1: Théâtre .
2: A travers l' été étouffant , la course de Tchekhov pour retenir le temps
3: Dans un décor dépouillé , Julie Brochen met en scène « Oncle Vania » , et fait de Jeanne Balibar ( Elena Andreevna ) une splendide icône ,
4: « sirène » et « sorcière » tout à la fois
5: À NUITS somnambules , jours titubés .
6: Même le samovar est déréglé .
7: Le thé n' a plus d' heure .
8: Sur la table d' hôtes , la récolte de tilleul sèche par brassées .
9: L' été n' en finit pas de culminer .
10: Tout étouffe d' étouffer .
11: Alors pourquoi le sim-ple énoncé de septembre vient -il serrer les gorges ?
12: Les premières roses d' automne sont servies sur les vies retournées .
13: Au domaine Serebriakov , dernière exposition de chacun , entre nuit et jour indifférenciés .
14: L' ennui verse ses petites phrases raides , avalées cul-sec ;
15: tandis que la perte délaie son suc amer dans des flots de lucidité .
16: Veillée des aveux , des adieux .
17: La jeunesse , décidément passée , ne laisse plus l' espérance solder les comptes .
18: Comment ne pas tenter de s' accrocher à celle qui passe , dans les jupes d' Elena Andreevna ?
19: Femme lointaine , hautaine , qui saurait retenir le temps , ou rendre leur ressort à Vania , l' intendant ( François Loriquet ) , à Astrov , le médecin du village ( Pierre Cassignard ) , les deux seuls « intellos » du district , avec le mari d' Elena , le ventripotent et autoritaire Serebriakov ( Jean-Paul Roussillon ) , gloire surfaite à la retraite .
20: Il fallut quelque temps à Tchekhov pour extraire Oncle Vania de la gangue de L' Homme des bois - texte rayé des registres par l' auteur - et imposer sa forme théâtrale aux dépens de la nouvelle .
21: Par la suite , on lui disputa jusqu'au titre :
22: la pièce ne devrait -elle pas s' appeler Astrov plutôt qu ' Oncle Vania ( « L' un siffle et l' autre pleure » , disait Tchekhov à Stanislavski ) . Vania - un Platonov qui se serait soumis à une forme lente d' anéantissement - et Astrov - humaniste descendu en ligne directe de Tchekhov - sont deux amants de la terre . Homme des champs , et homme des bois , tout occupés , l' un par la gestion du quotidien , l' autre par celle de l' avenir . Brûlés , autrement , par l' idée de frôler un jour l' intelligence du monde . Sa substantifique chair .
23: S' il fallait un titre-rôle , la mise en scène de Julie Brochen trancherait au profit d' Elena Andreevna ( Jeanne Balibar ) .
24: Le mot « splendide » , clé d ' Oncle Vania , selon ses traducteurs , André Markowicz et Françoise Morvan , ne s' applique qu' à sa personne , pôle glacé au sein de l' août caniculaire .
25: A 27 ans - Tchekhov est précis - , Elena n' est pas la beauté faite femme , mais la femme faite Beauté .
26: Elle est l' oeuvre d' art. Une allégorie en marche , du pas , mal assuré , de celle que sa beauté excède et qui n' en peut plus de la porter .
27: Splendide , si elle n' est que cela , inaccessible au titre du Beau , engloutissant le « rayon de soleil » de Vania ;
28: désirable si elle est femme , assez pour devenir « jolie belette , toute soyeuse » dans les pièges d' Astrov .
29: A toutes fins , une créature à produire du verbe et des sentiments , unissant la littérature à la scène .
30: Un sujet de méditation ,
31: « sirène » et « sorcière » , dévorée des yeux , avant les lèvres et les dents .
32: Terrain en friche
33: Un simple mouvement de tête pour remettre une courte chevelure en place , tandis que la maisonnée stupéfaite retient son souffle , et la beauté tombe , comme une robe parfaitement taillée , sur Jeanne Balibar .
34: Juchée sur un piédestal de forts talons , elle déploie des jambes péripatéticiennes , toute une série d' harmonies discoureuses en marche , une gamme infinie de voltes et de plis , qui aurait immédiatement subjugué Truffaut .
35: Elle arpente la demeure comme une cage , et tous finissent embobinés dans le rets des trajets .
36: Qu' elle s' arrête contre un mur , en une pose à la Delphine Seyrig , et le mur lui-même devient aimant .
37: Sa voix , sans précédent , joue son dévidoir de l' aigu au grave , de l' aigre au doux , du murmure au cri , associant , en une seule phrase - et deux bouchées de molossol - , l' éther à la terre , l' icône réussie et la femme échouée .
38: Julie Brochen et son scénographe , Francis Biras , ont conçu Oncle Vania comme le premier volet d' un diptyque que complétera Le Cadavre vivant , de Tolstoï , en décembre .
39: Le dispositif , bifrontal , où affleure à peine l' idée de décor , comme dans les meilleures mises en scène de Fomenko , maître revendiqué par la metteuse en scène , n' est utilisé ici que pour moitié .
40: Surplombant l' allée de jeu face aux spectateurs , les gradins et fauteuils inoccupés sont recouverts d' une toile , comme un drap sur les meubles en attente de retour , comme un terrain en jachère aussi .
41: De haut en bas , dans l' intensité des regards échangés , se tracent d' autres lignes de force , d' autres tra-jets , les raccourcis d' un espace immédiat .
42: Les personnages paraissent pouvoir s' observer les yeux dans les yeux à plusieurs mètres de distance .
43: Puis se voir , sans se regarder .
44: Les lignes , une fois tirées entre eux , se croisent et englobent les spectateurs .
45: Ils sont bien les « toqués » interpellés au prologue , embarqués , sans retour , dans la dramaturgie .
46: Les voici à courir derrière les acteurs , comme s' ils pouvaient eux aussi tenter de capter leur regard .
47: Le sentiment de la perte leur est donné en partage :
48: ils ne sont plus devant Tchekhov , mais chez lui .
49: S' engage une course exaltante , pour tenter de retenir le temps , en engranger le saisissable .
50: A trois sur une balancelle , dans les confidences nécessaires ;
51: à deux enroulés dans les replis d' une carte vaste comme le territoire ;
52: ou seul , face au mur ;
53: chaque fugitive exaltation , est échappatoire « à la dégénérescence résultant de la routine , de l' ignorance , de la plus totale absence de conscience de soi » .
54: Dans les grands coups de gueule de Serebriakov ( Jean-Paul Roussillon ) , dans les larmes de la fille laide ( Julie Denisse ) , les comédiens réunis par Julie Brochen font couler entre leurs doigts l' or du présent théâtral .
55: La promesse de l' éternel peut s' élever :
56: « Nous nous reposerons , nous nous reposerons » , comme une consolation amère , avant que merle siffleur et merle pleureur , les ailes rompues par le quotidien , ne chantent de concert , leur poignante défaite , celle de chacun devant la beauté .
57: Oncle Vania , de Tchekhov .
58: Mise en scène :
59: Julie Brochen .
60: Avec Jeanne Balibar Balibar , Pierre Cassignard , Julie Denisse , Bernard Gabay , François Loriquet , Nathalie Nerval , Jean-Paul Roussillon .
61: Cartoucherie-Théâtre de l' Aquarium , route du Champ-de-Manoeuvre , Paris- 12e .
62: Tél. :
63: 01 - 43 - 74 - 99 - 61 .
64: De 10 euros à 20 euros .
65: Durée :
66: 2 heures .
67: Du mardi au samedi à 20 h 30 ;
68: dimanche à 16 heures .
69: Jusqu'au 8 juin .
70: En novembre à Marseille ;
71: Sartrouville ;
72: Beauvais .
73: En décembre , reprise à l' Aquarium dans le cadre du Festival d' automne .
74: En janvier à Strasbourg .