_: Théâtre . A travers l' été étouffant , la course de Tchekhov pour retenir le temps Dans un décor dépouillé , Julie Brochen met en scène « Oncle Vania » , et fait de Jeanne Balibar ( Elena Andreevna ) une splendide icône , « sirène » et « sorcière » tout à la fois À NUITS somnambules , jours titubés . Même le samovar est déréglé . Le thé n' a plus d' heure . Sur la table d' hôtes , la récolte de tilleul sèche par brassées . L' été n' en finit pas de culminer . Tout étouffe d' étouffer . Alors pourquoi le sim-ple énoncé de septembre vient -il serrer les gorges ? Les premières roses d' automne sont servies sur les vies retournées . Au domaine Serebriakov , dernière exposition de chacun , entre nuit et jour indifférenciés . L' ennui verse ses petites phrases raides , avalées cul-sec ; tandis que la perte délaie son suc amer dans des flots de lucidité . Veillée des aveux , des adieux . La jeunesse , décidément passée , ne laisse plus l' espérance solder les comptes . Comment ne pas tenter de s' accrocher à celle qui passe , dans les jupes d' Elena Andreevna ? Femme lointaine , hautaine , qui saurait retenir le temps , ou rendre leur ressort à Vania , l' intendant ( François Loriquet ) , à Astrov , le médecin du village ( Pierre Cassignard ) , les deux seuls « intellos » du district , avec le mari d' Elena , le ventripotent et autoritaire Serebriakov ( Jean-Paul Roussillon ) , gloire surfaite à la retraite . Il fallut quelque temps à Tchekhov pour extraire Oncle Vania de la gangue de L' Homme des bois - texte rayé des registres par l' auteur - et imposer sa forme théâtrale aux dépens de la nouvelle . Par la suite , on lui disputa jusqu'au titre : la pièce ne devrait -elle pas s' appeler Astrov plutôt qu ' Oncle Vania ( « L' un siffle et l' autre pleure » , disait Tchekhov à Stanislavski ) . Vania - un Platonov qui se serait soumis à une forme lente d' anéantissement - et Astrov - humaniste descendu en ligne directe de Tchekhov - sont deux amants de la terre . Homme des champs , et homme des bois , tout occupés , l' un par la gestion du quotidien , l' autre par celle de l' avenir . Brûlés , autrement , par l' idée de frôler un jour l' intelligence du monde . Sa substantifique chair . S' il fallait un titre-rôle , la mise en scène de Julie Brochen trancherait au profit d' Elena Andreevna ( Jeanne Balibar ) . Le mot « splendide » , clé d ' Oncle Vania , selon ses traducteurs , André Markowicz et Françoise Morvan , ne s' applique qu' à sa personne , pôle glacé au sein de l' août caniculaire . A 27 ans - Tchekhov est précis - , Elena n' est pas la beauté faite femme , mais la femme faite Beauté . Elle est l' oeuvre d' art. Une allégorie en marche , du pas , mal assuré , de celle que sa beauté excède et qui n' en peut plus de la porter . Splendide , si elle n' est que cela , inaccessible au titre du Beau , engloutissant le « rayon de soleil » de Vania ; désirable si elle est femme , assez pour devenir « jolie belette , toute soyeuse » dans les pièges d' Astrov . A toutes fins , une créature à produire du verbe et des sentiments , unissant la littérature à la scène . Un sujet de méditation , « sirène » et « sorcière » , dévorée des yeux , avant les lèvres et les dents . Terrain en friche Un simple mouvement de tête pour remettre une courte chevelure en place , tandis que la maisonnée stupéfaite retient son souffle , et la beauté tombe , comme une robe parfaitement taillée , sur Jeanne Balibar . Juchée sur un piédestal de forts talons , elle déploie des jambes péripatéticiennes , toute une série d' harmonies discoureuses en marche , une gamme infinie de voltes et de plis , qui aurait immédiatement subjugué Truffaut . Elle arpente la demeure comme une cage , et tous finissent embobinés dans le rets des trajets . Qu' elle s' arrête contre un mur , en une pose à la Delphine Seyrig , et le mur lui-même devient aimant . Sa voix , sans précédent , joue son dévidoir de l' aigu au grave , de l' aigre au doux , du murmure au cri , associant , en une seule phrase - et deux bouchées de molossol - , l' éther à la terre , l' icône réussie et la femme échouée . Julie Brochen et son scénographe , Francis Biras , ont conçu Oncle Vania comme le premier volet d' un diptyque que complétera Le Cadavre vivant , de Tolstoï , en décembre . Le dispositif , bifrontal , où affleure à peine l' idée de décor , comme dans les meilleures mises en scène de Fomenko , maître revendiqué par la metteuse en scène , n' est utilisé ici que pour moitié . Surplombant l' allée de jeu face aux spectateurs , les gradins et fauteuils inoccupés sont recouverts d' une toile , comme un drap sur les meubles en attente de retour , comme un terrain en jachère aussi . De haut en bas , dans l' intensité des regards échangés , se tracent d' autres lignes de force , d' autres tra-jets , les raccourcis d' un espace immédiat . Les personnages paraissent pouvoir s' observer les yeux dans les yeux à plusieurs mètres de distance . Puis se voir , sans se regarder . Les lignes , une fois tirées entre eux , se croisent et englobent les spectateurs . Ils sont bien les « toqués » interpellés au prologue , embarqués , sans retour , dans la dramaturgie . Les voici à courir derrière les acteurs , comme s' ils pouvaient eux aussi tenter de capter leur regard . Le sentiment de la perte leur est donné en partage : ils ne sont plus devant Tchekhov , mais chez lui . S' engage une course exaltante , pour tenter de retenir le temps , en engranger le saisissable . A trois sur une balancelle , dans les confidences nécessaires ; à deux enroulés dans les replis d' une carte vaste comme le territoire ; ou seul , face au mur ; chaque fugitive exaltation , est échappatoire « à la dégénérescence résultant de la routine , de l' ignorance , de la plus totale absence de conscience de soi » . Dans les grands coups de gueule de Serebriakov ( Jean-Paul Roussillon ) , dans les larmes de la fille laide ( Julie Denisse ) , les comédiens réunis par Julie Brochen font couler entre leurs doigts l' or du présent théâtral . La promesse de l' éternel peut s' élever : « Nous nous reposerons , nous nous reposerons » , comme une consolation amère , avant que merle siffleur et merle pleureur , les ailes rompues par le quotidien , ne chantent de concert , leur poignante défaite , celle de chacun devant la beauté . Oncle Vania , de Tchekhov . Mise en scène : Julie Brochen . Avec Jeanne Balibar Balibar , Pierre Cassignard , Julie Denisse , Bernard Gabay , François Loriquet , Nathalie Nerval , Jean-Paul Roussillon . Cartoucherie-Théâtre de l' Aquarium , route du Champ-de-Manoeuvre , Paris- 12e . Tél. : 01 - 43 - 74 - 99 - 61 . De 10 euros à 20 euros . Durée : 2 heures . Du mardi au samedi à 20 h 30 ; dimanche à 16 heures . Jusqu'au 8 juin . En novembre à Marseille ; Sartrouville ; Beauvais . En décembre , reprise à l' Aquarium dans le cadre du Festival d' automne . En janvier à Strasbourg .