la * France , ayant accompli son rôle , devienne un obstacle au progrès de l' humanité et disparaisse ; car les rôles sont profondément distincts ; celui qui a fait l' analyse ne fait pas la synthèse . à chacun son oeuvre , telle est la loi de l' histoire . La * France aura été le grand instrument révolutionnaire ; sera -t-elle puissante pour la reédification religieuse ? L' avenir le saura . Quoi qu' il en soit , il aura suffi , pour sa gloire , d' esquisser une face de l' humanité .