1: première partie :
2: il pouvait être sept heures du matin , en novembre .
3: Une aube pluvieuse filtrait du ciel bas , noyait les champs d' une désolation infinie .
4: Les chaumes grisâtres , lavés par l' automne , revêtaient la terre d' une toison hérissée , pareille à un vêtement de miséreux .
5: La pluie cessait par moments ;
6: alors une buée d' eau se levait des bois , dont le moutonnement ondulait dans les lointains ;
7: puis une déchirure livide s' ouvrait au flanc des nuages ;
8: la pluie tombait en un ruissellement de cataracte , comme si toutes les eaux du ciel s' étaient ruées par cette ouverture .
9: La route dévalait presque à pic .
10: Par endroits des bancs de pierre affleurant le sol y faisaient des marches d' escalier pour des pas de géant , et ces pierres blanches étaient polies par la roue des chariots , par l' écoulement des eaux , par le glissement des sables .
11: Deux silhouettes s' ébauchèrent dans la grisaille du lointain , deux paysans qui marchaient côte à côte .
12: Ils s' arrêtèrent du même mouvement en haut de la montée , et s' étant adossés à des " landres " de bois sec , qui fermaient une friche , ils y appuyèrent les lourdes hottes d' osier qui leur sciaient les épaules .
13: Ils étaient tous deux étrangement pareils , vêtus de futaine grise que la pluie recouvrait d' une fine buée de gouttelettes , ayant le torse serré dans un tricot de laine brune .
14: Leurs physionomies frustes et graves s' éclairaient du même regard bleu .
15: Mais l' un était un jeune gars bien planté , dont les joues se recouvraient d' une barbe châtain , frisée et drue , tandis que l' autre , un vieux , tout courbé par le travail des champs , paraissait infirme , incapable de se redresser désormais pour regarder les nuages , le ciel lumineux , les spectacles qui égaient les hommes et les réconfortent .
16: Ils soufflèrent un moment , tandis qu' un pâle rayon de soleil , filtrant à travers la pluie , courait sur l' horizon , allumait des lueurs dans les buissons d' épine .
17: Un roitelet , tout près d' eux , fit entendre quelques notes d' une chanson mouillée et frissonnante .
18: Puis l' averse redoubla .
19: - * Pierre , dit le vieux , v'là qu' ça recommence .
20: Et l' autre répondit , haussant les épaules d' un air de lassitude :
21: - c' est le temps de la saison .
22: Ils se remirent en marche , ayant dans leur allure le morne accablement des bêtes de somme .
23: Tout un attirail de pêche dansait dans leurs hottes .
24: Pour franchir les ruisseaux d' eau boueuse , ils sautaient sur les pierres branlantes , étendant les bras pour reprendre leur équilibre .
25: * Pierre avait le bras passé dans l' anse d' un pot de fonte ébréché , où couvait un feu de braise .
26: Quand la rafale tournoyante passait sur les deux hommes , une mince colonne de cendre , sortant du vase , montait dans l' air , comme une fumée .
27: Ils arrivèrent au bord de la * Moselle .
28: La rivière coulait , rapide et glacée , sous des branches de saules garnies de " chatives " , brins de joncs et de roseaux secs , amenés par les crues récentes , que le vent agitait avec un long froissement triste .
29: Une barque était amarrée à la berge , une vieille barque dont le fond était obstrué de gravats et d' herbes folles .
30: Les deux hommes y montèrent .
31: Elle partit lentement , puis s' anima peu à peu , gagnée par la vie mobile et frémissante du flot .
32: Les berges fuyaient de chaque côté d' un mouvement monotone , laissant apercevoir dans la profondeur des prairies inondées des saules étêtés qui levaient leurs têtes difformes .
33: Et parfois aussi on côtoyait des tas de bois empilés à la lisière des forêts .
34: Alors une odeur forte de tan courait sur l' eau :
35: ce souffle pénétrant que les grands chênes exhalent après leur mort .
36: Puis la rivière s' élargit , devint un lac d' eau jaunâtre .
37: Les deux hommes se mirent à pêcher .
38: Assis sur la planche à l' arrière , le vieux
39: * Dominique faisait décrire à sa barque des courbes lentes .
40: Puis il jetait dans l' eau des poignées de son et de chènevis .
41: De grandes traînées blanches filaient à la surface ;
42: les coques légères des grains de chènevis se dispersaient en une poussière grise .
43: Bientôt des ablettes attirées , montant des profondeurs , trouaient la nappe de leur frétillement léger , de leur pullulement innombrable .
44: Pareille aux insectes sortis de la terre à la fin d' une journée chaude , toute cette vermine de la rivière grouillait , tournoyait , happait les menus débris emportés au fil de l' eau .
45: * Pierre , debout à l' avant , plongeait dans la rivière le large filet , tendu sur deux bâtons en croix , qu' on appelle un échiquier .
46: Puis il le relevait d' un vigoureux tour de reins , campé solidement sur ses jambes écartées au fond de la nacelle , qui vacillait à chacun de ses mouvements .
47: Les ablettes s' entassaient dans un coin , les ventres blancs jetant des lueurs pâles .
48: Un rude métier , cette pêche .
49: Rentrés au logis , les deux hommes raclaient les poissons , mettant de côté les écailles qui luisaient comme des piécettes d' argent .
50: Ils en remplissaient une grande boîte de fer-blanc , qu' ils allaient tous les quinze jours expédier à la poste de la ville .
51: Ils savaient vaguement qu' on envoyait la chose à * Paris pour fabriquer des perles fausses .
52: La pluie tombait toujours :
53: on aurait pu tordre leurs vêtements .
54: Une vapeur d' eau montait de leurs épaules , de leurs jambes , de leurs bras .
55: Leurs mains , cinglées par l' averse , s' engourdissaient , devenaient si maladroites qu' ils s' empêtraient dans les besognes les plus simples .
56: Parfois ils pâlissaient , tout près de défaillir .
57: Mais ils ne se plaignaient pas , retenus par une sorte de pudeur , craignant de passer pour des femmelettes .
58: Des pensées tristes , de lentes obsessions tournoyaient invinciblement dans leurs cerveaux .
59: Le vieux * Dominique songeait à la vie qui se faisait plus âpre chaque jour .
60: On trimait toute sa chienne de vie pour amasser quatre sous et on n' y arrivait pas .
61: Mais il finirait bien par se reposer !
62: On le coucherait auprès de sa femme , la
63: * Marie- * Anne , dans le petit cimetière de campagne dont les croix s' effritent sous les hâles desséchants , sous le ruissellement des pluies d' automne .
64: * Pierre , plus jeune , regrettait simplement le bon gîte , la pipe qu' on fume au coin de l' âtre ;
65: une vision obsédante ramenait devant ses yeux la " taque " de fonte dressée dans la cheminée , une plaque venue des temps anciens , couverte de dessins qu' on ne comprenait plus .
66: La suie qui la revêtait s' enflammait parfois dans le feu clair des bourrées , et des rougeoiements y couraient , pareils à des chenilles lumineuses .
67: Le soir tombait sur les eaux livides .
68: Cela vint lentement , doucement , ce crépuscule blême qui terminait le jour , comme il avait commencé , le noyant d' une clarté indécise .
69: Une coulée d' ombre envahissait les champs , la rivière , la prairie inondée .
70: La houlée furieuse du vent se déchaîna subitement .
71: Il n' y eut plus rien que ces deux immensités mouvantes , la fuite des eaux sous le glissement de la nuit .
72: C' était la même vie pendant toute l' année , chaque jour ramenant le même labeur persévérant et vain .
73: Ces pêcheurs étaient pareils aux rocs calcaires dont leur visage avait la couleur terne et rude .
74: à force de se pencher sur la rivière , leur regard usé avait l' éclat fondu , la transparence des eaux qui coulent .
75: Jamais ils n' auraient imaginé une existence différente , une façon moins pénible de gagner leur vie .
76: Ils pêchaient comme leurs pères , pris par cette étreinte de la routine qui emporte les générations rustiques dans les mêmes chemins battus , coupés d' ornières profondes .
77: Ils accomplissaient leur lourde tâche sans réfléchir , avec une lenteur de machines bien remontées , se hâtant vers un but qu' elles n' entrevoient pas .
78: Leur effort rude , simple , toujours renouvelé , se perdait dans le grand rythme des forces universelles .
79: Ils peinaient sur les eaux , comme les sables qui coulent au flanc des monts , comme les souffles qui courbent les forêts , comme les sources qui rongent les rocs , sans avoir de leur vie autre chose qu' une conscience obscure .
80: En vain les longs hivers finissant en pluies tièdes apportaient au flanc des monts de mouvantes parures de fleurs , en vain les saules retombant sur les courants d' eau les effleuraient de la laine jaunâtre de leurs chatons , ils restaient insensibles à cette séduction que la nature indifférente semble prodiguer en de certains jours .
81: Un soir de novembre , là-bas , en * Lorraine ...
82: dans le village de vignerons , une petite place s' ouvrait , obstruée de fagots entassés , bordée par les pignons aigus des vieilles maisons , auprès des chenevières fermées de murs croulants .
83: Il avait dû pleuvoir tout le jour , mais le ciel s' était lavé subitement à l' approche de la nuit , les vents froids balayant les nuages .
84: Des flaques d' eau luisaient , étrangement brillantes dans le noir des maisons , dans le noir des choses .
85: Des étoiles s' y reflétaient , frissonnant soudain , quand des souffles ridaient la surface de l' eau immobile .
86: Tous les bruits se taisaient .
87: On entendait par instants le grincement d' une poulie de fer surmontant un vieux puits , quand une voisine venait tirer de l' eau pour la soupe du soir .
88: On voyait la forme vague de la femme se pencher sur la margelle de pierre , où le frottement des cordes avait creusé des rigoles .
89: Une fenêtre était ouverte dans la façade d' une maison .
90: Deux jeunes filles se penchaient sur la barre d' appui , et causaient , s' arrêtant par moments , pour respirer les odeurs de terre qui montaient des champs assombris .
91: L' une était une belle fille aux joues roses , aux lèvres fraîches , dont le rire sonnait :
92: un rire un peu naïf de personne bien portante qui trouve de la gaieté dans toute chose .
93: Alors sa compagne la regardait d' un air étonné , ayant l' air d' admirer et de blâmer à la fois cette insouciance .
94: Celle -là véritablement ressemblait à une demoiselle de la ville , avec son col blanc rabattu , sa robe d' étoffe grise dessinant sa taille souple , ses bandeaux plats séparés par une raie .
95: On voyait bien à la fraîcheur de son teint qu' elle restait à la maison , loin des hâles desséchants et des soleils qui mordent la peau .
96: Sous ses longs cils noirs , son regard avait une douceur soyeuse , une profondeur pensive qui attirait .
97: Jolie ?
98: On n' en savait rien .
99: Mais à la regarder longuement , de toute sa personne s' exhalait un charme qui finissait par vous prendre .
100: Ainsi poussent , dans les haies , des fleurs chétives , maltraitées par les vents , mais dont l' odeur tenace , inoubliable , fait chanter dans notre coeur des rêves infinis de tendresse .
101: Leur conversation traînait , gagnée peu à peu par le silence , par la nuit qui s' épaississait .
102: Elles parlaient de chiffons , de robes , de bals prochains .
103: Leurs amies allaient se marier , et ce mot de mariage seulement prononcé , comme par un mystérieux enchanteur , les rendait rêveuses .
104: La rieuse , qui s' appelait * Jeanne et était la fille d' un riche fermier de l' endroit , avouait que son choix était fait depuis longtemps .
105: Puis , curieuse , elle interrogeait sa compagne , avec des détours habiles et précautionneux .
106: Une fièvre les gagnait à parler d' amour :
107: leurs voix tremblaient , chuchotantes , et leurs mains , furtives , se cherchaient dans la nuit pour des caresses destinées à d' autres .
108: La brune ,
109: * Marthe * Thiriet , fille du garde forestier , se dérobait aux interrogations , gardait son grand sérieux de personne réfléchie , qui ne confie pas ses secrets à la légère .
110: Se marier !
111: Elle n' y pensait pas .
112: Son père et sa mère avaient besoin d' elle dans leur ménage .
113: * Jeanne leva le doigt , fit trois tours de valse dans la chambre , et , prenant ce ton mi-sérieux , mi-plaisant qui lui était habituel , elle dit :
114: - pas de cachotteries .
115: Le jour où * Pierre * Noel te demandera , tu ne feras pas tant de façons .
116: Puis elle sortit dans un éclat de rire .
117: * Marthe avait tressailli .
118: La nuit venait .
119: Une bande d' or rayait le couchant et les sapins de la côte se détachaient si vigoureusement sur ce fond de lumière , qu' on aurait pu compter leurs branches une à une .
120: * Marthe restait à sa fenêtre , appuyée à la vitre froide , dont le contact rafraîchissait son front .
121: C' est vrai qu' elle aimait ce * Pierre * Noel .
122: Elle n' avait pas quinze ans , qu' elle faisait des détours pour le rencontrer dans les chemins , étonnée de sentir en elle quelque chose de doux , de profond et de fort , qui peu à peu remplissait sa vie .
123: Elle revoyait tout au fond de ses souvenirs , étrangement lumineux et précis , ces soirs du mois de * Marie , où filles et garçons se retrouvent à la sortie de l' église , après la prière du soir .
124: Le curé se démène , tempête , tonne dans sa chaire , qu' importe !
125: Ces beaux soirs de mai , pleins de clartés errantes , sont des rendez -vous d' amour .
126: Que ce soit une profanation de faire servir à des usages si peu recommandables une cérémonie religieuse , on ne s' en met guère en peine dans les campagnes .
127: L' église était encore vibrante de chants ;
128: et l' harmonium laissait traîner par la porte son nasillement mélancolique , qu' ils étaient tous dehors , faisant claquer leurs sabots sur les marches du vieil escalier , se poursuivant et se bousculant dans la nuit claire .
129: Alors c' étaient des poursuites éperdues , des bourrades robustes , de longues étreintes qui se terminaient par des baisers gloutons , appliqués aux bons endroits , dans les cheveux et dans le cou .
130: Les pauvrettes se défendaient mollement et toute leur résistance tombait dans le rire pâmé des filles qu' on chatouille .
131: * Marthe fuyait comme les autres , vaguement peureuse et charmée , et quand un souffle brutal effleurait sa nuque , elle souhaitait presque que * Pierre fût là , derrière elle , lancé sur sa trace .
132: Quand ce n' était pas lui , elle résistait , décontenancée et furieuse , en fille qui ne cherche pas les aventures .
133: * Pierre , dame , n' était repoussé que mollement et avec toute sorte de timidités qui s' offraient presque .
134: Comme ils lui avaient pris son coeur , ces soirs de mai , encore si froids dans ces pays du nord , ces soirs où l' odeur des jacinthes montait des terres fraîchement remuées dans les jardins !
135: Une grande clarté blanche restait suspendue dans tout le ciel .
136: La bande joyeuse galopait , galopait par les rues sombres , et des garçons de ferme , allant soigner le bétail , pénétraient dans les étables chaudes , portant à bout de bras des lanternes , dont les carreaux étaient de corne par crainte des incendies .
137: Hélas !
138: Coureur de filles , ce * Pierre !
139: Elle était si désolée , si meurtrie , par ce grand amour qui avait envahi tout son être , par cette conviction qui se faisait chaque jour plus accablante , qu' elle serait impuissante à le garder pour elle , rien que pour elle .
140: Il fallait le voir ce * Pierre * Noel , le dimanche matin quand il traversait le village pour se rendre à la grand'messe .
141: Il avait une façon à lui de prendre un air crâne , de rejeter son chapeau en arrière , de marcher les mains dans les poches , faraud , les épaules balancées .
142: Il portait des cravates voyantes , une blouse bien repassée dont il laissait le col entr'ouvert , il ramenait sur son front ses boucles soigneusement arrangées .
143: Et il regardait les filles sous le nez avec une telle effronterie que les plus délurées baissaient les yeux ;
144: et on chuchotait sur son compte toutes sortes d' histoires .
145: Ah , si * Marthe avait su faire comme les autres , les rieuses et les coquettes , qui s' offrent d' un regard et se reprennent l' instant d' après , qui par leurs manèges et leurs mines friandes , appâtent les hommes et les retiennent !
146: Mais non , elle ne savait que rester dans son coin , heureuse d' un rien , d' un sourire jeté au passage , résignée à souffrir , gardant l' espoir inavoué qu' elle finirait par triompher de cette humeur vagabonde , par le fixer pour toujours auprès d' elle , à force de dévouement et de tendresse silencieuse .
147: S' il venait à savoir un jour qu' elle avait tant pensé à lui , n' aurait -il pas un peu de pitié , cette pitié qui réchauffe le coeur et l' achemine doucement vers l' affection ?
148: Elle ne voyait pas toutes ces choses , bien sûr , car elle n' était qu' une pauvre fille , qui n' avait pas l' habitude de se regarder vivre .
149: Elle les sentait plutôt vaguement et fortement , et il se faisait en elle un mélange confus de tristesse et d' espérances .
150: N' avait -elle pas réussi déjà une première fois à faire surgir en lui un grand élan d' amour sincère ?
151: C' était encore à la fin d' un jour de printemps , par un crépuscule baigné de lumière blanche .
152: Le soir s' attardait sur les prés , l' air était bleu , des branches d' églantier effeuillaient au vent des pétales roses , qui tourbillonnaient .
153: On avait fêté ce jour -là sainte * Walburge , la patronne du village .
154: Chaque année , il y a une heure exquise , quand la fête bruyante retombe à l' intimité d' une réjouissance familiale .
155: La cohue de soldats , de citadins qui se bouscule dans la poussière s' est évanouie , les détonations des tirs forains se sont tues , et les chevaux de bois ne tournent plus , cachés par la toile blanche qui enveloppe le manège .
156: Toutes les visions du passé lui revenaient une à une .
157: Par les fenêtres ouvertes à la tiédeur du soir , on voyait des familles attablées , des gens en bras de chemise .
158: Des enfants soufflaient dans des trompettes :
159: on choquait des verres pour des santés interminables .
160: Parfois un paysan descendait l' escalier de sa cave , une cruche de faïence bleue à la main , allant tirer au tonneau le vin des récoltes fameuses .
161: Un reste de jour bleuâtre traînait dans la rue , et l' on n' entendait plus rien , rien que la nappe de la fontaine , dont le ruissellement se tordait au vent du soir .
162: Le marronnier géant de l' église était fleuri de girandoles pâles .
163: Lassés tous deux d' avoir tant dansé ce jour -là , ils étaient venus respirer la fraîcheur dans le petit jardin attenant à l' auberge .
164: Les bruits du bal parvenaient jusqu'à eux , mais lointains , fondus , étouffés par l' épaisseur des murs .
165: On distinguait le ronflement sonore de la basse , s' essoufflant à suivre le nasillement de la clarinette .
166: Un calme immense tombait sur le jardin , sur les bouquets d' arbres , sur la côte de vigne :
167: et dans l' air planait par moment une vague tiédeur , un souffle alanguissant de tendresse .
168: * Pierre était venu l' inviter à la danse plus souvent que de coutume .
169: Les commères faisant tapisserie , alignées sur des bancs , devaient en causer pour sûr .
170: Elle n' y pensait pas , dans son ravissement .
171: S' étant assis sur un banc , ils causaient tous deux gentiment , en vrais amoureux de village .
172: Des paysans jouaient aux quilles avec des clameurs , des contestations , des disputes à chaque coup douteux .
173: On entendait la boule sonnant contre les quilles cerclées de fer , quand elle arrivait au but .
174: Sur leurs têtes pendaient des grappes de lilas , du " mirguet " , comme on dit là-bas .
175: L' odeur forte des corolles épanouies se mêlait aux senteurs venues des jardins .
176: * Marthe fit un gros bouquet de lilas qu' elle attacha à sa ceinture .
177: Prenant une branche , elle la passa à la boutonnière de la veste de * Pierre , trouvant un geste si tendre qu' il en fut tout ému .
178: Il lui mit le bras autour de la taille et l' embrassa .
179: - vrai ,
180: * Mademoiselle * Marthe , c' est pas pour dire , mais je vous aime bien .
181: Elle répondit , dissimulant sa gêne dans un éclat de rire .
182: - vous l' avez dit à tant d' autres que ça ne tire pas à conséquence .
183: Il insista :
184: - vous avez tort de vous imaginer ça :
185: les autres , c' est pour l' amusement !
186: Mais vous , c' est pas la même chose .
187: C' était peut-être vrai , ce qu' il disait .
188: Elle défaillait sous le poids d' un bonheur trop lourd pour ses forces .
189: Ils avaient causé longuement , ne se décidant pas à se séparer , vaguement remués par la tombée de la nuit .
190: La lune jaillit des entrailles de la terre , énorme et toute blanche , versant une lueur sur les pousses des jeunes ceps , trempés de rosée ...
191: * Pierre se leva , ayant terminé sa besogne , ce soir -là , plus tôt que de coutume .
192: - j' vas faire un tour , dit -il au vieux * Dominique , qui , une aiguille de bois aux doigts , réparait quelques mailles de l' échiquier , qu' une branche de saule avait rompues .
193: Il descendit la côte , fumant sa pipe avec satisfaction , savourant le repos bien gagné , après une journée de travail .
194: Arrivé sur la place , il s' arrêta .
195: Il avait plu tout le jour , mais la pluie avait cessé vers le soir .
196: De grands souffles passaient dans la nuit , de grands souffles froids charriant l' humidité , qui stagnait sur les labours d' automne .
197: Un toit s' égouttant quelque part , au-dessus de sa tête , faisait entendre un clapotement triste .
198: Au-dessus des maisons , la
199: * Grande * Ourse , le " chariot de * David " allongeait son timon d' étoiles scintillantes .
200: Tout au fond de la rue , une lueur trouait l' ombre .
201: Des portes s' ouvraient sur des conversations interrompues ;
202: une procession de lanternes s' avançait par les rues , courait au ras du sol , projetait sur les façades endormies de grands rais de lumière .
203: Les femmes allaient au veilloir .
204: Par moment la lumière faisait sortir de la nuit le soc blanc d' une charrue , la silhouette trapue d' un tombereau , mis au rancart .
205: Sur le passage des femmes emmitouflées , des ombres gigantesques couraient le long des murs , montaient jusqu'aux toits , se perdaient dans les étoiles .
206: - tiens , on veille chez les * Lardonnet , se dit
207: * Pierre , je vais pousser jusque -là .
208: Sous la grande cheminée lorraine , dont le manteau était si élevé qu' un homme aurait pu y entrer tout debout , le veilloir était rassemblé .
209: Un feu couvait dans l' âtre , un de ces feux d' hiver faits pour durer longtemps , et qu' on entretient avec des marcs de raisin et des tas de chénevottes .
210: Des vieilles , au profil anguleux , assises à des rouets , filaient le chanvre , trempaient leurs doigts dans un gobelet d' étain pour mieux saisir le fil , qu' elles tiraient des quenouilles chargées d' étoupe .
211: Des enfants se promenaient , portant haut dans l' air des croix de chanvre nu , frêles assemblages qu' un mouvement un peu vif éparpillait sur le sol .
212: Des vieux , somnolents , fumaient leur pipe en crachant dans les cendres du foyer d' un air songeur , et sur toute cette scène le " coupion " , un lumignon du temps passé , pendu à la cheminée par une crémaillère de fer , jetait une lumière vacillante , qui ne pénétrait pas dans les coins grouillant d' ombres .
213: Tout le monde s' écarta pour faire place à * Pierre , car il ne comptait que des amis dans le village , à cause de sa bonne humeur , de sa large prestance qui en imposait .
214: On lui offrit un verre de vin cuit , un vin qu' on prépare après la vendange , en mêlant au jus du raisin un peu d' eau-de-vie .
215: Un plaisant , un petit homme au visage goguenard , travaillé par toutes sortes de mines , de froncements d' yeux , de sourcils , racontait une " fiaue " , un de ces récits de veillée interminables , avec des péripéties terribles ou grotesques , variant au gré du conteur .
216: Tout à coup un choc ébranla la vitre .
217: Un enfant , levant sa tête ébouriffée , s' écria joyeusement : " on va dailler . "
218: et il se fit un grand silence , dans l' attente d' une chose mystérieuse .
219: C' est en effet une très vieille coutume en
220: * Lorraine , un usage qui vient du passé profond , que d' aller " dailler " le soir aux fenêtres .
221: Et cette coutume se meurt doucement par l' indifférence des générations nouvelles , qui méprisent ces vieilleries .
222: Antique cérémonie , avec un rituel et des règles , qu' on n' abandonnerait pas , une fois qu' on l' a commencée !
223: Mystère bizarre et compliqué qu' on accomplit avec une sorte de gravité recueillie .
224: Une voix s' éleva , une voix comiquement déguisée , la personne qui parlait de l' autre côté de la vitre , dans la nuit , s' efforçant de ne pas être reconnue .
225: - voulez -vous dailler ?
226: Toute la chambrée répondit :
227: oui .
228: - mariez -nous ?
229: - avec grand * Charles .
230: - on dirait un échalas !
231: - avec le fils de la * Goton .
232: - il est trop bête !
233: Ce fut une revue amusante , une critique pittoresque des mots familiers , des travers et des attitudes de chacun .
234: Encore un usage où l' esprit satirique et la malignité propres au caractère lorrain trouvent leur compte .
235: Rien ne saurait rendre la drôlerie de certaines reparties , la vivacité gaillarde et joliment troussée de certains portraits , esquissés au hasard d' un dialogue rapide , aiguisés de pointes perfides et d' insinuations qui vont loin .
236: Et le mystère ajoute aux moindres propos une saveur , un intérêt extraordinaires .
237: Toute la vie du village qui passe dans la nuit , les scandales , les événements de chaque jour .
238: Les jeunes filles surtout courent à ce divertissement !
239: Combien ont senti , quand on leur jetait un nom , se révéler un amour qu' elles ignoraient , qui avait germé et pris racine au plus profond de leur coeur !
240: Combien de coeurs ont battu contre les vitres froides , par les nuits blanches de gelée et fourmillantes d' étoiles !
241: Pauvres murs lorrains , lézardés de crevasses béantes , battus de pluie , comme vous savez de ces histoires d' amour , dont personne n' a gardé le souvenir !
242: Ce soir -là , une vieille qui filait dans un coin dit tout bas , mais de façon à être entendue de toute l' assistance , ayant jeté un regard malin par-dessus ses lunettes :
243: - c' est * Marthe * Thiriet qui daille .
244: * Pierre leva la tête , mais voyant les yeux fixés sur lui , il s' efforça de prendre un air détaché , entamant une conversation sérieuse avec son voisin , tout en ne perdant pas un mot :
245: le dialogue reprit :
246: - mariez -nous .
247: - avec * Coliche !
248: Un rire éclata derrière la vitre ,
249: * Coliche étant le berger de l' endroit , un garçon à demi idiot , hirsute et dépenaillé , traînant toujours sur ses talons deux grands chiens efflanqués , tout pareils à deux loups .
250: Le beau parti pour une fille !
251: Puis on se piqua au jeu , et on proposa à la jeune fille des individus invraisemblables , des carrieurs de sable , ou des dragueurs de la * Moselle .
252: Elle disait non , d' une voix amusée .
253: Les vieilles riaient dans le veilloir , arrêtant le mouvement de leurs pauvres mains tremblantes , qui tricotaient des bas ou filaient de l' étoupe .
254: Et les tout petits , qui n' ont pas encore le sens des choses d' amour , riaient eux aussi , pour faire comme les autres , amusés par les reparties et le son bizarre de la voix mystérieuse , qui montait dans la nuit .
255: Il se fit un silence ;
256: on se regardait ;
257: la vieille qui avait reconnu * Marthe la première secouait la tête d' un air entendu , s' apprêtant à dire une chose d' importance :
258: - mariez -nous ?
259: - avec * Pierre * Noel .
260: * Marthe répondit :
261: - il est trop coureur .
262: Mais le son de sa voix était changé .
263: à l' émotion qui la faisait trembler , toute l' assistance eut la sensation qu' on avait touché juste .
264: * Pierre s' était levé brusquement ;
265: se dirigeant vers la porte , il l' ouvrit toute grande .
266: Toutes les filles qui daillaient avec * Marthe ce soir -là prirent la fuite , comme un vol d' oiseaux effarouchés par un bruit .
267: Les coiffes de leurs bonnets mettaient au fond de la nuit une vague palpitation de blancheur .
268: Seule * Marthe restait appuyée contre les ais de la fenêtre , le coeur battant , et les jambes si cassées par l' émotion qu' il lui était impossible de faire un pas .
269: * Pierre la prit dans ses bras et baisa longuement ses cheveux fins .
270: Elle résistait , se débattait , faisait tous ses efforts pour échapper à cette étreinte qui , d' instant en instant , devenait plus robuste .
271: Mais toute sa résistance tomba soudainement ;
272: elle devint une petite chose inerte , qui s' abandonnait délicieusement à cette caresse , se faisait molle et confiante .
273: Ils causèrent de choses et d' autres , puis ils se séparèrent ,
274: * Marthe ayant fait remarquer que l' heure s' avançait .
275: Elle rentra dans sa maison à pas lents , lourds de rêverie .
276: Il se faisait en elle un tumulte de sentiments contraires .
277: Certes , il fallait que cet amour fût bien fort pour qu' il se trahît malgré elle , pour qu' on en parlât .
278: Maintenant c' était un bruit qui courait le village ...
279: mais lui n' ignorait plus rien , et dans le coeur de la pauvre fille vivait le souvenir vibrant de cette caresse dont la douceur se prolongeait , doucement émouvante ...
280: le village dormait ;
281: accroupis au fond de la nuit , les toits de tuiles allongeaient leurs grandes silhouettes paisibles .
282: Dressant son timon d' étoiles , le chariot de * David s' était incliné un peu ...
283: rentré dans le veilloir ,
284: * Pierre avait presque oublié cette aventure .
285: Le lendemain , les deux pêcheurs se reposaient , car c' était jour de dimanche .
286: Un grand silence enveloppait les campagnes , le silence d' automne , avant-coureur du sommeil hivernal .
287: Les bois lointains , les vignes , l' horizon des côtes reposaient dans un calme infini , une sérénité baignée de lumière .
288: Et les fils de la vierge , se détachant des buissons , se déroulaient dans leur chute molle et sinueuse .
289: Les dernières feuilles tombaient des arbres , emportées par des souffles froids .
290: Au fond d' un verger , quelques cerisiers , touchés par les gelées précoces , semblaient revêtus d' un rouge éclatant , pourpre somptueuse qui détonnait dans la nudité des campagnes .
291: Une rumeur de vie courut de l' horizon , dans une flambée de soleil .
292: Le vent léger charriait des sons de cloches , des claironnements de coqs , des appels de bateliers .
293: Ce mystérieux appel réveillait la terre lorraine , suscitait la force fécondante endormie au creux des sillons , donnait l' illusion d' une splendeur fugitive de printemps .
294: * Dominique défonçait un carré de terre dans son jardin .
295: Il s' arrêta , et croisant ses mains sur le manche de sa bêche , il dit tout haut , les yeux clignotant dans la lumière :
296: - c' est l' été de la saint- * Martin .
297: Il souriait , ragaillardi par cette chaleur d' automne qui ranimait ses vieux os , et il faisait de temps à autre un petit signe d' amitié dans la direction de * Pierre , dont la haute taille s' encadrait dans la fenêtre .
298: La maison , elle aussi , semblait réchauffée par cette dernière flambée de soleil .
299: La façade luisait , éclaboussée de rayons , la façade ventrue que les pluies d' automne avaient rayée de taches grises , qui , lassée par la vie , elle aussi , se laissait à demi crouler au bord du chemin , avec un air d' abandon .
300: Le faîte des tuiles moussues , s' incurvant comme l' échine d' une bête lasse , se découpait joyeusement sur le ciel d' un bleu profond .
301: On avait planté à l' angle du mur une borne massive pour le préserver de la roue des chariots .
302: Et sous l' auvent du toit , une perche suspendue à deux bouts de filin supportait ces rangées de mottes qu' on fabrique avec du marc de raisin , et qui servent à entretenir les feux de l' âtre , à la veillée .
303: * Pierre allait et venait dans la chambre , maussade , s' abîmant dans une morne contemplation .
304: C' était toujours ainsi depuis quelque temps .
305: Une tristesse vague répandue dans tout son être l' appesantissait , le laissait inerte et somnolent sur une chaise , pendant des heures .
306: La monotonie de son existence pesait lourdement sur lui .
307: Il n' avait plus de goût à rien , retombant à tout moment dans d' incohérentes rêvasseries , échafaudant des projets , des rêves de vie aventureuse , qui s' écroulaient , se reformaient , goûtant une sorte de douceur triste et voluptueuse dans cette agitation de ses pensées .
308: Il aurait voulu s' en aller , voir du pays , s' évader de sa misère .
309: Et la route qui s' allongeait , s' enroulait au flanc des vignobles , révélait sa fuite à l' horizon par l' ondulation des peupliers , dont on n' apercevait que les cimes , exerçait sur lui une étrange fascination .
310: Il bâillait , ne se décidant pas à sortir .
311: En même temps , les liens qui l' attachaient aux choses , ces humbles choses contemplées depuis l' enfance , aux meubles familiers , s' étaient rompus .
312: La maison n' était plus emplie de ces petites voix fluettes , cassées , chevrotantes qui parlent du passé avec une exquise douceur .
313: Tout lui paraissait pauvre , muet , froid .
314: La grande cuisine blanchie à la chaux , immense pour ses premiers pas , n' était plus qu' une pièce humide , dont la fraîcheur glacée vous prenait aux épaules .
315: Il regardait avec dédain le petit poêle , dressant sur trois pieds branlants son cylindre de fonte , rongé par la rouille , amenuisé par le feu .
316: Et la pompe de la " pierre à eau " s' égouttant dans une bassine de zinc , un long chantonnement de source montait , dont la mélancolie faisait écho au murmure de sa rêverie désolée .
317: * Dominique le suivait du coin de l' oeil .
318: Qu' avait
319: * Pierre à se manger les sangs , à se tourmenter comme ça , depuis quelque temps ?
320: D' ordinaire le vieux coupait court à ces rêvasseries , et le faisait sursauter en l' interpellant brusquement : " voilà encore que tu fais ta tête ! "
321: mais cette fois il n' osa pas .
322: Le vieux s' effarait , sentant son fils si inquiet , si tourmenté , prêt à se détacher de leur vie , à tous les deux .
323: Et la clairvoyance de son affection lui faisant pressentir un avenir de tristesse , il ne se décidait pas à provoquer de franches explications , dans la crainte d' un désastre .
324: Cette fois encore , il s' avisa d' un détour .
325: Les mains toujours croisées sur le manche de sa bêche , il dit lentement :
326: - c' est ça qui vous remet d' aplomb , un temps pareil .
327: Fallait ce brin d' chaleur pour les semailles .
328: Quand je bêche dans mon jardin , je ne donnerais pas ma place pour un empire ...
329: * Pierre ne répondait pas .
330: Le vieux continua , loquace , larmoyant , attendri :
331: - on n' est pas riche , mais on est son maître .
332: On mange à sa faim , après tout .
333: J' ai rudement trimé , mais j' ai fait honneur à mes affaires .
334: Je ne changerais pas mon sort pour celui des gens en place , dans les bureaux .
335: On peut aller loin , on ne trouvera pas un pays plus plaisant , ni des gens plus affables ...
336: et son geste enveloppait tout le pays .
337: Vus de cette hauteur , les toits du village s' entassaient , dégringolaient la pente dans une mêlée joyeuse à l' oeil et cahotée .
338: Des vols blancs de pigeons animaient le vide du battement sonore de leurs ailes .
339: Des chats dormaient dans les gerbières , guettaient sournoisement les moineaux piaillards , sautillant sur les tuiles moussues .
340: Et tout au loin on voyait les prés , les chènevières , la rivière coulant au fond du val en sinuosités vagabondes .
341: Elle était toujours là , comme si elle avait voulu se montrer aux deux pêcheurs , promener à travers leur vie son onde égale et monotone .
342: * Pierre haussait les épaules , visiblement ennuyé .
343: Le vieux se remit à bêcher la terre , marmottant des choses à part lui , secouant la tête d' un air triste .
344: Ce n' était pas un mauvais garçon , ce * Pierre ;
345: seulement sa mère l' avait gâté , en lui répétant sans cesse qu' il était beau , qu' il était fort , que les filles seraient trop contentes de l' avoir .
346: Une confiance , un sentiment de supériorité sortait de ses yeux , s' exhalait de sa personne , de ses gestes , de ses silences .
347: Il portait beau .
348: Il avait une façon de toiser le monde qui déplaisait au premier abord , mais on s' y habituait , et on était séduit par un certain air d' honnêteté qui tenait de la race .
349: Le service militaire aussi l' avait perverti , l' initiant à une mollesse d' existence , qu' il n' avait pas connue auparavant .
350: On était bien nourri et on ne travaillait pas .
351: C' est un dicton des paysans dont la vie est si dure , qu' on devient " feignant " à faire des métiers pareils .
352: Et le séjour dans une grande ville de l' est lui avait révélé le goût des distractions , les habitudes d' oisiveté , les stations dans les cafés , toute une vie molle dont la nostalgie lui gonflait le coeur .
353: Ses succès auprès des femmes ne se comptaient plus .
354: Elles tournaient autour de lui , affolées par sa mine robuste , par ses airs farauds et conquérants .
355: Les besognes pénibles de la terre n' ayant pas déformé son corps , parmi tous les paysans déjetés , noueux , pareils à des souches , il avait l' air d' un monsieur de la ville .
356: Il avait eu une liaison qui avait duré deux ans , pendant son service militaire à * Nancy , avec une fille de brasserie , une blonde un peu fanée , aux yeux tristes , qui versait à boire aux clients dans un café voisin de la pépinière .
357: Elle s' était jetée à sa tête , séduite par sa prestance , heureuse dans son isolement de retrouver un camarade pour parler du pays .
358: La rivière séparait leurs villages !
359: Les dimanches , ils allaient se promener le long du canal , hantés par la mélancolie que les eaux semblaient charrier , alourdies par le reflet des ormes touffus , entre les rangées de roseaux bruissants .
360: Ils s' entretenaient des choses des champs , de l' état des récoltes , du prix des vins de la dernière cuvée .
361: Ils s' aimaient , retrouvant des souvenirs d' enfance qui leur étaient communs , se comprenant , parce qu' ils avaient des mots , des façons de parler identiques , jetés aux bras l' un de l' autre par cette sensation d' isolement , qui les effarait au fond d' une grande ville .
362: La fille , que sa profession mettait au courant de ces détails , initiait le soldat aux raffinements de la toilette , au luxe à bon marché des odeurs de bazar .
363: Il s' enorgueillissait de l' avoir à son bras , vêtue d' une robe de soie bruissante , et des camarades qui l' avaient rencontré , l' avaient complimenté sur sa conquête .
364: Elle se dévêtait lentement , fredonnant un refrain de café-concert entre ses lèvres serrées pour retenir les épingles de sa coiffure .
365: Elle lui promenait sur les lèvres ses bras nus , sa chair un peu affaissée , luxueusement rehaussée par des odeurs de musc et de patchouli .
366: Elle l' avait quitté comme elle l' avait pris , sans lui donner d' explications , le mettant de côté comme une ombrelle qui a cessé de plaire .
367: Mais elle l' avait marqué pour la vie , le flétrissant d' une tare indélébile , lui ayant révélé l' usage du linge fin , des dessous neigeux , de la poudre de riz et du fard .
368: Désormais , il fut incapable de goûter la simplicité des amours rustiques , l' odeur saine des corps fleurant bon le foin .
369: Les filles de la campagne lui paraissaient des souillons auprès de cette femme , dont la peau de blonde éraillée exhalait des odeurs troublantes .
370: Rentré au pays , il avait continué , prenant des maîtresses un peu partout .
371: Il avait été choyé cette année -là par la femme d' un maître dragueur , dont le bateau était amarré dans une anse tranquille de la * Moselle ;
372: une belle femme brune , aux yeux ardents , approchant de la trentaine , et qui dès le matin se tenait sur le devant de sa cabine , vêtue de camisoles d' une blancheur irréprochable , ayant l' air d' attendre , on ne savait quoi , dans sa mise de femme entretenue .
373: Elle souriait , quand * Pierre passait dans sa barque , roulant sur ses reins , montrant ses bras nerveux et musclés , sa nuque que le soleil dorait d' une teinte chaude .
374: Elle s' était donnée à lui , un soir d' été qu' elle l' avait attiré dans sa cabine , à l' heure où les pourpres du couchant ensanglantaient le fleuve , où les crapauds au fond des mares poussaient leur complainte monotone .
375: Et elle s' était mise à l' aimer éperdument , lui faisant connaître l' émoi des rendez -vous furtifs , la volupté des étreintes rapides , avivées d' un frisson de terreur , dans la crainte du mari , un alsacien pas commode , dont le revolver était accroché à un clou , sur le mur de la cabine .
376: Leur liaison avait continué , roulant cahin-caha à travers des scènes de jalousie , des ruptures , des reprises tendres qui fondaient les nerfs de * Pierre , lui ôtaient toute énergie , le laissaient défaillant à l' idée de rompre sa chaîne .
377: Des soleils éclatants flambaient sur l' eau ;
378: la réverbération des houles lumineuses chauffait la cabine , faisait courir sur les planches une moire papillotante .
379: Alors la femme le prenait dans ses bras , comme un enfant , l' attirait sur sa chair lourde , le soûlait de voluptés .
380: Puis , un soir qu' il venait au rendez -vous , il avait trouvé la place vide , la drague disparue , la cabine envolée .
381: Seules quelques herbes fluviales , visqueuses et molles , tournoyaient à l' endroit où il avait vécu des joies si puissantes .
382: Et il était resté là jusqu'au soir , effaré , ne comprenant pas , luttant contre la démence qui montait en lui , avec le soir enténébrant les têtes difformes des saules .
383: Les autres payeraient pour la gueuse !
384: Et toutes ces aventures , qui avaient passé sur son coeur , l' avaient usé peu à peu , le rendant plus banal que la pierre d' un seuil qui s' effrite sous les pas .
385: De toutes ces liaisons , il lui restait un invincible mépris de la femme , et il s' était habitué insensiblement à ne voir en elle qu' un objet de plaisir .
386: Sortir de ce pays !
387: La vie de jour en jour se faisait plus dure ;
388: la misère tombait sur les campagnes , amenée par les grêles , les gelées précoces , les mauvais vouloirs du ciel , acharnés sur les hommes .
389: Le bien ne se vendait plus et la main-d'oeuvre était hors de prix .
390: Toutes ces doléances , ressassées au long des jours par les paysans , créaient autour de * Pierre une atmosphère de mécontentement et de malaise .
391: La mère morte , la maison autrefois si vivante était retombée à une sorte d' abandon .
392: Cela venait de partout , cette lente tristesse qui planait dans le logis , l' emplissait d' une poussière grise .
393: Elle s' exhalait des lits défaits , laissant traîner leurs draps sur le plancher , de la vieille armoire lorraine dont les cuivres , n' étant plus astiqués , ne luisaient plus .
394: Et l' âtre , cette joie de la maison , était lamentable avec ses bouts de tisons à demi consumés , enfouis dans des monceaux de cendre qu' on ne balayait pas .
395: Jusqu'au vieux * Dominique qui l' ennuyait maintenant avec ses continuelles jérémiades , ses pleurnicheries regrettant le temps passé , les forces disparues , déplorant les rhumatismes qui ankylosaient ses vieilles jambes .
396: " on n' est plus bon à rien , quand on est vieux ! Pour ce qu' on fait sur la terre , vaudrait mieux crever tout de suite ! "
397: * Pierre l' aimait pourtant d' une affection rude et droite , un peu par devoir , comme aiment les paysans .
398: Mais la vie n' était pas gaie tous les jours , avec un compagnon aussi maussade !
399: Avec cela qu' il retombait en enfance , s' embarquait dans de longs récits cent fois entendus , qu' il ressassait , s' embrouillant dans les détails , confondant les noms , répétant les mêmes mots avec une obstination monotone .
400: * Pierre souriait : " on la connaissait celle -là . - il la savait par coeur . " - le vieux " fonçait " droit devant lui , comme un sourd .
401: * Pierre avait beau se raisonner :
402: le vieillard aurait fait damner un saint , avec ses rabâchages , où les mots revenaient , comme des bornes le long d' une route poussiéreuse .
403: Comme si l' âge avait brisé en lui le dur ressort de l' égoïsme , il était pris à tout moment d' accès de sensiblerie , de mouvements attendris , presque comiques à force de répétitions , qui provoquaient chez * Pierre un haussement d' épaules .
404: Lui , il était dans la force de l' âge , au moment où la poussée irrésistible de la sève rend les hommes forts , triomphants , insensibles , où la splendeur de la vie , le magnifique égoïsme de la santé leur dissimule la misère , la maladie et la mort .
405: Aussi les longs épanchements du vieux avaient le don de lui déplaire , et quand * Dominique s' apitoyait , lui parlait de sa naissance , de son baptême , souhaitait la venue de petits enfants qui égayeraient ses vieux jours ,
406: * Pierre lui coupait nerveusement la parole :
407: - c' est bon , père .
408: Assez de rengaines .
409: On n' a pas de temps à perdre !
410: On était misérable .
411: Le métier devenait chaque jour plus mauvais , au dire du vieux qui ne cessait pas d' établir des comparaisons entre les gains d' autrefois et la maigre paye d' aujourd'hui .
412: Frappées dans leur fécondité , la terre et les eaux ne nourrissaient plus les hommes .
413: Ils avaient bien quelque bout de champ , une maigre vigne .
414: Encore ce bien , grevé d' hypothèques , les écrasait -il sous le poids d' une dette à payer , sans cesse grossie par l' accumulation des intérêts , un fardeau qui sans cesse retombait sur eux , comme une pierre qu' on roule sur une pente .
415: Que de fois , ayant travaillé pendant des semaines , quand il leur arrivait de toucher un peu d' argent à la poste , ces pièces de monnaie ne faisaient que passer entre leurs mains , et s' en allaient tout de suite chez le notaire !
416: Ils les alignaient au bord de la table , sous le regard indifférent du tabellion , qui leur griffonnait une quittance sur un bout de papier et les congédiait aussitôt , avec sans-gêne , ayant l' air de réserver son temps pour des affaires plus considérables .
417: Et ce sans-gêne , qui rendait les paysans respectueux d' ordinaire , suscitait chez * Pierre , à chaque fois , un mouvement de mauvaise humeur .
418: On ne vivait pas , on ne mangeait pas , on se privait de tout .
419: Le moindre objet à acheter , comme un vêtement neuf , un paquet de ficelle pour faire des filets , était la cause de calculs sans fins , de marchandages compliqués .
420: Il faudrait bien que ça finisse .
421: Toute la journée s' était passée dans ces rêveries .
422: Le soir tombait , le soir qui vient si vite après la toussaint , qui apporte à l' âme toutes sortes de regrets et de tristesses .
423: Il était venu s' échouer dans la belle chambre qu' on trouve dans toutes les maisons lorraines .
424: Une odeur d' ennui s' exhalait des meubles .
425: Sur les murs , des photographies de parents défunts , accrochés sans symétrie , promenaient dans le vide leurs regards sans âme .
426: L' ombre endeuillait le lit à baldaquin , les solives du plafond où l' on avait suspendu des branches de chasselas de la dernière récolte , des grappes fripées et poussiéreuses .
427: * Pierre restait assis à la même place , les yeux errant dans le lointain , la tête perdue dans un tourbillon de désirs , le coeur gonflé de choses inexprimables .
428: Les deux pêcheurs dormaient encore .
429: La nuit était noire ;
430: le chant des coqs enroués , se répondant d' une basse-cour à l' autre , déchirait le silence .
431: Un coup ébranla les ais de la fenêtre , tandis qu' une grosse voix , joyeuse et bourrue , criait au dehors :
432: - ben quoi !
433: La coterie !
434: Tout le monde roupille là dedans ;
435: y a pu d' amour ?
436: * Pierre se leva , alluma à tâtons la lampe de cuivre suspendue au plafond , et dit à son père , par manière de réflexion :
437: - * Poloche est bien matinal aujourd'hui .
438: La porte ouverte ,
439: * Poloche entra .
440: C' était un vieux colporteur qui , tous les quatre ou cinq jours , venait charger sa hotte de tout le fretin pris dans les derniers temps , et allait le vendre dans les côtes , où les habitants sont friands de semblable denrée .
441: Un drôle de corps , ce * Poloche , avec qui on n' avait pas le temps de s' ennuyer une minute .
442: Ivre habituellement , le vin qui donne aux hommes des pensées tristes et les fait larmoyer , les coudes sur la table , le vin , lui chauffant le ventre et le remettant d' aplomb sur ses vieilles quilles , lui inspirait une gaieté trouble , largement épanouie , fertile en inventions bizarres , en idées cocasses qui traversaient son cerveau .
443: Aussi on l' aimait et , les jours de réjouissance , nombreux étaient les compères qui se pressaient autour de lui , heureux d' entendre ses calembredaines , ses histoires , ses drôleries , les provoquant au besoin , et le ramenant , sans en avoir l' air , aux sujets de conversations qu' il préférait .
444: Ou bien ils commentaient ses récits d' un petit clignement d' yeux à l' adresse de la société , comme pour en faire valoir la saveur , toute la verve rare et puissante .
445: Sacré * Poloche , on ne savait pas où il allait chercher tout ça !
446: Lui ne se faisait pas prier , gardant , au fond de l' ivresse , le vague sentiment de l' admiration qu' il soulevait .
447: à jeun , il était encore plus drôle .
448: Rien qu' à le voir , on éclatait de rire , tellement il y avait de malice , de goguenardise , de grivoiserie dans cette face d' ivrogne , aux yeux vifs , au nez curieusement illuminé , aux joues tachées de lie de vin et striées de fibrilles rouges , une figure qui était une vraie enseigne de boit-sans-soif .
449: Il y passait par moments une expression de stupeur muette , reflet des ivresses disparues .
450: La gaieté ne l' abandonnait pas pour ça .
451: Fichtre non !
452: Il riait tout seul , en dedans , d' un rire silencieux qui creusait des rides dans ses joues , faisait trembler le bout de son nez rouge .
453: à ces moments -là , on faisait silence autour de lui , et on entendait voler les mouches , car on comprenait qu' il allait en dire une bien bonne .
454: Comme si l' ivresse eût délié sa langue , l' ivresse qui met dans la bouche des hommes un balbutiement pareil à la voix des bêtes , lui , dès qu' il était saoul , devenait d' une loquacité terrible .
455: Il parlait , il parlait tout seul , le jour , la nuit , campé devant les choses inertes , les poteaux télégraphiques et les arbres des chemins , dans des soliloques qui n' en finissaient pas .
456: Le plus drôle , c' est qu' à ces moments -là , il retrouvait des mots très distingués , des mots savants qui lui revenaient de lectures faites à la veillée ;
457: un tas de vieux bouquins retrouvés au fond d' une armoire , héritage d' un oncle curé .
458: Il répétait ainsi à tout bout de champ :
459: comprends -tu l' apologue ?
460: Et comme il prononçait l' apoloche , de là lui venait ce sobriquet de * Poloche , qui lui était resté .
461: Il disait aussi " sans plus tergiverser " .
462: Il était menuisier .
463: Il aiguisait aussi les vieilles scies .
464: Il allait par les rues , une couenne de lard à la main , un paquet de limes sonnant dans sa poche .
465: Il montait aussi sur les toits pour réparer les gouttières , agile comme un chat , malgré son grand âge :
466: sa silhouette se dressait gesticulante , sur la splendeur du couchant , parmi les cheminées qui fumaient .
467: C' était un pauvre bougre , qui faisait la joie du village .
468: Jusqu'aux tout petits qui se campaient derrière lui , quand il oscillait sur ses talons et courait à pas menus pour rattraper son équilibre .
469: Ils trébuchaient comme lui , et répétaient en l' imitant :
470: - sans plus tergiverser .
471: Sans plus tergiverser .
472: Soldat , il avait fait plusieurs congés , au temps où chacun d' eux durait sept ans .
473: Ayant roulé sa bosse par toute la terre , les voyages lui avaient laissé toutes sortes de souvenirs , des aventures survenues chez les turcs , chez les yolofs , au * Mexique et sur la côte du * Sénégal .
474: Il racontait ses amours de passage avec des femmes noires et des femmes jaunes , des bombances qui duraient des semaines , et se terminaient par des sommeils de quarante-huit heures , au creux des buissons , dans des pays étranges .
475: * Poloche ne se faisait pas prier .
476: * Pierre l' écoutait avidement .
477: Toutes ces histoires extraordinaires , cette vie d' aventures et de maraude entretenaient dans l' esprit du jeune homme cette fièvre de l' inconnu , cette hantise du lointain dont son âme était palpitante ...
478: ce matin -là ,
479: * Poloche se tenait drôlement au milieu de la chambre , la lueur crue de la lampe fouillant sa physionomie de pochard tiraillée de tics .
480: Il se promettait de boire un bon coup là-bas , dans les pays de bon vin où il se rendait .
481: Et sa face exprimait une joie si puissante , si communicative , que les deux pêcheurs se tordaient les côtes .
482: Harassés , les deux pêcheurs rentrèrent tard ce soir -là .
483: Les grands froids ne venaient pas ;
484: l' automne mourait dans la boue et dans la pluie .
485: Le ciel bas pesait sur la terre , et les champs , vêtus d' ombres grises , avaient l' air de somnoler au long des jours .
486: Une petite pluie tombait , fine et pénétrante , et les chènevières noyées dans cette poussière d' eau s' étendaient sous la clarté livide du crépuscule .
487: - * Pierre , dit * Dominique , j' vas prendre les devants pour préparer la soupe .
488: * Pierre consentit du geste , sans mot dire , car il portait le plus gros de la charge .
489: Il était forcé de s' arrêter de temps à autre , appuyant sa hotte sur les " landres " de bois sec qui ferment les pâturages .
490: La nuit tombait , cette nuit froide de novembre qui s' abat subitement sur les campagnes , amenant un cortège d' épouvantes .
491: La rafale se leva hurlante , courbant les grands peupliers qui gémissaient dans le noir .
492: Et des trombes furieuses déversèrent des torrents qui clapotaient , cinglaient avec un bruit mou l' argile des labours .
493: On entrevoyait vaguement le village à travers un rideau de pluie .
494: Les toits de tuile , dont la charpente s' était effondrée par endroits sous la pesée du temps , se serraient autour du clocher , comme un troupeau surpris par la tourmente .
495: Fouettées par l' averse , les maisons se rapetissaient , s' écrasaient au ras du sol .
496: Et la rafale redoublait , chassait sur le faîte des toits une poussière d' eau qui courait dans le vent , comme une fumée .
497: * Pierre se remit lentement en marche .
498: Jamais il n' avait été triste comme ce soir -là .
499: La désolation du soir , l' angoisse du jour finissant retombant sur son coeur , il lui semblait que ce flot de boue allait l' engloutir au fond du crépuscule .
500: Des pensées mauvaises , des regrets de vie avortée , des rancoeurs de toutes sortes fondaient sur lui et le happaient au passage , comme des bêtes embusquées .
501: Il marchait machinalement vers le logis , ramené vers le gîte et la soupe chaude par l' instinct qui guide l' animal lassé vers l' écurie .
502: Il songeait avec mélancolie qu' il faudrait recommencer le lendemain .
503: Il traversa le chemin qui longe les jardins , au bord des chènevières .
504: à cet endroit , les " bougeries " , les hangars où l' on enferme le raisin , où l' on distille l' eau-de-vie , forment auprès des maisons des abris secs , simplement séparés des champs par une clôture d' osier ou des palissades vermoulues .
505: Souvent les vagabonds , les camps volants s' y glissent par les soirs d' automne , et dorment sur des lits de roseaux craquants , près de l' étable d' où s' exhale le souffle des bêtes repues .
506: Quelque chose remua comme * Pierre passait auprès d' un mur .
507: Posant sa hotte à terre , il s' avança avec précaution , tâtonnant dans l' ombre avec ses mains .
508: La nuit était noire .
509: Un petit cri monta , d' effroi ou de surprise , tandis qu' une forme mince , une silhouette fuyante glissait rapidement dans les ténèbres , cherchant à gagner la porte ouverte sur le jardin .
510: * Pierre l' atteignit .
511: C' était une fille qui se débattait .
512: L' ayant amenée au dehors , il reconnut le visage de * Marthe à la clarté douteuse , qui traînait sur les champs assombris .
513: - que diable faites -vous là ?
514: Demanda -t-il .
515: L' autre ne répondait pas .
516: Son coeur battait si fort dans sa poitrine que * Pierre pouvait l' entendre distinctement .
517: Il ne distinguait pas les traits de son visage , mais un rayon errant se posait sur ses yeux , qui brillaient étrangement , d' un éclat trempé de larmes .
518: * Pierre insista .
519: Quelle idée d' aller se nicher dans cet endroit par un temps pareil ?
520: * Marthe secouait la tête , avec un embarras visible dans tous ses gestes .
521: Une supposition traversa l' esprit de * Pierre : " un galant sans doute qu' elle attendait " .
522: Ces filles , à qui on aurait donné le bon * Dieu sans confession , s' entendaient à faire leurs coups en cachette .
523: Il s' esclaffait , secoué d' un gros rire .
524: à cette supposition ,
525: * Marthe eut un mouvement de révolte dans tout son corps .
526: Se redressant sous l' affront , sans même donner d' explications , elle se tenait devant lui , méprisante .
527: Il revint à la charge , flairant un secret , et lui passant le bras autour de la taille , il l' entraîna au fond de la " bougerie " , où ils s' assirent côte à côte , sur une botte de paille .
528: Pressée de questions ,
529: * Marthe finit par lui avouer qu' elle venait se cacher là tous les soirs , depuis qu' ils allaient pêcher de ce côté .
530: C' était plus fort qu' elle :
531: elle ne vivait pas , à le sentir sur l' eau par une froidure pareille .
532: Elle se glissait dans ce hangar à la nuit tombante , attendant le moment où ils passaient , heureuse de l' entrevoir un instant , d' entendre le bruit de ses pas sur les pierres du sentier .
533: Et sachant qu' il ne lui était arrivé rien de fâcheux , elle dormait mieux .
534: Elle continuait : " c' est vrai qu' ils faisaient un dur métier , et on ne vivait pas vieux dans leur famille , à preuve * Dominique , tout perclus de " douleurs " .
535: Elle lui disait ces choses d' une voix basse , un peu tremblante , vaincue par l' émotion .
536: Et elle posa sa tête sur l' épaule du jeune homme , dans un mouvement à la fois câlin et confiant .
537: Lui la rassurait avec des paroles tendres .
538: Il faisait bon dans ce coin tiède , pareil au gîte qu' une bête se ménage au creux d' un buisson battu de pluie , en piétinant les herbes .
539: Ils oubliaient le moment qui passe , le souper qui les attendait , savourant la douceur des premiers serments et des minutes éternelles .
540: L' ombre se peuplant autour d' eux de bruits familiers , une impression exquise de recueillement , de calme solitude flottait dans le silence .
541: On entendait derrière le mur le mâchonnement monotone d' une vache ruminant devant sa crèche :
542: la bête par moments tirant le foin du râtelier , sa chaîne sonnait sur le bord de la mangeoire .
543: Des lapins , qu' on ne voyait pas , grignottant le treillage en fil de fer de leur baraque , faisaient entendre un petit bruit métallique , pénétrant et inquiet .
544: Et les gouttes d' eau tombant du toit , s' écrasant sur la terre , les arbres secoués par la rafale , toute la vie nocturne du jardin frissonnant dans le noir accentuaient singulièrement la tiédeur , la paix profonde de cet abri .
545: Ils se parlaient bas , remués et attendris par le mystère environnant .
546: Et les mots qu' ils murmuraient , retombant sur leurs coeurs , y prolongeaient d' ineffables vibrations .
547: Parfois ils se taisaient , comprenant que les paroles étaient inutiles , trouvant même à leur voix une sonorité étrange , qui détruisait le calme de leurs pensées .
548: Et tandis qu' ils restaient là les mains jointes , leurs esprits vagabondant cherchaient à pénétrer dans les brumes de l' avenir le secret de leurs destinées .
549: * Pierre se sentait ému , gagné par un attendrissement insolite qui lui donnait la sensation de découvrir un être nouveau en lui .
550: Il fallait que cette petite fille l' aimât bien tout de même pour lui avouer sa tendresse du premier coup .
551: Quelque chose naissait en lui de doux , de fort , de contenu , qui n' était pas l' amour qu' il avait connu jusque -là , qui tenait aux racines de son être .
552: Comme cela le changeait des coureuses , des " trapelles " , des filles de rien qu' il avait fréquentées jusque -là .
553: Elles savaient ce qu' on attendait d' elles .
554: Mais l' ignorance de cette jeunesse , sa naïveté , le don absolu qu' elle faisait de sa personne , autant de douceurs émouvantes qu' il était prêt à savourer .
555: C' est vrai qu' on serait heureux avec une femme pareille , en qui on aurait confiance .
556: Sans compter que c' était un bon parti , avec sa grande maison , les champs , l' argent qu' avait dû économiser le vieux garde .
557: Cette nouvelle conquête flattait son orgueil .
558: Il aurait dû s' en douter depuis longtemps à voir ses petites mines confuses , ses airs rougissants , les coups d' oeil sournois qu' elle lui lançait à la dérobée .
559: Elle s' abandonnait à la douceur du moment , devinait les choses qui se passaient en lui , s' enivrait de la douceur de son étreinte .
560: Ils promirent de se revoir .
561: ça tombait bien .
562: Elle devait aller à la fête de * Bicqueley , le dimanche suivant .
563: Le meunier de * Bouvade , un vieil ami de son père , les pressait depuis des années d' accepter son invitation .
564: * Pierre , qui connaissait le meunier , l' accompagnerait .
565: Les vieux resteraient au logis , car leur temps était passé et les jeunes gens feraient la route ensemble .
566: Ils se frappèrent joyeusement dans les mains , comme pour conclure une affaire .
567: La rafale d' instant en instant se faisait plus violente .
568: Le village se taisait :
569: seul un ronflement de machine à battre , montant au fond d' une grange , emplissait la nuit pluvieuse de son murmure de vie obstinée , s' acharnant pour le pain de chaque jour .
570: Sous les souffles froids qui balayaient le ciel , la charpente du hangar vibrait , frémissait , parcourue de craquements sonores .
571: On eût dit qu' une ruée d' êtres invisibles se déchaînait là-haut , dans le noir .
572: La respiration géante balayait les frêles existences d' hommes , accrochées au flanc du coteau .
573: Eux ne sentaient rien , n' entendaient rien , enivrés de cette aube d' amour .
574: Leurs vies devenaient de petites choses , confiantes , délicieusement bercées par le chaos des éléments déchaînés , par la clameur furieuse qui tourbillonnait dans le val .
575: Ils partirent le dimanche matin , comme c' était convenu .
576: Il avait dû geler fort , la nuit précédente .
577: Les toits des maisons , les brancards des chariots , la paille des fumiers saupoudrés de givre fin miroitaient doucement dans le jour .
578: Un soleil rouge s' éborgnait aux cerisiers de la côte , dont les branches glacées ressemblaient à de grands lustres de cristal .
579: Mais l' astre eut le dessus , il fondit la carapace de verglas qui emprisonnait les choses , et la campagne apparut , déroulant ses ondulations monotones sous le soleil .
580: Ils traversèrent la * Moselle dans la vieille barque et s' engagèrent dans la vallée étroite qui conduit à * Bicqueley .
581: Des brumes tournoyaient comme des fumées à la surface du * Bouvade , montrant la place où des sources qui ne gèlent jamais se déversent dans son lit .
582: Les colchiques d' automne jetaient une lueur violette dans les fonds humides des prés .
583: Par place une charrue abandonnée à l' extrémité d' un champ , avait un air de mélancolie , au milieu des labours sans fin , alignant leurs sillons de terre brune .
584: Les deux jeunes gens parlèrent tout d' abord de choses indifférentes , n' osant faire allusion à leur entrevue nocturne dans le hangar .
585: Sérieux et compassés , ils affectaient des façons de parler cérémonieuses , se demandaient gravement des nouvelles de leurs familles .
586: Mais des mots , qu' ils prononçaient , prenaient un sens mystérieux , créaient entre eux une sorte d' entente , et comprenant qu' ils avaient la même pensée qu' ils n' osaient se confier , cette certitude leur était douce .
587: * Marthe surtout se répétait les paroles qu' ils avaient échangées dans leur dernière entrevue , leur trouvant à chaque fois une saveur renouvelée .
588: Et de temps à autre elle risquait un regard timide de son côté .
589: Il marchait crânement au milieu de la route , ayant toujours son air d' assurance et de fierté .
590: Des mouvements de joie , s' emparant de la jeune fille , lui donnaient des envies de courir .
591: Il lui semblait que si elle avait voulu s' élancer , ses pieds n' auraient pas touché le sol .
592: Mais elle réprimait toute cette fougue , et la contrainte qu' elle s' imposait augmentait la véhémence de sa joie .
593: Ils arrivèrent au moulin pour midi .
594: La table était mise dans une grande salle du rez-de-chaussée , servant à la fois de salle à manger et de cuisine :
595: une grande table comme pour une noce .
596: Des invités venus des villages voisins , des paysans riches , des fermiers vêtus de blouses bleues ornées de broderies blanches aux poignets et aux épaules , secouaient la tête d' un air de satisfaction devant les préparatifs du repas , les victuailles amoncelées sur le dressoir , la nappe de linge blanc qui tirait l' oeil .
597: La lumière , entrant par les vitres , chauffait la pièce , miroitait sur les landiers de fer , accroupis au fond de l' âtre , sur la tête de l' alambic et sur les bassinoires de cuivre , alignées sur des rayons et qui , soigneusement astiquées pour la circonstance , flamboyaient dans l' ombre comme des soleils .
598: Un grand lit occupait tout le fond de la pièce , large et monumental , sous son plumon de toile bleue , un de ces lits où des générations entières ont passé , depuis la naissance jusqu'à la mort .
599: On attendait les jeunes gens et on leur fit fête , car lorsqu' ils entrèrent , ils apportaient avec eux un tel rayonnement de jeunesse et de fraîcheur que la chambre en fut égayée .
600: Le repas commença .
601: Ce fut un de ces repas lorrains avec un défilé de plats interminable , qui assoient au bord de la table les robustes appétits , les assoupissent dans la béatitude des digestions commencées .
602: Le meunier avait tué un cochon pour la cérémonie ;
603: on savoura le boudin finement parfumé de " sanriotte " , la grillade et les " fricodelles " .
604: On s' observait d' un bout de la table à l' autre , et on ne disait mot dans la crainte de perdre un coup de dent , mais le vin délia les langues et les conversations commencèrent .
605: Un chasseur avait apporté un lièvre ;
606: le civet fut déclaré excellent .
607: L' homme racontait les incidents de la chasse , mimait la surprise de son chien tombant en arrêt sur le gibier caché sous un pied de betteraves , soulevait les rires de l' assistance par ses gestes amusants , sa verve encombrante et passionnée .
608: * Pierre , assis à côté de * Marthe , se répandait en menues attentions , mettant à ces soins une aisance d' homme bien élevé .
609: * Marthe s' abandonnait à la douceur du moment ;
610: elle se prenait à aimer ce vieux logis , ces meubles anciens .
611: Une poussière de farine , s' insinuant à travers les cloisons , s' était déposée sur le fronton des armoires , sur le manteau de la cheminée .
612: Le vin lui montant à la tête , elle se sentait un peu étourdie et entendait comme dans un rêve le bruissement du ruisseau dont le flot glissait sous le plancher , fuyait le long des murs , emplissait le logis de son murmure monotone .
613: Le meunier les dévisageait , plein d' une bonhomie souriante .
614: Un gros homme , encore vert , une bonne trogne lorraine bien nourrie , ayant dans tous ses gestes la décision de l' homme bien posé .
615: Il adressait à
616: * Pierre des clignements d' yeux complices :
617: sacré mâtin , il n' avait pas dû s' embêter en faisant la route .
618: * Marthe rougissait , mais l' hommage la ravissait , malgré sa brutalité .
619: Elle eut une gentillesse si charmante pour remercier
620: * Pierre d' une attention , que le meunier attendri lui cria :
621: - bougre de jean-jean , embrasse -la donc .
622: * Pierre s' exécuta , pendant que l' assistance battait des mains .
623: Maintenant on soufflait un peu .
624: Une servante étalait le dessert sur la table , les quiches aux " quetsches " dont le jus coulait parfumé , les gâteaux à la croûte dorée et craquante , les tartes aux pommes , larges comme des fonds de tonneau et dont la pâte avait un goût fin de cannelle .
625: Et pour faire descendre ces bonnes choses , on buvait de larges rasades de vin de * Lucey , un vin fameux dont le meunier faisait l' éloge , débouchant les bouteilles avec précaution , essuyant le goulot de la paume de sa main pour en faire tomber les parcelles de cire .
626: On se portait des santés à la ronde , rappelant le souvenir des absents , des joyeux lurons qui manquaient à la fête .
627: Le meunier s' exclamait , tourné vers les jeunes gens .
628: - un beau couple tout de même , faut vous marier ensemble , mes enfants , pour conserver l' espèce .
629: Il continua :
630: - les gens , c' est comme les bêtes , sauf vot'respect .
631: Une supposition , un cheval vaut huit cents francs ;
632: si on trouve son pareil , chacun des deux en vaut mille .
633: On applaudissait .
634: Excité , le meunier retrouvait au fond de sa mémoire toutes les calembredaines , tous les coqs-à -l'âne , toutes les balourdises qui traînent dans la conversation des paysans .
635: Pourtant on en vint à parler d' affaires plus importantes .
636: On déplorait la misère des campagnes , le manque de bras , l' avilissement de la terre , dont on ne faisait plus d' argent , quand on la vendait .
637: Les doléances se croisaient , criant famine au sortir de ce festin plantureux .
638: Les bougres n' en pouvaient plus , avaient le ventre plat , les dents longues !
639: Le meunier , de son air finaud , donnait des conseils à * Pierre .
640: Il était jeune et robuste , il ne resterait pas dans ce pays de misère .
641: Quand on savait s' y prendre , on avait vite fait d' amasser une fortune .
642: Alors on se laissait vivre dans une petite maison de rentier , bâtie en briques , sur la côte , et on regardait les imbéciles tirant le diable par la queue .
643: * Pierre ne disait pas non .
644: Toutes ces raisons , qu' il avait tournées dans sa tête , prenaient en passant dans la bouche d' autrui une ampleur .
645: Une ombre de mélancolie voila les beaux yeux de * Marthe .
646: Ils sortirent pour faire un tour dans le jardin , en attendant l' ouverture du bal .
647: La fête battait son plein dans le village .
648: On entendait les sons pleurards de l' orgue de * Barbarie , arrivant par bouffées , avec le vent ;
649: des pétards partaient , soulevant des aboiements de chien , et les détonations cassantes des tirs forains secouaient le grand silence automnal .
650: Ils marchaient à pas lents dans les allées bordées de buis nains .
651: S' étant assis au fond d' une charmille , dont les branches dépouillées jetaient dans le vent une rumeur sèche , ils regardaient le pays , les prés roussis par les premières gelées , la fuite du * Bouvade sous des saules grisâtres , l' ondulation des chaumes que des fils d' araignée revêtaient d' un réseau brillant , tissu d' argent où s' engluaient des clartés .
652: Il faisait très chaud .
653: * Marthe se surprenait à aimer toutes les choses environnantes , autant pour leur paix profonde , que comme des témoins de son bonheur .
654: Une sorte de ravissement , un engourdissement de béatitude l' envahissaient à contempler la fosse du moulin où des herbes brillantes ondulaient , la roue moussue qui clapotait dans ce flot , le toit de tuiles rouges tout animé d' un vol de pigeons tourbillonnant .
655: Une rose pendait aux branches d' un buisson , une de ces roses thé dont la chair meurtrie exhale une odeur pénétrante .
656: Elle voulut la cueillir ;
657: la fleur s' effeuilla , lui laissant dans la main un brin de bois sec , piteux et ridicule .
658: Sans qu' elle raisonnât cette impression , elle en eut l' âme effleurée d' un pressentiment triste .
659: Tous les propos du meunier lui revinrent à la mémoire .
660: * Pierre se tenait à côté d' elle , les yeux perdus dans la vapeur bleuâtre des lointains .
661: Elle le sentait plein de projets , agité d' espérances qu' il ne lui confiait pas .
662: Elle frissonna , comme si un courant d' air froid lui avait glacé les épaules .
663: Un nuage passa devant le soleil , tandis qu' une ombre volant sur les campagnes voilait la splendeur de ce dernier beau jour .
664: Elle lui dit , faisant effort pour trouver ses mots :
665: - comme ça , vous ne vous plaisez pas au pays !
666: Il me semble pourtant que quelque chose devrait vous y retenir .
667: Il sourit , avec une imperceptible hauteur :
668: - des idées qui me viennent ;
669: je me mange les sangs quand je vois des malins se tirer d' affaire .
670: Mais bah !
671: Tout ça passera avec l' âge .
672: * Marthe insista , rougissante , les doigts tordant les plis de sa robe pour se donner une contenance .
673: - c' est que , si vos projets étaient sérieux , il faudrait en faire votre deuil et rester au village .
674: Mes parents , qui sont vieux et n' ont pas d' autre enfant , ne se décideraient pas à se séparer de leur fille ...
675: elle parlait encore qu' il l' avait attirée dans ses bras , vaincu par son ingénuité , gagné par son abandon .
676: Il lui ferma les yeux d' un baiser .
677: On finissait toujours par s' entendre .
678: Le bal était commencé , il la prit par la taille , et la soulevant , l' emporta le long des allées , dont le gravier volait sous ses pas .
679: La brume d' inquiétude se fondit , se dissipa bientôt sous la chaleur de cette gaieté , sous le rayonnement de cette bonne humeur .
680: Une semaine passa .
681: * Pierre avait tout oublié .
682: Il était pris par une liaison nouvelle , un caprice fougueux et sensuel qui l' attachait à la femme d' un vigneron , une gaillarde qui s' était jetée à sa tête , lui faisant de telles avances qu' il avait dû céder , sous peine de paraître niais .
683: Ils se donnaient des rendez -vous tous les soirs , abritant leurs amours au hasard des logis abandonnés , se retrouvant dans les écuries éloignées des maisons , dans les chambres à four où flottait une odeur de pain chaud .
684: Ils s' aimaient dans les greniers bourrés de foin sec et craquant , et la femme le serrait dans ses bras à le briser , prise d' un coup de passion pareil à une folie , que fouettaient les dangers d' une surprise , les bruits inquiets , les rumeurs de toute nature vibrant dans ces nuits de gelée , d' une sonorité de cristal .
685: Ils s' arrangeaient si bien que rien ne transpirait de leur aventure .
686: Et dans les intervalles de leurs enlacements , la femme se moquait de son mari , un petit homme malingre , qui n' avait guère de vaillance pour aucune besogne .
687: On lui plantait joyeusement des cornes !
688: Et la canaillerie de cette liaison , cette dépravation enjouée et facile séduisaient * Pierre , flattant un fonds de veulerie qui se trouvait en lui .
689: L' hiver vint tout d' un coup .
690: La chute des flocons de neige commença , emportés d' un vol cinglant et capricieux , comme des mouches .
691: Puis ils tombèrent si dru qu' on ne voyait plus les côtes ;
692: et les peupliers apparaissaient noyés dans une blancheur .
693: Puis la tombée de la neige cessa :
694: le ciel s' éclaircit et les champs s' étendirent , leurs ondulations s' adoucissant encore sous cette couche glacée .
695: Des fumées montaient dans l' air froid , révélant la place où des villages étaient ensevelis .
696: Jamais il n' était tombé tant de neige que cette année -là .
697: Dans les jardins ouverts au vent , elle montait jusqu'au toit , murant les portes des " bougeries " .
698: Les gens ne sortaient plus , se calfeutrant auprès du poêle de fonte .
699: Le soleil rouge , sans rayons , descendait dans le couchant pareil à une plaque de cuivre .
700: L' air même paraissait mort , sans bruit .
701: Les nuits étaient fourmillantes d' astres .
702: Les vieux noyers se fendaient dans leurs vergers , et ils éclataient avec des craquements terribles .
703: Au milieu de cette blancheur immense étalée sur les terres , la * Moselle roulait ses eaux jaunâtres , livides , plombées ;
704: des glaçons tournoyaient dans les places tranquilles , froissant les tiges des roseaux secs .
705: Les deux pêcheurs étaient à leur poste .
706: Leurs blouses de toile , imbibées d' eau , étaient raides comme du carton ;
707: * Pierre sentait son poignet que le frottement de l' étoffe coupait peu à peu , et cela lui faisait une blessure saignante , que le froid tenaillait .
708: Midi sonnant à des cloches lointaines , le père proposa de casser une croûte à l' auberge des mariniers , au lieu de s' installer sous le vieux pont , dans les courants d' air , comme ils faisaient d' habitude .
709: L' auberge était posée au bord de la route , où passaient des attelages de rouliers et des chariots .
710: C' était une vieille baraque de planches goudronnées ;
711: une feuille de tôle gondolée formait le toit .
712: Les mariniers s' y donnaient rendez -vous et aussi les charpentiers , travaillant dans les chantiers voisins , où l' on construisait les chalands dont le glissement tranquille anime la rivière .
713: Dans les larges bassins , fermés par une clôture de planches , les bateaux attendaient le moment où ils s' en iraient , le long des chemins de halage , au frémissement des sonnailles suspendues au cou des chevaux .
714: Les uns , presque achevés , étaient enduits de goudron , d' autres à peine en train montraient leur quille longue , le squelette de leur membrure .
715: Le marteau des calfats sonnait sur les coques , des fumées bleues montaient des marmites où l' on chauffait le goudron , le vent qui passait charriait des odeurs de poix et de résine .
716: Dans l' auberge il faisait une chaleur lourde .
717: Une buée d' eau ruisselait le long des vitres , et dans l' air plein de fumée , des silhouettes d' ouvriers attablés apparaissaient , massives et trapues .
718: Les hommes s' installèrent devant une assiette de soupe fumante .
719: Puis ils tirèrent de leur bissac les provisions .
720: Leurs membres raidis se dénouaient dans la bonne chaleur .
721: Une torpeur les envahissait , les tenait somnolents au bord de la table .
722: Tout à coup la porte s' ouvrit et * Poloche entra en coup de vent .
723: Il était ivre , effroyablement .
724: Sa face congestionnée se coupait d' un large rire .
725: Une flambée d' alcool luisait dans ses yeux :
726: trébuchant à chaque pas , il se rattrapait aux tables , aux chaises avec des gestes maladroits .
727: Toujours sa hotte au dos par exemple , la hotte d' osier où la dent des rats avait pratiqué des trous et qu' il gardait avec une obstination d' ivrogne , pour rouler dans les fossés et y dormir .
728: Il vint s' asseoir auprès des pêcheurs et commanda un verre d' eau-de-vie .
729: Alors , roulant lentement la tête avec la stupeur d' un boeuf ruminant devant sa crèche , tirant de son gosier une petite voix aiguë , qui contrastait avec sa haute taille , il se mit à chanter des airs d' église :
730: dixit dominus domino meo ...
731: scabellum pedum tuorum .
732: c' était sa manie .
733: Quand l' ivresse le travaillait , les chants entendus dans sa jeunesse lui revenaient à la mémoire et tout y passait , le magnificat et le dies iroe , la messe et l' office des morts ;
734: le plain-chant étalait sa large mélopée sur les tables d' auberge , balançait parmi les hoquets les vocables somptueux du latin mystique .
735: Un ouvrier l' interpella :
736: - dis donc ,
737: * Poloche , y fait meilleur ici que devant * Sébastopol !
738: * Sébastopol !
739: On lui parlait souvent de ce siège où il avait assisté , comme voltigeur de la garde .
740: * Poloche s' était levé en titubant .
741: La main tendue dans un geste solennel , il affirmait :
742: - oui , mon vieux ,
743: * Sébastopol , la * Tchernaïa .
744: Y faisait des temps comme aujourd'hui .
745: Partout d' la neige !
746: On avait froid sous la tente et chacun couchait à son tour au pied du mât , dans la chaleur des autres camarades .
747: Et les russes donc :
748: des gaillards membrés avec qui on faisait un brin de causette , pendant les suspensions d' armes .
749: Y nous jetaient des croix de plomb , en disant : " * Christiane , * Christiane , " pour montrer qu' ils avaient de la religion comme nous .
750: N' empêche qu' on s' abordait dans la tranchée , et qu' on se foutait de rudes coups de pelle sur la gueule .
751: Puis des visions se précisèrent :
752: - à * Balaklava , j' ai vu faucher des régiments entiers de cavalerie .
753: On les enterra si vite , que leurs bottes sortaient de terre .
754: J' ai vu ça , moi , des champs entiers plantés de bottes ! ...
755: il se tut , penché dans le vide , suivant l' évocation sinistre , le ciel bas et neigeux , l' amoncellement des cadavres dans la campagne .
756: C' était si saisissant , qu' un frisson passa dans la chambre enfumée .
757: * Poloche retomba dans son ivresse , et vautré sur la table , il reprit son chant monotone ...
758: au soir tombant , les pêcheurs remontaient le cours de la rivière .
759: Le crépuscule était plein de lignes indécises et de formes mouvantes :
760: quelques lumières s' allumant au loin dans le village trouaient l' ombre de clartés rouges .
761: Derrière une jetée s' ouvrait un coin de rivière dont l' eau morte , obstruée de grands glaçons , envahie d' herbes fluviales , dormait sur un fond de vase .
762: Le cimetière des bateaux .
763: Quand ils étaient par trop délabrés , on les mettait là au rancart :
764: ils pourrissaient .
765: Par les soirs lumineux , leurs silhouettes agrandies se détachaient nettement sur le fond glauque de la prairie , sur les grèves miroitantes .
766: Ils ressemblaient à des poissons monstrueux échoués là , le ventre reposant sur la vase , sur l' herbe boueuse , et la barre de leur gouvernail , qui ne tournait plus , rayait tout un coin du ciel .
767: Les pêcheurs longeaient un de ces chalands .
768: Le silence était profond , on n' entendait que le clapotis de l' eau courant le long de la nacelle , le bruit de l' aviron raclant régulièrement le bois du bordage .
769: Tout à coup un gémissement sortit du flanc de l' épave .
770: Cela montait , s' arrêtait , repartait , monotone et déchirant , et rien n' était triste comme cette plainte qui passait , inentendue , sur les eaux désolées .
771: Les pêcheurs hélèrent , frappèrent de l' aviron la paroi sonore ;
772: on ne répondait pas .
773: * Pierre , se hissant à la force des poignets , escalada le bordage .
774: Vers l' arrière , un étroit logis était ménagé sous l' entre-croisement des charpentes .
775: * Pierre ouvrit la porte et vit un vieillard étendu sur un lit de paille , les jambes enveloppées dans une couverture de laine grise .
776: - holà , hé , ça ne va pas ?
777: Le vieux geignait , paraissait sur le point de rendre l' âme .
778: * Pierre le reconnut .
779: C' était le père
780: * Guillaume , un batelier , qui depuis des années naviguait sur la rivière .
781: Il raconta que son patron l' avait laissé là pour veiller sur l' épave , dont on pouvait tirer quelque argent et qu' il fallait garder des maraudeurs , toujours en quête de planches et de ferraille .
782: La nuit précédente , le fourneau s' était éteint , et le froid terrible qui montait de l' eau , qui pénétrait dans ce logis ouvert à tous les souffles , lui avait gelé les pieds .
783: Ne pouvant se remuer , il avait appelé tout le jour .
784: Personne ne l' avait entendu .
785: Il allait crever là , comme un chien .
786: * Pierre le chargea sur ses épaules et le descendit dans la barque .
787: On le porta à la maison , à travers champs .
788: Le lendemain on le conduisit à l' hôpital .
789: On lui coupa les deux pieds .
790: Cela coûta beaucoup d' argent à la commune .
791: Quand il en sortit et qu' il se trouva dans la rue , pauvre , dénué de tout , balancé entre ses béquilles , étonné d' entendre ses jambes de bois sonnant sur le pavé , à chaque pas qu' il faisait , il s' en fut rendre visite aux deux pêcheurs .
792: C' était un dimanche en janvier , après vêpres .
793: La chambre était chaude ;
794: le poêle ronflait , bourré de souches .
795: * Pierre absent ,
796: * Dominique lisait un vieil almanach .
797: Une pâle lueur passait à travers les vitres que la gelée recouvrait d' arborescences capricieuses .
798: De temps à autre un corbeau , croassant à la cime d' un peuplier , avait l' air de crier misère .
799: L' infirme s' écroula sur une chaise , regardant d' un air piteux ses jambes de bois , auxquelles il ne pouvait pas s' habituer , à ce qu' il prétendait .
800: La porte restait entr'ouverte sur la blancheur des campagnes , où il y avait bien cinq pieds de neige .
801: Les arbres , les palissades des jardins , les " landres " de bois étaient vêtus de glace .
802: Alors * Dominique , ayant réfléchi quelques instants , dit avec simplicité à l' infirme , comme si la proposition était toute naturelle :
803: - qu' est -ce que vous allez devenir ?
804: Vous n' avez plus personne au monde , et votre patron ne vous donnera pas une grosse indemnité , pour sûr .
805: Alors faut rester avec nous , vous ferez cuire not'soupe .
806: La chambre était chaude , le poêle se mit à ronfler plus fort .
807: L' infirme accepta , ne trouvant pas de mots pour traduire sa reconnaissance .
808: Ce fut entre les deux vieux un silence émouvant , plein de choses inexprimables .
809: Sur le coup de midi , les deux pêcheurs étaient venus s' installer , pour casser une croûte , près du barrage de * Gare- * Le- * Cou .
810: Le froid rigoureux des jours précédents s' étant adouci , un étroit chenal s' était ouvert dans les glaces , et la navigation recommençait , ramenant un peu de vie sur le fleuve .
811: L' eau coulait de nouveau , et le bruissement monotone des nappes glissant entre les fermettes du barrage , se brisant sur les enrochements , le bruit familier emplissait le val de sa grande rumeur , de la voix des eaux enfin délivrées .
812: Le père et le fils s' étaient accroupis à l' angle d' une petite maison de pierre , située à l' extrémité du déversoir , où le barragiste enfermait des gaffes , des outils , des engins de batellerie .
813: Protégés par le mur de l' aigre vent du nord , ils jouissaient d' un moment de repos , tandis qu' un rayon de soleil , filtrant à travers la nue , chauffait les dalles blanches à leurs pieds , semait des paillettes d' argent sur les eaux , faisait luire la cime des sapins .
814: Ils avaient allumé un petit feu .
815: Ils voyaient le barragiste aller et venir devant eux , et sa haute taille se découpait sur la moire glissante des eaux , se penchant d' un mouvement régulier , pour relever les aiguilles de sapin .
816: Le repas terminé , ils s' attardaient , ne se décidant pas à quitter le coin tiède .
817: Ils se sentaient plus confiants , et la nourriture qu' ils avaient absorbée faisait couler dans leurs membres une chaleur insinuante et douce .
818: * Dominique bourra sa pipe à petits coups de pouce méthodiques .
819: Saisissant une braise dans sa main calleuse , il la fit couler sur le fourneau de terre brune , et il se mit à tirer des bouffées lentement , faisant durer le plaisir .
820: Il regardait * Pierre fixement , comme si une idée le taquinait .
821: C' était ainsi depuis quelque temps .
822: Chaque fois que le vieux se trouvait bien , que la misère s' adoucissait , le sentiment du bien-être lui remontait au coeur , déterminait chez lui un besoin d' expansion , un élan de sensiblerie qui se donnait cours par des confidences loquaces , un bavardage de vieil homme larmoyant et attendri .
823: Le vieux commençait ses jérémiades :
824: - ça ne peut pas durer longtemps comme ça , mon fi .
825: Pour le coup , c' est trop dur pour moi .
826: Va falloir penser à t' établir .
827: Bâti comme tu es , les beaux partis ne manqueront pas .
828: * Pierre haussait les épaules :
829: rien ne pressait .
830: Le vieux insistait , lui parlait de sa mère , la
831: * Marie- * Anne , une si brave femme , et des recommandations qu' elle avait faites à son lit de mort .
832: Il s' attendrissait et s' interrompait de temps à autre pour essuyer une larme , qui coulait au bout de son nez .
833: Puis il passait en revue les filles du village ,
834: - c' est -y la * Pauline qui te conviendrait ?
835: " la
836: * Virginie * Mathieu , non plus , n' était pas à dédaigner .
837: Il n' avait qu' à se décider et à choisir .
838: Et il ajoutait en manière de conclusion :
839: - faut pas trop traîner pour arranger la chose , mon fi .
840: J' ai pu guère de temps à vivre :
841: on s' imagine pas ça à ton âge , mais les vieux le sentent bien .
842: Les forces n' y sont pu .
843: J' voudrais voir mes petits-enfants , avant qu' on me descende dans le trou .
844: * Pierre ne répondait pas , ou bien quand le vieux le pressait , il avait une façon de secouer la tête , d' un air évasif .
845: Il regardait attentivement les chalands qui remontaient la rivière .
846: Ils se suivaient , nombreux , ce jour -là , ayant été arrêtés par les glaces .
847: Les uns , vides , dressaient leur masse surélevée et semblaient voler sur les eaux , pareils à des tours .
848: Les autres , lourdement chargés de charbon ou de gueuses de fonte , s' enfonçaient si profondément que le flot rasait leur bordage .
849: Ils portaient à leur arrière une planche où des noms étaient inscrits :
850: le zouave , le * Kléber , ou l' hirondelle des eaux .
851: peints de couleurs vives , de minium ou de vert éclatant , leurs coques massives , leurs bordages évasés mettaient dans le sillage du flot un reflet lumineux , dont la nappe était égayée .
852: Chacun d' eux portait une petite maison blanche , avec des fenêtres , des volets minuscules d' où sortait un filet de fumée qui allait s' accrocher aux sapins aigus de la côte .
853: Comme il aurait fait bon vivre dans ces maisons !
854: Au tournant de la côte , ils prenaient le vent , et déployaient des voiles brunes qui tantôt se gonflaient et tantôt retombaient , flasques , le long du mât , dans les sautes brusques des souffles ...
855: puis ils disparaissaient :
856: on ne voyait plus que les banderoles éclatantes de leurs mâts , flottant parmi les cimes grêles des peupliers .
857: * Pierre les suivait des yeux .
858: Où allaient -ils ?
859: Il enviait le sort des mariniers qui couraient pieds nus sur les ponts goudronnés .
860: Comme il aurait voulu être le patron , l' homme qui , les bras croisés sur sa poitrine , poussait de la hanche la barre du gouvernail , guidant le chaland dans les remous , tandis que sa femme , ses enfants se déplaçaient avec lui , emportés dans ce logis flottant avec une lenteur balancée !
861: Le pays changeait incessamment autour d' eux .
862: Ils partaient pour des destinations inconnues , pour des endroits que * Pierre ne verrait jamais !
863: La barre du gouvernail tournait , faisait entendre un grincement mélancolique .
864: La voile brune palpitait , parcourue d' un frémissement , d' une agitation de vie .
865: Ils passaient .
866: * Pierre s' abîmait dans sa contemplation désolée .
867: Jamais la vallée ne lui avait paru si déserte , et la vie si monotone .
868: * Marthe ce soir -là montait la côte à pas lents .
869: Elle allait reporter de l' ouvrage qu' on lui avait commandé et , selon son habitude , elle faisait un détour , pour voir * Pierre * Noel et causer un peu avec lui .
870: Depuis plusieurs jours , elle ne l' avait pas vu .
871: Le temps lui paraissait long .
872: C' était une nuit tiède de janvier .
873: Des nuages fins volaient sur la lune .
874: Un souffle chaud descendu des collines fondait les vieilles neiges amoncelées dans les vignes .
875: Les " chanettes " des toits s' égouttant dans l' ombre faisaient entendre un clapotement .
876: Ces murmures de vie recommençante , cette tiédeur inattendue , cette torpeur hivernale qui doucement s' éveille , mettent au coeur de la nuit , dans ces pays du nord , une douceur inexprimable .
877: Gagnée par ce charme profond , la pauvre fille se prenait à rêver .
878: Ils avaient eu de bonnes journées , au cours de cet hiver .
879: Ils avaient dansé ensemble à la fête de la saint- * Vincent , une fête de vignerons très gaie , très bruyante , avec sa procession qui s' avance dans les rues encombrées de neige , le long des maisons où des stalactites de glace pendent au rebord des toits .
880: - ils s' étaient promenés aussi , par les après-midi de dimanche clairs et froids sur les bords de la * Moselle , poussant même jusqu'à la forêt , scintillante et magique , sous le givre cristallisé qui s' attachait aux branches .
881: - ils se taisaient , remués par le silence illimité des combes , par cet engourdissement des bois morts , des clairières blanches , où ne montait aucune fumée , où ne sonnait aucun bruit .
882: * Pierre était très doux avec elle , se répandant en menus soins .
883: Pourtant il ne se décidait pas à lui parler de mariage , évitant les conversations sérieuses , comme s' il avait eu une idée , qu' il gardait à part lui .
884: Elle , non plus , n' osait aborder ce sujet , craignant de le mécontenter .
885: Elle attendait l' avenir , espérant sans trop savoir quoi .
886: Elle le voyait , elle l' entendait , cela lui suffisait pour le moment , et cette inquiétude qui se mêlait à ses pensées d' amour avait , après tout , sa douceur .
887: Elle arrivait devant la maison des * Noel .
888: La façade endormie se détachait en noir sur le ciel .
889: Aucune lumière ne filtrait par les persiennes closes .
890: * Marthe tressaillit , secouée d' un étrange pressentiment .
891: L' heure , pourtant , n' était pas avancée ;
892: d' habitude elle frappait doucement la porte :
893: à ce signal
894: * Pierre venait la rejoindre , et ils causaient , serrés l' un contre l' autre , sous le ciel criblé d' étoiles .
895: Elle entra dans la grande cuisine , le loquet de la porte ayant cédé sous sa main .
896: Un toc-toc ébranla le plancher de la chambre voisine , et le marinier infirme apparut , attiré par le bruit , portant à la main une lampe à pétrole dont le verre était noir de fumée .
897: Il se tenait devant la jeune fille , attendant qu' elle parlât .
898: - comme ça , vous êtes seul ,
899: * Monsieur * Guillaume ?
900: - mais oui .
901: Les maîtres sont partis depuis une huitaine .
902: * Marthe s' appuya au manteau de la cheminée .
903: La lampe fumeuse , les chaises de bois , la figure du marinier , tous les objets environnants tournoyaient à ses yeux , défilaient dans une ronde fantastique .
904: Et tandis que sa main ébauchait des gestes de noyé qui se raccroche à une branche , elle entendait la voix du vieux , pareille aux voix qu' on entend dans les rêves , qui lui donnait des explications .
905: Machinalement elle répétait :
906: oui , je sais bien , je sais bien , pour lui donner le change et dissimuler sa douleur .
907: L' autre continuait :
908: - paraît qu' ils avaient affermé sur la * Meuse un lot de pêche .
909: Alors y sont partis dans le gros de l' hiver .
910: Dame , vous comprenez , y faut bien gagner sa vie ...
911: * Marthe étouffait ;
912: elle sortit .
913: Elle n' avait pas fait quatre pas , qu' elle s' écroula au bord du chemin .
914: Il se faisait un grand vide dans sa tête .
915: Et dans le désarroi où chaviraient ses idées , il lui semblait qu' elle n' aurait plus la force de se lever , qu' elle ne saurait plus retrouver son chemin , et qu' elle allait errer , lamentable , dans la nuit , comme une bête perdue .
916: Tout près de là , dans une vigne , des feuilles sèches que le vent froissait contre un échalas faisaient un petit bruit inquiet .
917: Elle l' écoutait machinalement , distraite un instant , n' ayant même plus la force de sentir .
918: Et voilà que les souffles chauds , la respiration de la nuit , éveillant de lointaines associations , rappelant les soirs fleuris , l' odeur des lilas , le bruit de la boule sonnant sur les quilles , la rejetèrent dans son passé d' amour et lui navrèrent le coeur d' une indicible tristesse .
919: Elle pleurait .
920: Les heures , tombant du clocher , s' égrenaient dans la nuit .
921: deuxième partie :
922: les jours suivants furent bien tristes , dans leur pesante monotonie .
923: Engourdie par une sorte d' hébétement ,
924: * Marthe ne cherchait même pas de raisons pour s' expliquer le départ de * Pierre , pour justifier son silence .
925: Et elle se détournait de l' avenir avec épouvante , n' y trouvant que motifs d' appréhension .
926: Elle n' osait pas sortir .
927: Les moindres aspects des chemins , la borne d' un champ , le pignon aigu d' un toit lui donnaient une vive secousse au coeur , en lui rappelant les moments d' ivresse et de confiance disparus .
928: Un soir qu' elle avait poussé jusqu'au hangar ouvert sur les jardins , les bruits familiers qu' elle entendit comme autrefois , le souffle paisible de la vache , le grignotement inquiet des lapins lui donnèrent l' illusion de toucher de la main son bonheur anéanti et la jetèrent dans une crise de désespoir si aiguë , qu' elle craignit de devenir folle .
929: L' hiver fondait en boue .
930: Elle passait la journée dans sa chambre , cachée derrière ses rideaux , ne bougeant pas , ne vivant pas , s' abîmant dans une contemplation morne .
931: Les travaux de dentellerie , qui jadis récréaient ses doigts par leur grâce menue , qui la faisaient rêver de baptêmes et de mariages , lui paraissaient maintenant une tâche odieuse , qu' elle accomplissait avec dégoût .
932: Toute la vie semblait morte dans le village ;
933: les vignerons se calfeutraient dans leurs maisons closes par crainte du froid , passant leur temps à boire le vin gris trouble , à racler des échalas , ou à battre le seigle dans leurs granges .
934: * Marthe restait seule , trouvant un charme amer , une consolation désespérée à retourner ses pensées maussades , et elle évitait toute conversation avec ses parents qui , ne sachant que supposer , se désespéraient .
935: Pourtant c' étaient des braves gens , ces * Thiriet , les parents de * Marthe .
936: La mère * Catherine d' abord :
937: une vieille femme tranquille , souriante , effacée , qui vivait dans l' adoration de son mari et de sa fille .
938: Ses jours se passaient à brosser , à nettoyer , à fourbir .
939: Elle savait des recettes de cuisine et cela lui valait dans le village la réputation d' un cordon bleu .
940: Elle sortait de son calme , quand on lui parlait d' un plat nouveau , d' une sauce à confectionner .
941: Alors elle s' animait , donnait ses idées .
942: Les veilles de fête surtout , elle était amusante à voir avec son tablier tourné sur les hanches , son bonnet dont les brides dénouées encadraient son visage incendié par le coup de feu des fourneaux .
943: Le reste du temps , elle se tenait dans un coin , ne disant pas grand'chose .
944: Le père * Jacques * Thiriet était un fameux garde .
945: éveillé dès le chant du coq , il arpentait la grande pièce , chaussé de guêtres de coutil blanc , le képi sur l' oreille , dans une hâte de partir , d' aller respirer la bonne odeur des bois .
946: " la maison sentait diablement le renfermé . "
947: et selon les saisons , il prenait une faux pour couper l' herbe haute des tranchées , ou bien une serpe emmanchée d' un " bracot " de noisetier , pour émonder les branches folles .
948: Ancien troupier , ayant gardé du service la raideur du soldat se tenant sous les armes , il avait des gestes compassés , comme s' il eût défilé la parade .
949: D' ailleurs c' était encore un uniforme , cette blouse bleue où brillait la plaque de cuivre .
950: Et il portait sa carabine en bandoulière , par-dessus la gibecière qui lui battait les reins de son filet de résille blanche .
951: Il montait vers la forêt , très raide et très droit malgré ses soixante ans , montrant au-dessus des buissons sa bonne face rougeaude , encadrée d' une barbe broussailleuse .
952: Passant toute sa vie dans la forêt , il l' aimait , comme un vigneron aime sa vigne , d' une passion âpre , muette , concentrée .
953: On eût dit que les bois lui appartenaient .
954: Sans pitié vis-à-vis des vieilles qui vont ramasser du bois mort , il leur faisait délier leur fagot sur le bord de la route , confisquait les serpettes , quand une ramure verte s' était glissée parmi les brindilles .
955: Et il était la terreur des braconniers , qui le voyaient débusquer des taillis , au moment où ils glissaient dans leur poitrine le lièvre , qu' ils avaient pris au lacet .
956: On ne lui connaissait qu' un seul défaut :
957: il aimait s' installer à l' auberge devant un verre d' eau-de-vie , qu' il lampait silencieusement , à petits coups .
958: Jamais ivre par exemple ;
959: s' il buvait la goutte , elle ne lui descendait jamais dans les jambes , au point de le faire trébucher .
960: Sans qu' il fît exprès , sa conversation revenait toujours aux bois .
961: Le soir il disait à * Marthe :
962: - fillette , je me lèverai demain de bon matin .
963: J' ai vu dans une coupe des baliveaux qu' il faut marquer .
964: Ou bien il lui apprenait que la laie du fond-de-tambour , un vieux sanglier qu' on n' arrivait pas à cerner dans sa bauge , se promenait avec quatre marcassins qu' elle venait de mettre bas ...
965: une tristesse pénétrante enveloppait le logis , les chambres frottées au sable et lavées à grande eau , tous les samedis .
966: Toute joie semblait disparue avec le rire de * Marthe , qui ne sonnait plus .
967: Elle descendait dans la cuisine , s' installait au coin de la cheminée , occupant tout un pan du mur , pareille à un monument .
968: Inerte , elle s' absorbait dans sa rêverie , où flottaient des lambeaux de souvenirs .
969: Les jours étaient gris :
970: un peu de lumière filtrait par la fenêtre étroite , dont le cintre était surbaissé à l' ancienne mode .
971: Les vieux meubles , assoupis dans la pénombre douce , profilaient leurs courbes arrondies , leurs attitudes affaissées , semblaient envahis par une pesanteur de sommeil .
972: Elle restait des heures à regarder les cendres , que le jour , tombant verticalement , effleurait d' une lumière bleue .
973: Tous les bruits se taisaient .
974: Le vieux chat * Marquis ronronnait voluptueusement au creux de l' âtre , ouvrant parfois ses prunelles cerclées d' or .
975: Un coquemar de terre brune laissait fuser une fine vapeur de son couvercle et poussait un chantonnement doux , qui était aussi un ronron lourd de sommeil .
976: Le merle sautillait dans sa cage , approchant des barreaux son oeil vif .
977: Un hérisson courait sous les meubles ;
978: on entendait ses pattes égratignant le plancher , avec un petit bruit sec .
979: Elle restait ainsi immobile , jusqu'au moment où les bruits , les contours des objets sombraient dans la mélancolie du soir .
980: Parfois sentant la tête lui tourner , étouffant dans sa longue claustration , elle allait faire un tour dans le jardin .
981: Il était lamentable sous la pluie qui pénétrait de part en part les massifs de coudrier , s' écrasait sur le sol des plates-bandes , où pourrissaient des trognons de choux et des semenceaux de salade .
982: Les poiriers taillés en quenouille et les pommiers rongés de chancres avaient l' air de grelotter sous la rafale .
983: Quelques feuilles mortes restaient aux branches , bronzées par l' hiver .
984: Et les ruches , soigneusement enveloppées de paille , ne faisaient plus entendre cette rumeur confuse de travail , ce bourdonnement infatigable , qui était la musique des jours d' été .
985: Puis elle remontait dans sa chambre , où elle s' enfermait , n' ayant d' autre spectacle sous les yeux que la rue monotone , les flaques d' eau jaunâtre où le crépitement des averses soulevait des globules , que le vent chassait devant lui .
986: Les grands événements de la journée étaient le passage du facteur .
987: Il allait de porte en porte , sa canne de cornouiller sur le bras , son sac de cuir bourré de papiers sur le ventre , et il déposait chez les gens les lettres , les papiers qui apportent la joie ou la tristesse .
988: Mais * Marthe n' attendait rien , et elle regardait le dos rond de l' homme s' effacer sous la pluie , en songeant qu' un seul mot venu de * Pierre lui aurait rendu la vie .
989: Parfois aussi passait un couple de camps volants , de vanniers nomades qui vendent des paniers et des " charpagnes " aux paysans .
990: L' homme et la femme en haillons , trempés jusqu'aux os , suivaient la carriole , dont la toile oscillait sur des cerceaux d' osier .
991: Des têtes d' enfants , ébouriffées , sortaient des ouvertures de la maison roulante .
992: L' équipage de misère émergeait de la brume pour y rentrer aussitôt , et s' y effacer comme une apparition , une vision de rêve .
993: * Marthe les regardait , le coeur tordu de pitié ;
994: elle les enviait presque , quand elle se disait qu' ils vivaient entre eux , qu' ils s' aimaient , qu' ils ne se séparaient pas .
995: Certains jours ,
996: * Marthe emportait son ouvrage chez la vieille * Dorothée , sa voisine .
997: Une vieille paysanne , affable , cérémonieuse , affectionnant les façons de parler révérencieuses , particulières aux paysans de bonne famille .
998: Elle habitait , avec sa petite-fille * Anna , une bicoque posée à l' entrée de la creuse ;
999: on appelle ainsi en * Lorraine les étroits ravins ouverts entre les vignes .
1000: Les rus torrentiels les ravagent en automne :
1001: l' été , ce sont des fouillis de verdures , de ronces , de sureaux laissant pleuvoir une poussière de fleurs , des vieux sureaux dont les enfants ont tailladé les pousses pour se fabriquer des sarbacanes .
1002: Moins qu' une maison :
1003: un taudis , un trou .
1004: Pour y entrer , il fallait descendre quelques marches d' un escalier de pierre branlantes .
1005: Le plancher était de terre battue , les vitres de la croisée tamisaient le jour , verdies par le temps et l' humidité qui monte des terres .
1006: Quelques assiettes à fleurs , venant de l' ancien temps , étaient rangées sur le manteau de la cheminée ;
1007: dans un coin d' ombre , un petit berceau d' osier portait sur une flèche de bois une vieille toile de * Jouy , parcourue d' un vol d' oiseaux bizarres .
1008: * Dorothée restait là toute seule avec sa petite-fille * Anna , dont le père et la mère étaient morts à quelques mois seulement d' intervalle ;
1009: une maladie de poitrine que le père avait prise , en travaillant dans les carrières , à respirer tout le jour l' âcre poussière des chantiers où l' on travaille la pierre .
1010: La misère s' était abattue sur la grand'mère et sur l' enfant .
1011: Elles vivaient de rien , d' un morceau de pain bis , d' un sou de lait .
1012: Tout le jour * Dorothée filait le chanvre des paysans , assise à son rouet , dont le ronronnement emplissait la pièce .
1013: Et la petite * Anna ne se lassait pas de regarder la mécanique bruissante , la bobine surtout garnie de crochets de fer , qui tournait dans une vibration d' air lumineux et chantant , comme un gros hanneton qui aurait battu des ailes .
1014: La vieille tricotait aussi des bas de laine , s' arrêtant pour passer son aiguille dans ses cheveux décolorés , pareils au chanvre des laboureurs .
1015: Sa bouche édentée retrouvait un sourire , quand la petite fille allait et venait autour d' elle , animée de joies vagues et enfantines , riant aux choses mystérieuses que nos yeux n' aperçoivent pas .
1016: Alors elle posait son ouvrage sur ses genoux et regardait l' enfant , par-dessus ses lunettes .
1017: à mesure que l' enfant grandissait , de lointaines ressemblances , s' ébauchant sur son visage , émouvaient doucement l' aïeule .
1018: N' était -ce pas le regard de sa fille qui luisait dans ces yeux bleus ?
1019: N' était -ce pas la bouche du père , plissée d' un bon rire ?
1020: Par moments , cela devenait une évocation soudaine , saisissante , comme si les chers morts se fussent levés de la tombe pour apporter dans l' air hanté d' invisibles présences un peu de leur voix , un peu de leurs gestes , de ce qui meurt à jamais avec eux .
1021: Puis cela même disparaissait , devenait lointain et vague , comme si les morts n' avaient plus la force de soulever le mystère et le silence , qui pèsent sur eux , pour toujours .
1022: Elle savait toute sorte d' histoires , cette vieille grand'mère , et elle les contait d' une voix chevrotante .
1023: C' était tantôt le récit du " soutrè " qui danse dans les étables , et la légende de saint
1024: * Nicolas , patron de la * Lorraine , qui ressuscita trois enfançons hachés dans un saloir .
1025: D' autres fois elle confectionnait d' humbles jouets à la petite fille .
1026: Elle lui apprenait à faire des " paumettes " avec des primevères assemblées en boule et retenues par un fil .
1027: Elle chantait la vieille chanson venue du passé mystérieux : " paumette , burette , va te cacher , dans un p'tit coin . " des rires s' éveillaient dans le silence de la pièce :
1028: sur l' aïeule et l' enfant passait un souffle de joie et de réconfort , un souffle frêle , comme ces feux de souches qui couvent sous la cendre et donnent plus de chaleur que de lumière .
1029: * Marthe se plaisait dans la compagnie de cette vieille .
1030: Elle lui avait raconté sa liaison avec
1031: * Pierre , leurs premières entrevues , son silence inexplicable .
1032: Une sorte de pudeur l' envahissait , à confier des chagrins d' amour à une personne âgée , qui avait eu ses peines , et autrement poignantes .
1033: Malgré tout * Marthe revenait à ce sujet de conversation , tourmentée par un besoin de confidences , éprouvant une secrète satisfaction à raviver sa blessure , à la faire saigner encore .
1034: Compatissante , la vieille l' écoutait avec une attention inlassable , demandant des détails et des explications .
1035: C' était une brouille qui ne durerait pas .
1036: Ils étaient jeunes et avaient du temps devant eux .
1037: Elle trouvait pour la consoler des phrases toutes faites , des aphorismes sentencieux dont la conversation des vieilles gens s' embarrasse volontiers à la campagne , et la banalité de ces propos était douce à la jeune fille , endormant sa souffrance à la façon d' un chantonnement berceur .
1038: Parfois une petite vieille passait devant la fenêtre de * Dorothée , menue , trottinante , glissant sans bruit le long des murs , comme une souris épeurée .
1039: On l' appelait dans le village la petite * Célestine :
1040: son teint avait des tons de vieil ivoire , une infinité de petites rides plissaient ses lèvres , ses joues et son front .
1041: Mise avec une propreté exquise , tout dans sa physionomie était d' une éclatante blancheur ;
1042: les plis finement tuyautés de son bonnet mettaient leur froideur autour de son visage de cire , dont la pâleur évoquait l' hostie consacrée , qu' on expose dans le saint-sacrement de l' autel .
1043: Elle ne parlait pas , elle n' avait ni parents ni amis .
1044: Personne ne faisait attention à elle .
1045: Un bruit un peu violent de la rue , le claquement d' un fouet ou l' aboiement d' un chien , lui causaient un tressaillement de tout le corps .
1046: Alors elle ouvrait ses yeux , dont les paupières étaient presque closes par une pesanteur invincible , et jetant un regard effaré , elle avait l' air de chercher un trou pour rentrer sous la terre .
1047: L' église était sa maison .
1048: Présidente de la congrégation , elle apparaissait , aux jours de cérémonie , la poitrine barrée de larges rubans bleus .
1049: Elle ornait de fleurs l' autel , lavait les linges sacrés , portait la bannière de la confrérie dans les processions .
1050: Toute sa vie se traînait , pâle et décolorée , exhalant un parfum d' ascétisme et d' encens , comme une plante qui aurait poussé entre les dalles du sanctuaire .
1051: * Dorothée hochait la tête sentencieusement , quand la vieille fille passait :
1052: - v'là * Célestine qui va à la messe .
1053: ça la console , d' aimer le bon * Dieu .
1054: Et elle racontait l' histoire de * Célestine , donnant des détails .
1055: Elle avait aimé un garçon du village , mais ses parents s' étaient opposés au mariage , à cause de la différence des fortunes .
1056: * Célestine avait voulu se jeter à l' eau un soir :
1057: on l' avait repêchée ;
1058: mais depuis ce temps , elle avait refusé tous les partis qui se présentaient , et l' âge lui venant , elle était tombée dans la dévotion .
1059: * Marthe réfléchissait :
1060: ainsi donc son aventure n' était pas extraordinaire .
1061: D' autres avaient souffert les mêmes peines .
1062: Mais il fallait lutter , se raidir , pour conquérir son bonheur , échapper à cette faillite d' une existence .
1063: Et des projets se formaient en elle , dont elle remettait l' exécution au moment où * Pierre rentrerait au pays .
1064: Puis l' oubli fit lentement son oeuvre consolante .
1065: Elle l' excusait :
1066: c' était presque naturel , ce départ précipité .
1067: Il n' avait pas trouvé le temps de la prévenir , et puis aucune parole décisive n' avait été prononcée .
1068: Elle saurait se faire aimer encore !
1069: Une douceur descendait en elle , qui fondait toutes ses craintes , lui laissait le seul souvenir de l' étreinte caressante , dans la " bougerie " ouverte aux vents , près du jardin trempé de pluie .
1070: Elle croyait entendre le son de sa voix , elle revivait les minutes fugitives , elle lui pardonnait .
1071: Et prise d' un élan de tendresse , elle courait s' enfermer dans sa chambre , tirait les rideaux , faisant le silence et la nuit autour d' elle , pour mieux savourer la volupté de cette évocation .
1072: Des chiens aboyèrent à l' entrée de la creuse .
1073: On eût dit que tous les mâtins du village s' étaient donné rendez -vous , faisant sonner leur large coup de gueule , et , quand ils se taisaient , on entendait le grondement rageur des petits roquets , qui ne décoléraient pas .
1074: * Dorothée , qui travaillait avec * Marthe , s' avança sur le seuil pour voir ce qui pouvait causer une telle émeute .
1075: La petite * Anna la suivit , risquant un oeil curieux , cachant sa tête blonde dans les jupes de sa grand'mère .
1076: Au milieu de la rue , se tenait un être à l' aspect hirsute .
1077: Tout son visage était empreint d' une stupeur , comme s' il eût été idiot .
1078: Sa peau hâlée avait les tons rouges de la brique .
1079: Vêtu de loques grisâtres , couvertes de la poussière des grands chemins , ses paupières flétries clignaient dans le grand jour :
1080: des rosaires à gros grains de buis , des chapelets de médailles , dont les lourdes torsades pendaient à sa ceinture , entouraient ses jambes de leurs écheveaux compliqués .
1081: Il portait sur son ventre une grande caisse de bois blanc .
1082: Il se mit à clamer ces mots , d' une voix traînante et caverneuse :
1083: - bonnes gens charitables , voyez le miracle de saint * Hubert .
1084: Y a pas de pu grand saint .
1085: Achetez les médailles bénites dans la chapelle des * Ardennes .
1086: Y a pas de miracle que saint
1087: * Hubert n' ait fait .
1088: Bonnes gens charitables , ne m' oubliez pas .
1089: C' était le montreur de saint * Hubert .
1090: La boîte de sapin s' ouvrit à deux battants .
1091: Derrière la vitre claire qui la fermait , on voyait une forêt de petits arbres en carton colorié , découpant leurs feuillages minuscules .
1092: Une clairière s' ouvrait , où des brins de laine verte représentaient les pointes fines du gazon .
1093: Le cerf miraculeux apparaissait , portant une croix d' or auréolée de rayons .
1094: Le saint , tombé en adoration , s' agenouillait , joignait ses mains pour la prière , tandis que son arc et ses flèches jonchaient le sol derrière lui , et que sa meute , frappée d' une terreur sacrée , reculait aussi , frémissante .
1095: La petite * Anna battit des mains .
1096: Alors la vieille grand'mère prit l' enfant par la main , la conduisit devant la boîte vitrée ;
1097: elle lui fit toucher les torsades des chapelets , et toutes deux s' agenouillant dans la poussière , dirent une prière fervente au grand saint , qu' on adore dans la forêt .
1098: * Marthe se joignit à elle , dans une pensée superstitieuse .
1099: Le saint ne ferait -il pas un miracle en sa faveur ?
1100: Elle lui demandait de veiller sur * Pierre , de le préserver des intempéries du ciel , et des maladies que l' on prend sur les eaux .
1101: Et dans un élan de son âme , elle précipitait sa prière balbutiante , son acte d' adoration éperdu , implorant le retour de l' aimé et le raffermissement de sa tendresse .
1102: Puis * Dorothée choisit une médaille , qu' elle passa au cou de la petite fille .
1103: Comme elle était trop pauvre pour donner un sou au montreur , elle alla couper une large tranche à la miche de pain bis , qu' elle avait tirée de la " maie " .
1104: L' homme la glissa dans le bissac de toile dont l' ouverture béait sur sa poitrine , puis il reprit sa marche , clamant son appel lamentable par la rue , suivi de la meute des chiens attachés à ses pas , aboyant avec plus de rage , chaque fois qu' il se retournait pour les menacer de son bâton .
1105: On parlait mariage , ce jour -là , dans la maison des * Thiriet .
1106: On abordait ce sujet de conversation depuis quelque temps ,
1107: * Marthe venant en âge " de s' établir " .
1108: Cet après dîner du dimanche , toute la famille était réunie autour de l' âtre où flambait un feu de hêtre , un de ces feux d' hiver dont la clarté dansante met une gaieté dans les intérieurs bien clos .
1109: Dehors il faisait un froid sec , un grand soleil rougeâtre descendait derrière les peupliers .
1110: Le vieux garde rapprochait sa chaise de la cheminée où croulaient des tisons ardents , il se rôtissait les jambes , et passant dans la flamme ses mains calleuses , il les frottait d' un air de satisfaction .
1111: Il répétait : " ça pique rudement . Les mortes de la chalade sont gelées . "
1112: jetant un regard joyeux autour de lui , il déclarait qu' on serait mieux couché cette nuit -là dans un lit de plume , que sous un chêne du * Bois- * Sous- * Roche .
1113: On annonçait des mariages pour cet hiver .
1114: On se tâtait , les paroles se faisant précautionneuses et les visages s' inspectant à la dérobée .
1115: Les vieilles gens n' étaient pas sans concevoir quelque soupçon sur l' inclination de leur fille .
1116: Ils lui citaient des noms , des suppositions qu' on faisait pour rien , pour le plaisir , histoire de raconter quelque chose .
1117: Quand l' interrogatoire devenait trop pressant ,
1118: * Marthe l' esquivait d' un sourire , ou bien tournait en ridicule le parti qu' on lui proposait :
1119: l' un était tout bancal , l' autre avait le nez de travers .
1120: Malgré les rires , on sentait bien que la conversation était sérieuse .
1121: La mère * Catherine , d' ordinaire , au cours de ces propos , prenait une physionomie animée , contre son habitude .
1122: Posant son ouvrage sur ses genoux et relevant ses lunettes sur son front , elle dévisageait attentivement sa fille , la couvant d' un regard clair et passionné .
1123: Puis elle se mettait à vanter sa gentillesse , son économie , ses talents de bonne ménagère .
1124: Et la scène finissait par des embrassades .
1125: Parfois aussi les deux vieux faisaient allusion à l' argent mis de côté , à l' aisance de la famille .
1126: Un beau parti ne se ferait pas attendre .
1127: Et cette certitude était la récompense d' un effort âpre , prolongé pendant toute une vie .
1128: Ce jour -là on parla de * Pierre * Noel .
1129: * Marthe s' était levée , et s' approchant de la fenêtre , elle affectait de regarder au dehors ;
1130: pour dissimuler sa gêne .
1131: Les vieux se la montraient du coin de l' oeil , et continuant la conversation , ils riaient par moment en dessous , s' adressant un clignement d' yeux complice .
1132: Pourquoi pas celui -là après tout ?
1133: On pouvait tomber plus mal .
1134: Les * Noel n' avaient pas grand'chose , mais s' il plaisait à leur fille , elle n' avait qu' à parler , on le lui donnerait .
1135: Ils n' étaient pas de ces gens qui font le malheur de leurs enfants , en contrariant leur inclination par avarice .
1136: Mars était venu et les jours s' allongeaient .
1137: * Marthe restait à sa fenêtre , épiant la tombée du soir , qui versait une clarté pâle sur les champs encore dépouillés de verdure .
1138: C' était l' heure où le village , silencieux tout le jour , s' animait d' un peu de mouvement et de vie :
1139: des vaches meuglaient , allant à l' abreuvoir et des feux clairs de sarments flambaient au fond des cuisines .
1140: Puis tout se confondait , et les maisons , les toits aigus , les pignons formaient une seule masse , bizarrement découpée , dont la ligne anguleuse se détachait sur le couchant .
1141: Un reste de jour glissant sur les eaux révélait la fuite de la rivière .
1142: Le printemps revenait , le printemps lorrain , hésitant et furtif , sans couleur et presque sans joie , grelottant sous des averses continuelles , risquant de temps à autre un rayon de soleil , comme un regard timide , entre les nuées grises , qui traînaient sur les bois .
1143: D' autres pays ont des avalanches de lumière croulant du ciel , de larges manteaux de fleurs aux couleurs éclatantes , des odeurs tournoyant sur l' alanguissement universel des choses .
1144: Mais dans la pauvre * Lorraine , les premières fleurs naissent , frileuses et transies , au fond des taillis où les neiges s' amoncellent .
1145: Rien n' égale le charme mélancolique des longs hivers finissants , alors que des clartés semblent rôder continuellement au bord de l' horizon , et n' osent pas venir .
1146: * Marthe comptait les jours sur ses doigts , trompant son impatience par des calculs .
1147: Ne reviendrait -elle jamais , la saison qui ramènerait * Pierre ?
1148: Elle avait l' habitude , comme tous les campagnards , de suivre la marche des saisons par le progrès des végétations successivement épanouies .
1149: Déjà dans les taillis , alors que les arbres ruisselants étaient vêtus de mousses humides et que les branches se teintaient à leurs extrémités de nuances violacées , le joli bois devait montrer sa quenouille de fleurettes roses .
1150: Puis ce seraient les anémones , si frêles que leur neige se fond , au seul contact des doigts .
1151: La belle saison tout à fait revenue , ce seraient des crépuscules sans fin , baignés de lumière blanche , rayés du vol criard des hirondelles rasant la terre , et les peupliers verseraient de grandes ombres sur la prairie .
1152: Alors il serait là tout près d' elle , appuyé sur le rebord de la fenêtre , lui faisant sa cour :
1153: il lui jouerait encore tous les tours , toutes les farces maladroitement tendres , qui sont familières aux campagnards .
1154: Il lui volerait ses ciseaux de dentellière et le ruban de son bonnet , qu' il glisserait furtivement dans sa poche .
1155: Elle était si impatiente de voir arriver ce moment , qu' il lui prenait des envies d' aller secouer la grande boîte de l' horloge , dont le tic tac emplissait la chambre .
1156: La semaine sainte était arrivée et les deux pêcheurs devaient rentrer pour le jour de pâques .
1157: * Marthe l' avait appris de * Guillaume , qu' elle avait rencontré un soir .
1158: Il marchait par les rues , pareil à un gros insecte , avec ses jambes de bois grêles .
1159: Une tristesse descendait sur la terre lorraine , aux jours saints .
1160: Le * Dieu mourait véritablement .
1161: Pour fêter le jour des rameaux , il n' y avait dans l' église nue que des touffes de buis cueilli par les matins pluvieux :
1162: leur senteur amère se mêlait à l' encens .
1163: Un à un , les cierges s' éteignaient , laissant les ténèbres envahir la nef profonde et toutes les croix étaient voilées .
1164: Et sur toutes ces choses , planait une impression de mort , un silence d' une tristesse infinie .
1165: Les champs , les bois , le monde entier paraissaient s' abîmer au sépulcre où reposait le cadavre d' un
1166: * Dieu .
1167: Alors c' était par les rues une procession de femmes , vêtues d' étoffes grises et coiffées de laine noire , qui allaient prier , se relayant d' heure en heure , pour qu' il y eût toujours devant la passion du * Dieu un murmure d' adoration et de ferveur .
1168: Vers le soir , elles s' agenouillaient dans le confessionnal vermoulu d' où sortaient des froissements de surplis et un chuchotement de paroles .
1169: * Marthe allait prier .
1170: Elle n' était pas dévote , car la religion se perd dans les campagnes , mais comme tous les paysans elle était prise , au retour des fêtes , d' un accès de piété ponctuelle et machinale .
1171: Les cloches se taisaient .
1172: Aux heures des offices on entendait les petites voix grêles des enfants traînant par les rues .
1173: Ils agitaient des cliquettes de bois blanc dont les sons vibraient , comme un chant de sauterelles dans l' épaisseur des blés :
1174: - voilà le premier .
1175: Mettez vos beaux souliers .
1176: - voilà le second .
1177: Mettez vos beaux jupons .
1178: Par les soirs , leur mélopée lente se perdait dans les dernières maisons , à l' extrémité du village .
1179: Le samedi saint :
1180: c' était un clair matin d' avril , quand l' air est encore froid .
1181: De grands nuages passant sur le soleil , des ombres couraient sur les bois dépouillés et des averses tombaient , dures et cinglantes ;
1182: des volées de grésil tourbillonnaient , s' amoncelant sous les pruniers frileux , parmi les terres des enclos fraîchement labourés .
1183: * Marthe descendit au jardin .
1184: Elle allait le long des vieux murs , regardant les trous où croulait le crépi , où se promenaient des cloportes .
1185: Dans les fissures des pierres rongées de mousse , elle retrouvait des parcelles de son être ancien , des souvenirs qui germaient nombreux , parmi les tiges flétries des graminées .
1186: C' était ainsi chaque année , au printemps !
1187: On eût dit que l' universelle éclosion faisait pousser en elle des semences enfouies .
1188: Par les brèches du mur , elle voyait la campagne humide , les labours détrempés , où du soleil ruisselait par moment au creux des sillons .
1189: Une vague rumeur montait , un bruissement confus qui était comme un murmure de vie recommençante .
1190: Tout contre le mur , à l' endroit où le toit de la maison touchait presque la terre , un rucher s' adossait , vermoulu , à demi effondré .
1191: Des pousses de coudrier l' étayaient , qui se couvraient en cette saison de chatons jaunâtres , pareils à des chenilles .
1192: Des ruches pourrissaient sur les rayons de bois :
1193: une pourtant , toute neuve , était pleine d' une rumeur bourdonnante .
1194: à chaque instant , des abeilles en sortaient , déployant leurs ailes fripées , planant dans un rayon de soleil , et allant s' abattre dans la corbeille d' argent qui garnissait une plate-bande , elles commençaient leur récolte .
1195: * Marthe ne se lassait pas de les regarder !
1196: Elles portaient dans la vibration de leurs ailes un peu de cette joie immense du renouveau .
1197: Combien de fois elle avait suivi , par les journées chaudes , leurs allées et venues d' ouvrières infatigables .
1198: Alors leur bourdonnement continu lui montait à la tête , endormait ses pensées , et il lui semblait que des myriades d' existences s' ouvraient en elle , éparpillées avec le vol des insectes , au hasard des monts et de la plaine .
1199: Tout à coup les cloches se mirent à sonner .
1200: Elles étaient donc revenues , les cloches de pâques !
1201: Leurs sons emplissaient la vallée ;
1202: d' autres cloches lointaines répondaient , comme provoquées .
1203: * Marthe les reconnaissait :
1204: les unes avaient un carillon de cristal qui , porté sur les eaux , semblait grandir avec les sautes du vent .
1205: Il y avait des moments où les sons semblaient sortir du vieux mur .
1206: D' autres , comme fêlées , étaient plus lointaines :
1207: une autre tintait faiblement dans un village très éloigné , que
1208: * Marthe voyait très bien dans sa pensée , blotti dans un creux du plateau lorrain , au milieu des labours et des champs de luzerne .
1209: Puis la cathédrale jeta au milieu de ces carillons le son grave de son bourdon , lancé à toute volée .
1210: Elle passa toute cette journée dans la fièvre et dans l' attente .
1211: * Pierre rentrerait sûrement ce soir -là .
1212: Elle voulait être belle , le lendemain .
1213: Tirant de la grande armoire la robe qu' elle avait préparée , elle l' étalait avec précaution sur le lit , craignant de la froisser .
1214: Elle essayait aussi le bonnet qui lui allait à ravir , mettant autour de ses cheveux fins l' envolement de ses rubans et les plis légers de ses ruches .
1215: Elle allait se regarder dans une vieille glace , un peu trouble dans son cadre de bois dédoré ;
1216: l' étain rougi par le temps laissait de grandes places sans reflets :
1217: alors son image lui apparaissait lointaine .
1218: Le soir était venu .
1219: Un chant hésitant et triste monta du fond des chènevières :
1220: une alouette au creux d' un sillon jetait , avant de s' endormir , un petit cri effaré , déconcertant dans la nuit , lui qu' on entend d' habitude dans l' air bleu et la lumière .
1221: Cela seul annonçait la tiède saison , cela et une danse grêle de moucherons rayant la ligne d' or du couchant .
1222: Des pas sonnèrent dans la ruelle .
1223: Les deux pêcheurs rentraient , chargés de leur attirail .
1224: * Marthe attendait , cachée derrière les rideaux de sa fenêtre .
1225: * Pierre leva les yeux , comme s' il l' eût cherchée là , dans la nuit .
1226: Dans ce petit coin de la terre lorraine , les garçons et les filles vont danser le lundi de pâques , au val des * Nonnes .
1227: C' est un vallon dans un cirque de forêts , de l' autre côté de la * Moselle .
1228: On y entre par un étroit couloir , qui s' ouvre entre des côtes plantées de vignes .
1229: Au bas de rives terreuses , rongées par le courant , un ruisseau roule ses eaux fangeuses , sous des haies d' aubépine .
1230: à peine s' il y a place pour le sentier et pour la route .
1231: Et quand le passage s' élargit et s' ouvre soudain sur un fond de prairies fraîches , rien n' est doux comme la coulée de la lumière d' avril sur les bois encore dépouillés .
1232: Vers le couchant le vallon est fermé par un bois de sapins , dont les masses noires jettent une note austère dans la joie du printemps .
1233: D' ailleurs , elle est partout , cette note de tristesse , dans ces pays du nord :
1234: elle est dans les sources glacées , dans la gaieté un peu grave des paysans , dans la beauté des femmes , trop pensive , et c' est le charme profond de ce pays , mélange de sévérité et de poésie , qui fait que le regret en rôde éternellement dans les coeurs , mélancolique et pénétrant comme une sensation d' exil .
1235: Pourquoi appelle -t-on cet endroit le val des
1236: * Nonnes ?
1237: On n' en sait rien .
1238: Seuls les bûcherons de la forêt connaissent le passé de légendes , effrayantes ou gracieuses , mais ils ont négligé de les apprendre à leurs petits-enfants , ou bien ceux -ci les ont dédaigneusement oubliées .
1239: On y vient dans tout ce pays , à plus de trois lieues à la ronde , et c' est , derrière l' auberge de maître
1240: * Charmois , une rangée de véhicules de toute sorte , levant en l' air leurs timons comme des bras :
1241: cabriolets des fermiers riches , luxueux avec leurs harnais vernis , leurs nickels brillants , et aussi les tombereaux massifs où l' on charroie d' ordinaire les récoltes et où l' on a mis pour siège une botte de paille .
1242: L' auberge est bruissante de chansons et de vaisselle remuée :
1243: des servantes vont et viennent , le teint rouge et la face allumée autour de l' âtre où tourne une broche gigantesque .
1244: Dans un petit jardin , attenant à l' auberge , des vieux jouent aux quilles et discutent longuement les coups douteux .
1245: Il faut les voir , le genou ployé , lever la boule à la hauteur des yeux , comme pour viser les quilles , puis la lancer brusquement d' un vigoureux tour de reins , et quand elle est lâchée , ils font des gestes instinctifs et des tâtonnements de mains , comme pour la ramener au milieu du chemin , si elle s' égare .
1246: Des jeunes qui ne connaissent pas leur force et qui arrêteraient des taureaux par les cornes la lancent comme une bombe au delà du but , très loin dans la prairie .
1247: Et c' est alors un gros rire , où se mêle un peu d' admiration .
1248: Sur toute cette scène plane le sourire à demi ébauché de maître * Charmois , un malin celui -là , ravi intérieurement de la journée qui promet un gros gain et qui passe dans les groupes , les bras pleins de bouteilles , la serviette sur l' épaule , tutoyant tout le monde .
1249: * Marthe était venue avec d' autres amies , par le chemin des bois .
1250: Le printemps était seulement dans le ciel , rien ne l' annonçant sur la terre .
1251: Le soleil entrait largement dans les bois , criblant d' une pluie de rayons les amoncellements de feuilles sèches .
1252: à peine si par endroits une anémone blanche avait jailli de la terre .
1253: Seulement des chatons , une sorte de chenille grisâtre pendait aux branches des noisetiers et les massifs de cornouillers étaient comme saupoudrés d' une fine poussière jaune .
1254: Cela aussi était une fleur étrange dans ce pays froid , une sorte de mimosa plus pâle et plus grêle que l' autre .
1255: * Jeanne , se rapprochant de * Marthe , lui dit tout bas à l' oreille :
1256: - j' en sais une qui est contente .
1257: On va voir son galant !
1258: On dansait tout au fond de la prairie sur un plancher construit à la hâte , aux sons d' un crin-crin tenu par un petit homme rageur , qui battait la mesure à coups de talon .
1259: La musique se perdait tout de suite dans cette étendue ...
1260: elle avait l' air d' un pauvre chant de grillon , perdu entre deux mottes de terre .
1261: Du premier regard ,
1262: * Marthe aperçut * Pierre au milieu des autres garçons .
1263: Il portait beau comme toujours et les boucles blondes de sa chevelure , soigneusement arrangées , avaient cet éclat soyeux qui plaisait tant .
1264: * Marthe ne l' avait pas vu depuis longtemps et il lui paraissait encore plus grand , plus large de carrure .
1265: C' est vrai qu' il avait forci là-bas .
1266: Elle le regardait longuement , ne pouvant être aperçue de lui .
1267: Il avait bien l' air d' être le roi du bal , avec cette assurance qui ne le quittait jamais , sa haute taille qui dominait tous les autres , ses mouvements aisés de beau danseur .
1268: Il avait une façon de prendre la main de sa danseuse et de l' appuyer sur sa hanche .
1269: Et il la faisait pirouetter dans la valse , comme si elle n' avait pas pesé plus lourd qu' une plume .
1270: Et dans les quadrilles , quand il faisait le cavalier seul , il osait des entrechats et des ronds de jambe comme les danseurs de la ville , avec tant de légèreté , qu' on était conquis au premier abord .
1271: Les vieilles , qui faisaient tapisserie , approuvaient d' un air connaisseur , et parmi les jeunes filles , pas une qui ne fût flattée d' accepter son invitation .
1272: à le voir si beau , si sûr de lui , c' était pour * Marthe une grande joie , mêlée d' appréhensions de toute sorte .
1273: Il la vit enfin dans le groupe des jeunes filles et , sans hésiter , il vint droit à elle .
1274: Quels mots lui dit -il pour l' inviter à la danse ?
1275: Elle ne les entendit pas , tellement elle était troublée .
1276: Elle vit seulement qu' il lui tendait ses bras , et elle s' y jeta , emportée par un mouvement de passion instinctif .
1277: Appuyée sur cette large poitrine , elle se sentait délicieusement faible , dans toute cette force qui la possédait , et elle n' avait guère conscience que d' un désir :
1278: poser sa tête sur son épaule et rester ainsi tout le temps , pendant que couleraient les heures .
1279: La danse terminée , ils se prirent par la main , suivant la coutume lorraine , faisant le tour du plancher dans la file des autres danseurs .
1280: Alors il lui dit :
1281: - vrai ,
1282: * Mademoiselle * Marthe , c' est pas pour dire , mais y m' faisait rudement gré de vous là-bas .
1283: Elle répondit , d' une voix que l' émotion faisait trembler :
1284: - moi aussi , je pensais tout le temps à vous .
1285: Ce fut tout .
1286: Ils s' étaient compris .
1287: Quand les danses recommencèrent , ils se séparèrent pour ne pas faire causer " les mauvaises langues " .
1288: Mais leurs regards se rencontraient , et ils échangeaient chaque fois un furtif sourire de tendresse .
1289: Une cloche sonna au loin , et toute l' assistance partit aux vêpres .
1290: On ne célèbre guère les offices que ce jour -là , dans cette chapelle perdue au milieu des bois .
1291: Les murs rongés de salpêtre laissent suinter les eaux montant de la terre et s' écaillent par larges plaques verdâtres .
1292: Sur les dalles usées par les pas des générations traîne un reflet vague de jour qui tombe des vitres troubles , obstruées par les touffes d' orties qui croissent derrière les vieux murs .
1293: Tout y sent la pauvreté et la tristesse :
1294: les napperons de l' autel élimés et troués qu' on sort ce jour -là des tiroirs de la sacristie , les flambeaux de bois dédoré , rongé des vers .
1295: à la voûte est suspendu un ex-voto bizarre , qui étonne au milieu de ces populations terriennes , une galère aux voiles blanches , usées par le temps et la poussière , portant sur son château d' avant des personnages de bois peint , sans doute quelque offrande d' un très ancien seigneur , échappé aux périls de la mer , d' un seigneur dont personne ne sait plus le nom , dont personne n' a gardé le souvenir .
1296: Dans cette chapelle , c' était toujours la même histoire d' amour recommencée par les simples , qui n' ont pas l' idée des profanations et ne craignent pas les sacrilèges .
1297: Bien des oeillades s' échangeaient d' une rangée de bancs à l' autre , côté des hommes et côté des femmes .
1298: On chantait distraitement les cantiques et des yeux se levaient des missels , guettant un regard .
1299: Par la porte restée grande ouverte , le chant des psaumes s' envolait , traînait dans la prairie , passait sur les haies d' épine blanche , puis allait se perdre tout au loin sur la côte , parmi les sapins et les ruchers , ouverts au grand soleil .
1300: La danse recommença .
1301: De temps à autre des couples allaient se rafraîchir dans le jardin de maître
1302: * Charmois , sous les tonnelles longeant le jeu de quilles .
1303: Des pousses verdissantes de houblon s' enlaçaient aux lattes du treillage .
1304: L' aubergiste accourait .
1305: Plié sur ses genoux , il y serrait les bouteilles , comme dans un étau , et les débouchait d' une poigne solide .
1306: Des bouchons de limonade sautaient avec une détonation cassante , comme un coup de pistolet .
1307: On entendait la boule sonnant contre les quilles cerclées de fer , au fond du jeu .
1308: Des femmes qu' on chatouillait poussaient des cris , pareils à des gloussements de volaille .
1309: C' était le moment où * Pierre triomphait .
1310: Debout au milieu de la salle , il pérorait , gesticulait , parlait haut , donnait des ordres à tout le monde .
1311: Il avait une façon de saisir une bouteille et de verser dans les verres de toute sa hauteur qui révélait l' homme du monde .
1312: Maître * Charmois lui obéissait , ayant pour lui cette considération dont les bons lurons et les joyeux vivants jouissent au village .
1313: * Marthe , assise à ses côtés sur le banc étroit , ne se lassait pas de le dévisager .
1314: Comme il était beau et soigné dans toute sa personne !
1315: De menus détails révélaient l' homme soucieux de plaire .
1316: Le col de sa chemise , largement rabattu , laissait voir son cou musclé , dont la peau un peu hâlée était semée de taches de rousseur .
1317: Il y avait de la coquetterie dans sa cravate de couleur trop voyante , qui portait une fleur brodée à l' aiguille au milieu d' un losange écarlate .
1318: Sa chaîne de montre aussi était à la mode , ornée de grosses pendeloques de pierre bleue , d' où pendait une frange d' argent .
1319: Prenant la main de * Marthe , il la tapotait doucement , en lui disant des paroles tendres .
1320: Des filles d' un village voisin , qui la reconnurent , lui adressèrent , de la table voisine , un sourire complimenteur .
1321: Elle était heureuse .
1322: Le soleil descendait , versant sur les sapins une clarté rouge .
1323: Comme il insistait pour la ramener à la danse , elle refusa avec son air de fille raisonnable , avec cette décision tranquille , qu' elle apportait dans ses moindres propos .
1324: N' avait -elle pas promis à ses parents de rentrer de bonne heure ?
1325: Elle prit le petit chemin , bordé de saules , qui montait vers le bois .
1326: à mesure que le soir tombait , la fête devenait bruyante et désordonnée .
1327: Une gaieté lourde passait dans le bal , et aussi une fièvre de plaisir , qui nouait de plus près les étreintes et serrait les bras autour des corsages .
1328: Parfois on entendait le bruit d' un baiser , s' écrasant à pleines lèvres .
1329: Du plancher piétiné montait un nuage de poussière , qui vous prenait à la gorge et vous donnait encore plus soif .
1330: Jusqu'à la musique du petit homme colère qui s' affolait , devenait enragée et trépidante , faisait vibrer furieusement son chant mélancolique de grillon perdu dans les hautes herbes .
1331: * Pierre maintenant ne cessait pas de faire danser la
1332: * Renaude .
1333: Une fille qui avait mauvaise réputation et dont la mère passait pour un peu folle .
1334: Pas jolie , mais ayant un certain charme agaçant qui affriolait les hommes , avec ses gros yeux ronds et jaunes , son nez trop court et ses cheveux luisants .
1335: Et mise avec un goût tapageur :
1336: des étoffes voyantes à carreaux qui lui donnaient l' air d' une enseigne enluminée .
1337: On la rencontrait quelquefois les dimanches en compagnie de soldats , descendus des forts voisins .
1338: * Pierre la faisait pivoter comme une toupie et il riait aux éclats , montrant un certain sans-gêne à son égard .
1339: Elle s' abandonnait , souriante et bercée , fière d' avoir ce beau garçon pour danseur .
1340: * Marthe suivait la sente rocailleuse .
1341: Les clartés obliques du couchant pénétraient dans le bois .
1342: Des voiles de pourpre flottaient entre les branches des grands hêtres , mordorant leurs troncs moussus .
1343: Les bourgeons vernissés les embrumaient d' une vapeur végétale rousse , baignée de lumière .
1344: Des odeurs fines de violette sortaient du fond des taillis .
1345: Elle allait , savourant ce silence qui s' épaississait autour d' elle .
1346: La paix du soir favorisait étrangement sa rêverie d' amour .
1347: Toutes choses , autour d' elle , lui apportaient d' indicibles bonheurs , le craquement léger des feuilles sèches , les souffles qui voletaient autour de ses tempes , la rafraîchissant d' invisibles caresses .
1348: Elle se retourna .
1349: La vallée à ses pieds était emplie d' un tournoiement de lumière blonde et la côte de sapins , noyée dans une poussière d' or , semblait reculée jusqu'au fond extrême de l' horizon .
1350: On n' entendait plus aucun bruit que la musique grêle du violon qui montait par moments , lorsque le vent soufflait de ce côté .
1351: Elle se dit que ce bonheur n' était que le commencement d' autres bonheurs .
1352: Elle verrait * Pierre le lendemain , d' autres jours encore , maintenant qu' il était revenu , et son coeur se gonfla d' une joie abondante .
1353: Près de la sente se trouve une source cachée qui , d' une roche moussue , pleurait autrefois goutte à goutte dans une vasque d' argile .
1354: Elle est violée , maintenant qu' on l' a enfermée dans une cuve de ciment , pour alimenter la prise d' eau d' un fort bâti sur la hauteur .
1355: Malgré tout elle est encore jolie , avec sa nappe claire qui s' étale sur un fond de feuilles mortes , tombées des hêtres .
1356: L' eau bruit doucement et des rayons de lumière se jouent à sa surface .
1357: * Marthe descendit l' escalier de pierres branlantes , plongea ses mains dans l' eau , pénétrée jusqu'au coeur par le contact du flot .
1358: Des cupules de glands y couraient , comme une flottille minuscule .
1359: Des pas sonnèrent dans le sentier .
1360: Débouchant du jeune taillis où traînait un reste de clarté ,
1361: * Pierre et la * Renaude s' avançaient .
1362: * Marthe les vit très bien , car ils s' étaient arrêtés tout près d' elle .
1363: Renversée sur le bras du garçon , la
1364: * Renaude , d' un geste caressant , lui prenait la tête dans ses mains , et riant d' un rire pâmé elle attirait sa bouche à portée de ses lèvres .
1365: à la clarté flottant dans le bois assombri ,
1366: * Marthe distinguait son cou rond et blanc qui se gonflait , et la pâleur laiteuse de ses dents , brillant entre ses lèvres rouges .
1367: Et ce rire qui ne finissait pas lui faisait mal .
1368: Puis ils s' éloignèrent , les bras noués dans une étreinte voluptueuse .
1369: * Marthe se demandait avec effarement si elle n' avait pas rêvé .
1370: Elle se leva pour mieux voir :
1371: les ombres confondues se détachaient sur le lointain vaporeux de la sente .
1372: Elle retomba sur la dalle de pierre et s' y abîma ;
1373: elle y resta longtemps sans bouger , le regard errant à la surface de l' eau brillante où flottaient les cupules de glands .
1374: Il se faisait en elle , au milieu du silence , un bruit de choses brisées , un ravage d' espoirs détruits , emportés comme dans un tourbillon , par la certitude de la trahison .
1375: Elle regardait l' eau , vaguement attirée par elle , souhaitant d' y trouver l' oubli , calmée parfois , dans le paroxysme de sa souffrance , par sa mobilité lumineuse qui se prolongeait , sous les branches des coudriers et des charmilles ...
1376: l' heure passait .
1377: La lune s' était levée , versant dans les taillis de grandes ombres .
1378: La source , roulant sur les cailloux , continuait son chantonnement mélancolique .
1379: * Marthe se leva lentement , poussant un soupir de résignation , et quand elle s' éloigna , elle jeta un regard sur cette place , ayant la sensation d' y laisser le cadavre de son bonheur .
1380: C' était l' heure où ils se retrouvaient tous les soirs .
1381: Une étoile , une seule , tremblait dans le ciel assombri .
1382: Les hirondelles , avant de s' endormir , poussaient de petits cris dans leurs nids de terre glaise , attachés au rebord des toits .
1383: Assise à sa fenêtre ouverte sur les clartés mourantes ,
1384: * Marthe travaillait encore , penchée sur son ouvrage de broderie .
1385: Tout le jour elle avait bercé sa tristesse au va-et-vient monotone de son aiguille , tout le jour elle avait ressassé les raisons qu' elle dirait à
1386: * Pierre , quand il viendrait la rejoindre , ramenant du même coup l' obsession de sa douleur .
1387: Certes , elle ne lui ferait pas de reproches , car elle sentait tout au fond de son coeur quelque chose de doux , de triste et de fort qui la poussait à lui pardonner .
1388: Elle poserait sa tête sur sa poitrine , elle pleurerait , et lui demanderait de ne plus recommencer .
1389: En fille de la campagne prématurément instruite des choses de l' amour par les conversations , elle savait qu' une telle conduite était permise aux garçons , qui prennent leur plaisir avec les dévergondées .
1390: Mais c' était trop cruel , cette trahison , au soir même de leur première journée d' amour .
1391: Tout à coup elle tressaillit , avertie par un instinct mystérieux de sa présence .
1392: Il était auprès d' elle et sa haute stature noire , se découpant sur le couchant lumineux , emplissait toute la fenêtre .
1393: Elle lui parla .
1394: était -ce une autre qui parlait à sa place ?
1395: Il lui semblait entendre le son d' une voix étrange et elle ne trouvait plus rien de ce qu' elle avait préparé .
1396: - vous n' avez pas honte !
1397: Allez donc retrouver la
1398: * Renaude !
1399: Cela avait jailli du premier coup contre sa volonté , comme un cri de révolte où s' affirmait son honnêteté à elle , sa droiture de fille chaste , un peu méprisante .
1400: Ses mains tremblaient sur son ouvrage , sa bouche se plissait , dans cette moue douloureuse que font les petits enfants quand ils vont pleurer .
1401: Au fond de ses entrailles , quelque chose se tordait .
1402: Elle se retenait par fierté , craignant qu' il ne triomphât de ces larmes et ne s' en moquât , en compagnie de la * Renaude .
1403: Cette contrainte la faisait souffrir davantage .
1404: Lui , beau gars comme toujours , effronté et rieur , avait commencé par nier .
1405: Que chantait -elle là ?
1406: Elle avait mal dormi sans doute .
1407: Il haussait les épaules en homme sûr de lui .
1408: Elle précisa , la voix brève et sifflante .
1409: - taisez -vous .
1410: Vous devriez rougir .
1411: Je vous ai vus tous les deux ...
1412: vous ...
1413: cette fille à soldats ...
1414: alors il ricana :
1415: - et après !
1416: Est -ce que ça empêchait les sentiments ?
1417: Pour rigoler un soir , au fond des fossés , cette fille était bien bonne .
1418: Elle s' était levée , toute blanche , son sang reflué au coeur , prise d' un mouvement de colère qu' elle ne put s' expliquer dans la suite .
1419: Elle le saisit par l' épaule et le repoussa durement , avec une force qu' elle ne se connaissait pas , et du coup lui ferma la fenêtre au nez .
1420: Les battants claquèrent .
1421: Il restait dans la rue , dépité , piétinant sur ses talons , un sourire d' embarras aux lèvres .
1422: Prendrait -il son parti de rire de cette algarade ?
1423: Puis une montée de colère l' envahit ;
1424: il fronça les sourcils et enfonçant son chapeau d' un geste décidé , il s' éloigna à grands pas .
1425: Avait -on jamais vu une pareille pimbèche , une fille grosse comme rien , qui voulait imposer sa volonté .
1426: Il avait cette sorte de mépris que les paysans ressentent vis-à-vis de la femme , habitués à la voir obéir et tenir dans la maison la seconde place .
1427: Ils n' étaient pas mariés , qu' elle voulait déjà porter la culotte .
1428: Et il s' affirmait sa rancune .
1429: Retourner , demander pardon , allons donc , ce serait trop lâche .
1430: D' ailleurs il pouvait le dire :
1431: les * Noel étaient tous comme lui .
1432: Rangés et tranquilles une fois mariés , avant le sacrement ils étaient bien connus pour leurs fredaines .
1433: Il trouvait des raisons pour s' excuser , pour faire taire en lui ce grand cri de passion , qui lui disait de revenir sur ses pas , de la prendre dans ses bras , de mériter son pardon par de bonnes paroles ...
1434: * Marthe , immobile derrière ses rideaux , le suivait des yeux ...
1435: il ne revenait pas .
1436: Qu' avait -elle fait ?
1437: Qu' est -ce qui l' empêchait d' ouvrir cette fenêtre , de le rappeler , de faire sa paix avec lui ?
1438: Rancune invincible , dépit de n' avoir pu vaincre sa fierté et surtout la pensée qu' il se gausserait d' elle avec la * Renaude , et qu' il se vanterait de l' avoir reprise , comme il aurait voulu .
1439: La nuit était noire .
1440: * Pierre longeait le mur croulant qui fermait sur les prés le jardin de la
1441: * Renaude .
1442: Tout le village dormait :
1443: la chambre de la fille était isolée .
1444: Il hésita un instant , puis il escalada le mur .
1445: On entendit ses pas criant sur le gravier .
1446: Des jours passèrent .
1447: * Marthe restait accoudée à sa fenêtre , le regard perdu dans la nuit .
1448: Elle revoyait , dans sa rêverie lente de souvenirs , les incidents de cette foir de * Saint- * Clou .
1449: Jamais elle n' aurait cru qu' on pouvait souffrir à ce point .
1450: Pourtant elle avait comme une appréhension en s' y rendant , un pressentiment secret qui lui disait de retourner .
1451: Longs meuglements d' angoisse des bêtes attachées , bêlement monotone des brebis séparées de leurs agneaux , détonations sèches des tirs forains , sifflet aigu des manèges , toute cette agitation mettait au coeur de la pauvre fille une nausée tournoyante .
1452: Les toiles des baraques claquaient au vent clair ;
1453: des bohémiens passaient , maigres sous leurs cheveux d' un noir luisant et gras :
1454: ils conduisaient par des brides de corde des haridelles étiques , véritables squelettes de chevaux , aux côtes en cerceau , à la peau galeuse et rongée de plaies , nourris seulement de l' herbe rase qui garnit les talus des grandes routes .
1455: * Marthe n' était pas arrivée , qu' elle apercevait
1456: * Pierre et la * Renaude dans la foule des promeneurs .
1457: Elle se redressait , cette * Renaude , avec un air d' assurance , un désir d' être vue par tout le monde dans la compagnie de ce beau garçon !
1458: ça la changeait de ses amoureux de rencontre .
1459: D' ailleurs elle avait encore plus mauvaise façon qu' à l' ordinaire :
1460: son corsage était trop rouge , les carreaux de sa jupe trop voyants .
1461: Un peu plus loin , ils étaient encore devant le montreur de ludions .
1462: Pareil à un roi mage , coiffé d' un diadème de clinquant , sa barbe blanche largement étalée sur une simarre rouge constellée d' étoiles , le vieux leur montrait d' un doigt fatidique les diables de verre bleu qui , montant du fond du bocal , venaient tracer sur une lettre mystérieuse le secret de leur avenir .
1463: La fille rieuse lisait par-dessus l' épaule du garçon , et , sans en avoir l' air , s' appuyait amoureusement sur lui , la créature !
1464: Le soir venu ,
1465: * Marthe les retrouva encore sur la route déserte , les bras noués dans une étreinte .
1466: Ils causaient tout bas , ayant l' air de se conter des choses tendres , des choses qui les intéressaient seuls .
1467: Et la manante portait sous son bras un grand bâton de sucre de pomme , que * Pierre lui avait acheté , un cadeau superbe qu' elle brandissait joyeusement et qui tirait l' oeil au passant avec son papier d' or et ses ornements de fanfreluches .
1468: Il ne fit pas semblant de l' apercevoir , quand elle les devança sur la route .
1469: Mais la * Renaude avait poussé un éclat de rire .
1470: Il sonnait encore à ses oreilles , ce rire insultant et moqueur .
1471: Alors toutes sortes de rancunes et de pensées mauvaises se levaient en elle .
1472: Elle en avait honte parfois .
1473: On eût dit que son malheur remuant les profondeurs de son être , comme une eau vaseuse , en faisait sortir des choses informes , qui grouillaient .
1474: Jalousie d' abord , et révolte de tout son corps , de tout son coeur , quand elle le voyait au bras d' une autre , dépit d' être abandonnée , mais surtout une immense désillusion , car il s' abaissait jusqu'à cette fille à soldats .
1475: Alors elle souffrait tellement que sa douleur crevait , comme une poche de fiel .
1476: Elle pleurait à chaudes larmes , enfonçant son mouchoir dans sa bouche pour ne pas donner l' éveil par ses sanglots , désespérée , dégoûtée de tout , tout son être flottant à la dérive .
1477: Cette fois le printemps était revenu .
1478: L' herbe des prés était d' un vert lourd , luisant , tout neuf .
1479: Des touffes de primevères le nuançaient par places de jaune pâle et , dans les creux humides , des pieds de cochléaria avaient poussé , étalaient sur les eaux leurs grappes couleur de lilas .
1480: C' était dans les hauteurs de l' air une lente débâcle de nuages , emportés par des souffles tièdes et qui s' effilochaient en lambeaux de brumes .
1481: Le ciel d' étain qui avait pesé sur les campagnes pendant tout l' hiver , comme un couvercle , s' ouvrait , se fondait , se pénétrait de lumière .
1482: La vie recommençait .
1483: On voyait dans les chemins des bandes de vignerons , guêtrés de coutil et la serpette au genou , allant bêcher leurs vignes .
1484: Leurs houes , sur leurs épaules , avaient des luisants d' acier , poli par le frottement des terres .
1485: Sur la blancheur des coteaux lavés par les pluies d' hiver , les carrés fraîchement remués se détachaient vigoureusement .
1486: Quand un nuage cachait le soleil , une fraîcheur glacée passait dans l' air .
1487: Alors les vignerons , abrités derrière les tas d' échalas pour le goûter , allumaient des feux de sarments , dont la fumée bleue courait au ras des terres .
1488: Puis venaient des coups de soleil , éclatants et splendides , qui fouillaient la campagne , réchauffaient les toits de tuile , pénétraient au fond des bois , allant éveiller partout le frémissement de la vie universelle .
1489: La rivière aussi avait pris un aspect printanier .
1490: Les eaux coulaient à pleins bords , accrues par la fonte des neiges ;
1491: par endroits elles inondaient la prairie et sous les branches des saules garnies de la laine floconneuse des chatons , des courants glissaient , avec un petit bruit , un frissonnement de chose vivante .
1492: Comme si la vie s' y était éveillée , les eaux perdaient cette transparence glacée qui leur est propre en hiver .
1493: Aux endroits profonds , elles prenaient une teinte plus lourde et plus chaude .
1494: La rivière s' étalait parfois sur de longues grèves plates où le soleil ruisselait , se prenait dans un frémissement innombrable de petites vagues ;
1495: des bandes de chiffes et de chevaines sortis des grands fonds venaient frayer là , dans ces eaux tièdes .
1496: On voyait leur dos noir sortant parfois des eaux courantes , parmi les galets .
1497: Par moments toute la file serrée ondulait , parcourue du même mouvement qui montrait les ventres blancs et le bout des nageoires , et les eaux fécondées ruisselaient derrière eux , comme une traînée de lait .
1498: Le chant du coucou montait sur la côte , deux notes vibrantes , solitaires , qui sonnaient dans la profondeur des taillis .
1499: La première fois qu' il les entendait , le vieux
1500: * Dominique ne manquait pas de dire à son fils :
1501: - * Pierre , as -tu de l' argent dans ta poche ?
1502: Le coucou chante !
1503: Quand on porte des sous sur soi , le jour où on l' entend , on est riche toute l' année !
1504: Il y avait ainsi dans leur conversation des bouts de phrase , des plaisanteries qui revenaient , toujours pareilles , qui chaque fois les faisaient rire , car ils ne se creusaient pas la tête pour trouver des choses nouvelles .
1505: C' est le propre des âmes simples de créer de la jeunesse autour d' elles .
1506: Quand reviennent les premières chaleurs , on reste de longues heures , à causer , le soir , sur les bancs de pierre , auprès des granges .
1507: Pourtant on s' est levé de bon matin pour aller , l' un à son pré et l' autre à sa vigne .
1508: Mais on a tellement dormi pendant les nuits d' hiver .
1509: Il est de pauvres vieux qui se couchent à quatre heures du soir , au mois de décembre , pour économiser la chandelle !
1510: Vient mai !
1511: On est heureux alors de respirer les bouffées d' air frais qui montent dans la nuit , de sentir sur son dos la réverbération des murs brûlés de soleil et qui , le soir venu , laissent rayonner leur tiédeur .
1512: Les portes restant entr'ouvertes , les lampes projettent de grands rais de clarté dans la rue .
1513: On s' était réuni ce soir -là , devant la maison des
1514: * Noel .
1515: Le ciel était encore clair , et les chauves-souris , les souris volantes , comme on dit là-bas , le rayaient de leur vol saccadé .
1516: Elles sortaient , nombreuses , des trous des vieux murs où elles dorment tout l' hiver , suspendues par un pied , enveloppées dans le manteau de leurs ailes brunes .
1517: Des hannetons aussi volaient en tous sens , avec de gros bourdonnements sourds ;
1518: parfois l' un d' eux choquait le zinc des gouttières avec un bruit mat , et tombait sur le sol , comme une balle .
1519: Cela surtout était l' indice de la belle saison , ce vol innombrable des bêtes sorties de terre , à la première chaleur .
1520: Les deux pêcheurs assis sur le banc , les bras nus et le col de la chemise entr'ouvert , respiraient la fraîcheur .
1521: Le vieux * Guillaume , installé auprès d' eux sur la terre , tenait entre ses jambes de bois une " charpagne " d' osier , dont il tressait le fond .
1522: Dépouillées de leur écorce , les tiges paraissaient très blanches dans la nuit .
1523: Il ne savait que faire pour se rendre utile , et jamais on n' aurait pu croire qu' un infirme fût bon à tant de choses .
1524: Jamais la maison n' avait été mieux tenue .
1525: Il ne perdait pas un moment :
1526: il allait et venait dans le logis , frottant les vieux meubles .
1527: Il avait bêché le jardin , on ne savait trop comment , prenant un point d' appui sur sa béquille , maniant la bêche d' une seule main , car si les jambes étaient parties , la poigne restait solide .
1528: Il y avait planté de grands carrés d' oignons et de laitues , qu' il arrosait lui-même , à la fraîcheur du soir .
1529: On écoutait * Poloche , qui racontait ses campagnes .
1530: Il se tenait au milieu du chemin , tout droit dans sa blouse de toile grise comme en portent les marchands qui vont dans le pays .
1531: à peine s' il avait bu un coup de trop ce jour -là , de quoi se rafraîchir les idées .
1532: Cela s' apercevait seulement à sa casquette tombant sur l' oreille .
1533: Il fumait sa courte pipe de bois , et comme , dans sa narration , il la laissait éteindre , il ne s' arrêtait pas de la tasser du pouce d' un geste machinal , et de faire flamber des allumettes , dont les bouts blancs jonchaient le sol .
1534: Cela faisait dans son récit de longues pauses ;
1535: alors on entendait monter la rumeur des barrages , au fond du val .
1536: - oui , mes enfants , j' étais en ce temps -là à
1537: * Constantinople , dans un patelin qu' on appelait
1538: * Ortakheuil ou * Khad'keuil , je ne sais plus au juste , vu que c' est bien loin et qu' y a rudement coulé d' eau dans la rivière , depuis ce temps -là !
1539: Un sacré pays tout de même , avec des bandes de chiens galeux qui se promenaient dans les rues , sans avoir de maître !
1540: Et la campagne donc , c' était tout raviné , sans un arbre , avec des fondrières à se rompre le cou , comme la côte du * Ragot .
1541: Le plus rigolo , c' était les chariots des gens de ce pays -là .
1542: Pas un clou , pas un brin de fer !
1543: Les roues , les jantes , le timon , tout était en bois , attaché avec des chevilles .
1544: Par le temps de sécheresse , dame , tu penses si ça grince et si ça gueule .
1545: " ce détail surprit toute l' assistance , lui donnant mieux que toutes les phrases la sensation de pays lointains . - moi , j' avais pas à me plaindre , vu que j' avais un bon truc . On m' avait laissé , tout seul , dans un faubourg ; je couvrais avec des feuilles de zinc des abris en planches , qu' on préparait pour l' expédition de * Crimée . Alors comme j' étais mon maître , je travaillais aux pièces et je me faisais de bonnes journées .
1546: On en profitait pour faire la noce , les dimanches ;
1547: on se retrouvait à trois ou quatre du pays :
1548: * Lexandre de * Villey- * Le- * Sec , qu' était dans les voltigeurs , et * Petit- * Jean de * Gondreville , qui faisait son temps dans les tringlots .
1549: Dame , tu comprends , quand on se sent si loin de son pays , au milieu des sauvages , ça fait rudement plaisir de se retrouver .
1550: "
1551: * Pierre fit remarquer que la chose était toute naturelle .
1552: - quand on était parti en bombe , fallait voir les farces qu' on jouait aux turcs .
1553: Des beaux hommes , pour sûr , bien membrés , bien corporés , des gaillards aussi solides que * Pierre .
1554: Mais leurs soldats étaient mal frusqués , preuve que je vendais à leurs officiers mes pantalons collection trois , des " frapouilles " dont je ne voulais plus .
1555: Et eux , en faisaient leurs choux gras !
1556: Y s' mettaient sur leur trente-et-un , avec ça , pour aller voir leur " bonne amie " .
1557: Du reste , ils étaient polis , accueillants , vu qu' on s' était mis d' avec eux , pour se battre contre les russes .
1558: Quand y nous rencontraient , y s' campaient devant nous au milieu du chemin , en criant :
1559: - " dis-doun , dis-doun ! Sacré nom de dieu , " pour nous faire voir qu' y savaient parler le français .
1560: Tout le monde s' esclaffa .
1561: Sacré * Poloche , il avait une façon d' envoyer ça , gesticulant sur la route , jargonnant un vague patois , avec des mines effarées .
1562: On aurait dit un vrai turc .
1563: - alors un dimanche , on entre chez un marchand de tabac , une bande d' au moins une douzaine .
1564: Moi j' achète un cigare , et je reste là , mon porte-monnaie ouvert dans la main , comme pour payer .
1565: Tous les autres s' amènent , à la file , et prennent du tabac , des cigares , des cigarettes .
1566: Mon turc rigolait , en débitant sa marchandise , vu qu' y s' promettait un gros bénéfice .
1567: Quand tous les autres sont sortis , v'là que j' lui allonge un sou , sur le comptoir .
1568: Non !
1569: Si t' avais vu la gueule qu' y faisait !
1570: Il s' met à brailler : " effendi , paga , paga . - j' t' en fous , que je lui réponds , je n' les connais pas . "
1571: v'là t' y pas qu' y se permet de lever la main sur moi :
1572: un soldat français !
1573: La moutarde me monte au nez , et je lui allonge une raclée , mais une de ces raclées ! ...
1574: et pour ne pas être en reste avec lui , car y m' agonisait dans son langage de mauvais chrétien , je lui disais en lui tapant dessus :
1575: tiens , sidi , tiens , cochon d' sabir , attrape ça , chouia barca !
1576: à la fin , y n' voulait pu rien savoir .
1577: Alors moi , je suis parti tranquillement , en fumant mon cigare .
1578: Il se tut un moment , jouissant des gros rires qu' il soulevait .
1579: Puis considérant le moignon de pipe , qui fumait dans sa main , il reprit :
1580: - quel pays !
1581: J' ai jamais vu du tabac si bon et si fin .
1582: J' en avais toujours au moins deux livres , dans une boîte de fer-blanc , sous la pattelette de mon sac .
1583: Il continua , défilant le chapelet des souvenirs .
1584: - à l' endroit où que j' travaillais , y avait aussi une belle femme qui me regardait de loin , une belle brune qui avait des yeux , je ne vous dis que ça .
1585: Elle se tenait à une espèce de balcon , et moi , ça m' intriguait , vu que c' est rare , les femmes , dans ce pays où on les tient enfermées .
1586: Je lui lançais des petits coups d' oeil en clouant mes plaques de zinc .
1587: V ' là que ma particulière s' enhardit au bout de quelques jours : " * Paris ,
1588: * Paris , " qu' elle me disait , comme ça . Moi , je n' en étais pas de * Paris , mais pour faire le malin , j' y répondais : " chouette ville , t' y viens t' y , fais pas ta * Sophie !
1589: " et on riait tous les deux , en se regardant , sans trop comprendre ce qu' on se disait . Mais tout ça n' avançait à rien . Entre temps , moi , fine mouche , j' avais fait la connaissance de son homme , qu' était quelque chose comme charron . V ' là qu' un soir , je pousse une pointe et je m' emmanche dans la boutique , histoire d' aller en reconnaissance et de voir ma particulière .
1590: Ah !
1591: Si vous aviez entendu les hurlements qu' y poussaient , dans c' te baraque :
1592: on fermait les portes , on se sauvait , on poussait les verrous .
1593: Finalement y ne reste plus que le vieux , qui m' invite poliment à prendre le café ...
1594: les jours se passent , pas de femme !
1595: J' y pensais plus .
1596: V ' là t' y pas qu' elle rapplique un soir , dans mon chantier , tout essoufflée d' avoir couru , comme une " évaltonnée " . Ses yeux flambaient comme braise .
1597: Alors moi je la prends par la taille , je l' embrasse , en veux -tu en voilà .
1598: Y avait un grand tas de copeaux dans un coin .
1599: Alors , nous l' avons fait cocu , ce vieux turc .
1600: * Poloche riait d' un gros rire qui secouait tout son corps , et les autres faisaient comme lui .
1601: Pour sûr , il n' avait pas son pareil , et quand il avait un verre dans le nez , il aurait fait rire un tas de cailloux , avec ses histoires .
1602: Il fumait sa pipe enfin rallumée , à petits coups , sans mot dire , voyant se lever , tout au fond de ses souvenirs , la silhouette de la femme brune , dont il avait fait la conquête , dans un pays étrange .
1603: La nuit était très noire .
1604: Le braisillement des étoiles palpitait vaguement dans l' étendue du ciel .
1605: Au bas de la côte , les toits s' entassaient dans un pêle-mêle confus , et la nuit roulait lourdement sur la pente , comme pour protéger le repos des pauvres gens , harassés par le labeur des jours .
1606: On causa encore quelque temps , puis toute l' assistance se sépara .
1607: Et il n' y eut plus , devant la maison endormie , que des souffles tièdes qui faisaient tournoyer des brins de paille et qui agitaient le feuillage de la treille festonnant au-dessus de la porte .
1608: Les garçons du village se réunissaient pour faire des farces , par ces longues nuits de printemps .
1609: De bonnes farces rustaudes , lourdes à assommer un boeuf , qui soulevaient toujours le même sursaut d' émotion dans le village , comme si elles étaient inédites .
1610: Cela consistait à éparpiller le long des chemins les petits paquets de chanvre que les vieilles mettent sécher sur le pré , au sortir de l' eau .
1611: Au matin on allait les voir se démener , s' arrachant les poignées de chanvre , furieuses , dépeignées , les coiffes au vent , chacune prétendant qu' elle était volée par sa voisine .
1612: D' autres fois , on démontait un chariot et on le remontait pièce à pièce sur la toiture d' un hangar , le timon en avant , perché comiquement dans le vide sur ses quatre roues , prêt à partir .
1613: Le propriétaire s' effarait , montait sur une échelle pour reprendre son bien , tandis qu' un rire secouait le village .
1614: Il y avait aussi un vieux qui habitait une petite maison , au fond d' une ruelle écartée .
1615: On le prenait pour victime , parce qu' il se fâchait , et qu' il menaçait tout le monde d' une petite voix cassée , que la colère faisait vibrer drôlement :
1616: on eût dit un nasillement de polichinelle , sur la foire .
1617: Sur les onze heures du soir , alors qu' il dormait d' un profond sommeil , on heurtait violemment les croisillons de sa fenêtre , pendant qu' un compère laissait dégringoler , sur le pavé des caniveaux , un grand morceau de verre à vitre .
1618: On eût dit que la fenêtre s' effondrait .
1619: C' était un pourchas éperdu dans la nuit ;
1620: le vieux galopait , pareil à un fantôme dans sa chemise blanche , dont la bannière flottait au vent ;
1621: il galopait de toute la force de ses jambes maigres .
1622: Quelquefois ces histoires finissaient mal .
1623: On allait chercher les gendarmes .
1624: Une grande émotion secouait le village , le tirait de sa torpeur :
1625: les commères debout sur leurs portes regardaient curieusement les bicornes , qui chevauchaient d' une maison à l' autre , poursuivant leur enquête .
1626: Les nuits étaient toutes vibrantes de chansons et de vacarmes .
1627: Bras dessus , bras dessous , des bandes joyeuses de conscrits passaient , traînant leurs sabots sur le pavé des rues .
1628: nous sommes trois pauv'conscrits , de l' an mil huit cent dix , ils nous font tirer au sort , tirer au sort pour nous conduire à la mort .
1629: les voix montaient dans la nuit claire , s' envolaient sur les toits tandis que des chats amoureux rôdaient le long des gouttières .
1630: Ces soirs -là ,
1631: * Marthe assise dans son lit prêtait l' oreille , dans le silence de sa chambre , empli du tic tac de la grande horloge .
1632: Elle reconnaissait très bien la voix de * Pierre parmi toutes les autres , et cela la calmait .
1633: Quand elle ne l' entendait pas , elle l' imaginait près de la * Renaude , et elle pleurait dans son lit .
1634: La maison du garde , maintenant , ressemblait à un coin de forêt .
1635: Tous les jours ,
1636: * Jacques * Thiriet rapportait quelque bête ou quelque fruit .
1637: C' était , dans la grande cuisine , des promenades d' animaux capturés , se cachant sous les meubles , au moindre bruit :
1638: un geai piaillait dans une cage , un hérisson tantôt se roulait en boule , et tantôt égratignait le plancher de son trottinement menu ;
1639: un jeune renard , enchaîné au pied de la table , cherchait à mordre , dès qu' on l' approchait .
1640: On respirait une odeur pénétrante de fruits sauvages , mûrissant sur les rayons du placard .
1641: Il savait , ce vieux garde , dans quel tronc de chêne creux les abeilles faisaient leur miel , et il le dérobait .
1642: On en remplissait des pots :
1643: c' était un miel sucré , noirâtre , qui sentait les fleurs des bois , et dont l' odeur vous montait à la tête , comme un vin fort .
1644: Mais il récoltait surtout des champignons , au fond des combes où l' air est étouffant , où la terre grasse suinte sous les mousses .
1645: Il en rapportait de pleines gibecières ;
1646: les uns étaient jaunes et gorgés de sèves laiteuses , portant de fines collerettes qui s' écaillaient au contact des doigts ;
1647: d' autres , striés de rouge , étranges , inquiétants , avaient l' air de suer des poisons .
1648: La mère * Catherine protestait , déclarant que " tout ça était bon à jeter au fumier " et " qu' on s' empoisonnerait un jour , avec de pareilles denrées " .
1649: Mais le garde s' entêtait , les faisait cuire , les mangeait tout seul , ayant l' air de les savourer .
1650: Et il ne s' en portait pas plus mal .
1651: Le garde * Jacques * Thiriet ne décolérait pas , ce jour -là .
1652: Comme il arrivait dans les fonds de * Bois- * Sous- * Roche , par une fin de journée chaude , il avait vu une douzaine de jeunes baliveaux , coupés par un maraudeur .
1653: Sûrement le vol avait été commis dans la matinée :
1654: la sève ruisselait des entailles toutes fraîches ;
1655: le gaillard s' était servi d' une serpe bien affilée , car il avait tranché les jeunes pousses d' un seul coup .
1656: Passe encore , quand un vigneron des villages voisins venait couper des branches d' alisier , pour faire des bretelles de hotte , ou bien une pousse de noisetier pour une gaule , l' ouverture de la pêche approchant .
1657: Pour si peu , la forêt n' était pas endommagée et il fallait bien se mettre à la place des gens .
1658: Mais ce sauvage , qui coupait de jeunes arbres ...
1659: au lieu de rentrer tranquillement chez soi , il fallait se mettre en quête du délinquant , s' informer avant de dresser un rapport , et cela mettait le garde de mauvaise humeur .
1660: Justement , il y avait là , à deux pas , une coupe de bois où des charbonniers de * Sexey- * Aux- * Forges travaillaient , depuis plusieurs semaines .
1661: Peut-être avaient -ils vu passer le chenapan , avec sa charge de pousses feuillues sur l' épaule .
1662: Le garde obliqua , prit la sente herbeuse et se dirigea vers l' endroit .
1663: La forêt était abattue sur un large espace , formant , au milieu des masses de verdure , une clairière où montaient quelques troncs de jeunes hêtres , qu' on avait épargnés .
1664: Tout autour , les bois profonds s' étendaient , envahis d' ombre , et des rais de soleil pourpre y pénétraient obliquement ;
1665: des vols d' insectes bruissaient dans une poussière d' or .
1666: Dans toute l' étendue de la coupe , les géants abattus jonchaient le sol , ayant à leurs pieds de larges entailles , d' où suintaient des sèves :
1667: l' action de l' air les colorant , on eût dit des plaies ruisselantes de sang .
1668: Autour des souches restées dans la terre , de jeunes rejets avaient poussé , couverts de feuilles drues .
1669: Une végétation épaisse de reines des prés , de chardons épineux , de grands euphorbes laiteux aux fleurs verdâtres s' épanouissait , comme si la forêt s' était hâtée de cacher les blessures que les hommes avaient taillées dans son flanc , triomphant de leur acharnement à force de sève , de fécondité inépuisable .
1670: Et l' air et la lumière entraient à flots .
1671: Les meules étaient dressées dans une place dégarnie :
1672: deux en pleine activité , recouvertes de terre grasse , de mottes de gazon , percées d' une cheminée d' où sortait un filet de fumée bleue , qui montait légère , dans le soir .
1673: Une était éteinte , et les charbonniers en retiraient les charbons , qui sonnaient dans leurs mains , avec un tintement métallique .
1674: çà et là , de grands cercles noircis de braises , entourés de hautes herbes , montraient qu' on y avait construit des meules , les années précédentes .
1675: Le père travaillait avec ses fils , deux grands gaillards , aux membres robustes , un peu déformés par le travail .
1676: Leurs yeux s' ouvraient très blancs , dans leurs bonnes faces de moricauds .
1677: Ils appartenaient à une autre race , plus solide encore et plus résistante , celle des plateaux lorrains , où la plante humaine croît plus forte , nourrie seulement d' eau-de-vie et de pommes de terre .
1678: Dès qu' il aperçut le garde , le vieux charbonnier dit à ses fils :
1679: - tiens , la voilà encore , cette vieille pratique !
1680: De fait ,
1681: * Jacques * Thiriet ne perdait aucune occasion de leur rendre visite , sachant bien qu' il y avait toujours une bouteille d' eau-de-vie mise au frais entre les feuilles , et dont on lui offrait un verre .
1682: Le garde les interrogea .
1683: Pour ça non , ils n' avaient pas vu d' homme passer , avec un fagot vert sur l' épaule .
1684: Seulement , ce qu' ils pouvaient dire , c' est que sur le coup de midi ,
1685: * Marquemal était venu rôder aux alentours de la coupe .
1686: Il était bien capable de la chose .
1687: Tout en parlant , ils continuaient leur travail :
1688: les charbons s' empilaient dans les sacs de grosse toile .
1689: - halte là , garçons , dit le père .
1690: Il fait soif .
1691: Si on allait boire un coup ?
1692: Tout le monde se dirigea vers la cabane .
1693: Justement le charretier de * M .
1694: * Bernin , un riche marchand de bois de la ville , était arrivé pour faire un chargement :
1695: on profiterait de l' occasion pour causer un peu et pour trinquer ensemble .
1696: Le cheval était arrêté à la porte de la cabane , les flancs garnis de pousses feuillues , pour le protéger des taons , qui pullulent sous le bois , à la fin des journées chaudes .
1697: La mère surveillait la cuisson de la soupe ;
1698: sur des papiers bleus , étalés sur une bille de chêne , étaient rangés des morceaux de saindoux et d' énormes tranches de lard .
1699: La marmite était posée sur trois pierres , noircies de fumée ;
1700: une vapeur blanche en fusait , soulevant le couvercle .
1701: Il faisait bon dans cette cabane , bâtie avec des perches serrées l' une contre l' autre et réunies à leur sommet , de manière à former un pain de sucre .
1702: De la glaise battue et des mottes de gazon la recouvraient .
1703: L' ombre y était fraîche et accueillante .
1704: Des caisses , faites de planches grossièrement équarries , étaient remplies de fougères et de feuilles sèches .
1705: Par le carré de la porte , on voyait tout un coin de forêt , qui s' endormait dans la poussière chaude du couchant .
1706: La vieille avait apporté des verres et une bouteille d' eau-de-vie .
1707: On but et on parla de toutes choses , du prix des denrées et de l' état des récoltes , dans les territoires avoisinants .
1708: Le charretier , qui venait de la ville , savait des nouvelles et ne demandait qu' à parler .
1709: Les charbonniers s' exprimaient avec lenteur , cherchant leurs idées et pesant tous leurs termes , en hommes qui passent leur vie dans la solitude des bois , et n' ont guère l' occasion de bavarder .
1710: Le garde forestier ne disait rien , mais il avait une façon à lui de renifler son verre d' eau-de-vie , de le regarder avec une tendresse significative :
1711: on eût dit que son nez s' allongeait pour flairer la bonne chose .
1712: Sacré père * Thiriet !
1713: Celui -là ne pouvait pas dire qu' il n' aimait pas la blanche !
1714: Tout le monde se mit à rire , lui comme les autres .
1715: Tout de même , quand on s' adressait à lui , il y avait une nuance de considération et de respect , le respect un peu méfiant qu' ont les simples pour les représentants de l' autorité , pour ceux qui portent des képis galonnés , et des plaques , sur leur blouse .
1716: Le charretier parla des élections qui approchaient .
1717: ça faisait du bruit à la ville .
1718: Le parti réactionnaire voulait opposer une candidature à l' ancien député , un bon garçon qui avait la poignée de main facile , dont la voix sonore donnait un air de profondeur aux banalités qu' il débitait .
1719: Les curés , pour lui faire pièce , avaient choisi un ancien notaire , un homme très riche qui portait une décoration du pape et servait comme brancardier , aux pèlerinages de * Lourdes .
1720: Le charretier s' animait , tapait du poing sur la table .
1721: Certes non , il ne voterait pas pour celui -là .
1722: La religion était bonne pour les femmes que ça amusait , les dimanches , et pour les enfants , qui en avaient besoin pour grandir dans le respect des parents .
1723: Mais il ne fallait pas que les curés reprennent le dessus , comme au bon vieux temps , et soient les maîtres des eaux et de la terre .
1724: Tous étaient de son avis , devenus sérieux subitement devant cette chose mystérieuse et profonde , la politique .
1725: Le vieux charbonnier se murait dans son silence , les mâchoires serrées et les yeux tout songeurs , comme s' il avait eu trop de pensées pour les exprimer clairement .
1726: Enfin la conversation prit fin ;
1727: le charretier retourna à la ville et le garde redescendit vers le village , par les chemins caillouteux , qui serpentent entre les vignes .
1728: Les charbonniers mangèrent leur soupe du soir dans leurs écuelles de terre brune .
1729: Ils buvaient à la régalade à même une cruche de fer-blanc , pleine de l' eau d' une source , qui se trouvait là , sur le bord d' un sentier .
1730: Puis les garçons et la vieille se couchèrent dans leurs caisses de bois .
1731: On entendit bientôt dans la cabane assombrie s' élever le bruit de leur respiration .
1732: Toujours songeur , comme si on avait remué en lui trop de choses , le vieux resta près de la porte , fumant sa pipe .
1733: Les taches d' or mouvantes , qui tout à l' heure criblaient le feuillage dans la direction du couchant , s' étaient éteintes .
1734: Au milieu de ce silence , l' âme de la forêt semblait se révéler confusément et monter vers le ciel avec les souffles du soir , qui roulaient sur les feuillages .
1735: La clameur des crapauds se levait des mares lointaines .
1736: à peine de temps à autre entendait -on un bruit :
1737: un pivert attardé , qui frappait de son bec les troncs vermoulus , pour y chercher des insectes ;
1738: un geai qui regagnait son nid en jacassant , et qui secouait le silence du battement lourd de ses ailes .
1739: * Marthe maigrissait à vue d' oeil .
1740: De plus fortes se seraient raidies , auraient voulu oublier , auraient tenté l' impossible .
1741: à quoi bon ?
1742: Elle sentait d' avance que tout effort était vain .
1743: Tranquille et résignée , elle ne savait que souffrir silencieusement .
1744: Pas un seul moment , l' idée ne lui vint de recourir à la coquetterie , aux manèges des femmes délaissées , qui par un dédain habilement affecté , savent faire naître la jalousie et provoquer des regains d' amour .
1745: Elle se terrait dans son coin , comme une bête blessée qui se roule dans les feuilles , et se cache pour mourir .
1746: Son père finit par s' inquiéter .
1747: Le vieux soldat ne comprenait pas qu' on se laissât aller , qu' on eût si peu de courage .
1748: C' était trop bête à la fin , de se manger les sangs pour un pareil freluquet .
1749: Un beau merle que ce * Pierre , et qui vraiment avait trop l' air de s' en croire !
1750: Avec ça que beaucoup d' autres ne seraient pas bien aises d' épouser une belle fille , vaillante à la besogne , et qui apportait de l' argent .
1751: Un de perdu , dix de retrouvés .
1752: Cette tendresse bourrue qui accablait
1753: * Marthe d' exhortations maladroites , histoire de la secouer , lui faisait mal , comme une main brutale , qui aurait froissé ses membres endoloris .
1754: à tous ces propos , elle ne répondait rien , se contentant de secouer la tête , et sortait brusquement de la chambre , pour cacher ses larmes .
1755: En attendant elle dépérissait .
1756: Des tons de cire envahissaient son front et ses tempes , et ses yeux paraissaient agrandis , cernés de meurtrissures bleuâtres .
1757: Des lassitudes la prenaient , qui lui coupaient les jambes .
1758: Elle se plaignait de n' avoir de goût à rien , et quand elle avait fait quelques pas , elle était forcée de s' asseoir , comprimant de la main les battements de son coeur .
1759: Tous les gens du village lui trouvaient mauvaise mine .
1760: Un matin , le vieux garde , qui se préparait à partir pour sa tournée , la vit assise sur sa chaise , les mains désoeuvrées , le regard perdu dans le vide , prête à retomber dans la morne obsession , qui , tout au long des jours , tournoyait dans sa tête .
1761: - allons , ma fille , lui dit -il , faut te secouer un peu .
1762: ça ne te fera pas de mal de prendre l' air .
1763: J' ai justement deux tranchées à mettre à l' alignement .
1764: Tu pourras t' amuser à cueillir des fraises , dans le taillis .
1765: Elle ne dit pas non .
1766: Avec cette lenteur lassée qu' elle mettait depuis quelque temps dans tous ses gestes , elle se coiffa de la fine " hâlette " de toile blanche , tendue sur des brins de saule .
1767: Par les jours de chaleur , cette gracieuse coiffure , sur la tête des filles de * Lorraine , met autour de leurs traits fins la palpitation de sa blancheur .
1768: Bien des fois , elle fut forcée de reprendre haleine dans les chemins montants , le long des pentes caillouteuses .
1769: Ils arrivèrent dans le bois .
1770: L' herbe des allées était lourde de rosée .
1771: Des souffles frais , venant du fond des taillis , roulaient pêle-mêle des odeurs de terre mouillée et de feuilles mortes .
1772: Des masses de feuillages d' un vert lourd remuaient vaguement sur leurs têtes .
1773: Des oiseaux chantaient .
1774: Et comme le soleil était encore très bas sur l' horizon , la lisière du bois était pleine de clartés mouvantes .
1775: Assise sur une borne moussue ,
1776: * Marthe respirait longuement cet air pur , baigné de l' arome des végétations épanouies .
1777: Un parfum de muguet vibrait délicieusement :
1778: elle chercha et finit par découvrir les clochettes blanches , amoncelées au bas d' une pente , parmi les feuilles sèches .
1779: Le vieux garde , lui , avait l' air d' être devenu un autre homme .
1780: Il ne tenait pas en place , et sa grande faux allait et venait , émondant les jeunes pousses , taillant les branches folles , qui formaient des arceaux arrondis au-dessus de la tranchée .
1781: à quelques pas , celle -ci se perdait dans un lointain adorable , un peu de jour verdâtre filtrant à travers les feuillages doucement remués .
1782: De temps à autre , il s' arrêtait et mettait le nez au ras du sol , comme un chien qui flaire une piste ;
1783: il examinait les brins d' herbe , les branches cassées , les empreintes marquées dans la terre molle .
1784: Alors il appelait * Marthe , et il lui montrait avec un sourire de triomphe des riens invisibles pour d' autres yeux , un piétinement de patte griffue , une touffe de poils jaunâtres , attachée à l' épine d' un églantier .
1785: - " tu vois , disait -il , un grand lièvre a passé là tout à l' heure . "
1786: puis on suivait la piste qui se perdait dans le fourré , et sous une touffe de noisetiers , on trouvait quelques herbes foulées en rond , gardant encore l' empreinte d' un corps de bête .
1787: La place était encore chaude .
1788: - " tiens , c' est son gîte , il reviendra coucher là sûrement . " puis une finasserie contenue animait son regard et , clignant des yeux d' un air malin , il ajoutait que si tel braconnier de village trouvait cette place , ça ne ferait pas un pli .
1789: Un collet bien posé , et la bête serait prise .
1790: Pour un peu le garde aurait essayé , pour rien , pour le plaisir , en brave homme que des instincts de maraude tourmentaient par moments , dans l' exercice de sa profession .
1791: * Marthe riait .
1792: Elle oubliait sa souffrance , ses idées prenant un tour plus joyeux .
1793: Elle se laissait aller à une autre vie , à une sensation confuse de bien-être qui venait de son corps baigné dans l' air vif , de ses poumons emplis des grands souffles que la forêt exhalait , dans ce matin trempé de lumière .
1794: Elle se mit à cueillir des fleurs , des digitales bleues et des graminées , dont la tige se couronnait d' une poussière tremblotante .
1795: Sous prétexte d' aller achever d' autres besognes , le garde l' entraînait d' un bout à l' autre de l' immense forêt , pour lui donner du mouvement et calmer sa fièvre .
1796: Elle s' étendait sur tout le plateau lorrain , cette forêt , déroulant à perte de vue le moutonnement bleuâtre de ses masses de verdure .
1797: Jadis elle était bien plus vaste , au temps des grands cerfs , mais on y avait pratiqué de larges brèches pour la culture .
1798: Pourtant elle avait encore de larges horizons , des lointains brumeux , comme la mer .
1799: Par endroits , les grands hêtres descendaient le long des pentes , jetant dans l' air leurs troncs lisses , couverts d' écorce argentée , pareils à des fûts de colonne .
1800: Les soldats des forts voisins y avaient gravé leurs noms , et cela faisait des cicatrices profondes , noircies par l' écoulement des sèves .
1801: C' étaient les géants de la forêt , puissants et forts , plongeant dans la terre grasse leurs racines .
1802: Et des eaux suintaient à leurs pieds , parmi les mousses .
1803: Des routes s' ouvraient , larges comme des avenues ;
1804: des ruisseaux couraient dans le fossé sous des herbes chevelues .
1805: Parfois une branche morte tombait dans l' épaisseur des fourrés .
1806: On entendait la fuite d' une bête inquiète , glissant au fond des taillis , avec un bruissement doux sur les feuilles .
1807: à d' autres places , de larges pans de collines croulaient , couverts de sapins , formant un contraste émouvant au milieu de cet océan de verdure .
1808: Des brumes roulaient doucement sur les cimes aiguës , tombaient au fond du val , où toutes choses se noyaient dans une poussière lumineuse .
1809: Midi sonna :
1810: les herbes lourdes de rosée , se desséchant , se redressaient peu à peu .
1811: Sous la flambée du soleil , des odeurs montaient , exacerbées par la chaleur ;
1812: des chênes abattus , saignant par leurs blessures , exhalaient le parfum amer du tan ;
1813: il s' y mêlait la senteur pénétrante des pins , suant leur résine , et cette odeur indéfinissable des bois morts qui pourrissent .
1814: Une vibration d' air chaud montait , où les arbres flottaient , où se déformaient curieusement les objets lointains .
1815: Sur l' accablement du soleil planait un murmure confus , un chant immense de bestioles bourdonnantes , pareil à la voix de la forêt , et parfois des coups de vent , venus de l' horizon , balayant toute l' étendue , faisaient sortir de la profondeur des bois un soupir confus , une plainte ardente et prolongée .
1816: Il faisait bon marcher sous le couvert des grands arbres .
1817: Pompées par le soleil , les brumes bleues se dissipèrent :
1818: tout au fond des combes feuillues , il n' y eut plus que le moutonnement sans fin des grands arbres , sous la monotonie de la lumière .
1819: Le garde emmena sa fille au bord de la * Deuille :
1820: on serait mieux là pour casser une croûte , à l' heure brûlante .
1821: Au fond d' un trou raviné , obstrué de ronces et d' orties , sous de grands saules jetant en travers de la pente leurs branches à demi mortes , la source se creuse sur un lit de gravier .
1822: Froide à l' oeil , elle brille comme du vif-argent et les cailloux du fond ont l' air d' être enchâssés dans un métal .
1823: Source mystérieuse et qu' on dit hantée , jamais elle ne tarit :
1824: elle ne gèle pas non plus , même par les plus grands froids .
1825: Par les soirs de décembre , les bûcherons voient monter à sa surface des fumées qui ressemblent à des formes humaines , qui tourbillonnent dans une ronde fantastique , accrochent leurs membres sans muscles aux branches des saules .
1826: On dit aussi que si une fille vient se pencher sur cette eau , dans la semaine de la chandeleur , elle y verra sûrement l' image de celui qui l' épousera .
1827: * Marthe s' attristait au bord de la source ;
1828: la légende , revenant à sa pensée , lui apportait un découragement profond .
1829: Un village de bûcherons et de sabotiers se trouvait là , derrière les fourrés .
1830: On entendait les coqs chanter d' une voix éclatante .
1831: Le vieux * Jacques
1832: * Thiriet s' y rendit , ayant une affaire à traiter avec une personne de sa connaissance .
1833: * Marthe refusa de l' accompagner , sous prétexte qu' elle était lasse .
1834: Le soleil inondait les taillis ;
1835: les feuillages flambaient , les cimes arrondies des hêtres reposaient mollement dans la lumière ;
1836: rien ne bougeait , pas un brin d' herbe , pas une feuille :
1837: seuls , au fond d' une clairière , des bouleaux fins frissonnaient de toute leur chevelure , sous des souffles errants , qui ne parvenaient pas jusqu'à terre .
1838: Tout à coup un bruit de sabots claqua sur les pierres , en haut de la montée , et la vieille
1839: * Dorothée apparut , tenant par la main sa petite-fille .
1840: Ayant ramassé brin par brin un fagot de bois mort , altérée par l' air étouffant qui dort sous les grands arbres , elle venait se rafraîchir à la source .
1841: * Marthe à ce moment pleurait , avec une sorte de satisfaction triste , une joie d' être seule , de pouvoir se soulager avec des larmes .
1842: Au bruit des sanglots , la petite * Anna effrayée se serrait contre sa grand'mère , cachant sa tête blonde dans les plis de sa jupe , et de temps à autre , avec un geste futé , elle montrait sa petite mine curieuse .
1843: * Marthe s' était tue .
1844: La vieille * Dorothée s' assit sur une pierre , puis , ayant dénoué les brides de sa grande capote de paille , elle respira longuement la fraîcheur qui montait de l' eau , dans l' ombre des saules .
1845: - t' as du chagrin , ma fille ?
1846: Demanda -t-elle .
1847: * Marthe ne répondit pas , ébaucha un geste désespéré , encore toute secouée de sanglots .
1848: La vieille reprit , en insistant :
1849: - il est donc bien malin , ce * Pierre ?
1850: Elle avait entendu parler de leur brouille , le bruit ayant couru dans le village .
1851: * Marthe n' osait pas se confier , retenue par un sentiment de pudeur et de honte , à l' aspect de cette vieille .
1852: Elle non plus , la pauvre vieille , ne trouvait rien à lui dire .
1853: Elle avait beau chercher au fond de ses souvenirs , dans ce passé de misères et de douleurs , dont la séparait l' effroyable distance des temps révolus , elle ne trouvait plus trace de semblables souffrances .
1854: Avait -elle été jeune , avait -elle enduré de pareils chagrins ?
1855: Elle ne savait plus .
1856: Pourtant elle avait eu ses peines , et plus dures que celle -là :
1857: des morts d' enfants jeunes et vigoureux , toute une part de sa chair qu' on avait jetée dans la fosse .
1858: Oui , c' est alors qu' on souffrait et cela valait la peine qu' on pleurât !
1859: Mais quand on était jeune , quand on avait la santé , des membres robustes et du pain à manger tous les jours , on avait tort de se casser la tête , pour des tourments imaginaires .
1860: Oui , du pain à manger tous les jours , tout était là .
1861: Elle secouait lentement la tête , avec ce geste de résignation et de tristesse infinie , qui lui était habituel .
1862: Ses mains , ses pauvres mains osseuses nouées à ses genoux , elle dévisageait * Marthe avec bonté , cherchant une parole de consolation qu' elle ne trouvait pas .
1863: Ses cheveux collés à ses tempes avaient l' aspect du chaume lavé par la pluie ;
1864: sa face parcheminée , ses yeux sans regard , usés par le travail et les larmes , étaient pleins d' une morne stupeur ;
1865: toutes ces idées tournoyaient lentement dans sa cervelle , comme une meule , et lui apportaient une sorte d' hébétement ...
1866: elle se prit à prononcer des mots vagues , des paroles sans suite , qu' elle répétait d' une voix monotone , comme pour endormir cette douleur , qui veillait à côté d' elle :
1867: - que veux -tu ?
1868: Ma pauvrette , faut se faire une raison ...
1869: on n' est pas pour si longtemps sur cette terre ...
1870: le chagrin , ça passe ...
1871: on est heureux , quand on a les siens autour de soi ...
1872: la petite * Anna , ayant cueilli une branche menue de saule , s' amusait à fouetter l' eau brillante de la source .
1873: Amusée par ce manège , elle riait .
1874: Puis , la vieille et l' enfant partirent .
1875: Quand le garde fut de retour , ils reprirent leur course à travers la forêt .
1876: Ils descendaient les pentes rocailleuses , où poussent dru les cornouillers et les charmes .
1877: Des vipères glissaient sournoisement parmi les feuilles ou se dressaient , en sifflant , sur des rocs éclaboussés de soleil , chauffés à blanc .
1878: Le sentier était si raide qu' il fallait se retenir aux branches et parfois des pierres , qu' ils heurtaient , roulaient à grand bruit , entraînant des monceaux de terre , des amas de mousses et de feuilles sèches , grossissant dans leur chute comme des avalanches .
1879: à travers les feuillages clairsemés , on entrevit bientôt le miroitement des eaux prochaines .
1880: Ils débouchèrent dans une grande prairie , qui s' étalait au fond du val .
1881: Au sortir du bois , la lumière était aveuglante .
1882: La * Moselle coulait , lente , entre des îles herbeuses , presque noyées , dont les bords étaient obstrués de roseaux , sans cesse animés d' une vibration monotone .
1883: On aperçut au loin une barque se détachant en noir sur la réverbération des eaux éclatantes .
1884: Une silhouette vigoureuse se dressait à l' avant , jetant un filet dans le flot .
1885: Le coeur de * Marthe se mit à battre désespérément , car elle avait reconnu
1886: * Pierre .
1887: Le vieux garde fronça le sourcil :
1888: - tiens , y sont là , eux autres ...
1889: allons-nous -en ...
1890: et ils rentrèrent sous le couvert .
1891: Ils revenaient lentement au soir , suivant la large avenue où le sol disparaissait presque sous la poussière des gramens tremblotants .
1892: La forêt autour d' eux était pleine d' ombres et les troncs des bouleaux luisaient vaguement .
1893: Parfois une feuille sèche suspendue à une branche remuait encore faiblement , et cela faisait un grand bruit dans tout ce silence .
1894: Ils s' arrêtèrent un moment à la lisière du bois .
1895: Une fraîcheur montait des champs assoupis , plus douce au sortir de l' air étouffant , qui stagne sous le couvert des grands arbres .
1896: Le vieux garde s' épongeait le front et * Marthe respirait à pleins poumons , assise sur une borne rongée de terre et de mousse , comme il s' en trouve à l' entrée de chaque sente .
1897: Devant eux s' ouvrait un large cirque de cultures où les seigles déjà grands , creusés par les souffles du soir , ondulaient comme des vagues vertes ;
1898: une sérénité adorable tombait sur les champs , à l' approche de la nuit .
1899: Tout à coup , ils virent * Poloche débusquer des taillis à quelque distance .
1900: Sa grande hotte , balancée à ses épaules , amplifiait encore le rythme cahoté de sa démarche .
1901: Il vint s' asseoir près d' eux .
1902: Par hasard , il n' était pas ivre ce soir -là , et ses traits calmes , sa figure fruste avaient un air de gravité , comme si c' eût été un homme tout différent , quand le vin ne le travaillait plus .
1903: - comme ça , on prend le frais , dit -il .
1904: Puis , sans attendre une réponse , il s' adressa au garde :
1905: - vous qui êtes malin ,
1906: * Monsieur * Thiriet , et qui connaissez tous les bois , vous savez t' y parler aux bêtes ?
1907: Moi , mon père m' a appris ;
1908: regardez un peu , pour voir ...
1909: déjà il s' était couché dans le fossé , vautré parmi les feuilles sèches , sous les branches des houx épineux .
1910: Dans l' obscurité , on ne distinguait plus son corps , confondu avec la couleur grisâtre de la terre .
1911: - bougez pas , fit -il à voix basse , cachez -vous bien .
1912: Et l' on entendit soudain un petit cri aigu , perçant , qui avait l' air de raser la terre , de partir des feuilles sèches doucement remuées .
1913: Par moments , cela se taisait , puis ce cri repartait , plus vif , comme si une souris se fût promenée d' un pas menu sur la terre .
1914: Tout à coup , quelque chose de noir sortit du couvert des grands arbres , sans qu' on pût voir d' où cela venait , et cela se mit à tourner , dans l' air assombri , d' un vol silencieux .
1915: Puis deux ou trois formes pareilles apparurent , rayant la nuit du battement de leurs ailes .
1916: On les distinguait mieux :
1917: c' étaient des chouettes , dont les yeux phosphorescents jetaient des feux verts dans l' ombre .
1918: Leurs ailes ouatées n' éveillaient pas le silence .
1919: Une d' elles passa si près de * Marthe qu' elle sentit sur son front la caresse de sa plume floconneuse .
1920: à un bruit que
1921: * Poloche fit dans le fossé , elles disparurent comme elles étaient venues , muettes , furtives , et pareilles à des fantômes d' oiseaux .
1922: * Poloche s' était relevé , un large rire sillonnant sa face :
1923: - vous avez vu les chats-huants ?
1924: Hein , si on avait un fusil , comme on les dégoterait !
1925: La nuit était tout à fait venue , transparente , baignant les champs endormis de sérénité confuse et de tendresse .
1926: C' était l' heure étrange et fantastique où , dans les sonorités cristallines de l' air pur , les moindres bruits s' amplifient démesurément , où dans l' ombre grandissante , un frissonnement de chaume devient subitement formidable .
1927: Tout près d' eux une sente herbeuse , sous les arceaux des charmilles , s' ouvrait comme un porche gigantesque .
1928: à chaque instant des bêtes déboulaient , gagnant la plaine ;
1929: des galops éperdus , des bonds épeurés , des fuites rampantes courbaient les tiges des graminées .
1930: Elles allaient toutes boire l' air frais , au creux des sillons , brouter le thym et les herbes odorantes des friches , et danser aussi au clair de lune , dans le mystère bienveillant de la nuit , loin des chiens qui aboient et des hommes qui tuent .
1931: à quelques mètres , des lapins jouaient dans un champ avec des cabrioles et des bonds désordonnés .
1932: Des tout petits se tenant drôlement sur leurs derrières , lissaient leurs museaux d' un mouvement rapide de leurs pattes , tandis que des vieux tournaient autour des touffes de chiendent , coiffés de leurs oreilles comme d' un bonnet .
1933: Puis ce fut un grand lièvre qui déboucha , franchissant d' un bond des champs entiers .
1934: Il monta la côte , sembla grandir à mesure qu' il s' éloignait , et quand son ombre se détacha sur le ciel encore clair , il parut emplir tout l' horizon , comme une bête monstrueuse .
1935: Amusé par la confiance de ses protégés , le vieux garde riait :
1936: - ah , les gaillards , comme ils s' en payent !
1937: Attendez l' ouverture de la chasse .
1938: Tous les soirs ,
1939: * Marthe allait se mettre sur le passage de * Pierre , à l' endroit où ils attachaient leur barque dans les roseaux .
1940: Sans doute , il fallait avoir peu de fierté pour agir ainsi .
1941: Les gens qui la voyaient devaient se moquer d' elle .
1942: Cela lui importait peu .
1943: Elle n' avait plus qu' un désir , le voir , respirer l' air qui l' avait frôlé .
1944: Et dans le naufrage où sombraient ses rêves de bonheur et ses projets d' avenir , cela seul subsistait , ce besoin énergique et vivace .
1945: Cette seule attente la faisait vivre , lui donnait la force de se traîner d' un jour à l' autre , inerte et sans pensée aux heures de clarté , ne retrouvant un peu de calme qu' à l' approche des soirs , quand elle s' acheminait vers la rivière .
1946: Pour se donner une contenance , elle emportait d' ordinaire un tricot , un ouvrage de femme .
1947: Ses mains fiévreuses tremblaient en maniant les aiguilles .
1948: La rivière , fermée par un long môle qui rejetait les courants sur la rive opposée , formait un étang d' une eau vaseuse et noire .
1949: Des herbes fluviales traînaient à la surface , retenant dans leurs réseaux des branches mortes , des détritus , des morceaux d' aiguilles de sapin , provenant des barrages .
1950: Du marécage , chauffé par le soleil , se levait une odeur fade d' eau croupissante .
1951: Sur les grèves , les vieux chalands achevant de pourrir barraient tout l' horizon de leur gouvernail .
1952: De larges nuées traînaient à la surface de l' eau ;
1953: lambeaux de pourpre , ruissellements d' or , flambées de feu , qui faisaient dans l' eau noire un ciel chimérique .
1954: Les deux pêcheurs arrivaient .
1955: La barque se détachait en noir sur les eaux lumineuses .
1956: On entendait le bruit de la chaîne lancée à toute volée sur le gravier .
1957: Chaque fois * Pierre avait un mouvement d' humeur , quand il la retrouvait à la même place , et il haussait les épaules .
1958: Ou bien il se décidait à lui dire bonsoir , un bonsoir très sec , qui lui coûtait beaucoup .
1959: Elle s' écroulait dans l' herbe , comprenant bien que tout était fini , qu' il était buté dans son entêtement et dans sa rancune .
1960: Il était passé , sa haute stature n' était plus qu' une ombre mouvante dans la nuit .
1961: Elle restait là , le visage dans l' herbe mouillée , les mains souillées par la terre humide que les taupes rejettent , en creusant leurs galeries .
1962: Autour d' elle , les choses retournaient peu à peu au néant .
1963: Les masses des saules et les lignes de peupliers s' endormaient , et dans ce silence il lui semblait entendre monter un cri , le cri de sa douleur qui veillait , implacable .
1964: Entre ses berges immensément reculées , la rivière était devenue une grande chose mouvante , dont le glissement emplissait l' ombre .
1965: L' eau se faisait attirante , mystérieuse et douce .
1966: Des voix s' éveillaient dans l' insaisissable chuchotement des roseaux , et ces voix parlaient d' oubli , de repos , de sommeil .
1967: Il fallait rentrer .
1968: Elle revenait lentement vers le village , l' esprit perdu dans des rêveries .
1969: Elle voyait d' avance toute la destinée de résignation et de solitude qui l' attendait .
1970: Elle ne pourrait pas se décider à en épouser un autre .
1971: Elle deviendrait une vieille fille , comme il y en avait quelques-unes dans le village , une de ces vieilles filles qui vieillissent doucement dans une petite chambre donnant sur les jardins , qui se coulent sans bruit le long des murs , propres , décentes , toujours vêtues de noir , comme si elles portaient le deuil de leur propre vie .
1972: Un jour on les trouve mortes , et aucun foyer , aucun souvenir ne s' aperçoit du vide , creusé par leur mort .
1973: Sans qu' elle s' en rendît bien compte , elle souffrait encore de sentir autour d' elle la caresse de ces nuits tièdes , faites pour l' amour .
1974: Des coups de vent passaient , secouant les masses des feuillages ;
1975: des odeurs de roses pâmées sortaient des jardins .
1976: Il fallait rentrer .
1977: Les vieux l' attendaient , assis à la table où la vaisselle du souper luisait sous la lampe de cuivre .
1978: Elle s' arrêtait un instant , avant de pousser la porte , passait son mouchoir sur ses yeux , s' efforçait de prendre un air d' indifférence .
1979: Et c' était , tous les soirs , un effort qui lui coûtait .
1980: On mangeait lentement , sans dire mot , une gêne insaisissable planant dans l' air .
1981: On s' épiait .
1982: * Marthe avait beau se contraindre ;
1983: c' était plus fort qu' elle , il lui arrivait de rester devant son assiette pleine , les yeux dans le vide , la pensée absente .
1984: Alors elle saisissait un geste désespéré des vieux , qui se poussaient du coude , et se la montraient , en hochant la tête .
1985: Ils oubliaient de manger , eux aussi .
1986: Ils n' osaient pas lui parler , lui faire des reproches , demander des explications , par crainte de raviver sa douleur .
1987: Une fois ils avaient voulu lui toucher quelques mots ;
1988: elle avait eu un geste de supplication si navré , que les vieux n' osaient plus y revenir .
1989: Et ils éprouvaient aussi une sorte de pudeur , une honte de vieux , qui n' osaient plus s' occuper de ces histoires d' amour .
1990: On se regardait , les moindres paroles se faisaient précautionneuses , et dans cette maison , autrefois si joyeuse , se glissait une menace furtive :
1991: l' approche du malheur .
1992: C' était la fête- * Dieu .
1993: De bon matin , les hommes étaient partis au bois pour y couper des branches de sapin et de charme .
1994: Les chariots revenaient par les chemins pierreux , leur charpente desséchée grinçant à chaque cahot .
1995: Ils descendaient , pareils à des monceaux de forêt mouvante , et les ramures balayant le sol , un flot de poussière montait , doré par le soleil .
1996: * Dorothée , la petite * Anna ,
1997: * Marthe allaient cueillir des fleurs , dans la prairie .
1998: On égrène les pétales dans des corbeilles d' osier revêtues de linge blanc , et les petits enfants les jettent par poignées à la face du saint-sacrement , qu' on promène par les rues .
1999: Les foins déjà très hauts s' étalaient comme une mer , et la petite * Anna y enfonçait jusqu'aux épaules .
2000: Elle ouvrait de grands yeux , amusée par le vol bruissant des bestioles .
2001: De gros hannetons , ouvrant des ailes de gaze fripée , s' enlevaient soudain d' un vol lourd ;
2002: des bêtes à bon dieu aux élytres ponctués couraient sur les feuilles minces , qu' elles courbaient un peu sous leur poids .
2003: De larges papillons couleur de soufre , aux ailes ocellées , voletaient , semblables à des fleurs ivres de lumière , qui se seraient détachées de leur tige .
2004: - asseyons -nous un peu , dit * Dorothée , y fait si chaud qu' on n' en peut plus ...
2005: tout le monde s' adossa au tronc d' un saule vermoulu , à demi mort , où des petits pâtres avaient mis le feu .
2006: Une mare s' ouvrait au pied , obstruée de roseaux et d' oseilles sauvages ;
2007: des masses spongieuses de mousses verdâtres y flottaient , tandis qu' un grouillement prodigieux de larves et d' insectes animait les profondeurs de l' eau .
2008: La vieille se mit à dévisager * Marthe , attentivement :
2009: - t' as pas bonne mine , ma pauvrette , lui dit -elle .
2010: à quoi que ça sert , de se faire de la bile comme ça ?
2011: * Marthe ne répondit pas .
2012: Une larme tremblait au bout de ses cils :
2013: son menton s' effilait et les ailes de son nez avaient la pâleur transparente des pétales de marguerite , que la petite * Anna effeuillait dans sa corbeille .
2014: La vieille ajouta :
2015: - t' as bien tort de te manger les sangs pour un vaurien pareil .
2016: Puis elle retomba dans sa rêverie :
2017: ses yeux vitreux s' ouvrant à la clarté du jour , elle contemplait , avec des hochements de tête satisfaits , la beauté des terres reverdies .
2018: Tout partait :
2019: arbres à fruits dans les vergers , vignobles sur la côte , seigles déjà grands qui ondulaient .
2020: Toute cette chaleur , qui pénétrait la terre , apportait à la vieille une sensation de réconfort ;
2021: elle respirait plus fortement , et il lui semblait qu' un bien-être envahissait ses vieux os .
2022: * Marthe tressaillit .
2023: Dans une pièce de terre , coulant par une pente insensible vers l' autre bord de la mare ,
2024: * Pierre et la * Renaude venaient d' apparaître .
2025: Ils travaillaient de compagnie à retourner les " andons " de seigle qu' on avait fauchés pour les donner au bétail .
2026: Ils s' avançaient à pas égaux , secouant les tiges drues avec leurs fourches , jouant parfois à des jeux de mains un peu brutaux , et s' embrassant à pleine bouche , sous le soleil , sans se douter qu' on les voyait .
2027: La " trapelle " surtout en prenait à son aise , passant ses mains sur le cou du garçon , se frottant contre lui , avec des airs de chatte amoureuse .
2028: * Dorothée , qui les voyait , haussa les épaules : " si ça ne faisait pas pitié ! "
2029: mais * Marthe souffrait trop , il fallut rentrer au village ...
2030: les deux femmes travaillaient au reposoir qu' on avait l' habitude d' élever , tous les ans , à l' entrée de la creuse , devant la maison de * Dorothée .
2031: On avait jeté sur un échafaudage de bois des draps blancs , où étaient piqués par endroits des oeillets et des étoiles de papier doré .
2032: Une voisine prêta des chandeliers de verre filé .
2033: Sur la dernière marche un * Jésus de plâtre , dans un geste de bonté infinie , ouvrait ses mains exsangues , où les clous avaient ouvert des plaies .
2034: Des touffes de roseaux se balançaient au bas , placés dans des pots de grès .
2035: Et les ramures , fichées dans le sol , faisaient autour du reposoir une haie verte , qui bruissait dans le vent tiède .
2036: Les minutes passaient .
2037: * Marthe restait écroulée dans un fauteuil d' osier , à l' ombre de la haie murmurante .
2038: Une telle lassitude l' appesantissait , qu' elle ne se sentait pas la force de rentrer .....
2039: ainsi donc ils ne se gênaient plus , ils s' embrassaient en pleins champs .
2040: ça finirait peut-être par un mariage .
2041: Elle fit une moue dégoûtée .
2042: Les cloches sonnaient , la procession devait sortir à ce moment -là de l' église :
2043: le vent apportait un faible écho des versets latins et des cantiques .
2044: * Dorothée , une mèche de cire à la main , se hâta d' allumer les bougies :
2045: du coup le reposoir flamba , comme un brasier , jetant dans le soleil la clarté de ses flammes jaunes .
2046: Parfois un coup de vent passait , la nappe ardente s' avivait de lueurs bleues .
2047: On eût dit que les flammes allaient s' éteindre , puis elles montaient de nouveau .
2048: La procession apparut .
2049: Sous un dais de velours cramoisi , coiffé de plumes blanches , le saint-sacrement s' avançait , porté par un vieux prêtre dont les mains étaient voilées d' un tissu de lin .
2050: Le vieillard semblait plier sous le poids de la chape de brocart , dont les plis somptueux se cassaient derrière lui .
2051: Le lourd ostensoir d' or flamboyait dans l' ombre , comme un soleil .
2052: * Dorothée se signait à tour de bras , ses grosses besicles penchées sur un antique missel à fermoir de cuivre , marmottant les paroles latines avec ferveur .
2053: * Marthe priait , anéantie .
2054: Ainsi le dieu s' avançait dans la splendeur de la lumière , dans la sérénité du jour , le dieu qui aime l' ombre des temples , le recueillement des tabernacles voilés d' or , le silence des églises où vacille la lueur de la lampe éternelle .
2055: Un grêle tintement de sonnette se fit entendre .
2056: Le vieux prêtre gravit lentement les degrés du reposoir .
2057: Il plaça le dieu tout en haut , parmi les flammes du brasier et , s' agenouillant devant sa majesté muette , parut s' abîmer dans un acte d' adoration .
2058: Il se fit un grand silence .
2059: Le ciel bleu s' ouvrait , de grands souffles venus du fond des campagnes balayaient l' espace .
2060: On eût dit que les choses s' acharnaient , écrasaient cette pompe , voulaient protester par leur sérénité muette contre ces espérances , ces murmures d' humanité prosternée , dans la crainte du dieu terrible et de la mort .
2061: La sonnette tinta encore .
2062: Comme une rumeur d' orage troue la cime des forêts , les cantiques repartirent avec force .
2063: Des gros chantres , les veines du cou gonflées , faisaient sonner leurs basses profondes , ayant l' air de tirer les notes de leurs talons .
2064: La procession s' éloigna , dans un murmure de voix .
2065: Des femmes étaient restées au pied du reposoir , soufflant les bougies , repliant les draps , reportant les chandeliers dans les maisons voisines , et la vieille * Dorothée les aidait .
2066: Juste à ce moment ,
2067: * Pierre et la * Renaude , leur ouvrage terminé , débouchaient de la creuse .
2068: Toujours effrontée , la fille aux corsages voyants se pendait au bras du garçon , ayant dans son allure une langueur provocante .
2069: * Marthe , toujours assise à la même place , tourna la tête .
2070: Mais la vieille * Dorothée s' était levée , menaçante .
2071: - mauvais drôle , cria -t-elle , tu as le front de te montrer avec une pareille coureuse .
2072: Passe ton chemin .
2073: Laisse les honnêtes filles tranquilles .
2074: * Pierre haussa les épaules .
2075: - va , mauvais sujet , ça ne te portera pas bonheur !
2076: La vieille criait si fort que la voix se cassait dans sa gorge .
2077: Ses mains tremblaient .
2078: Suffoquée par l' indignation , elle dut s' asseoir sur un billot de chêne qu' on avait roulé là .
2079: Des femmes s' ameutaient , s' excitant avec des cris haineux , prenant la défense de * Marthe .
2080: Une d' elle lança un caillou :
2081: * Pierre et la * Renaude durent prendre la fuite , poursuivis par les huées .
2082: * Marthe respirait avec peine , les mains cramponnées aux bras du fauteuil ...
2083: un calme singulier descendait dans la rue .
2084: La procession devait rentrer à l' église .
2085: Les couveuses , effarées un instant par le passage du cortège , traînaient de nouveau leurs ribambelles de poussins et , grattant le fumier , poussaient de temps à autre un gloussement vif , comme un appel .
2086: Toute cette vie , retombant à sa placidité habituelle , torturait le coeur de la pauvre fille .
2087: Des femmes , au dernier moment , avaient coupé dans leur jardin des brassées d' angélique , et les avaient jetées sur le passage de la procession .
2088: Sous la coulée ardente du soleil , ces jonchées exhalaient une odeur pénétrante .
2089: Décidément * Pierre tournait mal .
2090: Jamais il n' avait été un de ces garçons qui restent dans les jupes de leur mère , tranquilles , rangés , économes , qu' on cite partout en exemple , et dont les filles se moquent en dessous , se poussant du coude à leur passage .
2091: Toujours il avait eu la réputation d' un mauvais sujet et d' un noceur , poussé par ce besoin de faire le beau parleur autour des tables d' auberge , d' étonner la galerie par ses façons conquérantes .
2092: Jamais il n' était plus heureux que lorsqu' il se sentait parti , bien en verve et qu' on admirait tout autour de lui sa large carrure , sa prestance , sa voix sonore , quand c' était son tour de chanter la sienne .
2093: Sans qu' il eût besoin de boire beaucoup , il se grisait insensiblement de bruit et de vacarme .
2094: Quand il y avait une fête dans les environs , voilà qu' il y restait deux et trois jours , parti en bombance , scandalisant les gens sérieux par ses allures de chapardeur .
2095: C' était un sujet de conversation pour les femmes qui se rencontraient , les vendredis , au marché de la petite ville .
2096: Agenouillées sous les riflards de cotonnade bleue , larges comme des tentes , elles échangeaient des réflexions , parmi les mannes d' osier emplies de fromages , et les cages à claire-voie où grouillaient des volailles ...
2097: et les commentaires désobligeants allaient leur train :
2098: - vraiment , le vieux * Dominique n' avait pas de chance avec son garçon .
2099: Là-bas , dans les côtes , à la fête de * Mont- * Le- * Vignoble , on l' avait vu traînailler pendant une semaine , alors que tout le monde était reparti au travail des champs .
2100: Il passait les après-midi , en compagnie de carrieurs et de tireurs de sable , qui fêtaient le saint lundi tous les jours .
2101: Tout ce monde jouait aux quilles , s' empilait aux tables d' auberge , s' enivrait en de fastueuses ribotes .
2102: Il couchait tantôt chez l' un et tantôt chez l' autre , parfois même dans des greniers à foin , d' où il sortait au matin , les vêtements salis de toiles d' araignée .
2103: Très fier d' ailleurs au milieu de cette débauche , et s' enfermant au plus profond de l' ivresse dans de longs silences .
2104: Alors tout le monde devinait qu' il avait ses peines , et que cette ribote cachait un besoin de s' étourdir .
2105: On eût dit qu' il voulait se venger sur lui-même , d' un de ces gros chagrins , dont rien ne nous console .
2106: Il y a comme cela , dans les pays lorrains , un certain nombre d' ivrognes et de piliers de café , qui mènent la mauvaise vie contre leur gré , et parce qu' ils portent lamentablement la faute d' un autre .
2107: Maris trompés , pères dont le fils a fait un mauvais coup !
2108: Et comme le sentiment de l' honneur est singulièrement vivace , ils se terrent dans l' ivresse comme dans un trou .
2109: Ils cherchent dans l' eau-de-vie et dans le vin l' audace qui leur manque .
2110: On dirait que le ressort de leur vie s' est brisé subitement , et ils ne sont plus que des choses inertes , molles , avachies qui traînent sur les tables d' auberge .
2111: De temps à autre , une allusion à leur malheur leur fait lever les yeux , et on y lit une stupeur et une morne résignation .
2112: Ceux -là mènent une vie misérable , et leur honte s' ajoute à celle de leur race .
2113: Ceux -là aussi ont dans leur ivresse de longs silences , des rêveries douloureuses , et on les plaint , tout en les méprisant .
2114: * Pierre allait -il devenir un de ceux -là ?
2115: Quand on essayait de faire allusion à sa conduite , devant le vieux * Dominique , il répondait brusquement :
2116: - faut bien que jeunesse se passe .
2117: Et cela d' un ton si colère , qu' on n' avait pas envie d' y revenir .
2118: Car il était fier , il gardait tout pour lui , ne voulant pas donner aux autres le spectacle de sa douleur .
2119: Depuis quelque temps ,
2120: * Pierre allait au café tous les soirs .
2121: Un petit estaminet près de l' église , tenu par une vieille femme impotente , et qu' on ne fréquentait guère .
2122: De très jeunes garçons s' y rencontraient avec des vieux qui n' avaient plus de famille .
2123: On y était comme chez soi , et la vieille ne pouvant plus remuer , on se servait soi-même .
2124: Pour entrer dans la salle du fond donnant sur les jardins , il fallait traverser la cuisine encombrée de vaisselle .
2125: Le plancher , effondré par endroits , laissait voir le sol , et , sous la clarté fumeuse d' un quinquet de cuivre , un antique billard s' étalait , plus rapetassé qu' une loque de pauvre , où les billes écornées roulaient à grand bruit .
2126: Ils étaient bien une douzaine , ce soir -là , autour de la table encombrée de bouteilles et de petits verres .
2127: La clarté , tombant d' aplomb sur leurs traits , fouillait leurs masques , y creusait des ombres inquiétantes , et le long des murs blanchis à la chaux flottaient des silhouettes grimaçantes .
2128: La fenêtre était grande ouverte sur la nuit , et la lumière vacillante du quinquet s' y perdait tout de suite , tombait comme dans un trou .
2129: Le temps était à l' orage :
2130: il faisait une chaleur lourde .
2131: Quelques coups de tonnerre grondèrent dans le lointain ;
2132: des éclairs sillonnèrent la nuit , coupant de lueurs bleuâtres les ténèbres , faisant surgir les toits de tuile des réduits à porc , les pruniers immobiles au fond des jardins , et tout près , un poulailler entouré d' un treillage en fil de fer , où des poules hérissées dormaient sur leur perchoir , pareilles à des boules de plume .
2133: Puis une rafale passa , et de larges gouttes de pluie sonnèrent sur la terre .
2134: Les coups de vent menaçaient d' éteindre la flamme du quinquet , qui montait , toute bleue , le long du verre .
2135: Il fallut fermer la fenêtre .
2136: L' assistance était un peu soûle ;
2137: c' était le moment des chansons .
2138: * Pierre , qui s' était levé , son large chapeau de feutre toujours campé sur l' oreille , réclama le silence , et les bras tendus dans des gestes emphatiques et maladroits , il chanta d' une voix forte une romance patriotique .
2139: C' était à * Strasbourg , par une nuit d' orage , alors que minuit sonne dans la rafale et que la patrouille allemande fait sonner ses bottes sur le pavé .
2140: Une voix de bronze montait dans le fracas du tonnerre , et la statue du général * Kléber clamait sa stupeur , son indignation , et l' espoir d' une revanche prochaine :
2141: je ne vois plus dans l' air flotter les trois couleurs .
2142: je n' entends plus chanter la vieille " marseillaise " .
2143: ils reprenaient le refrain en choeur .
2144: Leur attendrissement d' ivrognes s' exaltait jusqu'au lyrisme patriotique .
2145: Un frisson passa dans l' auditoire ;
2146: l' âme de la terre lorraine , pantelante , déchirée , piétinée par les invasions depuis les temps les plus lointains de l' histoire , vibrait confusément en eux .
2147: Les jeunes avaient grandi à l' école , entretenus dans ces souvenirs , nourris de littérature patriotique , élevés dans la religion de la guerre .
2148: Mais les vieux , qui se rappelaient les horreurs de l' invasion , le bétail enlevé et les fermes pillées , le pullulement des saxons et des bavarois , secouaient tristement la tête et souhaitaient tout haut qu' on ne revît jamais de pareilles horreurs .
2149: * Pierre avait eu du succès pour sa chanson .
2150: Il se rassit , en promenant un regard d' assurance autour de lui .
2151: Soudain on entendit la voix de * Poloche qui montait , pâteuse et bredouillante .
2152: Naturellement , il était encore plus gris que de coutume .
2153: Titubant sur ses jambes avinées , la lueur du quinquet fouillant sa face d' ivrogne goguenard et pensif , il se leva péniblement .
2154: Une immense mélancolie , un attendrissement de pochard le soulevait , chavirait toutes ses pensées , tous ses souvenirs , lui faisait trouver , pour aimer tous ses compagnons , des paroles d' affection .
2155: Il se haussait , avec des hoquets et un larmoiement dans la voix , jusqu'au niveau de l' émotion générale .
2156: Puis , comme un gamin lui détachait une plaisanterie , il se redressa , furieux :
2157: - taisez -vous , blancs becs ...
2158: respectez les vieilles gens .
2159: Vous ne savez rien ...
2160: moi j' ai ...
2161: vu , j' ai vu ...
2162: il chercha , toute sa physionomie se concentrant dans l' effort pour atteindre le mot , le souvenir , la chose qui fuyait devant lui !
2163: - j' ai vu le * Pacifique !
2164: Il le cria , ce mot de * Pacifique , avec une telle explosion de joie , que tout le monde s' esclaffa , autour de lui .
2165: C' était vrai :
2166: * Sébastopol , le
2167: * Pacifique , dont il avait entrevu l' immensité bleue sous des soleils plus rayonnants que les nôtres , lors de l' expédition du * Mexique , tous ces mots revenaient si souvent dans sa bouche , quand il était ivre , qu' on l' appelait aussi * Poloche le pacifique , avec une nuance d' ironie et d' admiration .
2168: Il répétait , têtu , se butant aux syllabes enfin retrouvées , s' y cramponnant avec une obstination d' ivrogne , qui a trouvé un bec de gaz dans la sarabande des objets environnants :
2169: - le * Pacifique !
2170: Le * Pacifique .
2171: Il prenait , dans sa bouche , une ampleur démesurée , ce simple terme qui n' était pourtant qu' une appellation géographique , et il le répétait avec insistance , faisant tenir là dedans tout ce qu' il avait vu , tout ce qu' il ne pouvait rendre , car il ne trouvait pas de mots pour dire le scintillement des mers inconnues , sous le soleil des tropiques , au bord des plages parfumées où , dans les vents du large , se balancent des palmes gigantesques .
2172: Tout cela , qui était splendide , qui était sa jeunesse , la révélation de pays lumineux , de paradis lointains où la vie était douce et facile , tout cela lui revenait soudain à la mémoire , tournoyait dans sa pensée alourdie avec un tel rayonnement de clarté , qu' il oubliait tout le reste , qu' il restait là , chaviré au bord de la table , les yeux pleins de larmes , suivant ses souvenirs .
2173: - le * Pacifique ...
2174: le * Pacifique .
2175: Et tous étaient devenus subitement sérieux , comprenant enfin que c' était loin , très loin , de l' autre côté de la terre .
2176: Puis il se mit à raconter des choses étranges , incohérentes et tristes , qui se suivaient par lambeaux , des histoires de guerre et de massacre , des pierres qu' on soulevait pour faire du feu , au bivouac , et d' où sortait un fourmillement de scorpions venimeux et de mille-pattes géants , et aussi des marches qu' on faisait dans le lit des torrents , après des pluies diluviennes , l' eau vous montant jusqu'à la ceinture .
2177: Ces récits étaient inhabiles , sans couleur et sans joie , donnant seulement l' impression d' un pauvre animal humain , transporté loin de son pays , et qui s' effarait de tout , des hommes , des bêtes , des choses .
2178: ça durait depuis trop longtemps , et il finissait par ennuyer l' assistance avec ses rengaines .
2179: Alors un gamin à la figure chafouine , qui tenait un bout de cigarette collé à sa lèvre inférieure , lui dit dédaigneusement :
2180: - tais -toi donc , vieille bête .
2181: Y a que pour toi à parler !
2182: Et tout le monde trouva qu' il avait raison , par un de ces revirements , dont les simples sont coutumiers .
2183: * Poloche se rassit dans son coin , et on l' entendit grommeler de vagues protestations contre le manque de savoir-vivre , qu' on rencontrait chez la jeunesse .
2184: Alors un autre vieux prit sa défense :
2185: - c' était mal , de n' avoir pas de respect pour les personnes âgées ;
2186: si * Poloche avait un verre dans le nez , ce n' était pas ce méchant gringalet qui le payerait , à coup sûr !
2187: Celui -là était * Colas * Millet , un de ces vieux paysans dont le corps noueux est tout déjeté par le travail de la terre .
2188: Sa face soigneusement rasée était grave et triste .
2189: Ses traits gauches avaient la ressemblance d' une image , grossièrement taillée dans une souche , par un sculpteur primitif .
2190: Il était cassé en deux , au point qu' il regardait les gens de bas en haut quand il leur parlait , ce qui lui donnait une allure oblique et une attitude de supplication .
2191: Il avait un mal à une main , une de ces piqûres mauvaises qu' on néglige à la campagne et qui deviennent des plaies hideuses , et cette main , enveloppée dans un sac de toile grise , qu' il tenait collée à son flanc , accentuait encore la maladresse de ses gestes .
2192: Il avait vieilli là , dans l' ombre de ce clocher qui tournait sur quelques arpents de terre .
2193: Toute sa vie avait tenu dans le cercle étroit des collines .
2194: Qu' y avait -il derrière les côtes , comme on dit ?
2195: Il n' en savait rien .
2196: La * Meuse , les
2197: * Vosges , la * Franche- * Comté étaient pour lui des pays aussi lointains , aussi ignorés que le * Japon ou l' * Amérique .
2198: Les temps avaient passé , des inventions nouvelles avaient surgi , qui bouleversaient le vieux monde .
2199: Il n' en avait rien su .
2200: ç'avait été un événement dans sa vie le jour où il avait vu passer un train .
2201: Mais jamais il n' avait mis le pied dans ces maisons roulantes .
2202: Tout le passé du terroir revivait en lui , mystérieux et profond .
2203: Il n' avait pas eu le temps d' oublier dans le tumulte des hommes et des choses qui passent .
2204: Pour désigner les travaux des champs et les instruments agricoles , il employait des termes patois qu' on ne comprenait plus , et dont se moquaient les jeunes gens .
2205: Il disait un " seillon " pour une faucille et parlait avec admiration , comme s' il l' eût regretté , du temps où on se levait à deux heures du matin , en hiver , pour battre l' avoine au fléau , car on ne connaissait pas les mécaniques .
2206: Il savait aussi toutes sortes de contes , des contes venus des temps anciens , d' une saveur agreste et sauvage , où l' esprit de la race avait accumulé des trésors d' observation , où revivait un peu le terroir lorrain , les chaumes grisâtres lavés par la pluie , les friches plantées d' arbres morts , les vignobles rocailleux où se tordent les souches .
2207: S' adressant au gringalet , et clignant des yeux d' un air malin , il se prépara à en dire une bien bonne :
2208: - toi , espèce de brinquin , tu seras comme le
2209: * Joujou de * Crépey .
2210: Tout le monde fit silence , attendant l' histoire .
2211: " tu ne sais pas ce qu' y faisait , le * Joujou de * Crépey . C' était une espèce comme toi , qui ne respectait rien , ni * Dieu , ni diable , qui faisait endêver ses père et mère , tous les jours que * Dieu fasse . Y trouvait trop bête de travailler la terre , y voulait aller à la ville , être un mossieu , avec un décalitre sur la tête . Un jour qu' y s' était décidé , il se met en route ; sa mère mettait des poires à cuire dans le four . Comme il avait oublié quelque chose , y revient sur ses pas . Les poires n' étaient pas encore cuites , qu' y n' savait plus seulement le nom de son petit frère . "
2212: qu' est -ce que c' petiot -là ?
2213: Qu' y dit à sa mère en rentrant .
2214: - mais c' est not' * Jules , tu l' reconnais bien , ma frique !
2215: - ma foi , non " .
2216: Y va dans la grange , où son père battait l' avoine .
2217: Pour faire le grand mossieu , y n' retrouvait plus le nom des outils ;
2218: y dit à son père en lui montrant un râteau :
2219: - " comment donc qu' on appelle ça ? "
2220: alors le vieux lui dit : " mets -lui le pied sur les dents . " l' autre obéit :
2221: v'là le râteau qui lui revient dans la figure :
2222: v'lan , un bon coup !
2223: " sacré cochon d' râteau , " qu' y dit alors .
2224: Et le père répond en rigolant : " t' as retrouvé , mon fi . " tout le monde applaudit , et * Colas * Millet conclut sentencieusement :
2225: - v'là ce qu' y vous arrive , quand on méprise les autres ;
2226: alors on n' a que ce qu' on mérite .
2227: Le gringalet se taisait , tout penaud .
2228: On prodiguait à * Colas ces bourrades dans le dos , ces larges claques sur les épaules qui sont chez les simples une marque d' admiration .
2229: Ah oui , qu' il en savait des " fiaues " , ce sacré * Colas ;
2230: on ne savait pas où il allait les prendre .
2231: Maintenant ils étaient en train , choquant leurs verres , parlant à tort et à travers , quelques-uns même , montés sur la table , au risque de chavirer les bouteilles .
2232: Il y avait surtout un ami de * Pierre , qui criait plus fort que tous les autres .
2233: Il l' avait pris sous le bras , et tous deux chantaient à tue-tête une chanson de conscrit .
2234: C' était un garçon blond et rose , avec une figure joufflue , sous des accroche-coeur luisants de pommade .
2235: Fils d' une bonne famille , des paysans aisés qui avaient de beaux rayons de terre , il devait un jour être le maître de ces richesses .
2236: Malheureusement il tournait mal , lui aussi .
2237: Il avait fait son temps dans les dragons et la vie de caserne l' avait entièrement corrompu .
2238: Depuis qu' il était revenu , il passait sa vie au café .
2239: Méprisant les filles du pays , qu' il trouvait par trop rustaudes , il imitait leur parler naïf et traînant , et se vantait d' entretenir des relations avec des dames de la ville , servantes de brasserie ou pensionnaires de maisons closes .
2240: Tirant négligemment des bouts de voilette ou des mouchoirs brodés qui traînaient dans ses poches , il les donnait à respirer à ses amis , qui s' extasiaient sur l' odeur du patchouli et du musc .
2241: Une immense considération rejaillissait sur lui .
2242: Très généreux du reste et payant tous les frais d' une noce à la fin de la soirée , d' un geste large , qui faisait rouler les pièces de cent sous sur la table .
2243: Ce soir -là , il régla toute la dépense .
2244: - quand j' en ai plus , la mère m' en donne .
2245: Elle dit , comme ça , qu' y faut pas être regardant , quand on est riche .
2246: Il reprit :
2247: - le vieux est plus avare .
2248: Et puis , on n' est pas une paire d' amis , nous deux .
2249: Y grogne quand je passe auprès de lui , vu que je ne travaille pas .
2250: Y répète que le bien dépérit , quand y a plus de maître pour le surveiller ...
2251: on ne l' écoutait plus .
2252: Ils luttaient maintenant et jouaient à des jeux brutaux , poussés par ce besoin de montrer leurs forces , de tendre leurs muscles qui s' empare des paysans à la fin de leurs ripailles .
2253: Ils plaisantaient d' abord et s' attaquaient mollement , puis , se piquant au jeu , s' empoignaient à vif , et se détachaient des bourrades à assommer un boeuf .
2254: Des corps roulaient , un flot de poussière montait du plancher vermoulu .
2255: * Pierre voulait leur montrer des tours de force .
2256: Minuit sonna tout à coup .
2257: Il fallait déguerpir , par crainte d' une contravention que le garde champêtre aurait pu dresser au propriétaire de l' établissement .
2258: L' orage avait pris fin .
2259: Les ruisseaux gonflés coulaient dans la nuit , roulant de grosses pierres sur les dalles des caniveaux .
2260: Au fond du val un croissant de lune se noyait dans des nuages noirs .
2261: Des odeurs de terre mouillée et de plantes épanouies sortaient des jardins .
2262: De grands souffles passaient , charriant l' haleine des végétations trempées de pluie , qui vivent d' une vie plus forte , après l' accablement des jours .
2263: Une faible lueur veillait encore dans la chambre de * Marthe .
2264: Une ombre inquiète passait devant les rideaux .
2265: Toutes sortes de regrets flottaient dans la pensée de * Pierre , dissipant les fumées de l' ivresse .
2266: Que pouvait -elle faire à cette heure ?
2267: Il eut honte de lui et il regagna sa maison , se détournant à chaque pas , pour regarder la fenêtre lumineuse .
2268: Le vieux * Dominique , qui était couché , ne dormait pas .
2269: - * Pierre , fit -il , il y a bel âge que minuit est sonné .
2270: ça ne peut pas durer , une vie pareille .
2271: - c' est bon , père , on sera plus raisonnable .
2272: L' aube pointait quand ils descendirent vers la rivière .
2273: Une blancheur tendre envahissait le ciel .
2274: Les coqs se répondaient dans les basses-cours , d' une voix rauque .
2275: * Pierre n' avait guère dormi , cette nuit -là .
2276: Pourtant il se sentait à l' aise dans toute cette fraîcheur éparse sur les eaux et sur la terre .
2277: Des vapeurs blanches tournoyaient , emportées par les remous .
2278: La lumière grandissait .
2279: Bientôt ce fut un flot de clartés roses qui parut inonder le monde .
2280: Rose était la barque , et la corde du filet ;
2281: roses les eaux , qui reflétaient le ciel vide ;
2282: de grandes flammes couraient sur la côte de sapins .
2283: Ce rajeunissement adorable de la terre mettait dans
2284: * Pierre une sérénité .
2285: Quelque chose monta en lui , qui ressemblait à une poussée d' énergie , à une résolution virile .
2286: Les faux se mirent à sonner dans l' étendue de la prairie .
2287: On les entendait siffler au ras de terre , coupant les herbes lourdes de rosée .
2288: * Marthe allait plus mal , de jour en jour .
2289: à tout moment il lui prenait des éblouissements et des vertiges .
2290: Le moindre mouvement lui causait des palpitations de coeur intolérables .
2291: Quand elle montait à sa chambre , elle était forcée de s' asseoir dans l' escalier , le souffle venant à lui manquer .
2292: Un matin , comme elle allait se lever , prise d' une défaillance elle retomba au creux du lit , où l' empreinte de son corps restait toute chaude .
2293: à peine eut -elle le temps d' appeler au secours , dans l' angoisse qui faisait battre ses tempes .
2294: La mère * Catherine accourut , affolée , la coiffe de travers .
2295: Un souffle frêle sortait des lèvres de la jeune fille .
2296: Elle lui frappa dans la paume des mains , la releva sur l' oreiller , lui fit respirer du vinaigre .
2297: * Marthe revint à elle , et eut ce sourire navré , qui depuis quelque temps lui était habituel .
2298: La vieille sanglotait :
2299: - tu nous as fait peur , ma fille .
2300: ça va mieux , maintenant ?
2301: Est -il permis de se manger les sangs , pour un pareil scélérat ?
2302: * Marthe secouait la tête avec une lassitude infinie .
2303: C' était plus fort qu' elle .
2304: Il y avait tout au fond de son être une morne désespérance , un dégoût de vivre qu' elle ne pouvait surmonter .
2305: Elle s' abandonnait , se sentant plus molle et plus légère qu' une plume emportée dans un tourbillon d' orage .
2306: Il lui semblait que sa chair se vidait , que ses os étaient creux , qu' elle devenait une chose immatérielle .
2307: Elle ne remuait pas , elle ne parlait pas .
2308: Justement * Jacques * Thiriet rentrait à la maison , ayant terminé sa tournée plus tôt que de coutume .
2309: Il vint dans la chambre où * Marthe reposait , tout pâle d' inquiétude , le front coupé d' un grand pli soucieux .
2310: Quand la vieille l' eut mis au courant de l' affaire , il prit une résolution et passant sa blouse à la hâte il s' en fut vers la ville , à pas pressés , chercher un médecin .
2311: Par un fait exprès , le docteur était absent , ayant été appelé dans une commune avoisinante .
2312: On ne l' attendait plus dans la maison anxieuse , quand il arriva tout à la fin de l' après-midi .
2313: Il descendit de son cabriolet , dont les roues étaient enduites d' une couche épaisse de glaise , à force d' avoir roulé dans les chemins de traverse .
2314: Le bidet de campagne qui y était attelé avait une toison jaunâtre et boueuse , qui lui donnait l' air d' un animal sauvage .
2315: Mais il était résistant , sous cette apparence chétive , et menait un galop d' enfer .
2316: Le médecin pénétra dans la grande chambre du premier .
2317: C' était un homme d' aspect bourru et renfrogné , dont les longs silences terrorisaient les paysans , qui , selon leur habitude , ne le consultaient qu' à la dernière heure , quand il était trop tard .
2318: Un brave homme au fond , qui , à la fin de l' année , oubliait souvent d' adresser la note de ses visites aux pauvres diables .
2319: Tout en parlant , il relevait ses lunettes sur son front d' un geste machinal et lançait un regard aigu , qui vous entrait jusqu'au ventre .
2320: Il ausculta * Marthe , la palpa , l' examina soigneusement .
2321: Par moments il hochait la tête , comme pour approuver des réflexions qu' il se faisait à part lui .
2322: Les deux vieux , retenant leur souffle , ne comprenant rien à ce manège , épiaient anxieusement ses moindres jeux de physionomie , cherchant à lire sur son visage .
2323: Quand il eut fini son examen , il borda soigneusement la malade , et releva l' oreiller derrière sa tête , avec des gestes habiles et menus de ses grosses mains .
2324: Puis , lui ayant caressé doucement la joue , il lui dit :
2325: - tranquillise -toi , ma fille , on va te requinquer , et tu iras bientôt danser avec ton galant .
2326: Ayant déchiré une feuille blanche de son carnet , il se mit à rédiger minutieusement une longue ordonnance , où il prescrivait du repos , des fortifiants , une bonne nourriture .
2327: Les deux vieux respiraient plus librement , délivrés dans leur angoisse .
2328: Quand il eut fini et qu' il eut pris congé de * Marthe , il s' arrêta un moment dans la cuisine du rez-de-chaussée et , jetant aux vieux son regard inquisiteur , il leur demanda des explications .
2329: Leur fille n' avait -elle pas une cause de chagrin , qu' elle tenait cachée ?
2330: Les médecins étaient faits pour soigner le corps , mais si le moral leur échappait , au diable la besogne !
2331: Il y avait là quelque chose qu' il ne comprenait pas .
2332: La fille n' était pas malade .
2333: Un peu d' anémie seulement .
2334: Mais il fallait prendre garde :
2335: c' était de cette façon qu' on claquait .
2336: Les mauvaises maladies étaient embusquées sournoisement , prêtes à s' insinuer dans les organismes , qu' un chagrin minait .
2337: Il conclut :
2338: - allons , parlez -moi avec franchise .
2339: Alors la vieille mère * Catherine lui raconta l' histoire d' amour , banale et lamentable , la tromperie du garçon , la pauvrette qui , n' ayant plus de goût à rien , ne parvenait pas à se rattacher à la vie .
2340: Le garde haussait les épaules :
2341: la vieille avait tort de parler ainsi .
2342: Toutes les femmes avaient la berlue , avec leurs histoires de sentiment .
2343: Si
2344: * Marthe en était là , ce n' était pas à cause de ce freluquet , pour sûr .
2345: Mais le médecin lui coupa la parole , en lui disant : " qu' en savez -vous ? "
2346: d' un ton si tranquille , que le garde resta tout décontenancé .
2347: Puis il leur donna le conseil de " raccommoder " ensemble les deux jeunes gens .
2348: Tous les paysans en étaient là , avec leur rapacité , leurs habitudes d' avarice .
2349: Ils faisaient le malheur de leurs enfants , en ne voulant pas les marier , quand l' un avait deux bouts de terre de plus que l' autre .
2350: Il aurait fallu une balance pour peser les conjoints .
2351: Qu' attendaient -ils pour avoir des petits-enfants , qui leur fourreraient les doigts dans les yeux , et leur grimperaient dans les jambes ?
2352: Pour le coup le vieux garde se récria .
2353: Il en parlait à son aise ;
2354: mais les choses ne se passaient pas de la façon qu' il imaginait .
2355: Eux donnaient leur consentement , ne regardaient pas à la richesse .
2356: Mais la faute revenait au garçon qui était coureur , qu' on disait lâché parmi les filles de l' endroit , comme un coq au milieu d' un poulailler .
2357: Le médecin , têtu , ne voulait rien entendre .
2358: - ça ne fait rien , disait -il .
2359: On va trouver le garçon .
2360: On lui parle .
2361: Quand on a une langue , c' est pour s' en servir .
2362: C' était par de tels malentendus que survenaient des malheurs irréparables .
2363: Les vieux étaient tenus d' avoir de l' expérience pour les jeunes , qui s' en allaient dans la vie sans rien savoir , et se cassaient le nez à tous les obstacles .
2364: D' ailleurs , il était impossible qu' un garçon de vingt ans n' eût pas de goût pour une jeunesse aussi appétissante .....
2365: puis il conclut solennellement , ayant levé le doigt :
2366: - mettez -vous tout ça dans l' entendement .
2367: ça pourrait devenir grave .
2368: Croyez -moi , il vaut mieux aller à la noce qu' à l' enterrement .
2369: Et il s' en alla , ayant promis de revenir dans la huitaine .
2370: Le soir tomba .
2371: La mère * Catherine , assise dans l' encoignure de la fenêtre , ravaudait silencieusement une paire de bas .
2372: Un peu de calme planait dans la maison ,
2373: * Marthe ayant fini par s' assoupir .
2374: Le garde marchait de long en large dans la chambre , pliant sous le poids de préoccupations , qu' il gardait pour lui , et , de temps à autre , lassé de sa promenade , il venait s' asseoir au coin de l' âtre où brûlait un maigre feu de brindilles ;
2375: les yeux fixés sur le rougeoiement des braises croulantes , il paraissait y suivre des choses lointaines .
2376: Les heures passaient , la nuit était venue , une nuit pluvieuse et que la clameur des vents déchaînés faisait toute pareille à une nuit d' automne .
2377: Les couloirs de la maison étaient parcourus par des hurlements bizarres , par des sifflements furieux , semblables à des miaulements de chats .
2378: On eût dit que des bêtes au dehors collaient leur museau au bas des portes , et soufflaient bruyamment de peur .
2379: Il était tard .
2380: * Jacques * Thiriet se leva soudain , dans une détente de son grand corps , et repoussant brutalement sa chaise , il gagna la porte , avec cette décision d' allure , propre aux gens qui prennent une résolution , après un long débat .
2381: La vieille , anxieuse , n' osa pas l' interroger .
2382: Elle entendit le bruit de ses pas s' éloignant sous les marronniers de la petite place , se perdant dans la tourmente .
2383: Ayant allumé un maigre lumignon , elle se remit à son ouvrage , s' interrompant par moments pour jeter dans la nuit un regard angoissé .
2384: Le garde arriva près de la maison de * Dominique .
2385: Un rais de lumière filtrant par la persienne mal close l' avertit que le vieux pêcheur n' était pas couché .
2386: S' approchant à pas muets , il colla son oeil aux fentes du bois et regarda .
2387: Le vieux rêvait , assis au coin de l' âtre .
2388: Les mains croisées sur les genoux , son regard se perdait dans le vide :
2389: ses traits avaient une expression de songerie , de gravité pensive .
2390: Il était là , tout seul , en tête à tête avec ses souvenirs , dans la grande maison que le vent emplissait de sa complainte .
2391: " pauvre bougre , se dit le garde . Il n' a pas l' air de s' amuser comme ça , tout seul . "
2392: une telle compassion l' envahit , qu' il en oubliait sa misère .
2393: Il poussa la porte .
2394: Au bruit qu' il fit en entrant ,
2395: * Dominique tressaillit .
2396: Il leva la tête avec lenteur , ayant l' air de sortir d' un rêve .
2397: - qu' est -ce qui t' amène à cette heure , par un temps pareil ?
2398: Le garde avait pris une chaise , et , s' adossant au manteau de la cheminée , il dévisageait le vieux pêcheur , ne sachant trop par quel bout commencer l' entretien .
2399: Enfin , il dit , prononçant ces paroles une à une , avec une sorte de gêne .
2400: - * Dominique ...
2401: ma fille ...
2402: elle est bien mal .
2403: Voilà que le médecin n' en répond plus .
2404: * Dominique sursauta :
2405: - mon pauv'vieux , t' as pas de chance .
2406: Je peux t' y t' être bon à quelque chose ?
2407: Il connaissait les détails de l' intrigue , la brouille survenue entre les amoureux , les frasques de * Pierre avec la * Renaude , et il baissait la tête , comme si la honte du garçon avait pesé sur ses épaules .
2408: Le garde continua , lui ayant pris la main .
2409: - je sais , tu es un brave homme .
2410: Tu ne ferais pas de mal à un chien .
2411: Si tout le monde te ressemblait seulement ! ( il soupira ) .
2412: Tu sais que nos enfants s' étaient parlé .
2413: J' avais dans l' idée que ça finirait par un mariage , je voyais la chose d' un bon oeil , et voilà que tout casse , à cause que ton garçon fait la mauvaise tête ...
2414: - j' y peux t' y quéque chose ?
2415: V ' là qu' y tourne mal à cette heure . Pourtant c' est pas faute d' exemple et de bons conseils : y a des moments où il me prend envie de me flanquer dans la rivière .....
2416: * Dominique continua :
2417: - alors , ta fille ne va pas .
2418: Qu' est -ce que dit le médecin ?
2419: - y dit comme ça , qu' y n' en attend rien de bon .
2420: Elle dépérit , elle se ronge ;
2421: jusqu'ici y a rien de cassé , mais ça peut devenir grave , si on ne se met pas en travers .
2422: Pour moi , c' est le moral qu' est attaqué , et ça , c' est grave ...
2423: le garde pleura :
2424: - les enfants avaient tout pour être heureux .
2425: Y n' auraient manqué de rien en entrant en ménage , alors qu' y en a tant , qui n' ont pas quatre sous devant eux .
2426: Elle aurait pu trouver plus riche , mais puisque c' était son idée , je voulais pas la contrarier .
2427: Ils auraient eu le bien , l' argent , la maison :
2428: nous , les vieux , nous aurions bien trouvé un petit coin , pour y loger , en attendant d' aller dormir sous le marronnier .
2429: Il reprit :
2430: - voilà , ça s' arrangeait trop bien ;
2431: c' est pour ça que tout casse ...
2432: * Dominique secouait la tête :
2433: - j' sais pas c' qu' il a , mon garçon , depuis qu' il est revenu du service .
2434: C' est comme un dégoût qui l' a pris .
2435: Jamais content ;
2436: toujours à s' creuser la tête dans son coin , à rabâcher des histoires .
2437: Et pis , les gueuses l' ont pourri .
2438: Vois -tu , fit -il , si ta fille pouvait prendre le dessus , l' oublier , ça n' serait peut-être pas pour elle une mauvaise affaire .
2439: Le garde haussa les épaules :
2440: - essaye tout de même de le raisonner .
2441: - pour ça , c' est sûr , j' dis pas .
2442: Mais j' en attends rien de bon .
2443: Et pis , c' est pas facile de lui causer !
2444: Pour un rien , y prend la mouche .
2445: Dans ces moments -là , y pourrait ramasser ses frusques et me planter là .
2446: Bonsoir ,
2447: * Luc , je t' ai assez vu .
2448: Alors le garde dit :
2449: - c' était pas comme ça , de not'temps .
2450: Ce fut comme une évocation .
2451: Ces simples mots , les rejetant dans le passé , un flot d' attendrissement jaillit de leur coeur .
2452: Rapprochant leurs chaises dans un besoin de sentir de plus près , ils parlaient à voix basse , remuant les souvenirs de leur jeunesse .
2453: Ils parlaient du bon temps , et l' un finissait les phrases que l' autre avait commencées .
2454: Alors ils étaient solides , ayant bon pied , bon oeil .
2455: Comme ils avaient tiré au sort ensemble , ils avaient fait des noces à tout casser .
2456: Se rappelait -il cette année où l' on pêchait à la trouble , les nuits où la * Moselle débordait ?
2457: Ils se penchaient , tâtonnant des mains , ayant l' air de chercher des choses , dans la cendre .
2458: Et le vent , le vent qui hurlait autour d' eux , qui s' engouffrait dans les couloirs , dans le grenier vide , couvrait de sa grande voix la chanson attendrie , le rabâchage des deux vieux ...
2459: le garde se retira , ayant demandé une dernière fois à * Dominique de parler sérieusement au garçon .
2460: Comme il descendait la côte , il entendit un bruit de pas .
2461: Il reconnut la haute stature de * Pierre , qui venait vers lui , se dessinant dans les ténèbres .
2462: Le garde s' élança , les bras tendus au travers de la route , comme pour lui barrer le passage .
2463: * Pierre recula d' un pas , craignant une agression :
2464: - qui va là ?
2465: Dit -il .
2466: - c' est moi ,
2467: * Jacques * Thiriet , fit l' autre d' une voix humble .
2468: Je voudrais te dire deux mots ...
2469: - drôle d' idée , et fichu endroit , par un temps pareil .
2470: - on ne choisit ni l' endroit ni son heure , dit le garde d' un ton sentencieux .
2471: Demande au bon * Dieu qu' il t' accorde de faire toujours ta volonté .
2472: " puis il continua , d' une voix basse , que l' émotion faisait trembler et qui ressemblait à une prière : - écoute , * Pierre , ma fille est bien malade . Le médecin dit comme ça , qu' elle est en danger de mort . - j' y peux t' y qué'que chose ?
2473: - * Pierre , tu te fais plus mauvais que tu n' es .
2474: Vous étiez quasiment promis tous les deux .
2475: Elle comptait sur toi , et elle dépérit , depuis que tu l' as quittée pour une autre .
2476: * Pierre , pense au mal que tu fais .
2477: Un moment viendra où toutes tes fredaines te dégoûteront :
2478: alors il ne sera plus temps de te ranger , et de mener la vie d' un honnête homme .
2479: - je n' ai pas besoin qu' on me fasse la morale .
2480: - * Pierre , je te dis tout ça parce que , s' il arrive malheur , je ne veux pas avoir de reproche à me faire .
2481: Je suis le plus vieux , et pourtant j' ai mis mon orgueil sous mes pieds .
2482: Souhaite de n' avoir pas à te repentir un jour .
2483: - je sais bien ce que j' ai à faire .
2484: - * Pierre , c' est une brave fille , qui t' aime bien .
2485: On serait heureux en ménage , avec une femme pareille ...
2486: - ça suffit .
2487: Bonsoir .
2488: Les deux hommes se séparèrent .
2489: * Pierre ne se décidait pas à rentrer , il prit la sente à gauche de la maison , et s' enfonça dans la prairie .
2490: Il ne pleuvait plus , la bourrasque s' était calmée .
2491: Par moments des rafales passaient ;
2492: des coups de vent secouaient la cime des arbres au fond de la nuit et charriaient pêle-mêle des odeurs de terres mouillées et d' herbe fraîche .
2493: * Pierre marchait au hasard des chemins , escaladant les murots de pierre sèche , traversant les vergers , où ses pieds enfonçaient dans la terre .
2494: Il ne sentait pas la morsure des ronces , enroulant leurs tiges griffantes autour de ses jambes , éraflant sa chair .
2495: Il se faisait en lui un tel désarroi , un tumulte si violent de sentiments contraires , qu' il avait besoin de marcher , de tromper par le mouvement cette agitation intérieure .
2496: Une pitié l' envahissait .
2497: Il revoyait ce vieux qui venait de le supplier .
2498: Il entendait ses dernières paroles !
2499: " * Pierre , tu te fais plus méchant que tu n' es . "
2500: peut-être que le vieux avait dit vrai .
2501: Devant lui revivait la face tragique , à qui la douleur et la supplication donnaient une sorte de grandeur émouvante .
2502: Il avait beau faire effort , il n' arrivait pas à chasser ce souvenir , et toujours se plaçaient devant ses yeux ce visage lamentable , ce front dénudé , ces mèches de cheveux blancs , que le vent fouettait et que la pluie plaquait , sur les tempes du vieillard .
2503: Fallait tout de même qu' on ait rudement souffert , pour en venir là :
2504: supplier un autre homme !
2505: Puis il se mit à s' inspecter scrupuleusement , à fouiller dans les replis de son âme , à sonder les motifs qui lui avaient dicté sa conduite .
2506: Comme tout s' éclairait .
2507: On eût dit qu' une déchirure soudaine se faisait dans un voile , et un jour aveuglant y pénétrait .
2508: Au fond , il aimait cette petite fille , et il était décidé à en venir à ses fins , à se marier avec elle , et tout se serait passé de la façon la plus ordinaire , si elle ne s' était pas avisée de le mater , de lui faire des réprimandes , comme à un enfant .
2509: Alors , il avait regimbé , non par malice , mais par entêtement , par orgueil , cédant à une impulsion irréfléchie .
2510: Depuis qu' il se connaissait , il avait de ces mouvements qui le surprenaient , à la réflexion , et qui pourtant étaient irrésistibles .
2511: Tout enfant , il avait jeté dans un puits un petit couteau auquel il tenait , parce que sa mère le lui avait défendu .
2512: C' était plus fort que lui .
2513: Jamais mieux mieux qu' à ces moments -là il ne s' était senti double , composé de deux individus , l' un bon et l' autre mauvais .
2514: Et le mauvais souvent avait le dessus .
2515: C' était l' autre , le sournois et l' entêté , qui avait courtisé la * Renaude , qui avait imaginé de se donner en spectacle aux gens , s' obstinant à avoir le dernier .
2516: * Pierre s' effarait , en songeant que si on ne l' avait pas arrêté , il aurait fait pis encore .
2517: Heureusement qu' il s' était arrêté à temps , et que tout pouvait s' arranger .
2518: Lassé à la fin de sa course , il était venu s' asseoir sur le tronc d' un vieux noyer abattu , couché au fond d' un verger .
2519: Il réfléchissait , la tête dans ses mains , faisant effort pour voir clair dans ses pensées .
2520: Des coups de vent , secouant les branches des pommiers , faisaient tomber sur le sol des ruissellements d' eau , donnant à croire que l' averse redoublait .
2521: Et la * Creuse débordée roulait sourdement au fond des ténèbres , entraînant de grosses pierres , qui roulaient à grand bruit sur le fond de rocailles .
2522: La lune qui allait se lever à l' orient baignait le ciel de blancheur .
2523: Et le rayonnement de cet astre , encore caché sous l' horizon , mettait dans la nuit une palpitation de clarté d' une tendresse infinie .
2524: C' est vrai qu' elle était bien bas , cette pauvre fille .
2525: Quand il l' avait vue pour la dernière fois , il avait été frappé par sa pâleur , par l' expression de souffrance qui émanait de ce visage émacié , amenuisé par la maladie , par la pesanteur de ces paupières nacrées , qui semblaient prêtes à se fermer pour le dernier sommeil .
2526: Alors , c' était donc vrai qu' on pouvait mourir de cette façon .
2527: Jusque -là , quand il avait entendu raconter des histoires de filles se jetant à l' eau pour un amoureux , il avait haussé les épaules avec dédain , en garçon qui n' était pas crédule .
2528: Et puis , les femmes qu' il avait fréquentées ne l' avaient guère préparé à ces coups de théâtre .
2529: On se lâchait , comme on se prenait , et tout était dit .
2530: Et soudain il se sentait attiré , fasciné par la profondeur de cet amour nouveau , plus fort que l' instinct de la vie , et devant cette révélation , il frissonnait , gagné par une sorte de vertige .
2531: Et songeant qu' il était aimé de cette façon , un immense orgueil l' envahit .
2532: Il respirait fortement .
2533: L' arome miellé qui montait des prés en fleurs , cette senteur forte fouettée par la pluie , le grisait comme un vin .
2534: Une vie prodigieuse palpitait vaguement dans l' ombre .
2535: à chaque instant des vols muets d' oiseaux effleuraient les tiges des hautes graminées .
2536: Une clarté tremblante qui d' instant en instant se faisait plus vive , se posait sur les ombelles des reines des prés , chargées d' eau :
2537: une caille rappela au creux d' un sillon .
2538: Et quand la lune jaillit des entrailles de la terre , énorme et toute blanche , sa lueur oblique coula sur les vignes avec la douceur d' un regard .
2539: Là-bas tout au fond du val , une brume molle , comme une ouate floconneuse , se levait de la rivière , et s' enchevêtrait aux branches des peupliers , en lambeaux que le vent éparpillait .
2540: Il continua sa rêverie .
2541: à quoi bon ces regrets , ce désir d' une autre existence ?
2542: Le bonheur était là .
2543: Il n' avait qu' à étendre la main pour le saisir .
2544: Voir du pays , tenter autre chose !
2545: Est -ce que la vie n' était pas dure partout aux pauvres diables !
2546: Pour réussir , il fallait de l' argent , un capital qui permettait de déjouer la chance , d' espérer , d' attendre le bon moment .
2547: Combien étaient partis , qui s' étaient cassé les reins , faute de ressources suffisantes , et qu' on avait vus revenir au pays , bien contents de manger la soupe , et de bêcher les vignes , comme les camarades .
2548: Puis il voyait * Marthe , allongée dans son lit , toute fluette , toute blanche dans la pâleur de l' oreiller .
2549: Il s' attendrissait .
2550: Et en même temps , il ressentait presque au paroxysme ce trouble profond , cruel , voluptueux , qui unit l' amour et la mort .
2551: La lune éclatante , au milieu du ciel , versait sur les champs son assoupissement mystérieux .
2552: Il faisait clair comme en plein jour .
2553: Les brouillards se dissipaient , repliés mollement sur le flanc du val .
2554: Et * Pierre sentait que toute cette clarté inondait son âme , et il voyait nettement la route tracée devant lui .
2555: Il se leva , sa résolution étant prise .
2556: Il s' avança dans la prairie mouillée .
2557: Il se baissait par moments , et son ombre s' allongeait , coulait sur les molles graminées .....
2558: * Marthe , qui s' était réveillée assez tard le lendemain , trouva un gros bouquet , posé à l' angle de la fenêtre .
2559: Toute une moisson de fleurs qu' on avait cueillie cette nuit -là , dans les jardins et dans la prairie :
2560: des renoncules , des narcisses , des scabieuses de velours pâle , des reines des prés dont les graines tremblantes étaient encore embrumées d' une fine poussière d' eau .
2561: Au centre s' épanouissait une rose énorme , largement ouverte , versant de son coeur pourpré où dormaient des scarabées , une odeur suave , troublante , une odeur d' amour .
2562: Celui qui l' avait apportée là avait risqué de se casser le cou .
2563: Il avait dû grimper le long du mur , s' agrippant aux ferrures des volets , et ses souliers avaient éraflé la pierre , laissant des traces de son escalade périlleuse .
2564: Jadis au temps des " trimazôs " , alors que la poussée des sèves réveille au coeur des hommes l' instinct de la fécondité et de la vie , les amoureux venaient planter sous la fenêtre de la promise des mais bruissants , des branches de feuillages symboliques , qui étaient une déclaration d' amour .
2565: Mais cet usage s' étant perdu , la coutume de l' offrande des fleurs subsiste encore .
2566: Assise à sa fenêtre , dans un grand fauteuil d' osier ,
2567: * Marthe rêvait .
2568: Ses regards tombaient de temps à autre sur l' énorme bouquet qui s' épanouissait dans un rayon de soleil .
2569: Alors elle le prenait , et le respirait longuement , dans une sorte d' ivresse confuse .
2570: Les fleurs avaient l' air d' enfermer une pensée mystérieuse .
2571: * Marthe croyait deviner l' auteur de l' offrande ;
2572: un nom venait à ses lèvres , qu' elle n' osait prononcer , dans une pensée superstitieuse .
2573: était -ce * Pierre ?
2574: Des rêveries , des plans , des projets de toute nature s' échafaudant dans sa tête , le vague même de sa joie la lui rendait plus douce , lui donnant la sensation qu' elle remplissait les profondeurs de son être .
2575: Elle se sentait lasse , délicieusement lasse , comme à l' approche d' un grand bonheur , et des pensées si ténues , si fragiles , si ineffablement délicieuses se levaient en elle , qu' elle n' osait même pas se les avouer , dans la crainte de les faire évanouir .
2576: La journée passa lente , silencieuse , monotone .
2577: La nuit venue ,
2578: * Marthe ne se décidait pas à se coucher , attendant elle ne savait trop quoi .
2579: S' assoupissant à la longue , elle glissait dans la chute molle et insinuante du premier sommeil , quand un bruit la réveilla en sursaut .
2580: C' était un frôlement léger effleurant la vitre ;
2581: cela revenait par intervalles .
2582: Tout à coup , un choc plus violent l' ébranla , comme si on avait jeté une poignée de graviers à toute volée .
2583: Elle se leva à tâtons , et ouvrit la fenêtre , prenant bien garde de ne pas faire de bruit , pour ne pas réveiller ses parents qui dormaient dans la chambre , au-dessous d' elle .
2584: * Pierre était là ;
2585: posant son doigt sur ses lèvres , il lui fit signe de l' attendre , car il se préparait à la rejoindre .
2586: Ayant pris un brancard sur un chariot qui se trouvait là , il l' appliqua contre le mur , et gravit rapidement cette échelle improvisée .
2587: Il était là , tout près d' elle !
2588: Ayant enjambé la barre d' appui , il était venu s' asseoir à son côté , dans la nuit .
2589: Il lui prenait les mains , et lui murmurait des paroles tendres .
2590: Elle se débattait , essayait de le repousser , de le faire sortir , dans la crainte d' un esclandre .
2591: Mais toute sa résistance tombait , devant la douceur des choses qu' il lui disait , et elle s' abandonnait à la joie du moment , n' ayant plus la force de lutter , gagnée tout entière par le charme invincible de sa présence .
2592: Il était là , il ne s' en irait plus , elle l' aurait tout entier pour elle .
2593: Gênée d' abord et rougissante , elle avait fait allusion au bouquet mystérieusement apporté .
2594: En voilà une façon de surprendre son monde .
2595: Et s' il s' était cassé le cou !
2596: Si quelqu' un l' avait vu escalader sa fenêtre , quelles histoires le lendemain sur son compte , à elle !
2597: Il fallait être bien imprudent , pour donner ainsi l' occasion de causer aux méchantes langues .
2598: * Pierre riait doucement , et ne répondant pas , se contentait de presser la petite main , qu' il tenait dans la sienne .
2599: Elle eut encore une légère ironie , petite vengeance de femme .
2600: - alors la * Renaude ne voulait plus de lui , maintenant qu' il revenait ...
2601: il répondit fermement :
2602: - si j' ai été avec la * Renaude , c' est parce que j' étais vexé , vu que vous m' aviez fermé brutalement la porte au nez .
2603: Et ils rirent de nouveau , en songeant à la figure qu' il faisait , tout droit au milieu de la rue , et cette bonne humeur , dissipant tous les ressentiments , fit plus pour les réconcilier que tout le reste .
2604: - alors , dit -elle , c' est bien fini , vous me le promettez !
2605: - oh !
2606: Pour ça , c' est sûr , fit * Pierre .
2607: écoutez -moi bien :
2608: si je vous ai quittée , c' est bien malgré moi .
2609: Il y a des moments où je suis comme fou , où je ne sais plus ce que je fais .
2610: On dirait que c' est plus fort que moi .
2611: Mais j' avais gros coeur au fond , de vous savoir dans la peine .
2612: Quand j' ai su que vous étiez si malade , je n' ai pas dormi cette nuit -là .
2613: J' allais dans les champs comme une âme en peine , et je croyais que ma tête allait éclater à chaque instant .
2614: Alors j' ai eu comme une bonne idée , de cueillir un bouquet , et de vous demander pardon .
2615: Il parlait encore qu' elle ne l' écoutait plus , entendant le son de sa voix comme une musique caressante , et son trouble était si grand , qu' elle se serait vainement efforcée , elle le sentait bien , de comprendre le sens des propos qu' il lui tenait .
2616: Elle ne savait qu' une chose , c' est qu' il était revenu .
2617: Et tous les tourments , toutes les angoisses des jours passés , toutes les rancunes et toutes les jalousies étaient loin , ne faisaient plus dans sa mémoire qu' un point noir , qui d' instant en instant devenait imperceptible , et sa joie radieuse dissipait ces mauvais souvenirs , comme le soleil pompe les brouillards .
2618: Elle le renvoya de bonne heure , se sentant brisée par toute cette grande joie .
2619: Elle lui tendait son front , mais il chercha ses lèvres dans la nuit .
2620: Elle but la saveur nouvelle de ce baiser , qui descendit en elle , profondément .
2621: Il revint le lendemain , le surlendemain , les autres soirs .
2622: Ils se parlaient bas dans la nuit claire de mai , vaguement attendris par le charme qui émanait des grands arbres .
2623: Une lune rose montait entre les peupliers d' * Italie et , tandis que ses rayons obliques dessinaient en sinuosités aiguës les découpures des toits , sur la façade des maisons voisines , entre les pans croulés d' un vieux mur , ils apercevaient un coin de prairie , où s' étalait , comme une eau laiteuse , une brume transparente et pénétrée de lumière .
2624: Elle ne racontait rien à ses parents , voulant garder pour elle son bonheur , savourant doublement la joie de cette réconciliation , à cause du mystère qui l' entourait .
2625: Seulement une satisfaction intense sortait de sa personne , émanait de ses traits , de sa voix , de ses moindres propos .
2626: Elle s' enfermait souvent dans des silences lourds de bonheur et de rêverie , de longs silences avares , qui avaient peur de laisser échapper au dehors les joies dont elle était inondée .
2627: Les vieux n' étaient pas sans se douter de quelque chose .
2628: Intrigués , ils épiaient ses gestes , son allure , et ils avaient dans les coins du jardin , quand elle n' était pas là , de mystérieux conciliabules .
2629: Seulement ils n' osaient pas l' interroger , respectant son bonheur , comme ils avaient respecté sa tristesse , en vieilles gens qui poussaient l' affection de leur fille jusqu'à l' adoration , qui n' osaient pas non plus se mêler de ces histoires de jeunesse .
2630: En attendant ,
2631: * Marthe allait mieux .
2632: Elle mangeait de meilleur appétit , et ses couleurs lui revenaient .
2633: Elle sentait que des fibres menues et délicates se renouaient en elle , qui la rattachaient à la vie .
2634: Souvent , au milieu de la journée , elle tombait dans de longs sommeils paisibles , calmants , réparateurs .
2635: Des rêves les emplissaient , si légers et si impalpables , qu' ils lui donnaient au réveil la sensation d' avoir côtoyé d' immenses bonheurs , sans pourtant y atteindre :
2636: des bonheurs certains que l' avenir lui réservait .
2637: Et quand ses paupières s' appesantissaient et qu' elle s' abandonnait à la douceur du repos , elle songeait à la joie qu' elle aurait à son réveil , en retrouvant sa félicité toujours la même , toujours immuable , comme une amie qui aurait veillé à côté d' elle .
2638: Leurs entrevues nocturnes se prolongeaient .
2639: Ils prirent les dernières dispositions .
2640: Puis , le lendemain , elle dit à ses parents , les ayant regardés bien en face :
2641: - c' est entendu avec * Pierre , nous nous marions dans deux mois !
2642: Le souper finissait quand * Pierre entra chez les
2643: * Thiriet , venant , suivant l' usage , courtiser sa " bonne amie " .
2644: Le vieux * Dominique l' accompagnait , ayant passé pour la circonstance sa blouse de cérémonie , une blouse de toile bleue , ornée de broderies blanches aux poignets et sur les épaules .
2645: La chose se passa très simplement :
2646: il y eut dès le premier moment comme une sensation de gêne .
2647: Tous ces gens , très émus , se regardaient , et personne ne se décidant à parler , le silence se prolongeait .
2648: Enfin le garde forestier intervint .
2649: Campé devant * Pierre , il se croisa les bras , et le dévisageant avec bonne humeur , il dit , sur ce ton à la fois bienveillant et bourru , qui lui était habituel :
2650: - alors , tu te décides , mon garçon ?
2651: Eh bien , vrai , tu y as mis le temps .
2652: * Marthe prit les devants , et tenta d' excuser
2653: * Pierre , tout son fin visage animé par un adorable sourire :
2654: - laisse tranquille , père .
2655: à quoi bon parler du passé ?
2656: Alors le garde conclut :
2657: - embrasse -la , jean-jean , et qu' on n' en parle plus .
2658: Puis il rit tout haut , de bon coeur , voyant l' empressement de sa fille .
2659: La mère * Catherine tournait dans la cuisine , tout effarée .
2660: Elle retrouva pourtant sa présence d' esprit pour aller atteindre , au haut d' une armoire , un bocal de mirabelles à l' eau-de-vie , une fameuse recette dont elle avait le secret .
2661: On choqua à la ronde les petits verres , où tremblait la liqueur ambrée .
2662: Le garde attendri regardait sa femme .
2663: - à ta santé , ma pauvre vieille .
2664: C' est ça qui ne nous rajeunit guère .
2665: Puis il cligna de l' oeil d' un air malin :
2666: - en v'là des embarras , ma pauv' * Catherine .
2667: Quel tracas , une noce pareille :
2668: va falloir mettre les petits pots dans les grands !
2669: - on fera de son mieux , dit la vieille .
2670: * Dominique , assis sur le coin de sa chaise , regardait fixement le plancher .
2671: Il était très loin , en arrière , perdu dans le passé .
2672: Au souvenir de sa bonne femme morte , une émotion l' étreignait , et il secouait doucement la tête , par politesse , pour approuver ce qui se disait autour de lui .
2673: Puis il finit par prendre le dessus , et il entama une longue conversation avec le garde .
2674: Ils se rappelaient leur jeunesse , le temps où ils allaient voir leurs amoureuses .
2675: Comme ça passait vite , la vie .
2676: Quand on était jeune , on ne pouvait pas s' imaginer la chose .
2677: On avait du temps devant soi .
2678: Puis , le temps de le dire , et on était vieux .
2679: Assis au coin de l' âtre mort , les deux amoureux n' écoutaient pas ces propos .
2680: Ils s' enivraient de leur présence , ils faisaient des projets d' avenir , ils avaient la divine inconscience de la force et de la jeunesse .
2681: Maintenant * Marthe se transfigurait ;
2682: un grand charme , lumineux et doux , s' exhalait de toute sa personne .
2683: Maigriotte jusque -là , n' ayant qu' un certain attrait d' enfant un peu souffrante , elle était devenue tout à coup , sans qu' on pût se rendre compte de cette métamorphose , une belle fille au teint mat , aux yeux noirs , dont l' allure balancée mettait au coeur des jeunes gars un désir .
2684: Ils se retournaient sur son passage , et la suivaient des yeux , jusqu'au moment où elle avait disparu au tournant des ruelles , sous les sureaux en fleurs .
2685: De larges lueurs passaient dans ses prunelles , des lueurs sombres comme le reflet des eaux endormies dans la profondeur des bois , et l' enfant devenant femme , toute l' expression et la vivacité spirituelle de ses traits avaient fait place à quelque chose de plus doux de plus fort .
2686: Sous le tissu nacré et vivant de sa peau , on ne voyait plus les veines bleues , qui , transparaissant jusque -là , donnaient à sa physionomie un caractère de faiblesse , qui émouvait .
2687: Ses cheveux , non plus envolés autour de ses tempes en frisons fous , chargeaient sa nuque de leurs lourdes torsades .
2688: Il y avait de la joie dans tout son corps , dans sa démarche , dans les inflexions de sa voix et dans ses silences , une joie impalpable qui émanait d' elle , comme le parfum sort des fleurs .
2689: Les vieux paysans en étaient frappés , eux qui d' habitude ne font guère attention à ces choses .
2690: Quand ils la rencontraient dans les chemins , ils l' arrêtaient pour la complimenter , en secouant la tête avec bonhomie : " allons , ma fille , ça va mieux ! Y a pas besoin de le demander ; ça se voit ! "
2691: et elle leur répondait poliment , avec joie , car tout le monde lui paraissait affable , et son bonheur était si grand , que chacun devait en prendre sa part .
2692: Son caractère aussi était changé .
2693: Elle ne pouvait tenir en place .
2694: Elle vagabondait le long des chemins , l' esprit envolé dans des rêves .
2695: Il lui prenait des envies folles de courir , et le soir , quand personne ne la voyait , elle sautillait à cloche-pied , comme une petite fille qui s' attarde à jouer , au lieu de rentrer à la maison .
2696: Si sérieuse d' ordinaire , elle se révélait espiègle , amusée d' un rien , et riant aux éclats , même quand elle était seule .
2697: Lorsqu' elle repassait son linge , penchée sur sa table de travail , poussant le fer chaud qui fumait sur la toile mouillée , c' était plus fort qu' elle ;
2698: elle ne pouvait s' empêcher de faire toutes sortes d' agaceries au chat * Marquis qui sommeillait à côté d' elle .
2699: Du bout d' une guimpe empesée , raide comme du carton , ou d' une fine collerette de dentelles , elle lui chatouillait la pointe de ses longues moustaches .
2700: L' animal sortait de sa torpeur , ouvrait ses yeux d' or , faisait mine d' allonger sa patte griffue .
2701: Puis il bâillait voluptueusement , et se rendormait aussitôt ;
2702: car c' était une bête raisonnable , à qui l' âge avait donné toutes sortes de gravités .
2703: D' autres fois , elle allait près de la cage où sautillait le merle et , dans un besoin irraisonné de confier aux êtres , aux bêtes , aux choses , la joie qui l' emplissait , elle lui racontait de longues histoires , dans un gazouillement indistinct .
2704: L' oiseau alors s' approchait des barreaux , l' oeil vif et pétillant de curiosité , la tête penchée et cherchant à surprendre ces sons , comme s' il eût compris .
2705: Il y a ainsi dans les haies lorraines de troènes et d' épines , des plantes inconnues , qui poussent sur la terre ingrate , étouffées dans leur croissance par les orties et les mauvaises herbes .
2706: Qu' un brin grandisse , monte , et vienne se chauffer dans un rayon de soleil , alors il s' épanouit en une fleur splendide , dont la corolle grande ouverte s' emplit de rosée , et se balance dans les souffles de l' air .
2707: Juin était venu , amenant des soirs pleins de clartés pourpres .
2708: Jamais les pêcheurs n' étaient plus heureux .
2709: Là-bas , devant eux , sur les coteaux encore inondés de soleil , les vignerons peinaient , penchés sur le sol , le visage cuit par la chaleur qui monte des terres .
2710: Eux se laissaient aller au gré des eaux , jouissant vaguement des fraîcheurs éparses dans l' air , de l' ombre qui tombait des bois de sapins .
2711: Alors le métier leur paraissait facile :
2712: un vrai passe-temps de rentiers !
2713: Sur la prairie , les foins bons à couper étalaient une nappe de vapeur rousse :
2714: les scabieuses , les marguerites , les oeillets des sables jetaient des fusées de couleur parmi la poussière des gramens .
2715: Les derniers rayons s' allongeaient obliquement , dorés et chauds , dans un tournoiement de pollens exhalés des fleurs , de moucherons rayant l' air de leurs danses grêles .
2716: Alors les chevaines bondissaient à la surface des flots , happant les insectes du soir , et leurs sauts faisaient à la surface de la rivière de grands cercles lumineux , qui allaient mourir sur les bords .
2717: * Pierre se dévêtait et debout , à l' avant de la barque , il se laissait couler dans l' eau .
2718: Il nageait bien .
2719: Autour de lui , l' eau courait , vivante et froide ;
2720: ses mains divisaient la nappe transparente .
2721: Parfois , il plongeait .
2722: Alors d' étranges paysages se révélaient pendant quelques secondes , dans la lumière glauque tombée de la surface , qui s' agitait sur sa tête comme un cristal mouvant .
2723: Des bulles d' air montaient devant ses yeux , rapides et nombreuses .
2724: Sur le fond , des arbres géants reposaient , engloutis depuis les temps préhistoriques , que le lent travail des eaux revêtait d' une enveloppe calcaire .
2725: Des sources fluaient , au sein de la nappe profonde , y versant une fraîcheur glacée .
2726: * Pierre remontait à la surface .
2727: Le soir tombait , des fuites d' astres rayaient le ciel .
2728: Toute une vie inquiète et frémissante s' éveillait dans les roseaux :
2729: des bêtes plongeaient ;
2730: des mares assoupies au fond de la nuit , se levait la mélopée des crapauds .
2731: * Pierre et * Marthe ne se quittaient presque plus , maintenant qu' ils étaient fiancés .
2732: Marchant côte à côte le long des jours , ils se regardaient avec un sourire , le sourire des gens heureux , qui semble rayonner sur les choses .
2733: Ce soir -là , on pêchait sur la * Moselle .
2734: Le vieux
2735: * Dominique ramait , assis à sa place coutumière .
2736: * Pierre , de temps à autre , relevait le large échiquier d' un vigoureux tour de reins .
2737: * Marthe suivait tous ses gestes avec tendresse et inquiétude .
2738: Le fond de la barque était empli d' une masse grouillante d' ablettes , où couraient des reflets de nacre .
2739: C' était la fin d' une journée chaude .
2740: Incendiées par le soleil couchant , de larges nuées descendaient à la surface des eaux , se traînaient en longues flammes , en lambeaux de pourpre , en ruissellements d' or entre lesquels s' ouvraient des pans de ciel profond .
2741: On faisait la fenaison , et l' on entendait de toute part , sur les rives , le bruit aigu et sifflant que font les pierres à aiguiser , promenées sur l' acier des faux .
2742: * Pierre dit :
2743: - père , on pourrait peut-être aller jeter un coup dans les " mortes . "
2744: le vieux * Dominique maugréa .
2745: Il se faisait tard et on avait tout juste le temps de rentrer .
2746: Et puis , pour ce qu' on prendrait dans ces " mortes " !
2747: * Marthe insista ;
2748: elle avait grande envie de voir ces eaux profondes , qu' elle avait seulement côtoyées , sans pouvoir en approcher , à cause des roseaux dont les bords sont obstrués .
2749: Le vieux donna quelques coups d' aviron et la barque , ayant viré doucement , fila sur les eaux brillantes .
2750: Il fallut se pencher pour passer sous un pont de bois jeté en travers du chemin de halage .
2751: Des touffes d' aulnes , qui avaient poussé sur les talus , leur cinglèrent le visage de leurs pousses .
2752: Ils débouchèrent dans les " mortes " .
2753: Une étendue d' eau profonde et mystérieuse s' ouvrait là , qui paraissait plus étrange au sortir de la grande rivière pleine de mouvement , du glissement clair des eaux .
2754: Une eau très calme , très noire entre des rives de terre croulante , où des quartiers de gazon avaient roulé , rongés par le travail des eaux , une eau inquiétante par sa profondeur infinie , se perdant dans les tournants brumeux , sous des saules penchés et de grands roseaux aux panaches soyeux , une eau silencieuse et immobile où les feuilles dentelées des frênes reflétaient exactement leurs fines découpures , sans qu' aucun coup de vent ne vînt les animer d' un frisson de vie murmurante .
2755: Et il y avait dans ces eaux qui dormaient sous l' immobilité de la lumière et du silence , il y avait quelque chose qui attirait à la fois et qui épouvantait , une sensation indéfinissable de mystère et d' horreur .
2756: * Marthe , penchée sur le bordage , regardait le fond qui fuyait , d' un mouvement lent et continu à mesure que la barque avançait sur les eaux .
2757: Du fond tapissé de mousses spongieuses , montaient ces traînées verdâtres , ces végétations visqueuses qui sont la pourriture de l' eau et qui , se ramifiant en arborescences capricieuses , s' ouvraient aussi parfois comme d' étranges portiques , où des nuées de poissons tournoyaient , mis soudain en fuite par le bond d' une perche tigrée .
2758: à d' autres endroits , sur le fond de vases molles , des tanches se promenaient lentement , se retournant d' un mouvement brusque de leurs queues , faisant briller dans les profondeurs de l' eau noire leur dos de bronze vert , leur ventre blanc , leurs nageoires avivées de rouge vif .
2759: Par places s' étendaient aussi de grands tapis d' herbes aquatiques , effleurés d' un semis de fleurettes , pareilles à des marguerites des prés , où venaient se poser des libellules frémissantes .
2760: Sous les saules pourris , des coins d' eau s' ouvraient , profonds et calmes , rayés par la danse grêle des cyprins .
2761: * Marthe regardait toutes ces choses nouvelles et , parfois , elle se rejetait en arrière , dans un mouvement instinctif , prise de ce vertige fuyant qui monte des eaux marécageuses , ce vertige qui nous fait redouter à la fois et désirer descendre dans ces étendues , où s' ouvrent des architectures étranges , où poussent des végétations bizarres , où fuient des lointains de cristal bleuâtre que nul regard d' homme n' a contemplés .
2762: Et c' était en elle une sensation de terreur , aiguë , affolante , quand elle songeait aux longues herbes qui vous engluent , vous nouent aux poignets , aux jambes et au cou leurs lanières visqueuses et vous entraînent au fond de l' eau , comme des pieuvres .
2763: Elle se releva et resta assise sur le banc .
2764: * Pierre , qui ne prenait rien , vint se mettre à côté d' elle .
2765: Bercée par le balancement de la barque qui se penchait sur le bordage , chaque fois que * Dominique ramenait à lui son aviron , sentant confusément le corps de * Pierre qui la pénétrait de sa tiédeur , elle s' abîma dans un demi-sommeil , inconscient et léger , tandis que sur ses lèvres errait un vague sourire .
2766: Sa joie était plus abondante et plus silencieuse que ces eaux mortes , où traînaient des reflets lumineux , plus molle que les têtes floconneuses des roseaux et les cimes arrondies des saules , et ses mouvements intérieurs se répondaient , se prolongeaient , s' amplifiaient , comme les cercles formés par les gouttes d' eau tombant de l' aviron .
2767: Une seule sensation subsistait en elle , celle de cette eau froide où elle laissait tremper ses mains , et qui , montant jusqu'à son coeur , l' enveloppait d' une caresse insinuante .
2768: Le crépuscule roulait ses vagues sur les panaches soyeux des roseaux .
2769: Des brumes , comme il s' en lève des prairies , à la fin des jours de chaleur , venaient flotter sur l' étang assombri , noyant les lointains de leurs plis mouillés , accrochant aux saules des lambeaux d' écharpes frissonnantes .
2770: Les deux hommes parlaient , et * Marthe entendait leurs voix , lointaines , affaiblies , comme on entend des voix dans les rêves .
2771: Le vieux * Dominique racontait que , de son temps , cette " morte " communiquait avec la rivière , et que la * Moselle y coulait , rapide , entre les hautes berges de terre .
2772: à preuve , le nom de l' île aux charmes qu' on donnait encore à la prairie , longeant ce marais .
2773: Il faisait bon y pêcher des gardons et des vandoises dans les remous .
2774: Quand on avait construit le chemin de halage , la digue avait fermé la rivière vers le nord , et fait de ces eaux vivantes un vaste marais , plein du pullulement des êtres .
2775: * Pierre écoutait , s' intéressait , demandait des détails ;
2776: puis la conversation traîna , et mourut , comme gagnée peu à peu par l' ombre grandissante .
2777: Et dans leurs âmes montait cette insaisissable tristesse qui rôde à la surface des étangs assombris .
2778: Maintenant l' eau fuyait vers des profondeurs , qui semblaient soudain reculées .
2779: Les masses de joncs bizarres , les rives vêtues de roseaux , les grands arbres se dessinaient confusément .
2780: Des souffles tombèrent qui , plissant la surface de l' eau de rides innombrables , n' avaient pas la force d' agiter les feuillages aigus des saules .
2781: Une dernière clarté mourante parut s' engluer dans la nappe , avec un long frissonnement .
2782: Comme si ce large , ce religieux silence qui faisait haleter leurs poitrines et battre leurs coeurs , eût rassuré les autres êtres , toute une vie fuyante , faite de glissements de reptiles et de vols d' oiseaux , s' éveillait dans les berges .
2783: Bêtes qui rampent , bêtes qui sautent , bêtes qui plongent , qui traînent leurs ventres mous sur les putréfactions des végétaux , amoncelées dans la vase .
2784: Des loutres fuyaient , montrant au ras de l' eau leurs têtes moustachues , leurs yeux vifs et inquiets , laissant derrière elles un sillage d' argent .
2785: Des poules d' eau rentraient à leur nid , glissant sans bruit dans la forêt de roseaux .
2786: Au loin , très loin , monta la note ardente et mélancolique d' un crapaud , qui secoua la nuit de sa vibration de métal .
2787: Et il y avait d' autres bruits étranges et insolites , qui leur causaient de véritables angoisses , le chant profond et monotone du marais endormi sous les étoiles .
2788: Le crépuscule s' attardait , ce crépuscule interminable des jours d' été , mystérieuse lueur qu' on dirait sortie de la terre .
2789: Et le vieux * Dominique se mit encore à rêver au sein de cette ombre , revoyant ses matins d' autrefois à la même place , les clairs matins de pêche .
2790: Comme elle était jeune alors cette rivière , qui maintenant pourrissait entre des joncs , sous des brumes somnolentes .
2791: Elle roulait pêle-mêle des branches mortes et des paquets d' herbe :
2792: les nappes de cristal bleuâtre coulaient sur un fond d' herbes brillantes , onduleuses , parsemées de pierres blanches où des écrevisses étaient blotties .
2793: Le cresson trempait au fil de l' eau ses tiges vertes .
2794: Comme ils étaient joyeux , ces matins trempés de lumière , tout vibrants de sonnailles attachées au collier des chevaux , galopant sur la route .
2795: De grands peupliers , qu' on avait abattus depuis , projetaient sur les eaux des ombres , dont la nappe tournoyante était rayée .
2796: * Marie- * Anne , assise à l' arrière , tenait en main le lourd aviron de frène qu' elle maniait si maladroitement , la pauvre !
2797: Comme elle était jolie avec sa petite mine fraîche traversée par le reflet papillotant de l' eau , sous sa grande capote de paille , emboîtant la tête de toute part .
2798: Une capote comme on n' en voit plus guère .
2799: Quels regards terrifiés elle lui lançait , à chaque mouvement qu' il faisait pour relever le lourd échiquier , alors que la barque oscillait en tous sens sur les eaux : " prends bien garde de choir , mon pauvre homme ! " , lui criait -elle , et ses lèvres se plissaient , ses yeux s' ouvraient démesurément , dans la crainte qu' elle avait de l' eau , cette * Marie- * Anne élevée loin de la rivière , tout au fond du plateau lorrain .
2800: Chaque fois qu' il lui fallait entrer dans la maudite galiote , c' était , chez elle , le même désarroi , le même coup d' oeil de regret donné au plancher des vaches .
2801: Mais elle prenait son parti et , poussant un gros soupir , elle trempait ses doigts dans l' eau et faisait un grand signe de croix .
2802: Comme c' était loin , tout cela !
2803: Un tel attendrissement s' emparait du vieux , que de grosses larmes coulaient le long de son nez ;
2804: alors il les essuyait du revers de sa manche , et la laine du tricot en était toute trempée .
2805: Ses yeux tombèrent sur * Pierre et * Marthe étroitement enlacés .
2806: Réveillés de leur torpeur , ils échangeaient des propos tendres ;
2807: c' était leur tour , à eux , de vivre , d' être heureux , d' être jeunes .
2808: Il faisait si bon sur ces eaux mortes qu' on ne se décidait pas à rentrer ce soir -là .
2809: Soudain une flamme passa , errante , inquiète , animée d' une vie falote .
2810: Cela s' allongeait , se tordait , tournoyait entre les troncs vermoulus des saules .
2811: * Pierre dit :
2812: - ce sont les âmes des morts , ceux qui se sont noyés dans l' étang , qui reviennent .
2813: Et tous eurent peur .
2814: Le vieux * Dominique se hâta de regagner la rive .
2815: Pour couper au court , ils durent traverser des bras entiers , envahis de roseaux .
2816: Ils montaient droits et blancs , comme une forêt , et si hauts que les pêcheurs y disparaissaient tout entiers et qu' ils devaient se lever sur leurs bancs , pour s' orienter .
2817: Parfois le mur était si épais que la barque avait peine à l' entr'ouvrir , et qu' elle avait l' air de quitter la surface de l' étang , d' avancer sur les tiges drues , doucement repliées avec un craquement monotone .
2818: D' instant en instant , de grands vols d' étourneaux s' abattaient de tous les coins du ciel assombri .
2819: Ils tournoyaient à la cime des roseaux d' un vol oblique , hésitant , oscillant régulièrement comme un balancier .
2820: Ils cherchaient une place pour se poser et passer la nuit , et quand ils l' avaient trouvée , tous descendaient à la fois et les profondeurs de l' étang s' animaient soudain de leur piaillement confus , de leurs voix jacassantes .
2821: La barque filait au ras des eaux .
2822: Les roseaux s' entr'ouvrirent , laissant voir un carré de prairie , grand comme un mouchoir de poche , entre de grands peupliers , de vieux arbres dont les cimes allongeaient dans le ciel la maigreur de leurs branches mortes , tandis que le bas , encore très vigoureux , était couvert d' un feuillage dru .
2823: Une baraque de planches , à la toiture ruineuse , reposait là avec un grand air de lassitude et d' effondrement .
2824: Et tout cela était si calme , si lointain , si caressé de mystérieuses clartés , l' herbe paraissait si douce aux pieds , fleurie de cochléarias pâles , dont les grappes tachaient le jour mourant , que * Marthe aurait voulu aborder , s' asseoir sur le pré , y rester de longues heures .
2825: Un grand filet , étalé sur des pieux , séchait , rayant la nuit du tissu de ses mailles blanches .
2826: Un vieux allait et venait tout autour , occupé à le raccommoder avec une aiguille de buis , qu' il maniait avec des gestes déliés de ses gros doigts .
2827: * Dominique l' avait reconnu :
2828: - tiens , c' est * Jean- * Baptiste , fit -il .
2829: Comment qu' ça va ?
2830: L' autre , ayant levé la tête , s' était approché du bord de l' eau .
2831: C' était un vieux pêcheur du village de * Pierre- * Sous- * Treiche , le village voisin , dont les cloches mourantes sonnaient l' angélus , derrière le rideau de peupliers , qui fermait l' île aux charmes .
2832: Le vieux , tout blanc , avait une grande figure triste .
2833: On le rencontrait souvent dans cette partie de la rivière .
2834: Ayant affermé le lot , il y tendait des nasses et des verveux pour prendre le poisson que sa femme allait porter , tous les vendredis , au marché de la ville .
2835: Il leur demanda :
2836: - avez -vous fait bonne pêche ?
2837: - non , répondit * Pierre .
2838: C' est toujours la même histoire .
2839: Y a pas d' ablettes dans ces mortes .
2840: - si , y en a , fit l' autre d' un air entendu .
2841: Mais c' est la saleté de l' eau qui les nourrit ;
2842: alors elles n' ont pas faim , quand on leur jette du pain de chènevis .
2843: - quoi de nouveau à * Pierre- * Sous- * Treiche ?
2844: Fit le vieux * Dominique .
2845: - pas grand'chose ...
2846: l' adjoint était tombé de l' échelle en montant à son grenier .
2847: Encore un peu , et il se cassait les reins , et le fermier * Grandjean allait marier sa fille .
2848: - ah !
2849: Fit * Dominique en secouant la tête d' un air d' approbation , comme si tous ces événements étaient chose d' importance .
2850: * Jean- * Baptiste reprit :
2851: - à ce qu' y paraît , ça va être bientôt votre tour à faire la noce .
2852: - on en parle , dit * Pierre en riant , à demi tourné vers * Marthe .
2853: Puis * Jean- * Baptiste s' avisa qu' il devrait bien profiter de leur barque pour relever un cordeau , tendu depuis le matin dans la morte .
2854: Sa nacelle était attachée tout au fond de l' étang , à une vieille aulnaie qu' ils connaissaient bien , trop loin pour qu' il allât la chercher , à cette heure .
2855: ça ne les détournerait pas , et ils lui rendraient service .
2856: Il embarqua dans la nacelle , qui vacilla .
2857: * Marthe effrayée se jeta contre * Pierre , dans un mouvement instinctif .
2858: On partit .
2859: à genoux à l' avant ,
2860: * Jean- * Baptiste relevait le cordeau qu' il dévidait d' un mouvement continu de ses deux mains .
2861: * Marthe , amusée , se penchait pour mieux voir .
2862: Le cordeau remontait à vide , les hameçons étant dégarnis de leurs appâts .
2863: - attention , fit * Jean- * Baptiste , ça toque !
2864: Il tirait avec une lenteur prudente sur la cordelette qui se tendait , et fouettait l' eau en tous sens , suivant les mouvements de la bête capturée , qui se débattait .
2865: Et ils virent un large éclair blanc , qui décrivait des courbes entre deux eaux .
2866: * Jean- * Baptiste hâla la prise .
2867: C' était un gros brochet , moins gros pourtant qu' on ne l' aurait cru , à en juger par sa force et les secousses terribles qu' il donnait à la cordelette .
2868: Mais c' était tout de même une belle pièce .
2869: Il sautait sur le fond de la barque , parmi les avirons et les crocs , se débattant dans les soubresauts de l' agonie ;
2870: ses ouïes palpitaient , s' ouvraient toutes grandes , et parfois il béait largement la gueule , une gueule immense garnie de dents pointues , où * Marthe aurait pu enfoncer la pointe de son soulier , et il s' épuisait en efforts impuissants , étouffant dans l' air mortel .
2871: Ce fut la seule pièce que retira * Jean- * Baptiste .
2872: Alors il proposa un marché aux deux pêcheurs .
2873: Il n' allait pas s' embarrasser pour si peu de chose .
2874: Si le coeur leur en disait , il leur céderait le poisson pour quarante sous , et ils auraient ainsi de quoi souper .
2875: S' ils pensaient que la bête ne fût pas assez bien payée , ils lui offriraient la goutte , un jour où tout le monde se rencontrerait au marché ;
2876: on se revaudrait ça , pas vrai ;
2877: il tenait à ne pas être regardant , avec des amis qui lui avaient toujours rendu service .
2878: * Pierre donna la pièce blanche , et l' homme , sautant sur le talus , s' éloigna ;
2879: on entendit ses pas sonner sur les larges dalles du chemin de halage .
2880: Puis la barque rentra dans la rivière , large comme une mer , au sortir de ces mortes .
2881: Et on eut plaisir à entendre dans la nuit le petit bruissement de l' eau courant le long du bordage .
2882: On s' achemina à travers champs vers le village .
2883: * Marthe portait le brochet suspendu à un brin de saule .
2884: Comme il était un peu lourd , la large queue traînait dans l' herbe .
2885: Par moments , il faisait encore un bond si brusque que * Marthe le laissait tomber , prise de peur ;
2886: alors tout le monde riait , d' un bon rire .
2887: Dans la maison de * Marthe , on attendait depuis longtemps leur retour .
2888: On voyait , de loin , la porte entr'ouverte sur la nuit , la clarté paisible de la lampe rayant l' ombre .
2889: On entra , et * Pierre , ayant pris le brochet , le jeta sur la table .
2890: - tenez bon , fit -il , vous le mangerez à notre santé !
2891: La mère * Catherine joignit les mains , s' extasiant à la vue d' une si belle pièce .
2892: Puis elle eut une idée de brave femme .
2893: Elle acceptait le cadeau , mais à condition qu' on souperait en compagnie .
2894: De cette façon , on ne se séparerait pas à la fin d' une bonne journée , et on aurait comme un avant-goût des noces .
2895: * Pierre accepta sans se faire prier , sur un petit signe que * Marthe lui fit des yeux .
2896: On envoya un enfant , qui jouait dans la cour , prévenir * Guillaume de ne pas attendre les deux pêcheurs , ce soir -là .
2897: La mère * Catherine atteignit un chaudron de cuivre , bassine monumentale dont l' éclat rougeoyait sur une planche , tout au fond de la cuisine .
2898: Tous ses instincts de bonne cuisinière s' étant réveillés , elle avait une mine sérieuse , attentive , affairée , le regard perdu dans le vide du chaudron , et réfléchissant à des sauces compliquées .
2899: Le poisson nettoyé et vidé , on le coucha sur un lit de fenouil et de thym odorant que * Marthe avait cueilli au jardin , à tâtons .
2900: Puis on remplit le chaudron jusqu'au bord , avec le vin généreux de la dernière récolte .
2901: La flamme des sarments monta , légère , pétillante .
2902: Il fallait la voir , cette mère * Catherine , dans tout le sérieux de cette fonction , la face allumée par le rayonnement de l' âtre , les brides de son bonnet envolées sur son cou .
2903: Attentive à sa besogne , elle surveillait la cuisson , retirant le chaudron dès que le bouillonnement devenait trop fort , le replongeant dans la flamme à petits coups rapides .
2904: Tout à coup la marmite entière prit feu , flamba comme un incendie , une flamme dansante et bleue voletant à la surface du liquide .
2905: Tout le monde riait :
2906: sacré mâtin !
2907: C' était une preuve que le vin était bon , et ça n' arrivait pas toutes les années .
2908: Le vieux garde , fixant ses yeux pâles sur le rougeoiement des braises , fumait sa pipe , sans mot dire .
2909: * Dominique était assis à côté de lui sur une chaise basse .
2910: Le garde se mit à geindre :
2911: le service était dur , ses jambes perclues de rhumatismes ne voulaient plus avancer , il vieillissait .
2912: Jamais il ne l' avait senti comme ce jour -là , où il avait dû faire une grande tournée dans les bois de * Mont- * Le- * Vignoble , une commune éloignée , perchée au diable , au delà de la rivière .
2913: Une jeune chienne épagneule , aux poils blonds et soyeux , à qui deux taches de feu sur les yeux donnaient un air intelligent , bâillait voluptueusement devant la flamme .
2914: - c' est à vous , ce chien ?
2915: Demanda le vieux
2916: * Dominique .
2917: - non , dit * Jacques * Thiriet , c' est m .
2918: Le conservateur , qui me l' a donné à dresser .
2919: - un beau chien , dit * Dominique , par manière de politesse .
2920: - je crois bien , dit le garde .
2921: ça vaut dans les cinq cents francs , une bête pareille .
2922: J' ai chassé avec un officier de dragons qui les payait ce prix -là , en * Angleterre .
2923: Et * Dominique reculant sa chaise , considéra cette fois l' animal avec étonnement et respect , à cause de la somme considérable .
2924: La bête , soulevant de son museau la main ridée du garde , balayait le sol de sa queue , ayant l' air de comprendre qu' on parlait d' elle .
2925: Mais le poisson étant cuit , on se mit à table .
2926: Ce fut une bonne soirée .
2927: Assis en face l' un de l' autre ,
2928: * Pierre et * Marthe se souriaient , et leurs yeux se cherchaient dans l' ombre qui noyait la pièce , au-dessus du large abat-jour de porcelaine blanche .
2929: Il lui coupait du pain et remplissait son verre , et ces menus soins venant de lui avaient une signification tendre , une douceur toujours renouvelée .
2930: Vers la fin du repas ,
2931: * Jacques * Thiriet , qui était sorti avec un air de mystère , rapporta triomphalement de la cave une bouteille de vin vieux .
2932: C' était un vin vénérable , récolté dans les temps anciens , et qu' on gardait pour les grandes occasions .
2933: Quand le garde eut vidé la bouteille , en la penchant avec précaution , le verre apparut coloré par les sels que les vins déposent , quand ils se dépouillent .
2934: C' était un vin doux et fort , qui coulait dans le gosier comme du miel , et qui , une fois bu , vous chauffait le ventre .
2935: On porta une santé aux nouveaux époux .
2936: Tout le monde buvait avec recueillement et respect , ce respect que les paysans ont pour le vin vieux , qui est une chose bonne et qui vaut cher .
2937: Les champs se revêtaient d' une parure mouvante .
2938: C' est le moment de l' année où la forêt déroule ses masses de feuillage d' un vert lourd , presque noir .
2939: Au bord des eaux , les saules laissent retomber lourdement leurs branches , dans un abandonnement .
2940: Les prés , que l' on va faucher , s' étalent sous les soleils couchants comme une mer blonde , teintée de roux aux endroits où poussent les oseilles sauvages , dont les graines mûrissent prématurément .
2941: Les ombres des grands peupliers s' y allongent avec le soir , et tournent lentement , à mesure que passent les heures .
2942: Puis ce sont des crépuscules aux clartés interminables .
2943: Le soleil est couché depuis longtemps qu' une lumière transparente et bleue baigne encore les choses , qui ont l' air de s' envelopper , avant le sommeil , de repos et de silence .
2944: Et les nuits viennent , claires comme des jours .
2945: On dirait que le soleil s' attarde au-dessous de l' horizon et continue à verser dans le ciel une lumière affaiblie , et parfois aussi ces nuits sont si trempées de rosée , que le firmament apparaît comme un globe de cristal bleuâtre , tout ruisselant de l' humidité nocturne :
2946: alors la nuit se fond en invisibles tendresses .
2947: * Pierre et * Marthe allaient se promener dans les chènevières ces soirs -là ;
2948: quelques bruits montaient encore , étrangement vibrants dans la sonorité de l' air calme :
2949: une gaffe qui tombait au fond d' un bateau , une pierre à aiguiser passant sur l' acier d' une faux , le chant d' une caille , appelant sa couvée au creux d' un sillon .
2950: Les seigles déjà grands ondulaient sous des souffles imperceptibles , entre-choquant leurs têtes barbues , avec un froissement doux et monotone .
2951: Des pièces d' avoine alternaient avec des carrés de blé , d' un vert léger et tendre , où les souffles légers creusaient des houles .
2952: à de certains soirs tous les oiseaux chantaient avant de s' endormir .
2953: Les rossignols s' étaient tus , ayant élevé leurs couvées .
2954: Mais parmi le pépiement des moineaux , nichés dans les fentes des vieux murs et sous la tuile des toits , le chant du loriot gorgé de cerises sonnait parfois , comme un grand cri vibrant de volupté , un chant profond et tendre , qui faisait palpiter le coeur immense de la nuit .
2955: Alors ils se serraient tout près l' un de l' autre , dans un besoin de s' étreindre , vaguement remués , le coeur gonflé de désirs .
2956: Tous deux avaient la même pensée , qu' ils n' osaient pas se confier :
2957: c' était bien long , tous ces préparatifs , et on aurait dû abréger le temps de leurs fiançailles .
2958: Leurs corps se cherchaient confusément .
2959: Ils étaient heureux et tristes , troublés aussi par moments par les souffles ardents qui se levaient des prés .
2960: Les deux fiancés eurent encore une journée de joie .
2961: * Jeanne , la fille du fermier , allait épouser le grand * Théophile , de * Sexey- * Aux- * Forges .
2962: On avait décidé brusquement ce mariage , après que les parents avaient beaucoup hésité , pesant les fortunes réciproques .
2963: On avait mis en balance les prés de l' un et les vignes de l' autre , et comme chacun croyait faire un marché avantageux , tout le monde était content .
2964: On invita les deux jeunes gens et on ne les sépara pas , quand on répartit les gens de la noce par couples .
2965: Durant les derniers jours ,
2966: * Marthe ne quittait guère son amie , se sentant gagnée par l' émotion et la fièvre des derniers préparatifs .
2967: Le moment était si proche où elle revêtirait , elle aussi , le voile blanc des épousées !
2968: Elles travaillaient tout le jour , préparant les robes , essayant des corsages , envahies soudain de joies enfantines , à l' idée de revêtir ces toilettes de cérémonie .
2969: Leur énervement , loin de tomber , ne faisait que croître de jour en jour , par une sorte de contagion qui les gagnait .
2970: La pensée des fiancés disparaissait un peu dans toutes ces discussions , dans cette fièvre du travail , dans ces détails insignifiants de toilette , qui pesés au long des jours , prenaient une importance .
2971: Elles s' en faisaient l' aveu parfois , mais c' était pour s' excuser aussitôt , car on ne savait où donner de la tête .
2972: * Marthe essaya le voile de mousseline et la couronne d' oranger .
2973: * Jeanne la complimentait , affirmant qu' elle aurait grand air , au jour de ses noces .
2974: Enfin le grand jour arriva .
2975: Il y avait au moins quatre-vingts invités à cette noce :
2976: on était venu de tous les pays environnants .
2977: Dans la cour de la ferme s' entassait un pêle-mêle de charretons , de carrioles , de tape-culs autour desquels tournaient des paysans , qui avaient passé leurs blouses par-dessus la redingote de cérémonie .
2978: On avait sorti des armoires d' antiques chapeaux , hérissés comme des barbets qui ont couru dans les broussailles , des gibus au ruban large comme la main .
2979: Les femmes descendaient des voitures , tapant à petits coups sur la soie de leur robe , pour en effacer les plis .
2980: Des poules allaient et venaient dans ce vacarme , l' oeil vif , picorant à coups de bec saccadés l' avoine tombée des musettes de toile , où mangeaient les chevaux ;
2981: et des petites filles , aux cheveux luisants de pommade , marchaient lentement , tenant les mains écartées de leur corps , par crainte de salir leur robe blanche .
2982: Le premier coup de la messe sonna .
2983: Le carillon tombait gaiement dans le soleil , s' éparpillait en volées frémissantes dans les rues claires , courait dans les jardins plantés de groseillers épineux .
2984: * Pierre , suivant l' usage , alla chercher * Marthe qui était sa " * Valentine " pour ce jour -là .
2985: Il lui offrit un cadeau , qui consistait en une boîte de gants et un sac de dragées .
2986: Puis ils partirent se donnant le bras , émus et rayonnants .
2987: ça faisait un beau couple .
2988: Des femmes debout sur leur porte les complimentèrent :
2989: ça serait bientôt leur tour .
2990: Ce fut une belle noce , la tête du cortège entrait déjà à l' église , qu' il y avait encore des invités sur la place de la mairie .
2991: On avait accompli un à un tous les rites séculaires .
2992: Quand le couple des mariés était sorti de la maison commune , un des garçons du village lui avait barré le passage , en tendant en travers de la porte un ruban de soie .
2993: Un symbole sans doute , un signe mystérieux , venu du passé , pour protester contre l' enlèvement d' une fille du pays .
2994: Alors le marié avait mis dans la main du garçon un louis d' or , et celui -ci lui avait tendu un pistolet , chargé jusqu'à la gueule .
2995: ç'avait été un signal :
2996: les détonations ne s' arrêtèrent plus jusqu'à l' église .
2997: Des chiens aboyaient , des femmes , sursautant , poussaient des cris d' effroi dans le cortège .
2998: * Jeanne , toute blanche sous son voile de mousseline , se détournait de temps à autre , et quand ses yeux rencontraient * Marthe , elle lui souriait , puis elle avait un clignement d' yeux complimenteur , en lui montrant * Pierre , dont la haute stature dominait tout le cortège .
2999: Quand on revint de l' église , le petit homme rageur qui jouait dans les assemblées prit la tête du cortège .
3000: Son fils à son côté soufflait dans un cornet à piston et , quand il reprenait haleine , on entendait toujours la petite musique du violon , obstinée et vibrante comme un chant de grillon , dans les herbes .
3001: La table était mise dans la maison de * Jeanne , dans les pièces du fond , donnant sur les jardins .
3002: Les chambres se succédaient en enfilade , laissant voir des rangées de convives attablés .
3003: Une armée de servantes , de marmitons se démenait sous les ordres de * Jean
3004: * Balland , un ancien valet de chambre qui avait servi dans le beau monde , et qu' on allait chercher dans les grandes occasions , parce qu' il savait les usages ;
3005: il allait , glissant sans bruit sur la pointe de ses escarpins , la serviette à l' épaule , grave , cérémonieux , muet , veillant à l' ordonnance du festin .
3006: Au dehors le grand soleil de midi tombait sur les champs .
3007: Les arbres fruitiers rayaient l' air bleu de leurs branches noueuses , et les seigles déjà grands , ondulant sous la lumière , se creusaient de frissons d' argent .
3008: Tous ces paysans étaient étonnés de se trouver assis à une table , par une belle journée , mais les vignes étaient bêchées , on avait un moment de répit avant les travaux de la moisson .
3009: Quand on eut mangé le boeuf bouilli , on servit des quartiers de veau , des oies en daube , des fricassées de lapin et de poulet :
3010: de quoi nourrir un village pendant des semaines .
3011: On apportait aussi de grands brochets de la * Moselle , des bêtes superbes au museau plat , couchées sur des lits de cerfeuil , dans des vaisselles gigantesques .
3012: Leur apparition soulevait une clameur d' étonnement .
3013: Sur la table était présenté le dessert , des babas et des brioches monumentales , où de petites mariées de porcelaine blanche tremblaient au bout d' un fil .
3014: On mangeait , on engouffrait , et les conversations allaient leur train .
3015: Des vieux qui n' avaient jamais contenté leur faim se rassasiaient .
3016: Un journalier surtout , un homme tout cassé et tout blanc , remuait ses mâchoires édentées avec lenteur , comme un boeuf à sa crèche , et penché vers sa femme , il lui disait à voix basse : " donne -moi de la chair , de la chair , de la chair . "
3017: * Pierre et * Marthe étaient assis à une petite table , avec les nouveaux époux .
3018: Un honneur qu' on leur faisait , parce qu' ils étaient amis des conjoints .
3019: * Marthe ne disait rien ;
3020: elle regardait dans le vide , devant elle , souriante .
3021: Ses idées par moments tourbillonnaient et il se faisait un grand vide dans sa tête .
3022: Tous ces gens bien vêtus , ces tables garnies , ces propos joyeux qu' on échangeait , lui donnaient l' illusion que c' étaient ses noces à elle , qu' on célébrait .
3023: Les solives énormes du plafond étaient enjolivées de cannelures , finement ciselées .
3024: Un convive qui leva la tête , en fit la remarque :
3025: alors le père de * Jeanne expliqua que ça venait de l' ancien temps , du temps des seigneurs .
3026: La ferme était un château que son grand-grand-père avait acheté , au moment de la révolution .
3027: Tous les paysans regardaient ce travail , hochant la tête d' un air satisfait .
3028: Ils se sentaient heureux d' être assis là , le ventre à table , de festoyer à la place où s' étaient carrés leurs maîtres , ceux dont ils avaient maintenant les maisons et les terres .
3029: On avait mis les enfants à une seule table , tout au fond de la salle .
3030: Tout d' abord ils se tinrent tranquilles , ayant des serviettes nouées au cou , qui leur faisaient , derrière la tête , de grandes cornes blanches .
3031: Puis comme le vin les grisait , ils se mirent à frapper sur les bouteilles avec des couteaux .
3032: De temps à autre une femme en robe de soie bruissante se levait de table , et les admonestait .
3033: On était au dessert et les chansons allaient leur train .
3034: On se partageait des surprises où il y avait des bonbons , des devises , et des chapeaux de papier fin aux formes bizarres ;
3035: mitres d' évêques , bicornes de gendarmes et casques de pompiers .
3036: Les demoiselles de la compagnie les piquaient sur leurs coiffures , et cela leur donnait un petit air canaille .
3037: * Pierre était fêté et admiré , comme toujours .
3038: Soudain on entendit des voix , de petites voix fluettes qui chantaient au loin , derrière les murs fermant l' enclos de vignes .
3039: C' était une très vieille chanson lorraine , qu' on chante aux portes des épousées : " broute , broute , la mariée est sourde . "
3040: les petits enfants sortant de l' école , selon le rite séculaire , venaient demander leur part des victuailles .
3041: Des cuisinières allèrent leur ouvrir la porte de l' enclos , et ils entrèrent tous , grands et petits , riches et pauvres .
3042: On leur distribua des croûtes de pâté , des morceaux de brioche , des cuisses de volaille sur des chanteaux de pain .
3043: Les enfants des riches mangeaient pour s' amuser , mais il y avait là de pauvres petits , fils des carrieurs , mariniers , qui habitent des cahutes au bord de la rivière .
3044: Ceux -là n' étaient pas souvent à pareille aubaine :
3045: ils dévoraient avec des mines affamées , des yeux qui en disaient long .
3046: C' était naïf et charmant , cette joie de la ripaille qui se prodiguait , qui se répandait , qui gagnait le village , dans la personne des tout petits .
3047: Les fiancés restaient très tard à causer , assis sur le banc de pierre , devant la maison de * Marthe .
3048: Derrière eux la maison s' endormait .
3049: On entendait le garde aller et venir dans la grande cuisine , faisant ses préparatifs pour la tournée du lendemain .
3050: De temps à autre , la vieille * Catherine venait sur la porte pour voir le temps qu' il faisait .
3051: Une habitude des gens de la campagne , qui vivent dans l' angoisse des intempéries , dans ces pays où le climat est si rude aux récoltes .
3052: Sur leurs têtes le feuillage de la treille , doucement remué par des souffles , mettait une palpitation au fond de la nuit .
3053: C' étaient des nuits de juin , nuits sans lune où le ciel était plein d' un fourmillement d' étoiles .
3054: De longs reflets d' argent traînaient sur les vitres , entre les barreaux de fer .
3055: Sur les toits de tuile affaissés , pliant leurs faîtes comme l' échine d' une bête lasse , la voie lactée , le chemin de * Saint- * Jacques , comme on dit là-bas , faisait ruisseler , à travers le firmament , sa poussière vivante et nacrée .
3056: Et d' autres fois la pleine lune , énorme et toute ronde , se levait à l' horizon des coteaux de vignes , éborgnant sa grosse face aux échalas blancs .
3057: Et tandis qu' elle argentait le haut des façades et la cime des toits , la rue , la place , les ruelles des jardins , bordées d' osiers secs , restaient plongés dans une ombre ardente , où passait l' odeur des vignes en fleur .
3058: Toutes les lumières s' éteignaient dans le village .
3059: On se couchait de bonne heure , car il fallait se lever matin , le travail pressant .
3060: On voyait de grandes ombres passer sur les murs , quand les paysans transportaient les lampes d' une pièce dans une autre .
3061: Seule une faible lueur restait allumée très tard à l' entrée de la * Creuse , derrière les petites vitres sans rideaux , verdies par l' humidité qui monte des terres .
3062: C' était * Dorothée qui veillait bien avant dans la nuit , filant le chanvre des laboureurs , usant ses pauvres yeux à la clarté vacillante d' un lumignon de fer , comme on en avait dans les temps anciens .
3063: Ayant versé un peu d' huile sur une mèche d' étoupe , elle accrochait le lumignon par une crémaillère de fer au manteau de la cheminée , et le rouet tournait , tournait sous la flamme grésillante .
3064: On laissait les jeunes gens bien tranquilles .
3065: Car on a confiance dans les amoureux qui se sont promis le mariage ;
3066: on sait qu' ils prendront la peine d' attendre .
3067: Et quand la mère * Catherine allait se coucher , elle venait leur donner le bonsoir et leur recommandait de ne pas s' attarder , par peur du " serein " qui tombe dans les nuits fraîches .
3068: D' ailleurs , contre les murs lézardés , vaguement blanchis par la lune , sur les bancs vermoulus , il y avait partout d' autres groupes pareils à celui qu' ils formaient , des groupes enlacés de très près et qui échangeaient des caresses et des propos d' amour .
3069: Moins chastes , sans doute , et se proposant des fins moins honorables , car la saison était revenue où les filles du plateau lorrain descendent dans la vallée de la * Moselle , pour travailler aux menus ouvrages de la vigne , nouer les ceps aux échalas avec un brin de paille , ou émonder les feuilles naissantes ;
3070: de belles filles brunes , pas trop farouches , habituées à courir de village en village .
3071: Les jeunes garçons les serraient de près et le bruit des baisers et des chuchotements passait dans la nuit , déjà tout alanguie d' invisibles tendresses .
3072: Cela même , sans que * Pierre et * Marthe aient pu s' en rendre compte , mettait autour d' eux une atmosphère d' amour , et ils se serraient l' un contre l' autre , dans un besoin irraisonné de se prendre et de s' étreindre .
3073: Ils restaient là tous deux , sur ce banc , tandis que les heures , tombant du clocher , retournaient au néant , s' envolaient dans la nuit , et rien ne leur disait que jamais ils ne seraient plus heureux , et qu' il fallait se hâter de profiter des heures sans retour , des heures de jeunesse , les seules qui consolent de vivre .
3074: Sous la palpitation de la treille , leurs formes se dessinaient vaguement ;
3075: le bonnet de * Marthe mettait une tache blanche dans la nuit .
3076: Pas d' autre bruit qu' un souffle de bête repue au fond d' une étable , parmi la paille des crèches fraîchement garnies .
3077: Le silence était si profond qu' on croyait surprendre , dans les souffles du vent , la respiration des pauvres gens , lassés par la besogne des jours , par le travail persévérant et vain , par qui leur misère est sans cesse renouvelée .
3078: Quand les caresses de * Pierre se faisaient brutales , quand une flamme passait dans ses yeux ,
3079: * Marthe lui prenait les mains en personne sérieuse , qui sait se conduire et n' hésite pas à l' occasion :
3080: - * Pierre , lui disait -elle , si vous n' êtes pas raisonnable , je vais rentrer et vous resterez tout seul .
3081: Il obéissait docilement , pris d' une sorte d' admiration devant cette petite femme , maigriotte et toute mince , s' étonnant de trouver en elle une telle force de volonté .
3082: Il se laissait conduire , heureux au fond d' être maté par elle .
3083: Sans doute , ils ne trouvaient pas pour se dire leurs tendresses ces mots ingénieux , ces phrases lues dans des livres , que prononcent les gens de la ville , se donnant quelquefois l' illusion des sentiments qu' ils n' ont pas .
3084: Ce qui revenait dans leurs conversations , c' étaient quelques mots , consacrés par l' usage que d' autres en avaient fait avant eux , d' autres qui n' aimaient plus , qui ne pensaient plus , qui ne souffraient plus , qui dormaient sous les croix du cimetière .
3085: Ils échangeaient aussi des caresses , où ils faisaient tenir toutes leurs émotions , toutes leurs sensualités , toutes les choses profondes et douces , qu' ils ne savaient pas se dire et qui , refoulées en eux-mêmes , retombaient sur leurs coeurs .
3086: Leur conversation , d' ordinaire , se terminait par des projets d' avenir .
3087: C' étaient des combinaisons prudentes que * Marthe avait mûries dans sa tête , au cours de ses longues rêveries , en femme réfléchie qui n' entend rien laisser au hasard :
3088: - quand nous serons mariés , disait -elle , on nous offrira d' habiter chez mes parents ;
3089: mais il vaut mieux refuser :
3090: chacun à sa place ;
3091: les vieux avec les vieux et les jeunes avec les jeunes .
3092: Elle lui expliquait ainsi qu' ils retiendraient un logement qui se trouvait à louer dans la maison du boulanger .
3093: Les fenêtres , exposées au soleil de midi , s' ouvraient sur les jardins ;
3094: de là on verrait les prés , la rivière , les bois .
3095: C' étaient de grandes pièces à la mode ancienne , mais au moins on pourrait s' y retourner .
3096: On y transporterait le grand lit , la glace de sa chambre de demoiselle , et on achèterait à la ville une pendule , qui lui faisait envie .
3097: Les gens , qui viendraient à leurs noces , leur feraient des cadeaux et cela les aiderait à monter leur ménage .
3098: * Pierre travaillerait encore , pendant quelques années , de son métier de pêcheur , jusqu'au moment où le garde forestier prendrait sa retraite .
3099: Alors on s' arrangerait pour faire nommer * Pierre à sa place .
3100: Elle parlait ainsi , avec toutes sortes de mines sérieuses , ayant mûri ces projets dans sa tête .
3101: Et c' était infiniment touchant , cette affection de jeune fille naïve qui , pour prouver qu' elle aimait , s' ingéniait simplement à préparer le bonheur matériel de celui qu' elle aimait , obéissant à cet instinct de maternité , qui sommeille au coeur de toutes les femmes .
3102: * Pierre lui prenait la main et il la gardait emprisonnée .
3103: Le plus souvent , il ne trouvait pas grand'chose à lui répondre , toujours plus étonné de rencontrer autant de jugement dans une si petite tête .
3104: Et il se contentait de rire , d' un rire confiant , ravi au fond , car il comprenait que son bonheur serait en bonnes mains .
3105: D' autres fois il s' embrouillait dans ces petits détails de ménage , mettant à vouloir les comprendre une patience si têtue , une gaucherie si comique , que * Marthe à son tour riait aux éclats , amusée .
3106: Ils étaient si heureux que toutes les choses immuables qui prennent dans la nuit des attitudes de menace et d' épouvante , avaient l' air de s' attendrir .
3107: Le vent qui passait retenait son haleine , et agitait faiblement les feuilles de la treille , comme pour faire du silence autour de leur causerie d' amour .
3108: Autour d' eux , il n' y avait plus rien que ce large silence , un silence religieux , solennel , qui montait jusqu'aux astres , un silence où les êtres et les choses paraissaient anéantis .
3109: * Dominique , ayant traversé la rivière , attacha sa barque à une touffe de saules .
3110: Peinant et soufflant à chaque pas , il gravit les rampes qui escaladent le flanc de la vallée , et grimpent à travers bois , vers le plateau lorrain .
3111: Des sources fluaient , invisibles , suintant parmi les mousses ;
3112: les grands hêtres étendaient leurs branches dans l' air embrasé .
3113: Le pêcheur s' arrêta en haut de la montée .
3114: Derrière lui la vallée de la * Moselle se creusait , étalant les vignobles exposés au soleil , les murots de pierre sèche , le fond de prairie franche où la rivière luisait .
3115: C' était le " pays plaisant " , comme il disait d' un mot de paysan , profond et sincère , car il savait en reconnaître la beauté , sans trop creuser cette impression , comme un vieil homme qui avait passé sa vie sur les eaux .
3116: Mais quand il se retournait et qu' il contemplait la plaine étalée devant lui , son âme était chaque fois traversée d' étonnement .
3117: Un pays nouveau se révélait là , brusquement , comme si on avait ouvert une porte .
3118: C' était grand et beau , d' une beauté qui vous serrait le coeur .
3119: La plaine s' étendait à perte de vue , jusque vers
3120: * Allain et * Colombey , déroulant l' ondulation des terres argileuses .
3121: La flèche d' un clocher , montant d' un pli du sol , révélait la place des villages blottis , au creux de la plaine .
3122: Des routes fuyaient à l' horizon , alignant leurs rangées de peupliers , dont les cimes s' enfonçaient parfois dans les vallons .
3123: Et dans toute cette étendue , on ne voyait que la fuite des labours profonds , des sillons de terre brune , et par endroits des friches couvertes d' une herbe jaunâtre .
3124: * Dominique se mit en route .
3125: Il allait dans un de ces villages lointains , où sa femme , la * Marie- * Anne , était née ;
3126: il avait à régler là-bas un partage de biens , qui n' en finissait pas .
3127: De chaque côté du chemin s' étendaient des landes incultes , des espaces où la couche d' humus était si mince , qu' on ne pouvait même pas y semer du seigle .
3128: Une herbe rase y poussait , que les moutons avaient peine à brouter .
3129: Des pierres plates , rongées de pluies et de soleil , gisaient là , immobiles depuis la naissance de la terre .
3130: Des touffes de joncs secs formaient par endroits une végétation , déconcertante au milieu de ce sol aride .
3131: De grands souffles d' air brûlant balayaient ces plateaux .
3132: Soudain ravivé par les détails insignifiants du chemin , un souvenir se leva dans sa mémoire .
3133: Il la voyait très bien maintenant , cette
3134: * Marie- * Anne qu' il avait tant aimée , au temps de sa jeunesse et de sa force .
3135: Elle venait au-devant de lui , sur la route , les dimanches où ils se retrouvaient .
3136: Elle était un point imperceptible au bas des grands peupliers , qu' il avait déjà reconnu , et alors il faisait un temps de galop , dans sa hâte de la rejoindre .
3137: Ils se retrouvaient près du ponceau de pierre , jetant sa seule arche sur le ruisseau .
3138: Alors ils s' asseyaient sur le parapet rongé de mousse , et se regardaient dans les yeux , ne trouvant pas de paroles , tellement ils avaient de choses à se dire .
3139: Les bouffées du vent tiède leur apportaient par moments les sons du cornet à piston , qui faisait danser les filles à l' assemblée .
3140: Ils causaient lentement de l' état des récoltes , s' informant avec intérêt du progrès des cultures .
3141: Chez * Dominique , les pluies avaient fait couler la fleur du raisin ;
3142: chez * Marie- * Anne , les orages gonflant les ruisseaux avaient " enlésiné " le foin des prairies riveraines .....
3143: les souvenirs se suivaient un à un , comme les grains d' un chapelet .
3144: Un jour sur semaine ,
3145: * Dominique avait trouvé sa bonne amie pliant la lessive étendue au soleil sur des haies .
3146: Une nuée montait , envahissant peu à peu le ciel .
3147: Elle l' avait prié de lui donner un coup de main , riant aux éclats à l' idée de confier pareille besogne à un gaillard aussi solide .
3148: Lui avait obéi docilement , comme il faisait toujours quand elle lui commandait quelque chose .
3149: Ils rentraient les draps de toile rude , tirant à chaque extrémité pour en effacer les plis .
3150: Profitant d' un moment où il tournait la tête ,
3151: * Marie- * Anne donna une secousse si brusque qu' il s' étala , les quatre fers en l' air .
3152: Il croyait entendre son rire .
3153: Puis ils s' étaient mariés , et il l' avait emmenée dans la maison de son père .
3154: Ils étaient partis sur un charreton garni d' une botte de paille qui les secouait terriblement , les jetait l' un sur l' autre , chaque fois que la roue retombait dans l' ornière .
3155: Ils se regardaient en dessous , un peu gênés , heureux de sentir à chaque secousse le contact de leurs corps , qui se cherchaient confusément .
3156: Elle avait un grand bonnet à fleurs comme on n' en portait plus , et , sur les épaules , un châle rouge , fulgurant , fleuri de palmes .
3157: Autour d' eux c' était une aube pluvieuse de novembre , les dernières feuilles des peupliers tombaient .
3158: Ils ne voyaient rien , la route blanche s' allongeait devant eux , les menait vers le bonheur .
3159: Des carrioles , conduisant des invités , les dépassaient ;
3160: et les gens au passage leur criaient des gaudrioles .
3161: Et voilà qu' il se mit à penser qu' elle ne serait pas là pour la noce du grand garçon , dont elle était si fière .
3162: Il répétait tout haut :
3163: ma pauvre femme , ma pauvre femme !
3164: Avec cette voix lointaine des gens , qu' un souci obsède .
3165: Pitoyable et courbé , il se hâta sur la grand'route , sur la route où toute sa vie avait passé , frêle chose battue des vents , lavée par la pluie , à peine plus lourde aux mains de la destinée que ces feuilles roulant devant lui .
3166: Il allait , il allait , et près du ruisseau fangeux , près du ponceau d' une seule arche , près de la haie de troène , il n' y avait personne pour l' attendre , pour lui faire l' accueil d' un sourire .
3167: Les jours passaient cependant et les noces devaient avoir lieu au commencement de septembre , les travaux de la moisson une fois terminés , alors que les paysans ont un moment de répit , dans le dur travail de la terre .
3168: Pourtant ils devaient se séparer pour quelques semaines , parce que les deux pêcheurs allaient faire une nouvelle campagne dans le * Madon , un affluent de la * Moselle , qui coule à une trentaine de kilomètres en amont .
3169: * Pierre aurait bien remis ce départ , mais la chose n' était guère possible , à cause du lot qu' ils avaient affermé .
3170: - l' ablette devait être abondante dans ces parages , d' après ce qu' on leur racontait tous les jours .
3171: Ces ruisseaux qui s' enfoncent dans l' intérieur des terres , n' étant pas troublés par la navigation , offrent à la reproduction du poisson des endroits favorables .
3172: Le frai se conserve mieux et prospère , parmi les paquets d' herbe et les racines chevelues des saules .
3173: * Marthe était toute bouleversée par ce départ .
3174: Pourtant elle cherchait à se consoler avec des raisons qu' elle inventait , et qui ne la rassuraient qu' à demi :
3175: quelques semaines étaient bientôt passées , et * Pierre ne serait pas sans revenir au moins quelques dimanches .
3176: Lui aussi , lui représentait toutes ces choses , quand il l' entendait soupirer et se plaindre , et dans sa bouche , prononcées par sa voix , la douceur en paraissait plus consolante .
3177: Accompagnés du vieux garde et de sa femme , ils allèrent à la ville acheter les habits de mariage .
3178: * Pierre , qui d' ordinaire ne s' occupait guère de ces détails , tâtait les étoffes , les froissait dans ses mains d' un air soupçonneux , ne trouvant rien d' assez beau pour sa promise .
3179: On fit choix d' une étoffe de soie , couleur gorge de pigeon , à reflets mauves et bleus , qui bruissait doucement et coulait dans leurs doigts , comme une eau changeante .
3180: Le marchand en vantait la solidité ;
3181: ça durait toute la vie , une robe confectionnée avec cette étoffe ! * Marthe , suivant un usage du pays , acheta de son propre argent , gagné par son travail de brodeuse , la chemise du marié , une belle chemise , dont le devant était gaufré de petits plis .
3182: Puis , deux dimanches de suite , ils allèrent faire leurs invitations dans les pays du voisinage .
3183: Ils partaient après la messe , marchant par les champs ensoleillés , à travers les seigles blonds et les sainfoins en fleur , et d' aller ainsi aux bras l' un de l' autre pour leurs affaires , cela leur donnait déjà l' illusion d' être mari et femme .
3184: Partout où ils allaient , on les regardait avec curiosité ;
3185: des filles soulevaient leurs rideaux , pour les voir passer , et des femmes , d' une porte à l' autre , s' extasiaient sur leur bonne mine .
3186: Chez les parents où ils étaient attendus , c' étaient des conversations interminables auprès de la table , où la maîtresse du logis avait déposé une bouteille de vin vieux , une tarte aux cerises , ou un gâteau de fine farine , pétri à leur intention .
3187: On leur demandait des nouvelles , on s' informait de ceux qui étaient nés ou qui étaient morts dans leur village .
3188: On leur racontait aussi , avec force détails , les généalogies compliquées et les liens de parenté qui unissaient les familles , car on a cette religion dans le pays , et les rejetons d' une même souche , nombreux à l' infini , et qui ne se retrouvent guère qu' aux noces et aux enterrements , se considèrent toujours comme étroitement unis .
3189: Cela finissait souvent par des contestations où tout le monde s' embrouillait ;
3190: n' empêche , on se promettait de rire et de danser à leurs noces .
3191: Ils avaient compté le nombre des convives .
3192: Si tout le monde venait , ils seraient au moins une centaine de personnes .
3193: Cela venait de la famille de * Pierre , une vieille famille du pays , dure et résistante , dont les descendants avaient peuplé le val et le plateau , laissant dans chaque village trois ou quatre parents , portant le nom de * Noel .
3194: Cela faisait des frais , au moment de se mettre en ménage .
3195: Mais le vieux * Dominique tenait bon .
3196: On ne ferait pas l' affront d' inviter les uns et pas les autres .
3197: On l' avait prié à tant de noces , au cours de son existence , que , le moment étant venu de rendre ces politesses , il ne se ferait pas remarquer par sa ladrerie .
3198: On ferait comme tout le monde , c' était bien entendu , et on n' irait pas chercher le voisin , pour payer la dépense .
3199: Les fiancés allaient d' une maison à l' autre , retrouvant partout le même accueil franc , les mêmes politesses .
3200: On buvait le vin des récoltes fameuses :
3201: * Marthe trempait à peine ses lèvres dans le verre ;
3202: * Pierre , à qui le jus de la vigne ne faisait pas peur , tenait tête aux santés qu' on lui portait .
3203: Mais comme c' était un gars solide , dont le coffre était bon , à peine s' il avait les jambes guillerettes , quand ils revenaient au soir , seul à seule , dans le grand silence des campagnes .
3204: C' était une griserie légère , qui se devinait seulement , à son oeil plus vif , à son teint allumé , à son étreinte plus robuste .
3205: Alors il empoignait * Marthe par la taille et il la faisait sauter , le long des enclos .
3206: Les pierres roulaient sous leurs pas , le long des pentes rocailleuses .
3207: Une caille surprise se levait du creux d' un sillon et partait dans un frou-frou d' ailes .
3208: La chanson de * Pierre montait , large et sonore , vers les premières étoiles .
3209: Les deux * Noel partirent pour leur campagne de pêche .
3210: Ils se mirent en route , un dimanche après la messe .
3211: * Marthe les accompagna jusqu'à la côte du * Ragot .
3212: Le vieux * Dominique précédait les jeunes gens de quelques pas , voulant les laisser en tête à tête .
3213: Ils ne se parlaient pas , une même gêne les oppressant .
3214: à quoi bon répéter les propos tenus tant de fois , chercher des consolations dans des paroles inutiles ?
3215: à peine s' ils osaient se regarder , sentant bien que le moindre signe d' émotion les aurait fait pleurer .
3216: Ils voulaient être forts , mais leurs lèvres tremblaient et ils détournaient tristement la tête .
3217: Il se faisait en eux un mouvement de choses inexprimées , qui retombaient sur leur coeur , le gonflaient désespérément .
3218: La route s' allongeait :
3219: * Marthe allait plus loin qu' elle n' aurait voulu .
3220: Elle prendrait congé des pêcheurs auprès de cet enclos , à ce champ de trèfle , à ce bouquet d' arbres .
3221: Et toujours elle avançait .
3222: Ils parlèrent pendant quelque temps de leurs projets d' avenir , et ces espérances lointaines , dérivant le cours de leurs pensées , leur apportèrent quelque soulagement .
3223: Il fallut se séparer :
3224: à peine si on apercevait la flèche du clocher pointant derrière eux , au milieu des vignobles .
3225: Alors * Pierre l' embrassa , la serra longuement dans ses bras .
3226: Et cette étreinte robuste avait une loyauté qui rassura * Marthe .
3227: Puis il s' engagea sur la pente ravinée .
3228: Bientôt il ne fut plus qu' un point imperceptible entre les buissons d' églantier , qui garnissaient les talus de la route .
3229: Puis il disparut à un tournant .
3230: Alors une détresse aiguë envahit * Marthe tout entière , une détresse qui tenaillait sa chair et son esprit .
3231: Et soudain elle eut envie de l' appeler , de courir vers lui , de lui parler encore , un afflux de tendresse , une montée de passion véhémente lui ayant fait trouver les paroles émouvantes , les protestations de fidélité , les serments solennels qu' elle n' avait pas su lui dire .
3232: Elle revint tristement sur ses pas .
3233: L' air était doucement lumineux , les blés se mouvaient dans une clarté blonde ;
3234: pourtant rien ne lui souriait .
3235: Elle se laissa tomber sur le bord de la route .
3236: Débouchant d' une sente herbeuse , courbée sous le poids d' un fagot de bois mort , qu' elle venait de ramasser brin à brin dans les friches , la vieille
3237: * Dorothée s' avança .
3238: Dès qu' elle aperçut * Marthe , jetant son fagot à terre , la vieille vint s' asseoir à côté de la jeune fille .
3239: C' était son habitude , à cette pauvre femme .
3240: Au cours de ses vagabondages à travers champs , elle venait retrouver les travailleurs et prenait place à leur côté , quand ils se reposaient , pour boire un coup .
3241: Elle n' avait pas grand'chose à leur dire , mais un obscur besoin de sympathie et de réconfort la ramenait vers les êtres vivants .
3242: Du premier coup d' oeil , elle remarqua bien la stupeur désolée dont le visage de * Marthe était empreint .
3243: Elle s' informa , apprit la séparation inévitable .
3244: Alors , tirant péniblement de sa pauvre cervelle usée des bribes de consolation , des idées rudimentaires , entremêlant tout cela de lambeaux informes de souvenirs et de conseils , tirés de sa propre expérience , elle entreprit de lui remettre le coeur , en lui disant de douces paroles :
3245: - faut pas se faire de chagrin ...
3246: faut être raisonnable ;
3247: on n' est pas pour si longtemps sur cette terre .
3248: Elle parla longtemps , dévidant l' écheveau interminable des aphorismes sentencieux , des réflexions banales et profondes , qui traînent dans la conversation des campagnards , où se résume leur dure expérience de la vie .
3249: * Marthe l' écoutait d' une oreille distraite .
3250: Pourtant cela lui faisait du bien , à la longue .
3251: Sa douleur s' assoupissait , comme endormie par une incantation mystérieuse .
3252: troisième partie :
3253: * Pierre et * Dominique étaient arrivés en haut de la côte de * Sexey- * Aux- * Forges .
3254: Chaque année , ils s' arrêtaient à cette place , pris d' une sorte de contemplation , à la vue du paysage qui s' ouvrait à leurs pieds .
3255: Leurs hottes , où s' entassait leur attirail de pêche , étaient posées contre un mur croulant de pierres sèches .
3256: La vallée , qui pendant des lieues n' était qu' un étroit couloir de roches , sinueux et profond , s' élargissait subitement et tandis que la fuite des coteaux ondulait vers l' horizon avec une grâce infinie , les grands bois couronnant leurs cimes n' étaient plus qu' un liséré bleuâtre au bord des cultures , manteau mouvant jeté sur les flancs de la terre .
3257: Au fond du val , des champs de blé , des carrés de betteraves , des pâturages d' herbe drue avaient poussé avec cette opulence lourde des végétations nourries par l' humus noir des terrains d' alluvion .
3258: Au sortir de la pauvre vallée rocailleuse , c' était comme un pays de * Chanaan étalé à leurs pieds , un pays de richesse et de bien vivre .
3259: La * Moselle aussi avait changé d' aspect .
3260: Ce n' était plus la rivière qui coulait en aval , tournoyante et rapide , brisée sur des barrages dont la grande voix emplissait le val .
3261: Elle s' étalait avec une lenteur aisée sur des grèves blanches , bordées d' oseraies et de saules où le vent creusait des frissons d' argent .
3262: Par places aussi , elle devenait un canal régulier , encaissé de talus , où des sonnailles frémissaient sans cesse sous les jeunes ormes , le long des chemins de halage .
3263: Vers * Pont- * Saint- * Vincent le paysage s' animait d' une vie trépidante , d' une fièvre de mouvement et d' industrie .
3264: Des cheminées d' usine , des hauts-fourneaux , dressés comme des tours , salissaient le ciel de leurs panaches de fumée , et des amas de scories formaient des remblais obstruant le fond de la vallée .
3265: Le vieux * Dominique , qui paraissait absorbé dans une rêverie triste , en sortit pour dire ces mots :
3266: - v'là bel âge , mon fils , que je suis venu ici pour la première fois avec mon père .
3267: C' est ça qui ne nous rajeunit pas !
3268: Ayant remis sa hotte à l' épaule , il repartit du même pas mesuré , sentant sa charge alourdie de tout le poids des souvenirs .
3269: Par des sentiers en lacets , ils rejoignirent la grand'route , qui s' allongeait , poudreuse et toute blanche .
3270: Le crépuscule tombait .
3271: Maintenant qu' ils approchaient du gîte , ils entendaient mieux les bruits étranges et profonds dont la campagne était vibrante .
3272: Le choc sourd des marteaux-pilons , revenant par intervalles , ébranlait les monts dans leurs assises lointaines .
3273: Des halètements de machines , pareils à la respiration d' une bête géante , mettaient autour d' eux une rumeur de vie confuse .
3274: Des usines , avant de s' endormir , laissaient fuser leur vapeur avec un long sifflement triste .....
3275: ils longèrent les forges .
3276: Des laminoirs sortaient des barres de fer rouge qui s' allongeaient et se tordaient sur le sol , comme des serpents de feu .
3277: Les hauts-fourneaux déversaient leur coulée de métal en fusion , dont l' éclat brûlait les yeux , sous un crépitement d' étincelles .
3278: La nuit était tout à fait venue , quand ils arrivèrent à l' auberge de l' ancre de marine , où ils faisaient séjour chaque année .
3279: C' était une vieille maison , bâtie en planches et en briques , au confluent de la * Moselle et du
3280: * Madon , tout près des grèves blanches , animée tout le jour de la vie que charriait le fleuve .
3281: Des mariniers entrant en coup de vent lampaient un verre d' eau-de-vie , tandis qu' on éclusait leur bateau ;
3282: des conducteurs d' attelage , le fouet sur le cou , mangeaient un morceau à la hâte et leurs chevaux s' ébrouaient , secouant leurs colliers garnis de grelots .
3283: L' hôtesse leur fit bon accueil .
3284: Elle avait plaisir à les revoir chaque année , maintenant qu' elle se faisait vieille .
3285: La face rougeaude , toujours allumée par la chaleur des fourneaux , elle posait ses mains sur ses hanches avec un air de maîtresse femme , et son ventre proéminent avait toute l' importance d' une chose respectable , pareil à la façade d' une maison cossue .
3286: Essuyant du coin de son tablier un bout de la table encombrée de vaisselle , elle leur servit à boire elle-même , par une sorte de considération , et la fraîcheur du petit vin blanc de la côte parut douce à leurs lèvres .
3287: Par la porte entr'ouverte sur ce crépuscule de juin , le village apparaissait , ses toits bruns escaladant le mont sous les fumées bleues du soir .
3288: Tout en haut la falaise de rochers était encore vaguement éclairée , et les tourelles du fort dessinaient leurs dômes arrondis , ayant l' air de bêtes embusquées .
3289: Curieuse , la vieille s' informait des événements survenus dans leur village , depuis la dernière campagne .
3290: Elle parlait de ce pays distant de quelques lieues , comme s' il eût été à l' autre bout de la terre .
3291: Elle apprit le prochain mariage de * Pierre avec une satisfaction visible .
3292: Affable à la façon des commerçants qui doivent faire bon visage à tout le monde , elle demandait des détails sur la fiancée avec une attention bienveillante .
3293: Quand les deux pêcheurs eurent soupé , ils montèrent se coucher dans la petite chambre qui leur était réservée sous la tuile du toit .
3294: * Pierre revit avec joie les murs blanchis à la chaux , l' étroite lucarne donnant sur les jardins , d' où montait l' odeur sucrée des haies de chèvrefeuille .
3295: Tout cela , s' endormant dans la lumière bleue du crépuscule , avait une douceur ineffable .
3296: * Dominique se coucha , ayant rangé soigneusement ses engins de pêche .
3297: * Pierre , qui ne tenait pas en place , sortit pour prendre l' air .
3298: Jamais , comme en ce moment -là , il n' avait senti l' émouvant désir d' inconnu dont son âme était frémissante ;
3299: jamais il n' avait palpité davantage sous les souffles aventureux ;
3300: jamais il n' avait éprouvé , plus amère et plus désolante , cette sensation d' ennui qui le laissait retomber sur lui-même , inerte et désemparé , à la pensée de passer sa vie à la même place .
3301: à chaque instant des trains passaient , trouant la campagne de leur rumeur , filant à toute vapeur vers des destinations inconnues .
3302: Des chalands glissaient au ras de l' eau , fouillant les berges de leurs fanaux rouges et verts , comme les prunelles d' une bête monstrueuse .
3303: Des ouvriers revenaient des usines et des forges , et dans la nuit tiède les patois heurtaient leurs sonorités différentes ...
3304: * Pierre allait au hasard , rêvant à des choses ...
3305: puis , quand il rentra , comme le sommeil était long à venir , il resta longtemps couché sur le dos , suivant machinalement des yeux le rayon de lune qui , glissant par la lucarne , faisait une longue traînée blanche sur les murs ...
3306: dans une anse formée par une sinuosité du
3307: * Madon , les chalands étaient amarrés .
3308: C' était comme un village flottant .
3309: Ils étaient là , les chalands , rangés le long des berges encombrées de tas de graviers , rattachés à la rive par des amarres de corde nouées à la tige des ancres à demi enfoncées dans le gazon , serrant l' un contre l' autre leurs flancs ventrus entre lesquels l' eau passait , furtive , attirante , sans cesse chatoyante des reflets diversement colorés que les peintures criardes y laissaient traîner .
3310: Ils étaient là , les chalands , de toute grandeur et de toute taille , venus de tous les coins de la
3311: * France , des plaines du nord et des bords du
3312: * Rhin , formant , dans ce coin de rivière lente , comme un petit village d' où montaient des cris d' enfants et des voix de femmes .
3313: On voyait le bateau , fait de plaques de tôle jointes avec des rivets , dont l' avant se relevait comme un bout de sabot , disgracieux et lourd , dont la coque joufflue , peinte de minium vif , tirait l' oeil .
3314: Tout près , la péniche charpentée avec des planches de sapin , à peine équarries par la hache du ségard , montrait le squelette de sa membrure enduite de goudron , laissait traîner au fil de l' eau des irisations changeantes .
3315: Et aussi les lourds chalands bien construits , portant une petite maison blanche avec des fenêtres à volets verts , fleuries de géraniums et de fuchsias , et une écurie , dont la porte entr'ouverte laissait voir la croupe luisante d' un cheval bien nourri .
3316: Et sur tout cela , flottaient des mouchoirs , des camisoles roses , du linge blanc qui séchait dans le vent , pendu à des ficelles , et qui étaient comme les pavois de cette flottille arrêtée là , au tournant de la rivière .
3317: Des enfants couraient pieds nus , sur les ponts vernis , heureux de sentir sous leurs pieds la tiédeur des planches , chaudes de soleil .
3318: Des oiseaux sifflaient dans des cages et , vers le soir , des fumées bleues montaient des petits fourneaux installés près du gouvernail , mêlant à la senteur pénétrante des colzas en fleur l' odeur des oignons frits et des sauces .
3319: Un peu en aval , un chaland dormait sur l' eau , parmi les herbes fluviales , visqueuses et noires , qui entouraient sa coque de leur ondulation .
3320: Tout neuf et bien astiqué , il barrait le cours d' eau de sa masse imposante , et le battoir des laveuses agenouillées sur l' autre rive , éveillait le long de ses flancs des échos sonores .
3321: Il était si grand , qu' on eût dit le roi de toute cette flottille .
3322: à l' arrière une planche découpée portait ce nom :
3323: reine des eaux , gravé en lettres d' or .
3324: * Pierre s' était levé de bonne heure ce matin -là .
3325: Il se sentait les muscles reposés , l' esprit alerte , et toute la clarté matinale le pénétrait de sa joie .
3326: La pêche s' annonçait bien , et ils pourraient revenir plus tôt qu' ils n' avaient pensé .
3327: En songeant à son mariage qui était si proche , il se sentait pénétré d' une joie aussi vive que cette aube frissonnante .
3328: Il attendait ce moment , sans émoi et sans trouble , avec une confiance tranquille , comme on attend un bonheur dont on est sûr .
3329: Les fleurs des scabieuses avaient déjà les tons décolorés , cette teinte violette et doucement passée qui indique que la saison s' avance et que les grandes chaleurs vont venir .
3330: Sur les sentiers humides , les seigles très grands laissaient retomber leurs épis barbus qui tremblaient dans le vent , pénétrés de lumière .
3331: Une barque était amarrée à la berge , toute pareille à l' autre , celle qu' ils conduisaient dans leur pays .
3332: Se couchant à l' arrière sur le ventre , comme font les pêcheurs riverains , il la lança au milieu du courant d' un coup de pied donné à la berge .
3333: La barque partit , tournoya au milieu des remous , puis accéléra sa course .
3334: Debout à l' arrière ,
3335: * Pierre la dirigeait avec un grand aviron .
3336: Il se mit à chanter .
3337: Sa voix montait dans le silence des campagnes , parmi des chants d' oiseaux et la fraîcheur du jour .
3338: Au delà des troncs vermoulus des vieux saules , la prairie trempée de rosée s' éveillait sous un frissonnement de lumière matinale .
3339: Des brumes , flottant dans ses profondeurs , coulaient comme un autre fleuve immatériel , ondoyant , aérien .
3340: La barque descendait le courant et * Pierre , de temps à autre , donnait un coup d' aviron pour la maintenir dans sa route .
3341: Il jouissait de cette marche rapide .
3342: La rivière autour de lui avait aussi cet aspect de jeunesse inaltérable , répandu sur les choses .
3343: Par places elle s' étalait sur des sables et le fond de la barque raclait doucement le gravier .
3344: Dans l' ombre mouvante projetée par les saules , de grands chevaines dormaient à la surface attiédie , faisant sur l' eau des taches noires .
3345: Il approcha de l' endroit où les chalands étaient amarrés .
3346: Accoudée sur le bordage d' avant , une femme le regardait venir .
3347: Les yeux clignotant dans l' immense réverbération de soleil qui montait des eaux , son corps souple et mince rasé sur le pont dans une attitude féline , elle avait l' air de guetter une proie .
3348: La barque frôla le chaland de si près que * Pierre aurait pu lui tendre la main .
3349: Il la voyait très bien maintenant .
3350: C' était une belle fille d' une vingtaine d' années , une de ces brunes au teint mat , dont tout le corps pétri de volupté éveille chez les hommes un désir , une obsession qui les suit longtemps , lancinante et tenace .
3351: Sa joue , couverte d' un léger duvet caressé d' une lumière molle , sa taille pliante et ronde , sa poitrine d' une maturité savoureuse , les coins de ses lèvres finement ombrées , tout était en elle séduction , éveil de sensualité .
3352: Elle se tenait ainsi , provocante et souple .
3353: Un noeud de ruban rouge , attaché aux lourdes torsades de ses cheveux noirs , rehaussait de son éclat chaud toute leur splendeur vivante .
3354: Les pointes aiguës de ses jeunes seins griffaient l' étoffe mince de son corsage .
3355: Quand * Pierre passa auprès d' elle , elle ouvrit ses larges yeux , pailletés d' or , avec la lenteur voluptueuse d' un chat qui se réveille , un sourire indéfinissable flottant sur ses lèvres rouges .
3356: La barque descendait le courant :
3357: elle était toujours à la même place , penchant sa tête brune à l' arrière du bateau , immobile dans sa pose de bête aux aguets .
3358: Au même moment une barque rejoignit celle de * Pierre .
3359: Montée par deux tireurs de sable , elle était si chargée que le bordage plat rasait l' eau .
3360: Les reins ceints de flanelle rouge , ils la dirigeaient au milieu des remous , avec une lourde gaffe en croc qu' ils plongeaient alternativement à droite et à gauche , solidement plantés sur leurs jambes écartées .
3361: L' un d' eux dit si haut , que * Pierre l' entendit :
3362: - as -tu vu la belle jeunesse ?
3363: Elle a des yeux , qu' on allumerait sa pipe après , pour sûr .
3364: Et l' autre répondit :
3365: - j' voudrais bien que les puces de mon lit soient faites comme ça .
3366: * Pierre se fit cette réflexion , qu' ils n' étaient pas difficiles .
3367: Depuis plusieurs jours déjà , il la voyait à la même place , guettant son passage sur les eaux .
3368: Pourquoi avait -elle ce sourire étrange , dès que leurs yeux se rencontraient ?
3369: C' était une effrontée , cette fille des bateaux .
3370: Puis il songea à autre chose .
3371: La vallée maintenant s' éveillait , emplie de lumière et de mouvement .
3372: Une drague au loin se mit à haleter , tandis qu' on entendait le bruit sourd des graviers roulant dans les godets , dont la chaîne remontait des profondeurs du fleuve .
3373: Chaque fois qu' un godet arrivait au sommet de la drague , le soleil y accrochait une lueur , rapide comme un éclair .
3374: * Pierre était tout à sa besogne .
3375: Pourtant , au cours de la journée , le souvenir de la belle fille brune revint à sa pensée .
3376: Il la revoyait , inquiétante et énigmatique , allongée sur le pont du chaland , promenant sur les eaux son regard sombre .
3377: Quand il songeait à * Marthe , c' était chaque fois , dans son coeur , l' éveil d' une tendresse calme , qui l' enveloppait .
3378: Pourtant l' image de l' absente se faisait peu à peu plus imprécise et plus lointaine , dans le tumulte des sensations neuves qui l' entouraient , dans le désarroi des désirs inavoués qui s' agitaient en lui .
3379: Il était bien heureux sans doute .
3380: Pourtant quelque chose en lui s' attristait et persistait à rêver une vie différente .
3381: Parfois il avait peine à se rappeler ses traits , comme s' il s' était fait un grand trou dans sa mémoire .
3382: En vain fermait -il ses yeux , la chère image ne sortait plus de la grisaille informe , où s' effaçait lentement tout ce passé d' amour .
3383: D' autres fois , de menus détails lui revenaient , des riens si vivants et si précis qu' ils lui donnaient l' illusion de la voir là , toute proche , à côté de lui .
3384: Il se rappelait le son de sa voix , et l' air sérieux qu' elle prenait tout à coup , au cours de leurs entretiens , levant le doigt pour lui expliquer quelque chose .
3385: Un soir , comme il revenait d' une fatigante journée de pêche , la patronne lui remit une lettre .
3386: Pour la lire à son aise , il sortit dans l' étroite courette , donnant sur les jardins .
3387: Un peu de jour mourant jetait sur le papier une clarté pâle .
3388: Voici ce que * Marthe lui écrivait : " mon cher * Pierre , " c' est pour te donner de nos nouvelles , et te dire que nous sommes en bonne santé .
3389: Mes parents te font bien leurs honnêtetés .
3390: Mon père , si vieux et tout cassé , se plaint de la grande fatigue , rapport à ses tournées dans les bois .
3391: Il n' est que temps qu' il prenne sa retraite , et que ça finisse .
3392: C' est pour te dire aussi que je pense tout le temps à toi ;
3393: mais il ne faut pas s' écouter , sans quoi je pleurerais toute la sainte journée , comme une
3394: * Madeleine .
3395: Je travaille en compagnie de la vieille
3396: * Marie- * Anne , assise sur le banc à l' ombre .
3397: Tu verras , mon cher * Pierre , toutes les belles affaires que je prépare , des tabliers , des mouchoirs de poche , tout un beau trousseau de mariage .
3398: Je me dépêche de faire mes points , sans penser à autre chose , et comme ça , la journée se passe .
3399: " l' autre soir , je passais devant votre maison ; il y avait de la lumière , et j' ai entendu du bruit .
3400: J' étais si sotte que j' ai cru que vous étiez revenus , et ça m' a donné un coup .
3401: J' ai dû m' asseoir sur le bord du chemin , puis le vieux
3402: * Guillaume est venu , il m' a parlé de toi et ça m' a un peu consolée .
3403: " et puis , j' ai voulu aller dans les chènevières , comme nous faisions , quand tu étais là . Il faisait si bon et l' air était si doux que je n' ai pas pu rester , parce que tout me paraissait trop triste . "
3404: c' est pour te dire aussi qu' on va faire une vente chez les * Mathieu , des pauvres vignerons qui n' ont pas eu de réussite dans leurs affaires .
3405: Il paraît qu' on enlèvera tout , jusqu'à la cendre de la cheminée .
3406: Maman * Catherine dit qu' on pourrait bien y aller faire un tour , pour voir si quelque chose ne serait pas à notre convenance .
3407: Mais le mobilier de ces vieilles gens était comme eux , tout cassé et démantibulé , et je voudrais aussi que tout ce qui nous servira , dans les premiers temps , soit neuf et bien à nous .
3408: Maman prétend que c' est une drôle d' idée , mais j' y tiens .
3409: Pourtant on dit comme ça , qu' ils ont une belle pendule , qui leur vient d' une succession .
3410: Elle ferait bien sur la cheminée de notre belle chambre .
3411: " je m' arrête , car je veux mettre ma lettre à la poste pour qu' elle t' arrive tout de suite . Je glisse dans l' enveloppe deux brins du pot de réséda , qui est sur ma fenêtre , pour que tu penses à moi , en sentant leur bonne odeur . " quoique j' aie le coeur gros par moments , je finis toujours par me faire une raison .
3412: Adieu ,
3413: * Pierre , je t' embrasse comme je t' aime , " * Marthe * Thiriet . "
3414: * Pierre avait lu la lettre tout d' un trait , puis il la relut posément , savourant toutes les tendresses inexprimées qui se levaient de chaque ligne , de chaque mot , avec un murmure familier , un chuchotement câlin et enveloppant .
3415: Elle était là , tout près de lui , parlant tout bas dans ce soir calme .
3416: Certains mots , qui lui étaient habituels , rappelaient les gestes qui les accompagnaient , et cela lui donnait l' illusion de sa présence .
3417: Son coeur se gonfla subitement d' une telle poussée d' amour , qu' il la chercha vaguement , tourné dans un mouvement instinctif vers le coin de l' horizon , où se trouvait le petit village .
3418: Il regardait longuement la chère lettre , écrite sur un papier de dentelles , comme en emploient les amoureux de campagne .
3419: Une guirlande de pensées courait sur les bords , tandis qu' un bel oiseau bleu prenait son vol vers le haut de la page , à l' endroit où elle avait écrit ces mots qu' il répétait avec une ivresse confuse .
3420: " mon cher * Pierre , mon cher * Pierre ... " autour de lui , comme pour faire écho aux tendresses murmurantes qui s' agitaient en son coeur , la magie des soirs silencieux accomplissait son mystère .
3421: Baignés d' air immobile et bleuâtre , les arbres du jardin , les vieux murs croulants , les toits de tuile brune s' enveloppaient de nuances doucement éteintes , et retournaient au silence et au recueillement de la nuit .
3422: Des odeurs pâmées montaient des brins de chèvrefeuille , les corolles des belles-de-nuit jetaient une dernière senteur pénétrante , comme un adieu mélancolique au jour .
3423: Et dans toutes les odeurs qui flottaient , insaisissables ,
3424: * Pierre croyait reconnaître le parfum des brins de réséda , déjà flétris au fond de l' enveloppe , comme un souvenir discret et fidèle .
3425: Il y avait bal , ce soir -là , à l' auberge de l' ancre de marine , dans la grande salle du premier étage .
3426: Rien qui rappelât les assemblées du val-des-nonnes , avec leurs paysannes rougissantes , leur petite musique perdue dans l' immensité des bois :
3427: c' était quelque chose de plus âpre , de plus brutal , de plus fort .
3428: Les rauques éclats des instruments de cuivre couvrant le nasillement triste de la clarinette , scandaient le trépignement des pieds , secouant le plancher sonore .
3429: Des cris montaient , des appels qu' on se lançait d' un bout à l' autre de la salle .
3430: On entendait un lourd piétinement de bottes ferrées , et par moments , dans la ronde endiablée où se débattait la cohue , éclatait un tel vacarme que des parcelles de plâtras et de bois vermoulu , détachées du plafond , tombaient en fine poussière sur la tête des danseurs .
3431: La clarté fumeuse des quinquets vacillait dans le nuage de poussière qui montait du plancher , bien qu' un garçon d' auberge vînt l' arroser par moments , dessinant sur le parquet un entrelacement de rosaces compliquées .
3432: * Pierre se sentait mal à l' aise au milieu de cette foule où il ne connaissait personne .
3433: Il était venu là pour se distraire un peu , poussé par ce goût du plaisir qui était le fond de sa nature .
3434: Il restait près de la porte , sous les lampions de papier rouge qui décoraient l' orchestre , l' air ennuyé , les mains dans les poches , avec ce dandinement d' épaules qui lui était habituel .
3435: Pêle-mêle curieux et disparate .
3436: Il y avait là des vignerons facilement reconnaissables à leur blouse de toile grise , attachée au cou par une agrafe de cuivre .
3437: Mais comme ils étaient noyés dans le flot tumultueux des gens venus de tous les pays !
3438: Des ouvriers d' usine passaient , la taille serrée dans leur bourgeron de toile bleue , arborant des casquettes de soie sur leurs têtes faubouriennes , vicieuses et chafouines .
3439: Des mineurs du nord , travaillant à l' extraction du minerai , géants blonds et lourds , aux chairs molles , se mouvaient avec lenteur , échangeant entre eux , à de rares intervalles , quelques mots d' un patois rauque .
3440: Et des terrassiers piémontais , de beaux hommes , aux têtes frisées , formaient dans un coin un groupe compact , hostile et sournois .
3441: On les craignait , car leurs discussions se terminaient , d' ordinaire , par des coups de couteau .
3442: * Pierre cherchait à se faufiler parmi les couples , quand il entendit une voix qui disait derrière lui :
3443: - regarde ce beau garçon .
3444: Il devrait bien me faire danser .
3445: Mais il est trop fier pour ça .
3446: Il se retourna et reconnut la fille des bateaux .
3447: Elle riait effrontément , au bras d' une compagne .
3448: Il la regarda fixement , avec ce grand air de fierté qu' il avait devant les gens , qu' il ne connaissait pas .
3449: Moqueuse , elle soutint son regard , puis elle lui partit au nez d' un éclat de rire si railleur , qu' il en fut tout décontenancé .
3450: Elle s' éloigna .
3451: Pourquoi se moquait -elle ainsi des gens , cette fille si délurée ?
3452: On savait ce que valaient ses pareilles :
3453: des bohémiennes , des coureuses .
3454: Il lui montrerait qu' une femme ne lui faisait pas peur .
3455: Appuyée contre un pilier à l' autre bout de la salle , elle le regardait encore .
3456: Plus jolie ce soir -là , toute sa mise soigneusement attifée lui donnait un air de coquetterie provocante .
3457: Son torse se moulait sur un corsage de soie , dont les plis se cassaient autour de sa taille en reflets miroitants .
3458: Une rose rouge épanouie tachait de sa pourpre la splendeur lustrée de sa chevelure .
3459: Des boucles d' oreilles , en larges anneaux d' or , mettaient autour de ses joues ambrées une palpitation fauve , un scintillement continu de métal .
3460: Des accroche-coeur effilés , au coin de ses tempes , aiguisaient le regard de ses yeux noirs .
3461: Quand il se posait sur * Pierre à la dérobée , il avait , ce regard profond et sombre , une douceur qui démentait l' expression d' effronterie qu' elle s' efforçait de donner à ses traits .
3462: * Pierre voyait très bien tout cela .
3463: En ce moment , l' orchestre , adoucissant le chant de ses cuivres dans une langueur molle et balancée , commençait la ritournelle d' une valse .
3464: Il baissa la tête , et se lançant dans la cohue , alla inviter la belle fille .
3465: Celle -ci accepta sans mot dire .
3466: Il sentait maintenant ce corps souple onduler dans ses bras avec un mouvement sinueux , une grâce de chose vivante , pareille à un rythme d' amour .
3467: Sous sa main largement plaquée sur l' étoffe du corsage , la taille ployante frémissait , palpitait , semblait se dérober .
3468: Par moments leurs genoux se frôlaient .
3469: La danse prit fin .
3470: Suivant la mode du pays , ils firent un tour de promenade , se donnant le bras .
3471: * Pierre ne trouvant rien à dire à sa danseuse , cherchait des mots dans sa tête , tournait en tous sens des bouts de phrase , tandis qu' elle le regardait en dessous , muette et concentrée .
3472: Seulement les mains de la fille allaient et venaient , énervées , agitant les breloques suspendues à sa chaîne de montre , trahissant le trouble qui s' était emparé d' elle .
3473: Enfin , il lui dit , la voix changée et balbutiante :
3474: - pourquoi regardez -vous les gens qui passent sur la rivière , avec l' air de vous moquer d' eux ?
3475: Elle s' arrêta , et lui dit bien en face :
3476: - je regarde ce qui me plaît , et parce que cela me plaît .
3477: Et les yeux noirs eurent encore leur expression de douceur profonde .
3478: Puis la danse recommença ;
3479: ils se reprirent , émus et enivrés .
3480: Alors elle lui dit :
3481: - ne vaudrait -il pas mieux prendre le frais au dehors , au lieu de rester dans cette salle où on étouffe ?
3482: Ils sortirent dans la cour étroite qui donnait sur les jardins .
3483: Sous le ciel d' un bleu tendre , pénétré de la poussière d' argent qui émanait de la lune , les coteaux prolongeaient leurs ondulations dans les lointains vaporeux .
3484: Les grandes masses immuables de la terre reposaient dans une sérénité infinie .
3485: Quelques étoiles scintillaient d' un éclat tremblant et tendre :
3486: par moments , des bruits mystérieux passaient , palpitant étrangement au coeur de la nuit :
3487: des bruits venus des bords reculés de l' horizon , emplissant le large silence d' un immense frisson de vie .
3488: Plus près d' eux , des espaliers agitant leurs branches folles , projetaient des ombres mouvantes sur les murs .
3489: Ils hésitaient , pénétrés d' une vague émotion au seuil de la nuit , craignant d' en surprendre le secret , de réveiller les puissances mystérieuses qui affolent le coeur des hommes , et rôdent comme des bêtes , sous la paix des grands arbres , près des gazons effleurés par la lune .
3490: Plus résolue , elle le prit par la main et l' entraîna .
3491: Ils allèrent s' asseoir au pied d' un mur de pierres sèches au bord de l' eau , et ils se mirent à causer à voix basse .
3492: Ils parlaient de choses indifférentes :
3493: de ce bal qu' ils comparaient à d' autres qu' ils avaient vus , des fêtes prochaines , des façons de danser propres à chaque pays .
3494: Il y avait des moments où ils se taisaient , pour mieux entendre le chuchotement des choses inavouées , qui murmuraient dans leurs coeurs .
3495: Et parfois , ils étaient distraits et se répondaient tout de travers , comprenant bien que ce qu' ils ne disaient pas , valait mieux que leurs paroles .
3496: Pourtant , elle eut un vif mouvement de joie , en apprenant que * Pierre devait encore rester tout un grand mois dans le pays .
3497: Elle lui dit aussitôt , comme pour le remercier : " nous aussi , nous ne sommes pas prêts de partir . "
3498: et ces paroles , à tous deux , leur furent douces .
3499: Il lui demanda son nom .
3500: Elle s' appelait * Thérèse :
3501: le nom lui plut .
3502: Autour d' eux , la prairie exhalait l' odeur pénétrante des herbes mouillées de rosée .
3503: L' eau passait à leurs pieds , tantôt brillante et tantôt noire .
3504: De larges nappes d' argent se tordaient dans les remous ;
3505: des courses de bêtes inquiètes fuyaient dans les roseaux .
3506: De temps à autre , une motte de gazon , détachée par le courant , tombait dans l' eau , et c' était un grand bruit , qui secouait tout ce silence .
3507: * Pierre , depuis quelque temps , se disait qu' il fallait être entreprenant , sous peine de paraître niais .
3508: Il attira la belle fille contre lui ;
3509: ses mains , agrippées au corsage , sentirent la rondeur ferme de la jeune poitrine .
3510: Elle résista , se débattit avec une douceur résolue : " bas les pattes , ou je m' en vais . "
3511: son ton était si ferme , qu' il ne revint pas à la charge .
3512: Il lui prit la main ;
3513: elle tenta de la retirer , puis l' abandonna , et * Pierre , avec une émotion très douce , sentit cette petite main , prisonnière de la sienne , qui faiblissait , se donnait , se faisait tout à coup confiante .
3514: Et cette caresse pénétra jusqu'au fond de son être .
3515: Il était très tard quand il la reconduisit au chaland , où elle habitait .
3516: Tout dormait dans le village .
3517: Elle remercia * Pierre de sa galanterie , et s' engagea sur la passerelle .
3518: * Pierre restait sur la rive , décontenancé , regrettant il ne savait quoi .
3519: Il lui dit , d' une voix faible :
3520: - eh bien , se quitte -t-on ainsi ?
3521: Elle revint rapidement , de ce pas léger qui faisait à peine plier la planche mince , et comme * Pierre ouvrait ses bras et tendait sa joue , il sentit qu' elle lui donnait ses lèvres .
3522: Ce fut un long baiser où leurs souffles se mêlèrent .
3523: Elle se dégagea et s' enfuit .
3524: C' était vraiment un très beau chaland que cette reine des eaux .
3525: chaque fois que la barque des deux pêcheurs frôlait sa masse imposante , le vieux * Dominique , qui s' y connaissait , le frappant de sa rame et le jaugeant d' un coup d' oeil , ne manquait pas de dire :
3526: - ça vaut vingt mille francs comme deux sous , une galiote pareille .
3527: * Pierre , qui rentrait plus tôt que de coutume , s' était arrêté pour l' examiner à son aise .
3528: Tirant doucement sur le filin qui l' amarrait au rivage , la reine des eaux se balançait sur le flot clapotant , avec une lenteur calme , un air de majesté indolente .
3529: Sa membrure puissante offrait des courbures savantes et des renflements doux à l' oeil .
3530: Le pont soigneusement fourbi luisait doucement sous le soleil , et la petite maison blanche au milieu avait une gaieté champêtre , avec ses volets minuscules peints en vert .
3531: à l' arrière , une statue de la vierge , taillée dans une planche par un sculpteur primitif , tournait un peu , montrait les dorures de son diadème et les constellations de sa robe bleue , chaque fois qu' une vague un peu forte venait frapper le gouvernail , qui se déplaçait alors , avec un grincement monotone , pareil à une voix ensommeillée .
3532: Vu ainsi , sous cette lumière , le bateau reluisait comme un sou tout neuf .
3533: Le visage mat de la jeune fille s' encadra dans la petite fenêtre ;
3534: elle aperçut * Pierre et , soudain souriante , elle l' invita à entrer .
3535: * Pierre accepta , intrigué .
3536: Il ouvrait de grands yeux en entrant dans ce logis étroit que le jour , mourant , sur les eaux emplissait d' un reflet doucement nuancé .
3537: Les boiseries de sapin jetaient un éclat miroitant , le plancher de bois blanc était saupoudré de sable fin et les meubles , la vaisselle avaient cette netteté , cette propreté particulière aux races du nord .
3538: Le fourneau surtout , avec ses nickels luisants et ses robinets de cuivre , était pareil à une pièce d' orfèvrerie .
3539: Un coucou de noyer était l' âme bruissante de ce logis .
3540: Tout cela avait séduit * Pierre , au premier coup d' oeil , par son air d' ordre et d' aisance .
3541: En lui-même , il comparait la propreté de cette chambre , qui était presque de la richesse , avec la pauvreté des maisons lorraines où des meubles vermoulus s' égarent le long des murs crépis à la chaux .
3542: Comme il ferait bon s' en aller sur cette maison flottante , le long des rivières tournoyantes et des canaux tranquilles !
3543: Comme il ferait bon entendre dans les écluses le bruissement des eaux , roulant des vannes soulevées , tandis que le bateau monte avec une lenteur cahotée .
3544: Comme il ferait bon s' arrêter au soir , le long des chemins de halage , et dormir de calmes sommeils , pleins du glissement des rivières .
3545: Quelque chose vivait dans ce logis flottant qui était comme la révélation de ce qu' il avait rêvé , désiré , regretté jusqu'à ce moment même .
3546: La fille allait et venait autour de lui , toute heureuse .
3547: Le père * Maquet , assis sur une chaise près du fourneau , fumait sa pipe , sans rien dire .
3548: C' était un vieux marinier encore solide :
3549: sa carcasse noueuse , sanglée d' un jersey de coton , son béret de laine bleue enfoncé sur son front jusqu'aux yeux , il levait lentement sa face tannée , hâlée par les vents , recuite par les soleils qui tombent sur l' eau .
3550: La cendre de son moignon de pipe chauffait son nez écarlate , et , de temps à autre , il lançait un jet de salive brune , dans un crachoir de faïence posé à ses pieds , sur le parquet .
3551: Et chaque fois la vieille lui jetait un regard irrité , craignant pour la splendeur immaculée de son plancher , et d' un mouvement sournois du pied , elle rapprochait de lui le crachoir .
3552: Lui la laissait faire , ayant l' air de ne s' apercevoir de rien , faisant mine parfois de secouer la cendre de sa pipe sur la toile cirée de la table .
3553: Et ce manège , qui durait , tenait une place importante dans la vie monotone de ce logis .
3554: La mère * Maquet s' empressait autour de son hôte , multipliant les avances , avec cette obséquiosité propre aux mères qui ont des filles à marier .
3555: Peut-être aussi avait -elle reçu des confidences de sa fille .
3556: à de certains gestes , à des clignements d' yeux , on voyait qu' elle la félicitait de son choix .
3557: Elle avait dû être fort belle , et , comme toutes les femmes , revivant son passé dans sa fille , elle en était ragaillardie .
3558: C' était une grande femme osseuse , au grand nez maigre , au visage en lame de couteau , dont les cheveux blancs étaient cachés dans un mouchoir de cotonnade rouge et vert .
3559: Elle dit à * Pierre , d' un ton de voix criard qui allait bien avec sa personne , toute en angles :
3560: - comme ça , c' est gentil d' avoir fait danser notre fille .
3561: Elle avait posé sur la table une bouteille de cassis et des verres .
3562: Ils trinquèrent cérémonieusement , et les jeunes gens , en approchant leurs verres , échangèrent un sourire .
3563: Le père
3564: * Maquet renifla bruyamment la bonne odeur du liquide , puis l' avala d' un trait et contempla avec dédain son verre vide .
3565: Se tournant vers * Pierre , il lui demanda :
3566: - combien gagnez -vous par an , à faire votre métier de pêcheur ?
3567: * Pierre cita un chiffre modeste .
3568: Tout le monde se récria .
3569: était -ce permis qu' on eût si peu de gain , à peiner aussi dur dans la froidure de l' hiver , et les chaleurs de l' été ?
3570: Eux du moins n' avaient pas à se plaindre .
3571: On leur chargeait leur bateau et ils s' en allaient .
3572: Vogue la galiote , à la fin de l' année on avait de l' argent de reste .
3573: Ils avaient là-bas , dans leur pays , une petite maison avec un bout de jardin , au bord de la mer .
3574: Quand ils seraient trop vieux , ils s' y retireraient et le père * Maquet n' aurait plus rien à faire qu' à fumer sa pipe , en regardant passer les bateaux .
3575: Ils s' exprimaient bien mal , étant de pauvres gens .
3576: Pourtant leur langage était plein d' une passion si expressive , qu' on croyait voir cette petite maison du pays natal , blottie au creux de la falaise , dans une de ces vallées herbeuses qui s' ouvrent sur un triangle de mer bleue , caressé du vol fuyant des voiles blanches .
3577: Ce n' était pas par méchanceté , et pour rabaisser autrui , qu' ils vantaient ainsi leur aisance , non , mais bien plutôt pour respirer comme un avant-goût de leur bien-être .
3578: Le père * Maquet disait :
3579: - un gaillard membré comme vous , ça gagnerait de l' or dans not'pays .
3580: Et il vantait la forte stature de * Pierre , cette aisance dans la force , ses bras nerveux et musclés , avec les termes brutaux d' un maquignon qui fait l' éloge d' un cheval .
3581: - chez nous aussi , y a de beaux hommes , mais y sont trop en graisse .
3582: On l' invita à souper .
3583: Il refusa , sentant bien qu' il n' était pas assez familiarisé .
3584: * Thérèse le reconduisit jusqu'à la passerelle et , s' étant retourné , il vit qu' elle lui jetait un baiser du bout de ses doigts fins .
3585: Puis elle porta la main à son coeur .
3586: Ils se retrouvèrent encore le lendemain .
3587: Décidément le hasard faisait bien les choses .
3588: Elle était venue laver son linge dans une anse du
3589: * Madon , à un endroit où elle pouvait voir de loin la barque des pêcheurs .
3590: Le sol , autour d' elle , était jonché de paille que les laveuses avaient laissée tomber de leurs hottes .
3591: Le ruisseau s' étalait sur une longue grève plate , d' où émergeaient par places de gros galets noirs .
3592: Des hochequeues sautillaient de l' un à l' autre d' un vol fantasque , et de l' eau doucement bruissante montait une buée de soleil , un vague assoupissement de lumière , où flottaient les grandes saules .
3593: * Pierre qui longeait la berge , à la recherche d' une bonne place , s' approcha à pas de loup .
3594: Le sol de gravier ne cria point sous ses espadrilles .
3595: Agenouillée dans la caisse de bois blanc qui lui montait jusqu'au ventre , elle se penchait sur le courant pour y plonger son linge .
3596: Alors les lignes de son corps se révélaient , onduleuses et souples , avec un tel frémissement voluptueux , que * Pierre ne pouvait détacher ses yeux de cette contemplation .
3597: Le soleil , tombant d' aplomb , mordait sa nuque savoureuse , caressait ses frisons duvetés d' un reflet soyeux de lumière .
3598: * Pierre lui mit les mains sur les yeux par un jeu d' enfant et lui demanda :
3599: - devinez qui c' est ?
3600: Ayant reconnu sa voix , elle dit :
3601: - * Pierre le pêcheur .
3602: Et tous deux se regardèrent , avec un doux sourire .
3603: - allons , vous me faites perdre mon temps .
3604: Pan , pan !
3605: Le battoir retombait sur le linge mouillé , le martelant avec un bruit mou , et la cadence des battements était si alerte , qu' elle semblait rythmer la joie qu' ils avaient de se revoir .
3606: De légers échos s' éveillant le long des rives , parmi les roseaux vibrants et les racines noueuses des vieux saules , s' en allaient au fil de l' eau avec des paquets d' herbe .
3607: De temps à autre une grosse chiffe , attirée par l' eau savonneuse , rasant de son ventre le gravier plat , montrait hors de la nappe sa nageoire d' un rouge vif .
3608: * Pierre s' était assis sur un banc de laveuse , à l' entrée de la prairie .
3609: Ramassant de petits cailloux à ses pieds , il les jetait dans l' eau auprès de * Thérèse , qui poussait un petit cri d' enfant , craintif et amusé .
3610: C' était un jeu tendre , qui avait entre eux toute l' importance d' un manège d' amour .
3611: Cela durait depuis quelque temps , quand * Pierre , trouvant un galet plus gros , le lança si habilement que l' eau rejaillit , et * Thérèse en fut toute éclaboussée .
3612: Souriante et menaçante , elle s' avança sur lui , le battoir à la main .
3613: Ses fins cheveux bruns , envolés autour de ses tempes , étaient pleins d' une poussière d' eau , doucement irisée , qui la rendait encore plus jolie .
3614: * Pierre esquiva le coup de battoir lancé à toute volée , puis il lui saisit le bras .
3615: Elle se débattait , ses dents mordant sa lèvre , tandis qu' un pli volontaire creusait ses sourcils .
3616: Ils se piquaient au jeu et s' animaient plus qu' ils n' auraient voulu , étant des êtres simples , dans la première expansion de leur jeunesse et de leur force .
3617: * Pierre finit par avoir le dernier ;
3618: enlevant la belle fille , comme une plume , il l' embrassa dans le cou .
3619: Alors elle s' abandonna .
3620: Un vieux saule était proche , dont le tronc évidé formait une sorte de guérite .
3621: Ils allèrent s' y asseoir , s' adossant au bois vermoulu , qui s' effritait .
3622: Une fraîcheur douce montait de la rivière , largement étalée sur des grèves , leur soufflant au visage la senteur fade de la vase et des eaux croupissantes .
3623: Au sortir du grand jour accablant , ils éprouvaient une sensation exquise de calme et de bien-être .
3624: Une sorte de langueur les faisait communier avec l' assoupissement des eaux :
3625: les chevaines , bondissant pour happer les insectes du soir , faisaient à la surface de grands cercles .
3626: Si près l' un de l' autre , encore tout émus du mouvement qu' ils venaient de se donner , ils croyaient entendre les battements de leurs coeurs :
3627: leurs souffles haletants se mêlaient dans l' ombre chaude .
3628: Ils parlaient tout bas , gagnés par l' assoupissement du soir qui flottait sur les eaux .
3629: Ils se disaient leur tendresse avec les mêmes puérilités , le même balbutiement de passion , qui s' éveille sur les lèvres des hommes .
3630: Il lui confiait qu' elle l' avait troublé dès le premier jour :
3631: il lui racontait cet étrange sentiment de défiance et de crainte , qui l' avait envahi , et qui était de l' amour .
3632: D' abord elle se moquait avec une vivacité adorable , puis , rougissante , elle finissait par avouer qu' elle était troublée , elle aussi , et qu' elle le voyait dans ses rêves .
3633: Elle avait ainsi de tranquilles audaces , des mouvements instinctifs de passion , qui la montraient prête à s' abandonner , conquise à l' avance par ce grand garçon qu' elle adorait .
3634: Elle laissait voir le trouble de ses sens , sans aucune des réserves habituelles à la femme .
3635: Son regard noir avait tout à coup une profondeur de passion , et cela surtout la rendait dangereuse , car cet abandon , plus adroit que toutes les coquetteries , allait bien avec le charme étrange , un peu sauvage , de son teint ambré et de ses cheveux noirs .
3636: Ils se séparèrent .
3637: * Pierre remontait vers l' auberge , par la ruelle envahie de bardanes et d' herbes de saint- * Jacques , quand il aperçut près d' une fenêtre ouverte un tambour de brodeuse .
3638: En un moment , il revit la chambre de * Marthe , le vieux puits usé par le frottement des cordes , et le fin profil , penché sur un ouvrage de dentelle .
3639: Son coeur fut effleuré d' un remords .
3640: Un instant il s' attendrit sur l' absente , si sérieuse auprès de cette fille aux yeux effrontés , et il l' aima plus de toute la trahison qu' il prévoyait prochaine .
3641: Puis il trouva une raison pour s' excuser :
3642: après tout , ces frasques étaient permises aux garçons de son âge et il serait bien sot de ne pas profiter de l' aubaine .
3643: Ses idées prirent un autre tour et , comme c' était un simple qui n' avait pas l' habitude se regarder vivre , bientôt après il n' y pensa plus .
3644: Juillet était venu , étouffant .
3645: C' étaient des journées éclatantes , toutes pareilles dans la splendeur monotone de la lumière , au point qu' on pouvait croire que cette saison magnifique ne prendrait jamais fin .
3646: à midi , tout flamboyait dans l' immense accablement du soleil :
3647: chaque brin d' herbe , chaque tige des chaumes moissonnés , chaque silex du chemin jetait une étincelle .
3648: La terre avait soif .
3649: Elle se fendait par places , entr'ouvrant , au creux des sillons , de larges crevasses dans l' argile desséchée .
3650: Les sources , étaient taries , et des pierres moussues indiquaient leur emplacement , parmi les herbes flétries .
3651: Les deux pêcheurs peinaient sur les eaux éclatantes , les yeux brûlés par l' ardente réverbération de la lumière .
3652: Autour d' eux , sur la nappe incendiée , qui avait la teinte du plomb fondu , des images du soleil semblaient se tordre , s' étirer , se déformer curieusement dans les houles alanguies .
3653: Vers midi , ils allaient chercher un peu de fraîcheur à l' ombre des oseraies , ou bien ils se couchaient pour dormir un instant , au creux des sillons de terre meuble , blottis comme des bêtes , aux endroits où l' humidité du sol se conserve plus longtemps .
3654: Cette atmosphère brûlante , qui enfiévrait * Pierre , lui fondait les nerfs , le laissait sans force pour lutter contre l' obsession grandissante de cette passion .
3655: Ces soirs -là , les yeux de la fille brûlaient d' une flamme étrange ;
3656: le fleuve lourd des ténèbres semblait ruisseler dans sa chevelure ;
3657: elle apportait avec elle dans les plis de sa robe , dans la moiteur odorante de sa chair , toutes les senteurs de la nuit chaude , tous les désirs épars sur les champs assoupis , sur les fleuves qui glissaient dans l' ombre .
3658: Puis des orages survinrent , promenant des nuées bleuâtres ou rosées qui donnaient au ciel , à travers les branches , l' éclat changeant d' une coquille de nacre .
3659: Ils rôdaient à l' horizon sans grondements de tonnerre , laissant tomber de petites pluies douces , qui rafraîchissaient la terre jusque dans ses entrailles .
3660: Alors elle respirait et les herbes flétries se relevaient , et la lune se levait sur les vignes mouillées , versait dans le val une inexprimable tendresse .
3661: Un matin * Thérèse , qui l' avait attendu dans la ruelle , lui dit à voix basse : " viens ce soir au bateau ; nous pourrons causer , car nous serons seuls . "
3662: la journée passa .
3663: Se levant des eaux lumineuses , le doux fantôme évoqué harcelait
3664: * Pierre de sa poursuite ;
3665: dans les houles flottait l' éclat troublant des yeux noirs , et les saules , dans un abandonnement de leurs feuillages , semblaient des chevelures dénouées , trempant dans le fleuve .
3666: * Pierre fut exact au rendez -vous .
3667: Dès qu' il arriva ,
3668: * Thérèse le prit par la main , et , mettant un doigt sur ses lèvres , le conduisit dans sa chambre .
3669: - mes parents sont partis à la ville , dit -elle ;
3670: c' est pour cela que je vous ai demandé de venir .
3671: Le timbre de sa voix était changé ;
3672: une émotion contenue la faisait vibrer étrangement .
3673: Dans ce logis flottait une odeur insaisissable et qu' il reconnaissait bien , qui était son odeur à elle , et cela mettait dans ses sens le trouble d' une possession vague , à la fois décevante et réelle .
3674: Sur une étagère étaient rangés des vases de faïence peinte , aux couleurs un peu ternies par les souffles qui montent des eaux courantes .
3675: Un grand lit , voilé d' un nuage de mousseline , emplissait la pénombre de sa blancheur .
3676: Ils étaient assis si près l' un de l' autre , que leurs membres se frôlaient à chaque mouvement .
3677: Elle lui disait des choses vagues et douces , lui confiant la tristesse qui l' envahissait les soirs où elle ne le rencontrait pas .
3678: La veille , elle avait eu beau le guetter , la journée s' était passée , lui laissant au coeur un vide inexprimable .
3679: Le soir , elle s' était glissée dans les jardins et avait regardé longuement la petite fenêtre éclairée , dans la façade de l' auberge silencieuse .
3680: Quand la lucarne s' était éteinte , il lui avait semblé que son chagrin redoublait .
3681: En parlant ainsi , elle n' avait pas l' air de réfléchir , conservant cette tranquille audace qui charmait
3682: * Pierre et l' effrayait un peu .
3683: Il faisait bon dans ce logis étroit , sans cesse rafraîchi par l' haleine qui montait des eaux tournoyantes .
3684: On entendait le murmure incessant des flots , qui couraient le long du bordage avec un bruissement de chose vivante ;
3685: et parfois , tirant sur ses amarres , le bateau montait , se dérobait sous eux , oscillait lentement avec un bercement monotone , qui endormait leurs pensées .
3686: La lumière du couchant dessinait de grandes ombres dans la prairie .
3687: Une vapeur rousse flottait sur les arbres ;
3688: toutes les odeurs des champs , roulant pêle-mêle dans le courant d' air vif qui passait sur le fleuve , apportaient à leurs sens une sorte de griserie ;
3689: de toutes ces choses , montait une volupté molle et défaillante , un frisson de désir , irritant et fugace , qui voltigeait partout sans se poser nulle part .
3690: Ils ne se parlèrent plus , le coeur gonflé d' émotions .
3691: Le soleil , réverbéré sur les eaux , faisait courir le long des murs des moires chatoyantes .
3692: Au-dessus de leurs têtes , c' était comme un grand papillon lumineux , dont les ailes palpitaient .
3693: * Pierre le regardait fixement .
3694: Tout à coup il sentit contre sa joue le frôlement de la joue de * Thérèse .
3695: Il la prit dans ses bras et but longuement à ses lèvres , l' oubli , la volupté , le désir profond comme la mort .
3696: Puis un brusque sursaut les jeta l' un sur l' autre , et il l' emporta dans l' ombre .
3697: Des clartés pourpres flottèrent parmi les joncs .
3698: On n' entendait plus que le cri de la fauvette des roseaux , un cri rauque , qui montait dans le soir comme un chant de crapaud .
3699: Ils se retrouvèrent , tous les soirs .
3700: Blottie au coin d' un mur , obstrué de sureaux et de vignes vierges retombantes , elle l' attendait anxieusement , guettant le bruit de ses pas .
3701: Quand il arrivait , elle tombait dans ses bras avec un tel élan de passion , un tel abandon de toute sa personne , qu' il en était attendri .
3702: Elle lui répétait chaque fois qu' elle se traînait le long des jours , sans avoir de goût à rien , et qu' elle commençait à revivre , au moment où elle le revoyait .
3703: Elle lui disait aussi :
3704: - je t' ai en moi , tu es tout pour moi , je t' aime plus que tout au monde .
3705: Ils montèrent dans les petits sentiers qui grimpent à travers les vignes , allant parfois jusqu'à mi-côte , cherchant des refuges , dans les cabanes de pierre , que les vignerons construisent au milieu des enclos .
3706: Le fleuve lourd des ténèbres s' épaississait autour d' eux ;
3707: les coups du marteau-pilon ébranlaient les vieux monts , jusque dans leurs assises .
3708: D' autres fois ils traversaient la prairie à pas furtifs , trouvant dans les roseaux des cachettes dont ils avaient le secret .
3709: Un souffle humide , leur montant au visage , les avertissait du voisinage du fleuve .
3710: D' étranges phosphorescences , qui les effrayaient , s' allumèrent au tronc pourri des vieux saules .
3711: C' est ainsi qu' ils semèrent dans toute la contrée des souvenirs d' amour .
3712: Des places , où l' herbe était foulée , leur donnaient un choc au coeur , quand ils les revoyaient dans le grand jour .
3713: Alors * Thérèse rougissait .
3714: Loin de les rassasier , la possession les attacha plus étroitement , de jour en jour .
3715: Leurs êtres façonnés par la volupté , et toujours plus vibrants , comme des instruments travaillés par des sons , leur donnaient l' illusion d' être fondus l' un dans l' autre .
3716: Quand il fallait se séparer , c' était un arrachement de leurs personnes , par où saignaient en eux des fibres inconnues .
3717: Certaines nuits orageuses et lourdes , le ciel flambait d' éclairs de chaleur qui incendiaient à l' horizon des amoncellements de nuages noirs .
3718: Des campagnes venaient des souffles embrasés , qu' on eût dit sortis de la gueule d' un four .
3719: Ces soirs -là , ils connurent si puissamment le frisson de la volupté , qu' elle leur devint une souffrance .
3720: Un soir ,
3721: * Pierre fit allusion à son prochain départ .
3722: Elle eut une clameur si navrée , que * Pierre stupéfait ne trouva plus rien à lui dire ;
3723: elle s' abattit sur sa poitrine , tandis qu' il sentait de grosses larmes chaudes qui roulaient sur ses mains .
3724: Puis elle resta longtemps , couchée sur les genoux de * Pierre , immobile et comme morte ;
3725: seulement , de temps à autre , un frisson de douleur traversait tout son corps , et la faisait claquer des dents .
3726: * Pierre , tout soucieux , regardait la fuite monotone des eaux au fond des ténèbres .
3727: * Thérèse apparut transformée .
3728: La belle fille était devenue une créature d' amour dont le corps , par ses lassitudes et ses inflexions molles , révélait l' habitude de la volupté .
3729: Ses lèvres mordues par les baisers avaient l' éclat d' une pourpre vivante .
3730: Ses larges yeux , entourés de cernes bleuâtres , s' emplissaient d' une flamme ;
3731: toute sa chair meurtrie avait la maturité savoureuse d' un fruit d' automne qui fait ployer la branche , et semble prêt à rouler sur le sol .
3732: Quand elle se promenait au bras de * Pierre , les soirs de bal , elle avait une mollesse d' allure , un abandon voluptueux de la taille , qui en disaient long .
3733: Les hommes rôdaient autour d' elle avec des mines allumées , et * Pierre , chatouillé au fond de son orgueil , jouissait puissamment de la brutalité de ces hommages .
3734: Elle passait , ayant l' air de ne rien apercevoir .
3735: Elle l' aimait comme un chien aime son maître , avec un don absolu de sa personne , le suivant des yeux , dès qu' il s' éloignait , et le couvant d' un regard fidèle .
3736: Quand il parlait , elle remuait les lèvres , ayant l' air de boire ses paroles .
3737: Si fort était le lien qui les unissait , qu' ils en arrivaient , par une sorte de mystérieux échange , à avoir des gestes identiques .
3738: Elle , surtout , retrouvait sans y penser des inflexions de voix , des haussements d' épaules , qui lui étaient habituels .
3739: Les soirs où ils se retrouvaient dans leurs cachettes , elle aimait se blottir sur ses genoux .
3740: Se faisant légère et toute menue dans ses bras , elle avait un chuchotement de paroles tendres , pareil à un ronron de chatte .
3741: à ces moments -là , elle se gardait bien de lui demander de rester avec elle ;
3742: elle affectait au contraire de parler de son départ inévitable avec une résignation , une tristesse si calme qu' il en était tout ému , pénétré d' un frisson de pitié jusque dans les profondeurs de son égoïsme .
3743: Alors il se sentait sans volonté devant ce désespoir , qui se taisait , dans la crainte de lui déplaire , et il était prêt à toutes les lâchetés .
3744: Si fine , elle avait très bien remarqué le mouvement de curiosité , dont * Pierre était tout frémissant , quand elle lui racontait les voyages de la reine des eaux , dans les pays étrangers .
3745: Comme il lui demandait détails sur détails !
3746: Avec quelle attention il suivait ses récits , visiblement emporté loin du présent , impatient de tout connaître sur les divers usages des pays et des hommes .
3747: Alors ses yeux s' ouvraient tout grands , comme ceux d' un enfant à qui l' on raconte des histoires .
3748: Sans avoir l' air d' insister , avec une rouerie patiente de femme obstinée dans ses desseins , elle ramenait la conversation à ce sujet préféré .
3749: C' est ainsi qu' elle lui apprit que leur chaland avait fait séjour en * Alsace , en septembre de l' année précédente , amarré le long d' une des îles verdoyantes , dont la rive du * Rhin est toute obstruée .
3750: Dans ces villages les grappes blondes du houblon , mêlés à des festons de roses , enguirlandaient le fronton des chalets rustiques .
3751: On y fumait du tabac fin dans des pipes de porcelaine , et pour une monnaie de nickel , qui valait à peine un sou , on avait une pinte de bière fraîche , qui moussait doucement dans des pots de grès , sur les tables d' auberge .
3752: Les dimanches on s' en allait en carriole vers les vallées des
3753: * Vosges , dont la ligne bleuâtre ondulait à l' horizon ;
3754: des couloirs étroits s' ouvraient entre les roches , tout vibrants du grincement des scieries , et l' on dansait dans l' ombre fraîche , qui tombait des bois de sapins , vers les soirs .
3755: Elle lui parlait aussi de son pays à elle , dans le nord , du côté des * Flandres .
3756: Elle y revenait si souvent , qu' il croyait voir les gras herbages , clos de palissades , au bord de la mer , où les vaches viennent ruminer à l' heure chaude , dans l' ombre ramassée d' un orme gigantesque .
3757: Les moulins à vent , sur les ondulations de la dune , tournaient sans trêve sous les souffles du large , et la plaine , couverte de champs de blés et de betteraves , déroulait au loin son ampleur monotone .
3758: Par places aussi s' ouvraient des canaux où l' eau semblait dormir , comme écrasée par le reflet des feuillages .
3759: Elle lui parla aussi des soirs de ducasse et du petit port , où relâchaient les vaisseaux venus de tous les coins de la terre , du * Brésil et de la
3760: * Norvège .
3761: La grêle futaie des mâts , sans cesse balancés par des houles , rayait le ciel ;
3762: les beauprés se penchaient vers le large pour cueillir les souffles errants , et les grandes voiles brunes claquaient .
3763: Bras dessus , bras dessous , des marins , qui avaient trop bu , entraient en coup de vent dans les auberges du quai .
3764: Ils en ressortaient avec des mouvements de roulis dans les jambes .
3765: Sur les dalles ruisselantes , des anglais dansaient la gigue , tandis que des allemands chantaient des choeurs à quatre voix , accompagnés des sons d' un accordéon plaintif .
3766: Elle lui ménagea une surprise .
3767: Un soir qu' il était venu la retrouver dans le chaland endormi , la porte de la cabine s' ouvrit , laissant passage à une apparition .
3768: La lampe de cuivre , suspendue aux solives du plafond , jetait une faible lueur .
3769: Elle avait revêtu le costume des filles de son pays .
3770: Sa tête brune apparaissait , doucement auréolée par la coiffe de dentelle tuyautée , dont la blancheur neigeuse rayonnait autour de ses traits .
3771: Son fichu de pêcheuse entr'ouvert laissait voir la naissance de sa gorge , menue et délicate .
3772: Provocante et lointaine , elle se révélait encore plus souple dans la jupe courte , qui découvrait ses chevilles et ses pieds chaussés de sabots claquants .
3773: à ses oreilles étaient suspendues de lourdes pendeloques d' or , garnies de cabochons d' émail bleu , qui lui donnaient l' air d' une idole parée .
3774: Et quand il la tint serrée contre lui , il crut qu' il possédait tout ce qu' il avait rêvé , au cours de ses heures d' ennui et de décevantes nostalgies .
3775: * Thérèse maintenant avait perdu toute prudence .
3776: L' obsession rivée au plus profond de sa chair , elle passait ses jours au bord de la rivière .
3777: Les deux pêcheurs , occupés à leur besogne , voyaient la tête brune surgir des fourrés de ronces , qui s' accrochent au tronc des saules .
3778: Immobile et les yeux fixes , elle suivait les mouvements de la barque dérivant sur les eaux .
3779: Elle avait toute liberté , en vraie fille de bohême grandie sur les chalands , parmi cette population de moeurs faciles .
3780: Et puis le père et la mère * Maquet , qui n' étaient pas sans soupçonner quelque chose , lui laissaient les coudées franches , le garçon , somme toute , leur plaisant .
3781: Il reçut encore une lettre de * Marthe , mais cela ne le toucha point , ne fit surgir en lui aucun remords .
3782: Comme elle pesait peu , cette petite fille , résignée à tous les abandons , dont le charme sentimental ne se révélait qu' à la longue , quand il la comparait à cette créature ensorcelante .
3783: Il allait ainsi devant lui , en aveugle , sans se rendre compte du chemin parcouru .
3784: Une nuit , il attendit * Thérèse à l' angle du vieux mur .
3785: Elle ne vint pas .
3786: Quelque part , les heures tombaient lentement d' un clocher perdu dans la nuit , et chacune des vibrations sonores provoquait en lui un sursaut d' épouvante .
3787: Que pouvait -elle faire ?
3788: Il voyait vaguement les formes des chalands accroupis , dormant sur l' eau , pareils à des bêtes échouées le long du fleuve .
3789: Les pas d' un promeneur attardé sonnaient dans le village sur le pavé des caniveaux ;
3790: alors les chiens aboyaient à bord des bateaux .
3791: Minuit , une heure !
3792: Il retenait son souffle , épiant les bruits qui palpitent dans la nuit .
3793: Ils prenaient à ses sens presque hallucinés , une ampleur terrifiante .
3794: Il rentra à l' auberge , hanté de craintes .
3795: Quand il fut couché , il ressassa des idées tristes , et finit par tomber dans une agitation de cauchemar , énervante et fugace .
3796: * Thérèse ne vint pas , le lendemain .
3797: Il ne savait plus que supposer .
3798: Et c' était en lui une sorte de honte , à se sentir ainsi maîtrisé par cette passion , lui , le beau garçon , habitué à triompher sans conteste .
3799: Il ressentait quelque chose d' analogue à l' angoisse du poisson qui a un hameçon accroché au vif de ses entrailles .
3800: Le lendemain , il alla rôder auprès de la reine des eaux .
3801: le bateau avait son aspect de tous les jours , dormant dans la même anse tranquille de la rivière .
3802: La mère * Maquet étendait la lessive sur des cordes , et le vieux marinier , assis à l' avant , pêchait à la ligne dans les remous .
3803: * Pierre n' osa pas monter sur le chaland .
3804: Cette nuit -là , il allait retourner à l' auberge , lassé par une attente vaine , quand * Thérèse survint tout à coup , et lui raconta qu' elle avait dû s' absenter pendant ces trois jours , sans avoir eu le temps de le prévenir .
3805: Une cousine à elle , mariée à un marinier , qui passait dans les environs et qu' elle avait dû aller voir .
3806: Elle parlait longuement , dans sa joie de le retrouver , mais * Pierre ne l' écoutait pas .
3807: Il ne sentait plus , il ne pensait plus , il ne savait plus qu' une chose , c' est qu' elle était auprès de lui , et qu' il ne la quitterait jamais .
3808: La joue appuyée sur sa poitrine , il écoutait les battements précipités de ce coeur qui était plein de lui .
3809: Quand il voulut parler , toute son émotion contenue se faisant jour dans un sanglot , il ne put que lui dire :
3810: - écoute , j' ai trop souffert , je ne te quitterai jamais .
3811: Elle ne répondit pas .
3812: Eut -elle dans ses yeux noirs cet éclair de triomphe , cette lueur de contentement qui , chez toutes les femmes , se nuance d' un peu de mépris , en présence de l' homme vaincu ?
3813: Elle rêvait à des choses lointaines et sa main parcourait la chevelure de * Pierre :
3814: il ne savait pas si c' était une prise de possession ou une caresse .
3815: Les deux pêcheurs s' avancèrent dans l' intérieur des terres .
3816: Alors un pays différent se révélait .
3817: Ce n' était plus la gaieté ensoleillée des pampres , revêtant le flanc des coteaux d' une belle couleur d' émeraude , ni les toits de tuiles rouges , tranchant sur le feuillage des vergers .
3818: Les coteaux s' aplanissant et coulant vers l' horizon dans une fuite bleuâtre , un pays plat s' étendait à perte de vue , un pays de maigres cultures où des champs de luzerne alternaient avec des carrés de betteraves .
3819: La moisson terminée , les tiges des avoines et des blés revêtaient le sol d' une toison hérissée .
3820: Ce fut , cette fois , la * Lorraine ingrate , celle dont la nudité revêt aux yeux habitués un âpre accent de misère et de sauvage poésie , celle qui ne lasse pas avec ses landes pierreuses , ses maigres friches , ses peupliers grêles rangés en lignes parallèles , ondulant à l' horizon .
3821: Les villages ressemblaient à cette terre , étant nus et pauvres comme elle .
3822: On y respirait partout un air de désolation et de détresse .
3823: Où étaient les villages de vignerons avec leurs maisons propres , leurs fenêtres garnies de treilles , leurs jardinets clos de haies vives où montent des poiriers en quenouille et des pommiers à haut vent ?
3824: Ici , de grandes bâtisses qui ressemblaient à des prisons ou à des casernes .
3825: Des gerbières s' ouvraient , laissant passer des monceaux de paille sèche ;
3826: des chats maigres y rôdaient , poussant des miaulements lamentables , le sol des rues désertes , où stagnaient des flaques de purin , était piétiné et défoncé par les troupeaux , allant à l' abreuvoir .
3827: Les deux pêcheurs abordaient , cherchant une auberge pour y casser une croûte .
3828: Tous les habitants étant partis aux champs , un grand silence tombe , par les après-midi , dans les rues désertes .
3829: à peine virent -ils un vieux assis devant sa porte , et chauffant ses rhumatismes au soleil .
3830: Quand les deux hommes passèrent , il leva lentement ses yeux ternes , aux prunelles vitreuses , et ses mains allaient et venaient sur ses genoux , agitées d' un tremblement sénile , cherchant la tiédeur des derniers rayons , la seule joie qui reste aux pauvres vieux , et qui les console .
3831: La navigation était dure dans ce ruisseau ;
3832: il fallait franchir des bancs de sable où la barque s' enlizait .
3833: Alors * Pierre sautait à l' eau et il halait la barque jusqu'au moment où on était sorti du mauvais passage .
3834: à la longue , cela vous épuisait , ces bains dans l' eau courante .
3835: On achevait de souper , ce soir -là , sur le pont de la reine des eaux .
3836: la table mise à l' arrière , à l' endroit où les poutres de la membrure viennent s' implanter dans la travée de l' étambot , la voile brune , étendue sur le mât , formait une tente qui , pendant le jour , protégeait ce coin des ardeurs du soleil .
3837: Le chargement de la reine des eaux était terminé ;
3838: les pièces de chêne équarries exhalaient dans le vent cette odeur forte , qui emplit les poumons , et fait rêver des clairières où gisent les arbres abattus .
3839: à l' arrière , le fleuve fuyait sous une lumière bleue , infiniment transparente ;
3840: les pourpres du couchant flottant à la surface des eaux mêlaient leur splendeur immobile au frémissement continu des herbes fluviales .
3841: Une paix infinie descendait sur ce village .
3842: On soupait aussi à bord des autres chalands .
3843: Les souffles du vent plus fort faisaient rougeoyer les braises des petits fourneaux , où cuisaient des nourritures .
3844: Parfois un charbon , tombant dans l' eau , s' y éteignait avec un long grésillement .
3845: * Pierre était resté ce soir -là .
3846: Depuis quelque temps , on devenait plus familier avec lui à bord de la reine des eaux .
3847: une sorte d' intimité était née , qui avait grandi avec le temps , sans que la fille eût l' air d' y entrer pour rien .
3848: Les vieux ne se gênaient plus devant lui , parlant de leurs petites affaires , le considérant comme quelqu' un de la famille .
3849: Il avait même une certaine aisance dans ce logis ;
3850: il savait la place des menus objets de cuisine , et quand on oubliait de mettre la cuiller à pot sur la table , il allait la chercher dans le tiroir , où on la serrait d' ordinaire , comme s' il eût fait là une chose toute naturelle .
3851: Alors * Thérèse souriait , de ce sourire étrange qui lui était habituel .
3852: Le souper s' achevait sans encombre .
3853: La mère * Maquet avait posé sur la table un saladier de fromage blanc , dont la masse nageait dans un flot de crème .
3854: Le vieux marinier versa du vin à la ronde , penchant le litre , à bras tendu , au bord des verres ;
3855: puis il se mit à fumer sa pipe , ayant tassé le tabac dans le fourneau de terre à coups de pouce lents et méthodiques .
3856: Son corps musculeux et trapu , écroulé sur sa chaise , exprimait la béate satisfaction , le contentement de l' animal qui se repose .
3857: La mère * Maquet rangea la vaisselle du souper .
3858: * Thérèse , assise le long du bordage , alluma une lampe et se mit à travailler à un de ces ouvrages de femme compliqués , dont le lent achèvement , poursuivi pendant des années , berce de sa monotonie le mouvement de leurs pensées .
3859: De grands éphémères blancs , au corps transparent et mou , aux ailes floconneuses venaient tourbillonner autour de la lampe .
3860: Ils tombaient comme une neige vivante , agitée d' une palpitation de vie innombrable .
3861: Quand leurs ailes avaient touché le verre brûlant , ils s' y engluaient soudain , et d' autres , tombant dans la flamme , entassaient sur la mèche leurs cadavres microscopiques , et la faisaient charbonner .
3862: C' était l' heure où l' on cause , les coudes sur la table , dans le bien-être des digestions commencées .
3863: Depuis quelque temps une finasserie contenue allumait les yeux du vieux * Maquet , faisait battre ses paupières , plissait ses lèvres minces .
3864: Il avait un clignement complice à l' adresse de sa fille , comme pour lui faire signe de prendre patience .
3865: Il se décida brusquement :
3866: - comme ça , fit -il , c' est entendu , vous venez avec nous ?
3867: * Pierre sursauta .
3868: Il avait eu beau se familiariser avec cette pensée :
3869: au moment de prendre une décision , il hésitait .
3870: * Thérèse leva la tête , l' aiguille immobilisée à ses doigts , et ses yeux noirs prirent un air de supplication muette .
3871: Le sourire étrange flotta autour de ses lèvres , ce sourire fait de tranquille fierté qui , s' adoucissant parfois , promettait des choses vagues , infiniment tendres .
3872: * Pierre vaincu balbutia :
3873: - mais oui , on verra ...
3874: on finira par s' entendre .
3875: Le vieux reprit , brutal :
3876: - faudra voir à se décider bientôt .
3877: Le chargement du bateau est prêt , et si mon offre ne vous convient pas , on verrait à s' adresser ailleurs .
3878: Et * Pierre se décida tout à coup , pour s' enlever le temps de la réflexion .
3879: - c' est dit , j' accepte .
3880: Faudra que j' informe mon père .
3881: Alors le vieux devint subitement loquace , comme si la contrainte s' était levée , qui pesait sur ses paroles , les faisait rares et précautionneuses .
3882: Il parlait , il parlait , tourné vers sa fille , qui s' était penchée à nouveau sur son ouvrage .
3883: - v'là qu' est dit , fit -il , en manière de conclusion , et faudrait voir à ne pas s' dédire .
3884: On ne fait ni une ni deux , et chose arrangée doit tenir bon .
3885: On ne sera pas regardant sur les gages , et plus tard on verra à faire d' autres arrangements , si l' existence ne vous déplaît pas .
3886: Il avait un hochement de tête , comme pour approuver des combinaisons , qu' il édifiait à part lui .
3887: Il reprit :
3888: - je m' disais aussi :
3889: v'là un garçon rangé et travailleur qui ferait bien not'affaire .
3890: ça vaut de l' or , des hommes comme ça .
3891: Ah !
3892: Vous en aurez du bon temps avec nous , au lieu de crever d' faim , dans vot'pays de misère .
3893: La vieille intervint de sa voix aigre , où elle s' efforçait , mais vainement , de mettre en l' honneur de * Pierre des inflexions de tendresse .
3894: - te v'là content , mon pauv'vieux .
3895: Et la fille aussi !
3896: ça ne pouvait pas durer , vu qu' t' étais devenu trop cassé , pour le service du bateau .
3897: ça m' faisait gros coeur de voir la reine des eaux , pas soignée comme il fallait .
3898: Elle insistait sur la déchéance physique du vieux , soulignait les tares de la sénilité , avec une crudité de termes , comme font les gens du peuple , pour qui la délicatesse des sentiments est un luxe inutile .
3899: Puis elle descendit dans la cuisine du bateau , et elle remonta une vieille bouteille d' eau-de-vie de marc .
3900: On choqua les verres et tout le monde but avec recueillement , comme pour sceller un contrat et fonder une alliance .
3901: Le vieux marinier retourna le verre vide sur sa main , pour recueillir les dernières gouttes , puis il se frotta les paumes avec un air de satisfaction :
3902: - ça conserve le corps , dit -il , et ça fait vivre longtemps .
3903: Puis les deux vieux allèrent se coucher , et l' on entendit bientôt leur ronflement sonore , qui traversait les cloisons , et le bateau oscillait lentement , comme gagné , lui aussi , par ces bruits de sommeil .
3904: Enlacés à l' avant ,
3905: * Thérèse et * Pierre échangeaient des tendresses .
3906: Elle le sentait encore effaré par cette détermination soudaine , et pour le calmer , redoublait d' attentions .
3907: Ils regardaient sans la voir la fuite des eaux , glissant au fond des ténèbres .
3908: Sur le bateau , sur la prairie , sur la rivière , quelque chose planait de vague , de délicieux , d' irrésistible , comme l' approche de grands bonheurs .
3909: Le lendemain , qui était un dimanche , ils devaient monter jusqu'au fort , bâti sur la côte de * Pont- * Saint- * Vincent .
3910: Ils allaient voir un cousin de * Thérèse , qui y faisait son service comme artilleur de forteresse .
3911: Le matin s' éveillait dans la lumière et la rosée .
3912: Un croissant de lune , mince comme un fil , pâlissait et se fondait peu à peu dans la splendeur du jour .
3913: * Pierre attendait , assis sur un paquet de cordages ;
3914: il avait grand air dans ses vêtements de cérémonie , où l' on voyait encore la trace de quelques plis ;
3915: la fille allait et venait dans l' affairement de ses préparatifs ;
3916: un éclat de lumière blonde courait sur ses bras nus .
3917: Le père * Maquet lavait le pont à grande eau , puisant dans le fleuve avec un seau attaché à un bout de filin .
3918: Il frottait à tour de bras , s' arrêtant par instants pour essuyer son front , ruisselant de sueur .
3919: Haussant les épaules , il dit :
3920: - avec les femmes et tous leurs affutiaux , on ne sait jamais quand on part .
3921: Enfin * Thérèse fut prête .
3922: Les deux vieux assistaient à ce départ , comme à un événement considérable .
3923: Ragaillardis , ils se regardaient avec des demi-sourires et des mines satisfaites , et * Pierre , qui sentait leur regard dans son dos , entendit la vieille disant à son mari :
3924: - ça fait un beau couple tout de même !
3925: Puis ils furent seuls , enivrés d' eux-mêmes , dans la joie naissante du jour .
3926: Les champs trempés de rosée s' allumaient de clartés errantes .
3927: Une pièce d' avoine , qu' on n' avait pas encore moissonnée , était un fouillis de graines blondes , où scintillaient des gouttes d' eau .
3928: Les scabieuses de velours pâle et les mélilots dorés se redressaient , vivifiés par les eaux nocturnes .
3929: Ils traversèrent le petit village accroché au flanc de la côte .
3930: Les rues étaient balayées par les sons grêles d' une cloche , sonnant le premier coup de la messe .
3931: Sur le devant des maisons , de jeunes gars se tenaient , graves et cérémonieux , vêtus de leurs habits de dimanche , et des petites filles , aux figures joufflues , avaient leurs boucles blondes enchevêtrées de papillotes .
3932: Le sentier devint abrupt et rocailleux :
3933: ils montaient sans peine , rafraîchis par l' air vif .
3934: Un rapprochement involontaire se fit dans l' esprit de * Pierre , entre cette course matinale et ses promenades avec * Marthe , quand ils allaient inviter leurs parents aux noces prochaines .
3935: Comme tout cela était loin !
3936: à la pensée qu' il s' était évadé de ce passé maussade , une joie puissante l' envahit et sa poitrine se gonfla , aspirant l' air des sommets et les grands souffles aventureux .
3937: Comme la vie s' ouvrait large devant lui , aux côtés de cette créature splendide , qui était déjà sa femme de chair , dont la possession ne le lasserait jamais !
3938: Comme il avait eu raison d' écouter les regrets inavoués , les instincts blottis dans son coeur , qui lui donnaient le dégoût de cette existence casanière , avant même de l' avoir vécue .
3939: Emporté d' un élan de reconnaissance , il se tourna vers * Thérèse et lui tendit les bras .
3940: Ils s' aimaient tellement que les moindres gestes prenaient entre eux une signification .
3941: Les menus soins dont il l' entourait par galanterie , un caillou qu' il écartait du sentier , une branche d' arbre qu' il détournait sur son passage , tout cela enveloppait
3942: * Thérèse d' une affection .
3943: Une pluie d' or , tombant à travers les branches , criblait l' ombre glacée des noyers .
3944: De chaudes lueurs couraient sur le gazon fin et mordoraient les mousses .
3945: Ces clartés mouvantes noyant les traits de * Thérèse , elle lui apparut plus désirable encore , dans la blouse de soie écrue , qui moulait sa taille .
3946: Une large ombrelle de mousseline blanche mettait sur son teint ambré une ombre doucement tamisée .
3947: La montée devint plus rude et * Thérèse soufflait , toute rose de cette course en plein air .
3948: Ils se laissèrent tomber au pied d' un pommier et tout de suite ils se prirent les mains .
3949: Un charme profond et tendre émanait des grands arbres , debout dans la lumière .
3950: à leurs pieds coulait une pièce de trèfle incarnat , où de gros bourdons bleus erraient , animant les rais de soleil de la vibration chantante de leurs ailes .
3951: Du fond des vergers ombreux s' exhala une odeur de mirabelle , délicate et fine , qu' ils respirèrent avec ivresse .
3952: Alors ils firent des projets d' avenir .
3953: Quand ils seraient mariés , dans quelques mois , ils se permettraient , les dimanches , des escapades en plein air , par des journées pareilles à celle -là .
3954: Une source coulait à deux pas , un mince filet d' eau tombant d' un conduit de bois .
3955: Il fit un creux de ses paumes rapprochées et * Thérèse put étancher sa soif .
3956: Quand ce fut son tour , il lui mangea les poignets et les mains de baisers rapides .
3957: Rieuse , elle lui jeta de l' eau à la figure .
3958: Enfin ils débouchèrent sur le plateau .
3959: De cette hauteur , on la voyait presque tout entière , cette terre lorraine .
3960: Rude terre !
3961: Alors elle s' imprégnait de lumière , se pénétrait de chaleur , si douce au sortir des hivers de glace .
3962: De là-haut , on la voyait très bien , déroulant ses flancs avec une ampleur puissante , comme si elle prenait plaisir à s' étendre et à s' étirer sous la caresse fécondante de l' astre .
3963: Et tout ce qui montre sa vieillesse , tout ce qui est si lamentable par les jours de pluie , les calcaires blancs qui trouent le maigre sol , les roches moussues où suintent des traînées d' humidités verdâtres , tous ces vieux ossements de la terre , éclaboussés de soleil , vibraient , vivaient , flottaient dans une montée d' air chaud .
3964: L' horizon lointain , dont la ligne tremblait , semblait se relever comme les bords d' une coupe immense , pour contenir toute cette joie de la lumière , cet or profond qui ruisselait du ciel .
3965: Les tronçons de la forêt de * Haye , vus de cette hauteur , avaient l' air de se rejoindre .
3966: Les bois de hêtres et de chênes géants n' étaient plus qu' une rude toison , qui avait poussé sur les flancs de la terre .
3967: Dans les parties cultivées , des champs entiers de coquelicots semblaient arrosés de sang , une pourpre chaude qui aurait jailli du sol .
3968: Les hauts promontoires du val , les falaises qui se dressent au bord des eaux , comme des choses éternellement vigilantes , dormaient dans un recueillement sans fin .
3969: à des tournants , la rivière apparaissait , sous un frémissement de soleil , coupée de la traînée blanche des barrages dont on n' entendait pas la voix .
3970: Midi sonna , le ciel bleu pâlit , devint tout blanc sous la flambée des rayons .
3971: Rien ne bougeait :
3972: les pierres des premiers plans rongées de mousses , les feuilles fines des coudriers , les brins d' herbe d' où montait un chant confus d' insectes , pareil à la vibration monotone de la lumière .
3973: Puis de grands coups de vent passèrent , venus de l' horizon , pareils à la respiration d' une poitrine géante , éveillant les choses éternelles , les roches , les champs , les bois , dont les masses roulèrent confusément .
3974: Apportant les odeurs des champs exaspérés par le soleil , l' odeur des fleurs qui ne durent qu' un jour et celles des arbres qui vivent des siècles , le vent les mêlait , les froissait , les éparpillait en lambeaux dans le vide immense , où des buses , dans leur vol planant , décrivaient lentement de grands cercles .
3975: Des cloches sonnèrent à la fois , dans tous les replis du sol .
3976: Les unes grêles , au son fêlé , répétant les mêmes notes de leurs voix chevrotantes , semblaient le radotage de vieux tombés en enfance ;
3977: d' autres , cuivrées , jetaient dans le vide un ouragan sonore qui balayait le plateau lorrain .
3978: D' autres sons encore montaient le long des parois verticales de la vallée , comme du fond d' un puits , éveillant des échos .
3979: On eût dit que toute cette musique , qui grandissait parfois dans les bouffées du vent et parfois s' éteignait , était l' âme ardente des champs , qui se révélait , dans le soleil .
3980: Un planton montait la garde à l' entrée du fort .
3981: à travers le dédale des cours de maçonnerie et de couloirs obscurs , il conduisit les jeunes gens jusqu'à la chambrée , où logeait le cousin de * Thérèse .
3982: Ils regardaient curieusement ce spectacle nouveau pour eux .
3983: Des rayons de soleil oblique glissaient au fond des cours , et très haut au-dessus de leurs têtes , les talus couverts d' herbes étaient parcourus d' un frisson lumineux sous le vent .
3984: Des bourgerons et des pantalons de treillis , séchant au soleil , se balançaient dans le vide , comme des formes ridicules .
3985: Devant chaque fenêtre étaient empilés des monceaux de rails de fer , qu' on devait glisser dans des encoches toutes préparées , en cas d' alerte , pour cuirasser les chambrées et les garantir des éclats d' obus .
3986: Une vague sensation de malaise et d' étouffement pesait sur les visiteurs et faisait leurs paroles plus rares , comme s' ils se sentaient oppressés par le poids des voûtes bétonnées , par les assises formidables des moellons cimentés , formant un caillou gigantesque dont la masse devait résister à tous les chocs .
3987: Des hommes , assis à des fenêtres , raccommodaient des vêtements ;
3988: un linot dans une cage faisait entendre un chant de prisonnier , léger et plaintif .
3989: Justement le cousin n' était pas dans la chambrée .
3990: Un soldat , qui nettoyait un râtelier d' armes , répondit au planton qu' on le trouverait sûrement à la cantine .
3991: On s' y rendit ;
3992: la porte entr'ouverte , il vint au-devant de * Thérèse et lui sauta au cou .
3993: C' était une espèce de géant roux , aux cheveux plantés droit sur le crâne , aux pieds et aux mains monstrueux , et qui avait dans tout son corps cette gaucherie particulière aux êtres démesurés .
3994: Ses grands traits placides étaient marqués de petite vérole .
3995: * Thérèse lui présenta * Pierre comme son fiancé , et quand elle l' eut mis au courant de ce qui se passait à bord de la reine des eaux , il les installa à la table où il buvait , et leur dit d' attendre quelques minutes :
3996: le temps d' aller faire part à quelques copains , venus comme lui de leur village , de cette bonne visite .
3997: Cette cantine était une grande pièce , aux murs enduits de peinture brillante , qui s' écaillait par endroits .
3998: Des enluminures grossières , représentant des scènes de la vie militaire , égayaient de leurs tons criards la nudité des murailles .
3999: Une fraîcheur de cave vous saisissait aux épaules et mettait sur la peau un frisson , au sortir du grand soleil .
4000: Un bruit intrigua les deux jeunes gens , clair et monotone comme un chantonnement de source .
4001: Le cantinier qui , les bras retroussés devant son fourneau , surveillait la cuisson d' une vague ratatouille , expliqua que ce bruit était produit par les filtrations des eaux , qui , traversant les talus de terre , venaient ruisseler sur le plafond de la salle .
4002: On avait même dû le revêtir d' une enveloppe de zinc pour protéger les hommes contre les douches continuelles .
4003: Il ajouta que c' était la même chose , du côté du nord , dans les chambrées où s' entassaient des soldats .
4004: Puis il conclut rageusement , brandissant ses pincettes d' un air de menace :
4005: - on n' y foutrait pas des cochons .
4006: Mais c' est bien bon pour loger des hommes !
4007: C' était vrai .
4008: On sentait maintenant , dans l' air lourd de cette journée de chaleur , passer quelque chose comme un imperceptible frisson glacé , la caresse de ce souffle froid , qui plaisait au premier abord , et devenait à la longue pénétrant comme une morsure .
4009: Mais les flamands étaient entrés , et quand le tumulte des embrassades et des compliments se fut calmé , tout le monde s' attabla et se mit à boire .
4010: Ils étaient quatre , aux carrures terribles , un peu moins grands et moins larges d' épaules que le cousin , ayant , eux aussi , cet air placide de géant et cette gravité calme .
4011: Heureux de se retrouver , ils se mirent à parler le patois de leur pays , une langue rauque hérissée de mots bizarres .
4012: Puis ils demandèrent à la jeune fille des nouvelles du pays qu' elle venait de quitter , s' informant des mariages et des enterrements , comme si c' étaient les seuls événements habituels du village .
4013: Ils se mirent à vanter la force surprenante du cousin , trouvant des termes drôles pour peindre la stupéfaction des lorrains nerveux au milieu desquels desquels ils étaient transplantés , à la vue de ses tours de force .
4014: Ils racontèrent l' ahurissement du capitaine , quand il avait fallu habiller le grand corps , à qui rien n' allait des vêtements préparés d' avance .
4015: Les godillots surtout , pareils à des péniches , qu' il avait fallu fabriquer chez le maître bottier de la ville , et qu' on avait exposés à la devanture , comme des monuments destinés à ébahir les gens qui passaient .
4016: Ces jours derniers , comme on les avait employés à transporter les obus du 220 , un mortier de siège dont le projectile pesait dans les cent kilogrammes et était haut d' un mètre , ils s' étaient mis deux hommes après chaque obus .
4017: Mais la tâche n' était pas commode et ils se prenaient les doigts à rouler les morceaux d' acier sur les piles ;
4018: alors le cousin , prenant bravement son parti , s' était mis à coltiner son obus , sans s' occuper des autres .
4019: Le bonhomme s' appuyait d' un seul coup les cent kilos , qu' il portait dans ses bras , comme une nourrice porte un mioche !
4020: Et il leur avait proposé de faire l' ouvrage à lui tout seul .
4021: Fallait voir la gueule du vieux , c' est ainsi qu' ils appelaient le capitaine , quand il était entré dans l' abri et qu' il avait vu le tableau !
4022: Il n' en revenait pas , et du coup , il avait été chercher tous les officiers de la batterie ;
4023: le soir , le veinard de cousin avait eu un supplément de rata et une double ration d' eau-de-vie .
4024: Tous , empruntant un terme à l' argot parisien , concluaient que pour un homme costaud , c' en était un .
4025: Et ce disant , ils lui assénaient ces horions tendres , ces bourrades affectueuses qui sont pour les simples des marques de tendresse .
4026: Lui pétrissant les biceps et lui martelant les omoplates , ils faisaient sonner sous leurs poings ses muscles élastiques .
4027: Lui , modeste , se dérobait à l' ovation , savourait les coups à l' égal des compliments , dandinait gauchement son grand corps .
4028: * Pierre , qui avait fait quelques mois de service , dans la ligne , comme soutien de famille , n' osa pas en parler , se jugeant trop inférieur .
4029: Ils félicitèrent * Thérèse de son choix , le jeune homme leur plaisant par son air de franchise .
4030: Le cousin , qui était de la classe , promit d' aller danser à leurs noces ;
4031: les autres qui ne partaient pas , se turent , regardant d' un air gêné sous la table , comme pour chercher quelque chose .
4032: On les interrogea sur leur vie .
4033: Alors ils se mirent à raconter des histoires lugubres , étranges et tristes , des soirs de garde par les nuits pluvieuses d' automne , au coin des redoutes isolées , dans la houlée furieuse des vents et le son de la pluie criblant les feuilles mortes .
4034: C' étaient des récits de sentinelles surprises , qu' on retrouvait le lendemain , écroulées dans leurs guérites , avec un couteau fiché entre les omoplates , et des espions qui rôdaient , insaisissables , vêtus comme des travailleurs des champs et des marchands de cochons , et si bien déguisés , que tout le monde s' y laissait prendre .
4035: Le soir tombait .
4036: Une ombre froide flotta dans la cantine , tandis que le chantonnement des eaux souterraines parut grandir .
4037: Il fallut se séparer .
4038: Les quatre flamands accompagnèrent les jeunes gens jusqu'à l' avancée du fort , et de loin faisant à
4039: * Thérèse un signe d' adieu , ils la regardaient tristement s' éloigner , comme si elle emportait avec elle quelque chose de doux et de fort , qu' elle avait dans les plis de sa robe , dans ses gestes et dans son langage , un peu du cher pays natal , où les moulins à vent tournent sur le sommet des dunes arrondies .
4040: La reine des eaux devait partir dans trois jours .
4041: * Pierre avait tergiversé jusqu'à ce moment , n' osant faire part à son père de ses projets .
4042: Depuis qu' il savait qu' il allait le quitter ,
4043: * Dominique lui apparaissait plus cassé et plus misérable .
4044: Il s' attendrissait devant ce vieux tremblant qui l' observait avec défiance , ayant l' air de se douter de quelque chose .
4045: Mais il se fortifiait dans sa résolution , son égoïsme lui faisant trouver des raisons pour la justifier .
4046: D' abord ce départ n' était pas définitif , et la reine des eaux reviendrait souvent dans ces parages ;
4047: et puis , qui sait , si tout marchait bien , il pourrait aider le vieux , payer ses dettes , et l' emmener là-bas , dans le pays plantureux , où le vieux aurait sa maison et fumerait sa pipe , en arrosant ses salades .
4048: Mais il fallait parler , se décider , car le moment pressait .
4049: Justement ils achevaient de manger leur soupe , assis dans l' ombre transparente d' un frène .
4050: Ayant fermé son couteau , le vieux poussa un soupir de satisfaction , et les yeux perdus dans la douceur bleuâtre des lointains , il se mit à vanter le repos du chez soi , après une campagne de pêche aussi fatigante .
4051: Il parlait lentement , jetant par moments du côté de * Pierre un coup d' oeil méfiant et perspicace .
4052: Alors * Pierre , avec toutes sortes de précautions , lui fit observer qu' il serait préférable de gagner de l' argent , pendant l' hiver .
4053: Que ferait -il là-bas ?
4054: Il s' ennuierait .
4055: Justement une belle occasion se présentait :
4056: un plus malin saurait en profiter .
4057: Le vieux , pris d' appréhension , lui demanda des explications d' une voix bégayante .
4058: - oui , un bateau allait partir et on lui avait fait des propositions ...
4059: alors le vieux éclata tout d' un coup :
4060: - me prends -tu pour un imbécile et crois -tu que je ne sache pas ce que parler veut dire ?
4061: Comme si ton manège n' a pas trop duré .
4062: Les premiers temps , je n' ai trop rien dit ;
4063: il faut bien que jeunesse se passe :
4064: mon coq est lâché , gardez vos poules .
4065: Mais voilà que tu t' amouraches d' une gueuse et que tu veux la suivre , comme si un honnête garçon n' avait pas de honte à s' encanailler pareillement !
4066: Il se montait peu à peu , ayant à dire trop de choses qu' il avait dû refouler en lui , au cours des semaines .
4067: Il criait si fort , que la voix se cassait dans sa gorge et que des faucheurs , qui coupaient du regain dans un pré , levèrent curieusement la tête .
4068: * Pierre ne dit rien , baissa la tête sous l' averse des remontrances , en fils qui a grandi dans le respect de ses parents .
4069: Pourtant sa moustache tremblait ;
4070: une lueur mauvaise s' allumait dans ses yeux .
4071: Alors secouant la tête avec une lenteur obstinée , un sang-froid trompeur qui s' efforçait de rester calme , il dit qu' il avait réfléchi , qu' il était décidé et qu' il épouserait la fille .
4072: Du coup , le vieux se fit ironique et méprisant :
4073: - espèce de jean-jean , fit -il à voix basse , mais des femmes comme ça , on n' a qu' à frapper du pied au coin des bornes , pour qu' il en vienne des douzaines .
4074: Il reprit :
4075: - elle s' entend à enjôler les hommes et elle n' est pas à son coup d' essai , pour sûr .
4076: Faut pas être fier tout de même , pour se contenter des restes des chemineaux et des camps volants , qui roulent le long du canal .
4077: épouse -la , si le coeur t' en dit , mon pauvre * Pierre :
4078: trompé avant , trompé après , t' es bien assez jobard pour faire un cocu .
4079: Le vieux ne mâchait pas les mots , crachant son mépris , éclaboussant cette passion d' une volée de boue .
4080: * Pierre s' était levé .
4081: S' approchant du père , il lui parla dans les yeux , les poings serrés :
4082: - taisez -vous , père , taisez -vous , que je vous dis , ça finirait mal !
4083: Du coup , le vieux bondit , toute sa face maigre tiraillée et tordue par la rage :
4084: - mauvais gueux , mauvais fils , qui oses menacer son père !
4085: Puis toute sa colère tomba dans un revirement soudain , et il supplia son fils , d' une voix mouillée d' attendrissement :
4086: - reste , mon fî , reste avec ton père qui n' a plus que toi .
4087: Pense à la brave femme que tu vas retrouver .
4088: Comme si on ne sera pas mieux , à vivre tous ensemble , au lieu d' aller vagabonder sur les grands chemins .
4089: * Pierre l' écouta impassible , buté dans son refus , gardant toujours la même froideur calme , muette , insensible .
4090: Alors le vieux leva la main dans un geste solennel , plein d' une sorte d' emphase , et il déclara :
4091: - va -t'en !
4092: Que je ne te revoie plus !
4093: Je n' ai plus de fils !
4094: Puis il tourna les talons et , suivant le sentier , regagna la barque amarrée sous les saules .
4095: * Pierre le regarda partir , se contentant de hausser les épaules .
4096: Le soir même , ayant transporté son petit bagage plié dans une serviette , il s' installa à bord de la reine des eaux .
4097: les deux jours qui suivirent , le vieux affecta de passer le long du chaland , quand il allait à la pêche .
4098: Il marchait , portant la hotte d' osier dont le balancement accentuait la lenteur cassée de sa démarche , et son dos courbé avait une expression d' énergie indomptable .
4099: * Pierre détournait la tête quand il passait .
4100: Il pouvait être cinq heures de l' après-midi , quand on largua l' amarre de la reine des eaux , tout étant prêt pour le départ .
4101: Une fraîcheur de brise mourante tombait sur la rivière , mettant dans la voile brune des claquements sonores , plissant la surface du flot d' un frémissement de petites vagues .
4102: Le lourd chaland se mouvait avec lenteur , comme s' il eût abandonné à regret la petite anse où il avait dormi sur l' eau , pendant de longs jours .
4103: Puis , envahi par la vie fuyante du flot , il glissa doucement , il accéléra sa marche , il partit dans les remous .
4104: à l' entrée du canal , on attela les deux forts percherons , nourris d' avoine .
4105: Ils s' ébrouaient , piaffaient , ne tenaient pas en place , dans une impatience de dépenser leurs forces , après des jours passés dans l' écurie flottante .
4106: Leurs flancs étaient ceints d' une résille de ficelle pour les garantir des taons , qui rôdent sur les eaux dormantes ;
4107: chaque mouvement faisait tinter les sonnailles attachées à leurs colliers de laine bleue , et le clair carillon s' envolait sous les petits ormeaux du chemin de halage .
4108: Le père * Maquet criait , jurait , tournait autour d' eux , le fouet à la main .
4109: Puis le chaland se mit à glisser sur l' eau , la corde s' enfonçait , ressortait , fouettant le flot , et coulait doucement le long de la berge , en inclinant les panaches soyeux des roseaux .
4110: Debout au gouvernail , les sens tendus et frémissants ,
4111: * Pierre respirait avec une ivresse confuse toutes les joies de cette vie nouvelle .
4112: Assise sur un pliant auprès de lui , et travaillant à son éternel ouvrage de tapisserie ,
4113: * Thérèse le regardait de temps à autre , avec son sourire étrange .
4114: Derrière eux la vallée s' estompait , se noyait dans la brume des soirs .
4115: On ne voyait plus que la côte de vignes , dont l' ombre verdâtre montait dans le ciel .
4116: Un vague remords étreignit le coeur de * Pierre et , comme il se retournait , il ne vit plus tout au loin que la fuite indécise des saules , qui marquaient dans la prairie le cours de la rivière .
4117: quatrième partie :
4118: * Dominique gravit lentement la côte .
4119: La maison était toujours là , au bord de la route , seulement un peu plus affaissée sous le poids de sa toiture , offrant aux vents desséchants et aux pluies sa façade ventrue , maculée de traînées grisâtres , où s' ouvraient des lézardes , pareilles à des blessures .
4120: La borne adossée à l' angle du mur pour le garantir du choc des voitures qui passaient , était un peu plus rongée de mousse et , dans la treille jaunie qui garnissait la fenêtre , quelques feuilles desséchées frissonnaient .
4121: Et l' immense douleur qui pesait sur l' âme du vieux , depuis que * Pierre était parti , s' allégea un peu , faisant place à une sorte de satisfaction triste , quand il revit le coin de terre où il avait vécu .
4122: Mais une vision soudaine , effrayante comme une hallucination , lui montra * Pierre tout enfant , alors qu' il courait dans le jardin , cognant sa tête aux branches basses des pruniers .
4123: La vue des arbres et des murs familiers lui emplit le coeur d' une nouvelle amertume .
4124: Il se décida à entrer .
4125: Le vieux * Guillaume s' empressa , tandis que le toc-toc de sa jambe de bois sonnait dans le silence de la cuisine .
4126: Il n' osait pas interroger
4127: * Dominique , lui demander pourquoi * Pierre n' était pas de retour ;
4128: il soupçonnait , à son affaissement , qu' il s' était passé quelque chose .
4129: Soudain on entendit grincer la barrière de bois qui fermait le jardinet , le gravier des allées cria sous des pas légers , et * Marthe parut , rieuse de plaisir , toute rose et toute essoufflée par sa course , car elle avait aperçu la silhouette du vieux pêcheur , longeant les buissons d' aubépine .
4130: Une stupeur la prit à la vue des deux vieillards silencieux .
4131: Si lamentable était l' attitude de * Dominique , qu' elle devina aussitôt qu' un grand malheur était arrivé .
4132: Le vieux eut un accès de franchise brutale , estimant sans doute qu' il avait assez longtemps porté ce fardeau de douleur à lui tout seul :
4133: - le gueux est parti avec une fille des bateaux .
4134: Il ne reviendra jamais .
4135: Je ne veux plus en entendre parler ...
4136: il n' avait pas achevé sa phrase , qu' il la regrettait déjà .
4137: Il voulut courir après elle , la rattraper , lui dire quelques bonnes paroles , mais elle était déjà au bas de la côte .
4138: Elle ne savait plus rien , elle ne sentait rien , elle ne voyait rien , n' ayant plus rien en elle de vivant que cette affreuse certitude , que le déchirement de cette douleur , qui d' instant en instant devenait plus lancinant et plus exaspéré .
4139: Dans un affolement de tout son être , elle se mit à fuir devant elle , au hasard des chemins , talonnée par la douloureuse obsession qui , derrière elle , se dressait , hurlante .
4140: Elle fuyait comme une bête qui se sent frappée à mort , au hasard des chemins pierreux , et parfois , toute égarée , prenait des raccourcis dans les friches et les landes incultes .
4141: Elle ne sentait pas la morsure des ronces qui faisaient saigner sa chair et , quand elle mettait le pied au creux des sillons , elle trébuchait et chancelait , comme une personne ivre .
4142: Alors elle portait la main à ses tempes et , jetant autour d' elle un regard de dément , elle répétait machinalement :
4143: que faire ?
4144: Mon dieu !
4145: Que faire ?
4146: Un coin , elle cherchait un coin d' ombre , pour se blottir dans les feuilles sèches et y mourir longuement .
4147: Des paysans qui passaient dans un sentier , et s' apprêtaient à lui dire le bonjour habituel , s' arrêtèrent interdits , à l' aspect de son visage convulsé , de sa face morte et douloureuse .
4148: Et ils tournèrent la tête , la suivant curieusement des yeux , se demandant ce qui lui était arrivé .
4149: Quelque chose se tordait au fond de ses entrailles , et il lui semblait que si elle avait pu pleurer , cela du moins l' aurait soulagée ;
4150: mais ses yeux restaient secs , brûlants de larmes qui ne s' épanchaient pas .
4151: Aucune jalousie du reste , ni révolte , ni mouvement de haine .
4152: Rien que le vaste sentiment de la douleur qui , envahissant tout son être , se confondait avec lui .
4153: Des flammes fulgurantes passaient devant ses yeux , et il lui semblait que tout allait finir , que le monde , les arbres , l' astre clair allaient s' abîmer , eux aussi , dans la catastrophe , où son misérable bonheur avait sombré .
4154: Elle tomba , elle s' écroula plutôt au creux d' un sillon , sous un fourré d' aubépines ;
4155: alors elle resta là , les mains sur les yeux , pour ne plus rien voir , la face abîmée contre la terre , pareille à une loque grisâtre , dont la couleur se confondait avec l' argile .
4156: Seulement de temps à autre un mouvement convulsif parcourait cette chose , inerte et frissonnante ;
4157: parfois elle poussait un grand cri , un cri de bête aux abois qui montait dans la solitude .
4158: Autour d' elle , au-dessus d' elle , il n' y avait rien , rien que le vide immense , la monotonie ardente de la lumière et la vibration stridente , confuse , exaspérée des grillons qui montait des chaumes , comme la voix des campagnes assoupies sous le soleil .
4159: Ses mains , ses pauvres mains blessées aux tiges aiguës des blés moissonnés , saignaient ;
4160: ses traits fins , sa grâce pensive et délicate étaient souillés de l' argile molle des labours .
4161: Elle finit pourtant par se relever et , comme une bête qui rentre au gîte , un vague instinct la ramena dans sa maison .
4162: Elle monta dans sa chambre et se jeta sur son lit , le visage tourné contre la muraille , étouffant dans les oreillers ce besoin de crier , qui était plus fort que tout .
4163: Et quand sa mère entra , attirée par ce cri affolant , qu' elle poussait par intervalles , elle ne put que lui apprendre la chose affreuse , et lui demander de la laisser seule .
4164: Et la vieille consternée sortit à pas muets , traînant ses sabots sur le plancher pour ne pas faire de bruit , et elle ferma doucement la porte sur cette douleur , qui ne voulait pas être consolée .
4165: La nuit vint .
4166: était -ce la nuit ?
4167: Un large silence pénétrait les vieux murs , le silence inquiet des vieilles maisons , tout frémissant du grignotement des souris et du craquement des meubles anciens .
4168: Haletante , ne pouvant plus tenir en place , prise d' un besoin fou de fuir encore , d' échapper aux obsessions lugubres , elle se leva et marchant avec des gestes mécaniques de somnambule , elle gagna la porte de sa chambre , qu' elle ouvrit sans faire de bruit .
4169: Arrivée en haut de l' escalier , elle prêta l' oreille .
4170: Rien ne vivait , rien ne bougeait ;
4171: seule sa douleur veillait , implacable et féroce .
4172: Dans ce silence , elle entendait très bien le tic-tac de l' horloge de campagne qui haletait , s' affolait , se précipitait , comme le battement d' un coeur affolé par l' angoisse .
4173: Les deux vieux à la fin avaient dû s' endormir .
4174: Alors elle gagna la ruelle , qui s' ouvrait entre les jardins , et se jeta dans les champs .
4175: Sous la profondeur illimitée des ténèbres , la campagne s' étendait , noyée de mystère et d' épouvante .
4176: Tout cela semblait démesurément agrandi :
4177: elle ne reconnaissait rien de ce petit coin si riant , planté de chènevières et de luzernes , où son jeune amour avait grandi .
4178: De grands arbres ébauchaient dans le noir leurs formes menaçantes ;
4179: un vague instinct de conservation , qui sommeillait en elle , la faisait frissonner , quand elle passait auprès d' eux , car des feuilles s' agitaient soudain , sous des souffles imperceptibles .
4180: Mais elle tressaillit , le front caressé d' un frôlement léger et tiède :
4181: c' étaient des chauves-souris , qui sortaient des vieux murs , emplissaient la nuit de leur vol bizarre et saccadé .
4182: Alors , ce fut en elle comme un sursaut de folie .
4183: Elle repartit :
4184: les feuilles des betteraves s' écrasaient sous ses pas avec un bruit mou , ses pieds glissaient dans la terre des labours , fraîchement défoncés , trempés de rosée .
4185: Au fond du val la lune surgit , énorme , sanglante , bouffie , pareille à une vision de cauchemar ;
4186: alors elle se prit à crier , traversée à cette vue d' une épouvante surhumaine .
4187: Comme si elle se fût sentie traquée par le regard de l' astre , qui s' éborgnait aux arbres de la côte , elle se lança d' un bond , et son front vint heurter un mur ;
4188: elle roula sur la terre , toute étourdie .
4189: Elle reconnut un rucher , qu' on avait bâti là , au milieu des chènevières .
4190: Une sourde rumeur , un bourdonnement confus et lourd de sommeil emplissait les ruches , reposant sur leurs rayons .
4191: Soudain elle eut l' âme traversée d' associations rapides , de ce défilé d' images que voient surgir les noyés , qui descendent dans l' eau noire .
4192: Tous les souvenirs de sa petite enfance lui revenant dans un afflux subit , elle revit les plates-bandes garnies de corbeille d' argent , où venaient se poser les abeilles murmurantes , les trous des vieilles murailles où s' embusquaient des araignées sournoises , le gazon fin où couraient des scarabées , et les matins de fête vibrants de cloches mystérieuses , qui sonnaient au fond des jardins .
4193: Exténuée , elle vint s' asseoir au bord de la rivière ;
4194: derrière la grande digue plantée d' osiers , l' eau s' étalait , noire et fangeuse , enfermant dans ses profondeurs un charme attirant d' oubli .
4195: * Marthe était presque calme , maintenant que sa résolution était prise .
4196: Comme à un signal , toutes les bêtes de l' eau se mirent à crier à la fois , faisant entendre leurs clameurs assoupissantes .
4197: * Marthe songea qu' on avait mis du chanvre à rouir dans cette eau , car une odeur fade se levait de la surface vaguement mouvante .
4198: Soudain , une étoile glissa de la voûte nocturne , laissant derrière elle une traînée de feu , puis elle éclata comme une fusée , illuminant au loin les profondeurs du ciel .
4199: Elle pensa , avec une tristesse résignée , qu' il était inutile désormais de faire aucun souhait de bonheur .
4200: Dénouant son tablier , elle le plia soigneusement et le posa à côté d' elle , puis elle plaça par-dessus la fine coiffe de toile blanche qu' elle avait portée tout le jour ;
4201: un dernier mouvement de peur fit qu' elle releva ses jupes par-dessus sa tête , et elle se laissa glisser dans l' eau noire .
4202: Une lente ondulation parcourut les eaux , les roseaux des bords tremblèrent , puis tout rentra dans le repos .
4203: Et il n' y eut plus à la surface que le reflet tremblant d' une étoile , pareil à une larme d' argent .
4204: On la retrouva , le lendemain , après de longues recherches .
4205: Il avait fallu prendre , pour la retirer , le grand épervier à larges mailles , le " gille " ,
4206: - c' est le terme qu' on emploie là-bas ,
4207: - dont les pêcheurs se servent pour barrer des bras entiers de la rivière .
4208: Quand on l' eut déposée sur la berge , parmi les joncs et les menthes fraîches , quand on vit son fin visage , souillé de fange noire et gluante , ses cheveux ruisselants , dont les torsades dénouées s' enchevêtraient d' herbes fluviales , visqueuses , sa jeunesse apparut si touchante que des gens pleuraient autour d' elle :
4209: des vieilles la plaignaient , s' essuyant les yeux du coin de leur tablier .
4210: Une grosse mouche bleue , qu' on chassait en vain , voltigeait autour de sa tête avec un bourdonnement monotone .
4211: Puis on l' emporta , une longue traînée d' eau s' égouttant sur la poussière du chemin et marquant le passage du lugubre cortège .
4212: Dans la maison , autrefois si joyeuse , ce fut l' irruption des gens du village .
4213: Des femmes affairées , comme il s' en trouve dans ces circonstances , donnaient des ordres , ouvraient les armoires , en tiraient du linge pour la funèbre toilette :
4214: le vieux garde forestier et sa femme , anéantis , les yeux secs , laissaient faire tout ce monde , comme s' ils avaient été étrangers , dans leur propre domicile .
4215: Quand on l' eut lavée à grande eau , et qu' on eut nettoyé toutes les souillures de la vase , alors on la vit mieux .
4216: Ses traits hagards exprimaient encore l' horreur suprême , et ses yeux , tournés en dedans , avaient une expression indicible d' égarement et de tristesse .
4217: Une voisine ferma ces yeux , jadis brillants de vie , qui avaient reflété dans leur profondeur transparente toutes ses émotions , toutes ses pensées , toutes ses joies , comme l' eau se colore de l' éclat changeant des nuages .
4218: On la porta sur son lit , dans sa belle chambre de demoiselle , et on lui mit entre les doigts un rosaire à gros grains .
4219: La même femme , toujours affairée , gardant au milieu de la consternation universelle une certaine désinvolture , comme si elle avait eu l' habitude de ces choses , prépara une petite table , qu' elle recouvrit d' un linge blanc , et y déposa une bougie allumée , un grand crucifix de cuivre , un verre plein d' eau bénite où trempait un brin de buis .
4220: Puis , s' étant agenouillée , elle se signa dévotement et se mit à prier .
4221: Mais la mère * Catherine entrait .
4222: S' étant approchée du lit de son pas menu et tremblant , elle baisa le front d' une pâleur de cire , puis , dans un geste instinctif , elle serra dans ses bras l' enfant qu' elle avait mise au monde , la gardant contre elle , ne voulant pas , disait -elle , qu' on la mit dans la terre .
4223: La voisine l' entraîna ;
4224: elle se laissa conduire par la main , docile , obéissante , et si abattue par le coup , qu' elle semblait n' avoir plus notion de l' existence .
4225: De temps à autre elle répétait d' une voix lointaine , d' où la pensée était absente : " en voilà une affaire ! "
4226: seulement elle sortit de sa stupeur , pour exiger qu' on mît à sa fille la robe de cachemire , préparée pour ses noces , et le voile de mariée en mousseline blanche .
4227: Une idée qu' elle avait comme ça ;
4228: et elle insistait , revenait , s' y attachait avec une énergie désespérée , comme si cela seul avait eu de l' importance .
4229: On lui donna satisfaction .
4230: Dans la pièce en dessous sonnait le pas du garde .
4231: Il allait et venait , trompant par une fièvre de mouvement l' envie qui le prenait de se briser la tête contre le mur .
4232: Pourtant une notion très nette subsistait en lui , celle de l' honneur militaire qui veut qu' on tienne bon avant tout , et qu' on ne déserte pas son poste .
4233: Et de grosses larmes , des larmes lentes , des larmes rares de vieux roulaient sur sa moustache blanche de " brisquard " , trouvant un chemin tracé d' avance dans les rides , qui sillonnaient ses joues hâlées .
4234: Dans la chambre mortuaire , sur le grand lit blanc qui devait être le lit nuptial , une forme se détachait maintenant , rigide , imprécise , lointaine , comme si le corps , voilé des plis du drap , était déjà parti pour un séjour mystérieux .
4235: Maintenant la chambre s' emplissait de visites .
4236: Les femmes du village , suivant l' usage lorrain , qui ne veut pas qu' un mort reste seul , venaient à pas lents , et , leurs sabots déposés au bas de l' escalier , on entendait sur les marches le glissement des semelles feutrées de leurs bamboches .
4237: Ayant fait pour la circonstance une toilette de deuil , elles avaient revêtu des fichus de laine noire et les coiffes finement tuyautées de leurs bonnets blancs jetaient une palpitation vivante dans ce silence de la mort .
4238: Toutes prenaient la branche de buis , et faisant le signe de la croix , elles jetaient quelques gouttes d' eau lustrale sur la blancheur du drap , où s' allongeait une forme confuse .
4239: Et , joignant les mains , elles s' agenouillaient , muettes , immobiles , recueillies .
4240: Puis , se levant , elles allaient s' asseoir au bout d' une rangée de chaises préparées à l' avance .
4241: Toutes parlaient bas , comme on parle en présence des morts .
4242: Une d' entre elles , qui avait apporté un gros livre de messe , l' ouvrit à une page marquée et lut les prières des agonisants .
4243: Les autres répétaient les répons .
4244: Des jeunes , qui avaient été les amies de * Marthe , avaient sur leur visage un profond effarement , ayant peine à comprendre la mort .
4245: Mais les vieilles , qui avaient l' habitude , qui avaient veillé le cadavre d' un père ou d' un mari , celles -là bientôt distraites revenaient au train-train de leurs conversations familières , aux menus propos de leurs existences chétives de paysannes , comme si la chose était ordinaire .
4246: Et c' était , sur le compte de * Pierre , des récriminations et des invectives , faites sur un ton colère , un peu contenu cependant , par le respect dû aux morts .
4247: De fil en aiguille , la conversation s' en allait cahotée vers des préoccupations étrangères , jusqu'au moment où on s' en apercevait , et il se faisait tout à coup un grand silence gêné , plein de la présence de la morte .
4248: La nuit vint :
4249: la veillée continuait .
4250: Le père et la mère * Thiriet prirent place au chevet de la morte , s' efforçant de tenir tête à leur chagrin , pour répondre aux politesses .
4251: On leur conseillait de prendre un peu de repos pour les fatigues de la journée qui allait venir .
4252: Ils refusaient avec un hochement de tête , triste et volontaire .
4253: Quelques vieilles , qui tricotaient des bas , en femmes habituées à ne pas perdre de temps , cessèrent peu à peu le mouvement monotone de leurs aiguilles .
4254: Leurs têtes lassées tombèrent sur leurs poitrines .
4255: Une même ronfla ! ...
4256: la flamme de la bougie , tirant à sa fin , projeta tout à coup une lueur mourante , mystérieuse , presque surnaturelle .
4257: Et , dans cette flambée dernière , une grande ombre frôla le mur , animée soudain d' une agitation vivante , d' un mouvement inattendu , comme si la morte avait remué sous les plis du drap recouvrant sa forme rigide .
4258: Mais quand le garde eut allumé une autre bougie , tout rentra dans l' ordre , et il n' y eut plus au chevet de la morte que ce ronflement lassé , cette veillée douloureuse des vieux , et la nudité des murs blancs , sur qui passaient des ombres impalpables .
4259: Marchant à pas muets , pour ne pas éveiller les dormeuses , le garde s' approcha du lit ;
4260: avec toutes sortes de précautions , il rabaissa le drap , qu' on laisse sur la tête des morts , par un usage ancien .
4261: Alors , il regarda la morte longuement , s' emplissant les yeux de ses traits , pendant les quelques instants qu' elle avait à rester sur la terre .
4262: Et une tristesse rêveuse , un hébétement l' envahissait , qui remplaçait le premier paroxysme de la douleur .
4263: Elle paraissait dormir .
4264: Comme si le charme profond et consolateur de la mort s' était insinué en elle , à la longue , rassérénant ses traits et effaçant de sa physionomie l' expression d' horreur dernière , comme si elle s' était apaisée dans l' au-delà , une vague quiétude planait sur son visage , où la lueur de la bougie mettait une vie mystérieuse .
4265: Cela aussi le consolait , sans qu' il sût trop pourquoi , de la voir aussi calme , comme si elle était endormie .
4266: Il baisa ce front , qui ne tressaillit pas .
4267: Appuyé sur le bord du lit , comme il faisait quand il allait lui dire bonsoir , dans sa chambre , et qu' elle était toute petite , il prit sa main inerte , essayant de la réchauffer .
4268: Elle ne remuait plus , elle ne parlait plus , elle ne vivait plus .
4269: Sa poitrine n' avait plus ce soulèvement égal , qui est le rythme de la vie .
4270: Il la regarda encore une fois , et subitement il fut traversé par un élancement de douleur , comme s' il venait seulement de comprendre qu' elle était morte .
4271: Jamais on n' entendrait ce rire , ce rire franc qui était la joie du vieux , et qui l' attachait à la terre .
4272: Maintenant qu' elle était morte , la vie continuait , le monde existait toujours , comme si rien ne s' était passé , comme s' il n' y avait pas , dans la maison , un vide que rien ne pourrait combler !
4273: On allait l' enterrer !
4274: était -ce possible ?
4275: Et il se rappelait très bien le son du marteau clouant la grande boîte blanche , dans les maisons où la mort était entrée .
4276: On la porterait au cimetière , et il croyait entendre le bruit des mottes de terre , roulant sur les planches sonores , ce bruit qui fait tant de mal à ceux qui restent .
4277: Les dimanches , sa femme et lui iraient s' agenouiller sur la tombe , et il y voyait très bien la chose :
4278: deux vieux tout blancs et tout cassés auprès d' une pierre neuve .
4279: Et c' était cela , la vie .
4280: Comme l' existence devait être triste pour ceux qui survivaient !
4281: Voilà qu' un souvenir se levait en lui .
4282: Quand son père était mort , il y avait de cela bien longtemps , sa mère lui prenait la main , par les nuits pluvieuses d' automne , et elle lui disait : " mon dieu , comme il pleut sur ton pauvre père ! "
4283: il aurait encore ce frisson d' angoisse , en pensant au cimetière mouillé par l' averse , tandis que les gouttières des toits versent dans la rue des trombes clapotantes , et que la houlée des vents se déchaîne , furieuse .
4284: Alors les morts ont froid sous leur couverture de terre humide , et les pluies qui s' infiltrent vont glacer leurs ossements , et ils ont froid aussi sous la neige ;
4285: mais par les soirs d' été , pleins de clartés et d' odeurs , alors que le mirage de la vie , éternel et toujours nouveau , alanguit tous les êtres , rien de ce charme trompeur ne pénètre jusqu'aux morts .
4286: Où était -elle maintenant ?
4287: Auprès de * Dieu , comme disaient les prêtres , puisqu' elle n' avait jamais manqué à ses parents et qu' elle n' avait commis aucun péché .
4288: Là elle intercéderait pour lui , et ils se retrouveraient tous dans la sérénité d' une affection éternelle .
4289: Allons donc !
4290: C' était trop beau pour être vrai , toutes ces histoires que racontaient les curés , et , la certitude de l' anéantissement s' imposant à son esprit , quelque chose de brutal , de puissant , d' irrésistible protestait en lui , contre les consolations de la religion , proclamant bien haut la fragilité de ces rêves et la vanité de ces espérances .
4291: Elle était morte et bien morte .
4292: Tout était fini pour elle .
4293: Il y avait aussi , dans son accablement , une sorte de honte de pauvre homme , qui allait se briser le front à des problèmes insondables .
4294: Sa rêverie continua , lente et douloureuse .
4295: Il se faisait dans sa mémoire des trous , des déchirures subites , et , comme dans une lumière étrange , il revoyait un à un les petits gestes qui lui étaient familiers , il entendait des mots et des sons de voix , et toutes ces choses se prenaient à revivre , comme suscitées du fond du passé par sa douleur .
4296: Elle était toute petite , à peine si elle marchait , qu' il la prenait par la main , et l' emmenait au jardin , dans les allées humides de rosée .
4297: C' était une année chaude et des prunes roulaient sur la terre , à demi rongées par les guêpes , et on avait fait un vin fameux aux vendanges .
4298: Alors elle levait son doigt d' une façon charmante , pour lui montrer des vols de pigeons tourbillonnants , et elle ne savait dire que ce seul mot : " papa " , ce mot qui éveillait en lui un être nouveau , et faisait surgir dans son coeur un monde inconnu de tendresses .
4299: Plus grande , il l' emmenait au bois , dans ses tournées , et il la portait sur son dos , quand elle était lasse , jouissant vaguement de sentir sur ses épaules la tiédeur vivante de ce corps , qui était né de son sang .
4300: Elle avait peur quand un coup de vent passait , éveillant dans la profondeur des taillis un frissonnement de feuilles sèches , terrifiée par la crainte des grands loups , dont on lui parlait les soirs de veillée , quand elle refusait d' aller dormir .
4301: Comme elle était heureuse de courir dans les tranchées herbeuses , de glaner des fleurs , tandis que la forêt lui soufflait au visage l' odeur des fruits sauvages et l' haleine des jeunes taillis .
4302: Une fois , n' avaient -ils pas rapporté un nid de merles , qu' elle avait voulu élever .
4303: Comme elle riait , en leur donnant la becquée , voyant ces becs jaunes grands ouverts , que rien ne pouvait rassasier !
4304: Et la rêverie du vieux continuait , si nette , si précise dans l' accumulation des menus détails , qu' il avait l' impression qu' elle allait se lever , et marcher dans la chambre .
4305: Mais non , la morte ne bougeait pas .
4306: Sur ses traits reposés , flottait toujours la même expression de recueillement et de mystère , comme si elle voulait garder pour elle le grand secret de la tombe .
4307: Alors le vieux * Jacques * Thiriet la baisa une dernière fois au front et rabattit le drap mortuaire .
4308: Puis il sortit à pas lents , car il devait aller dans les villages voisins , prévenir les parents et les inviter aux funérailles .
4309: Les pauvres n' ont pas le droit de perdre leur temps , et de s' attarder à vivre longuement leurs douleurs ou leurs joies .
4310: Par les persiennes entre-bâillées , un frisson d' aube charmante , glissant dans la pièce , fit pâlir la flamme tremblante de la bougie .
4311: Une lumière rose , tendre , ravissante , flottant sur les murs blancs , éveillait dans le silence la danse impalpable des atomes :
4312: les dormeuses s' étirèrent , en se frottant les yeux avec des bâillements .
4313: Toutes sortes de bruits montaient de la rue .
4314: Des coqs chantaient d' une voix enrouée , au fond des basses cours ;
4315: un faucheur se mit à battre sa faux :
4316: le martellement clair de l' acier sonnait comme un carillon .
4317: Tout à coup la poulie du vieux puits se mit à tourner avec ce grincement mélancolique , que
4318: * Marthe avait aimé et qu' elle n' entendrait plus .
4319: C' était la vie qui continuait , joyeuse , superbe , indifférente .
4320: Le garde descendait la côte du grand-écart , à travers les vignes .
4321: C' était comme si quelque chose s' était brisé en lui , cette foi dans la vie qui fait que les êtres s' y attachent , s' y cramponnent , et gardent l' espoir à travers les épreuves .
4322: Une cloche sonna .
4323: Le glas lent et mesuré montait dans la campagne , comme une lamentation solitaire .
4324: Il se mit à parler tout haut , comme on parle aux heures d' égarement :
4325: - c' est pour ma fille qu' on sonne .
4326: Si jamais on m' avait dit ça !
4327: Qu' est -ce que j' ai bien pu faire au bon * Dieu ?
4328: Toujours il avait songé qu' elle serait là , quand il mourrait , pour lui fermer les yeux , car c' est la loi que les plus vieux s' en vont et que les jeunes les poussent , les talonnent , et restent là pour causer d' eux , quelquefois , aux heures rares du souvenir .
4329: Il s' assit sur le bord du chemin , ses jambes s' effondrant sous lui .
4330: Il se dit qu' il avait le temps d' arriver pour la cérémonie , car il s' effarait à l' idée de rentrer dans sa maison , ne voulant pas voir la boîte où on l' avait clouée .
4331: Le dernier adieu , il le lui avait dit cette nuit -là , au cours de sa longue rêverie et il préférait rester sur cette impression , dont la douceur émouvante le consolait .
4332: Justement , ses regards s' arrêtèrent , par une habitude invincible , sur une vigne qu' il possédait dans cet endroit :
4333: une belle vigne d' au moins deux " journaux " , d' un seul tenant , avec des rangées de jeunes ceps , plantés dans un sol meuble et caillouteux , qui faisait le vin bon , traversé de murs de pierres sèches où s' étayaient les terres croulantes .
4334: Partant pour ses tournées en forêt , il lui arrivait souvent de faire un détour , malgré lui , pour ainsi dire :
4335: une petite visite d' amitié qu' il lui rendait .
4336: Les années où la récolte était bonne , il aimait s' arrêter sous les cerisiers plantés en bordure , contemplant les pampres ensoleillés , la lourde opulence des grappes noires .
4337: Et voilà que cette vue lui fit un mal indicible .
4338: à qui cela reviendrait -il , maintenant ?
4339: à des parents éloignés , qu' on ne voyait presque jamais , et qui , convoitant l' héritage , se rapprocheraient des vieux avec des mines friandes et des flatteries hypocrites , qui le dégoûtaient d' avance .
4340: Et ils auraient le beau pré de trois fauchées , qu' on avait acheté pour profiter d' une occasion , ils mettraient la main sur l' argent placé à la caisse d' épargne , cet argent liquide , si rare dans les campagnes , dont la possession leur avait valu parfois toute sorte d' inimitiés .
4341: Il se sentait pris , vis-à-vis de ces étrangers , d' une haine féroce , comme s' ils l' avaient volé dans sa poche .
4342: La vie des paysans est si pauvre , si dénuée de tout , si constamment tiraillée par des soucis d' argent , que l' intérêt se mêle à tous leurs sentiments , à toutes leurs affections , même les plus sacrées , et leur donne une sorte de grandeur farouche .
4343: Il savait très bien que la vieille pensait comme lui , car lorsqu' ils se privaient , pris d' une rage d' amasser , il l' avait vue souvent se tourner vers sa fille , lui disant avec orgueil qu' elle serait un bon parti , et ils avaient tous les deux la même arrière-pensée , qu' ils n' exprimaient pas :
4344: ce bien restant dans leurs familles , ce serait comme s' ils le possédaient encore dans la tombe .
4345: La douleur sainte de ce père pleurant sa fille , se compliquait d' une espèce de honte , celle du commerçant qui a fait faillite .
4346: Il voyait très bien leur vie , à tous les deux , restés seuls dans le silence de la maison vide , trop grande pour leur vieillesse taciturne .
4347: Ils habiteraient cette maison , ils récolteraient leurs champs , ils se serviraient de leurs meubles , comme s' ils en avaient l' usufruit pour un temps dérisoire et passager , et rien de ce qu' ils avaient aimé , de ce qui avait tenu à leur coeur par tant de fibres secrètes , n' existerait plus pour eux .
4348: Que leur fallait -il , après tout :
4349: un petit coin chaud au soleil , contre un mur , entre des tas de fagots pour les garantir du vent aigre .
4350: Pour lui son compte était réglé , et il ne se passerait pas un long temps avant qu' il n' allât rejoindre sa fille dans le cimetière , dont les croix blanchissaient au bas de la côte .
4351: La cloche sonna pour la seconde fois .
4352: Il se levait pour partir , quand il vit le vieux
4353: * Dominique qui gravissait lentement la montée .
4354: Allant à sa rencontre , droit , ferme , raidissant sa stature de vieux soldat , le garde se campa devant lui .
4355: - * Dominique , fit -il , j' espère bien que ce qui s' est passé ne t' empêchera pas de venir à l' enterrement de ma fille .
4356: Elle t' aimait déjà comme son père .
4357: Puis , égaré , il ajouta :
4358: - je souffre ...
4359: je souffre ...
4360: et il pleura .
4361: Le vieux pêcheur ne répondait pas , ayant dans toute son attitude un affaissement de honte , lamentable et écroulé , qui s' ajoutait à sa décrépitude .
4362: Il finit par dire , tirant les mots un à un , avec gêne :
4363: - vois -tu , je n' y suis pour rien ...
4364: si le gueux a mal tourné , c' est pas faute d' avertissement ...
4365: j' aimerais mieux le voir mort , que de le savoir où il est ...
4366: le garde répondit :
4367: - il ne faut pas souhaiter la mort des siens ;
4368: il faut avoir passé par là , pour savoir comme c' est triste .
4369: Et ce fut tout .
4370: Ils se séparèrent , l' un montant la côte et l' autre la redescendant .
4371: C' était un spectacle tragique que celui de ces deux douleurs , muettes , effondrées , qui cheminaient lentement , à petits pas de vieillard , sans jamais se retourner , comme s' il y avait entre elles un abîme , ce vide infranchissable que creuse une fosse entr'ouverte .
4372: On attendait la levée du corps devant la maison de * Marthe .
4373: Des femmes , rangées en demi-cercle à la porte , priaient , et d' autres se hâtaient d' entrer dans la chambre mortuaire , pour jeter de l' eau bénite sur le cercueil .
4374: Puis elles venaient prendre place dans le cortège ;
4375: des vieux , descendus d' un village voisin , demandaient des détails à voix basse , dans une impatience de connaître l' événement , qui bouleversait toute la contrée .
4376: Le troisième coup sonna ;
4377: les cloches lentes d' ordinaire précipitaient la volée du glas , comme pressées d' en finir .
4378: On sortit le cercueil dans l' étroit vestibule .
4379: La vue de la boîte blanche faisait mal , mais ce ne fut qu' un instant ;
4380: on la recouvrit d' un drap où de place en place on avait piqué des fleurs blanches avec des épingles ;
4381: toute une frêle jonchée vainement répandue sur la face hideuse de la mort ;
4382: des roses mousseuses coupées à la hâte dans les jardins , encore humides de rosée , des boules de neige aux blancheurs verdâtres , et aussi des angéliques des prés dont le coeur tremblant s' épanouissait en une poussière de fleurs .
4383: Les cierges allumés , on les distribua aux assistants à la ronde .
4384: Les flammes jaunes , que pâlissait le grand jour , tremblaient au vent , comme épeurées .
4385: Mais on entendit une voix chevrotante , qui murmurait des paroles latines , et le vieux prêtre apparut , au tournant des maisons , l' étole violette croisée sur sa poitrine , ayant à ses côtés le chantre vêtu d' un long surplis blanc .
4386: Ils marchaient gravement , précédés d' un gamin qui portait la grande croix d' argent .
4387: Elle montait très haut , cette croix , dans le ciel bleu , et chaque pas de l' enfant la faisant vaciller , un éclat miroitant de soleil s' accrochait à ses bras de métal .
4388: Le cortège se mit en marche , quatre jeunes filles de l' âge de * Marthe tenant le brancard .
4389: Le corps n' était pas lourd , mais le trajet s' allongeait , et elles s' arrêtaient parfois pour reprendre haleine .
4390: Alors tout le cortège faisait halte , immobile avec ses voiles noirs , les lueurs des cierges , les paysans aux visages rudes et impassibles , debout au milieu de la rue ensoleillée , où des coqs battaient des ailes , où des poules picoraient sur les fumiers , cherchant leur vie .
4391: Et sur ce tableau ruisselait , planait , tournoyait la lumière vermeille d' une journée de septembre , ces premiers jours d' automne où le ciel humide et pur s' ouvre plus profondément , où le soleil met un alanguissement sur les choses .
4392: On monta les marches branlantes de l' escalier :
4393: on s' arrêta encore une fois sous l' ombre du grand marronnier séculaire , qui protège les jeux des enfants , tandis que ses racines plongent dans la terre grasse , où pourrissent les morts .
4394: Des feuilles mortes , recroquevillées , brûlées par les derniers coups de soleil , glissaient sur le sol , pareilles à des oiseaux blessés .
4395: Elle était plus triste encore , cette pauvre église de village , nue et froide comme une grange , avec ses vitres claires , et ses murs suintant des traînées d' humidités verdâtres , et pour ces funérailles , elle semblait emplie d' un frisson indéfinissable de misère et de tristesse .
4396: On plaça le cercueil tout au bout de l' allée , à l' entrée du choeur , et la cérémonie commença .
4397: Le vieux prêtre officiait avec lenteur , et chaque fois qu' il passait devant le tabernacle , où repose le corps du * Dieu voilé , il s' agenouillait et restait longtemps prosterné , abîmé dans un acte d' adoration éperdu , suppliant le très-haut pour cette morte qu' il avait baptisée , qu' il avait instruite , implorant le pardon de la faute suprême qu' elle avait commise , et dont il semblait porter tout le poids .
4398: Les hymnes grandioses , le sanglotement désespéré du dies iroe , dont la magnificence liturgique plane très haut au-dessus de l' écroulement des misères humaines , comme un appel toujours retentissant vers les puissances miséricordieuses , vers les espérances éternelles , vers l' inaccessible certitude de l' immortalité , toute cette poésie de l' office des morts , somptueuse et théâtrale , quand elle est soutenue par les chants nombreux d' une maîtrise et par le déchaînement de l' orgue aux grandes voix , prenait en passant sur ces lèvres balbutiantes de vieillard , par ce chevrotement hésitant et caduc , un accent inexprimable de grandeur .
4399: Tenu par le maître d' école , l' harmonium suivait péniblement , tirant de son ventre un nasillement de notes essoufflées .
4400: Puis le libera retentit , comme une lamentation sur le seuil de l' éternité .
4401: La fosse était creusée , tout au fond du cimetière , contre le mur de la sacristie .
4402: Tout autour les croix de bois , lavées par les pluies , effritées par les hâles , se penchaient dans tous les sens , comme si une tempête avait passé sur ces symboles , les balayant et les éparpillant de son souffle .
4403: Et il y avait sur ces tombes une végétation exubérante d' herbes sauvages , de frêles graminées , hérissant leurs épis barbus , pareils à des épis d' orge ;
4404: dans ce champ de la mort , des coquelicots étalaient par places leur large tache de pourpre saignante , éclatante et chaude , qui vivait tumultueusement au soleil .
4405: Tout au fond , contre le mur de l' enclos , un grand * Christ saignait , cloué sur le gibet , ouvrant ses bras sur le ciel vide .
4406: Parmi les terres amoncelées , de chaque côté de la fosse entr'ouverte , on voyait pêle-mêle des débris de cercueils anciens et de grands ossements blanchâtres .
4407: On posa le cercueil sur une planche , et quand le père * Jean , le fossoyeur , l' eut soulevée , la boîte blanche glissa et se tassa au fond de la terre , avec un bruit mat .
4408: Les deux vieux s' écroulèrent sur le bord de la terre avec un sanglot si désespéré , un tel abandon de tout leur corps , qu' on put croire qu' ils allaient tomber dans la fosse .
4409: Il fallut les emmener .
4410: Ayant aspergé les planches d' eau bénite , puis ayant murmuré une dernière oraison , le vieux prêtre s' en alla , suivi du chantre , de la croix d' argent portée par l' enfant de choeur .
4411: La lourde chape noire balayait de ses plis cassants les herbes folles , et il marchait à pas lents , solennels , lourds de rêverie , comme s' il eût emporté avec lui les consolations éternelles .
4412: Les assistants s' approchèrent de la fosse et , se passant de main en main le goupillon , qui trempait dans l' urne de cuivre , ils faisaient le signe de la croix sur la fosse béante .
4413: Alors il se passa une chose émouvante .
4414: Immobile et les yeux pleins de stupeur , la vieille * Dorothée apparut .
4415: Ses maigres épaules , son échine misérable saillaient sous son châle , son pauvre châle de veuve coupé aux plis , rongé par les mites , usé par tant de deuils anciens .
4416: Elle se tenait au bord de la fosse , et sa tête branlante avait le même hochement triste , le même geste de dénégation habituel , comme pour dire qu' elle ne comprenait pas cette mort , qu' elle n' acceptait pas cet anéantissement d' un être jeune , emporté en pleine vie .
4417: Sur l' horreur de la fosse béante , sur les terres amoncelées où peut-être gisaient les débris des siens , elle étendait sa main tremblante , sa main usée de travail , où se gonflaient des veines noueuses , où des muscles saillaient comme des cordes , et ses doigts osseux serrant le goupillon de cuivre , elle oubliait de faire le signe de la croix , absorbée dans une contemplation triste , la tête traversée d' un tourbillon d' idées , qui la dépassaient .
4418: Et elle ne trouvait à dire que ce mot , qu' elle répétait avec une obstination lente , y faisant tenir une profondeur inexprimable de pitié et de tristesse : " oh ! La pauvrette ! La pauvrette ! ... " cela durait si longtemps , qu' une voisine impatientée lui prit le goupillon des mains , et la repoussa doucement parmi l' assistance .
4419: Alors elle se décida à s' en aller , serrant dans ses jupes la petite * Anna , dans un redoublement de tendresse .
4420: Tout le monde se dispersa .
4421: Et il n' y eut plus tout au fond de l' enclos , sur la fosse comblée et les croix vermoulues , que le grand * Christ saignant sur son gibet , ouvrant ses bras dans un geste vain , sur la misère du monde .
4422: La table était mise chez les * Thiriet dans la grande cuisine du rez-de-chaussée :
4423: une grande table comme pour une noce .
4424: Car c' est un usage ancien , et qui tient bon , d' inviter les gens des villages éloignés à un repas après chaque enterrement .
4425: à vrai dire , ce n' est pas , comme aux festins de mariage , un amoncellement de victuailles , un défilé de plats interminable pour contenter les robustes appétits .
4426: La soupe , le boeuf , parfois une fricassée de lapin , et c' est tout .
4427: Seulement les années où le vin est bon , il finit tout de même par échauffer les têtes , et il se fait autour des tables un tumulte de conversations joyeuses , tant l' oubli est facile .
4428: Pour un peu , on chanterait les chansons du dessert , et cela parfois cause du scandale , mais l' usage se maintient , car on ne peut pas renvoyer ses invités , le ventre vide .
4429: La vieille mère * Catherine avait retrouvé un peu de sa présence d' esprit , pour donner aux marmites , fumant dans l' âtre , son coup d' oeil de maîtresse de maison et de cuisinière expérimentée .
4430: Elle allait et venait , soulevant les couvercles , goûtant les sauces , donnant des ordres aux femmes de service , qu' on avait louées pour la circonstance .
4431: Quand tout fut prêt , elle rentra dans son chagrin et disparut .
4432: D' abord tout alla bien .
4433: On s' observait d' un bout à l' autre de la table .
4434: On mangeait silencieusement , avec une componction , une gravité solennelle et recueillie .
4435: Et sur l' assistance planait un imperceptible frisson de gêne , quelque chose comme un souffle venu de l' au-delà , qui oppressait les poitrines et qui liait les langues .
4436: Mais à la longue on s' y fit .
4437: Alors comme ces paysans étaient venus de villages éloignés et qu' ils n' avaient guère l' occasion de se trouver réunis au cours de l' année , ils se demandèrent des nouvelles de leurs santés et de l' état des récoltes .
4438: Ici on n' était pas mécontent .
4439: Le temps n' était pas mauvais pour la prairie , et la coupe des regains s' annonçait assez bien .
4440: Là , le raisin embrunissait dans les vignes basses , à cause de l' eau qui était tombée .
4441: D' autres se félicitaient de leur bonne mine et se portaient des santés .
4442: Une grosse plaisanterie campagnarde , une bonne rigolade épanouie éclata soudain comme un pétard , laissant sur son passage une sorte de gêne .
4443: Il y eut un silence , puis on recommença , et cela n' eut pas de fin .
4444: Par moments une plainte s' élevait , venant du dehors , une clameur affolante , comme le cri des chiens qui aboient à la mort , sous la lune levante , au fond des fermes perdues dans la campagne .
4445: C' était la mère qui , descendue au jardin , pleurait toutes les larmes de son corps .
4446: Et cela était plus triste que tout , ce long appel douloureux , qui montait dans le bruit grandissant des conversations .
4447: Et plus triste encore , était ce tumulte recommençant , cette facilité d' indifférence et d' oubli , ce flot de vie qui montait inconscient , insouciant , joyeux , effaçant la douleur récente comme un léger sillon imprimé sur le sable .
4448: Mais le vieux garde n' oubliait pas .
4449: Fixant sur la nappe ses yeux pâles et pleins d' eau , il s' efforçait machinalement d' effacer avec son doigt la trace persistante d' un pli .
4450: Et sa pensée était absente , se perdant dans un chaos de choses lointaines .
4451: Des vieux aussi , tout songeurs , faisaient des retours sur eux-mêmes et sur ceux qu' ils avaient perdus , n' ayant plus en eux ce robuste instinct de la jeunesse qui éloigne les préoccupations lugubres , les idées tristes , la crainte du malheur et de la mort .
4452: Un grand bruit éclata :
4453: c' étaient deux jeunes paysans qui se chamaillaient à propos d' un héritage , et s' invectivaient en termes grossiers .
4454: Cela peina tout le monde et on dut mettre le holà .
4455: Et comme si une honte se fût emparée de toute l' assistance , les conversations reprirent à voix basse .
4456: Vers la fin du repas , un vieux se leva , un vieux tout blanc , dont la face était encadrée d' un collier de barbe rude , dont la chemise de grosse toile était toute plissée , selon la mode ancienne .
4457: Alors d' une voix chevrotante , il récita lentement les prières des morts :
4458: requiem aeternam dona eis , domine .
4459: le silence s' était fait profond , religieux , solennel .
4460: Des voix répondaient :
4461: et lux perpetua luceat eis !
4462: une émotion planait sur l' assistance .
4463: Tout le monde se tenait debout .
4464: Des paysans , les mains croisées sur le dos de leur chaise , baissaient respectueusement la tête , cherchant à imprimer à leurs visages rougeauds un air de recueillement .
4465: Et le silence était plein de la pensée des morts .
4466: Puis on se sépara avec des poignées de main , de gros rires , des embrassades , en souhaitant de se revoir bientôt , dans des occasions plus plaisantes .
4467: Il se fit un grand vide dans la maison .
4468: * Pierre n' est jamais revenu .....
4469: le jour des morts , là-bas , en * Lorraine .
4470: De tous les plis du sol montent des glas étouffés , qui traînent mélancoliquement sur les eaux , qui meurent dans l' air froid de cette matinée de novembre .
4471: Il semble que tous les bruits sont morts , tués par l' approche de l' hiver et , sur les prés roussis par les premières gelées , ne tournoient plus ces atomes impalpables , ces bestioles bourdonnantes , qui sont le pullulement de la vie universelle .
4472: Par moments de longs souffles froids passent , agitant les joncs flétris , entre-choquant les roseaux desséchés .
4473: Dressant sur le ciel la maigreur grelottante de leurs branches , les peupliers laissent tomber dans le vent , une à une , leurs feuilles jaunies .
4474: Et le fleuve entre ses rives de terre croulante , détrempées par les pluies d' automne , coule d' une fuite rapide , égale et monotone .
4475: L' eau est salie par les crues récentes .
4476: Le vieux pêcheur peine encore sur les eaux solitaires .
4477: Plus faible et plus cassé , il a peine à soulever l' échiquier , pourtant rapetissé à la taille d' un jouet d' enfant .
4478: Il n' attend plus rien , n' espère plus rien de la vie :
4479: pourtant il faut qu' il s' acharne du matin au soir , pour le labeur persévérant et vain :
4480: ses yeux pâles sont pleins d' une stupeur résignée .
4481: Les choses , les humbles choses qui l' entourent ont vieilli , elles aussi , subissant cette morsure du temps , cette atteinte de la dent rongeuse , qui les mine sourdement , qui les fait dépérir plus lentement que les créatures vivantes , mais qui en vient à bout , à force de patience tenace , d' efforts minutieux sans cesse répétés .
4482: La vieille barque a des trous dans sa membrure , des trous qu' on a réparés avec des morceaux de bois neuf .
4483: Le pot de fer , où des charbons braisillent , est aussi un peu plus ébréché .
4484: Et la barque oscille à chaque mouvement que fait * Dominique , avec un grincement doux et monotone , comme une plainte .
4485: Soudain , une brume descend dans le val :
4486: elle glisse lentement sur les bois , accrochant aux cimes nues des hêtres des lambeaux frissonnants que le vent effiloche ;
4487: puis elle se tasse sur l' eau , épaisse et molle comme une ouate ;
4488: les berges disparaissent sous ce rideau blanc , qui traîne sur la fuite des eaux , et que des mains invisibles semblent écarter par moments , pour le laisser retomber d' une chute plus lourde .
4489: Cela s' éclaircit , autour de la barque , dans un rayon de quelques mètres .
4490: Seuls , quelques lambeaux de brume tournoient à la surface de l' eau , pareils à des fumées ;
4491: puis le brouillard s' épaissit , devient un mur , et la coulée du fleuve le pénètre , y glisse , se dérobe et on l' entend bruire vaguement quelque part , au fond de toute cette blancheur .
4492: * Dominique pêche toujours .
4493: Tout à coup , quelque chose approche , une chose vague , perdue dans cette blancheur illimitée ;
4494: cela se dessine , pareil à une tour :
4495: c' est un grand chaland qui remonte le fleuve à vide , et qui semble voler sur les eaux .
4496: On entend les sonnailles de l' attelage , très loin , dans la brume , comme une musique de fantôme , sur l' autre rive que l' on n' aperçoit pas .
4497: En quelques coups d' aviron ,
4498: * Dominique s' est garé .
4499: Il était temps :
4500: le chaland le frôle de si près , qu' on entend la perche de l' échiquier , éraflant son bordage .
4501: * Dominique croit rêver :
4502: n' est -ce pas la haute stature de * Pierre qui se dresse à la barre du gouvernail , toute droite parmi le flottement insaisissable des brumes ?
4503: De beaux enfants courent sur le pont , leurs rires frais montant dans tout ce silence .
4504: Le vieux pêcheur s' est levé , les bras tendus dans un geste d' appel , mais déjà le chaland s' évanouit , devient une chose imprécise , pénètre dans le mur de brumes , et semble rentrer dans le monde mystérieux , d' où il est sorti .
4505: On entendit au loin , très loin , tout au fond du val , le son rauque de la trompe , qu' on emploie d' habitude , à bord des chalands , pour prévenir l' éclusier de la station prochaine .