_: I qui commence par où les romans finissent le mariage de * M * Robert * Darzac et de * Mlle * Mathilde * Stangerson eut lieu à * Paris , à * Saint- * Nicolas du * Chardonnet , le 6 avril 1895 , dans la plus stricte intimité . Un peu plus de deux années s' étaient donc écoulées depuis les événements que j' ai rapportés dans un précédent ouvrage , événements si sensationnels qu' il n' est point téméraire d' affirmer ici qu' un aussi court laps de temps n' avait pu faire oublier le fameux mystère de la chambre jaune ... celui -ci était encore si bien présent à tous les esprits que la petite église eût été certainement envahie par une foule avide de contempler les héros d' un drame qui avait passionné le monde , si la cérémonie nuptiale n' avait été tenue tout à fait secrète , ce qui avait été assez facile dans cette paroisse éloignée du quartier des écoles . Seuls , quelques amis de * M * Darzac et du professeur * Stangerson , sur la discrétion desquels on pouvait compter , avaient été invités . J' étais du nombre ; j' arrivai de bonne heure à l' église , et mon premier soin , naturellement , fut d' y chercher * Joseph * Rouletabille . J' avais été un peu déçu en ne l' apercevant pas , mais il ne faisait point de doute pour moi qu' il dût venir et , dans cette attente , je me rapprochai de me * Henri- * Robert et de me * André * Hesse qui , dans la paix et le recueillement de la petite chapelle saint- * Charles , évoquaient tout bas les plus curieux incidents du procès de * Versailles , que l' imminente cérémonie leur remettait en mémoire . Je les écoutais distraitement en examinant les choses autour de moi . Mon dieu ! Que votre * Saint- * Nicolas * Du * Chardonnet est une chose triste ! Décrépite , lézardée , crevassée , sale , non point de cette saleté auguste des âges , qui est la plus belle parure de la pierre , mais de cette malpropreté ordurière et poussiéreuse qui semble particulière à ces quartiers saint- * Victor et des * Bernardins , au carrefour desquels elle se trouve si singulièrement enchâssée , cette église , si sombre au dehors , est lugubre dedans . Le ciel , qui paraît plus éloigné de ce saint lieu que de partout ailleurs , y déverse une lumière avare qui a toutes les peines du monde à venir trouver les fidèles à travers la crasse séculaire des vitraux . Avez -vous lu les souvenirs d' enfance et de jeunesse , de * Renan ? Poussez alors la porte de * Saint- * Nicolas * Du * Chardonnet et vous comprendrez comment l' auteur de la vie de jésus , qui était enfermé à côté , dans le petit séminaire adjacent de l' abbé * Dupanloup et qui n' en sortait que pour venir prier ici , désira mourir . Et c' est dans cette obscurité funèbre , dans un cadre qui ne paraissait avoir été inventé que pour les deuils , pour tous les rites consacrés aux trépassés , qu' on allait célébrer le mariage de * Robert * Darzac et de * Mathilde * Stangerson ! J' en conçus une grande peine et , tristement impressionné , en tirai un fâcheux augure . à côté de moi , mes * Henri- * Robert et * André * Hesse bavardaient toujours , et le premier avouait au second qu' il n' avait été définitivement tranquillisé sur le sort de * Robert * Darzac et de * Mathilde * Stangerson , même après l' heureuse issue du procès de * Versailles , qu' en apprenant la mort officiellement constatée de leur impitoyable ennemi : * Frédéric * Larsan . On se rappelle peut-être que c' est quelques mois après l' acquittement du professeur en sorbonne que se produisit la terrible catastrophe de la * Dordogne , paquebot transatlantique qui faisait le service du * Havre à * New- * York . Par temps de brouillard , la nuit , sur les bancs de * Terre- * Neuve , la * Dordogne avait été abordée par un trois-mâts dont l' avant était entré dans sa chambre des machines . Et , pendant que le navire abordeur s' en allait à la dérive , le paquebot avait coulé à pic , en dix minutes . C' est tout juste si une trentaine de passagers dont les cabines se trouvaient sur le pont , eurent le temps de sauter dans les chaloupes . Ils furent recueillis le lendemain par un bateau de pêche qui rentra aussitôt à saint- * Jean . Les jours suivants , l' océan rejeta des centaines de morts parmi lesquels on retrouva * Larsan . Les documents que l' on découvrit , soigneusement cousus et dissimulés dans les vêtements d' un cadavre , attestèrent , cette fois , que * Larsan avait vécu ! * Mathilde * Stangerson était délivrée enfin de ce fantastique époux que , grâce aux facilités des lois américaines , elle s' était donné en secret , aux heures imprudentes de sa trop confiante jeunesse . Cet affreux bandit dont le véritable nom , illustre dans les fastes judiciaires , était * Ballmeyer , et qui l' avait jadis épousée sous le nom de * Jean * Roussel , ne viendrait plus se dresser criminellement entre elle et celui qui , depuis de si longues années , silencieusement et héroïquement l' aimait . J' ai rappelé , dans le mystère de la chambre jaune , tous les détails de cette retentissante affaire , l' une des plus curieuses qu' on puisse relever dans les annales de la cour d' assises , et qui aurait eu le plus tragique dénouement sans l' intervention quasi géniale de ce petit reporter de dix-huit ans , * Joseph * Rouletabille , qui fut le seul à découvrir , sous les traits du célèbre agent de la sûreté * Frédéric * Larsan , * Ballmeyer lui-même ! ... la mort accidentelle et , nous pouvons le dire , providentielle du misérable avait semblé devoir mettre un terme à tant d' événements dramatiques et elle ne fut point-avouons-le -l'une des moindres causes de la guérison rapide de * Mathilde * Stangerson , dont la raison avait été fortement ébranlée par les mystérieuses horreurs du glandier . - voyez -vous , mon cher ami , disait me * Henri- * Robert à me * André * Hesse , dont les yeux inquiets faisaient le tour de l' église , - voyez -vous , dans la vie , il faut être décidément optimiste . Tout s' arrange ! Même les malheurs de * Mlle * Stangerson ... mais qu' avez -vous à regarder tout le temps ainsi derrière vous ? Qui cherchez -vous ? ... vous attendez quelqu' un ? -oui , répondit me * André * Hesse ... j' attends * Frédéric * Larsan ! Me * Henri- * Robert rit autant que la sainteté du lieu lui permettait de rire ; mais moi je ne ris point , car je n' étais pas loin de penser comme me * Hesse . Certes ! J' étais à cent lieues de prévoir l' effroyable aventure qui nous menaçait ; mais , quand je me reporte à cette époque et que je fais abstraction de tout ce que j' ai appris depuis -ce à quoi , du reste , je m' appliquerai honnêtement au cours de ce récit , ne laissant apparaître la vérité qu' au fur et à mesure qu' elle nous fut distribuée à nous-mêmes -je me rappelle fort bien le curieux émoi qui m' agitait alors à la pensée de * Larsan . - allons , * Sainclair ! Fit me * Henri- * Robert qui s' était aperçu de mon attitude singulière , vous voyez bien que * Hesse plaisante ... - je n' en sais rien ! Répondis -je . Et voilà que je regardai attentivement autour de moi , comme l' avait fait me * André * Hesse . En vérité , on avait cru * Larsan mort si souvent quand il s' appelait * Ballmeyer , qu' il pouvait bien ressusciter une fois de plus à l' état de * Larsan . - tenez ! Voici * Rouletabille , dit me * Henri- * Robert . Je parie qu' il est plus rassuré que vous . - oh ! Oh ! Il est bien pâle ! Fit remarquer me * André * Hesse . Le jeune reporter s' avançait vers nous . Il nous serra la main assez distraitement . - bonjour , * Sainclair ; bonjour , messieurs ... je ne suis pas en retard ? Il me sembla que sa voix tremblait ... il s' éloigna tout de suite , s' isola dans un coin , et je le vis s' agenouiller sur un prie-dieu comme un enfant . Il se cacha le visage , qu' il avait en effet fort pâle , dans les mains , et pria . Je ne savais point que * Rouletabille fût pieux et son ardente prière m' étonna . Quand il releva la tête , ses yeux étaient pleins de larmes . Il ne les cachait pas ; il ne se préoccupait nullement de ce qui se passait autour de lui ; il était tout entier à sa prière et peut-être à son chagrin . Quel chagrin ? Ne devait -il pas être heureux d' assister à une union désirée de tous ? Le bonheur de * Robert * Darzac et de * Mathilde * Stangerson n' était -il point son oeuvre ? ... après tout , c' était peut-être de bonheur que pleurait le jeune homme . Il se releva et alla se dissimuler dans la nuit d' un pilier . Je n' eus garde de l' y suivre , car je voyais bien qu' il désirait rester seul . Et puis , c' était le moment où * Mathilde * Stangerson faisait son entrée dans l' église , au bras de son père . * Robert * Darzac marchait derrière eux . Comme ils étaient changés tous les trois ! Ah ! Le drame du glandier avait passé bien douloureusement sur ces trois êtres ! Mais , chose extraordinaire , * Mathilde * Stangerson n' en paraissait que plus belle encore ! Certes , ce n' était plus cette magnifique personne , ce marbre vivant , cette antique divinité , cette froide beauté païenne qui suscitait , sur ses pas , dans les fêtes officielles de la troisième république , auxquelles la situation en vue de son père la forçait d' assister , un discret murmure d' admiration extasiée ; il semblait , au contraire , que la fatalité , en lui faisant expier si tard une imprudence commise si jeune , ne l' avait précipitée dans une crise momentanée de désespoir et de folie que pour lui faire quitter ce masque de pierre derrière lequel se cachait l' âme la plus délicate et la plus tendre . Et c' est cette âme , encore inconnue , qui rayonnait ce jour -là , me semblait -il , du plus suave et du plus charmant éclat , sur le pur ovale de son visage , dans ses yeux pleins d' une tristesse heureuse , sur son front poli comme l' ivoire , où se lisait l' amour de tout ce qui était beau et de tout ce qui était bon . Quant à sa toilette , j' avouerai sottement que je ne me la rappelle plus et qu' il me serait impossible de dire même la couleur de sa robe . Mais ce dont je me souviens , par exemple , c' est de l' expression étrange que prit soudain son regard en ne découvrant point parmi nous celui qu' elle cherchait . Elle ne parut redevenir tout à fait calme et maîtresse d' elle-même que lorsqu' elle eut enfin aperçu * Rouletabille derrière son pilier . Elle lui sourit et nous sourit aussi , à notre tour . - elle a encore ses yeux de folle ! Je me retournai vivement pour voir qui avait prononcé cette phrase abominable . C' était un pauvre sire , que * Robert * Darzac , dans sa bonté , avait fait nommer aide de laboratoire , chez lui , à la sorbonne . Il se nommait * Brignolles et était vaguement cousin du marié . Nous ne connaissions point d' autre parent à * M * Darzac , dont la famille était originaire du midi . Depuis longtemps , * M * Darzac avait perdu son père et sa mère ; il n' avait ni frère ni soeur et semblait avoir rompu toute relation avec son pays , d' où il n' avait rapporté qu' un ardent désir de réussir , une faculté de travail exceptionnelle , une intelligence solide et un besoin naturel d' affection et de dévouement qui avait trouvé avidement l' occasion de se satisfaire auprès du professeur * Stangerson et de sa fille . Il avait aussi rapporté de la * Provence , son pays natal , un doux accent qui avait fait d' abord sourire ses élèves de la sorbonne , mais que ceux -ci avaient aimé bientôt comme une musique agréable et discrète qui atténuait un peu l' aridité nécessaire des cours de leur jeune maître , déjà célèbre . Un beau matin du printemps précédent , il y avait par conséquent un an environ de cela , * Robert * Darzac leur avait présenté * Brignolles . Il venait tout droit d' * Aix où il avait été préparateur de physique et où il avait dû commettre quelque faute disciplinaire qui l' avait jeté tout à coup sur le pavé ; mais il s' était souvenu à temps qu' il était parent de * M * Darzac , avait pris le train pour * Paris et avait su si bien attendrir le fiancé de * Mathilde * Stangerson que celui -ci , le prenant en pitié , avait trouvé le moyen de l' associer à ses travaux . à ce moment , la santé de * Robert * Darzac était loin d' être florissante . Elle subissait le contre-coup des formidables émotions qui l' avaient assaillie au glandier et en cour d' assises ; mais on eût pu croire que la guérison , désormais assurée , de * Mathilde , et que la perspective de leur prochain hymen auraient la plus heureuse influence sur l' état moral et , par contre-coup , sur l' état physique du professeur . Or , nous remarquâmes tous au contraire que , du jour où il s' adjoignit ce * Brignolles , dont le concours devait lui être , disait -il , d' un précieux soulagement , la faiblesse de * M * Darzac ne fit qu' augmenter . Enfin , nous constatâmes aussi que * Brignolles ne portait pas chance , car deux fâcheux accidents se produisirent coup sur coup au cours d' expériences qui semblaient cependant ne devoir présenter aucun danger : le premier résulta de l' éclatement inopiné d' un tube de gessler dont les débris eussent pu dangereusement blesser * M * Darzac et qui ne blessa que * Brignolles , lequel en conservait encore aux mains quelques cicatrices . Le second , qui aurait pu être extrêmement grave , arriva à la suite de l' explosion stupide d' une petite lampe à essence , au-dessus de laquelle * M * Darzac était justement penché . La flamme faillit lui brûler la figure ; heureusement , il n' en fut rien , mais elle lui flamba les cils et lui occasionna , pendant quelque temps , des troubles de la vue , si bien qu' il ne pouvait plus supporter que difficilement la pleine lumière du soleil . Depuis les mystères du glandier , j' étais dans un état d' esprit tel que je me trouvais tout disposé à considérer comme peu naturels les événements les plus simples . Lors de ce dernier accident , j' étais présent , étant venu chercher * M * Darzac à la sorbonne . Je conduisis moi-même notre ami chez un pharmacien et de là chez un docteur , et je priai assez sèchement * Brignolles , qui manifestait le désir de nous accompagner , de rester à son poste . En chemin , * M * Darzac me demanda pourquoi j' avais ainsi bousculé ce pauvre * Brignolles ; je lui répondis que j' en voulais à ce garçon d' une façon générale parce que ses manières ne me plaisaient point , et d' une façon particulière , ce jour -là , parce que j' estimais qu' il fallait le rendre responsable de l' accident . * M * Darzac voulut en connaître la raison ; mais je ne sus que répondre et il se mit à rire . * M * Darzac finit de rire cependant lorsque le docteur lui eut dit qu' il aurait pu perdre la vue et que c' était miracle qu' il en fût quitte à si bon compte . L' inquiétude que me causait * Brignolles était , sans doute , ridicule , et les accidents ne se reproduisirent plus . Tout de même , j' étais si extraordinairement prévenu contre lui que , dans le fond de moi-même , je ne lui pardonnai pas que la santé de * M * Darzac ne s' améliorât point . Au commencement de l' hiver , il toussa , si bien que je le suppliai , et que nous le suppliâmes tous , de demander un congé et de s' aller reposer dans le midi . Les docteurs lui conseillèrent * San- * Remo . Il y fut et , huit jours après , il nous écrivait qu' il se sentait beaucoup mieux ; il lui semblait qu' on lui avait , depuis qu' il était arrivé dans ce pays , enlevé un poids de dessus la poitrine ! ... " je respire ! ... je respire ! ... nous disait -il . Quand je suis parti de * Paris , j' étouffais ! " cette lettre de * M * Darzac me donna beaucoup à réfléchir et je n' hésitai point à faire part de mes réflexions à * Rouletabille . Or celui -ci voulut bien s' étonner avec moi de ce que * M * Darzac était si mal quand il se trouvait auprès de * Brignolles , et si bien quand il en était éloigné ... cette impression était si forte chez moi , tout particulièrement , que je n' eusse point permis à * Brignolles de s' absenter . Ma foi non ! S' il avait quitté * Paris , j' aurais été capable de le suivre ! Mais il ne s' en alla point ; au contraire . Les * Stangerson ne l' eurent jamais plus près d' eux . Sous prétexte de demander des nouvelles de * M * Darzac , il était tout le temps fourré chez * M * Stangerson . Il parvint une fois à voir * Mlle * Stangerson , mais j' avais fait à la fiancée de * M * Darzac un tel portrait du préparateur de physique , que je réussis à l' en dégoûter pour toujours , ce dont je me félicitai dans mon for intérieur . * M * Darzac resta quatre mois à * San- * Remo et nous revint presque entièrement rétabli . Ses yeux , cependant , étaient encore faibles et il était dans la nécessité d' en prendre le plus grand soin . * Rouletabille et moi avions décidé de surveiller le * Brignolles , mais nous fûmes satisfaits d' apprendre que le mariage allait avoir lieu presque aussitôt et que * M * Darzac emmènerait sa femme , dans un long voyage , loin de * Paris et ... loin de * Brignolles . à son retour de * San- * Remo , * M * Darzac m' avait demandé : - eh bien , où en êtes -vous avec ce pauvre * Brignolles ? êtes -vous revenu sur son compte ? -ma foi non ! Avais -je répondu . Et il s' était encore moqué de moi , m' envoyant quelques-unes de ces plaisanteries provençales qu' il affectionnait quand les événements lui permettaient d' être gai , et qui avaient retrouvé dans sa bouche une saveur nouvelle depuis que son séjour dans le midi avait rendu à son accent toute sa belle couleur initiale . Il était heureux ! Mais nous ne pûmes avoir une idée véritable de son bonheur-car , entre son retour et son mariage , nous eûmes peu d' occasions de le voir- que sur le seuil même de cette église où il nous apparut comme transformé . Il redressait avec un orgueil bien compréhensible sa taille légèrement voûtée . Le bonheur le faisait plus grand et plus beau ! -c'est le cas de dire qu' il est à la noce , le patron ! Ricana * Brignolles . Je m' éloignai de cet homme qui me répugnait et m' avançai jusque dans le dos de ce pauvre * M * Stangerson , qui resta , lui , les bras croisés toute la cérémonie , sans rien voir , sans rien entendre . On dut lui frapper sur l' épaule , quand tout fut fini , pour le tirer de son rêve . Quand on passa à la sacristie , me * André * Hesse poussa un profond soupir . - ça y est ! Fit -il . Je respire ... - pourquoi ne respiriez -vous donc pas , mon ami ? Demanda me * Henri- * Robert . Alors me * André * Hesse avoua qu' il avait redouté jusqu'à la dernière minute l' arrivée du mort ... - que voulez -vous ! Répliqua -t-il à son confrère qui se moquait , je ne puis me faire à cette idée que * Frédéric * Larsan consente à être mort pour de bon ! ... nous nous trouvions tous maintenant-une dizaine de personnes au plus-dans plus-dans la sacristie . Les témoins signaient sur les registres et les autres félicitaient gentiment les nouveaux mariés . Cette sacristie est encore plus sombre que l' église et j' aurais pu penser que je devais à cette obscurité de ne point apercevoir , en un pareil moment , * Joseph * Rouletabille , si la pièce n' avait été si petite . De toute évidence , il n' était point là . Qu' est -ce que cela signifiait ? * Mathilde l' avait déjà réclamé deux fois et * M * Robert * Darzac me pria de l' aller chercher , ce que je fis ; mais je rentrai dans la sacristie sans lui ; je ne l' avais pas trouvé . - voilà qui est bizarre , fit * M * Darzac , et tout à fait inexplicable . êtes -vous bien sûr d' avoir regardé partout ? Il sera dans quelque coin , à rêver . - je l' ai cherché partout et je l' ai appelé , répliquai -je . Mais * M * Darzac ne s' en tint point à ce que je lui disais . Il voulut faire lui-même le tour de l' église . Tout de même , il fut plus heureux que moi , car il apprit d' un mendiant qui se tenait sous le porche avec sa timbale qu' un jeune homme qui ne pouvait être , en effet , que * Rouletabille était sorti de l' église quelques minutes auparavant et s' était éloigné dans un fiacre . Quand il rapporta cette nouvelle à sa femme , celle -ci en parut peinée au-delà de toute expression . Elle m' appela et me dit : - mon cher * Monsieur * Sainclair , vous savez que nous prenons le train dans deux heures à la gare de * Lyon ; cherchez -moi notre petit ami et amenez -le moi , et dites -lui que sa conduite inexplicable m' inquiète beaucoup ... - comptez sur moi , fis -je ... et je me mis à la chasse de * Rouletabille sur-le-champ . Mais je revins bredouille à la gare de * Lyon . Ni chez lui , ni au journal , ni au café du barreau où les nécessités de son métier le forçaient souvent de se trouver à cette heure du jour , je ne pus mettre la main sur lui . Aucun de ses camarades ne put me dire où j' aurais quelque chance de le rencontrer . Je vous laisse à penser combien tristement je fus accueilli sur le quai de la gare . * M * Darzac était navré ; mais , comme il avait à s' occuper de l' installation des voyageurs , car le professeur * Stangerson , qui se rendait à * Menton , chez les * Rance , accompagnait les nouveaux mariés jusqu'à * Dijon , cependant que ceux -ci continuaient leur voyage par * Culoz et le mont- * Cenis , il me pria d' annoncer cette mauvaise nouvelle à sa femme . Je fis la triste commission en ajoutant que * Rouletabille viendrait sans doute avant le départ du train . Aux premiers mots que je lui dis de cela , * Mathilde se prit à pleurer doucement , et elle secoua la tête : - non ! Non ! ... c' est fini ! ... il ne viendra plus ! ... et elle monta dans son wagon ... c' est alors que l' insupportable * Brignolles , voyant l' émoi de la nouvelle mariée , ne put s' empêcher de répéter encore à me * André * Hesse , qui , du reste , le fit taire fort malhonnêtement , comme il le méritait : " regardez donc ! Regardez donc ! ... je vous dis qu' elle a encore ses yeux de folle ! ... ah ! * Robert a eu tort ... il aurait mieux fait d' attendre ! " je vois encore * Brignolles disant cela , et je me rappelle le sentiment d' horreur que , dans le moment même , il m' inspira . Il ne faisait point de doute pour moi depuis longtemps que ce * Brignolles était un méchant homme , et surtout un jaloux , et qu' il ne pardonnait point à son parent le service que celui -ci lui avait rendu en le casant dans un poste tout à fait subalterne . Il avait la mine jaune et les traits longs , tirés de haut en bas . Tout en lui paraissait amertume , et tout en lui était long . Il avait une longue taille , de longs bras , de longues jambes et une longue tête . Cependant à cette règle de longueur , il fallait faire une exception pour les pieds et pour les mains . Il avait les extrémités petites et presque élégantes . Ayant été si brusquement morigéné pour ses méchants propos par le jeune avocat , * Brignolles en conçut une immédiate rancune et quitta la gare après avoir présenté ses civilités aux époux . Du moins je crus qu' il quitta la gare , car je ne le vis plus . Nous avions encore trois minutes avant le départ du train . Nous espérions encore en l' arrivée de * Rouletabille , et nous examinions tous le quai , pensant voir enfin surgir dans la troupe hâtive des voyageurs en retard la figure sympathique de notre jeune ami . Comment se faisait -il qu' il n' apparût point , selon sa coutume et sa manière , bousculant tout et tous , ne se préoccupant point des protestations et des cris qui signalaient ordinairement son passage dans une foule où il se montrait toujours plus pressé que les autres ? Que faisait -il ? ... déjà on fermait les portières ; on en entendait le claquement brutal ... et puis ce furent les brèves invitations des employés ... " en voiture ! Messieurs ! ... en voiture ! ... " quelques galopades dernières ... le coup de sifflet aigu qui commandait le départ ... puis la clameur enrouée de la locomotive , et le convoi se mit en marche ... mais pas de * Rouletabille ! ... nous en étions si tristes et , aussi , tellement étonnés , que nous restions sur le quai à regarder * Mme * Darzac sans penser à lui faire entendre nos souhaits de bon voyage . La fille du professeur * Stangerson jeta un long regard sur le quai et , dans le moment que le train commençait à accélérer sa marche , sûre désormais qu' elle ne verrait plus , avant son départ , son petit ami , elle me tendit une enveloppe , par la portière ... - pour lui ! Fit -elle ... et elle ajouta , soudain , avec une figure envahie d' un si subit effroi , et sur un ton si étrange que je ne pus m' empêcher de songer aux néfastes réflexions de * Brignolles . - au revoir , mes amis ! ... ou adieu ! II où il est question de l' humeur changeante de * Joseph * Rouletabille en revenant , seul , de la gare , je ne pus que m' étonner de la singulière tristesse qui m' avait envahi , sans que j' en pusse démêler précisément la cause . Depuis le procès de * Versailles , aux péripéties duquel j' avais été si intimement mêlé , j' avais lié tout à fait amitié avec le professeur * Stangerson , sa fille et * Robert * Darzac . J' aurais dû être particulièrement heureux d' un événement qui semblait satisfaire tout le monde . Je pensai que l' extraordinaire absence du jeune reporter devait être pour quelque chose dans cette sorte de prostration . * Rouletabille avait été traité par les * Stangerson et * M * Darzac comme un sauveur . Et , surtout , depuis que * Mathilde était sortie de la maison de santé où le désarroi de son esprit avait nécessité pendant plusieurs mois des soins assidus , depuis que la fille de l' illustre professeur avait pu se rendre compte du rôle extraordinaire joué par cet enfant dans un drame où , sans lui , elle eût inévitablement sombré avec tous ceux qu' elle aimait , depuis qu' elle avait lu avec toute sa raison , enfin recouvrée , le compte rendu sténographié des débats où * Rouletabille apparaissait comme un petit héros miraculeux , il n' était point d' attentions quasi maternelles dont elle n' eût entouré mon ami . Elle s' était intéressée à tout ce qui le touchait , elle avait excité ses confidences , elle avait voulu en savoir sur * Rouletabille plus que je n' en savais et plus peut-être qu' il n' en savait lui-même . Elle avait montré une curiosité discrète mais continue relativement à une origine que nous ignorions tous et sur laquelle le jeune homme avait continué de se taire avec une sorte de farouche orgueil . Très sensible à la tendre amitié que lui témoignait la pauvre femme , * Rouletabille n' en conservait pas moins une extrême réserve et affectait , dans ses rapports avec elle , une politesse émue qui m' étonnait toujours de la part d' un garçon que j' avais connu si primesautier , si exubérant , si entier dans ses sympathies ou dans ses aversions . Plus d' une fois , je lui en avais fait la remarque , et il m' avait toujours répondu d' une façon évasive en faisant grand étalage , cependant , de ses sentiments dévoués pour une personne qu' il estimait , disait -il , plus que tout au monde , et pour laquelle il eût été prêt à tout sacrifier si le sort ou la fortune lui avaient donné l' occasion de sacrifier quelque chose pour quelqu' un . Il avait aussi des moments d' une incompréhensible humeur . Par exemple , après s' être fait , devant moi , une fête d' aller passer une grande journée de repos chez les * Stangerson qui avaient loué pour la belle saison-car ils ne voulaient plus habiter le glandier -une jolie petite propriété sur les bords de la * Marne , à * Chennevières , et après avoir montré , à la perspective d' un si heureux congé , une joie enfantine , il lui arrivait de se refuser , tout à coup , sans aucune raison apparente , à m' accompagner . Et je devais partir seul , le laissant dans la petite chambre qu' il avait conservée au coin du boulevard saint- * Michel et de la rue monsieur-le-prince . Je lui en voulais de toute la peine qu' il causait ainsi à cette bonne * Mlle * Stangerson . Un dimanche , celle -ci , outrée de l' attitude de mon ami , résolut d' aller le surprendre avec moi dans sa retraite du quartier latin . Quand nous arrivâmes chez lui , * Rouletabille , qui avait répondu par un énergique : " entrez ! " au coup que j' avais frappé à sa porte , * Rouletabille , qui travaillait à sa petite table , se leva en nous apercevant et devint si pâle ... si pâle que nous crûmes qu' il allait défaillir . - mon dieu ! S' écria * Mathilde * Stangerson en se précipitant vers lui . Mais , plus prompt qu' elle encore , avant qu' elle ne fût arrivée à la table où il s' appuyait , il avait jeté sur les papiers qui s' y trouvaient éparpillés une serviette de maroquin qui les dissimula entièrement . * Mathilde avait vu , naturellement , le geste . Elle s' arrêta , toute surprise . - nous vous dérangeons ? Fit -elle sur un ton de doux reproche . - non ! Répondit -il , j' ai fini de travailler . Je vous montrerai ça plus tard . C' est un chef-d'oeuvre , une pièce en cinq actes dont je n' arrive pas à trouver le dénouement . Et il sourit . Bientôt il redevint tout à fait maître de lui et nous dit cent drôleries en nous remerciant d' être venus le troubler dans sa solitude . Il voulut absolument nous inviter à dîner et nous allâmes tous trois manger dans un restaurant du quartier latin , chez * Foyot . Quelle bonne soirée ! * Rouletabille avait téléphoné à * Robert * Darzac qui vint nous rejoindre au dessert . à cette époque , * M * Darzac n' était point trop souffrant et l' étonnant * Brignolles n' avait pas encore fait son apparition dans la capitale . On s' amusa comme des enfants . Ce soir d' été était si beau et si doux dans le * Luxembourg solitaire . Avant de quitter * Mlle * Stangerson , * Rouletabille lui demanda pardon de l' humeur bizarre qu' il montrait quelquefois et s' accusa d' avoir , au fond , un très méchant caractère . * Mathilde l' embrassa et * Robert * Darzac aussi l' embrassa . Et il en fut si ému que , durant le temps que je le reconduisis jusqu'à sa porte , il ne me dit point un mot ; mais , au moment de nous séparer , il me serra la main comme jamais encore il ne l' avait fait . Drôle de petit bonhomme ! ... ah ! Si j' avais su ! ... comme je me reproche maintenant de l' avoir , par instants , à cette époque , jugé avec un peu trop d' impatience ... ainsi , triste , triste , assailli de pressentiments que j' essayais en vain de chasser , je revenais de la gare de * Lyon , me remémorant les innombrables fantaisies , bizarreries , et quelquefois douloureux caprices de * Rouletabille au cours de ces deux dernières années , mais rien , cependant , rien de tout cela ne pouvait me faire prévoir ce qui venait de se passer , et encore moins me l' expliquer . Où était * Rouletabille ? Je m' en fus à son hôtel , boulevard saint- * Michel , me disant que si , là encore , je ne le trouvais pas , je pourrais , au moins , laisser la lettre de * Mme * Darzac . Quelle ne fut pas ma stupéfaction , en entrant dans l' hôtel , d' y trouver mon domestique portant ma valise ! Je le priai de m' expliquer ce que cela signifiait , et il me répondit qu' il n' en savait rien , qu' il fallait le demander à * M * Rouletabille . Celui -ci , en effet , pendant que je le cherchais partout , excepté , naturellement , chez moi , s' était rendu à mon domicile , rue de * Rivoli , s' était fait conduire dans ma chambre par mon domestique , lui avait fait apporter une valise et avait soigneusement rempli cette valise de tout le linge nécessaire à un honnête homme qui se dispose à partir en voyage pour quatre ou cinq jours . Puis , il avait ordonné à mon godiche de transporter ce petit bagage , une heure plus tard , à son hôtel du boul'mich'. Je ne fis qu' un bond jusqu'à la chambre de mon ami où je le trouvai en train d' empiler méticuleusement dans un sac de nuit des objets de toilette , du linge de jour et une chemise de nuit . Tant que cette besogne ne fut point terminée , je ne pus rien tirer de * Rouletabille , car , dans les petites choses de la vie courante , il était volontiers maniaque et , en dépit de la modestie de ses ressources , tenait à vivre fort correctement , ayant l' horreur de tout ce qui touchait de près ou de loin à la bohème . Il daigna enfin m' annoncer que " nous allions prendre nos vacances de pâques " , et que , puisque j' étais libre et que son journal l' époque lui accordait un congé de trois jours , nous ne pouvions mieux faire que d' aller nous reposer " au bord de la mer " . Je ne lui répondis même pas , tant j' étais furieux de la façon dont il venait de se conduire , et aussi tant je trouvais stupide cette proposition d' aller contempler l' océan ou la * Manche par un de ces temps abominables de printemps qui , tous les ans , pendant deux ou trois semaines , nous font regretter l' hiver . Mais il ne s' émut point outre mesure de mon silence , et , prenant ma valise d' une main , son sac de l' autre , me poussant dans l' escalier , il me fit bientôt monter dans un fiacre qui nous attendait devant la porte de l' hôtel . Une demi-heure plus tard , nous nous trouvions tous deux dans un compartiment de première classe de la ligne du nord , qui roulait vers le * Tréport , par * Amiens . Comme nous entrions en gare de * Creil , il me dit : - pourquoi ne me donnez -vous pas la lettre que l' on vous a remise pour moi ? Je le regardai . Il avait deviné que * Mme * Darzac aurait une grande peine de ne l' avoir point vu au moment de son départ et qu' elle lui écrirait . ça n' était pas bien malin . Je lui répondis : - parce que vous ne le méritez pas . Et je lui fis d' amers reproches auxquels il ne prit point garde . Il n' essaya même pas de se disculper , ce qui me mit plus en colère que tout . Enfin , je lui donnai la lettre . Il la prit , la regarda , en respira le doux parfum . Comme je le considérais avec curiosité , il fronça les sourcils , dissimulant , sous cette mine rébarbative , une émotion souveraine . Mais il ne put finalement me la cacher qu' en s' appuyant le front à la vitre et en s' absorbant dans une étude approfondie du paysage . - eh bien , lui demandai -je , vous ne la lisez pas ? -non , me répondit -il , pas ici ! ... mais là-bas ! ... nous arrivâmes au * Tréport en pleine nuit noire , après six heures d' un interminable voyage et par un temps de chien . Le vent de mer nous glaçait et balayait le quai désert . Nous ne rencontrâmes qu' un douanier enfermé dans sa capote et dans son capuchon et qui faisait les cent pas sur le pont du canal . Pas une voiture , naturellement . Quelques papillons de gaz , tremblotant dans leur cage de verre , reflétaient leur éclat falot dans de larges flaques de pluie où nous pataugions à l' envi , cependant que nous courbions le front sous la rafale . On entendait au loin le bruit que faisaient , en claquant sur les dalles sonores , les petits sabots de bois d' une tréportaise attardée . Si nous ne tombâmes point dans le grand trou noir de l' avant-port , c' est que nous fûmes avertis du danger par la fraîcheur salée qui montait de l' abîme et par la rumeur de la marée . Je maugréais derrière * Rouletabille qui nous dirigeait assez difficilement dans cette obscurité humide . Cependant il devait connaître l' endroit , car nous arrivâmes tout de même , cahin-caha , odieusement giflés par l' embrun , à la porte de l' unique hôtel qui reste ouvert , pendant la mauvaise saison , sur la plage . * Rouletabille demanda tout de suite à souper et du feu , car nous avions grand'faim et grand froid . - ah çà ! Lui dis -je , daignerez -vous me faire savoir ce que nous sommes venus chercher dans ce pays , en dehors des rhumatismes qui nous guettent et de la pleurésie qui nous menace ? Car * Rouletabille , dans le moment , toussait et ne parvenait point à se réchauffer . - oh ! Fit -il , je vais vous le dire . Nous sommes venus chercher le parfum de la dame en noir ! cette phrase me donna si bien à réfléchir que je n' en dormis guère de la nuit . Dehors , le vent de mer hululait toujours , poussant sur la grève sa vaste plainte , puis s' engouffrant tout à coup dans les petites rues de la ville , comme dans des corridors . Je crus entendre remuer dans la chambre à côté , qui était celle de mon ami : je me levai et poussai sa porte . Malgré le froid , malgré le vent , il avait ouvert sa fenêtre , et je le vis distinctement qui envoyait des baisers à l' ombre . Il embrassait la nuit ! Je refermai la porte et revins me coucher discrètement . Le lendemain matin , je fus réveillé par un * Rouletabille épouvanté . Sa figure marquait une angoisse extrême et il me tendait un télégramme qui lui venait de * Bourg et qui lui avait été , sur l' ordre qu' il en avait donné , réexpédié de * Paris . Voici la dépêche : " venez immédiatement sans perdre une minute . Avons renoncé à notre voyage en * Orient et allons rejoindre * M * Stangerson à * Menton , chez les * Rance , aux rochers rouges . Que cette dépêche reste secrète entre nous . il ne faut effrayer personne . vous prétexterez auprès de nous congé , tout ce que vous voudrez , mais venez ! Télégraphiez -moi poste restante à * Menton . Vite , vite , je vous attends . Votre désespéré , * Darzac . " III le parfum -eh bien , m' écriai -je , en sautant de mon lit . ça ne m' étonne pas ! ... - vous n' avez jamais cru à sa mort ? Me demanda * Rouletabille avec une émotion telle que je ne pouvais pas me l' expliquer , malgré l' horreur qui se dégageait de la situation , en admettant que nous dussions prendre à la lettre les termes du télégramme de * M * Darzac . - pas trop , fis -je . Il avait tant besoin de passer pour mort qu' il a pu faire le sacrifice de quelques papiers , lors de la catastrophe de la * Dordogne . mais qu' avez -vous , mon ami ? ... vous paraissez d' une faiblesse extrême . êtes -vous malade ? ... * Rouletabille s' était laissé choir sur une chaise . C' est d' une voix presque tremblante qu' il me confia à son tour qu' il n' avait cru réellement à sa mort qu' une fois la cérémonie du mariage terminée . Il ne pouvait entrer dans l' esprit du jeune homme que * Larsan eût laissé s' accomplir l' acte qui donnait * Mathilde * Stangerson à * M * Darzac , s' il avait été encore vivant . * Larsan n' avait qu' à se montrer pour empêcher le mariage ; et , si dangereuse qu' eût été , pour lui , cette manifestation , il n' eût point hésité à se livrer , connaissant les sentiments religieux de la fille du professeur * Stangerson , et sachant bien qu' elle n' eût jamais consenti à lier son sort à un autre homme , du vivant de son premier mari , se trouvât -elle même délivrée de celui -ci par la loi humaine ? En vain eût -on invoqué auprès d' elle la nullité de ce premier mariage au regard des lois françaises , il n' en restait pas moins qu' un prêtre avait fait d' elle la femme d' un misérable , pour toujours ! Et * Rouletabille , essuyant la sueur qui coulait de son front , ajoutait : - hélas ! Rappelez -vous , mon ami ... aux yeux de * Larsan " le presbytère n' a rien perdu de son charme , ni le jardin de son éclat " ! Je mis ma main sur la main de * Rouletabille . Il avait la fièvre . Je voulus le calmer , mais il ne m' entendait pas : - et voilà qu' il aurait attendu après le mariage , quelques heures après le mariage , pour apparaître , s' écria -t-il . Car , pour moi , comme pour vous , * Sainclair , n' est -ce pas ? La dépêche de * M * Darzac ne signifierait rien si elle ne voulait pas dire que l' autre est revenu . - évidemment ! ... mais * M * Darzac a pu se tromper ! ... - oh ! * M * Darzac n' est pas un enfant qui a peur ... cependant , il faut espérer , il faut espérer , n' est -ce pas , * Sainclair ? Qu' il s' est trompé ! ... non , non ! ça n' est pas possible , ce serait trop affreux ! ... trop affreux ... mon ami ! Mon ami ! ... oh ! * Sainclair , ce serait trop terrible ! ... je n' avais jamais vu , même au moment des pires événements du glandier , * Rouletabille aussi agité . Il s' était levé , maintenant ... il marchait dans la chambre , déplaçait sans raison des objets , puis me regardait en répétant : " trop terrible ! ... trop terrible ! " je lui fis remarquer qu' il n' était point raisonnable de se mettre dans un état pareil , à la suite d' une dépêche qui ne prouvait rien et pouvait être le résultat de quelque hallucination ... et puis , j' ajoutai que ce n' était pas dans le moment que nous allions sans doute avoir besoin de tout notre sang-froid , qu' il fallait nous laisser aller à de semblables épouvantes , inexcusables chez un garçon de sa trempe . - inexcusables ! ... vraiment , * Sainclair ... inexcusables ! ... - mais , enfin , mon cher ... vous me faites peur ! ... que se passe -t-il ? -vous allez le savoir ... la situation est horrible ... pourquoi n' est -il pas mort ? -et qu' est -ce qui vous dit , après tout , qu' il ne l' est pas . - c' est que , voyez -vous , * Sainclair ... chut ! ... taisez -vous ... taisez -vous , * Sainclair ! ... c' est que , voyez -vous , s' il est vivant , moi , j' aimerais autant être mort ! -fou ! Fou ! Fou ! C' est surtout s' il est vivant qu' il faut que vous soyiez vivant , pour la défendre , elle ! -oh ! Oh ! C' est vrai ! Ce que vous venez de dire là , * Sainclair ! ... c' est très exactement vrai ! ... merci , mon ami ! ... vous avez dit le seul mot qui puisse me faire vivre : " elle ! " croyez -vous cela ! ... je ne pensais qu' à moi ! ... je ne pensais qu' à moi ! ... et * Rouletabille ricana , et , en vérité , j' eus peur , à mon tour , de le voir ricaner ainsi et je le priai , en le serrant dans mes bras , de bien vouloir me dire pourquoi il était si effrayé , pourquoi il parlait de sa mort à lui , pourquoi il ricanait ainsi ... - comme à un ami , comme à ton meilleur ami , * Rouletabille ! ... parle , parle ! Soulage -toi ! ... dis -moi ton secret ! Dis -le moi , puisqu' il t' étouffe ! ... je t' ouvre mon coeur ... * Rouletabille a posé sa main sur mon épaule ... il m' a regardé jusqu'au fond des yeux , jusqu'au fond de mon coeur , et il m' a dit : - vous allez tout savoir , * Sainclair , vous allez en savoir autant que moi , et vous allez être aussi effrayé que moi , mon ami , parce que vous êtes bon , et que je sais que vous m' aimez ! Là-dessus , comme je croyais qu' il allait s' attendrir , il se borna à demander l' indicateur des chemins de fer . - nous partons à une heure , me dit -il , il n' y a pas de train direct entre la ville d' * Eu et * Paris , l' hiver ; nous n' arriverons à * Paris qu' à sept heures . Mais nous aurons grandement le temps de faire nos malles et de prendre , à la gare de * Lyon , le train de neuf heures pour * Marseille et * Menton . Il ne me demandait même pas mon avis ; il m' emmenait à * Menton comme il m' avait emmené au * Tréport ; il savait bien que dans les conjonctures présentes je n' avais rien à lui refuser . Du reste , je le voyais dans un état si anormal que , n' eût -il point voulu de moi , je ne l' aurais pas quitté . Et puis , nous entrions en pleines vacations et mes affaires du palais me laissaient toute liberté . - nous allons donc à la ville d' * Eu ? Demandai -je . - oui , nous prendrons le train là-bas . Il faut une demi-heure à peine pour aller en voiture du * Tréport à * Eu ... - nous serons restés peu de temps dans ce pays , fis -je . - assez , je l' espère ... assez pour ce que je suis venu y chercher , hélas ! ... je pensai au parfum de la dame en noir , et je me tus . Ne m' avait -il point dit que j' allais tout savoir . Il m' emmena sur la jetée . Le vent était encore violent et nous dûmes nous abriter derrière le phare . Il resta un instant songeur et ferma les yeux devant la mer . - c' est ici , finit -il par dire , que je l' ai vue pour la dernière fois . Il regarda le banc de pierre . - nous nous sommes assis là ; elle m' a serré sur son coeur . J' étais un tout petit enfant ; j' avais neuf ans ... elle m' a dit de rester là , sur ce banc , et puis elle s' en est allée et je ne l' ai plus jamais revue ... c' était le soir ... un doux soir d' été , le soir de la distribution des prix ... oh ! Elle n' avait pas assisté à la distribution , mais je savais qu' elle viendrait le soir ... un soir plein d' étoiles et si clair que j' ai espéré un instant distinguer son visage . Cependant , elle s' est couverte de son voile en poussant un soupir . Et puis elle est partie . Je ne l' ai plus jamais revue . - et vous , mon ami ? -oui ; qu' avez -vous fait ? Vous êtes resté longtemps sur ce banc ? ... - j' aurais bien voulu ... mais le cocher est venu me chercher et je suis rentré ... - où ? -eh bien , mais ... au collège ... - il y a donc un collège au * Tréport ? -non pas , mais il y en a un à * Eu ... je suis rentré au collège d' * Eu ... il me fit signe de le suivre . - nous y allons , dit -il ... comment voulez -vous que je sache ici ? ... il y a eu trop de tempêtes ! ... une demi-heure plus tard nous étions à * Eu . Au bas de la rue des marronniers , notre voiture roula bruyamment sur les pavés durs de la grande place froide et déserte , pendant que le cocher annonçait son arrivée en faisant claquer son fouet à tour de bras , remplissant la petite ville morte de la musique déchirante de sa lanière de cuir . Bientôt , on entendit , par-dessus les toits , sonner une horloge-celle du collège , me dit * Rouletabille- et tout se tut . Le cheval , la voiture , s' étaient immobilisés sur la place . Le cocher avait disparu dans un cabaret . Nous entrâmes dans l' ombre glacée de la haute église gothique qui bordait , d' un côté , la grand'place . * Rouletabille jeta un coup d' oeil sur le château dont on apercevait l' architecture de briques roses couronnées de vastes toits * Louis * Xiii , façade morne qui semble pleurer ses princes exilés ; il considéra , mélancolique , le bâtiment carré de la mairie qui avançait vers nous la lance hostile de son drapeau sale , les maisons silencieuses , le café de * Paris N' était -ce point là qu' il avait acheté ses premiers livres neufs , payés par la dame en noir ? ... - rien n' est changé ! ... un vieux chien , sans couleur , sur le seuil du libraire , allongeait son museau paresseux sur ses pattes gelées . - c' est * Cham ! Fit * Rouletabille . Oh ! Je le reconnais bien ! ... c' est * Cham ! C' est mon bon * Cham ! Et il l' appela : - * Cham ! * Cham ! ... le chien se souleva , tourné vers nous , écoutant cette voix qui l' appelait . Il fit quelques pas difficiles , nous frôla , et retourna s' allonger sur son seuil , indifférent . - oh ! Dit * Rouletabille , c' est lui ! ... mais il ne me reconnaît plus ... il m' entraîna dans une ruelle qui descendait une pente rapide , pavée de cailloux pointus . Il me tenait par la main et je sentais toujours sa fièvre . Nous nous arrêtâmes bientôt devant un petit temple de style jésuite qui dressait devant nous son porche orné de ces demi-cercles de pierre , sortes de " consoles renversées " , qui sont le propre d' une architecture qui n' a contribué en rien à la gloire du dix-septième siècle . Ayant poussé une petite porte basse , * Rouletabille me fit entrer sous une voûte harmonieuse au fond de laquelle sont agenouillées , sur la pierre de leurs tombeaux vides , les magnifiques statues de marbre de * Catherine * De * Clèves et de * Guise * Le * Balafré . - la chapelle du collège , me dit tout bas le jeune homme . Il n' y avait personne dans cette chapelle . Nous l' avons traversée en hâte . Sur la gauche , * Rouletabille poussa très doucement un tambour qui donnait sur une sorte d' auvent . - allons , fit -il tout bas , tout va bien . Comme cela nous serons entrés dans le collège et le concierge ne m' aura pas vu . Certainement , il m' aurait reconnu ! -quel mal y aurait -il à cela ? Mais justement , un homme , tête nue , un trousseau de clefs à la main , passa devant l' auvent et * Rouletabille se rejeta dans l' ombre . - c' est le père * Simon ! Ah ! Comme il a vieilli ! Il n' a plus de cheveux . Attention ! ... c' est l' heure où il va balayer l' étude des petits ... tout le monde est en classe en ce moment ... oh ! Nous allons être bien libres ! Il ne reste plus que la mère * Simon dans sa loge , à moins qu' elle ne soit morte ... en tout cas , d' ici elle ne nous verra pas ... mais attendons ! ... voilà que le père * Simon revient ! ... pourquoi * Rouletabille tenait -il tant à se dissimuler ? Pourquoi ? Décidément , je ne savais rien de ce garçon que je croyais si bien connaître ! Chaque heure passée avec lui me réservait toujours une surprise . En attendant que le père * Simon nous laissât le champ libre , * Rouletabille et moi parvînmes à sortir de l' auvent sans être aperçus et , dissimulés dans le coin d' une petite cour-jardin , derrière des arbrisseaux , nous pouvions maintenant , penchés au-dessus d' une rampe de briques , contempler à l' aise , au-dessous de nous , les vastes cours et les bâtiments du collège que nous dominions de notre cachette . * Rouletabille me serrait le bras comme s' il avait peur de tomber ... - mon dieu ! Fit -il , la voix rauque ... tout cela a été bouleversé ! On a démoli la vieille étude " où j' ai retrouvé le couteau " , et le préau dans lequel " il avait caché l' argent " a été transporté plus loin ... mais les murs de la chapelle n' ont point changé de place , eux ! ... regardez , * Sainclair , penchez -vous ; cette porte qui donne dans les sous-sols de la chapelle , c' est la porte de la petite classe . Je l' ai franchie combien de fois , mon dieu ! Quand j' étais tout petit enfant ... mais jamais , jamais je ne sortais de là aussi joyeux , même aux heures des plus folles récréations , que lorsque le père * Simon venait me chercher pour aller au parloir où m' attendait la dame en noir ! ... pourvu , mon dieu ! Qu' on n' ait point touché au parloir ! ... et il risqua un coup d' oeil en arrière , avança la tête . - non ! Non ! ... tenez , le voilà , le parloir ! ... à côté de la voûte ... c' est la première porte à droite ... c' est là qu' elle venait ... c' est là ... nous allons y aller tout à l' heure , quand le père * Simon sera descendu ... et il claquait des dents ... - c' est fou , dit -il , je crois que je vais devenir fou ... qu' est -ce que vous voulez ? C' est plus fort que moi , n' est -ce pas ? ... l' idée que je vais revoir le parloir ... où elle m' attendait ... je ne vivais que dans l' espoir de la voir , et , quand elle était partie , malgré que je lui promettais toujours d' être raisonnable , je tombais dans un si morne désespoir que , chaque fois , on craignait pour ma santé . On ne parvenait à me faire sortir de ma prostration qu' en m' affirmant que je ne la verrais plus si je tombais malade . Jusqu'à la visite suivante , je restais avec son souvenir et avec son parfum . N' ayant jamais pu distinctement voir son cher visage , et m' étant enivré jusqu'à en défaillir , lorsqu' elle me serrait dans ses bras , de son parfum , je vivais moins avec son image qu' avec son odeur . Les jours qui suivaient sa visite , je m' échappais de temps en temps , pendant les récréations , jusqu'au parloir , et , lorsque celui -ci était vide , comme aujourd'hui , j' aspirais , je respirais religieusement cet air qu' elle avait respiré , je faisais provision de cette atmosphère où elle avait un instant passé , et je sortais , le coeur embaumé ... c' était le plus délicat , le plus subtil et certainement le plus naturel , le plus doux parfum du monde et j' imaginais bien que je ne le rencontrerais plus jamais , jusqu'à ce jour que je vous ai dit , * Sainclair ... vous vous rappelez : ... le jour de la réception à l' * élysée ... - ce jour -là , mon ami , vous avez rencontré * Mathilde * Stangerson ... -c'est vrai ! ... répondit -il d' une voix tremblante ... ... ah ! Si j' avais su à ce moment que la fille du professeur * Stangerson , lors de son premier mariage en * Amérique , avait eu un enfant , un fils qui aurait dû , s' il était vivant encore , avoir l' âge de * Rouletabille , peut-être , après le voyage que mon ami avait fait là-bas et où il avait été certainement renseigné , peut-être eussé -je enfin compris son émotion , sa peine , le trouble étrange qu' il avait à prononcer ce nom de * Mathilde * Stangerson dans ce collège où venait autrefois la dame en noir ! Il y eut un silence que j' osai troubler . - et vous n' avez jamais su pourquoi la dame en noir n' était plus revenue ? -oh ! Fit * Rouletabille , je suis sûr que la dame en noir est revenue ... mais c' est moi qui étais parti ! ... - qui est -ce qui était venu vous chercher ? -personne ! ... je m' étais sauvé ! ... - pourquoi ? ... pour la chercher ? -non ! Non ! ... pour la fuir ! ... pour la fuir , vous dis -je , * Sainclair ! ... mais elle est revenue ! ... je suis sûr qu' elle est revenue ! ... - elle a dû être désespérée de ne plus vous retrouver ! ... * Rouletabille leva les bras vers le ciel , secoua la tête . - est -ce que je sais ? ... peut -on savoir ? ... ah ! Je suis bien malheureux ! ... chut ! Mon ami ! ... chut ! ... le père * Simon ... là ... il s' en va ... enfin ! ... vite ! ... au parloir ! ... nous y fûmes en trois enjambées . C' était une pièce banale , assez grande , avec de pauvres rideaux blancs à ses fenêtres nues . Elle était meublée de six chaises de paille alignées contre les murailles , d' une glace au-dessus de la cheminée et d' une pendule . Il faisait là-dedans assez sombre . En entrant dans cette pièce , * Rouletabille se découvrit avec un de ces gestes de respect et de recueillement que l' on n' a , à l' ordinaire , qu' en pénétrant dans un endroit sacré . Il était devenu très rouge , s' avançait à petits pas , très embarrassé , roulant sa casquette de voyage entre ses doigts . Il se tourna vers moi et , tout bas , plus bas encore qu' il ne m' avait parlé dans la chapelle ... - oh ! * Sainclair ! Le voilà , le parloir ! ... tenez , touchez mes mains , je brûle ... je suis rouge , n' est -ce pas ? ... j' étais toujours rouge quand j' entrais ici et que je savais que j' allais l' y trouver ! ... certainement , j' ai couru ... je suis essoufflé ... je n' ai pas pu attendre , n' est -ce pas ? ... oh ! Mon coeur , mon coeur qui bat comme quand j' étais tout petit ... tenez , j' arrivais ici ... là , là ! ... à la porte , et puis je m' arrêtais , tout honteux ... mais j' apercevais son ombre noire dans le coin ; elle me tendait silencieusement les bras et je m' y jetais , et tout de suite , en nous embrassant , nous pleurions ! ... c' était bon ! C' était ma mère , * Sainclair ! ... oh ! Ce n' est pas elle qui me l' a dit ; au contraire , elle , elle me disait que ma mère était morte et qu' elle était une amie de ma mère ... seulement , comme elle me disait aussi de l' appeler : " maman ! " et qu' elle pleurait quand je l' embrassais , je sais bien que c' était ma mère ... tenez , elle s' asseyait toujours là , dans ce coin sombre , et elle venait à la tombée du jour , quand on n' avait pas encore allumé , dans le parloir ... en arrivant , elle déposait , sur le rebord de cette fenêtre , un gros paquet blanc , entouré d' une ficelle rose . C' était une brioche . J' adore les brioches , * Sainclair ! ... et * Rouletabille ne put plus se retenir . Il s' accouda à la cheminée et il pleura , pleura ... quand il fut un peu soulagé , il releva la tête , me regarda et me sourit tristement . Et puis , il s' assit , très las . Je n' avais garde de lui adresser la parole . Je sentais si bien que ce n' était pas avec moi qu' il causait , mais avec ses souvenirs ... je le vis qui sortait de sa poitrine la lettre que je lui avais remise et , les mains tremblantes , il la décacheta . Il la lut lentement . Soudain , sa main retomba , et il poussa un gémissement . Lui , tout à l' heure si rouge était devenu si pâle ... si pâle qu' on eût dit que tout son sang s' était retiré de son coeur . Je fis un mouvement , mais son geste m' interdit de l' approcher . Et puis , il ferma les yeux . J' aurais pu croire qu' il dormait . Je m' éloignai tout doucement alors , sur la pointe des pieds , comme on fait dans la chambre d' un malade . J' allai m' appuyer à une croisée qui donnait sur une petite cour habitée par un grand marronnier . Combien de temps restai -je là à considérer ce marronnier ? Est -ce que je sais ? ... est -ce que je sais seulement ce que nous aurions répondu à quelqu' un de la maison qui fût entré dans le parloir , à ce moment ? Je songeais obscurément à l' étrange et mystérieuse destinée de mon ami ... à cette femme qui était peut-être sa mère et qui , peut-être , ne l' était pas ! ... * Rouletabille était alors si jeune ... il avait tant besoin d' une mère qu' il s' en était peut-être , dans son imagination , donné une ... * Rouletabille ! ... quel autre nom lui connaissions -nous ? ... * Joseph * Joséphin ... c' était sans doute sous ce nom -là qu' il avait fait ses premières études , ici ... * Joseph * Joséphin , comme le disait le rédacteur en chef de l' époque : " ça n' est pas un nom , ça ! " et , maintenant , qu' était -il venu faire ici ? Rechercher la trace d' un parfum ! ... revivre un souvenir ? ... une illusion ? ... je me retournai au bruit qu' il fit . Il était debout ; il paraissait très calme ; il avait cette figure soudainement rassérénée de ceux qui viennent de remporter une grande victoire intérieure . - * Sainclair , il faut nous en aller , maintenant ... allons-nous -en , mon ami ! ... allons-nous -en ! ... et il quitta le parloir sans même regarder derrière lui . Je le suivais . Dans la rue déserte où nous parvînmes sans avoir été remarqués , je l' arrêtai et je lui demandai , anxieux : - eh bien , mon ami ... avez -vous retrouvé le parfum de la dame en noir ? ... certes ! Il vit bien qu' il y avait dans ma question tout mon coeur , plein de l' ardent désir que cette visite aux lieux de son enfance lui rendît un peu la paix de l' âme . - oui , fit -il , très grave ... oui , * Sainclair ... je l' ai retrouvé ... et il me montra la lettre de la fille du professeur * Stangerson . Je le regardais , hébété , ne comprenant pas ... puisque je ne savais pas ... alors , il me prit les deux mains et , les yeux dans les yeux , il me dit : - je vais vous confier un grand secret , * Sainclair ... le secret de ma vie et peut-être , un jour , le secret de ma mort ... quoi qu' il arrive , il mourra avec vous et avec moi ! ... * Mathilde * Stangerson avait un enfant ... un fils ... ce fils est mort , est mort pour tous , excepté pour vous et pour moi ! ... je reculai , frappé de stupeur , étourdi , sous une pareille révélation ... * Rouletabille , le fils de * Mathilde * Stangerson ! ... et puis , tout à coup , j' eus un choc plus violent encore ... mais alors ! ... mais alors ! ... * Rouletabille était le fils de * Larsan ! Oh ! ... je comprenais , maintenant , toutes les hésitations de * Rouletabille ... je comprenais pourquoi , ce matin , mon ami , dans sa prescience de la vérité , disait : " pourquoi n' est -il pas mort ? S' il est vivant , moi , j' aimerais autant être mort ! " * Rouletabille lut certainement cette phrase dans mes yeux et il fit simplement un signe qui voulait dire : " c' est cela , * Sainclair , maintenant , vous y êtes ! " puis il finit sa pensée tout haut : - silence ! Arrivés à * Paris , nous nous sommes séparés pour nous retrouver à la gare . Là , * Rouletabille me tendit une nouvelle dépêche qui venait de * Valence et qui était signée du professeur * Stangerson . En voici le texte : " * M * Darzac me dit que vous avez quelques jours de congé . Nous serions tous très heureux si vous pouviez venir les passer parmi nous . Nous vous attendons aux rochers rouges chez * M * Arthur * Rance , qui sera enchanté de vous présenter à sa femme . Ma fille serait bien heureuse aussi de vous voir . Elle joint ses instances aux miennes . Amitiés . " enfin , alors que nous montions dans le train , le concierge de l' hôtel de * Rouletabille se précipitait sur le quai et nous apportait une troisième dépêche . Elle venait , celle -là , de * Menton , et elle était signée de * Mathilde . Elle ne portait que ces deux mots : " au secours ! " IV en route maintenant , je sais tout . * Rouletabille vient de me raconter son extraordinaire et aventureuse enfance , et je sais aussi pourquoi il ne redoute rien tant à cette heure que de voir * Mme * Darzac pénétrer le mystère qui les sépare . Je n' ose plus rien dire , rien conseiller à mon ami . Ah ! Le malheureux pauvre gosse ! ... quand il eut lu cette dépêche : " au secours ! " il la porta à ses lèvres , et puis , me broyant la main , il dit : " si j' arrive trop tard , je nous vengerai ! " ah ! L' énergie froide et sauvage de cela ! De temps en temps , un geste trop brusque trahit la passion de son âme , mais en général il est calme . Comme il est calme maintenant , affreusement ! ... quelle résolution a -t-il donc prise dans le silence du parloir , alors qu' il se tenait immobile et les yeux clos dans le coin où s' asseyait la dame en noir ? ... ... pendant que nous roulons vers * Lyon et que * Rouletabille rêve , étendu , tout habillé , sur sa couchette , je vous dirai donc comment et pourquoi l' enfant s' était échappé du collège d' * Eu , et ce qu' il en advint . * Rouletabille s' était enfui du collège comme un voleur ! Il n' est point besoin de chercher d' autre expression , puisqu' il était bien accusé de vol ! Voici toute l' affaire : étant âgé de neuf ans , - il était déjà d' une intelligence extraordinairement précoce et porté à la résolution des problèmes les plus bizarres , les plus difficiles . D' une force de logique surprenante , quasi incomparable à cause de sa simplicité et de l' unité sommaire de son raisonnement , il étonnait son professeur de mathématiques par son mode philosophique de travail . Il n' avait jamais pu apprendre sa table de multiplication et comptait sur ses doigts . Il faisait faire ordinairement ses opérations par ses camarades , comme on donne une vulgaire besogne à accomplir à un domestique ... mais , auparavant , il leur avait indiqué la marche du problème . Ignorant encore les principes de l' algèbre classique , il avait inventé pour son usage personnel une algèbre , faite de signes bizarres rappelant l' écriture cunéiforme , à l' aide de laquelle il marquait toutes les étapes de son raisonnement mathématique , et il était arrivé ainsi à inscrire des formules générales qu' il était le seul à comprendre . Son professeur le comparait avec orgueil à * Pascal trouvant tout seul , en géométrie , les premières propositions d' * Euclide . Il appliquait à la vie quotidienne cette admirable faculté de raisonner . Et cela , matériellement et moralement , c' est-à-dire , par exemple , qu' un acte ayant été commis , farce d' écolier , scandale , dénonciation ou rapportage , par un inconnu parmi dix personnages qu' il connaissait , il dégageait presque fatalement cet inconnu d' après les données morales qu' on lui avait fournies ou que ses observations personnelles lui avaient procurées . Ceci pour le moral ; et pour le matériel , rien ne lui semblait plus simple que de retrouver un objet caché ou perdu ... ou dérobé ... c' est là surtout qu' il déployait une invention merveilleuse , comme si la nature , dans son incroyable équilibre , après avoir créé un père qui était le mauvais génie du vol , avait voulu en faire naître un fils qui eût été le bon génie des volés . Cette étrange aptitude , après lui avoir valu , en plusieurs circonstances amusantes , à propos d' objets chipés , quelques succès d' estime dans le personnel du collège , devait un jour lui être fatale . Il découvrit d' une façon si anormale une petite somme d' argent qui avait été volée au surveillant général , que nul ne voulut croire que cette découverte était uniquement due à son intelligence et à sa perspicacité . Cette hypothèse parut à tous , de toute évidence , impossible ; et il finit bientôt , grâce à une malheureuse coïncidence d' heure et de lieu , par passer pour le voleur . On voulut lui faire avouer sa faute ; il s' en défendit avec une énergie indignée qui lui valut une punition sévère ; le principal fit une enquête où * Joseph * Joséphin fut desservi , avec la lâcheté coutumière aux enfants , par ses petits camarades . Certains se plaignaient qu' on leur dérobait depuis quelque temps des livres , des objets scolaires , et accusèrent formellement celui qu' ils voyaient déjà accablé . Le fait qu' on ne lui connaissait point de parents et qu' on ignorait " d' où il venait " lui fut , plus que jamais , dans ce petit monde , reproché comme un crime . Quand ils parlèrent de lui , ils dirent : " le voleur " . Il se battit et il eut le dessous , car il n' était point très fort . Il était désespéré . Il eût voulu mourir . Le principal , qui était le meilleur des hommes , persuadé malheureusement qu' il avait affaire à une petite nature vicieuse sur laquelle il fallait produire une impression profonde , en lui faisant comprendre toute l' horreur de son acte , imagina de lui dire que , s' il n' avouait point le vol , il ne le conserverait point plus longtemps , et qu' il était décidé , du reste , à écrire le jour même à la personne qui s' intéressait à lui , à * Mme * Darbel-c'était le nom qu' elle avait donné-pour donné-pour qu' elle vînt le chercher . L' enfant ne répondit point et se laissa reconduire dans la petite chambre où il avait été confiné . Le lendemain , on l' y chercha en vain . Il s' était enfui . Il avait réfléchi que le principal à qui il avait été confié depuis les plus tendres années de son enfance-si enfance-si bien qu' il ne se rappelait guère d' une façon un peu précise d' autre cadre à sa petite vie que celui du collège-s'était toujours montré bon pour lui et qu' il ne le traitait de la sorte que parce qu' il croyait à sa culpabilité . Il n' y avait donc point de raison pour que la dame en noire ne crût point , elle aussi , qu' il avait volé . Passer pour un voleur auprès de la dame en noir , plutôt la mort ! Et il s' était sauvé , en sautant , la nuit , par-dessus le mur du jardin . Il avait couru tout de suite au canal dans lequel , en sanglotant , après une pensée suprême donnée à la dame en noir , il s' était jeté . Heureusement , dans son désespoir , le pauvre enfant avait oublié qu' il savait nager . Si j' ai rapporté assez longuement cet incident de l' enfance de * Rouletabille , c' est que je suis sûr que , dans sa situation actuelle , on en comprendra toute l' importance . Alors qu' il ignorait qu' il était le fils de * Larsan , * Rouletabille ne pouvait déjà songer à ce triste épisode sans être déchiré par l' idée que la dame en noir avait pu croire , en effet , qu' il était un voleur , mais depuis qu' il s' imaginait avoir la certitude-imagination trop fondée , hélas ! -du lien naturel qui l' unissait à * Larsan , quelle douleur , quelle peine infinie devait être la sienne ! Sa mère , en apprenant l' événement , avait dû penser que les criminels instincts du père revivraient dans le fils et peut-être ... - et peut-être-idée plus cruelle que la mort elle-même , s' était -elle réjouie de sa mort ! Car il passa pour mort . On retrouva toutes les traces de sa fuite jusqu'au canal , et on repêcha son béret . En réalité , comment vécut -il ? De la façon la plus singulière . Au sortir de son bain et , bien décidé à fuir le pays , ce gamin , que l' on recherchait partout , dans le canal et hors du canal , imagina une façon bien originale de traverser toute la contrée sans être inquiété . Cependant , il n' avait pas lu la lettre volée . son génie le servit . Il raisonna , comme toujours . Il connaissait , pour les avoir entendu souvent raconter , ces histoires de gamins , petits diables et mauvaises têtes , qui se sauvaient de chez leurs parents pour courir les aventures , se cachant le jour dans les champs et dans les bois , marchant la nuit , et vite retrouvés d' ailleurs par les gendarmes ou forcés de revenir au logis parce qu' ils manquaient bientôt de tout et qu' ils n' osaient demander à manger au long de la route qu' ils suivaient et qui était trop surveillée . Notre petit * Rouletabille , lui , dormit , comme tout le monde , la nuit , et marcha au grand jour sans se cacher de personne . Seulement , après avoir fait sécher ses vêtements -on commençait à entrer heureusement dans la bonne saison et il n' eut point à souffrir du froid -il les mit en pièces . Il en fit des loques dont il se couvrit et , ostensiblement , il mendia , sale et déguenillé , il tendait la main , affirmant aux passants que , s' il ne rapportait point des sous , ses parents le battraient . Et on le prenait pour quelque enfant de bohémiens dont il se trouvait toujours quelque voiture dans les environs . Bientôt ce fut l' époque des fraises des bois . Il en cueillit et en vendit dans de petits paniers de feuillages . Et il m' avoua que , s' il n' avait pas été travaillé par l' affreuse pensée que la dame en noir pouvait croire qu' il était un voleur , il aurait conservé de cette période de sa vie le plus heureux souvenir . Son astuce et son naturel courage le servirent pendant toute cette expédition qui dura des mois . Où allait -il ? à * Marseille ! C' était son idée . Il avait vu , dans un livre de géographie , des vues du midi , et jamais il n' avait regardé ces gravures sans pousser un soupir en songeant qu' il ne connaîtrait peut-être jamais ce pays enchanté . à force de vivre comme un bohémien , il fit la connaissance d' une petite caravane de romanichels qui suivait la même route que lui et qui se rendait aux * Saintes- * Maries- * De- * La- * Mer-dans la * Crau- pour élire leur roi . Il rendit à ces gens quelques services , sut leur plaire , et ceux -ci , qui n' ont point coutume de demander aux passants leurs papiers , ne voulurent point en savoir davantage . Ils pensèrent que , victime de mauvais traitements , l' enfant s' était enfui de quelque baraque de saltimbanques et ils le gardèrent avec eux . Ainsi parvint -il dans le midi . Aux environs d' * Arles , il les quitta et arriva enfin à * Marseille . Là , ce fut le paradis ... un éternel été et ... le port ! Le port était d' une ressource inépuisable pour les petits vauriens de la ville . Ce fut un trésor pour * Rouletabille . Il y puisa , comme il lui plaisait , au fur et à mesure de ses besoins , qui n' étaient point grands . Par exemple , il se fit " pêcheur d' oranges " . C' est dans le moment qu' il exerçait cette lucrative profession qu' il fit connaissance , un beau matin , sur les quais , d' un journaliste de * Paris , * M * Gaston * Leroux , et cette rencontre devait avoir par la suite une telle influence sur la destinée de * Rouletabille que je ne crois point superflu de donner ici l' article où le rédacteur du matin a rapporté cette mémorable entrevue : le petit pêcheur d' oranges : comme le soleil , perçant enfin un ciel de nuées , frappait de ses rayons obliques la robe d' or de notre-dame-de-la-garde , je descendis vers les quais . Les grandes dalles en étaient humides encore , et , sous nos pas , nous renvoyaient notre image . Le peuple des matelots , des débardeurs et des portefaix , s' agitait autour des poutres venues des forêts du nord , actionnait les poulies et tirait sur les câbles . Le vent âpre du large , se glissant sournoisement entre la tour saint- * Jean et le fort saint- * Nicolas , étalait sa rude caresse sur les eaux frissonnantes du vieux port . Flanc à flanc , hanche à hanche , les petites barques se tendaient les bras où s' enroulait la voile latine , et dansaient en cadence . à côté d' elles , fatiguées des roulis lointains , lasses d' avoir tangué pendant des jours et des nuits sur des mers inconnues , les lourdes carènes reposaient pesamment , étirant vers les cieux en loques leurs grands mâts immobiles . Mon regard , à travers la forêt aérienne des vergues et des hunes , alla jusqu'à la tour qui atteste qu' il y a vingt-cinq siècles des enfants de l' antique * Phocée jetèrent l' ancre sur cette côte heureuse , et qu' ils venaient des routes liquides d' * Ionie . Puis mon attention retourna à la dalle des quais , et j' aperçus le petit pêcheur d' oranges . Il était debout , cambré dans les lambeaux d' une jaquette qui lui battait les talons , nu-tête et pieds nus , la chevelure blonde et les yeux noirs ; et je crois bien qu' il avait neuf ans . Une corde passée en bretelle sur l' épaule soutenait à son côté un sac de toile . Son poing gauche était campé à la taille , et de la main droite il s' appuyait à un bâton , long trois fois comme lui , qui se terminait tout là-haut par une petite rondelle de liège . L' enfant était immobile et contemplatif . Alors je lui demandai ce qu' il faisait là . Il me répondit qu' il était pêcheur d' oranges . Il paraissait très fier d' être pêcheur d' oranges et négligea de me demander des sous comme font les petits vauriens sur les ports . Je lui parlai encore ; mais cette fois il garda le silence , car il considérait attentivement l' eau . Nous étions entre la fine taille du fides , venu de * Castellamare , et le beaupré d' un trois-mâts-goélette venu de * Gênes . Plus loin , deux tartanes arrivées le matin des * Baléares arrondissaient leurs ventres , et je vis que ces ventres étaient pleins d' oranges , car ils en perdaient de toutes parts . Les oranges nageaient sur les eaux ; la houle légère les portait vers nous à petites vagues . Mon pêcheur sauta dans un canot , courut à la proue , et , armé de son bâton couronné de liège , attendit . Puis il pêcha . Le liège de son bâton amena une orange , deux , trois , quatre . Elles disparurent dans le sac . Il en pêcha une cinquième , sauta sur le quai et ouvrit la pomme d' or . Il plongea son petit museau dans la pelure entr'ouverte et dévora . - bon appétit ! Lui fis -je . - monsieur , me répondit -il , tout barbouillé de jus vermeil , moi , je n' aime que les fruits . - ça tombe bien , répliquai -je ; mais quand il n' y a pas d' oranges ? -je travaille au charbon . Et sa menotte , s' étant engouffrée dans le sac , en sortit avec un énorme morceau de charbon . Le jus de l' orange avait coulé sur la guenille de sa jaquette . Cette guenille avait une poche . Le petit sortit de la poche un mouchoir inénarrable et , soigneusement , essuya sa guenille . Puis il remit avec orgueil son mouchoir dans sa poche . - qu' est -ce que fait ton père ? Demandai -je . - il est pauvre . - oui , mais qu' est -ce qu' il fait ? Le pêcheur d' oranges eut un mouvement d' épaules . - il ne fait rien , puisqu' il est pauvre ! Mon questionnaire sur sa généalogie n' avait point l' air de lui plaire . Il fila le long du quai et je le suivis ; nous arrivâmes ainsi au " gardiennage " , petit carré de mer où l' on tient en garde les petits yachts de plaisance , les petits bateaux bien propres d' acajou ciré , les petits navires d' une toilette irréprochable . Mon gamin les considérait d' un oeil connaisseur et prenait à cette inspection un vif plaisir . Une embarcation jolie , toute sa voile dehors -elle n' en avait qu' une-accosta . Cette voile était immaculée , gonflait son albe triangle , éclatant dans le radieux soleil . - voilà du beau linge ! Fit mon bonhomme . Là-dessus , il marcha dans une flaque , et sa jaquette , qui décidément le préoccupait au-dessus de toutes choses , en fut tout éclaboussée . Quel désastre ! Il en aurait pleuré . Vite , il sortit son mouchoir et essuya , essuya , puis il me regarda d' un oeil suppliant et me dit : - monsieur ! Je ne suis pas sale par derrière ? ... je lui en donnai ma parole d' honneur . Alors , confiant , il remit encore une fois son mouchoir dans sa poche . à quelques pas de là , sur le trottoir qui longe les vieilles maisons jaunes ou rouges ou bleues , les maisons dont les fenêtres étalent la lessive des chiffons multicolores , il y avait , derrière des tables , des marchandes de moules . Les petites tables étalaient les moules , un couteau rouillé , un flacon de vinaigre . Comme nous arrivions devant les marchandes et que les moules étaient fraîches et tentantes , je dis au pêcheur d' oranges : - si tu n' aimais pas que les fruits , je pourrais t' offrir une douzaine de moules . Ses yeux noirs brillaient de désir et nous nous mîmes , tous deux , à manger des moules . La marchande nous les ouvrait et nous dégustions . Elle voulut nous servir du vinaigre , mais mon compagnon l' arrêta d' un geste impérieux . Il ouvrit son sac , tâtonna , et sortit triomphalement un citron . Le citron , ayant voisiné avec le morceau de charbon , était passé au noir . Mais son propriétaire reprit son mouchoir et essuya . Puis il coupa le fruit et m' en offrit la moitié , mais j' aime les moules pour elles-mêmes et je le remerciai . Après déjeuner , nous revînmes sur le quai . Le pêcheur d' oranges me demanda une cigarette qu' il alluma avec une allumette qu' il avait dans une autre poche de sa jaquette . Alors , la cigarette aux lèvres , lançant vers le ciel des bouffées comme un homme , le bambin se campa sur une dalle au-dessus de l' eau , et , le regard fixé tout là-haut sur notre-dame-de-la-garde , il se mit dans la position du gamin célèbre qui fait le plus bel ornement de * Bruxelles . Il ne perdait pas un pouce de sa taille , était très fier et semblait vouloir emplir le port . * Gaston * Leroux . Le surlendemain , * Joseph * Joséphin retrouvait sur le port * M * Gaston * Leroux qui venait à lui le journal à la main . Le gamin lut l' article et le journaliste lui donna une belle pièce de cent sous . * Rouletabille ne fit aucune difficulté pour l' accepter . Il trouva même ce don fort naturel . " je prends votre pièce , dit -il à * Gaston * Leroux , à titre de collaborateur . " avec ces cent sous , il s' acheta une magnifique boîte à cirer avec tous ses accessoires , et il alla s' installer en face de * Brégaillon . Pendant deux ans , il s' empara des pieds de tous ceux qui venaient manger en cet endroit la traditionnelle bouillabaisse . Entre deux cirages , il s' asseyait sur sa boîte et lisait . Avec le sentiment de la propriété qu' il avait trouvé au fond de sa boîte , l' ambition lui était venue . Il avait reçu une trop bonne éducation et une trop bonne instruction primaire pour ne point comprendre que , s' il n' achevait pas lui-même ce que d' autres avaient si bien commencé , il se privait de la meilleure chance qui lui restait de se faire une situation dans le monde . Les clients finirent par s' intéresser à ce petit décrotteur qui avait toujours sur sa boîte quelques bouquins d' histoire ou de mathématique et un armateur le prit si bien en amitié qu' il lui donna une place de groom dans ses bureaux . Bientôt * Rouletabille fut promu à la dignité de rond de cuir et put faire quelques économies . à seize ans , ayant un peu d' argent en poche , il prenait le train pour * Paris . Qu' allait -il y faire ? Y chercher la dame en noir . Pas un jour il n' avait cessé de penser à la mystérieuse visiteuse du parloir et , bien qu' elle ne lui eût jamais dit qu' elle habitât la capitale , il était persuadé qu' aucune autre ville du monde n' était digne de posséder une dame qui avait un aussi joli parfum . Et puis , les petits collégiens eux-mêmes qui avaient pu apercevoir sa silhouette élégante quand elle se glissait dans le parloir , ne disaient -ils point : " tiens ! La parisienne est venue aujourd'hui : " il eût été difficile de préciser l' idée de derrière la tête de * Rouletabille , et peut-être bien l' ignorait -il lui-même . Son désir était -il simplement de " voir " la dame en noir , de la regarder passer de loin comme un dévot regarde passer une sainte image ? Oserait -il l' aborder ? L' affreuse histoire de vol dont l' importance n' avait fait que grandir dans l' imagination de * Rouletabille n' était -elle point toujours entre eux comme une barrière qu' il n' avait pas le droit de franchir ? Peut-être bien ... peut-être bien , mais enfin il voulait la voir , de cela seulement il était tout à fait sûr . Sitôt débarqué dans la capitale , il alla trouver * M * Gaston * Leroux et s' en fit reconnaître , et puis il lui déclara que , ne se sentant aucun goût bien précis pour un métier quelconque , ce qui était tout à fait fâcheux pour une créature ardente au travail comme la sienne , il avait résolu de se faire journaliste et il lui demanda , tout de go , une place de reporter . * Gaston * Leroux tenta de le détourner d' un aussi funeste projet , mais en vain . C' est alors que , de guerre lasse , il lui dit : - mon petit ami , puisque vous n' avez rien à faire , tâchez donc de trouver " le pied gauche de la rue * Oberkampf " . Et il le quitta sur ces mots bizarres qui donnèrent à réfléchir au pauvre * Rouletabille que ce galapias de journaliste se moquait de lui . Cependant , ayant acheté les feuilles , il lut que le journal l' époque offrait une honnête récompense à qui lui rapporterait le débris humain qui manquait à la femme coupée en morceaux de la rue * Oberkampf . Le reste , nous le connaissons . Dans le mystère de la chambre jaune , j' ai raconté comment * Rouletabille se manifesta à cette occasion et de quelle façon aussi lui fut révélée du même coup , à lui-même , sa singulière profession qui devait être toute sa vie de commencer à raisonner quand les autres avaient fini . J' ai dit par quel hasard il fut conduit un soir à l' élysée où il sentit passer le parfum de la dame en noir . Il s' aperçut alors qu' il suivait * Mlle * Stangerson . Qu' ajouterais -je de plus ? Des considérations sur les émotions qui ont assailli * Rouletabille à propos de ce parfum lors des événements du glandier et surtout depuis son voyage en * Amérique ! On les devine . Toutes ses hésitations , toutes ses " sautes " d' humeur , qui donc maintenant ne les comprendrait pas ? Les renseignements rapportés par lui de * Cincinnati sur l' enfant de celle qui avait été la femme de * Jean * Roussel avaient dû être suffisamment explicites pour lui donner à penser qu' il pouvait bien être cet enfant -là , pas assez cependant pour qu' il pût en être sûr ! Cependant son instinct le portait si victorieusement vers la fille du professeur qu' il avait toutes les peines du monde parfois à ne point se jeter à son cou , à se retenir de la presser dans ses bras et de lui crier : " tu es ma mère ! Tu es ma mère ! " et il se sauvait , comme il s' était sauvé de la sacristie pour ne point laisser échapper en une seconde d' attendrissement ce secret qui le brûlait depuis des années ! ... et puis , en vérité , il avait peur ! ... si elle allait le rejeter ! ... le repousser ! ... l' éloigner avec horreur ! ... lui , le petit voleur du collège d' * Eu ! Lui ... le fils de * Roussel- * Ballmeyer ! ... lui l' héritier des crimes de * Larsan ! ... s' il allait ne plus la revoir , ne plus vivre à ses côtés , ne plus la respirer , elle et son cher parfum , le parfum de la dame en noir ! ... ah ! Comme il lui avait fallu combattre , à cause de cette vision effroyable , le premier mouvement qui le poussait à lui demander chaque fois qu' il la voyait : " est -ce toi ? Est -ce toi la dame en noir ? " quant à elle , elle l' avait aimé tout de suite , mais à cause de sa conduite au glandier sans doute ... si c' était vraiment elle , elle devait le croire mort , lui ! ... et si ce n' était pas elle , ... si par une fatalité qui mettait en déroute et son pur instinct et son raisonnement ... si ce n' était pas elle ... est -ce qu' il pouvait risquer , par son imprudence , de lui apprendre qu' il s' était enfui du collège d' * Eu , pour vol ? ... non ! Non ! Pas ça ! ... elle lui avait demandé souvent : - où avez -vous été élevé , mon jeune ami ? Où avez -vous fait vos premières études ? Et il avait répondu : - à * Bordeaux ! Il aurait voulu pouvoir répondre : " à * Péking ! " cependant ce supplice ne pouvait durer . Si c' était " elle " , eh bien , il saurait lui dire des choses qui feraient fondre son coeur . Tout valait mieux que de n' être point serré dans ses bras . Ainsi , parfois se raisonnait -il . Mais il lui fallait être sûr ! ... sûr au-delà de la raison , sûr de se trouver en face de la dame en noir comme le chien est sûr de respirer son maître ... cette mauvaise figure de rhétorique qui se présentait tout naturellement à son esprit devait le conduire à l' idée de " remonter la piste " . Elle nous mena , dans les conditions que l' on sait , au * Tréport et à * Eu . Cependant , j' oserai dire que cette expédition n' aurait peut-être point donné de résultats décisifs aux yeux d' un tiers qui , comme moi , n' était pas influencé par l' odeur , si la lettre de * Mathilde , que j' avais remise à * Rouletabille dans le train , n' était tout à coup venue lui apporter cette assurance que nous allions chercher . Cette lettre , je ne l' ai point lue . C' est un document si sacré aux yeux de mon ami que d' autres yeux ne le verront jamais , mais je sais que les doux reproches qu' elle lui faisait à l' ordinaire de sa sauvagerie et de son manque de confiance avaient pris sur ce papier un tel accent de douleur que * Rouletabille n' aurait pas pu s' y tromper , même si la fille du professeur * Stangerson avait oublié de lui confier , dans une phrase finale où sanglotait tout son désespoir de mère , que " l' intérêt qu' elle lui portait venait moins des services rendus que du souvenir qu' elle avait gardé d' un petit garçon , le fils de l' une de ses amies , qu' elle avait beaucoup aimée , et qui s' était suicidé , " comme un petit homme " , à l' âge de neuf ans . * Rouletabille lui ressemblait beaucoup ! " V panique * Dijon ... * Mâcon ... * Lyon ... certainement , là-haut , au-dessus de ma tête , il ne dort pas ... je l' ai appelé tout doucement et il ne m' a pas répondu ... mais je mettrais ma main au feu qu' il ne dort pas ! ... à quoi songe -t-il ? ... comme il est calme ! Qu' est -ce donc qui peut bien lui donner un calme pareil ? ... je le vois encore , dans le parloir , se levant soudain , en disant : " allons-nous -en ! " et cela d' une voix si posée , si tranquille , si résolue ... allons-nous -en vers qui ? Vers quoi avait -il résolu d' aller ? Vers elle , évidemment , qui était en danger et qui ne pouvait être sauvée que par lui ; vers elle , qui était sa mère et qui ne le saurait pas ! " c' est un secret qui doit rester entre vous et moi ; l' enfant est mort pour tous , excepté pour vous et pour moi ! " c' était cela sa résolution , cette volonté subitement arrêtée de ne rien lui dire . Et lui , le pauvre enfant , qui n' était venu chercher cette certitude que pour avoir le droit de lui parler ! Dans le moment même qu' il savait , il s' astreignait à oublier ; il se condamnait au silence . Petite grande âme héroïque , qui avait compris que la dame en noir qui avait besoin de son secours ne voudrait pas d' un salut acheté au prix de la lutte du fils contre le père ! Jusqu'où pouvait aller cette lutte ? Jusqu'à quel sanglant conflit ? Il fallait tout prévoir et il fallait avoir les mains libres , n' est -ce pas , * Rouletabille , pour défendre la dame en noir ? ... si calme est * Rouletabille que je n' entends pas sa respiration . Je me penche sur lui ... il a les yeux ouverts . - savez -vous à quoi je réfléchis ? Me dit -il ... à cette dépêche qui nous vient de * Bourg et qui est signée * Darzac , et à cette autre dépêche qui nous vient de * Valence et qui est signée * Stangerson . - j' y ai pensé , et cela me semble , en effet , assez bizarre . à * Bourg , * M et * Mme * Darzac ne sont plus avec * M * Stangerson , qui les a quittés à * Dijon . Du reste , la dépêche le dit bien : " nous allons rejoindre * M * Stangerson . " or , la dépêche * Stangerson prouve que * M * Stangerson , qui avait continué directement son chemin vers * Marseille , se trouve à nouveau avec les * Darzac . Les * Darzac auraient donc rejoint * M * Stangerson sur la ligne de * Marseille ; mais alors il faudrait supposer que le professeur se serait arrêté en route . à quelle occasion ? Il n' en prévoyait aucune . à la gare , il disait : " moi , je serai à * Menton demain matin à dix heures . " voyez l' heure à laquelle la dépêche a été mise à * Valence et constatons sur l' indicateur l' heure à laquelle * M * Stangerson devait normalement passer à * Valence à moins qu' il ne se soit arrêté en route . Nous avons consulté l' indicateur . * M * Stangerson devait passer à * Valence à minuit quarante-quatre et la dépêche portait " minuit quarante-sept " , elle avait donc été jetée par les soins de * M * Stangerson à * Valence , au cours de son voyage normal . à ce moment , il devait donc avoir été rejoint par * M et par * Mme * Darzac . Toujours l' indicateur en main , nous parvînmes à comprendre le mystère de cette rencontre . * M * Stangerson avait quitté les * Darzac à * Dijon , où ils étaient tous arrivés à six heures vingt-sept du soir . Le professeur avait alors pris le train qui partait de * Dijon à sept heures huit et arrivait à * Lyon à dix heures quatre et à * Valence à minuit quarante-sept . Pendant ce temps les * Darzac , quittant * Dijon à sept heures , continuaient leur route sur * Modane et , par saint- * Amour , arrivaient à * Bourg à neuf heures trois du soir , train qui doit repartir normalement de * Bourg à neuf heures huit . La dépêche de * M * Darzac était partie de * Bourg et portait l' indication de dépôt neuf heures vingt-huit . Les * Darzac étaient donc restés à * Bourg , ayant laissé leur train . On pouvait prévoir aussi le cas où le train aurait eu du retard . En tout cas , nous devions chercher la raison d' être de la dépêche de * M * Darzac entre * Dijon et * Bourg , après le départ de * M * Stangerson . on pouvait même préciser entre * Louhans et * Bourg ; le train s' arrête en effet à * Louhans , et si le drame avait eu lieu avant * Louhans ( où ils étaient arrivés à huit heures ) , il est probable que * M * Darzac eût télégraphié de cette station . Cherchant ensuite la correspondance * Bourg- * Lyon , nous constatâmes que * M * Darzac avait mis sa dépêche à * Bourg une minute avant le départ pour * Lyon du train de neuf heures vingt-neuf . Or , ce train arrive à * Lyon à dix heures trente-trois , alors que le train de * M * Stangerson arrivait à * Lyon à dix heures trente-quatre . Après le détour par * Bourg et leur stationnement à * Bourg , * M et * Mme * Darzac avaient pu , avaient dû rejoindre * M * Stangerson à * Lyon , où ils étaient une minute avant lui ! Maintenant , quel drame les avait ainsi rejetés de leur route ? Nous ne pouvions que nous livrer aux plus tristes hypothèses qui avaient toutes pour base , hélas ! La réapparition de * Larsan . Ce qui nous apparaissait avec une netteté suffisante , c' était la volonté de chacun de nos amis de n' effrayer personne . * M * Darzac , de son côté , * Mme * Darzac , du sien , avaient dû tout faire pour se dissimuler la gravité de la situation . Quant à * M * Stangerson , nous pouvions nous demander s' il avait été mis au courant du fait nouveau . Ayant ainsi approximativement démêlé les choses à distance , * Rouletabille m' invita à profiter de la luxueuse installation que la compagnie internationale des wagons-lits met à la disposition des voyageurs amis du repos autant que des voyages , et il me montra l' exemple en se livrant à une toilette de nuit aussi méticuleuse que s' il avait pu y procéder dans une chambre d' hôtel . Un quart d' heure après , il ronflait ; mais je ne crus guère à son ronflement . En tout cas , moi , je ne dormis point . à * Avignon , * Rouletabille sauta de son lit , passa un pantalon , un veston , et courut sur le quai avaler un chocolat bouillant . Moi , je n' avais pas faim . D' * Avignon à * Marseille , dans notre anxiété , le voyage se passa assez silencieusement ; puis , à la vue de cette ville où il avait mené tout d' abord une existence si bizarre , * Rouletabille , sans doute pour réagir contre l' angoisse qui grandissait en nous au fur et à mesure que nous approchions de l' heure à laquelle nous allions " savoir " , se remémora quelques anciennes anecdotes qu' il me conta sans paraître du reste y prendre le moindre plaisir . Je n' étais guère à ce qu' il me disait . Ainsi arrivâmes -nous à * Toulon . Quel voyage ! Il eût pu être si beau ! à l' ordinaire , c' était avec un enthousiasme toujours nouveau que je revoyais ce pays merveilleux , cette côte d' azur aperçue au réveil comme un coin de paradis après l' horrible départ de * Paris , dans la neige , dans la pluie ou dans la boue , dans l' humidité , dans le noir , dans le sale ! Avec quelle joie , le soir , je posais le pied sur les quais du prestigieux p l m , sûr de retrouver le glorieux ami qui m' attendrait , le lendemain matin , au bout de ces deux rails de fer : le soleil ! à partir de * Toulon , notre impatience devint extrême . à * Cannes , nous ne fûmes point surpris du tout en apercevant sur le quai de la gare * M * Darzac qui nous cherchait . Il avait été certainement touché par la dépêche que * Rouletabille lui avait envoyée de * Dijon , annonçant l' heure de notre arrivée à * Menton . Arrivé lui-même avec * Mme * Darzac et * M * Stangerson , la veille à dix heures du matin , à * Menton , il avait dû repartir ce matin même de * Menton et venir au-devant de nous jusqu'à * Cannes , car nous pensions bien que , d' après sa dépêche , il avait des choses confidentielles à nous dire . Il avait la figure sombre et défaite . En le voyant , nous eûmes peur . - un malheur ? ... interrogea * Rouletabille . - non , pas encore ! ... répondit -il . - dieu soit loué ! Fit * Rouletabille en soupirant , nous arrivons à temps ... * M * Darzac dit simplement : - merci d' être venus ! Et il nous serra la main en silence , nous entraînant dans notre compartiment , dans lequel il nous enferma , prenant soin de tirer les rideaux , ce qui nous isola complètement . Quand nous fûmes tout à fait chez nous et que le train se fût remis en marche , il parla enfin . Son émotion était telle que sa voix en tremblait . - eh bien , fit -il , il n' est pas mort ! -nous nous en sommes bien doutés , interrompit * Rouletabille . Mais , en êtes -vous sûr ? -je l' ai vu comme je vous vois . - et * Mme * Darzac aussi l' a vu ? -hélas ! Mais il faut tout tenter pour qu' elle arrive à croire à quelque illusion ! Je ne tiens pas à ce qu' elle redevienne folle , la malheureuse ! ... ah ! Mes amis , quelle fatalité nous poursuit ! ... qu' est -ce que cet homme est revenu faire autour de nous ? ... que nous veut -il encore ? ... je regardai * Rouletabille . Il était alors encore plus sombre que * M * Darzac . Le coup qu' il craignait l' avait frappé . Il en restait affalé dans son coin . Il y eut un silence entre nous trois , puis * M * Darzac reprit : - écoutez ! Il faut que cet homme disparaisse ! ... il le faut ! ... on le joindra , on lui demandera ce qu' il veut ... et tout l' argent qu' il voudra , on le lui donnera ... ou alors , je le tue ! C' est simple ! ... je crois que c' est ce qu' il y a de plus simple ! ... n' est -ce pas votre avis ? ... nous ne lui répondîmes point ... il paraissait trop à plaindre . * Rouletabille , dominant son émotion par un effort visible , engagea * M * Darzac à essayer de se calmer et à nous raconter par le menu tout ce qui s' était passé depuis son départ de * Paris . Alors , il nous apprit que l' événement s' était produit à * Bourg même , ainsi que nous l' avions pensé . Il faut que l' on sache que deux compartiments du wagon-lit avaient été loués par * M * Darzac . Ces deux compartiments étaient reliés entre eux par un cabinet de toilette . Dans l' un on avait mis le sac de voyage et le nécessaire de toilette de * Mme * Darzac , dans l' autre , les petits bagages . C' est dans ce dernier compartiment que * M et * Mme * Darzac et le professeur * Stangerson firent le voyage de * Paris à * Dijon . Là , tous trois étaient descendus et avaient dîné au buffet . Ils avaient le temps puisque , arrivés à six heures vingt-sept , * M * Stangerson ne quittait * Dijon qu' à sept heures huit et les * Darzac à sept heures exactement . à suivre . le professeur avait fait ses adieux à sa fille et à son gendre sur le quai même de la gare , après le dîner . * M et * Mme * Darzac étaient montés dans leur compartiment ( le compartiment aux petits bagages ) et étaient restés à la fenêtre , s' entretenant avec le professeur , jusqu'au départ du train . Celui -ci était déjà en marche , quand le professeur * Stangerson , sur le quai , faisait encore des signes amicaux à * M et * Mme * Darzac . De * Dijon à * Bourg , ni * M et * Mme * Darzac ne pénétrèrent dans le compartiment adjacent à celui dans lequel ils se tenaient et dans lequel se trouvait le sac de voyage de * Mme * Darzac . La portière de ce compartiment , donnant sur le couloir , avait été fermée à * Paris , aussitôt le bagage de * Mme * Darzac déposé . Mais cette portière n' avait été fermée ni extérieurement à clef par l' employé , ni intérieurement au verrou par les * Darzac . Le rideau de cette portière avait été tiré intérieurement sur la vitre , par les soins de * Mme * Darzac , de telle sorte que du corridor on ne pouvait rien voir de ce qui se passait dans le compartiment . Le rideau de la portière de l' autre compartiment où se tenaient les voyageurs n' avait pas été tiré . Tout ceci fut établi par * Rouletabille grâce à un questionnaire très serré dans le détail duquel je n' entre point , mais dont je donne le résultat pour établir nettement les conditions extérieures du voyage des * Darzac jusqu'à * Bourg et de * M * Stangerson jusqu'à * Dijon . Arrivés à * Bourg , les voyageurs apprenaient que , par suite d' un accident survenu sur la ligne de * Culoz , le train se trouvait immobilisé pour une heure et demie en gare de * Bourg . * M et * Mme * Darzac étaient alors descendus , s' étaient promenés un instant . * M * Darzac , au cours de la conversation qu' il eut alors avec sa femme , s' était rappelé qu' il avait omis d' écrire quelques lettres pressantes avant leur départ . Tous deux étaient entrés au buffet . * M * Darzac avait demandé qu' on lui remît ce qu' il fallait pour écrire . * Mathilde s' était assise à ses côtés , puis elle s' était levée et avait dit à son mari qu' elle allait se promener devant la gare , faire un petit tour pendant qu' il finirait sa correspondance . " c' est cela , avait répondu * M * Darzac . Aussitôt que j' aurai terminé , j' irai vous rejoindre . " et , maintenant , je laisse la parole à * M * Darzac : - j' avais fini d' écrire , nous dit -il , et je me levai pour aller rejoindre * Mathilde quand je la vis arriver , affolée , dans le buffet . Aussitôt qu' elle m' aperçut , elle poussa un cri et se jeta dans mes bras . " oh ! Mon dieu ! Disait -elle . Oh ! Mon dieu ! " et elle ne pouvait pas dire autre chose . Elle tremblait horriblement . Je la rassurai , je lui dis qu' elle n' avait rien à craindre puisque j' étais là , et je lui demandai doucement , patiemment , quel avait été l' objet d' une aussi subite terreur . Je la fis asseoir , car elle ne se tenait plus sur ses jambes , et la suppliai de prendre quelque chose , mais elle me dit qu' il lui serait impossible d' absorber pour le moment même une goutte d' eau , et elle claquait des dents . Enfin , elle put parler et elle me raconta , en s' interrompant presque à chaque phrase et en regardant autour d' elle avec épouvante , qu' elle était allée se promener , comme elle me l' avait dit , devant la gare , mais qu' elle n' avait pas osé s' en éloigner , pensant que j' aurais bientôt fini d' écrire . Puis elle était rentrée dans la gare et était revenue sur le quai . Elle se dirigeait vers le buffet quand elle aperçut à travers les vitres éclairées du train , les employés des wagons-lits qui dressaient les couchettes dans un wagon à côté du nôtre . Elle songea tout à coup que son sac de nuit , dans lequel elle avait mis des bijoux , était resté ouvert et elle voulut immédiatement aller le fermer , non point qu' elle mît en doute la probité parfaite de ces honnêtes gens , mais par un geste de prudence tout naturel en voyage . Elle monta donc dans le wagon , se glissa dans le couloir et arriva à la portière du compartiment qu' elle s' était réservé , et dans lequel nous n' étions point entrés depuis notre départ de * Paris . Elle ouvrit cette portière , et , aussitôt , elle poussa un horrible cri . Or ce cri ne fut pas entendu , car il n' était resté personne dans le wagon et un train passait dans ce moment , remplissant la gare de la clameur de sa locomotive . Qu' était -il donc arrivé ? Cette chose inouïe , affolante , monstrueuse . Dans le compartiment , la petite porte ouvrant sur le cabinet de toilette était à demi tirée à l' intérieur de ce compartiment , s' offrant de biais au regard de la personne qui entrait dans le compartiment . Cette petite porte était ornée d' une glace . Or , dans la glace , * Mathilde venait d' apercevoir la figure de * Larsan ! Elle se rejeta en arrière , appelant à son secours , et fuyant si précipitamment qu' en bondissant hors du wagon elle tomba à deux genoux sur le quai . Se relevant , elle arrivait enfin au buffet , dans l' état que je vous ai dit . Quand elle m' eut dit ces choses , mon premier soin fut de ne pas y croire , d' abord parce que je ne le voulais pas , l' événement étant trop horrible , ensuite parce que j' avais le devoir , sous peine de voir * Mathilde redevenir folle , de faire celui qui n' y croyait pas ! Est -ce que * Larsan n' était pas mort , et bien mort ? ... en vérité , je le croyais comme je le lui disais , et il ne faisait point de doute pour moi qu' il n' y avait eu dans tout ceci qu' un effet de glace et d' imagination . Je voulus naturellement m' en assurer et je lui offris d' aller immédiatement avec elle dans son compartiment pour lui prouver qu' elle avait été victime d' une sorte d' hallucination . Elle s' y opposa , me criant que ni elle , ni moi , ne retournerions jamais dans ce compartiment et que , du reste , elle se refusait à voyager cette nuit ! Elle disait tout cela par petites phrases hachées ... elle ne retrouvait pas sa respiration ... elle me faisait une peine infinie ... plus je lui disais qu' une telle apparition était impossible , plus elle insistait sur sa réalité ! Je lui dis encore qu' elle avait bien peu vu * Larsan lors du drame du glandier , ce qui était vrai , et qu' elle ne connaissait pas assez cette figure -là pour être sûre de ne s' être point trouvée en face de l' image de quelqu' un qui lui ressemblait ! Elle me répondit qu' elle se rappelait parfaitement la figure de * Larsan , que celle -ci lui était apparue dans deux circonstances telles qu' elle ne l' oublierait jamais , dût -elle vivre cent ans ! Une première fois , lors de l' affaire de la galerie inexplicable , et la seconde dans la minute même où , dans sa chambre , on était venu m' arrêter ! Et puis , maintenant qu' elle avait appris qui était * Larsan , ce n' étaient point seulement les traits du policier qu' elle avait reconnus ; mais , derrière ceux -là , le type redoutable de l' homme qui n' avait cessé de la poursuivre depuis tant d' années ! ... ah ! Elle jurait sur sa tête et sur la mienne , qu' elle venait de voir * Ballmeyer ! ... que * Ballmeyer était vivant ! ... vivant dans la glace , avec sa figure rase de * Larsan , toute rase , toute rase ... et son grand front dénudé ! ... elle s' accrochait à moi comme si elle eût redouté une séparation plus terrible encore que les autres ! ... elle m' avait entraîné sur le quai ... et puis , tout à coup , elle me quitta , en se mettant la main sur les yeux et elle se jeta dans le bureau du chef de gare ... celui -ci fut aussi effrayé que moi de voir l' état de la malheureuse . Je me disais : " elle va redevenir folle ! " j' expliquai au chef de gare que ma femme avait eu peur , toute seule , dans son compartiment , que je le priais de veiller sur elle pendant que je me rendrais dans le compartiment moi-même pour tâcher de m' expliquer ce qui l' avait effrayée ainsi ... alors , mes amis , alors ... continua * Robert * Darzac , je suis sorti du bureau du chef de gare , mais je n' en étais pas plutôt sorti que j' y rentrais , refermant sur nous la porte précipitamment . Je devais avoir une mine singulière , car le chef de gare me considéra avec une grande curiosité . c' est que , moi aussi , je venais de voir * Larsan ! non ! Non ! Ma femme n' avait pas rêvé tout éveillée ... * Larsan était là , dans la gare ... sur le quai , derrière cette porte . Ce disant , * Robert * Darzac se tut un instant comme si le souvenir de cette vision personnelle lui ôtait la force de continuer son récit . Il se passa la main sur le front , poussa un soupir , reprit : - il y avait , devant la porte du chef de gare , un bec de gaz et , sous le bec de gaz , il y avait * Larsan . évidemment , il nous attendait , il nous guettait ... et , chose extraordinaire , il ne se cachait pas ! au contraire , on eût dit qu' il se tenait là , uniquement pour être vu ! ... le geste qui m' avait fait refermer la porte devant cette apparition était purement instinctif . Quand je rouvris cette porte , décidé à aller droit au misérable , il avait disparu ! ... le chef de gare croyait avoir affaire à deux fous . * Mathilde me regardait agir sans prononcer une parole , les yeux grands ouverts , comme une somnanbule . Elle revint à la réalité des choses pour s' enquérir s' il y avait loin de * Bourg à * Lyon et quel était le prochain train qui s' y rendait . En même temps , elle me priait de donner des ordres pour nos bagages ; et elle me demandait de lui accorder que nous irions rejoindre son père le plus tôt possible . Je ne voyais que ce moyen de la calmer et , loin de faire une objection quelconque à ce nouveau projet , j' entrai immédiatement dans ses vues . Du reste , maintenant que j' avais vu * Larsan , de mes propres yeux , oui , oui , de mes propres yeux vu , je sentais bien que notre grand voyage était devenu impossible et , faut -il vous l' avouer , mon ami , ajouta * M * Darzac en se tournant vers * Rouletabille , je me pris à penser que nous courions désormais un réel danger , un de ces mystérieux et fantastiques dangers dont vous seul pouviez nous sauver , s' il en était temps encore . * Mathilde me fut reconnaissante de la docilité avec laquelle je pris immédiatement toutes dispositions pour rejoindre sans plus tarder son père , et elle me remercia avec une grande effusion quand elle sut que nous allions pouvoir prendre quelques minutes plus tard-car tout ce drame avait à peine duré un quart d' heure -le train de neuf heures vingt-neuf , qui arrivait à * Lyon à dix heures environ , et , en consultant l' indicateur des chemins de fer , nous constations que nous pouvions ainsi rejoindre à * Lyon même * M * Stangerson . * Mathilde m' en marqua encore une grande gratitude , comme si j' avais été réellement responsable de cette heureuse coïncidence . Elle avait reconquis un peu de calme quand le train de neuf heures arriva en gare ; mais , au moment d' y prendre place , comme nous traversions rapidement le quai et que nous passions justement sous le bec de gaz où m' était apparu * Larsan , je la sentis encore défaillir à mon bras et aussitôt , je regardai autour de nous , mais je n' aperçus aucune figure suspecte . Je lui demandai si elle avait encore vu quelque chose , mais elle ne me répondit pas . Son trouble cependant augmentait , et elle me supplia de ne point nous isoler mais d' entrer dans un compartiment déjà aux deux tiers plein de voyageurs . Sous prétexte d' aller surveiller mes bagages , je la quittai un instant au milieu de ces gens , et j' allai jeter au télégraphe la dépêche que vous avez reçue . Je ne lui ai point parlé de cette dépêche parce que je continuais à prétendre que ses yeux l' avaient certainement trompée , et parce que , pour rien au monde , je ne voulais paraître ajouter foi à une pareille résurrection . Du reste , je constatai , en ouvrant le sac de ma femme , qu' on n' avait pas touché à ses bijoux . Les rares paroles que nous échangeâmes concernèrent le secret que nous devions garder sur tout ceci vis-à-vis de * M * Stangerson , qui en aurait conçu un chagrin peut-être mortel . Je passe sur la stupéfaction de celui -ci en nous découvrant sur le quai de la gare de * Lyon . * Mathilde lui raconta qu' à cause d' un grave accident de chemin de fer , barrant la ligne de * Culoz , nous avions décidé , puisqu' il fallait nous résoudre à un détour , de le rejoindre , et d' aller passer quelques jours avec lui chez * Arthur * Rance et sa jeune femme , comme nous en avions été priés instamment , du reste , par ce fidèle ami de la famille .... à ce propos , il serait peut-être temps d' apprendre au lecteur , quitte à interrompre un instant le récit de * M * Darzac , que * M * Arthur * William * Rance qui , comme je l' ai rapporté dans le mystère de la chambre jaune , avait nourri pendant de si longues années un amour sans espoir pour * Mlle * Stangerson , y avait si bien renoncé , qu' il avait fini par convoler en justes noces avec une jeune américaine qui ne rappelait en rien la mystérieuse fille de l' illustre professeur . Après le drame du glandier , et pendant que * Mlle * Stangerson était encore retenue dans une maison de santé des environs de * Paris , où elle achevait de se guérir , on apprit , un beau jour , que * M * William * Arthur * Rance allait épouser la nièce d' un vieux géologue de l' académie des sciences de * Philadelphie . Ceux qui avaient connu sa malheureuse passion pour * Mathilde et qui en avaient mesuré toute l' importance jusque dans les excès qu' elle détermina -elle avait pu faire , un moment , d' un homme , jusqu'à ce jour , sobre et de sens rassis , un alcoolique-ceux -là prétendirent que * Rance se mariait par désespoir et n' augurèrent rien de bon d' une union aussi inattendue . On racontait que l' affaire , qui était bonne pour * Arthur * Rance , car miss * édith * Prescott était riche , s' était conclue d' une façon assez bizarre . Mais ce sont là des histoires que je vous raconterai quand j' aurai le temps . Vous apprendrez alors aussi par quelle suite de circonstances , les * Rance étaient venus se fixer aux rochers rouges , dans l' antique château fort de la presqu'île d' * Hercule dont ils s' étaient rendus , l' automne précédent , propriétaires . Mais , maintenant , il me faut rendre la parole à * M * Darzac , continuant de raconter son étrange voyage . - quand nous eûmes donné ces explications à * M * Stangerson , narra notre ami , ma femme et moi vîmes bien que le professeur ne comprenait rien à ce que nous lui racontions et qu' au lieu de se réjouir de nous revoir il en était tout attristé . * Mathilde essayait en vain de paraître gaie . Son père voyait bien qu' il s' était passé , depuis que nous l' avions quitté , quelque chose que nous lui cachions . Elle fit celle qui ne s' en apercevait pas et mit la conversation sur la cérémonie du matin . Ainsi vint -elle à parler de vous , mon ami ( * M * Darzac s' adressait à * Rouletabille ) , et alors , je saisis l' occasion de faire comprendre à * M * Stangerson que , puisque vous ne saviez que faire de votre congé , dans le moment que nous allions nous trouver tous à * Menton , vous seriez très touché d' une invitation qui vous permettrait de le passer parmi nous . Ce n' est pas la place qui manque aux rochers rouges , et * M * Arthur * Rance et sa jeune femme ne demandent qu' à vous faire plaisir . Pendant que je parlais , * Mathilde m' approuvait du regard et ma main qu' elle pressa avec une tendre effusion , me dit la joie que ma proposition lui causait . C' est ainsi qu' en arrivant à * Valence je pus mettre au télégraphe la dépêche que * M * Stangerson , à mon instigation , venait d' écrire et que vous avez certainement reçue . De toute la nuit , vous pensez bien que nous n' avons pas dormi . Pendant que son père reposait dans le compartiment à côté de nous , * Mathilde avait ouvert mon sac et en avait tiré un revolver . Elle l' avait armé , me l' avait mis dans la poche de mon paletot et m' avait dit : " si on nous attaque , vous nous défendrez ! " ah ! Quelle nuit , mon ami , quelle nuit nous avons passée ! ... nous nous taisions , nous trompant mutuellement , faisant ceux qui sommeillaient , les paupières closes dans la lumière , car nous n' osions pas faire de l' ombre autour de nous . Les portières de notre compartiment fermées au verrou , nous redoutions encore de le voir apparaître . Quand un pas se faisait entendre dans le couloir , nos coeurs bondissaient . Il nous semblait reconnaître son pas ... et elle avait masqué la glace , de peur d' y voir surgir encore son visage ! ... nous avait -il suivis ? ... avions -nous pu le tromper ? ... lui avions -nous échappé ? ... était -il remonté dans le train de * Culoz ? ... pouvions -nous espérer cela ? ... quant à moi , je ne le pensais pas ... et elle ! Elle ! ... ah ! Je la sentais , silencieuse et comme morte , là , dans son coin ... je la sentais affreusement désespérée , plus malheureuse encore que moi-même , à cause de tout le malheur qu' elle traînait derrière elle , comme une fatalité ... j' aurais voulu la consoler , la réconforter , mais je ne trouvais point les mots qu' il fallait sans doute , car , aux premiers que je prononçai , elle me fit un signe désolé et je compris qu' il serait plus charitable de me taire . Alors , comme elle , je fermai les yeux ... ainsi parla * M * Robert * Darzac , et ceci n' est point une relation approximative de son récit . Nous avions jugé , * Rouletabille et moi , cette narration si importante que nous fûmes d' accord , à notre arrivée à * Menton , pour la retracer aussi fidèlement que possible . Nous nous y employâmes tous les deux , et , notre texte à peu près arrêté , nous le soumîmes à * M * Robert * Darzac qui lui fit subir quelques modifications sans importance , à la suite de quoi il se trouva tel que je le rapporte ici . La nuit du voyage de * M * Stangerson et de * M et * Mme * Darzac ne présenta aucun incident digne d' être noté . En gare de * Menton- * Garavan , ils trouvèrent * M * Arthur * Rance , qui fut bien étonné de voir les nouveaux époux ; mais , quand il sut qu' ils avaient décidé de passer chez lui quelques jours , aux côtés de * M * Stangerson , et d' accepter ainsi une invitation que * M * Darzac , sous différents prétextes , avait jusqu'alors repoussée , il en marqua une parfaite satisfaction et déclara que sa femme en aurait une grande joie . également , il se réjouit d' apprendre la prochaine arrivée de * Rouletabille . * M * Arthur * Rance n' avait pas été sans souffrir de l' extrême réserve avec laquelle , même depuis son mariage avec miss * édith * Prescott , * M * Robert * Darzac l' avait toujours traité . Lors de son dernier voyage à * San- * Remo , le jeune professeur en Sorbonne s' était borné , en passant , à une visite au château d' * Hercule , faite sur le ton le plus cérémonieux . Cependant , quand il était revenu en * France , en gare de * Menton- * Garavan , la première station après la frontière , il avait été salué très cordialement , et gentiment complimenté sur sa meilleure mine par les * Rance qui , avertis du retour de * Darzac par les * Stangerson , s' étaient empressés d' aller le surprendre au passage . En somme , il ne dépendait point d' * Arthur * Rance que ses rapports avec les * Darzac devinssent excellents . Nous avons vu comment la réapparition de * Larsan , en gare de * Bourg , avait jeté bas tous les plans de voyage de * M et de * Mme * Darzac et aussi avait transformé leur état d' âme , leur faisant oublier leurs sentiments de retenue et de circonspection vis-à-vis de * Rance , et les jetant , avec * M * Stangerson , qui n' était averti de rien , bien qu' il commençât à se douter de quelque chose , chez des gens qui ne leur étaient point sympathiques , mais qu' ils considéraient comme honnêtes et loyaux et susceptibles de les défendre . En même temps , ils appelaient * Rouletabille à leur secours . C' était une véritable panique . Elle grandit , d' une façon des plus visibles , chez * M * Robert * Darzac quand , arrivés en gare de * Nice , nous fûmes rejoints par * M * Arthur * Rance lui-même . Mais , avant qu' il nous rejoignît , il se passa un petit incident que je ne saurais passer sous silence . Aussitôt arrivés à * Nice , j' avais sauté sur le quai et m' étais précipité au bureau de la gare pour demander s' il n' y avait point là une dépêche à mon nom . On me tendit le papier bleu et , sans l' ouvrir , je courus retrouver * Rouletabille et * M * Darzac . - lisez , dis -je au jeune homme . * Rouletabille ouvrit la dépêche , et lut : - " * Brignolles pas quitté * Paris depuis 6 avril ; certitude . " * Rouletabille me regarda et pouffa . - ah çà ! Fit -il . C' est vous qui avez demandé ce renseignement ? Qu' est -ce que vous avez donc cru ? -c'est à * Dijon , répondis -je , assez vexé de l' attitude de * Rouletabille , que l' idée m' est venue que * Brignolles pouvait être pour quelque chose dans les malheurs que font prévoir les dépêches que vous aviez reçues . Et j' ai prié un de mes amis de bien vouloir me renseigner sur les faits et gestes de cet individu . J' étais très curieux de savoir s' il n' avait pas quitté * Paris . - eh bien , répondit * Rouletabille , vous voilà renseigné . Vous ne pensez pourtant pas que les traits pâlots de votre * Brignolles cachaient * Larsan ressuscité ? -ça , non ! M' écriai -je , avec une entière mauvaise foi , car je me doutais que * Rouletabille se moquait de moi . La vérité était que j' y avais bien pensé . - vous n' en avez pas encore fini avec * Brignolles ? Me demanda tristement * M * Darzac . C' est un pauvre homme , mais c' est un brave homme . - je ne le crois pas , protestai -je . Et je me rejetai dans mon coin . D' une façon générale , je n' étais pas très heureux dans mes conceptions personnelles auprès de * Rouletabille , qui s' en amusait souvent . Mais , cette fois , nous devions avoir , quelques jours plus tard , la preuve que , si * Brignolles ne cachait point une nouvelle transformation de * Larsan , il n' en était pas moins un misérable . Et , à ce propos , * Rouletabille et * M * Darzac , en rendant hommage à ma clairvoyance , me firent leurs excuses . Mais n' anticipons pas . Si j' ai parlé de cet incident , c' est aussi pour montrer combien l' idée d' un * Larsan dissimulé sous quelque figure de notre entourage , que nous connaissions peu , me hantait . Dame ! * Ballmeyer avait si souvent prouvé , à ce point de vue , son talent , je dirai même son génie , que je croyais être dans la note en me méfiant de toutes , de tous . Je devais comprendre bientôt-et l' arrivée inopinée de * M * Arthur * Rance fut pour beaucoup dans la modification de mes idées-que * Larsan avait , cette fois , changé de tactique . Loin de se dissimuler , le bandit s' exhibait maintenant , au moins à certains d' entre nous , avec une audace sans pareille . Qu' avait -il à craindre en ce pays ? Ce n' était ni * M * Darzac , ni sa femme qui allaient le dénoncer ! Ni , par conséquent , leurs amis . Son ostentation semblait avoir pour but de ruiner le bonheur des deux époux qui croyaient être à jamais débarrassés de lui ! Mais , en ce cas -là , une objection s' élevait . Pourquoi cette vengeance ? N' eût -il pas été plus vengé en se montrant avant le mariage ? Il l' aurait empêché ! Oui , mais il fallait se montrer à * Paris ! Encore pouvions -nous nous arrêter à cette pensée que le danger d' une telle manifestation à * Paris eût pu faire réfléchir * Larsan ? Qui oserait l' affirmer ? Mais écoutons * Arthur * Rance qui vient de nous rejoindre tous trois , dans notre compartiment . * Arthur * Rance , naturellement , ne sait rien de l' histoire de * Bourg , rien de la réapparition de * Larsan dans le train , et il vient nous apprendre une terrifiante nouvelle . Tout de même , si nous avons gardé , quelque espoir d' avoir perdu * Larsan sur la ligne de * Culoz , il va falloir y renoncer . * Arthur * Rance , lui aussi , vient de se trouver en face de * Larsan ! Et il est venu nous avertir , avant notre arrivée là-bas , pour que nous puissions nous concerter sur la conduite à tenir . - nous venions de vous conduire à la gare , rapporte * Rance à * Darzac . Le train parti , votre femme , * M * Stangerson et moi étions descendus , en nous promenant , jusqu'à la jetée-promenade de * Menton . * M * Stangerson donnait le bras à * Mme * Darzac . Il lui parlait . Moi , je me trouvais à la droite de * M * Stangerson qui , par conséquent , se tenait au milieu de nous . Tout à coup , comme nous nous arrêtions , à la sortie du jardin public , pour laisser passer un tramway , je me heurtai à un individu qui me dit : " pardon , monsieur ! " et je tressaillis aussitôt , car j' avais entendu cette voix -là ; je levai la tête : c' était * Larsan ! C' était la voix de la cour d' assises ! Il nous fixait tous les trois avec ses yeux calmes . Je ne sais point comment je pus retenir l' exclamation prête à jaillir de mes lèvres ! Le nom du misérable ! Comment je ne m' écriai point : " * Larsan ! ... " j' entraînai rapidement * M * Stangerson et sa fille qui , eux , n' avaient rien vu ; je leur fis faire le tour du kiosque de la musique , et les conduisis à une station de voitures . Sur le trottoir , debout , devant la station , je retrouvai * Larsan . Je ne sais pas , je ne sais vraiment pas comment * M * Stangerson et sa fille ne l' ont pas vu ! ... - vous en êtes sûr ? Interrogea anxieusement * Robert * Darzac . -absolument sûr ! ... je feignis un léger malaise ; nous montâmes en voiture et je dis au cocher de pousser son cheval . L' homme était toujours debout sur le trottoir nous fixant de son regard glacé , quand nous nous mîmes en route . - et vous êtes sûr que ma femme ne l' a pas vu ? Redemanda * Darzac , de plus en plus agité . - oh ! Certain , vous dis -je ... - mon dieu ! Interrompit * Rouletabille , si vous pensez , * Monsieur * Darzac , que vous puissiez abuser longtemps votre femme sur la réalité de la réapparition de * Larsan , vous vous faites de bien grandes illusions . - cependant , répliqua * Darzac , dès la fin de notre voyage , l' idée d' une hallucination avait fait de grands progrès dans son esprit et en arrivant à * Garavan , elle me paraissait presque calme . - en arrivant à * Garavan ? Fit * Rouletabille , voilà , mon cher * Monsieur * Darzac , la dépêche que votre femme m' envoyait . Et le reporter lui tendit le télégramme où il n' y avait que ces deux mots : " au secours ! " sur quoi , ce pauvre * M * Darzac parut encore plus effondré . - elle va redevenir folle ! Dit -il , en secouant lamentablement la tête . C' est ce que nous redoutions tous , et , chose singulière , quand nous arrivâmes enfin en gare de * Menton- * Garavan , et que nous y trouvâmes * M * Stangerson et * Mme * Darzac , qui étaient sortis malgré la promesse formelle que le professeur avait faite à * Arthur * Rance , de rester avec sa fille aux rochers rouges jusqu'à son retour , pour des raisons qu' il devait lui dire plus tard et qu' il n' avait pas encore eu le temps d' inventer , c' est avec une phrase qui n' était que l' écho de notre terreur que * Mme * Darzac accueillit * Joseph * Rouletabille . Aussitôt qu' elle eut aperçu le jeune homme , elle courut à lui , et nous eûmes cette impression qu' elle se contraignait pour ne point , devant nous tous , le serrer dans ses bras . Je vis qu' elle s' accrochait à lui comme un naufragé s' agrippe à la main qui peut seule le sauver de l' abîme . Et je l' entendis qui murmurait : " je sens que je redeviens folle ! " quant à * Rouletabille , je l' avais vu quelquefois aussi pâle , mais jamais d' apparence aussi froide . VI le port d' * Hercule quand il descend de la station de * Garavan , quelle que soit la saison qui le voit venir en ce pays enchanté , le voyageur peut se croire parvenu en ce jardin des hespérides , dont les pommes d' or excitèrent les convoitises du vainqueur du monstre de * Némée . Je n' aurais peut-être point cependant , à l' occasion des innombrables citronniers et orangers qui , dans l' air embaumé , laissent pendre , au long des sentiers , par-dessus les clôtures , leurs grappes de soleil , je n' aurais peut-être point évoqué le souvenir suranné du fils de * Jupiter et d' * Alcmène si , tout , ici , ne rappelait sa gloire mythologique et sa promenade fabuleuse à la plus douce des rives . On raconte bien que les phéniciens , en transportant leurs pénates à l' ombre du rocher que devaient habiter un jour les * Grimaldi , donnèrent au petit port qu' il abrite et , tout le long de la côte , à un mont , à un cap , à une presqu'île , qui l' ont conservé , ce nom d' * Hercule , qui était celui de leur dieu ; mais , moi , j' imagine que , ce nom , ils l' y trouvèrent déjà et que si , en vérité , les divinités , fatiguées de la poussière blonde des chemins de l' * Hellade , s' en furent chercher ailleurs un merveilleux séjour , tiède et parfumé , pour s' y reposer de leurs aventures , elles n' en ont point trouvé de plus beau que celui -là . Ce furent les premiers touristes de la * Riviera . Le jardin des * Hespérides n' était pas ailleurs , et * Hercule avait préparé la place à ses camarades de l' * Olympe en les débarrassant de ce méchant dragon à cent têtes qui voulait conserver la * Côte * D' * Azur pour lui tout seul . Aussi je ne suis point bien sûr que les os de l' Elephas antiquus , découverts il y a quelques années au fond des rochers rouges , ne sont pas les os de ce dragon -là ! Quand , descendant tous de la gare , nous fûmes arrivés , en silence , au rivage , nos yeux furent tout de suite frappés par la silhouette éblouissante du château fort , debout , sur la presqu'île d' * Hercule , que les travaux accomplis sur la frontière ont fait , hélas ! Disparaître depuis une dizaine d' années . Les feux obliques du soleil qui allaient frapper les murs de la vieille tour carrée , la faisait éclater sur la mer comme une cuirasse . Elle semblait garder encore , vieille sentinelle , toute rajeunie de lumière , cette baie de * Garavan recourbée comme une faucille d' azur . Et puis , au fur et à mesure que nous avançâmes , son éclat s' éteignit . L' astre , derrière nous , s' était incliné vers la crête des monts ; les promontoires , à l' occident , s' enveloppaient déjà , à l' approche du soir , de leur écharpe de pourpre , et le château n' était plus qu' une ombre menaçante et hostile quand nous en franchîmes le seuil . Sur les premières marches d' un étroit escalier qui conduisait à l' une des tours , se tenait une pâle et charmante figure . C' était la femme d' * Arthur * Rance , la belle et étincelante * édith . Certes , la fiancée de * Lammermoor n' était pas plus blanche , le jour où le jeune étranger aux yeux noirs la sauva d' un taureau impétueux ; mais * Lucie avait les yeux bleus , mais * Lucie était blonde , ô * édith ! ... ah ! Quand on veut faire figure romanesque dans un cadre moyenageux , figure de princesse incertaine , lointaine , plaintive et mélancolique , il ne faut point avoir ces yeux -là , my lady ! Et votre chevelure est plus noire que l' aile d' un corbeau . Cette couleur n' est point dans le genre angélique . êtes -vous un ange , * édith ? Cette langueur est -elle bien naturelle ? Cette douceur de vos traits ne ment -elle point ? Pardon , de vous poser toutes ces questions , * édith ; mais , quand je vous ai vue pour la première fois , après avoir été séduit par la délicate harmonie de toute votre blanche image , immobile sur ce perron de pierre , j' ai suivi le regard noir de vos yeux qui s' est posé sur la fille du professeur * Stangerson , et il avait un éclat dur qui faisait un contraste étrange avec le timbre amical de votre voix et le sourire nonchalant de votre bouche . La voix de cette jeune femme est d' un charme sûr ; la grâce de toute sa personne est parfaite ; son geste est harmonieux . Aux présentations dont * Arthur * Rance s' est naturellement chargé , elle répond de la façon la plus simple , la plus accueillante , la plus hospitalière . * Rouletabille et moi tentons un effort poli pour conserver notre liberté ; nous formulons la possibilité de gîter ailleurs qu' au château d' * Hercule . Elle a une moue délicieuse , hausse les épaules d' un geste enfantin , déclare que nos chambres sont prêtes et parle d' autre chose . - venez ! Venez ! Vous ne connaissez pas le château . Vous allez voir ! ... vous allez voir ! ... oh ! Je vous montrerai la louve une autre fois ... c' est le seul coin triste d' ici ! C' est lugubre ! Sombre et froid ! ça fait peur ! J' adore avoir peur ! ... oh ! * Monsieur * Rouletabille , vous me raconterez , n' est -ce pas , des histoires qui me feront peur ! ... et elle glisse , dans sa robe blanche , devant nous . Elle marche comme une comédienne . Elle est tout à fait singulièrement jolie , dans ce jardin d' * Orient , entre cette vieille tour menaçante et les frêles arceaux fleuris d' une chapelle en ruine . La vaste cour que nous traversons est si bien garnie de toutes parts de plantes grasses , d' herbes et de feuillages , de cactus et d' aloès , de lauriers-cerises , de roses sauvages et de marguerites , qu' on jurerait qu' un printemps éternel a élu domicile dans cette enceinte , jadis la baille du château où se réunissait toute la gent de guerre . Cette cour , de par l' aide des vents du ciel et de par la négligence des hommes , était devenue naturellement jardin , un beau jardin fou dans lequel on voit bien que la châtelaine a fait tailler le moins possible et qu' elle n' a point tenté de ramener , trop brusquement , à la raison . Derrière toute cette verdure et tout cet embaumement , on apercevait la plus gracieuse chose qui se pût imaginer en architecture défunte . Figurez -vous les plus purs arceaux d' un gothique flamboyant , élevés sur les premières assises de la vieille chapelle romane ; les piliers , habillés de plantes grimpantes , de géranium-lierre et de verveine , s' élancent de leur gaine parfumée et recourbent dans l' azur du ciel leur arc brisé , que rien ne semble plus soutenir . Il n' y a plus de toit à cette chapelle . Et elle n' a plus de murs ... il ne reste plus d' elle que ce morceau de dentelle de pierre qu' un miracle d' équilibre retient suspendu dans l' air du soir ... et , à notre gauche , voici la tour énorme , massive , la tour du douzième siècle que les gens du pays appellent , nous raconte * Mrs * édith , la louve et que rien , ni le temps , ni les hommes , ni la paix , ni la guerre , ni le canon , ni la tempête , n' a pu ébranler . Elle est telle encore qu' elle apparut aux sarrasins pillards de 1107 , qui s' emparèrent des îles * Lérins et qui ne purent rien contre le château d' * Hercule ; telle qu' elle se montra à * Salagéri et à ses corsaires génois quand , ceux -ci ayant tout pris du fort , même la tour carrée , même le vieux château , elle tint bon , isolée , ses défenseurs ayant fait sauter les courtines qui la reliaient aux autres défenses , jusqu'à l' arrivée des princes de * Provence qui la délivrèrent . C' est là que * Mrs * édith a élu domicile . Mais je cesse de regarder les choses pour regarder les gens , * Arthur * Rance , par exemple , regarde * Mme * Darzac . Quant à celle -ci et à * Rouletabille , ils semblent loin , loin de nous . * M * Darzac et * M * Stangerson échangent des propos quelconques . Au fond , la même pensée habite tous ces gens qui ne se disent rien ou qui , lorsqu' ils se disent quelque chose , se mentent . Nous arrivons à une poterne . - c' est ce que nous appelons , dit * édith , toujours avec son affectation d' enfantillage , la tour du jardinier . De cette poterne , on découvre tout le fort , tout le château , le côté nord et le côté sud . Voyez ! ... et son bras , qui traîne une écharpe , nous désigne des choses ... - toutes ces pierres ont leur histoire . Je vous les dirai , si vous êtes bien sages ... - comme * édith est gaie ! Murmure * Arthur * Rance . Je pense qu' il n' y a qu' elle de gaie , ici . Nous avons passé sous la poterne et nous voici dans une nouvelle cour . Nous avons le vieux donjon en face de nous . L' aspect en est vraiment impressionnant . Il est haut et carré ; aussi le désigne -t-on quelquefois sous cette appellation : la tour carrée . Et , comme cette tour occupe le coin le plus important de toute la fortification , on l' appelle encore la tour du coin ... c' est le morceau le plus extraordinaire , le plus important de toute cette agglomération d' ouvrages défensifs . Les murs y sont plus épais que partout ailleurs et plus hauts . à mi-hauteur , c' est encore le ciment romain qui les scelle ... ce sont encore les pierres entassées par les colons de * César . à suivre . - là-bas , cette tour , dans le coin opposé , continue * édith , c' est la tour de * Charles * Le * Téméraire , ainsi appelée parce que c' est le duc qui en a fourni le plan quand il a fallu transformer les défenses du château pour résister à l' artillerie . Oh ! Je suis très savante ... le vieux * Bob a fait de cette tour son cabinet d' études . C' est dommage , car nous aurions eu là une magnifique salle à manger ... mais je n' ai jamais rien su refuser au vieux * Bob ! ... le vieux * Bob , ajoute -t-elle , c' est mon oncle ... c' est lui qui veut que je l' appelle comme ça , depuis que j' ai été toute petite ... il n' est pas ici , en ce moment ... il est parti , il y a cinq jours , pour * Paris , et il revient demain . Il est allé comparer des pièces anatomiques qu' il a trouvées dans les rochers rouges avec celles du muséum d' histoire naturelle de * Paris ... ah ! Voici une oubliette ... et elle nous montre , au milieu de cette seconde cour , un puits , qu' elle appelait oubliette , par pur romantisme et au-dessus duquel un eucalyptus , à la chair lisse et aux bras nus , se penchait comme une femme à la fontaine . Depuis que nous étions passés dans la seconde cour , nous comprenions mieux * Rouletabille , de plus en plus indifférent à toutes choses , ne semblait ni voir , ni entendre etc . Ce château avait été construit , en 1140 , par les seigneurs de la mortola . Pour l' isoler complètement de la terre , ceux -ci n' avaient pas hésité à faire une île de cette presqu'île en coupant l' isthme minuscule qui la reliait au rivage . Sur le rivage même , ils avaient établi une barbacane , fortification sommaire en demi-cercle , destinée à protéger les approches du pont-levis et des deux tours d' entrée . Cette barbacane n' avait point laissé de trace . Et l' isthme , dans la suite des siècles , avait retrouvé sa forme première ; le pont-levis avait été enlevé ; le fossé avait été comblé . Les murs du château d' * Hercule épousaient la forme de la presqu'île , qui était celle d' un hexagone irrégulier . Ces murs se dressaient au ras du roc et celui -ci , par places , surplombait les eaux qui , inlassablement , le creusaient , si bien qu' une petite barque eût pu s' y abriter par calme plat et quand elle ne craignait point que le ressac ne la projetât et ne la brisât contre ce plafond naturel . Cette disposition était merveilleuse pour la défense qui n' avait guère , dans ces conditions , à craindre l' escalade , de quelque côté que ce fût . On entrait donc dans le fort par la porte nord que gardaient les deux tours . A et a'reliées par une voûte . Ces tours , qui avaient fort souffert lors des derniers sièges par les génois , avaient été un peu réparées par la suite et venaient d' être mises en état d' être habitées par les soins de * Mrs * Rance , qui en avait consacré les locaux à la domesticité . Le rez-de-chaussée de la tour a servait de logis aux concierges . Une petite porte s' ouvrait dans le flanc de la tour a , sous la voûte , et permettait au veilleur de se rendre compte de toutes les entrées et sorties . Une lourde porte de chêne bardée de fer , dont les deux vantaux étaient repliés depuis d' innombrables années contre le mur intérieur des deux tours , ne servait plus de rien tant on l' avait trouvée difficile à manier , et l' entrée du château n' était fermée que par une petite grille que chacun ouvrait , maître ou fournisseur , à volonté . Cette entrée était la seule qui permît de pénétrer dans le château . Comme je l' ai dit , passé cette entrée , on se trouvait dans une première cour ou baille fermée de tous côtés par le mur d' enceinte et par les tours ou ce qui restait des tours . Ces murs étaient loin d' avoir conservé leur hauteur première . Les courtines anciennes qui rejoignaient les tours avaient été rasées et étaient remplacées par une sorte de boulevard circulaire vers lequel on montait de l' intérieur de la baille par des rampes assez douces . Ces boulevards étaient encore couronnés d' un parapet percé de meurtrières pour les petites pièces . Car cette transformation avait eu lieu au quinzième siècle , dans le moment où tout châtelain devait commencer à compter sérieusement avec l' artillerie . Quant aux tours b , b' , b' + ' qui avaient longtemps encore conservé leur homogénéité et leur hauteur première , et pour lesquelles on s' était borné à cette époque à supprimer le toit pointu qui avait été remplacé par une plate-forme destinée à supporter de l' artillerie , elles avaient été plus tard rasées à la hauteur du parapet des boulevards et l' on en avait fait des sortes de demi-lunes . Cette opération avait été accomplie au dix-septième siècle , lors de la construction d' un château moderne , appelé encore château neuf bien qu' il fût en ruines , et cela pour déblayer la vue dudit château . Ce château neuf était placé en c c' . Sur le terre-plein des anciennes tours , terre-plein entouré lui aussi d' un parapet , on avait planté des palmiers qui , du reste , avaient mal poussé , brûlés par le vent et l' eau de mer . Quand on se penchait au-dessus du parapet circulaire qui faisait tout le tour de la propriété en surplombant le roc avec lequel il faisait corps , roc qui , lui-même , surplombait la mer , on se rendait compte que le château continuait à être aussi fermé que dans le temps où les courtines des murs atteignaient aux deux tiers de la hauteur des vieilles tours . La louve avait été respectée , comme je l' ai dit , et il n' était point jusqu'à son échauguette , restaurée , bien entendu , qui ne dressât sa silhouette étrangement vieillotte au-dessus de l' azur méditerranéen . J' ai dit aussi les ruines de la chapelle . Les anciens communs w adossés au parapet entre b et b'avaient été transformés en écuries et cuisines . Je viens de décrire ici toute la partie avancée du château d' hercule . On ne pouvait pénétrer dans la seconde enceinte que par la porterne h que * Mrs * Arthur * Rance appelait la tour du jardinier et qui n' était , en somme , qu' un épais pavillon défendu autrefois par la tour b' + ' et par une autre tour , située en c , et qui avait entièrement disparu au moment de la construction du château neuf c c' . Un fossé et un mur partaient alors de b' + ' pour aboutir en i à la tour de * Charles * Le * Téméraire , avançant , en c , en forme d' éperon au milieu de la baille et barrant entièrement toute la première cour qu' ils fermaient . Le fossé existait toujours , large et profond , mais le mur avait été supprimé sur toute la longueur du château neuf et remplacé par le mur du château lui-même . Une porte centrale en d , maintenant condamnée , s' ouvrait sur un pont qui avait été jeté sur le fossé et qui permettait autrefois les communications directes avec la baille . Or , ce pont volant avait été démoli ou s' était effondré , et , comme les fenêtres du château , très élevées au-dessus du fossé , étaient encore garnies de leurs épais barreaux de fer , on pouvait prétendre en toute vérité que la seconde cour était restée aussi impénétrable que lorsqu' elle était entièrement défendue par son mur d' enceinte , au moment où le château neuf n' existait pas . Le sol de cette seconde cour , de la cour de * Charles * Le * Téméraire , comme les anciens guides du pays l' appelaient encore , était un peu plus élevé que le niveau de la première . Le roc formait là une assise plus haute , naturel piédestal de cette colonne colossale , prodigieuse et noire , de ce vieux château , tout carré , tout droit , d' un seul bloc , allongeant son ombre formidable sur le flot clair . On ne pénétrait dans le vieux château f que par une petite porte k . Les anciens du pays ne l' appelaient jamais autrement que la tour carrée , pour la distinguer de la tour ronde , dite de * Charles * Le * Téméraire . Un parapet semblable à celui qui fermait la première cour , reliait entre elles les tours b' + ' , f et l , fermant également la seconde . Nous avons dit que la tour ronde avait été autrefois rasée à mi-hauteur , remaniée et refaite par un mortola , sur les plans de * Charles * Le * Téméraire lui-même , à qui il avait rendu quelques services dans la guerre helvétique . Cette tour avait quinze toises de diamètre extérieurement et se composait d' une batterie basse dont le sol était placé à une toise en contre-bas du niveau supérieur du plateau . On descendait dans cette batterie basse par une pente , aboutissant à une salle octogone dont les voûtes portaient sur quatre gros piliers cylindriques . Sur cette chambre s' ouvraient trois énormes embrasures pour trois gros canons . C' est de cette salle octogone que * Mrs * édith eût voulu faire une vaste salle à manger , car , si elle était admirablement fraîche à cause de l' épaisseur des murs , qui était formidable , la lumière du rocher et l' éblouissante clarté de la mer pouvaient y pénétrer à volonté par ces embrasures-meurtrières qui avaient été agrandies en carré et formaient maintenant des fenêtres garnies , elles aussi , de puissants barreaux de fer . Cette tour l , dont l' oncle de * Mrs * édith s' était emparé pour y travailler et y caser ses nouvelles collections , avait un terre-plein merveilleux où la châtelaine avait fait transporter de la terre arable , des plantes et des fleurs , et où elle avait ainsi créé le plus étonnant jardin suspendu qui se pût rêver . Une cabane , tout habillée de feuilles sèches de palmiers , formait là un heureux abri ... etc . Du château du dix-septième siècle , dit château neuf , on n' avait réparé en c' , au premier étage , que deux chambres et un petit salon , pour les hôtes de passage . C' est là que * Rouletabille et moi devions coucher ; quant à * M et * Mme * Robert * Darzac , ils habitaient dans la tour carrée dont nous aurons à parler d' une façon plus particulière . Deux pièces , au rez-de-chaussée de cette tour carrée , restaient réservées au vieux * Bob qui couchait là . * M * Stangerson habitait au premier étage de la louve , au-dessous du ménage * Rance . * Mrs * édith voulut nous montrer elle-même nos chambres . Elle nous fit traverser des salles aux plafonds effondrés , aux parquets défoncés , aux murs moisis ; mais , de -ci de -là , quelques lambris , un trumeau , une peinture écaillée , une tapisserie en loques , attestaient l' ancienne splendeur du château neuf né de la fantaisie d' un mortola du grand siècle . En revanche , nos petites chambres ne rappelaient en rien ce passé magnifique . Elles en avaient été nettoyées avec un soin qui me toucha . Propres et hygiéniques , sans tapis , badigeonnées , laquées de clair , meublées sommairement à la moderne , elles nous plurent beaucoup . J' ai dit que nos deux chambres étaient séparées par un petit salon . Comme je faisais le noeud de ma cravate , j' appelai * Rouletabille , lui demandant s' il était prêt . Je n' obtins aucune réponse . J' allai dans sa chambre , et je constatai avec surprise qu' il en était déjà parti . Je me mis à sa fenêtre , qui donnait , comme les miennes , sur la cour de * Charles * Le * Téméraire . Cette cour était vide , habitée seulement par son grand eucalyptus , dont , à cette heure , l' odeur forte montait jusqu'à moi . Au-dessus du parapet du boulevard , j' apercevais l' immense étendue des eaux silencieuses . La mer était devenue d' un bleu un peu sombre à la tombée du soir , et les ombres de la nuit étaient visibles à l' horizon de la côte italienne , s' accrochant déjà à la pointe d' * Ospédaletti . Aucun bruit , aucun frisson , sur la terre et dans les cieux . Je n' avais observé encore un pareil silence et une pareille immobilité de la nature qu' à la minute qui précède les plus violents orages et le déchaînement de la foudre . Cependant , nous n' avions rien de tel à craindre , et la nuit s' annonçait , décidément , sereine ... mais quelle est cette ombre apparue ? D' où vient ce spectre qui glisse sur les eaux ? Debout , à l' avant d' une petite barque qu' un pêcheur fait avancer au rythme lent de ses deux rames , j' ai reconnu la silhouette de * Larsan ! Qui s' y tromperait , qui tenterait de s' y tromper ? Ah ! Il n' est que trop reconnaissable . Et si ceux devant lesquels il vient ce soir étaient disposés à douter que ce fût lui , il met une si menaçante coquetterie à s' exhiber dans toute sa figure d' autrefois , qu' il ne les renseignerait pas davantage en leur criant : " c' est moi ! " oh ! Oui , c' est lui ! C' est lui ! C' est le grand * Fred . La barque , silencieuse , avec sa statue immobile , fait le tour du château fort . Elle passe maintenant sous les fenêtres de la tour carrée , et puis elle dirige sa proue du côté de la pointe de * Garibaldi vers les carrières des rochers rouges . Et l' homme est toujours debout , les bras croisés , la tête tournée vers la tour , apparition diabolique au seuil de la nuit qui , lente et sournoise , s' approche de lui par derrière , l' enveloppe de sa gaze légère et l' emporte . Maintenant , en baissant les yeux , j' aperçois deux ombres dans la cour du téméraire ; elles sont au coin du parapet auprès de la petite porte de la tour carrée . L' une de ces ombres , la plus grande , retient l' autre et supplie . La plus petite voudrait s' échapper ; on dirait qu' elle est prête à prendre son élan vers la mer . Et j' entends la voix de * Mme * Darzac qui dit : - prenez garde ! C' est un piège qu' il vous tend . Je vous défends de me quitter , ce soir ! ... et la voix de * Rouletabille : - il faudra bien qu' il aborde au rivage . Laissez -moi courir au rivage ! -que ferez -vous ? Gémit la voix de * Mathilde . - tout ce qu' il faudra . Et , encore , la voix de * Mathilde , la voix épouvantée : - je vous défends de toucher à cet homme ! Et je n' entends plus rien . Je suis descendu et j' ai trouvé * Rouletabille , seul , assis sur la margelle du puits . Je lui ai parlé , et il ne m' a pas répondu , comme il lui arrive quelquefois . Je m' en fus dans la baille , et là , je rencontrai * M * Darzac qui vint à moi , fort agité . Il me cria de loin : - eh bien ! l' avez -vous vu ? -oui , je l' ai vu , fis -je . - et elle , elle , savez -vous si elle l' a vu ? -elle l' a vu . Elle était avec * Rouletabille quand il est passé ! Quelle audace ! * Robert * Darzac en tremblait encore de l' avoir vu . Il me dit qu' aussitôt qu' il l' avait aperçu , il avait couru comme un fou au rivage , mais qu' il n' était pas arrivé à temps à la pointe de * Garibaldi et que la barque avait disparu comme par enchantement . Mais déjà * Robert * Darzac me quittait , courant rejoindre * Mathilde , anxieux de l' état d' esprit dans lequel il allait la retrouver . Cependant , il revenait presque aussitôt , triste et abattu . La porte de son appartement était fermée . Sa femme désirait être seule un instant . - et * Rouletabille ? Demandai -je . - je ne l' ai pas vu ! Nous restâmes ensemble sur le parapet , à regarder la nuit qui avait emporté * Larsan . * Robert * Darzac était infiniment triste . Pour détourner le cours de ses pensées , je lui posai quelques questions sur le ménage * Rance , auxquelles il finit par répondre . C' est ainsi que , peu à peu , je devais apprendre comment , après le procès de * Versailles , * Arthur * Rance était retourné à * Philadelphie , et comment , un beau soir , il s' était trouvé dans un banquet de famille , à côté d' une jeune personne romanesque qui l' avait séduit immédiatement par un tour d' esprit littéraire qu' il avait rarement rencontré chez ses belles compatriotes . Elle n' avait rien de ce type alerte , désinvolte , indépendant et audacieux qui devait aboutir à la " fluffy-ruffles " , si en honneur de nos jours . Un peu dédaigneuse , douce et mélancolique , d' une pâleur intéressante , elle eût plutôt rappelé les tendres héroïnes de * Walter * Scott , lequel était , du reste , paraît -il , son auteur favori . Ah ! Certes , elle retardait , elle retardait d' une façon délicieuse . Comment cette figure délicate parvint -elle à impressionner si vivement * Arthur * Rance qui avait tant aimé la majestueuse * Mathilde ? Ce sont là les secrets du coeur . Toujours est -il que , se sentant devenir amoureux , * Arthur * Rance en avait profité , ce soir -là , pour se griser abominablement . Il dut commettre quelque inélégante bêtise , laisser échapper un propos si incorrect que miss * édith le pria soudain , et à haute voix , de ne plus lui adresser la parole . Le lendemain , * Arthur * Rance faisait faire officiellement ses excuses à miss * édith , et jurait qu' il ne boirait plus que de l' eau : il devait tenir ce serment . * Arthur * Rance connaissait de longue date l' oncle , ce vieux brave homme de * Munder , le vieux * Bob , comme on l' avait surnommé à l' université , un type extraordinaire qui était aussi célèbre par ses aventures d' explorateur que par ses découvertes de géologue . Il était doux comme un mouton , mais n' avait pas son pareil pour chasser le tigre des pampas . Il avait passé la moitié de son existence de professeur au sud du * Rio- * Negro , chez les patagons , à la recherche de l' homme tertiaire ou tout au moins de son squelette , non point de l' anthropopithèque ou de quelque autre pithécanthropus , se rapprochant plus ou moins du singe , mais bien de l' homme , plus fort , plus puissant que celui qui habite de nos jours la planète , de l' homme , enfin , contemporain des prodigieux mammifères qui sont apparus sur le globe avant l' époque quaternaire . Il revenait généralement de ces expéditions avec quelques caisses de cailloux et un bagage respectable de tibias et de fémurs sur lesquels le monde savant bataillait , mais aussi avec une riche collection de " peaux de lapins " , comme il disait , qui attestait que le vieux savant à lunettes savait encore se servir d' armes moins préhistoriques que la hache en silex ou le perçoir du troglodyte . Aussitôt de retour à * Philadelphie , il reprenait possession de sa chaire , se courbait sur ses bouquins , sur ses cahiers et , maniaque comme un " rond de cuir " , dictait son cours , s' amusant à faire sauter dans les yeux de ses plus proches élèves les copeaux de ses longs crayons dont il ne se servait jamais , mais qu' il taillait interminablement . Et , quand il avait atteint son but-qu'il visait- on voyait apparaître au-dessus de son pupitre sa bonne tête chenue que fendait , sous les lunettes d' or , le large rire silencieux de sa bouche joviale . Tous ces détails me furent donnés plus tard par * Arthur * Rance lui-même , qui avait été l' élève du vieux * Bob , mais qui ne l' avait pas revu depuis de nombreuses années , quand il fit la connaissance de miss * édith ; et , si je les rapporte si complètement ici , c' est que , par une suite de circonstances fort naturelles , nous allons retrouver le vieux * Bob aux rochers rouges . Miss * édith , lors de la fameuse soirée où * Arthur * Rance lui fut présenté et où il se conduisit d' une façon aussi incohérente , ne s' était montrée peut-être si mélancolique que parce qu' elle venait de recevoir de fâcheuses nouvelles de son oncle . Celui -ci , depuis quatre ans , ne se décidait pas à revenir de chez les * Patagons . Dans sa dernière lettre , il lui disait qu' il était bien malade et qu' il désespérait de la revoir avant de mourir . On pourrait être tenté de penser qu' une nièce au coeur tendre , dans ces conditions , eût pu s' abstenir de paraître à un banquet , si familial fût -il mais miss * édith , au cours des voyages de son oncle , avait tant reçu de fâcheuses nouvelles , et son oncle était revenu de si loin , toujours si bien portant , qu' on ne lui tiendra certainement point rigueur de ce que sa tristesse ne l' eût point , ce soir -là , retenue à la maison . Cependant , trois mois plus tard , sur une nouvelle lettre , elle décida de partir et d' aller rejoindre , toute seule , son oncle , au fond de l' * Araucanie . Pendant ces trois mois , il s' était passé des événements mémorables . Miss * édith avait été touchée des remords d' * Arthur * Rance et de sa persistance à ne plus boire que de l' eau . Elle avait appris que les mauvaises habitudes d' intempérance de ce gentleman n' avaient été prises qu' à la suite d' un désespoir d' amour , et cette circonstance lui avait plu par-dessus tout . Ce caractère romanesque dont j' ai parlé tout à l' heure devait servir rapidement les desseins d' * Arthur * Rance ; et , au moment du départ de miss * édith pour l' * Araucanie , nul ne s' étonna de ce que l' ancien élève du vieux * Bob accompagnât sa nièce . Si les fiançailles n' étaient pas encore officielles , c' est qu' elles n' attendaient pour le devenir que la bénédiction du géologue . Miss * édith et * Arthur * Rance retrouvèrent à * San- * Luis l' excellent oncle . Il était d' une humeur charmante et d' une santé florissante . * Rance , qui ne l' avait pas revu depuis si longtemps , eut le toupet de lui dire qu' il avait rajeuni , ce qui est le plus habile des compliments . Aussi , quand sa nièce lui eut appris qu' elle s' était fiancée à ce charmant garçon , la joie de l' oncle fut remarquable . Tous trois revinrent à * Philadelphie où le mariage fut célébré . Miss * édith ne connaissait pas la * France . * Arthur * Rance décida d' y faire leur voyage de noces . Et c' est ainsi qu' ils trouvèrent , comme il sera conté tout à l' heure , une occasion scientifique de se fixer aux environs de * Menton , non point en * France , mais à cent mètres de la frontière , en * Italie , devant les rochers rouges . La cloche ayant retenti et * Arthur * Rance étant venu au-devant de nous , nous nous dirigeâmes vers la louve , dans la salle basse de laquelle , ce soir -là , était servi le dîner . Quand nous y fûmes tous réunis , moins le vieux * Bob , absent du fort d' * Hercule , * Mrs * édith nous demanda si quelqu' un de nous avait aperçu une petite barque qui avait fait le tour du château et dans laquelle se trouvait un homme debout . L' attitude singulière de cet homme l' avait frappée . Comme personne ne lui répondit , elle reprit : - oh ! Je saurai qui c' est , car je connais le marin qui conduisait la barque . C' est un grand ami du vieux * Bob . -vraiment ! Fit * Rouletabille , vous connaissez ce marin , madame ? -il vient quelquefois au château . Il vient vendre du poisson . Les gens du pays lui ont donné un nom bizarre que je ne saurais vous répéter dans leur impossible patois , mais je me le suis fait traduire . Cela veut dire : " le bourreau de la mer ! " un bien joli nom , n' est -ce pas ? VII de quelques précautions qui furent prises par * Joseph * Rouletabille pour défendre le fort d' * Hercule contre une attaque ennemie * Rouletabille n' eut même point la politesse de demander l' explication de cet étonnant sobriquet . Il paraissait abîmé dans les plus sombres réflexions . Drôle de dîner ! Drôle de château ! Drôles de gens ! Les grâces languissantes de * Mrs * édith ne suffirent point à nous galvaniser . Il y avait là deux nouveaux ménages , quatre amoureux qui auraient dû être la gaieté de l' heure , et rayonner de la joie de vivre . Le repas fut des plus tristes . Le spectre de * Larsan planait sur les convives , même sur celui d' entre nous qui ne le savait point si proche . Il est juste de dire , du reste , que le professeur * Stangerson , depuis qu' il avait appris la cruelle , la douloureuse vérité , ne pouvait se débarrasser de ce spectre -là . Je ne crois point m' avancer beaucoup , en prétendant que la première victime du drame du glandier et la plus malheureuse de toutes était le professeur * Stangerson . Il avait tout perdu : sa foi dans la science , l' amour du travail , et-ruine plus affreuse que toutes les autres Il avait tant cru en elle ! Elle avait été pour lui l' objet d' un si constant orgueil . Il l' avait associée pendant tant d' années , vierge sublime , à sa recherche de l' inconnu ! Il avait été si merveilleusement ébloui de cette définitive volonté qu' elle avait eue de refuser sa beauté à quiconque eût pu l' éloigner de son père et de la science ! Et , quand il en était encore à considérer avec extase un pareil sacrifice , il apprenait que , si sa fille refusait de se marier , c' est qu' elle l' était déjà à un * Ballmeyer ! Le jour où * Mathilde avait décidé de tout avouer à son père et de lui confesser un passé qui devait , aux yeux du professeur déjà averti par le mystère du glandier , éclairer le présent d' un éclat bien tragique , le jour où , tombant à ses pieds et embrassant ses genoux , elle lui avait raconté le drame de son coeur et de sa jeunesse , le professeur * Stangerson avait serré dans ses bras tremblants son enfant chérie ; il avait déposé le baiser du pardon sur sa tête adorée , il avait mêlé ses larmes aux sanglots de celle qui avait expié sa faute jusque dans la folie , et il lui avait juré qu' elle ne lui avait jamais été plus précieuse que depuis qu' il savait ce qu' elle avait souffert . Et elle s' en était allée un peu consolée . Mais lui , resté seul , se releva un autre homme ... un homme seul , tout seul ... l' homme seul ! Le professeur * Stangerson avait perdu sa fille et ses dieux ! Il l' avait vue avec indifférence se marier à * Robert * Darzac , qui avait été , cependant , son élève le plus cher . En vain * Mathilde s' efforçait -elle de réchauffer son père d' une tendresse plus ardente . Elle sentait bien qu' il ne lui appartenait plus , que son regard se détournait d' elle , que ses yeux vagues fixaient dans le passé une image qui n' était plus la sienne , mais qui l' avait été , hélas ! Et que , s' ils revenaient à elle , à elle * Mme * Darzac , c' était pour apercevoir à ses côtés , non point la figure respectée d' un honnête homme , mais la silhouette éternellement vivante , éternellement infâme , de l' autre ! De celui qui avait été le premier mari , de celui qui lui avait volé sa fille ! ... il ne travaillait plus ! ... le grand secret de la dissociation de la matière qu' il s' était promis d' apporter aux hommes retournerait au néant d' où , un instant , il l' avait tiré , et les hommes iraient , répétant pendant des siècles encore , la parole imbécile : ex nihilo nihil ! le repas était rendu plus lugubre encore par le cadre dans lequel il nous était servi , cadre sombre , éclairé d' une lampe gothique , de vieux candélabres de fer forgé , entre des murs de forteresse garnis de tapisseries d' * Orient et contre lesquels s' appuyaient de vieilles armoires datant de la première invasion sarrasine , et des sièges à la * Dagobert . à tour de rôle , j' examinais les convives , et ainsi m' apparaissaient les causes particulières de la tristesse générale . * M et * Mme * Robert * Darzac étaient à côté l' un de l' autre . La maîtresse de céans n' avait évidemment point voulu séparer des époux aussi neufs , dont l' union ne datait que de l' avant-veille . Des deux , je dois dire que le plus désolé était , sans contredit , notre ami * Robert . Il ne prononçait pas une parole . * Mme * Darzac , elle , se mêlait encore à la conversation , échangeait quelques réflexions banales avec * Arthur * Rance . Devrais -je ajouter même , à ce propos , qu' après la scène à laquelle j' avais assisté du haut de ma fenêtre entre * Rouletabille et * Mathilde je m' attendais à voir celle -ci plus atterrée ... quasi anéantie par cette vision menaçante d' un * Larsan surgi des eaux . Mais non ! Bien au contraire , je constatais une remarquable différence entre l' aspect effaré sous lequel elle nous était apparue précédemment à la gare , par exemple , et celui -ci qui était presque entièrement de sang-froid . On eût dit que cette apparition l' avait plutôt soulagée et quand je fis part , dans la soirée , de cette réflexion à * Rouletabille , le jeune reporter fut de mon avis et m' expliqua cette apparente anomalie de la façon la plus simple . * Mathilde ne devait rien tant redouter que de redevenir folle , et la certitude cruelle où elle était maintenant de ne pas avoir été victime de l' hallucination de son cerveau troublé avait certainement servi à lui rendre un peu de calme . Elle préférait encore avoir à se défendre de * Larsan vivant que de son fantôme ! Dans la première entrevue qu' elle avait eue avec * Rouletabille dans la tour carrée pendant que j' achevais ma toilette , elle avait , du reste , semblé à mon jeune ami tout à fait hantée par cette idée qu' elle redevenait folle ! * Rouletabille , me racontant cette entrevue , m' avoua qu' il n' avait pu lui rendre quelque tranquillité qu' en prenant le contre-pied de tout ce qu' avait fait * Robert * Darzac , c' est-à-dire en ne lui cachant point que ses yeux avaient bien vu clair et vu * Frédéric * Larsan ! Quand elle sut que * Robert * Darzac ne lui avait dissimulé cette réalité que par la crainte qu' elle n' en fût épouvantée et qu' il avait été le premier à télégraphier à * Rouletabille de venir à leur secours , elle avait poussé un soupir qui ressemblait à s' y méprendre à un sanglot . Elle avait pris les mains de * Rouletabille et les avait soudain couvertes de baisers , comme une mère fait , dans un accès de gloutonnerie adorable , aux mains de son tout petit enfant . évidemment , elle était instinctivement reconnaissante au jeune homme vers lequel elle se sentait irrésistiblement portée par toutes les forces mystérieuses de son être maternel , de ce qu' il repoussait , d' un mot , la folie qui rôdait toujours autour d' elle et qui , de temps en temps , revenait frapper à sa porte . C' est dans ce moment qu' ils avaient aperçu , tous deux en même temps , par la fenêtre de la tour , * Frédéric * Larsan , debout , dans sa barque . Ils l' avaient d' abord regardé avec stupeur , immobiles et muets . Puis un cri de rage s' était échappé de la gorge angoissée de * Rouletabille et celui -ci avait voulu se précipiter , courir sus à l' homme ! Nous avons vu comment * Mathilde l' avait retenu , s' accrochant à lui jusque sur le parapet ... évidemment , c' était horrible , cette résurrection naturelle de * Larsan , mais moins horrible que la résurrection continuelle et surnaturelle d' un * Larsan qui n' existerait que dans son cerveau malade ! ... elle ne voyait plus * Larsan partout . elle le voyait où il était ! à la fois nerveuse et douce , tantôt patiente et par instants impatiente , * Mathilde , tout en répondant à * Arthur * Rance , prenait de * M * Darzac les soins les plus charmants , les plus tendres . Elle était pleine d' attention , le servant elle-même , avec un admirable et sérieux sourire , veillant à ce qu' il n' eût point la vue fatiguée par l' approche trop brusque d' une lumière . * Robert la remerciait et semblait , je dois bien le constater , affreusement malheureux . Et j' étais bien obligé de me rappeler que le malencontreux * Larsan était arrivé à temps pour rappeler à * Mme * Darzac qu' avant d' être * Mme * Darzac elle était * Mme * Jean * Roussel- * Ballmeyer- * Larsan devant * Dieu et même , au regard de certaines lois transatlantiques , devant les hommes . Si le but de * Larsan avait été , en se montrant , de porter un coup affreux à un bonheur qui n' était encore qu' en expectative , il avait pleinement réussi ! ... et , peut-être , en historien exact de l' événement , devons -nous appuyer sur ce fait moral , grandement à l' honneur de * Mathilde , que ce n' est point seulement l' état de désarroi où se trouvait son esprit à la suite de la réapparition de * Larsan , qui l' incita à faire comprendre à * Robert * Darzac , le premier soir où ils se trouvèrent face à face-enfin seuls ! -dans l' appartement de la tour carrée , que cet appartement était assez vaste pour y loger séparément leurs deux désespoirs ; mais ce fut encore le sentiment du devoir , c' est-à-dire de ce qu' ils se devaient chacun à tous deux , qui leur dicta la plus noble et la plus auguste des décisions ! J' ai déjà dit que * Mathilde * Stangerson avait été très religieusement élevée , non point par son père qui était assez indifférent sur ce chapitre , mais par les femmes et surtout par sa vieille tante de * Cincinatti . Les études auxquelles elle s' était livrée par la suite , aux côtés du professeur , n' avaient en rien ébranlé sa foi et le professeur s' était bien gardé d' influencer en quoi que ce fût , à ce propos , l' esprit de sa fille . Celle -ci avait conservé , même au moment le plus redoutable de la création du néant , théorie sortie du cerveau de son père , ainsi que celle de la dissociation de la matière , la foi des pasteur et des newton . Et elle disait couramment que , s' il était prouvé que tout venait de rien , c' est-à-dire de l' éther impondérable , et retournait à ce rien , pour en ressortir éternellement , grâce à un système qui se rapprochait d' une façon singulière des fameux atomes crochus des anciens , il restait à prouver que ce rien , origine de tout , n' avait pas été créé par * Dieu . et , en bonne catholique , ce * Dieu , évidemment , était le sien , le seul qui eût son vicaire ici bas , appelé pape . J' aurais peut-être passé sous silence les théories religieuses de * Mathilde si elles n' avaient été d' un appoint certain dans les résolutions qu' elle eut à prendre vis-à-vis de son nouvel époux devant les hommes , quand il lui fut révélé que son mari devant * Dieu était encore de ce monde . La mort de * Larsan ayant paru certaine , elle était allée à une nouvelle bénédiction nuptiale avec l' assentiment de son confesseur , en veuve . Et voilà qu' elle n' était plus veuve , mais bigame devant * Dieu ! Au surplus , une telle catastrophe n' était point irrémédiable et elle dut elle-même faire luire aux yeux attristés de ce pauvre * M * Darzac la perspective d' un sort meilleur qui serait arrangé comme il convient par la cour de * Rome , à laquelle , le plus vite possible , il faudrait incontinent , soumettre le litige . Bref , en conclusion de tout ce qui précède , * M et * Mme * Robert * Darzac , quarante-huit heures après leur mariage à * Saint- * Nicolas * Du * Chardonnet , faisaient chambre à part , au fond de la tour carrée . Le lecteur comprendra alors qu' il n' en fallait peut-être point davantage pour expliquer l' irrémédiable mélancolie de * Robert et les soins consolateurs de * Mathilde . Sans être précisément au courant , ce soir -là , de tous ces détails , j' en soupçonnai néanmoins le plus important . De * M et de * Mme * Darzac , mes yeux s' en furent au voisin de celle -ci , * M * Arthur * William * Rance , et ma pensée déjà s' emparait d' un nouveau sujet d' observation , lorsque le maître d' hôtel vint nous annoncer que le concierge * Bernier demandait à parler tout de suite à * Rouletabille . Celui -ci se leva aussitôt , s' excusa , et sortit . - tiens ! Fis -je , les * Bernier ne sont donc plus au glandier ! On se rappelle , en effet , que ces * Bernier -l'homme et la femme-étaient les concierges de * M * Stangerson à * Sainte- * Geneviève- * Des- * Bois . J' ai raconté , dans le mystère de la chambre jaune , comment * Rouletabille les avait fait remettre en liberté , alors qu' ils étaient accusés de complicité dans l' attentat du pavillon de la chênaie . Leur reconnaissance pour le jeune reporter , à cette occasion , avait été des plus grandes , et * Rouletabille avait pu , dès lors , faire état de leur dévouement . * M * Stangerson répondit à mon interpellation en m' apprenant que tous ses domestiques avaient quitté le glandier qu' il avait à jamais abandonné . Comme les * Rance avaient besoin de concierges pour le fort d' * Hercule , le professeur avait été heureux de leur céder ces loyaux serviteurs dont il n' avait jamais eu à se plaindre , en dehors d' une petite histoire de braconnage qui avait failli tourner si mal pour eux . Maintenant , ils logeaient dans l' une des tours de la poterne d' entrée dont ils avaient fait leur loge et d' où ils surveillaient le mouvement d' entrée et de sortie du fort d' * Hercule . * Rouletabille n' avait pas paru le moins du monde étonné quand le maître d' hôtel lui avait annoncé que * Bernier désirait lui dire un mot : c' était donc , pensai -je , qu' il était déjà au fait de leur présence aux rochers rouges . En somme , je découvrais-sans en être stupéfait , du reste-que * Rouletabille avait sérieusement employé les quelques minutes pendant lesquelles je le croyais dans sa chambre et que j' avais consacrées , moi , à ma toilette ou à d' inutiles bavardages avec * M * Darzac . Ce départ inattendu de * Rouletabille jeta un froid . Chacun se demandait si cette absence ne coïncidait point avec quelque événement important relatif au retour de * Larsan . * Mme * Robert * Darzac était inquiète . Et , parce que * Mathilde se montrait fâcheusement impressionnée , je vis bien que * M * Arthur * Rance crut bon de manifester , lui aussi , un discret émoi . Ici , il est bon de dire que * M * Arthur * Rance et sa femme n' étaient point au courant de tous les malheurs de la fille du professeur * Stangerson . On avait , naturellement , jugé inutile de leur faire part du mariage secret de * Mathilde et de * Jean * Roussel , devenu * Larsan . C' était là un secret de famille . Mais ils savaient mieux que n' importe qui- * Arthur * Rance pour avoir été mêlé au drame du glandier , et sa femme parce que son mari le lui avait raconté-avec quel acharnement le célèbre agent de la sûreté avait poursuivi celle qui devait être un jour * Mme * Darzac . Les crimes de * Larsan s' expliquaient naturellement aux yeux d' * Arthur * Rance par une passion désordonnée , et il ne faut point s' étonner qu' un homme qui avait été si longtemps épris de * Mathilde que le phrénologue américain n' eût point cherché à l' attitude de * Larsan d' autre explication que celle d' un amour furieux et sans espoir . Quant à * Mrs * édith , je me rendis bientôt parfaitement compte que les raisons du drame du glandier ne lui semblaient point aussi simples que voulait bien le dire son mari . Pour qu' elle pensât comme celui -ci , il eût fallu qu' elle éprouvât pour * Mathilde un enthousiasme approchant de celui d' * Arthur * Rance et , bien au contraire , toute son attitude , que j' observais à loisir , sans qu' elle s' en doutât , disait : " mais , enfin ! Qu' a donc cette femme de si étonnant pour avoir inspiré des sentiments aussi chevaleresques , aussi criminels à des coeurs d' hommes , pendant de si longues années ? ... eh quoi ! La voilà donc cette femme pour laquelle , policier , on tue ; pour laquelle , sobre , on s' enivre ; et pour laquelle on se fait condamner , innocent ? Qu' a -t-elle de plus que moi qui n' ai su que me faire platement épouser par un mari que je n' aurais jamais eu si elle ne l' avait pas repoussé ? Oui , qu' a -t-elle ? Elle n' a même plus la jeunesse ! Et cependant , mon mari m' oublie pour la regarder encore ! " voilà ce que je lus dans les yeux de * Mrs * édith qui regardait son mari regarder * Mathilde . Ah ! Les yeux noirs de la douce , de la langoureuse * Mrs * édith ! Je me félicite de ces présentations nécessaires que je viens de faire au lecteur . Il est bon qu' il sache les sentiments qui habitent le coeur de chacun , dans le moment que chacun va avoir un rôle à jouer dans l' étrange et inouï drame qui se prépare dans l' ombre , dans l' ombre qui enveloppe le fort d' * Hercule . Et encore , je n' ai rien dit du vieux * Bob , ni du prince * Galitch , mais leur tour , n' en doutez point , viendra . C' est que j' ai pris comme règle , dans une affaire aussi considérable , de ne peindre choses et gens qu' au fur et à mesure de leur apparition au cours des événements . Ainsi le lecteur passera par toutes les alternatives , que quelques-uns de nous ont connues , d' angoisse et de paix , de mystère et de clarté , d' incompréhension et de compréhension ! Tant mieux si la lumière définitive se fait dans l' esprit du lecteur avant l' heure où elle m' est apparue . Comme il disposera , ni plus ni moins , des mêmes moyens que nous pour voir clair , il se sera prouvé à lui-même qu' il jouit d' un cerveau digne du crâne de * Rouletabille . Nous achevâmes ce premier repas sans avoir revu notre jeune ami et nous nous levâmes de table sans nous communiquer le fond de notre pensée qui était des plus troubles . * Mathilde s' enquit immédiatement de * Rouletabille quand elle fut sortie de la louve , et je l' accompagnai jusqu'à l' entrée du fort . * M * Darzac et * Mrs * édith nous suivaient . * M * Stangerson avait pris congé de nous . * Arthur * Rance , qui avait un instant disparu , vint nous rejoindre comme nous arrivions sous la voûte . La nuit était claire , toute illuminée de lune . Cependant , on avait allumé des lanternes sous la voûte qui retentissait de grands coups sourds . Et nous entendîmes la voix de * Rouletabille qui encourageait ceux qui l' entouraient : " allons ! Encore un effort ! " disait -il , et des voix , après la sienne , se mettaient à haleter comme font les marins qui halent les barques sur la jetée , à l' entrée des ports . Enfin , un grand tumulte nous emplit les oreilles . On se serait cru dans une cloche . C' étaient les deux vantaux de l' énorme porte de fer qui venaient de se rejoindre pour la première fois , depuis plus de cent ans . * Mrs * édith s' étonna de cette manoeuvre de la dernière heure et demanda ce qu' était devenue la grille qui faisait jusqu'alors fonction de porte . Mais * Arthur * Rance lui saisit le bras et elle comprit qu' elle n' avait qu' à se taire , ce qui ne l' empêcha point de murmurer : " vraiment , ne dirait -on pas que nous allons subir un siège ? " mais * Rouletabille entraînait déjà tout notre groupe dans la baille , et nous annonçait , en riant , que , si nous avions par hasard le désir d' aller faire un tour en ville , il fallait pour ce soir -là y renoncer , attendu que ses ordres étaient donnés et que nul ne pouvait plus sortir du château , ni y entrer . Le père * Jacques , ajouta -t-il , toujours en affectant de plaisanter , était chargé par lui d' exécuter la consigne et chacun savait qu' il était impossible de séduire ce vieux serviteur . C' est ainsi que j' appris que le père * Jacques , que j' avais connu au glandier , avait accompagné le professeur * Stangerson à qui il servait de valet de chambre . La veille , il avait couché dans un petit cabinet de la louve , attenant à la chambre de son maître , mais * Rouletabille avait changé tout cela , et c' était le père * Jacques , maintenant , qui avait pris la place des concierges dans la tour a . - mais où sont les * Bernier ? Demanda * Mrs * édith , intriguée . - ils sont déjà installés dans la tour carrée , dans la chambre d' entrée , à gauche ; ils serviront de concierges à la tour carrée ! ... répondit * Rouletabille . - mais la tour carrée n' a pas besoin de concierges ! S' écria * Mrs * édith , dont l' ahurissement était sans bornes . - c' est ce que nous ne savons pas , madame , répliqua le reporter sans explication . Mais il prit à part * M * Arthur * Rance et lui fit comprendre qu' il devait mettre sa femme au courant de la réapparition de * Larsan . Si l' on prétendait cacher la vérité plus longtemps à * M * Stangerson , on ne pouvait guère y parvenir sans l' aide intelligente de * Mrs * édith . Enfin , il était bon que chacun , désormais , au fort d' * Hercule , fût préparé à tout , autrement dit , ne fût surpris par rien ! là-dessus , il nous fit traverser la baille et nous nous trouvâmes à la poterne du jardinier . J' ai dit que cette poterne h commandait l' entrée de la seconde cour ; mais il y avait beau temps qu' à cet endroit le fossé avait été comblé . Autrefois , il y avait là un pont-levis . * Rouletabille , à notre grande stupéfaction , déclara que le lendemain il ferait dégager le fossé et rétablir le pont-levis ! Dans le moment même , il s' occupait de faire fermer , par les gens du château , cette poterne par une sorte de porte de fortune en attendant mieux , faite de planches et de vieux bahuts que l' on avait sortis de la bâtisse du jardinier . Ainsi , le château se barricadait et * Rouletabille était seul maintenant à en rire tout haut ; car * Mrs * édith , mise rapidement au courant par son mari , ne disait plus rien , se contentant de s' amuser in petto prodigieusement de ces visiteurs qui transformaient son vieux château fort en place imprenable parce qu' ils redoutaient l' approche d' un homme , d' un seul homme ! ... c' est que * Mrs * édith ne connaissait point cet homme -là et qu' elle n' avait pas passé par le mystère de la chambre jaune ! Quant aux autres-et * Arthur * Rance lui-même était de ceux -là -ils trouvaient tout naturel et absolument raisonnable que * Rouletabille les fortifiât contre l' inconnu , contre le mystère , contre l' invisible , contre ce on ne savait quoi qui rôdait dans la nuit , autour du fort d' * Hercule ! à cette poterne , * Rouletabille n' avait placé personne , car il se réservait ce poste , cette nuit -là , pour lui-même . De là , il pouvait surveiller et la première et la seconde cour . C' était un point stratégique qui commandait tout le château . On ne pouvait parvenir du dehors jusqu'aux * Darzac qu' en passant d' abord par le père * Jacques , en a , par * Rouletabille en h , et par le ménage * Bernier qui veillait sur la porte k de la tour carrée . Le jeune homme avait décidé que les veilleurs désignés ne se coucheraient pas . Comme nous passions près du puits de la cour du téméraire , je vis à la clarté de la lune qu' on avait dérangé la planche circulaire qui le fermait . Je vis aussi , sur la margelle , un seau attaché à une corde . * Rouletabille m' expliqua qu' il avait voulu savoir si ce vieux puits correspondait avec la mer et qu' il y avait puisé une eau absolument douce , preuve que cette eau n' avait aucune relation avec l' élément salé . Il fit quelques pas alors avec * Mme * Darzac qui prit aussitôt congé de nous et entra dans la tour carrée . * M * Darzac , sur la prière de * Rouletabille , resta avec nous , ainsi qu' * Arthur * Rance . Quelques phrases d' excuses à l' adresse de * Mrs * édith firent comprendre à celle -ci qu' on la priait poliment de s' aller coucher , ce qu' elle fit d' une grâce assez nonchalante et en saluant * Rouletabille d' un ironique : " bonsoir , monsieur le capitaine ! " quand nous fûmes seuls , entre hommes , * Rouletabille nous entraîna vers la poterne , dans la petite chambre du jardinier ; c' était une pièce fort obscure , basse de plafond , où l' on se trouvait merveilleusement blottis pour voir sans être vus . Là , * Arthur * Rance , * Robert * Darzac , * Rouletabille et moi , dans la nuit , sans même avoir allumé une lanterne , nous tînmes notre premier conseil de guerre . Ma foi , je ne saurais quel autre nom donner à cette réunion d' hommes effarés , réfugiés derrière les pierres de ce vieux château guerrier . - nous pouvons tranquillement délibérer ici , commença * Rouletabille ; personne ne nous entendra et nous ne serons surpris par personne . Si l' on parvenait à franchir la première porte gardée par le père * Jacques sans qu' il s' en aperçût , nous serions immédiatement avertis par l' avant-poste que j' ai établi au milieu même de la baille , dissimulé dans les ruines de la chapelle . Oui , j' ai placé là votre jardinier , * Mattoni , * Monsieur * Rance . Je crois , à ce qu' on m' a dit , qu' on peut être sûr de cet homme ? Dites -moi , je vous prie , votre avis ? ... j' écoutais * Rouletabille avec admiration . * Mrs * édith avait raison . C' était vrai qu' il s' improvisait notre capitaine et voilà que , d' emblée , il prenait toutes dispositions susceptibles d' assurer la défense de la place . Certes ! J' imagine qu' il n' avait point envie de la rendre , à n' importe quel prix , et qu' il était parfaitement disposé à se faire sauter en notre compagnie , plutôt que de capituler . Ah ! Le brave petit gouverneur de place que c' était là ! Et , en vérité , il fallait être tout à fait brave pour entreprendre de défendre le fort d' * Hercule contre * Larsan , plus brave que s' il se fût agi de mille assiégeants , comme il arriva à l' un des comtes de la mortola qui n' eût , pour débarrasser la place , qu' à faire donner grosses pièces , couleuvrines et bombardes et puis à charger l' ennemi déjà à moitié défait par le feu bien dirigé d' une artillerie qui était l' une des plus perfectionnées de l' époque . Mais là , aujourd'hui , qui avions -nous à combattre ? Des ténèbres ! Où était l' ennemi ? Partout et nulle part ! Nous ne pouvions ni viser , ne sachant où était le but , ni encore moins prendre l' offensive , ignorant où il fallait porter nos coups ? Il ne nous restait qu' à nous garder , à nous enfermer , à veiller et à attendre ! * M * Arthur * Rance ayant déclaré à * Rouletabille qu' il répondait de son jardinier * Mattoni , notre jeune homme , sûr désormais d' être couvert de ce côté , prit son temps pour nous expliquer d' abord d' une façon générale la situation . Il alluma sa pipe , en tira trois ou quatre bouffées rapides et dit : - voilà ! Pouvons -nous espérer que * Larsan , après s' être montré si insolemment à nous , sous nos murs , comme pour nous braver , comme pour nous défier , s' en tiendra à cette manifestation platonique ? Se contentera -t-il d' un succès moral qui aura porté le trouble , la terreur et le découragement dans une partie de la garnison ? Et disparaîtra -t-il ? Je ne le pense pas , à vrai dire . D' abord , parce que ce n' est point dans son caractère essentiellement combatif , et qui ne se satisfait pas avec des demi-succès , ensuite parce que rien ne le force à disparaître ! Songez qu' il peut tout contre nous , mais que nous ne pouvons rien contre lui , que nous défendre et frapper , si nous le pouvons , quand il le voudra bien ! Nous n' avons , en effet , aucun secours à attendre du dehors . Et il le sait bien ; c' est ce qui le fait si audacieux et si tranquille ! Qui pouvons -nous appeler à notre aide ? Fit , avec une certaine hésitation , * Arthur * Rance , car il pensait bien que , si cette hypothèse n' avait pas été encore envisagée par * Rouletabille , c' est qu' il devait y avoir quelque obscure raison à cela . * Rouletabille considéra son hôte avec un air de pitié qui n' était point non plus exempt de reproche . Et il dit , d' un ton glacé qui renseigna définitivement * Arthur * Rance sur la maladresse de sa proposition : - vous devriez comprendre , monsieur , que je n' ai point , à * Versailles , sauvé * Larsan de la justice française , pour le livrer , aux rochers rouges , à la justice italienne . à suivre . * Mr * Arthur * Rance , qui ignorait , comme je l' ai dit , le premier mariage de la fille du professeur * Stangerson , ne pouvait mesurer , comme nous , toute l' impossibilité où nous étions de révéler l' existence de * Larsan sans déchaîner , surtout depuis la cérémonie de * Saint- * Nicolas * Du * Chardonnet , le pire des scandales et la plus redoutable des catastrophes ; mais certains incidents inexpliqués du procès de * Versailles avaient dû suffisamment le frapper pour qu' il fût à même de saisir que nous redoutions par-dessus tout d' intéresser à nouveau le public à ce que l' on avait appelé le mystère de * Mademoiselle * Stangerson . il comprit ce soir -là , mieux que jamais , que * Larsan nous tenait par un de ces secrets terribles qui décident de l' honneur ou de la mort des gens , en dehors de toutes les magistratures de la terre . Il s' inclina donc devant * M * Robert * Darzac , sans plus dire un mot ; mais ce salut signifiait de toute évidence que * Mr * Arthur * Rance était prêt à combattre pour la cause de * Mathilde comme un noble chevalier qui s' inquiète peu des raisons de la bataille , du moment qu' il meure pour sa belle . Du moins , j' interprétai ainsi son geste , persuadé que l' américain , malgré son récent mariage , était loin d' avoir oublié son ancienne passion . * M * Darzac dit : - il faut que cet homme disparaisse , mais en silence , soit qu' on le réduise à merci , soit qu' on passe avec lui un traité de paix , soit qu' on le tue ! ... mais la première condition de sa disparition est le secret à garder sur sa réapparition . Surtout , je me ferai l' interprète de * Mme * Darzac en vous priant de tout faire au monde pour que * M * Stangerson ignore que nous sommes menacés encore des coups de ce bandit ! * Rouletabille. * M * Stangerson ne saura rien ! ... on s' occupa ensuite de la situation faite aux domestiques et de ce qu' on pouvait attendre d' eux . Heureusement , le père * Jacques et les * Bernier étaient déjà à demi dans le secret des choses et ne s' étonneraient de rien . * Mattoni était assez dévoué pour obéir à * Mrs * édith " sans comprendre " . Les autres ne comptaient pas . Il y avait bien encore * Walter , le domestique du vieux * Bob , mais il avait accompagné son maître à * Paris et ne devait revenir qu' avec lui . * Rouletabille se leva , échangea par la fenêtre un signe avec * Bernier qui se tenait debout sur le seuil de la tour carrée et revint s' asseoir au milieu de nous . - * Larsan ne doit pas être loin , dit -il . Pendant le dîner , j' ai fait une reconnaissance autour de la place . Nous disposons , au-delà de la porte nord , d' une défense naturelle et sociale merveilleuse et qui remplace avantageusement l' ancienne barbacane du château . Nous avons là , à cinquante pas , du côté de l' occident , les deux postes frontières des douaniers français et italiens dont l' inexorable vigilance peut nous être d' un grand secours . Le père * Bernier est tout à fait bien avec ces braves gens et je suis allé avec lui les interroger . Le douanier italien ne parle que l' italien , mais le douanier français parle les deux langues , plus le jargon du pays , et c' est ce douanier ( qui s' appelle , m' a dit * Bernier , * Michel ) qui nous a servi de truchement général . Par son intermédiaire , nous avons appris que nos deux douaniers s' étaient intéressés à la manoeuvre insolite , autour de la presqu'île d' * Hercule , de la petite barque de * Tullio , surnommé le bourreau de la mer . le vieux * Tullio est une des anciennes connaissances de nos douaniers . C' est le plus habile contrebandier de la côte . Il traînait , ce soir , dans sa barque , un individu que les douaniers n' avaient jamais vu . La barque , * Tullio et l' inconnu ont disparu du côté de la pointe de * Garibaldi . J' y suis allé avec le père * Bernier , et , pas plus que * M * Darzac qui y était allé précédemment , nous n' avons rien aperçu . Cependant * Larsan a dû débarquer ... j' en ai comme le pressentiment . Dans tous les cas , je suis sûr que la barque de * Tullio a abordé près de la pointe de * Garibaldi ... - vous en êtes sûr ? S' écria * M * Darzac . - à cause de quoi en êtes -vous sûr ? Demandai -je . - bah ! Fit * Rouletabille , elle a laissé encore la trace de sa proue dans le galet du rivage et , en abordant , elle a fait tomber de son bord le réchaud à pommes de pin que j' ai retrouvé et que les douaniers ont reconnu , réchaud qui sert à * Tullio à éclairer les eaux quand il pêche la pieuvre , par les nuits calmes . - * Larsan est certainement descendu ! Reprit * M * Darzac ... il est aux rochers rouges ! ... - en tout cas , si la barque l' a laissé aux rochers rouges , il n' en est point revenu , fit * Rouletabille . Les deux postes des douaniers sont placés sur le chemin étroit qui conduit des rochers rouges en * France , de telle sorte que nul n' y peut passer de jour ou de nuit sans en être aperçu . Vous savez , d' autre part , que les rochers rouges forment cul-de-sac et que le sentier s' arrête devant ces rochers , à trois cents mètres environ de la frontière . Le sentier passe entre les rochers et la mer . Les rochers sont à pic et constituent une falaise d' une soixantaine de mètres de hauteur . - certes ! Fit * Arthur * Rance , qui n' avait encore rien dit , et qui semblait très intrigué , il n' a pu escalader la falaise . - il se sera caché dans les grottes , observa * Darzac ; il y a dans la falaise des poches profondes . - je l' ai pensé ! Dit * Rouletabille . Aussi , moi , je suis retourné tout seul aux rochers rouges , après avoir renvoyé le père * Bernier . - c' était imprudent , remarquai -je . - c' était par prudence ! Corrigea * Rouletabille . J' avais des choses à dire à * Larsan , que je ne tenais point à faire savoir à un tiers ... bref , je suis retourné aux rochers rouges ; devant les grottes , j' ai appelé * Larsan . - vous l' avez appelé , s' écria * Arthur * Rance . - oui ! Je l' ai appelé dans la nuit commençante , j' ai agité mon mouchoir , comme font les parlementaires avec leur drapeau blanc . Mais est -ce qu' il ne m' a point entendu ? Est -ce qu' il n' a point vu mon drapeau ? ... il n' a pas répondu . - il n' était peut-être plus là , hasardai -je . - je n' en sais rien ! ... j' ai entendu du bruit dans une grotte ! ... - et vous n' y êtes pas allé ? Demanda vivement * Arthur * Rance . - non ! Répondit simplement * Rouletabille , mais vous pensez bien , n' est -ce pas ? Que ce n' est point parce que j' ai peur de lui ... - courons -y ! Nous écriâmes -nous tous , en nous levant d' un même mouvement , et qu' on en finisse une bonne fois ! -je crois , fit * Arthur * Rance , que nous n' avons jamais eu une meilleure occasion de joindre * Larsan . Eh ! Nous ferons bien de lui ce que nous voudrons , au fond des rochers rouges ! * Darzac et * Arthur * Rance étaient déjà prêts ; j' attendais ce qu' allait dire * Rouletabille . D' un geste il les calma et les pria de se rasseoir ... - il faut réfléchir à ceci , fit -il , que * Larsan n' aurait pas agi autrement qu' il ne l' a fait , s' il avait voulu nous attirer ce soir dans les grottes des rochers rouges . Il se montre à nous , il débarque presque sous nos yeux à la pointe de * Garibaldi , il nous eût crié en passant sous nos fenêtres : " vous savez , je suis aux rochers rouges ! Je vous attends ! Venez -y ! ... " qu' il n' aurait peut-être pas été plus explicite ni plus éloquent ! -vous êtes allé aux rochers rouges , repartit * Arthur * Rance , qui s' avoua , du reste , profondément touché par l' argument de * Rouletabille ... et il ne s' est pas montré . Il s' y cache , méditant quelque crime abominable pour cette nuit ... il faut le déloger de là . - sans doute , répliqua * Rouletabille , ma promenade aux rochers rouges n' a produit aucun résultat , parce que j' y suis allé seul ... mais que nous y allions tous et nous pourrons trouver un résultat à notre retour ... - à notre retour ? Interrogea * Darzac , qui ne comprenait pas . - oui , expliqua * Rouletabille , à notre retour au château où nous aurons laissé * Mme * Darzac toute seule ! Et où nous ne la retrouverions peut-être plus ! ... oh ! Ajouta -t-il , dans le silence général , ce n' est là qu' une hypothèse . En ce moment , il nous est défendu de raisonner autrement que par hypothèse ... nous nous regardions tous , et cette hypothèse nous accablait . évidemment , sans * Rouletabille , nous allions peut-être faire une grosse bêtise , nous allions peut-être à un désastre ... * Rouletabille s' était levé , pensif . - au fond , finit -il par dire , nous n' avions rien de mieux à faire pour cette nuit , que de nous barricader . Oh ! Barricade provisoire , car je veux que la place soit mise en état de défense absolue dès demain . J' ai fait fermer la porte de fer et je la fais garder par le père * Jacques . J' ai mis * Mattoni en sentinelle dans la chapelle . J' ai rétabli ici un barrage , sous la poterne , le seul point vulnérable de la seconde enceinte et je garderai moi-même ce barrage . Le père * Bernier veillera toute la nuit à la porte de la tour carrée , et la mère * Bernier , qui a de très bons yeux , et à laquelle j' ai fait encore donner une lunette marine , restera jusqu'au matin sur la plate-forme de la tour . * Sainclair s' installera dans le petit pavillon de feuilles de palmier , sur la terrasse de la tour ronde . Du haut de cette terrasse , il surveillera , avec moi du reste , toute la seconde cour et les boulevards et parapets . * Mrs * Arthur * Rance et * M * Robert * Darzac se rendront dans la baille et devront se promener jusqu'à l' aurore , le premier sur le boulevard de l' ouest , le second sur celui de l' est , boulevards qui bornent la première cour du côté de la mer . Le service sera dur cette nuit , parce que nous ne sommes pas encore organisés . Demain nous dresserons un état de notre petite garnison et des domestiques sûrs , dont nous pouvons disposer en toute sécurité . S' il y a des domestiques douteux , on les fera sortir de la place . Vous apporterez ici , dans cette poterne , en cachette , toutes les armes dont vous pouvez disposer , fusils , revolvers . On se les partagera suivant les besoins du service de garde . La consigne est de tirer sur tout individu qui ne répond pas au qui vive ! et qui ne vient pas se faire reconnaître . Il n' y a point de mot de passe , c' est inutile . Pour passer , il suffira de crier son nom et de faire voir son visage . Du reste , il n' y aura que nous qui aurons le droit de passer . Dès demain matin , je ferai dresser , à l' entrée intérieure de la porte nord , la grille qui fermait jusqu'à ce soir son entrée extérieure , - entrée qui est close , désormais , par la porte de fer ; et , dans la journée , les fournisseurs ne pourront franchir la voûte au-delà de la grille : ils déposeront leur marchandise dans la petite loge de la tour où j' ai gîté le père * Jacques . à sept heures , tous les soirs , la porte de fer sera fermée . Demain matin , également , * Mr * Arthur * Rance donnera des ordres pour faire venir menuisiers , maçons et charpentiers . Tout ce monde sera compté et ne devra , sous aucun prétexte , franchir la poterne de la seconde enceinte ; tout ce monde sera également compté avant sept heures du soir , heure à laquelle devra avoir lieu le départ des ouvriers , au plus tard . Dans cette journée , les ouvriers devront entièrement achever leur travail , qui consistera à me fabriquer une porte pour ma poterne , à réparer une légère brèche du mur qui joint le château neuf à la tour du téméraire , et une autre petite brèche , qui se trouve située près de l' ancienne tour ronde de coin ( b sur le plan ) qui défend l' angle nord-ouest de la baille . Après quoi , je serai tranquille , et * Mme * Darzac , à laquelle je défends de quitter le château jusqu'à nouvel ordre , étant ainsi en sûreté , je pourrai tenter une sortie et partir en reconnaissance sérieuse à la recherche du camp de * Larsan . Allons , master * Arthur * Rance , aux armes ! Allez me chercher les armes dont vous disposez ce soir ... moi , j' ai prêté mon revolver au père * Bernier , qui se promènera devant la porte de l' appartement de * Mme * Darzac ... quiconque eût ignoré les événements du glandier et aurait entendu un pareil langage dans la bouche de * Rouletabille n' aurait point manqué de traiter de fous et celui qui le tenait , et ceux qui l' écoutaient ! Mais , je le répète , si celui -là avait vécu la nuit de la galerie inexplicable , et la nuit du cadavre incroyable , il aurait fait comme moi : il eût chargé son revolver , et attendu le jour sans faire le malin ! VIII quelques pages historiques sur * Jean * Roussel- * Larsan- * Ballmeyer une heure plus tard , nous étions tous à notre poste et nous faisions les cent pas , le long des parapets , sous la lune , examinant attentivement la terre , le ciel et les eaux et écoutant avec anxiété les moindres bruits de la nuit , la respiration de la mer , le vent du large qui commença à chanter vers trois heures du matin . * Mrs * édith , qui s' était levée , vint alors rejoindre * Rouletabille sous sa poterne . Celui -ci m' appela , me donna la garde de la poterne et de * Mrs * édith et s' en fut faire une ronde . * Mrs * édith était de la plus charmante humeur du monde . Le sommeil lui avait fait du bien et elle semblait s' amuser follement de la figure blafarde qu' elle venait de trouver à son mari auquel elle avait porté un verre de whisky . - oh ! C' est très amusant ! Me disait -elle en frappant dans ses petites mains . C' est très amusant ! ... ce * Larsan , comme je voudrais le connaître ! ... je ne pus m' empêcher de frissonner en entendant un pareil blasphème . Décidément , il y a de petites âmes romanesques qui ne doutent de rien , et qui , dans leur inconscience , insultent au destin . Ah ! La malheureuse , si elle s' était doutée ! Je passai deux heures charmantes avec * Mrs * édith à lui raconter d' affreuses histoires sur * Larsan , toutes historiques . et , puisque l' occasion s' en présente , je me permettrai de faire connaître au lecteur historiquement , si je puis me servir ici d' une expression qui rend parfaitement ma pensée , ce type de * Larsan- * Ballmeyer , dont certains , à l' occasion du rôle inouï que je lui attribuai dans le mystère de la chambre jaune , ont pu mettre l' existence en doute . Comme ce rôle atteint , dans le parfum de la dame en noir , à des hauteurs que quelques-uns pourraient juger inaccessibles , j' estime qu' il est de mon devoir de préparer l' esprit du lecteur à admettre en fin de compte que je ne suis que le vulgaire rapporteur d' une affaire unique dans le monde , et que je n' invente rien . Au surplus , * Rouletabille , dans le cas où j' aurais la sotte prétention d' ajouter à une aussi prodigieuse et naturelle histoire quelque ornement imaginaire , s' y opposerait et me dirait mon fait , raide comme balle . Des intérêts trop considérables sont en jeu et le fait d' une telle publication doit entraîner de trop redoutables conséquences pour que je ne m' astreigne point à une narration sévère , un peu sèche et méthodique . Je renverrai donc ceux qui pourraient croire à quelque roman policier -l'abominable mot a été prononcé-au procès de * Versailles . * Mes * Henri- * Robert et * André * Hesse , qui plaidaient pour * M * Robert * Darzac , firent entendre là d' admirables plaidoiries qui ont été sténographiées et dont , certainement , ils ont dû conserver quelque copie . Enfin , il ne faut pas oublier que , bien avant que le destin ne mît aux prises * Larsan- * Ballmeyer et * Joseph * Rouletabille , l' élégant bandit avait donné une rude besogne aux chroniqueurs judiciaires . Nous n' avons qu' à ouvrir la gazette des tribunaux et à parcourir les comptes rendus des grands quotidiens , le jour où * Ballmeyer fut condamné par la cour d' assises de la * Seine à dix ans de travaux forcés , pour être renseignés sur le type . Alors , on comprendra qu' il n' y a plus rien à inventer sur un homme quand on peut raconter une pareille histoire ; et ainsi le lecteur , connaissant désormais " son genre " , c' est-à-dire sa façon d' opérer et son audace sans seconde , se gardera de sourire quand * Joseph * Rouletabille , prudemment , entre * Ballmeyer- * Larsan et * Mme * Darzac , jettera un pont-levis . * M * Albert * Bataille , du figaro , qui a publié les admirables causes criminelles et mondaines , a consacré de bien intéressantes pages à * Ballmeyer . * Ballmeyer avait eu une enfance heureuse . Il n' est point arrivé à l' escroquerie , comme tant d' autres , après avoir parcouru les dures étapes de la misère . Fils d' un riche commissionnaire de la rue * Molay , il aurait pu rêver d' autres destinées ; mais sa vocation , c' était la main-mise sur l' argent d' autrui . Tout jeune , il se destina à l' escroquerie comme d' autres se destinent à l' école des mines . Son début fut un coup de génie . L' histoire est incroyable- * Ballmeyer subtilisant une lettre chargée adressée à la maison de son père , puis prenant le train pour * Lyon , avec l' argent volé , et écrivant à l' auteur de ses jours : " monsieur , je suis un ancien militaire retraité et médaillé . Mon fils , commis des postes , a , pour payer une dette de jeu , soustrait , dans le bureau ambulant , une lettre à votre adresse . J' ai réuni la famille ; d' ici à quelques jours nous pourrons parfaire la somme nécessaire au remboursement . Vous êtes père : ayez pitié d' un père ! Ne brisez pas tout un passé d' honneur ! " * M * Ballmeyer père accorda noblement des délais . Il attend encore le premier acompte ou plutôt il ne l' attend plus , le procès lui ayant appris , après dix années , quel était le vrai coupable . * Ballmeyer , rapporte * M * Albert * Bataille , semble avoir reçu de la nature tous les attributs qui constituent l' escroc de race : une prodigieuse variété d' esprit , le don de persuader les naïfs , le souci de la mise en scène et du détail , le génie du travestissement , la précaution infinie , à ce point qu' il faisait marquer son linge à des initiales appropriées toutes les fois qu' il jugeait utile de changer de nom . Mais , ce qui le caractérise surtout , c' est , en dehors d' aptitudes étonnantes pour l' évasion , une coquetterie de fraude , d' ironie , de défi à la justice ; c' est le plaisir malin de dénoncer lui-même au parquet de prétendus coupables , sachant combien le magistrat s' attarde par tempérament aux fausses pistes . Cette joie de mystifier les juges apparaît dans tous les actes de sa vie . Au régiment , * Ballmeyer vole la caisse de sa compagnie : il accuse le capitaine-trésorier . Il commet un vol de quarante mille francs au préjudice de la maison * Furet , et , aussitôt , il dénonce au juge d' instruction * M * Furet comme s' étant volé lui-même . L' affaire * Furet restera longtemps célèbre dans les fastes judiciaires , sous cette rubrique désormais classique : " le coup du téléphone " . La science appliquée à l' escroquerie n' a encore rien donné de mieux . * Ballmeyer soustrait une traite de mille six cents livres sterling dans le courrier de * Mm * Furet frères , négociants commissionnaires , rue poissonnière , qui l' ont laissé s' installer dans leurs bureaux . Il se rend rue poissonnière , dans la maison de * M * Furet , et , contrefaisant la voix de * M * Edmond * Furet , demande par téléphone à * M * Cohen , banquier , s' il serait disposé à escompter la traite . * M * Cohen répond affirmativement et , dix minutes plus tard , * Ballmeyer , après avoir coupé le fil téléphonique pour prévenir un contre-ordre ou des demandes d' explications , fait toucher l' argent par un compère , un nommé * Rivard , qu' il a connu naguère aux bataillons d' * Afrique , où de fâcheuses histoires de régiment les avaient fait expédier l' un et l' autre . Il prélève la part du lion ; puis il court au parquet pour dénoncer * Rivard et , comme je le disais , le volé , * M * Edmond * Furet lui-même ! ... une confrontation épique a lieu dans le cabinet de * M * Espierre , le juge d' instruction chargé de l' affaire . - voyons , mon cher * Furet , dit * Ballmeyer au négociant ahuri , je suis désolé de vous accuser , mais vous devez la vérité à la justice . C' est une affaire qui ne tire pas à conséquence : avouez donc ! Vous avez eu besoin de quarante mille francs pour liquider une petite dette au salon des courses , et vous les avez fait payer à votre maison . C' est vous qui avez téléphoné . - moi ! Moi ! Balbutiait * M * Edmond * Furet , anéanti . - avouez donc , vous savez bien qu' on a reconnu votre voix . Le malheureux volé coucha bel et bien à * Mazas pendant huit jours et la police fournit sur lui un rapport épouvantable ; si bien que * M * Cruppi , alors avocat général , aujourd'hui ministre du commerce , dut présenter à * M * Furet les excuses de la justice . Quant à * Rivard , il était condamné par contumace à vingt ans de travaux forcés ! On pourrait raconter vingt traits de ce genre sur * Ballmeyer . En vérité , à ce moment -là , avant de s' adonner au drame , il jouait la comédie , et quelle comédie ! Il faut connaître tout au long l' histoire d' une de ses évasions . Rien de plus prodigieusement comique que l' aventure de ce prisonnier rédigeant un long mémoire insipide , uniquement pour pouvoir l' étaler sur la table du juge , * M * Villers , et , en bouleversant les imprimés , jeter un coup d' oeil sur la formule des ordres de mises en liberté . Rentré à * Mazas , le filou écrivit une lettre signée " * Villers " , dans laquelle , selon la formule surprise , * M * Villers priait le directeur de la prison de mettre le détenu * Ballmeyer en liberté sur-le-champ . Mais il manquait au papier le timbre du juge . * Ballmeyer ne s' embarrassa pas pour si peu . Il reparut le lendemain à l' instruction , dissimulant sa lettre dans sa manche , protesta de son innocence , feignit une grande colère , et , en gesticulant avec le cachet déposé sur la table , il fit tout à coup tomber l' encrier sur le pantalon bleu du garde qui l' accompagnait . Pendant que le pauvre * Pandore , entouré du magistrat et du greffier , qui compatissaient à son malheur , épongeait tristement son " numéro un " , * Ballmeyer profitait de l' inattention générale pour appliquer un fort coup de tampon sur l' ordre de mise en liberté et se confondait à son tour en excuses . Le tour était joué . L' escroc sortit en jetant négligemment le papier signé et timbré aux gardes de la souricière . - à quoi donc pense * M * Villers , fit -il , de me faire porter ses papiers ! Me prend -il pour son domestique ? Les gardes ramassèrent précieusement l' imprimé , et le brigadier de service le fit porter à son adresse , à * Mazas . C' était l' ordre de mettre sur-le-champ en liberté le nommé * Ballmeyer . Le soir-même , * Ballmeyer était libre . C' était sa seconde évasion . Arrêté pour le vol * Furet , il s' était échappé une première fois en passant la jambe et en jetant du poivre au garde qui l' amenait au dépôt , et le soir même il assistait , cravaté de blanc , à une première de la comédie-française . Déjà , à l' époque où il avait été condamné par le conseil de guerre à cinq ans de travaux publics pour avoir volé la caisse de sa compagnie , il avait failli sortir du cherche-midi en se faisant enfermer par ses camarades dans un sac de papiers de rebut . Un contre-appel imprévu fit échouer ce plan si bien conçu .... mais on n' en finirait point s' il fallait raconter ici les étonnantes aventures du premier * Ballmeyer . Tour à tour comte * De * Maupas , vicomte * Drouet * D' * Erlon , comte * De * Motteville , comte * De * Bonneville , élégant , beau joueur , faisant la mode , il parcourt les plages et les villes d' eaux : * Biarritz , * Aix- * Les- * Bains , * Luchon , perdant au cercle jusqu'à dix mille francs dans sa soirée , entouré de jolies femmes qui se disputent ses sourires ; car cet escroc émérite est doublé d' un séducteur . Au régiment , il avait fait la conquête , platonique heureusement , de la fille de son colonel ! ... connaissez -vous le " type " maintenant ? Eh bien , c' est cet homme que * Joseph * Rouletabille allait combattre ! Je crus bien , ce soir -là , avoir suffisamment édifié * Mrs * édith sur la personnalité du célèbre bandit . Elle m' écoutait dans un silence qui finit par m' impressionner et alors , me penchant sur elle , je m' aperçus qu' elle dormait . Cette attitude aurait pu ne point me donner une grande idée de cette petite personne . Mais , comme elle me permit de la contempler à loisir , il en résulta au contraire pour moi des sentiments que je voulus plus tard en vain chasser de mon coeur . La nuit se passa sans surprise . Quand le jour arriva , je le saluai avec un grand soupir de soulagement . Tout de même * Rouletabille ne me permit de m' aller coucher qu' à huit heures du matin quand il eut réglé son service de jour . Il était déjà au milieu des ouvriers qu' il avait fait venir et qui travaillaient activement à la réparation de la brèche de la tour b . Les travaux furent menés si judicieusement et si promptement que le château fort d' * Hercule se trouva le soir même aussi hermétiquement clos dans la nature , avec toutes ses enceintes , qu' il l' est linéairement parlant sur le papier . Assis sur un gros moellon , ce matin -là , * Rouletabille commençait déjà à dessiner sur son calepin le plan que j' ai soumis au lecteur , et il me disait , cependant que , fatigué de ma nuit , je faisais des efforts ridicules pour ne point fermer les yeux : - voyez -vous , * Sainclair ! Les imbéciles vont croire que je me fortifie pour me défendre . eh bien , ce n' est là qu' une pauvre partie de la vérité : car je me fortifie surtout pour raisonner . et , si je bouche des brèches , c' est moins pour que * Larsan ne puisse s' y introduire que pour épargner à ma raison l' occasion d' une " fuite " ! Par exemple , je ne pourrais raisonner dans une forêt ! Comment voulez -vous raisonner dans une forêt ? La raison fuit de toutes parts , dans une forêt ! Mais dans un château fort bien clos ! Mon ami , c' est comme dans un coffre-fort bien fermé : si vous êtes dedans , et que vous ne soyez point fou , il faut bien que votre raison s' y retrouve ! -oui , oui ! Répétai -je en branlant la tête , il faut bien que votre raison s' y retrouve ! ... - eh bien , là-dessus , me fit -il , allez vous coucher , mon ami , car vous dormez tout debout . IX arrivée inattendue du " vieux * Bob " quand on vint frapper à ma porte , vers onze heures du matin , cependant que la voix de la mère * Bernier me transmettait l' ordre de * Rouletabille de me lever , je me précipitai à ma fenêtre . La rade était d' une splendeur sans pareille et la mer d' une transparence telle que la lumière du soleil la traversait comme elle eût fait d' une glace sans tain , de telle sorte qu' on apercevait les rochers , les algues et la mousse et tout le fond maritime , comme si l' élément aquatique eût cessé de les recouvrir . La courbe harmonieuse de la rive mentonaise enfermait cette onde pure dans un cadre fleuri . Les villas de * Garavan , toutes blanches et toutes roses , paraissaient fraîches écloses de cette nuit . La presqu'île d' * Hercule était un bouquet qui flottait sur les eaux , et les vieilles pierres du château embaumaient . Jamais la nature ne m' était apparue plus douce , plus accueillante , plus aimante , ni surtout plus digne d' être aimée . L' air serein , la rive nonchalante , la mer pâmée , les montagnes violettes , tout ce tableau auquel mes sens d' homme du nord étaient peu accoutumés évoquait des idées de caresses . C' est alors que je vis un homme qui frappait la mer . Oh ! Il la frappait à tour de bras ! J' en aurais pleuré , si j' avais été poète . Le misérable paraissait agité d' une rage affreuse . Je ne pouvais me rendre compte de ce qui avait excité sa fureur contre cette onde tranquille ; mais celle -ci devait évidemment lui avoir donné quelque motif sérieux de mécontentement , car il ne cessait ses coups . Il s' était armé d' un énorme gourdin et , debout dans sa petite embarcation qu' un enfant craintif poussait de la rame en tremblant , il administrait à la mer , un instant éclaboussée , une " dégelée de marrons " qui provoquait la muette indignation de quelques étrangers arrêtés au rivage . Mais , comme il arrive toujours en pareil cas où l' on redoute de se mêler de ce qui ne vous regarde pas , ceux -ci laissaient faire sans protester . Qu' est -ce qui pouvait ainsi exciter cet homme sauvage ? Peut-être bien le calme même de la mer qui , après avoir été un moment troublée par l' insulte de ce fou , reprenait son visage immobile . Je fus alors interpellé par la voix amie de * Rouletabille qui m' annonçait que l' on déjeunait à midi . * Rouletabille exhibait une tenue de plâtrier , tous ses habits attestant qu' il s' était promené dans des maçonneries trop fraîches . D' une main il s' appuyait sur un mètre et son autre main jouait avec un fil à plomb . Je lui demandai s' il avait aperçu l' homme qui battait les eaux . Il me répondit que c' était * Tullio qui travaillait de son état à chasser le poisson dans les filets , en lui faisant peur . C' est alors que je compris pourquoi , dans le pays , on appelait * Tullio " le bourreau de la mer " . * Rouletabille m' apprit encore par la même occasion qu' ayant interrogé * Tullio , ce matin , sur l' homme qu' il avait conduit dans sa barque la veille au soir et à qui il avait fait faire le tour de la presqu'île d' * Hercule , * Tullio lui avait répondu qu' il ne connaissait point cet homme , que c' était un original qu' il avait embarqué à * Menton et qui lui avait donné cinq francs pour qu' il le débarquât à la pointe des rochers rouges . Je m' habillai vivement et rejoignis * Rouletabille qui m' apprit que nous allions avoir au déjeuner un nouvel hôte : il s' agissait du vieux * Bob . On l' attendit pour se mettre à table et puis , comme il n' arrivait point , on commença de déjeuner sans lui , dans le cadre fleuri de la terrasse ronde du téméraire . Une admirable bouillabaisse apportée toute fumante du restaurant des grottes , qui possède la réserve la mieux fournie en rascasses et poissons de roches de tout le littoral , arrosée d' un petit " vino del paese " et servie dans la lumière et la gaieté des choses , contribua au moins autant que toutes les précautions de * Rouletabille à nous rasséréner . En vérité , le redoutable * Larsan nous faisait moins peur sous le beau soleil des cieux éclatants qu' à la pâle lueur de la lune et des étoiles ! Ah ! Que la nature humaine est oublieuse et facilement impressionnable ! J' ai honte de le dire : nous étions très fiers-oh ! Tout à fait fiers ( du moins je parle pour moi et pour * Arthur * Rance et aussi naturellement pour * Mrs * édith , dont la nature romanesque et mélancolique était superficielle ) de sourire de nos transes nocturnes et de notre garde armée sur les boulevards de la citadelle ... quand le vieux * Bob fit son apparition . Et-disons -le , disons-le -ce n' est point cette apparition qui eût pu nous ramener à des pensers plus moroses . J' ai rarement aperçu quelqu' un de plus comique que le vieux * Bob se promenant , dans le soleil éblouissant d' un printemps du midi , avec un chapeau haut de forme noir , sa redingote noire , son gilet noir , son pantalon noir , ses lunettes noires , ses cheveux blancs et ses joues roses . Oui , oui , nous avons bien ri sous la tonnelle de la tour de * Charles * Le * Téméraire . Et le vieux * Bob rit avec nous . Car le vieux * Bob est la gaieté même . Que faisait ce vieux savant au château d' * Hercule ? Le moment est peut-être venu de le dire . Comment s' était -il résolu à quitter ses collections d' * Amérique , et ses travaux , et ses dessins , et son musée de * Philadelphie ? Voilà . On n' a pas oublié que * Mr * Arthur * Rance était déjà considéré dans sa patrie comme un phrénologue d' avenir , quand sa mésaventure amoureuse avec * Mlle * Stangerson l' éloigna tout à coup de l' étude qu' il prit en dégoût . Après son mariage avec miss * édith , celle -ci l' y poussant , il sentit qu' il se remettrait avec plaisir à la science de * Gall et de * Lavater . Or , dans le moment même qu' ils visitaient la côte d' azur , l' automne qui précéda les événements actuels , on faisait grand bruit autour des découvertes nouvelles que * M * Abbo venait de faire aux rochers rouges , dénommés encore , dans le patois mentonais , baoussé-roussé . depuis de longues années , depuis 1874 , les géologues et tous ceux qui s' occupent d' études préhistoriques avaient été extrêmement intéressés par les débris humains trouvés dans les cavernes et les grottes des rochers rouges . * Mm * Julien , * Rivière , * Girardin , * Delesot , étaient venus travailler sur place et avaient su intéresser l' institut et le ministère de l' instruction publique à leurs découvertes . Celles -ci firent bientôt sensation , car elles attestaient , à ne pouvoir s' y méprendre , que les premiers hommes avaient vécu en cet endroit avant l' époque glaciaire . Sans doute la preuve de l' existence de l' homme à l' époque quaternaire était faite depuis longtemps ; mais , cette époque mesurant , d' après certains , deux cent mille ans , il était intéressant de fixer cette existence dans une étape déterminée de ces deux cent mille années . On fouillait toujours aux rochers rouges et on allait de surprise en surprise . Cependant , la plus belle des grottes , la barma grande , comme on l' appelait dans le pays , était restée intacte , car elle était propriété privée de * M * Abbo , qui tenait le restaurant des grottes , non loin de là , au bord de la mer . * M * Abbo venait de se déterminer , lui aussi , à fouiller sa grotte . Or , la rumeur publique ( car l' événement avait dépassé les bornes du monde scientifique ) répandait le bruit qu' il venait de trouver dans la barma grande d' extraordinaires ossements humains , des squelettes très bien conservés par une terre ferrugineuse , contemporaine des mammouths du début de l' époque quaternaire ou même de la fin de l' époque tertiaire ! * Arthur * Rance et sa femme coururent à * Menton et , pendant que son mari passait ses journées à remuer des " débris de cuisine " , comme on dit en termes scientifiques , datant de deux cent mille ans , fouillant lui-même l' humus de la barma grande et mesurant les crânes de nos ancêtres , sa jeune femme prenait un inlassable plaisir à s' accouder non loin de là , aux créneaux moyenageux d' un vieux château fort qui dressait sa massive silhouette sur une petite presqu'île , reliée aux rochers rouges par quelques pierres écroulées de la falaise . Les légendes les plus romanesques se rattachaient à ce vestige des vieilles guerres génoises ; et il semblait à * édith , mélancoliquement penchée au haut de sa terrasse , sur le plus beau décor du monde , qu' elle était une de ces nobles demoiselles de l' ancien temps , dont elle avait tant aimé les cruelles aventures dans les romans de ses auteurs favoris . Le château était à vendre à un prix des plus raisonnables . * Arthur * Rance l' acheta et , ce faisant , il combla de joie sa femme qui fit venir les maçons et les tapissiers et eut tôt fait , en trois mois , de transformer cette antique bâtisse en un délicieux nid d' amoureux pour une jeune personne qui se souvient de la dame du lac et de la fiancée de * Lammermoor . quand * Arthur * Rance s' était trouvé en face du dernier squelette découvert dans la barma grande ainsi que des fémurs de l' Elephas antiquus sortis de la même couche de terrain , il avait été transporté d' enthousiasme , et son premier soin avait été de télégraphier au vieux * Bob que l' on avait peut-être enfin découvert à quelques kilomètres de * Monte- * Carlo ce qu' il cherchait , au prix de mille périls , depuis tant d' années , au fond de la * Patagonie . Mais son télégramme ne parvint pas à destination , car le vieux * Bob , qui avait promis de rejoindre le nouveau ménage dans quelques mois avait déjà pris le bateau pour l' * Europe . évidemment , la renommée l' avait déjà renseigné sur les trésors des baoussé-roussé . quelques jours plus tard , il débarquait à * Marseille et arrivait à * Menton où il s' installait en compagnie d' * Arthur * Rance et de sa nièce dans le fort d' * Hercule , qu' il remplit aussitôt des éclats de sa gaieté . La gaieté du vieux * Bob nous paraît un peu théâtrale , mais c' est là , sans doute , un effet de notre triste humeur de la veille . Le vieux * Bob a une âme d' enfant ; et il est coquet comme une vieille femme , c' est-à-dire que sa coquetterie change rarement d' objet et qu' ayant , une fois pour toutes , adopté un costume sévère , de préférence correct ( redingote noire , gilet noir , pantalon noir , cheveux blancs , joues roses ) , elle s' attache uniquement à en perpétuer l' impressionnante harmonie . C' est dans cet uniforme professoral que le vieux * Bob chassait le tigre des pampas et qu' il fouille maintenant les grottes des rochers rouges , à la recherche des derniers ossements de l' Elephas antiquus . * Mrs * édith nous le présenta et il poussa un gloussement poli , et puis il se reprit à rire de toute sa large bouche qui allait de l' un à l' autre de ses favoris poivre et sel qu' il avait soigneusement taillés en triangles . Le vieux * Bob exultait et nous en apprîmes bientôt la raison . Il rapportait de sa visite au muséum de * Paris la certitude que le squelette de la barma grande n' était point plus ancien que celui qu' il avait rapporté de sa dernière expédition à la * Terre * De * Feu . Tout l' institut était de cet avis et prenait pour base de ses raisonnements le fait que l' os à moelle de l' elephas que le vieux * Bob avait apporté à * Paris , et que le propriétaire de la barma grande lui avait prêté après lui avoir affirmé qu' il l' avait trouvé dans la même couche de terrain que le fameux squelette , - que cet os à moelle , disons -nous , appartenait à un elephas antiquus du milieu de la période quaternaire . Ah ! Il fallait entendre avec quel joyeux mépris le vieux * Bob parlait de ce milieu de la période quaternaire ! à cette idée d' un os à moelle du milieu de la période quaternaire , il éclatait de rire comme si on lui avait conté une bonne farce ! Est -ce qu' à notre époque un savant , un véritable savant , digne en vérité de ce nom de savant , pouvait encore s' intéresser à un squelette du milieu de la période quaternaire ! Le sien-son squelette , ou tout au moins celui qu' il avait rapporté de la terre de feu-datait du commencement de cette période , par conséquent était plus vieux de cent mille ans ... vous entendez : cent mille ans ! Et il en était sûr , à cause de cette omoplate ayant appartenu à l' ours des cavernes , omoplate qu' il avait trouvée , lui , le vieux * Bob , entre les bras de son propre squelette . ( il disait : mon propre squelette , ne faisant plus de différence , dans son enthousiasme , entre son squelette vivant qu' il habillait tous les jours de sa redingote noire , de son gilet noir , de son pantalon noir , de ses cheveux blancs , de ses joues roses , et le squelette préhistorique de la terre de feu ) . - ainsi , mon squelette date de l' ours des cavernes ! ... mais celui des baoussé-roussé ! oh ! Là là ! Mes enfants ! Tout au plus de l' époque du mammouth ... et encore ! Non , non ! ... du rhinocéros à narines cloisonnées ! Ainsi ! ... on n' a plus rien à découvrir , mesdames et messieurs , dans la période du rhinocéros à narines cloisonnées ! ... je vous le jure , foi de vieux * Bob ! ... mon squelette à moi vient de l' époque chelléenne , comme vous dites en * France ... pourquoi riez -vous , espèces d' ânes ! ... tandis que je ne suis même point sûr que l' elephas antiquus des rochers rouges date de l' époque moustérienne ! Et pourquoi pas de l' époque solutréenne ? Ou encore , ou encore ! De l' époque magdalénienne ! ... non ! Non ! C' en est trop ! Un elephas antiquus de l' époque magdalénienne , ça n' est pas possible ! Cet elephas me rendra fou ! Cet antiquus me rendra malade ! Ah ! J' en mourrai de joie ... pauvres baoussé-roussé ! * Mrs * édith eut la cruauté d' interrompre la jubilation du vieux * Bob en lui annonçant que le prince * Galitch , qui s' était rendu acquéreur de la grotte de * Roméo et * Juliette , aux rochers rouges , devait avoir fait une découverte tout à fait sensationnelle , car elle l' avait vu , le lendemain même du départ du vieux * Bob pour * Paris , passer devant le fort d' * Hercule , emportant sous son bras une petite caisse qu' il lui avait montrée en lui disant : " voyez -vous , mistress * Rance , j' ai là un trésor ! Oh ! Un véritable trésor ! " elle avait demandé ce que c' était que ce trésor , mais l' autre l' avait agacée , disant qu' il voulait en faire la surprise au vieux * Bob , à son retour ! Enfin le prince * Galitch lui avait avoué qu' il venait de découvrir " le plus vieux crâne de l' humanité " ! * Mrs * édith n' avait pas plutôt prononcé cette phrase que toute la gaieté du vieux * Bob s' écroula ; une fureur souveraine se répandit sur ses traits ravagés et il cria : - ça n' est pas vrai ! ... le plus vieux crâne de l' humanité , il est au vieux * Bob ! C' est le crâne du vieux * Bob ! Et il hurla : - * Mattoni ! * Mattoni ! Fais apporter ma malle , ici ! ... ici ! ... justement * Mattoni traversait la cour de * Charles * Le * Téméraire avec le bagage du vieux * Bob sur son dos . Il obéit au professeur et apporta la malle devant nous . Sur quoi le vieux * Bob , prenant son trousseau de clefs , se jeta à genoux et ouvrit la caisse . De cette caisse , qui contenait des effets et du linge pliés avec beaucoup d' ordre , il sortit un carton à chapeau et , de ce carton à chapeau , il sortit un crâne qu' il déposa au milieu de la table , parmi nos tasses à café . - le plus vieux crâne de l' humanité , dit -il , le voilà ! ... c' est le crâne du vieux * Bob ! ... regardez -le ! ... c' est lui ! Le vieux * Bob ne sort jamais sans son crâne ! ... et il le prit et se mit à le caresser , les yeux brillants et ses lèvres épaisses écartées à nouveau par le rire . Si vous voulez bien vous représenter que le vieux * Bob savait imparfaitement le français et le prononçait mi à l' anglaise , mi à l' espagnole -il parlait parfaitement l' espagnol -vous voyez et vous entendez la scène ! * Rouletabille et moi , nous n' en pouvions plus et nous nous tenions les côtes de rire . D' autant mieux que , dans ses discours , le vieux * Bob s' interrompait lui-même de rire pour nous demander quel était l' objet de notre gaieté . Sa colère eut auprès de nous plus de succès encore , et il n' est pas jusqu'à * Mme * Darzac qui ne s' essuyât les yeux , parce que , en vérité , le vieux * Bob était drôle à faire pleurer avec son plus vieux crâne de l' humanité . Je pus constater à cette heure où nous prenions le café qu' un crâne de deux cent mille ans n' est point effrayant à voir , surtout si , comme celui -là , il a toutes ses dents . Soudain le vieux * Bob devint sérieux . Il éleva le crâne dans la main droite et , l' index de la main gauche appuyé au front de l' ancêtre : - lorsqu' on regarde le crâne par le haut , on note une forme pentagonale très nette , qui est due au développement notable des bosses pariétales et à la saillie de l' écaille de l' occipital ! La grande largeur de la face tient au développement exagéré des accords zygomatiques ! ... tandis que , dans la tête des troglodytes des baoussé-roussé , qu' est -ce que j' aperçois ? ... je ne saurais dire ce que le vieux * Bob aperçut , dans ce moment -là , dans la tête des troglodytes , car je ne l' écoutais plus , mais je le regardais . et je n' avais plus envie de rire du tout . Le vieux * Bob me parut effrayant , farouche , factice comme un vieux cabot , avec sa gaieté en fer-blanc et sa science de pacotille . Je ne le quittai plus des yeux . Il me sembla que ses cheveux remuaient ! oui , comme remue une perruque . Une pensée , la pensée de * Larsan qui ne me quittait plus jamais complètement m' embrasa la cervelle ; j' allais peut-être parler quand un bras se glissa sous le mien , et je fus entraîné par * Rouletabille . - qu' avez -vous , * Sainclair ? ... me demanda , sur un ton affectueux , le jeune homme . - mon ami , fis -je , je ne vous le dirai point , car vous vous moqueriez encore de moi ... il ne me répondit pas tout d' abord et m' entraîna vers le boulevard de l' ouest . Là , il regarda autour de lui , vit que nous étions seuls , et me dit : - non , * Sainclair , non ... je ne me moquerai point de vous ... car vous êtes dans la vérité en le voyant partout autour de vous . s' il n' y était point tout à l' heure , il y est peut-être maintenant ... ah ! Il est plus fort que les pierres ! ... il est plus fort que tout ! ... je le redoute moins dehors que dedans ! ... et je serais bien heureux que ces pierres que j' ai appelées à mon secours pour l' empêcher d' entrer m' aident à le retenir ... car , * Sainclair , je le sens ici ! je serrai la main de * Rouletabille , car moi aussi , chose singulière , j' avais cette impression ... je sentais sur moi les yeux de * Larsan ... je l' entendais respirer ... quand cette sensation avait -elle commencé ? Je n' aurais pu le dire ... mais il me semblait qu' elle m' était venue avec le vieux * Bob . Je dis à * Rouletabille , avec inquiétude : - le vieux * Bob ? Il ne me répondit pas . Au bout de quelques instants , il fit : - prenez -vous toutes les cinq minutes la main gauche avec la main droite et demandez -vous : " est -ce toi , * Larsan ? " quand vous vous serez répondu , ne soyez pas trop rassuré , car il vous aura peut-être menti et il sera déjà dans votre peau que vous n' en saurez rien encore ! sur quoi , * Rouletabille me laissa seul sur le boulevard de l' ouest . C' est là que le père * Jacques vint me trouver . Il m' apportait une dépêche . Avant de la lire , je le félicitai sur sa bonne mine . Comme nous tous , il avait cependant passé une nuit blanche ; mais il m' expliqua que le plaisir de voir enfin sa maîtresse heureuse le rajeunissait de dix ans . Puis il tenta de me demander les motifs de la veille étrange qu' on lui avait imposée et le pourquoi de tous les événements qui se poursuivaient au château depuis l' arrivée de * Rouletabille et des précautions exceptionnelles qui avaient été prises pour en défendre l' entrée à tout étranger . Il ajouta même que , si cet affreux * Larsan n' était point mort , il serait porté à croire qu' on redoutait son retour . Je lui répondis que ce n' était point le moment de raisonner et que , s' il était un brave homme , il devait , comme tous les autres serviteurs , observer la consigne en soldat , sans essayer d' y rien comprendre ni surtout de la discuter . Il me salua et s' éloigna en hochant la tête . Cet homme était évidemment très intrigué et il ne me déplaisait point que , puisqu' il avait la surveillance de la porte nord , il songeât à * Larsan . Lui aussi avait failli être victime de * Larsan ; il ne l' avait pas oublié . Il s' en tiendrait mieux sur ses gardes . Je ne me pressais point d' ouvrir cette dépêche que le père * Jacques m' avait apportée et j' avais tort , car elle me parut extraordinairement intéressante dès le premier coup d' oeil que j' y portai . Mon ami de * Paris qui , sur ma prière , m' avait déjà renseigné sur * Brignolles m' apprenait que ledit * Brignolles avait quitté * Paris la veille au soir pour le midi . Il avait pris le train de dix heures trente-cinq minutes du soir . Mon ami me disait qu' il avait des raisons de croire que * Brignolles avait pris un billet pour * Nice . Qu' est -ce que * Brignolles venait faire à * Nice ? C' est une question que je me posai et que , dans un sot accès d' amour-propre , que j' ai bien regretté depuis , je ne soumis point à * Rouletabille . Celui -ci s' était si bien moqué de moi lorsque je lui avais montré la première dépêche m' annonçant que * Brignolles n' avait point quitté * Paris , que je résolus de ne point lui faire part de celle qui m' affirmait son départ . Puisque * Brignolles avait si peu d' importance pour lui , je n' aurais garde de " l' excéder " avec * Brignolles ! Et je gardai * Brignolles pour moi tout seul ! Si bien que , prenant mon air le plus indifférent , je rejoignis * Rouletabille dans la cour de * Charles * Le * Téméraire . Il était en train de consolider avec des barres de fer la lourde planche de chêne circulaire qui fermait l' ouverture du puits , et il me démontra que , même si le puits communiquait avec la mer , il serait impossible à quelqu' un qui tenterait de s' introduire dans le château par ce chemin de soulever cette planche , et qu' il devrait renoncer à son projet . Il était en sueur , les bras nus , le col arraché , un lourd marteau à la main . Je trouvai qu' il se donnait bien du mouvement pour une besogne relativement simple , et je ne pus me retenir de le lui dire , comme un sot qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez ! Est -ce que je n' aurais pas dû deviner que ce garçon s' exténuait volontairement , et qu' il ne se livrait à toute cette fatigue physique que pour s' efforcer d' oublier le chagrin qui lui brûlait sa brave petite âme ? Mais non ! Je n' ai pu comprendre cela qu' une demi-heure plus tard , en le surprenant étendu sur les pierres en ruines de la chapelle , exhalant , dans le sommeil qui était venu le terrasser sur ce lit un peu rude , un mot , un simple mot qui me renseignait suffisamment sur son état d' âme : " maman ! ... " * Rouletabille rêvait de la dame en noir ! ... il rêvait peut-être qu' il l' embrassait comme autrefois , quand il était tout petit et qu' il arrivait tout rouge d' avoir couru , dans le parloir du collège d' * Eu . J' attendis alors un instant , me demandant avec inquiétude s' il fallait le laisser là et s' il n' allait point par hasard dans son sommeil laisser échapper son secret . Mais , ayant avec ce mot soulagé son coeur , il ne laissa plus entendre qu' une musique sonore . * Rouletabille ronflait comme une toupie . Je crois bien que c' était la première fois que * Rouletabille dormait " réellement " depuis notre arrivée de * Paris . J' en profitai pour quitter le château sans avertir personne , et , bientôt , ma dépêche en poche , je prenais le train pour * Nice . Ensuite j' eus l' occasion de lire cet écho de première page du petit niçois : " le professeur * Stangerson est arrivé à * Garavan où il va passer quelques semaines chez * Mr * Arthur * Rance , qui s' est rendu acquéreur du fort d' * Hercule et qui , aidé de la gracieuse * Mrs * Arthur * Rance , se plaît à offrir la plus exquise hospitalité à ses amis dans ce cadre pittoresque et moyenageux . à la dernière minute nous apprenons que la fille du professeur * Stangerson , dont le mariage avec * M * Robert * Darzac vient d' être célébré à * Paris , est arrivée également au fort d' * Hercule avec le jeune et célèbre professeur de la * Sorbonne . Ces nouveaux hôtes nous descendent du nord au moment où tous les étrangers nous quittent . Combien ils ont raison ! Il n' est point de plus beau printemps au monde que celui de la côte d' azur ! " à * Nice , dissimulé derrière une vitre du buffet , je guettai l' arrivée du train de * Paris dans lequel pouvait se trouver * Brignolles . Et , justement , je vis descendre mon * Brignolles ! Ah ! Mon coeur battait ferme , car enfin ce voyage dont il n' avait point fait part à * M * Darzac ne me paraissait rien moins que naturel ! Et puis , je n' avais pas la berlue : * Brignolles se cachait . * Brignolles baissait le nez . * Brignolles se glissait , rapide comme un voleur , parmi les voyageurs , vers la sortie . Mais j' étais derrière lui . Il sauta dans une voiture fermée , je me précipitai dans une voiture non moins fermée . Place * Masséna , il quitta son fiacre , se dirigea vers la jetée-promenade et là , prit une autre voiture ; je le suivais toujours . Ces manoeuvres me paraissaient de plus en plus louches . Enfin la voiture de * Brignolles s' engagea sur la route de la corniche et , prudemment , je pris le même chemin que lui . Les nombreux détours de cette route , ses courbes accentuées me permettaient de voir sans être vu . J' avais promis un fort pourboire à mon cocher s' il m' aidait à réaliser ce programme , et il s' y employa le mieux du monde . Ainsi arrivâmes -nous à la gare de * Beaulieu . Là , je fus bien étonné de voir la voiture de * Brignolles s' arrêter à la gare , et * Brignolles descendre , régler son cocher et entrer dans la salle d' attente . Il allait prendre un train . Comment faire ? Si je voulais monter dans le même train que lui , n' allait -il point m' apercevoir dans cette petite gare , sur ce quai désert ? Enfin , je devais tenter le coup . S' il m' apercevait , j' en serais quitte pour feindre la surprise et ne plus le lâcher jusqu'à ce que je fusse sûr de ce qu' il venait faire dans ces parages . Mais la chose se passa fort bien et * Brignolles ne m' aperçut pas . Il monta dans un train omnibus qui se dirigeait vers la frontière italienne . En somme , tous les pas de * Brignolles le rapprochaient du fort d' * Hercule . J' étais monté dans le wagon qui suivait le sien et je surveillai le mouvement des voyageurs à toutes les gares . à suivre . * Brignolles ne s' arrêta qu' à * Menton . Il avait voulu certainement y arriver par un autre train que le train de * Paris , et dans un moment où il avait peu de chances de rencontrer des visages de connaissance à la gare . Je le vis descendre ; il avait relevé le col de son pardessus et enfoncé davantage encore son chapeau de feutre sur ses yeux . Il jeta un regard circulaire sur le quai , et , rassuré , se pressa vers la sortie . Dehors , il se jeta dans une vieille et sordide diligence qui attendait le long du trottoir . D' un coin de la salle d' attente , j' observai mon * Brignolles . Qu' est -ce qu' il faisait là ? Et où allait -il dans cette vieille guimbarde poussiéreuse ? J' interrogeai un employé qui me dit que cette voiture était la diligence de * Sospel . * Sospel est une petite ville pittoresque perdue entre les derniers contreforts des * Alpes , à deux heures et demie de * Menton , en voiture . Aucun chemin de fer n' y passe . C' est l' un des coins les plus retirés , les plus inconnus de la * France et les plus redoutés des fonctionnaires et ... des chasseurs alpins qui y tiennent garnison . Seulement , le chemin qui y mène est l' un des plus beaux qui soient , car il faut , pour découvrir * Sospel , contourner je ne sais combien de montagnes , longer de hauts précipices , et suivre , jusqu'à * Castillon , l' étroite et profonde vallée du * Careï , tantôt sauvage comme un paysage de * Judée , tantôt verte ou fleurie , féconde , douce au regard avec le frémissement argenté de ses innombrables plants d' oliviers qui descendent du ciel jusqu'au lit clair du torrent par un escalier de géants . J' étais allé à * Sospel quelques années auparavant , avec une bande de touristes anglais , dans un immense char traîné par huit chevaux , et j' avais gardé de ce voyage une sensation de vertige que je retrouvai tout entière dès que le nom fut prononcé . Qu' est -ce que * Brignolles allait faire à * Sospel ? Il fallait le savoir . La diligence s' était remplie et déjà elle se mettait en route dans un grand bruit de ferrailles et de vitres dansantes . Je fis marché avec une voiture de place , et moi aussi , j' escaladai la vallée du * Careï . Ah ! Comme je regrettais déjà de n' avoir pas averti * Rouletabille ! L' attitude bizarre de * Brignolles lui eût donné des idées , des idées utiles , des idées raisonnables , tandis que moi je ne savais pas " raisonner " , je ne savais que suivre ce * Brignolles comme un chien suit son maître ou un policier son gibier , à la piste . Et encore , si je l' avais bien suivie , cette piste ! C' est dans le moment qu' il ne fallait pour rien au monde la perdre qu' elle m' échappa , dans le moment où je venais de faire une découverte formidable ! J' avais laissé la diligence prendre une certaine avance , précaution que j' estimais nécessaire , et j' arrivais moi-même à * Castillon peut-être dix minutes après * Brignolles . * Castillon se trouve tout à fait au sommet de la route entre * Menton et * Sospel . Mon cocher me demanda la permission de laisser souffler un peu son cheval et de lui donner à boire . Je descendis de voiture et qu' est -ce que je vis à l' entrée d' un tunnel sous lequel il était nécessaire de passer pour atteindre le versant opposé de la montagne ? * Brignolles et * Frédéric * Larsan ! Je restai planté sur mes pieds comme si , soudain , j' avais pris racine au sol ! Je n' eus pas un cri , pas un geste . J' étais , ma foi , foudroyé par cette révélation ! Puis je repris mon esprit et , en même temps qu' un sentiment d' horreur m' envahissait pour * Brignolles , un sentiment d' admiration m' envahissait pour moi-même . Ah ! J' avais deviné juste ! J' étais le seul à avoir deviné que ce * Brignolles du diable était un danger terrible pour * Robert * Darzac ! Si l' on m' avait écouté , il y aurait beau temps que le professeur sorbonien s' en serait séparé ! * Brignolles , créature de * Larsan , complice de * Larsan ! ... quelle découverte ! Quand je disais que les accidents de laboratoire n' étaient pas naturels ! me croira -t-on , maintenant ? Ainsi , j' avais bien vu * Brignolles et * Larsan se parlant , discutant à l' entrée du tunnel de * Castillon ! Je les avais vus ... mais où donc étaient -ils passés ? Car je ne les voyais plus ... dans le tunnel , évidemment . Je hâtai le pas , laissant là mon cocher , et arrivai moi-même sous le tunnel , tâtant dans ma poche mon revolver . J' étais dans un état ! Ah ! Qu' est -ce qu' allait dire * Rouletabille , quand je lui raconterais une chose pareille ? ... moi , moi , j' avais découvert * Brignolles et * Larsan .... mais où sont -ils ? Je traverse le tunnel tout noir ... pas de * Larsan , pas de * Brignolles . Je regarde la route qui descend vers * Sospel ... personne sur la route ... mais , sur ma gauche , vers le vieux * Castillon , il m' a semblé apercevoir deux ombres qui se hâtent ... elles disparaissent ... je cours ... j' arrive au milieu des ruines ... je m' arrête ... qui me dit que les deux ombres ne me guettent point derrière un mur ? ... ce vieux * Castillon n' était plus habité et pour cause . Il avait été entièrement ruiné , détruit , par le tremblement de terre de 1887 . Il ne restait plus , çà et là , que quelques pans de murailles achevant tout doucement de s' écrouler , quelques masures décapitées et noircies par l' incendie , quelques piliers isolés qui étaient restés debout , épargnés par la catastrophe et qui se penchaient mélancoliquement vers le sol , tristes de n' avoir plus rien à soutenir . Quel silence autour de moi ! Avec mille précautions , j' ai parcouru ces ruines , considérant avec effroi la profondeur des crevasses que , près de là , la secousse de 1887 avait ouvertes dans le roc . L' une particulièrement paraissait un puits sans fond et , comme j' étais penché au-dessus d' elle , me retenant au tronc noirci d' un olivier , je fus presque bousculé par un coup d' aile . J' en sentis le vent sur la figure et je reculai en poussant un cri . Un aigle venait de sortir , rapide comme une flèche , de cet abîme . Il monta droit au soleil , et puis je le vis redescendre vers moi et décrire des cercles menaçants au-dessus de ma tête , poussant des clameurs sauvages comme pour me reprocher d' être venu le troubler dans ce royaume de solitude et de mort que le feu de la terre lui avait donné . Avais -je été victime d' une illusion ? Je ne revis plus mes deux ombres ... étais -je encore le jouet de mon imagination , en ramassant sur le chemin un morceau de papier à lettre qui me parut ressembler singulièrement à celui dont * M * Robert * Darzac se servait à la * Sorbonne ? Sur ce bout de papier je déchiffrai deux syllabes que je pensai avoir été tracées par * Brignolles . Ces syllabes devaient terminer un mot dont le commencement manquait . à cause de la déchirure on ne pouvait plus lire que " bonnet " . deux heures plus tard , je rentrais au fort d' * Hercule et racontai le tout à * Rouletabille qui se borna à mettre le morceau de papier dans son portefeuille et à me prier de garder le secret de mon expédition pour moi tout seul . étonné de produire si peu d' effet avec une découverte que je jugeais si importante , je regardai * Rouletabille . Il détourna la tête , mais point assez vite pour qu' il pût me cacher ses yeux pleins de larmes . - * Rouletabille ! M' écriai -je ... mais , encore , il me ferma la bouche : - silence ! * Sainclair ! Je lui pris la main ; il avait la fièvre . Et je pensai bien que cette agitation ne lui venait point seulement de préoccupations relatives à * Larsan . Je lui reprochai de me cacher ce qui se passait entre lui et la dame en noir , mais il ne me répondit pas , suivant sa coutume , et s' éloigna une fois de plus en poussant un profond soupir . On m' avait attendu pour dîner . Il était tard . Le dîner fut lugubre malgré les éclats de la gaieté du vieux * Bob . Nous n' essayions même plus de nous dissimuler l' atroce angoisse qui nous glaçait le coeur . On eût dit que chacun de nous était renseigné sur le coup qui nous menaçait et que le drame pesait déjà sur nos têtes . * M et * Mme * Darzac ne mangeaient pas . * Mrs * édith me regardait d' une singulière façon . à dix heures , j' allai prendre ma faction , avec soulagement , sous la poterne du jardinier . Pendant que j' étais dans la petite salle du conseil , la dame en noir et * Rouletabille passèrent sous la voûte . Un falot les éclairait . * Mme * Darzac m' apparut dans un état d' exaltation remarquable . Elle suppliait * Rouletabille avec des mots que je ne saisissais pas . Je n' entendis de cette sorte d' altercation qu' un seul mot prononcé par * Rouletabille : " voleur ! " ... tous deux étaient entrés dans la cour du téméraire ... la dame en noir tendit vers le jeune homme des bras qu' il ne vit pas , car il la quitta aussitôt et s' en fut s' enfermer dans sa chambre ... elle resta seule un instant , dans la cour , s' appuya au tronc de l' eucalyptus dans une attitude de douleur inexprimable , puis rentra à pas lents dans la tour carrée . Nous étions au 10 avril . L' attaque de la tour carrée devait se produire dans la nuit du 11 au 12 . X la journée du 11 cette attaque eut lieu dans des conditions si mystérieuses et si en dehors de la raison humaine , apparemment , que le lecteur me permettra , pour mieux lui faire saisir tout ce que l' événement eut de tragiquement déraisonnable , d' insister sur certaines particularités de l' emploi de notre temps dans la journée du 11 . 1- la matinée toute cette journée fut d' une chaleur accablante et les heures de garde furent particulièrement pénibles . Le soleil était torride et il nous eût été douloureux de surveiller la mer qui brûlait comme une plaque d' acier chauffée à blanc , si nous n' avions été munis de lorgnons de verres fumés dont il est difficile de se passer dans ce pays , la saison d' hiver écoulée . à neuf heures , je descendis de ma chambre et allai sous la poterne , dans la salle dite par nous du conseil de guerre , relever de sa garde * Rouletabille . Je n' eus point le temps de lui poser la moindre question , car * M * Darzac arriva sur ces entrefaites , nous annonçant qu' il avait à nous dire des choses fort importantes . Nous lui demandâmes avec anxiété de quoi il s' agissait , et il nous répondit qu' il voulait quitter le fort d' * Hercule avec * Mme * Darzac . Cette déclaration nous laissa d' abord muets de surprise , le jeune reporter et moi . Je fus le premier à dissuader * M * Darzac de commettre une pareille imprudence . * Rouletabille demanda froidement à * M * Darzac la raison qui l' avait soudain déterminé à ce départ . Il nous renseigna en nous rapportant une scène qui s' était passée la veille au soir au château , et nous saisîmes , en effet , combien la situation des * Darzac devenait difficile au fort d' * Hercule . L' affaire tenait en une phrase : " * Mrs * édith avait eu une attaque de nerfs ! " nous comprîmes immédiatement à propos de quoi , car il ne faisait pas de doute pour * Rouletabille et pour moi que la jalousie de * Mrs * édith allait chaque heure grandissante et qu' elle supportait de plus en plus avec impatience les attentions de son mari pour * Mme * Darzac . Les bruits de la dernière querelle qu' elle avait cherchée à * Mr * Rance avaient traversé , la nuit dernière , les murs pourtant épais de la louve , et * M * Darzac , qui passait tranquillement dans la baille accomplissant , à son tour , son service de surveillance et faisant sa ronde , avait été touché par quelques échos de cette effroyable colère . * Rouletabille tint , en cette circonstance , comme toujours , à * M * Darzac , le langage de la raison . Il lui accorda en principe que son séjour et celui de * Mme * Darzac au fort d' * Hercule devaient être , le plus possible , abrégés ; mais aussi il lui fit entendre qu' il y allait de leur sécurité à tous deux que leur départ ne fût point trop précipité . Une nouvelle lutte était engagée entre eux et * Larsan . S' ils s' en allaient , * Larsan saurait toujours bien les rejoindre , et dans un pays et dans un moment où ils l' attendraient le moins . Ici , ils étaient prévenus , ils étaient sur leurs gardes , car ils savaient . à l' étranger , ils se trouveraient à la merci de tout ce qui les entourerait , car ils n' auraient point les remparts du fort d' * Hercule pour les défendre . Certes ! Cette situation ne pourrait se prolonger , mais * Rouletabille demandait encore huit jours , pas un de plus , pas un de moins . " huit jours , leur dit * Colomb , et je vous donne un monde " , * Rouletabille eût volontiers dit : " huit jours , et dans huit jours je vous livre * Larsan . " il ne le disait pas , mais on sentait bien qu' il le pensait . * M * Darzac nous quitta en haussant les épaules . Il paraissait furieux . C' était la première fois que nous lui voyions cette humeur . * Rouletabille dit : - * Mme * Darzac ne nous quittera pas et * M * Darzac restera . Et il s' en alla à son tour . Quelques instants plus tard , je vis arriver * Mrs * édith . Elle avait une toilette charmante , d' une simplicité qui lui seyait merveilleusement . Elle fut tout de suite coquette avec moi , montrant une gaieté un peu forcée et se moquant joliment du métier que je faisais . Je lui répondis un peu vivement qu' elle manquait de charité puisqu' elle n' ignorait point que tout le mal exceptionnel que nous nous donnions et que la pénible surveillance à laquelle nous nous astreignions sauvaient peut-être , dans le moment , la meilleure des femmes . Alors , elle s' écria , en éclatant de rire : - la dame en noir ! ... elle vous a donc tous ensorcelés ! ... mon dieu ! Qu' elle avait un joli rire ! En d' autres temps , certes ! Je n' eusse point permis qu' on parlât ainsi à la légère de la dame en noir , mais je n' eus point , ce matin -là , le courage de me fâcher ... au contraire , je ris avec * Mrs * édith . - c' est que c' est un peu vrai , fis -je ... - mon mari en est encore fou ! ... jamais je ne l' aurais cru si romanesque ! ... mais , moi aussi , ajouta -t-elle assez drôlement , je suis romanesque ... et elle me regarda de cet oeil curieux qui , déjà , m' avait tant troublé ... - ah ! ... c' est tout ce que je trouvais à dire . - ainsi , j' ai beaucoup de plaisir , continua -t-elle , à la conversation du prince * Galitch , qui est certainement plus romanesque que vous tous ! Je dus faire une drôle de mine , car elle en marqua un bruyant amusement . Quelle petite femme bizarre ! Alors , je lui demandai qui était ce prince * Galitch dont elle nous parlait souvent et qu' on ne voyait jamais . Elle me répliqua qu' on le verrait au déjeuner , car elle l' avait invité à notre intention ; et elle me donna , sur lui , quelques détails . J' appris ainsi que le prince * Galitch est un des plus riches boyards de cette partie de la * Russie appelée " terre noire " , féconde entre toutes , placée entre les forêts du nord et les steppes du midi . Héritier , dès l' âge de vingt ans , d' un des plus vastes patrimoines moscovites , il avait su encore l' agrandir par une gestion économe et intelligente dont on n' eût point cru capable un jeune homme qui avait eu jusqu'alors pour principale occupation la chasse et les livres . On le disait sobre , avare et poète . Il avait hérité de son père , à la cour , une haute situation . Il était chambellan de sa majesté et l' on supposait que l' empereur , à cause des immenses services rendus par le père , avait pris le fils en particulière affection . Avec cela , il était délicat comme une femme à la fois et fort comme un turc . Bref , ce gentilhomme russe avait tout pour lui . Sans le connaître , il m' était déjà antipathique . Quant à ses relations avec les * Rance , elles étaient d' excellent voisinage . Ayant acheté depuis deux ans la propriété magnifique que ses jardins suspendus , ses terrasses fleuries , ses balcons embaumés avaient fait surnommer , à * Garavan , " les jardins de * Babylone " , il avait eu l' occasion de rendre quelques services à * Mrs * édith lorsque celle -ci avait achevé de transformer la baille du château en un jardin exotique . Il lui avait fait cadeau de certaines plantes qui avaient fait revivre dans quelques coins du fort d' * Hercule une végétation à peu près retenue jusqu'alors aux rives du * Tigre et de l' * Euphrate . * Mr * Rance avait invité quelquefois le prince à dîner , à la suite de quoi le prince avait envoyé , en guise de fleurs , un palmier de * Ninive ou un cactus dit de * Sémiramis . Cela ne lui coûtait rien . Il en avait trop , il en était gêné , et il préférait garder pour lui les roses . * Mrs * édith avait pris un certain intérêt à la fréquentation du jeune boyard , à cause des vers qu' il lui disait . Après les lui avoir dits en russe , il les traduisait en anglais et il lui en avait même fait , en anglais , pour elle , pour elle seule . Des vers , de vrais vers d' un poète , dédiés à * Mrs * édith ! Celle -ci en avait été si flattée qu' elle avait demandé à ce russe qui lui avait fait des vers anglais de les lui traduire en russe . C' étaient là jeux littéraires qui amusaient beaucoup * Mrs * édith , mais qu' * Arthur * Rance goûtait peu . Celui -ci ne cachait pas , du reste , que le prince * Galitch ne lui plaisait qu' à moitié , et , s' il en était ainsi , ce n' était point que la moitié qui déplaisait à * Mr * Rance chez le prince * Galitch fût précisément la moitié qui intéressait tant sa femme , c' est-à-dire la " moitié poète " ; non , c' était la " moitié avare " . Il ne comprenait pas qu' un poète fût avare . J' étais bien de son avis . Le prince n' avait point d' équipage . Il prenait le tramway et souvent faisait son marché lui-même , assisté de son seul domestique * Ivan , qui portait le panier aux provisions . Et il se disputait , ajoutait la jeune femme , qui tenait ce détail de sa propre cuisinière , - il se disputait chez les marchandes de poisson , à propos d' une rascasse , pour deux sous . Chose bizarre , cette extrême avarice ne répugnait point à * Mrs * édith qui lui trouvait une certaine originalité . Enfin , nul n' était jamais entré chez lui . Jamais il n' avait invité les * Rance à venir admirer ses jardins . - il est beau ? Demandai -je à * Mrs * édith quand celle -ci eut fini son panégyrique . - trop beau ! Me répliqua -t-elle . Vous verrez ! ... je ne saurais dire pourquoi cette réponse me fut particulièrement désagréable . Je ne fis qu' y penser après le départ de * Mrs * édith et jusqu'à la fin de mon service de garde qui se termina à onze heures et demie . Le premier coup de cloche du déjeuner venait de sonner ; je courus me laver les mains et faire un bout de toilette et je montai les degrés de la louve rapidement , croyant que le déjeuner serait servi dans cette tour ; mais je m' arrêtai dans le vestibule , tout étonné d' entendre de la musique . Qui donc , dans les circonstances actuelles , osait , au fort d' * Hercule , jouer du piano ? Eh ! Mais , on chantait ; oui , une voix douce , douce et mâle à la fois , en sourdine , chantait . C' était un chant étrange , une mélopée tantôt plaintive , tantôt menaçante . Je la sais maintenant par coeur ; je l' ai tant entendue depuis ! Ah ! Vous la connaissez bien peut-être si vous avez franchi les frontières de la froide * Lithuanie , si vous êtes entré une fois dans le vaste empire du nord . C' est le chant des vierges demi-nues qui entraînent le voyageur dans les flots et le noient sans miséricorde ; c' est le chant du lac de * Willis , que * Sienkiewicz a fait entendre un jour immortel à * Michel * Vereszezaka . écoutez ça : " si vous approchez du * Switez aux heures de la nuit , le front tourné vers le lac , des étoiles sur vos têtes , des étoiles sous vos pieds , et deux lunes pareilles s' offriront à vos yeux ... tu vois cette plante qui caresse le rivage , ce sont les épouses et les filles de * Switez que * Dieu a changées en fleurs . Elles balancent au-dessus de l' abîme leurs têtes blanches comme des phalènes ; leur feuille est verte comme l' aiguille du mélèze argentée par les frimas ... etc . C' étaient les paroles mêmes , les paroles traduites de la chanson que murmurait la voix à la fois douce et mâle , pendant que le piano faisait entendre un accompagnement mélancolique . Je poussai la porte de la salle et je me trouvai en face d' un jeune homme qui se leva . Aussitôt , derrière moi , j' entendis le pas de * Mrs * édith . Elle nous présenta . J' avais devant moi le prince * Galitch . Le prince était ce que l' on est convenu d' appeler dans les romans : " un beau et pensif jeune homme " ; son profil droit et un peu dur aurait donné à sa physionomie un aspect particulièrement sévère , si ses yeux , d' une clarté et d' une douceur et d' une candeur troublantes , n' eussent laissé transparaître une âme presque enfantine . Ils étaient entourés de longs cils noirs , si noirs qu' ils ne l' eussent point été davantage s' ils avaient été brossés au khol ; et , quand on avait remarqué cette particularité des cils , on avait , du coup , saisi la raison de toute l' étrangeté de cette physionomie . La peau du visage était presque trop fraîche , ainsi qu' elle est au visage des femmes savamment maquillées et des phtisiques . Telle fut mon impression ; mais j' étais trop intimement prévenu contre ce prince * Galitch pour y attacher raisonnablement quelque importance . Je le jugeai trop jeune , sans doute parce que je ne l' étais plus assez . Je ne trouvai rien à dire à ce trop beau jeune homme qui chantait des poèmes si exotiques ; * Mrs * édith sourit de mon embarras , me prit le bras -ce qui me fit grand plaisir-et nous emmena à travers les buissons parfumés de la baille , en attendant le second coup de cloche du déjeuner qui devait être servi sous la cabane de palmes sèches , au terre-plein de la tour du téméraire . 2 le déjeuner et ce qui s' ensuivit-une terreur contagieuse s' empare de nous à midi , nous nous mettions à table sur la terrasse du téméraire , d' où la vue était incomparable . Les feuilles de palmier nous couvraient d' une ombre propice ; mais , hors de cette ombre , l' embrasement de la terre et des cieux était tel que nos yeux n' en auraient pu supporter l' éclat si nous n' avions tous pris la précaution de mettre ces binocles noirs dont j' ai parlé au début de ce chapitre . à ce déjeuner se trouvaient : * M * Stangerson , * Mathilde , le vieux * Bob , * M * Darzac , * Mr * Arthur * Rance , * Mrs * édith , * Rouletabille , le prince * Galitch et moi . * Rouletabille tournait le dos à la mer , s' occupant fort peu des convives , et était placé de telle sorte qu' il pouvait surveiller tout ce qui se passait dans toute l' étendue du château fort . Les domestiques étaient à leurs postes ; le père * Jacques à la grille d' entrée , * Mattoni à la poterne du jardinier et les * Bernier dans la tour carrée , devant la porte de l' appartement de * M et de * Mme * Darzac . Le début du repas fut assez silencieux . Je nous regardai . Nous étions presque inquiétants à contempler , autour de cette table , muets , penchant les uns vers les autres nos vitres noires derrière lesquelles il était aussi impossible d' apercevoir nos prunelles que nos pensées . Le prince * Galitch parla le premier . Il fut tout à fait aimable avec * Rouletabille et , comme il essayait un compliment sur la renommée du reporter , celui -ci le bouscula un peu . Le prince n' en parut point froissé , mais il expliqua qu' il s' intéressait particulièrement aux faits et gestes de mon ami en sa qualité de sujet du tsar , depuis qu' il savait que * Rouletabille devait partir prochainement pour la * Russie . Mais le reporter répliqua que rien encore n' était décidé et qu' il attendait des ordres de son journal ; sur quoi le prince s' étonna en tirant un journal de sa poche . C' était une feuille de son pays dont il nous traduisit quelques lignes annonçant l' arrivée prochaine à saint- * Pétersbourg de * Rouletabille . Il se passait là-bas , à ce que nous conta le prince , des événements si incroyables et si dénués apparemment de logique dans la haute sphère gouvernementale que , sur le conseil même du chef de la sûreté de * Paris , le maître de la police avait résolu de prier le journal l' époque de lui prêter son jeune reporter . Le prince * Galitch avait si bien présenté la chose que * Rouletabille rougit jusqu'aux deux oreilles et qu' il répliqua sèchement qu' il n' avait jamais , même dans sa courte vie , fait oeuvre policière et que le chef de la sûreté de * Paris et le maître de la police de saint- * Pétersbourg étaient deux imbéciles . Le prince se prit à rire de toutes ses dents , qu' il avait belles et vraiment je vis bien que son rire n' était point beau , mais féroce et bête , ma foi , comme un rire d' enfant dans une bouche de grande personne . Il fut tout à fait de l' avis de * Rouletabille et , pour le prouver , il ajouta : - vraiment on est heureux de vous entendre parler de la sorte , car on demande maintenant au journaliste des besognes qui n' ont point affaire avec un véritable homme de lettres . * Rouletabille , indifférent , laissa tomber la conversation . * Mrs * édith la releva en parlant avec extase de la splendeur de la nature . Mais , pour elle , il n' était rien de plus beau sur la côte que les jardins de * Babylone , et elle le dit . Elle ajouta avec malice : - ils nous paraissent d' autant plus beaux , qu' on ne peut les voir que de loin . L' attaque était si directe que je crus que le prince allait y répondre par une invitation . Mais il n' en fut rien . * Mrs * édith marqua un léger dépit , et elle déclara tout à coup : - je ne veux point vous mentir , prince . Vos jardins , je les ai vus . - comment cela ? Interrogea * Galitch avec un singulier sang-froid . - oui , je les ai visités , et voici comment ... alors elle raconta , pendant que le prince se raidissait en une attitude glacée , comment elle avait vu les jardins de * Babylone . Elle y avait pénétré , comme par mégarde , par derrière , en poussant une barrière qui faisait communiquer directement ces jardins avec la montagne . Elle avait marché d' enchantement en enchantement , mais sans être étonnée . Quand on passait sur le bord de la mer , ce que l' on apercevait des jardins de * Babylone l' avait préparée aux merveilles dont elle violait si audacieusement le secret . Elle était arrivée auprès d' un petit étang , tout petit , noir comme de l' encre , et sur la rive duquel se tenaient un grand lis d' eau et une petite vieille toute ratatinée , au menton en galoche . En l' apercevant , le grand lis d' eau et la petite vieille s' étaient enfuis , celle -ci si légère , qu' elle s' appuyait pour courir sur celui -là comme elle eût fait d' un bâton . * Mrs * édith avait bien ri . Elle avait appelé : - madame ! Madame ! Mais la petite vieille n' en avait été que plus épouvantée et elle avait disparu avec son lis derrière un figuier de * Barbarie . * Mrs * édith avait continué sa route , mais ses pas étaient devenus plus inquiets . Soudain , elle avait entendu un grand froissement de feuillages et ce bruit particulier que font les oiseaux sauvages quand , surpris par le chasseur , ils s' échappent de la prison de verdure où ils se sont blottis . C' était une seconde petite vieille , plus ratatinée encore que la première , mais moins légère , et qui s' appuyait sur une vraie canne à bec de corbin . Elle s' évanouit-c'est-à-dire que * Mrs * édith la perdit de vue au détour du sentier . Et une troisième petite vieille appuyée sur deux cannes à bec de corbin surgit encore du mystérieux jardin ; elle s' échappa du tronc d' un eucalyptus géant ; et elle allait d' autant plus vite qu' elle avait , pour courir , quatre pattes , tant de pattes qu' il était tout à fait étonnant qu' elle ne s' y embrouillât point . * Mrs * édith avançait toujours . Et ainsi elle parvint jusqu'au perron de marbre habillé de roses de la villa ; mais , la gardant , les trois petites vieilles étaient alignées sur la plus haute marche , comme trois corneilles sur une branche , et elles ouvrirent leurs becs menaçants d' où s' échappèrent des croassements de guerre . Ce fut au tour de * Mrs * édith de s' enfuir . * Mrs * édith avait raconté son aventure d' une façon si délicieuse et avec tant de charme emprunté à une littérature falote et enfantine que j' en fus tout bouleversé et que je compris combien certaines femmes qui n' ont rien de naturel peuvent l' emporter dans le coeur d' un homme sur d' autres qui n' ont pour elles que la nature . Le prince ne parut nullement embarrassé de cette petite histoire . Il dit , sans sourire : - ce sont mes trois fées . Elles ne m' ont jamais quitté depuis que je suis né au pays de * Galitch . Je ne puis travailler ni vivre sans elles . Je ne sors que lorsqu' elles me le permettent et elles veillent sur mon labeur poétique avec une jalousie féroce . Le prince n' avait pas fini de nous donner cette fantaisiste explication de la présence des trois vieilles aux jardins de * Babylone , que * Walter , le valet du vieux * Bob , apporta une dépêche à * Rouletabille . Celui -ci demanda la permission de l' ouvrir , et lut tout haut : - " revenez le plus tôt possible ; vous attendons avec impatience . Magnifique reportage à faire à * Pétersbourg . " cette dépêche était signée du rédacteur en chef de l' époque . - eh ! Qu' en dites -vous , * Monsieur * Rouletabille ? Demanda le prince ; ne trouvez -vous point , maintenant , que j' étais bien renseigné ? La dame en noir n' avait pu retenir un soupir . - je n' irai pas à * Pétersbourg , déclara * Rouletabille . - on le regrettera à la cour , fit le prince , j' en suis sûr , et permettez -moi de vous dire , jeune homme , que vous manquez l' occasion de votre fortune . Le " jeune homme " déplut singulièrement à * Rouletabille qui ouvrit la bouche pour répondre au prince , mais qui la referma , à mon grand étonnement , sans avoir répondu . Et le prince continua : - ... vous eussiez trouvé là-bas un terrain d' expériences digne de vous . On peut tout espérer quand on a été assez fort pour dévoiler un * Larsan ! ... le mot tomba au milieu de nous avec fracas et nous nous réfugiâmes derrière nos vitres noires d' un commun mouvement . Le silence qui suivit fut horrible ... nous restions maintenant immobiles autour de ce silence -là , comme des statues ... * Larsan ! ... pourquoi ce nom que nous avions prononcé si souvent depuis quarante-huit heures , ce nom qui représentait un danger avec lequel nous commencions de nous familiariser , - pourquoi , à ce moment précis , ce nom nous produisit -il un effet que , pour ma part , je n' avais encore jamais aussi brutalement ressenti ? Il me semblait que j' étais sous le coup de foudre d' un geste magnétique . Un malaise indéfinissable se glissait dans mes veines . J' aurais voulu fuir , et il me parut que si je me levais , je n' aurais point la force de me contenir ... le silence que nous continuions à garder contribuait à augmenter cet incroyable état d' hypnose ... pourquoi ne parlait -on pas ? ... qu' est -ce que faisait la gaieté du vieux * Bob ? ... on ne l' avait pas entendue au repas ? ... et les autres , les autres , pourquoi restaient -ils muets derrière leurs vitres noires ? ... tout à coup , je tournai la tête et je regardai derrière moi . Alors , je compris , à ce geste instinctif , que j' étais la proie d' un phénomène tout naturel ... quelqu' un me regardait ... deux yeux étaient fixés sur moi , pesaient sur moi . Je ne vis point ces yeux et je ne sus d' où me venait ce regard ... mais il était là ... je le sentais ... et c' était son regard à lui ... et cependant , il n' y avait personne derrière moi ... ni à droite , ni à gauche , ni en face ... personne autour de moi que les gens qui étaient assis à cette table , immobiles derrière leurs binocles noirs ... alors ... alors , j' eus la certitude que les yeux de * Larsan me regardaient derrière l' un de ces binocles -là ! ... ah ! Les vitres noires ! Les vitres noires derrière lesquelles se cachait * Larsan ! ... et puis , tout à coup , je ne sentis plus rien ... le regard , sans doute , avait cessé de regarder ... je respirai ... un double soupir répondit au mien ... est -ce que * Rouletabille ? ... est -ce que la dame en noir auraient , eux aussi , supporté le même poids , dans le même moment , le poids de ses yeux ? ... le vieux * Bob disait : - prince , je ne crois point que votre dernier os à moelle du milieu de la période quaternaire ... et tous les binocles noirs remuèrent ... * Rouletabille se leva et me fit un signe . Je le rejoignis hâtivement dans la salle du conseil . Aussitôt que je me présentai , il ferma la porte et me dit : - eh bien , l' avez -vous senti ? ... j' étouffais ; je murmurai : - il est là ! ... il est là ! ... à moins que nous ne devenions fous ! ... un silence , et je repris , plus calme : - vous savez , * Rouletabille , qu' il est très possible que nous devenions fous ... cette hantise de * Larsan nous conduira au cabanon , mon ami ! ... il n' y a pas deux jours que nous sommes enfermés dans ce château , et voyez déjà dans quel état ... * Rouletabille m' interrompit . - non ! Non ! ... je le sens ! ... Il est là ! ... je le touche ! ... mais où ? ... mais quand ? ... depuis que je suis entré ici , je sens qu' il ne faut pas que je m' en éloigne ! ... je ne tomberai pas dans le piège ! ... je n' irai pas le chercher dehors , bien que je l' aie vu dehors ! ... bien que vous l' ayez vu , vous-même , dehors ! ... à suivre . puis il s' est calmé tout à fait , a froncé les sourcils , a allumé sa bouffarde et a dit comme aux beaux jours , aux beaux jours où sa raison , qui ignorait encore le lien qui l' unissait à la dame en noir , n' était pas troublée par les mouvements de son coeur : - raisonnons ! ... et il en revint tout de suite à cet argument qu' il nous avait déjà servi et qu' il se répétait sans cesse à lui-même pour ne point , disait -il , se laisser séduire par le côté extérieur des choses . " ne point chercher * Larsan là où il se montre , le chercher partout où il se cache . " ceci suivi de cet autre argument complémentaire : " il ne se montre si bien là où il paraît être que pour qu' on ne le voie pas là où il est . " et il reprit : - ah ! le côté extérieur des choses ! voyez -vous , * Sainclair ; il y a des moments où , pour raisonner , je voudrais pouvoir m' arracher les yeux . Arrachons -nous les yeux , * Sainclair ; cinq minutes ... cinq minutes seulement ... et nous verrons peut-être clair ! il s' assit , posa sa pipe sur la table , se prit la tête dans les mains et dit : - voici , je n' ai plus d' yeux . Dites -moi , * Sainclair : qu' y a -t-il à l' intérieur des pierres ? -qu'est -ce que je vois à l' intérieur des pierres ? Répétai -je . - eh non ! Eh non ! Vous n' avez plus d' yeux , vous ne voyez plus rien ! énumérez sans voir ! énumérez -les tous ! -il y a d' abord vous et moi , fis -je , comprenant enfin où il voulait en venir . - très bien . - ni vous , ni moi , continuai -je , ne sommes * Larsan . - pourquoi ? -pourquoi ? ... eh ! Dites -le donc ! ... il faut que vous me disiez pourquoi ! J' admets , moi , que je ne suis pas * Larsan , j' en suis sûr , puisque je suis * Rouletabille ; mais , vis-à-vis de * Rouletabille , me direz -vous pourquoi vous n' êtes pas * Larsan ? ... - parce que vous l' auriez bien vu ! ... - malheureux ! Hurla * Rouletabille , en s' enfonçant avec plus de force les poings dans les yeux ! Je n' ai plus d' yeux ... je ne peux pas vous voir ! ... si * Jarry , de la brigade des jeux , n' avait pas vu s' asseoir à la banque de * Trouville le comte * De * Maupas , il aurait juré , par la seule vertu du raisonnement , que l' homme qui prenait alors les cartes était * Ballmeyer ! Si * Noblet , de la brigade des garnis , ne s' était trouvé face à face , un soir , chez la * Troyon , avec un homme qu' il reconnut pour être la vicomte * Drouet * D' * Eslon , il aurait juré que l' homme qu' il venait arrêter et qu' il n' arrêta pas parce qu' il l' avait vu , était * Ballmeyer ! Si l' inspecteur * Giraud , qui connaissait le comte * De * Motteville comme vous me connaissez , n' avait pas vu , un après-midi , aux courses de * Longchamp , causant à deux de ses amis dans le pesage , n' avait pas vu , dis -je , le comte * De * Motteville , il eût arrêté * Ballmeyer ! Ah ! Voyez -vous , * Sainclair ! Ajouta le jeune homme d' une voix sourde et frémissante , mon père est né avant moi ! ... et il faut être bien fort pour " arrêter " mon père ! ... ceci fut dit avec tant de désespoir , que le peu de force que j' avais de raisonner s' évanouit tout à fait . Je me bornai à lever les mains au ciel , geste que * Rouletabille ne vit point , car il ne voulait plus rien voir ! ... - non ! Non ! Il ne faut plus rien voir , répéta -t-il ... ni vous , ni * M * Stangerson , ni * M * Darzac , ni * Arthur * Rance , ni le vieux * Bob , ni le prince * Galitch ... mais il faut savoir pourquoi aucun de ceux -là ne peut être * Larsan ! Seulement alors , seulement , je respirerai derrière les pierres ... moi , je ne respirais plus ... on entendait , sous la voûte de la poterne , le pas régulier de * Mattoni qui montait sa garde . - eh bien , et les domestiques ? Fis -je avec effort ... et * Mattoni ? ... et les autres ? -je sais , je suis sûr qu' ils n' ont point quitté le fort d' * Hercule pendant que * Larsan apparaissait à * Mme * Darzac et à * M * Darzac , en gare de * Bourg ... - avouez encore , * Rouletabille , fis -je , que vous ne vous en occupez pas , parce que tout à l' heure , ils n' étaient point derrière les binocles noirs ! * Rouletabille frappa du pied , et s' écria : - taisez -vous ! Taisez -vous , * Sainclair ! ... vous allez me rendre plus nerveux que ma mère ! cette phrase , dite dans la colère , me frappa étrangement . J' eus voulu questionner * Rouletabille sur l' état d' esprit de la dame en noir , mais il avait repris , posément : - 1 * Sainclair n' est pas * Larsan puisque * Sainclair était au * Tréport avec moi pendant que * Larsan était à * Bourg . " 2 le professeur * Stangerson n' est pas * Larsan , puisqu' il était sur la ligne de * Dijon à * Lyon pendant que * Larsan était à * Bourg . En effet , arrivés à * Lyon , une minute avant lui , * M et * Mme * Darzac le virent descendre de son train . Mais tous les autres , s' il est suffisant de pouvoir être à * Bourg à ce moment -là pour être * Larsan , peuvent être * Larsan , car tous pouvaient être à * Bourg . D' abord * M * Darzac y était ; ensuite * Arthur * Rance a été absent les deux jours qui ont précédé l' arrivée du professeur et de * M * Darzac . Il arrivait tout juste à * Menton pour les recevoir ( * Mrs * édith elle-même , sur mes questions , que je posais à bon escient , m' a avoué que , ces deux jours -là , son mari avait dû s' absenter pour affaires ) . Le vieux * Bob faisait son voyage à * Paris . Enfin , le prince * Galitch n' a pas été vu aux grottes ni hors des jardins de * Babylone ... prenons d' abord * M * Darzac . - * Rouletabille ! M' écriai -je , c' est un sacrilège ! -je le sais bien ! -et c' est une stupidité ! ... - je le sais aussi ... mais pourquoi ? -parce que , fis -je , hors de moi , * Larsan a beau avoir du génie ; il pourra peut-être tromper un policier , un journaliste , un reporter , et , je le dis : un * Rouletabille ... il pourra peut-être tromper un ami , quelques instants , je l' admets ... mais il ne pourra jamais tromper une fille au point de se faire passer pour son père-ceci pour vous rassurer sur le cas de * M * Stangerson-ni une femme , au point de se faire passer pour son fiancé . Eh ! Mon ami , * Mathilde * Stangerson connaissait * M * Darzac avant qu' elle n' eût franchi à son bras le fort d' * Hercule ! ... - et elle connaissait aussi * Larsan ! Ajouta froidement * Rouletabille . Eh bien , mon cher , vos raisons sont puissantes , mais , comme ( oh ! L' ironie de cela ! ) je ne sais pas au juste jusqu'où va le génie de mon père , j' aime mieux , pour rendre à * M * Robert * Darzac une personnalité que je n' ai jamais songé à lui enlever , me baser sur un argument un peu plus solide : si * Robert * Darzac était * Larsan , * Larsan ne serait pas apparu à plusieurs reprises à * Mathilde * Stangerson , puisque c' est la réapparition de * Larsan qui enlève * Mathilde * Stangerson à * Robert * Darzac ! -eh ! M' écriai -je ... à quoi bon tant de vains raisonnements quand on n' a qu' à ouvrir les yeux ? ... ouvrez -les , * Rouletabille ! Il les ouvrit . - sur qui ? Fit -il avec une amertume sans égale . Sur le prince * Galitch ? -pourquoi pas ? Il vous plaît , à vous , ce prince de la terre noire qui chante des chansons lithuaniennes ? -non ! Répondit * Rouletabille , mais il plaît à * Mrs * édith . Et il ricana . Je serrai les poings . Il s' en aperçut , mais fit tout comme s' il ne s' en apercevait pas . - le prince * Galitch est un nihiliste qui ne m' occupe guère , fit -il tranquillement . - vous en êtes sûr ? ... qui vous a dit ? ... - la femme de * Bernier connaît l' une des trois petites vieilles dont nous a parlé , au déjeuner , * Mrs * édith . J' ai fait une enquête . C' est la mère d' un des trois pendus de * Kazan , qui avaient voulu faire sauter l' empereur . J' ai vu la photographie des malheureux . Les deux autres vieilles sont les deux autres mères ... aucun intérêt , fit brusquement * Rouletabille . Je ne pus retenir un geste d' admiration . - ah ! Vous ne perdez pas votre temps ! -l'autre non plus , gronda -t-il . Je croisai les bras . - et le vieux * Bob ? Fis -je . - non ! Mon cher , non ! Souffla * Rouletabille , presque avec rage ; celui -là , non ! ... vous avez vu qu' il a une perruque , n' est -ce pas ? ... eh bien , je vous prie de croire que lorsque mon père met une perruque , cela ne se voit pas ! il me dit cela si méchamment que je me disposai à le quitter . Il m' arrêta . - eh bien , mais ? ... nous n' avons rien dit d' * Arthur * Rance ? ... - oh ! Celui -là n' a pas changé ... dis -je . - toujours les yeux ! Prenez garde à vos yeux , * Sainclair ... et il me serra la main . Je sentis que la sienne était moite et brûlante . Il s' éloigna . Je restai un instant sur place , songeant ... songeant à quoi ? à ceci , que j' avais tort de prétendre qu' * Arthur * Rance n' avait pas changé ... d' abord , maintenant , il laissait pousser un soupçon de moustache , ce qui était tout à fait anormal pour un américain routinier de sa trempe ... ensuite , il portait les cheveux plus longs , avec une large mèche collée sur le front ... ensuite , je ne l' avais pas vu depuis deux ans ... on change toujours en deux ans ... et puis * Arthur * Rance , qui ne buvait que de l' alcool , ne boit plus que de l' eau ... mais alors , * Mrs * édith ? ... qu' est -ce que * Mrs * édith ? ... ah çà ! Est -ce que je deviens fou , moi aussi ? ... pourquoi dis -je : moi aussi ? ... comme ... comme la dame en noir ? ... comme ... comme * Rouletabille ? ... est -ce que je ne trouve pas que * Rouletabille devient un peu fou ? ... ah ! La dame en noir nous a tous ensorcelés ! ... parce que la dame en noir vit dans le perpétuel frisson de son souvenir , voilà que nous tremblons du même frisson qu' elle ... la peur , ça se gagne ... comme le choléra . 3- de l' emploi de mon après-midi , jusqu'à cinq heures je profitai de ce que je n' étais point de garde pour aller me reposer dans ma chambre ; mais je dormis mal , ayant rêvé tout de suite que le vieux * Bob , * Mr * Rance et * Mrs * édith formaient une affreuse association de bandits qui avaient juré notre perte à * Rouletabille et à moi . Et , quand je me réveillai , sous cette impression funèbre , et que je revis les vieilles tours et le vieux château , toutes ces pierres menaçantes , je ne fus pas loin de donner raison à mon cauchemar et je me dis tout haut : " dans quel repaire sommes -nous venus nous réfugier ? " je mis le nez à la fenêtre . * Mrs * édith passait dans la cour du téméraire , s' entretenant négligeamment avec * Rouletabille et roulant entre ses jolis doigts fuselés une rose éclatante . Je descendis aussitôt . Mais , arrivé dans la cour , je ne la trouvai plus . Je suivis * Rouletabille qui entrait faire son tour d' inspection dans la tour carrée . Je le vis très calme et très maître de sa pensée ; très maître aussi de ses yeux qu' il ne fermait plus . Ah ! C' était toujours un spectacle de le voir regarder les choses autour de lui . Rien ne lui échappait . La tour carrée , habitation de la dame en noir , était l' objet de son constant souci ... etc . Quand on entrait dans la tour carrée par la seule porte k , on se trouvait dans un large corridor qui avait fait partie autrefois de la salle des gardes . La salle des gardes prenait autrefois tout l' espace O , O1 , O2 , O3 , et était fermée de murs de pierre qui existaient toujours avec leurs portes donnant sur les autres pièces du vieux château . C' est * Mrs * Arthur * Rance qui , dans cette salle des gardes , avait fait élever des murailles de planches de façon à constituer une pièce assez spacieuse qu' elle avait le dessein de transformer en salle de bains . Cette pièce même était entourée maintenant par les deux couloirs à angle droit O , O1 et O1 O 2 . La porte de cette pièce qui servait de loge aux * Bernier était située en s . On était dans la nécessité de passer devant cette porte pour se rendre en r , où se trouvait l' unique porte permettant d' entrer dans l' appartement des * Darzac . L' un des époux * Bernier devait toujours se tenir dans la loge . Et il n' y avait qu' eux qui avaient le droit d' entrer dans leur loge . De cette loge , on surveillait également , par une petite fenêtre pratiquée en y , la porte v , qui donnait sur l' appartement du vieux * Bob . Quand * M et * Mme * Darzac ne se trouvaient point dans leur appartement , l' unique clef qui ouvrait la porte r était toujours chez les * Bernier ; et c' était une clef spéciale et toute neuve , fabriquée la veille dans un endroit que seul * Rouletabille connaissait . Le jeune reporter avait posé la serrure lui-même . * Rouletabille aurait bien désiré que la consigne qu' il avait imposée pour l' appartement * Darzac fût également suivie pour l' appartement du vieux * Bob , mais celui -ci s' y était opposé avec un éclat comique auquel il avait fallu céder . Le vieux * Bob ne voulait pas être traité comme un prisonnier et il tenait absolument à entrer chez lui et à en ressortir quand il lui en prenait fantaisie sans avoir à demander sa clef au concierge . Sa porte resterait ouverte et ainsi il pourrait autant de fois qu' il lui plairait se rendre de sa chambre ou de son salon à son bureau installé dans la tour de * Charles * Le * Téméraire sans déranger personne et sans se tourmenter de personne . Pour cela , il fallait encore laisser la porte k ouverte . Il l' exigea et * Mrs * édith donna raison à son oncle sur un ton d' ironie tel , ironie qui s' adressait à la prétention que pouvait avoir * Rouletabille de traiter le vieux * Bob à l' instar de la fille du professeur * Stangerson , que * Rouletabille n' insista pas . * Mrs * édith lui avait dit de ses lèvres minces : " mais , * Monsieur * Rouletabille , mon oncle , lui , ne craint pas qu' on l' enlève ! " et * Rouletabille avait compris qu' il n' avait plus qu' à rire avec le vieux * Bob de cette idée saugrenue , qu' on pût enlever comme une jolie femme l' homme dont le principal attrait était de posséder le plus vieux crâne de l' humanité ! Et il avait ri ... il avait même ri plus fort que le vieux * Bob , mais à une condition c' est que la porte k fût fermée à clef passé dix heures du soir , et que cette clef restât toujours en possession des * Bernier qui viendraient lui ouvrir s' il y avait lieu . Ceci encore dérangeait le vieux * Bob qui travaillait quelquefois très tard dans la tour de * Charles * Le * Téméraire . Mais non plus il ne voulait avoir l' air de contrecarrer en tout ce brave * M * Rouletabille qui avait , disait -il , peur des voleurs ! Car il faut tout de suite faire observer à la décharge du vieux * Bob que , s' il se prêtait si peu aux consignes défensives de notre jeune ami , c' est qu' on n' avait point jugé utile de le mettre au courant de la résurrection de * Larsan- * Ballmeyer . Il avait bien entendu parler des malheurs extraordinaires qui avaient fondu autrefois sur cette pauvre * Mlle * Stangerson ; mais il était à cent lieues de penser qu' elle n' avait point rompu avec ces malheurs -là depuis qu' elle s' appelait * Mme * Darzac . Et puis le vieux * Bob était un égoïste comme presque tous les savants . Très heureux , à cause qu' il possédait le plus vieux crâne de l' humanité , il ne pouvait concevoir que tout le monde ne le fût point autour de lui . * Rouletabille , après s' être aimablement enquis de la santé de la mère * Bernier qui était en train d' éplucher des pommes de terre dites " saucisses " , dont un grand sac , à ses côtés , était plein , pria le père * Bernier de nous ouvrir la porte de l' appartement * Darzac . C' était la première fois que je pénétrais dans la chambre de * M * Darzac . L' aspect en était glacial . Elle me parut froide et sombre . La pièce , très vaste , était meublée fort simplement d' un lit de chêne , d' une table-toilette que l' on avait glissée dans l' une des deux ouvertures j pratiquées dans la muraille , autour de ce qui avait été autrefois des meurtrières . Si épaisse était la muraille et si grande l' ouverture que toute cette embrasure formait une sorte de petite chambrette dans la grande , et * M * Darzac en avait fait son cabinet de toilette . La seconde fenêtre j' était plus petite . Ces deux fenêtres étaient garnies de barreaux épais entre lesquels on pouvait à peine passer le bras . Le lit , haut sur ses pieds , était adossé à la muraille extérieure et poussé contre la cloison ( de pierre ) qui séparait la chambre de * M * Darzac de celle de sa femme . En face , dans l' angle de la tour , se trouvait un placard . Au centre de la chambre , une table-guéridon sur laquelle on avait déposé quelques livres de science et tout ce qu' il fallait pour écrire . Et puis , un fauteuil et trois chaises . C' était tout . Il était absolument impossible de se cacher dans cette chambre , si ce n' est , naturellement , dans le placard . Aussi le père et la mère * Bernier avaient -ils reçu l' ordre de visiter , chaque fois qu' ils faisaient l' appartement , ce placard où * M * Darzac enfermait ses vêtements ; et * Rouletabille lui-même qui , en l' absence des * Darzac , venait de temps à autre jeter , dans les chambres de la tour carrée , le coup d' oeil du maître , ne manquait -il jamais de le fouiller . Il le fit encore devant moi . Quand nous passâmes ensuite dans la chambre de * Mme * Darzac , nous étions bien sûrs que nous ne laissions personne derrière nous chez * M * Darzac . Aussitôt entré dans l' appartement , * Bernier qui nous avait suivis avait eu soin , comme il le faisait toujours , de tirer les verrous qui fermaient intérieurement l' unique porte faisant communiquer l' appartement avec le corridor . La chambre de * Mme * Darzac était plus petite que celle de son mari . Mais bien éclairée , à cause de la disposition spéciale des fenêtres , et gaie . Aussitôt qu' il y eut mis les pieds , je vis * Rouletabille pâlir et tourner vers moi son bon et ( alors ) mélancolique visage . Il me dit : - eh bien , * Sainclair , le sentez -vous le parfum de la dame en noir ? -ma foi , non ! Je ne sentais rien du tout . La fenêtre , garnie de barreaux comme toutes les autres qui donnaient sur la pleine mer , était , du reste , grande ouverte et une brise légère faisait voleter l' étoffe que l' on avait tirée sur une tringle au-dessus d' une " penderie " qui garnissait un côté de la muraille . L' autre côté était occupé par le lit . Cette penderie était si haut placée que les robes et peignoirs qui la garnissaient et que l' étoffe qui la recouvrait ne tombaient point jusqu'au parquet , de telle sorte qu' il eût été absolument impossible à quelqu' un qui eût voulu se cacher là de dissimuler ses pieds et le bas de ses jambes . Comme la tringle sur laquelle glissaient les portemanteaux était des plus légères , il n' eût pu également s' y suspendre . * Rouletabille n' en examina pas moins avec soin cette garde-robe . Pas de placard dans cette pièce . Table-toilette , table-bureau , un fauteuil , deux chaises et les quatre murs , entre lesquels personne que nous , en toute vérité évidente du bon * Dieu . * Rouletabille , après avoir regardé sous le lit , donna le signal du départ et nous balaya d' un geste de l' appartement . Il en sortit le dernier . * Bernier ferma aussitôt la porte avec la petite clef qu' il remit dans la poche du haut de son veston que fermait une boutonnière qu' il boutonna . Nous fîmes le tour des corridors et aussi celui de l' appartement du vieux * Bob , composé d' un salon et d' une chambre aussi facile à visiter que l' appartement * Darzac . Personne dans l' appartement , ameublement sommaire , un placard , une bibliothèque , à peu près vides , aux portes ouvertes . Quand nous sortîmes de l' appartement , la mère * Bernier venait de placer sa chaise sur le pas de sa porte , ce qui lui permettait de voir plus clair à sa besogne qui était toujours celle du pelage des pommes de terre dites " saucisses " . Nous entrâmes dans la pièce occupée par les * Bernier et la visitâmes comme le reste . Les autres étages étaient inhabités et communiquaient avec le rez-de-chaussée par un petit escalier intérieur qui commençait dans l' angle O3 pour aboutir au sommet de la tour . Une trappe dans le plafond de la pièce habitée par les * Bernier fermait cet escalier . * Rouletabille demanda un marteau et des clous et encloua la trappe . Cet escalier devenait inutilisable . On pouvait dire en principe et en fait que rien n' échappait à * Rouletabille et que celui -ci ayant fait sa tournée dans la tour carrée n' y laissa personne d' autres que le père et la mère * Bernier quand nous en fûmes sortis tous deux . On peut dire également qu' aucun être humain ne se trouvait dans l' appartement des * Darzac avant que * Bernier , quelques minutes plus tard , ne l' eût ouvert lui-même à * M * Darzac , ainsi que je vais le raconter . Il était environ cinq heures moins cinq quand , laissant * Bernier dans son corridor , devant la porte de l' appartement * Darzac , * Rouletabille et moi nous nous retrouvâmes dans la cour du téméraire . à ce moment , nous gagnons le terre-plein de l' ancienne tour b' + ' . Nous nous asseyons sur le parapet , les yeux tournés vers la terre , attirés par la réverbération sanglante des rochers rouges . Justement , voilà que nous apercevons , vers le bord de la barma grande , qui ouvre sa gueule mystérieuse dans la face flamboyante des baoussé roussé , la silhouette agitée et funéraire du vieux * Bob . Il est la seule chose noire dans la nature . La falaise rouge surgit des eaux dans un tel élan radieux qu' on pourrait la croire toute chaude et toute fumante encore du feu central qui l' a mise au monde . Par quel prodigieux anachronisme , ce moderne croque-mort , avec sa redingote et son chapeau haut de forme , s' agite -t-il , grotesque et macabre , devant cette caverne trois cents fois millénaire , creusée dans la lave ardente pour servir de premier toit à la première famille , aux premiers jours de la terre ? Pourquoi ce fossoyeur sinistre dans ce décor embrasé ? Nous le voyons brandir son crâne et nous l' entendons rire ... rire ... rire . Ah ! Son rire nous fait mal maintenant , nous déchire les oreilles et le coeur . Du vieux * Bob , notre attention s' en va à * M * Robert * Darzac qui vient de passer la poterne du jardinier et qui traverse la cour du téméraire . Il ne nous voit pas . Ah ! Il ne rit pas , lui ! * Rouletabille le plaint et il comprend qu' il soit à bout de patience . Dans l' après-midi , il a encore dit à mon ami qui me l' a répété : " huit jours , c' est beaucoup ! Je ne sais pas si je pourrai supporter ce supplice encore huit jours . - et où irez -vous ? Lui demanda * Rouletabille . - à * Rome ! A -t-il répondu . " évidemment , la fille du professeur * Stangerson ne le suivra maintenant que là et * Rouletabille croit que c' est cette idée que le pape pourra arranger son affaire qui a mis ce voyage dans la cervelle de ce pauvre * M * Darzac . Pauvre , pauvre * M * Darzac ! Non , vraiment , il ne faut pas en sourire . Nous ne le quittons pas des yeux jusqu'à la porte de la tour carrée . Il est certain " qu' il n' en peut plus " ! Sa taille s' est encore voûtée . Il a les mains dans les poches . Il a l' air dégoûté de tout ! De tout ! Oui , il a l' air dégoûté de tout , avec ses mains dans ses poches ! Mais , patience , il sortira ses mains de ses poches et l' on ne sourira pas toujours ! Et , je puis l' avouer tout de suite , moi qui ai souri ... eh bien , * M * Darzac m' a procuré , grâce à l' aide géniale de * Rouletabille , le frisson d' épouvante le plus affreux qui puisse secouer des moelles humaines , en vérité ! Alors ! Alors , qu' est -ce qui l' aurait cru ? ... * M * Darzac s' en fut tout droit à la tour carrée , où il trouva naturellement * Bernier qui lui ouvrit son appartement . Comme * Bernier était sorti devant la porte de l' appartement , qu' il avait la clef dans sa poche et que , dans l' appartement , il fut établi par la suite qu' aucun barreau n' avait été scié , nous établissons que lorsque * M * Darzac entre dans sa chambre , il n' y a personne dans l' appartement . Et c' est la vérité . évidemment tout cela a été bien précisé après , par chacun de nous ; mais si je vous en parle avant , c' est que je suis déjà hanté par " l' inexplicable " qui se prépare dans l' ombre et qui est prêt à éclater . à ce moment , il est cinq heures . 4- la soirée depuis cinq heures jusqu'à la minute où se produisit l' attaque de la tour carrée * Rouletabille et moi restâmes une heure environ à bavarder , autrement dit , à continuer à nous " monter la tête " , sur le terre-plein de cette tour b' + ' . Tout à coup , * Rouletabille me donna un petit coup sec sur l' épaule et fit : " mais , j' y pense ! ... " et il s' en fut dans la tour carrée où je le suivis . J' étais à cent lieues de deviner à quoi il pensait . Il pensait au sac de pommes de terre de la mère * Bernier qu' il vida entièrement sur le plancher de leur chambre pour la plus grande stupéfaction de la bonne femme ; puis , content de ce geste qui répondait évidemment à une préoccupation de son esprit , il revint avec moi dans la cour du téméraire , cependant que , derrière nous , le père * Bernier riait encore des pommes de terre répandues . * Mme * Darzac se montra un instant à la fenêtre de la chambre occupée par son père , au premier étage de la louve . La chaleur était devenue insupportable . Nous étions menacés d' un violent orage et nous aurions voulu qu' il éclatât tout de suite ... ah ! L' orage nous soulagerait beaucoup ... la mer a la tranquillité lourde et épaisse d' une nappe oléagineuse . Ah ! La mer est pesante , et l' air est pesant , et nos poitrines sont pesantes . Il n' y a de léger sur la terre et dans les cieux que le vieux * Bob qui est réapparu sur le bord de la barma grande et qui s' agite encore . On dirait qu' il danse . Non , il fait un discours . à qui ? Nous nous penchons sur le parapet pour voir . Il y a évidemment quelqu' un sur la grève à qui le vieux * Bob tient des propos préhistoriques . Mais des feuilles de palmier nous cachent l' auditoire du vieux * Bob . Enfin , l' auditoire remue et s' avance ; il s' approche du professeur noir , comme l' appelle * Rouletabille . Cet auditoire est composé de deux personnes : * Mrs * édith ... c' est bien elle , avec ses grâces languissantes , sa façon de s' appuyer sur le bras de son mari ... au bras de son mari ! Mais celui -ci n' est point son mari ! ... quel est donc cet homme , ce jeune homme , au bras de qui * Mrs * édith s' appuie avec tant de grâces languissantes ? * Rouletabille se retourne , cherchant autour de nous quelqu' un pour nous renseigner : * Mattoni ou * Bernier . Justement * Bernier est sur le seuil de la porte de la tour carrée . * Rouletabille lui fait signe . * Bernier nous rejoint et son oeil suit la direction indiquée par l' index de * Rouletabille . - qui est avec * Mrs * édith ? Demande le reporter . Savez -vous ? ... - ce jeune homme ? Répond sans hésiter * Bernier , c' est le prince * Galitch . * Rouletabille et moi , nous nous regardons . Il est vrai que nous n' avions jamais encore vu marcher de loin le prince * Galitch ; mais vraiment je ne me serais pas imaginé cette démarche ... et puis , il ne me semblait pas si grand ... * Rouletabille me comprend , hausse les épaules ... - c' est bien , dit -il à * Bernier ... merci ... et nous continuons de regarder * Mrs * édith et son prince . - je ne puis dire qu' une chose , fait * Bernier avant de nous quitter , c' est que c' est un prince qui ne me revient pas . Il est trop doux . Il est trop blond , il a des yeux trop bleus . On dit qu' il est russe . ça va , ça vient , ça quitte le pays sans dire gare ! L' avant-dernière fois qu' il était invité ici à déjeuner , madame et monsieur l' attendaient et n' osaient commencer sans lui . Eh bien , on a reçu une dépêche priant de l' excuser parce qu' il avait manqué le train . La dépêche était datée de * Moscou ... et * Bernier , ricanant drôlement , retourne sur le seuil de sa tour . Nos yeux fixent toujours la grève . * Mrs * édith et le prince continuent leur promenade vers la grotte de * Roméo et * Juliette ; le vieux * Bob cesse soudain de gesticuler , descend de la barma grande , s' en vient vers le château , y entre , traverse la baille , et nous voyons très bien ( du haut du terre-plein de la tour b' + ' ) qu' il a fini de rire . Le vieux * Bob est devenu la tristesse même . Il est silencieux . Il passe maintenant sous la poterne . Nous l' appelons ; il ne nous entend pas . Il porte devant lui à bras tendus son plus vieux crâne et tout à coup , voilà qu' il devient furieux . Il adresse les pires injures au plus vieux crâne de l' humanité . Il descend dans la tour ronde et nous avons entendu quelque temps encore les éclats de sa colère jusqu'au fond de la batterie basse . Des coups sourds y retentissaient . On eût dit qu' il se battait contre les murs . Six heures , à ce moment , sonnaient à la vieille horloge du château neuf . Et , presque en même temps , un roulement de tonnerre se fit entendre sur la mer lointaine . Et la ligne de l' horizon devint toute noire . Alors , un garçon d' écurie , * Walter , une brave brute , incapable d' une idée , mais qui avait montré depuis des années un dévouement de bête à son maître , qui était le vieux * Bob , passa sous la poterne du jardinier , entra dans la cour de * Charles * Le * Téméraire et vint à nous . Il me tendit une lettre , il en donna une également à * Rouletabille et continua son chemin vers la tour carrée . Sur ce , * Rouletabille lui demanda ce qu' il allait faire à la tour carrée . Il répondit qu' il allait porter au père * Bernier le courrier de * M et * Mme * Darzac ; tout ceci en anglais , car * Walter ne connaît que cette langue ; mais nous , nous la parlons suffisamment pour la comprendre . * Walter était chargé de distribuer le courrier depuis que le père * Jacques n' avait plus le droit de s' éloigner de sa loge . * Rouletabille lui prit le courrier des mains et lui dit qu' il allait faire lui-même la commission . Quelques gouttes d' eau commençaient alors à tomber . Nous nous dirigeâmes vers la porte de * M * Darzac . Dans le corridor , à cheval sur une chaise , le père * Bernier fumait sa pipe . - * M * Darzac est toujours là ? Demanda * Rouletabille . - il n' a pas bougé , répondit * Bernier . Nous frappons . Nous entendons les lourds verrous que l' on tire de l' intérieur ( ces verrous doivent toujours être poussés dès que la personne est entrée . Règlement * Rouletabille ) . * M * Darzac est en train de ranger sa correspondance quand nous pénétrons chez lui . Pour écrire , il s' asseyait devant la petite table-guéridon , juste en face de la porte r et faisait face à cette porte . Mais suivez bien tous nos gestes . * Rouletabille grogne de ce que la lettre qu' il lit confirme le télégramme qu' il a reçu le matin et le presse de revenir à * Paris : son journal veut absolument l' envoyer en * Russie . * M * Darzac lit avec indifférence les deux ou trois lettres que nous venons lui remettre et les met dans sa poche . Moi , je tends à * Rouletabille la missive que je viens de recevoir ; elle est de mon ami de * Paris qui , après m' avoir donné quelques détails sans importance sur le départ de * Brignolles , m' apprend que ledit * Brignolles se fait adresser son courrier à * Sospel , à l' hôtel des * Alpes . Ceci est extrêmement intéressant et * M * Darzac et * Rouletabille se réjouissent du renseignement . Nous convenons d' aller à * Sospel le plus tôt qu' il nous sera possible , et nous sortons de l' appartement * Darzac . La porte de la chambre de * Mme * Darzac n' était pas fermée . Voilà ce que j' observai en sortant . J' ai dit , du reste , que * Mme * Darzac n' était point chez elle . Aussitôt que nous fûmes sortis , le père * Bernier referma à clef la porte de l' appartement , aussitôt ... aussitôt ... je l' ai vu , vu , vu ... aussitôt et il mit la clef dans sa poche , dans la petite poche d' en haut de son veston . Ah ! Je le vois encore mettre la clef dans sa petite poche d' en haut de son veston , je le jure ! ... et il en a boutonné le bouton . Puis nous sortons de la tour carrée , tous les trois , laissant le père * Bernier dans son corridor , comme un bon chien de garde qu' il est et qu' il n' a jamais cessé d' être jusqu'au dernier jour . Ce n' est pas parce qu' on a un peu braconné qu' on ne saurait être un bon chien de garde . Au contraire , ces chiens -là , ça braconne toujours . Et je le dis hautement , dans tout ce qui va suivre , le père * Bernier a toujours fait son devoir et n' a jamais dit que la vérité . Sa femme aussi , la mère * Bernier , était une excellente concierge , intelligente , et avec ça pas bavarde . Aujourd'hui qu' elle est veuve , je l' ai à mon service . Elle sera heureuse de lire ici le cas que je fais d' elle et aussi l' hommage rendu à son mari . Ils l' ont mérité tous les deux . Il était environ six heures et demie , quand , au sortir de la tour carrée , nous allâmes rendre visite au vieux * Bob dans sa tour ronde , * Rouletabille , * M * Darzac et moi . Aussitôt entré dans la batterie basse , * M * Darzac poussa un cri en voyant l' état dans lequel on avait mis un lavis auquel il travaillait depuis la veille pour essayer de se distraire , et qui représentait le plan à une grande échelle du château fort d' * Hercule tel qu' il existait au quinzième siècle , d' après des documents que nous avait montrés * Arthur * Rance . Ce lavis était tout à fait gâché et la peinture en avait été toute barbouillée . Il tenta en vain de demander des explications au vieux * Bob , qui était agenouillé auprès d' une caisse contenant un squelette , et si préoccupé par une omoplate qu' il ne lui répondit même pas . J' ouvre ici une petite parenthèse pour demander pardon au lecteur de la précision méticuleuse avec laquelle , depuis quelques pages , je reproduis nos faits et gestes ; mais je dois dire tout de suite que les événements les plus futiles ont une importance en réalité considérable , car chaque pas que nous faisons , en ce moment , nous le faisons en plein drame , sans nous en douter , hélas ! Comme le vieux * Bob était d' une humeur de dogue , nous le quittâmes , du moins * Rouletabille et moi . * M * Darzac resta en face de son lavis gâché , et pensant sans doute à tout autre chose . En sortant de la tour ronde , * Rouletabille et moi levâmes les yeux au ciel qui se couvrait de gros nuages noirs . La tempête était proche . En attendant , la pluie ne tombait déjà plus et nous étouffions . - je vais me jeter sur mon lit , déclarai -je ... je n' en puis plus ... il fait peut-être frais là-haut , toutes fenêtres ouvertes ... * Rouletabille me suivit dans le château neuf . Soudain , comme nous étions arrivés sur le premier palier du vaste escalier branlant , il m' arrêta : - oh ! Oh ! Fit -il à voix basse , elle est là ... - qui ? -la dame en noir ! ... vous ne sentez pas que tout l' escalier en est embaumé ? Et il se dissimula derrière une porte en me priant de continuer mon chemin sans plus m' occuper de lui ; ce que je fis . Quelle ne fut pas ma stupéfaction , en poussant la porte de ma chambre , de me trouver face à face avec * Mathilde ! ... elle poussa un léger cri et disparut dans l' ombre , s' envolant comme un oiseau surpris . Je courus à l' escalier et me penchai sur la rampe . Elle glissait le long des marches comme un fantôme . Elle fut bientôt au rez-de-chaussée et je vis au-dessous de moi * Rouletabille qui , penché sur la rampe du premier palier , regardait , lui aussi . Et il remonta jusqu'à moi . - hein ! Fit -il , qu' est -ce que je vous avais dit ! ... la malheureuse ! Il paraissait à nouveau très agité . - j' ai demandé huit jours à * M * Darzac ... il faut que tout soit fini dans vingt-quatre heures ou je n' aurai plus la force de rien ! ... et il s' affala tout à coup sur une chaise . " j' étouffe ! ... gémit -il , j' étouffe ! " et il arracha sa cravate . " de l' eau ! Supplia -t-il . De l' eau ! " j' allais lui chercher une carafe , mais il m' arrêta : " non ! ... c' est l' eau du ciel qu' il me faut ! " et il montra le poing au ciel noir qui ne crevait toujours point . Dix minutes , il resta assis sur cette chaise , à penser . Ce qui m' étonnait , c' est qu' il ne me posait aucune question sur ce que la dame en noir était venue faire chez moi . J' aurais été bien embarrassé de lui répondre . Enfin , il se leva : - où allez -vous ? -prendre la garde à la poterne . Il ne voulut même point venir dîner et demanda qu' on lui apportât là sa soupe , comme à un soldat . Le dîner fut servi à huit heures et demie à la louve . * Robert * Darzac , qui venait de quitter le vieux * Bob , déclara que celui -ci ne voulait pas dîner . * Mrs * édith , craignant qu' il ne fût souffrant , s' en fut tout de suite à la tour ronde . Elle ne voulut point que * Mr * Arthur * Rance l' accompagnât . Elle paraissait en fort mauvais termes avec son mari . La dame en noir arriva sur ces entrefaites avec le professeur * Stangerson . * Mathilde me regarda douloureusement , avec un air de reproche qui me troubla profondément . Ses yeux ne me quittaient point . Personne ne mangea . * Arthur * Rance ne cessait de regarder la dame en noir . Toutes les fenêtres étaient ouvertes . On suffoquait . Un éclair et un violent coup de tonnerre se succédèrent rapidement et , tout à coup , ce fut le déluge . Un soupir de soulagement détendit nos poitrines oppressées . * Mrs * édith revenait juste à temps pour n' être point noyée par la pluie furieuse qui semblait devoir engloutir la presqu'île . Elle raconta avec animation qu' elle avait trouvé le vieux * Bob le dos courbé devant son bureau , et la tête dans les mains . Il n' avait point répondu à ses questions . Elle l' avait secoué amicalement , mais il avait fait l' ours . Alors , comme il tenait obstinément ses mains sur ses oreilles , elle l' avait piqué , avec une petite épingle à tête de rubis , dont elle retenait à l' ordinaire les plis du fichu léger qu' elle jetait le soir sur ses épaules . Il avait grogné , lui avait attrapé la petite épingle à tête de rubis et l' avait jetée en rageant sur son bureau . Et puis , il lui avait enfin parlé brutalement , comme il ne l' avait encore jamais fait : " vous , madame ma nièce , laissez -moi tranquille . " * Mrs * édith en avait été si peinée qu' elle était sortie sans ajouter un mot , se promettant de ne plus remettre , ce soir -là , les pieds à la tour ronde . En sortant de la tour ronde , * Mrs * édith avait tourné la tête pour voir une fois encore son vieil oncle et elle avait été stupéfaite de ce qu' il lui avait été donné d' apercevoir . Le plus vieux crâne de l' humanité était sur le bureau de l' oncle sens dessus dessous , la mâchoire en l' air toute barbouillée de sang , et le vieux * Bob , qui s' était toujours conduit d' une façon correcte avec lui , le vieux * Bob crachait dans son crâne ! elle s' était enfuie , un peu effrayée . Là-dessus , * Robert * Darzac rassura * Mrs * édith en lui disant que ce qu' elle avait pris pour du sang était de la peinture . Le crâne du vieux * Bob était badigeonné de la peinture de * Robert * Darzac . Je quittai le premier la table pour courir à * Rouletabille , et aussi pour échapper au regard de * Mathilde . Qu' est -ce que la dame en noir était venue faire dans ma chambre ? Je devais bientôt le savoir . Quand je sortis , la foudre était sur nos têtes et la pluie redoublait de force . Je ne fis qu' un bond jusqu'à la poterne . Pas de * Rouletabille ! Je le trouvai sur la terrasse b' + ' , surveillant l' entrée de la tour carrée et recevant tout l' orage sur le dos . Je le secouai pour l' entraîner sous la poterne . - laisse donc , me disait -il ... laisse donc ! C' est le déluge ! Ah ! Comme c' est bon ! Comme c' est bon ! Toute cette colère du ciel ! Tu n' as donc pas envie de hurler avec le tonnerre , toi ! Eh bien , moi , je hurle , écoute ! Je hurle ! ... je hurle ! ... heu ! Heu ! Heu ! ... plus fort que le tonnerre ! ... tiens ! On ne l' entend plus ! ... et il poussa dans la nuit retentissante , au-dessus des flots soulevés , des clameurs de sauvage . Je crus , cette fois , qu' il était devenu vraiment fou . Hélas ! Le malheureux enfant exhalait en cris indistincts l' atroce douleur qui le brûlait , dont il essayait en vain d' étouffer la flamme dans sa poitrine héroïque : la douleur du fils de * Larsan ! et tout à coup je me retournai , car une main venait de me saisir le poignet et une forme noire s' accrochait à moi dans la tempête : - où est -il ? ... où est -il ? C' était * Mme * Darzac qui cherchait , elle aussi , * Rouletabille . Un nouvel éclat de la foudre nous enveloppa . * Rouletabille , dans un affreux délire , hurlait au tonnerre à se déchirer la gorge . Elle l' entendit . Elle le vit . Nous étions couverts d' eau , trempés par la pluie du ciel et par l' écume de la mer . La jupe de * Mme * Darzac claquait dans la nuit comme un drapeau noir et m' enveloppait les jambes . Je soutins la malheureuse , car je la sentais défaillir , et , alors , il arriva ceci que , dans ce vaste déchaînement des éléments , au cours de cette tempête , sous cette douche terrible , au sein de la mer rugissante , je sentis tout à coup son parfum , le doux et pénétrant et si mélancolique parfum de la dame en noir ! ... ah ! Je comprends ! Je comprends comment * Rouletabille , s' en est souvenu par-delà les années ... oui , oui , c' est une odeur pleine de mélancolie , un parfum pour tristesse intime ... quelque chose comme le parfum isolé et discret et tout à fait personnel d' une plante abandonnée , qui eût été condamnée à fleurir pour elle toute seule , toute seule ... enfin ! C' est un parfum qui m' a donné de ces idées -là et que j' ai essayé d' analyser comme ça , plus tard ... parce que * Rouletabille m' en parlait toujours ... mais c' était un bien doux et bien tyrannique parfum qui m' a comme enivré tout d' un coup , là , au milieu de cette bataille des eaux et du vent et de la foudre , tout d' un coup , quand je l' ai eu saisi . parfum extraordinaire ! Ah ! Extraordinaire , car j' avais passé vingt fois auprès de la dame en noir sans découvrir ce que ce parfum avait d' extraordinaire , et il m' apparaissait dans un moment où les plus persistants parfums de la terre-et même tous ceux qui font mal à la tête-sont balayés comme une haleine de rose par le vent de mer . Je comprends que lorsqu' on l' avait , je ne dis pas senti , mais saisi ( car enfin tant pis si je me vante , mais je suis persuadé que tout le monde ne pourrait à son gré comprendre le parfum de la dame en noir , et il fallait certainement pour cela être très intelligent , et il est probable que , ce soir -là , je l' étais plus que les autres soirs , bien que , ce soir -là , je ne dusse rien comprendre à ce qui se passait autour de moi ) . Oui , quand on avait saisi une fois cette mélancolique et captivante , et adorablement désespérante odeur , - eh bien , c' était pour la vie ! Et le coeur devait en être embaumé , si c' était un coeur de fils comme celui de * Rouletabille ; ou embrasé , si c' était un coeur d' amant , comme celui de * M * Darzac ; ou empoisonné , si c' était un coeur de bandit , comme celui de * Larsan ... non ! Non , on ne devait plus pouvoir s' en passer jamais ! Et , maintenant , je comprends * Rouletabille et * Darzac et * Larsan et tous les malheurs de la fille du professeur * Stangerson ! ... donc , dans la tempête , s' accrochant à mon bras , la dame en noir appelait * Rouletabille et une fois encore * Rouletabille nous échappa , bondit , se sauva à travers la nuit en criant : " le parfum de la dame en noir ! Le parfum de la dame en noir ! ... " la malheureuse sanglotait . Elle m' entraîna vers la tour . Elle frappa de son poing désespéré à la porte que * Bernier nous ouvrit , et elle ne s' arrêtait point de pleurer . Je lui disais des choses banales , la suppliant de se calmer , et cependant j' aurais donné ma fortune pour trouver des mots qui , sans trahir personne , lui eussent peut-être fait comprendre quelle part je prenais au drame qui se jouait entre la mère et l' enfant . Brusquement elle me fit entrer à droite , dans le salon qui précédait la chambre du vieux * Bob , sans doute parce que la porte en était ouverte . Là , nous allions être aussi seuls que si elle m' avait fait entrer chez elle , car nous savions que le vieux * Bob travaillait tard dans la tour du téméraire . Mon dieu ! Dans cette soirée horrible , le souvenir de ce moment que je passai en face de la dame en noir n' est pas le moins douloureux . J' y fus mis à une épreuve à laquelle je ne m' attendais point et quand , à brûle-pourpoint , sans qu' elle prît même le temps de nous plaindre de la façon dont nous venions d' être traités par les éléments-car je ruisselais sur le parquet comme un vieux parapluie -elle me demanda : " il y a longtemps , * Monsieur * Sainclair , que vous êtes allé au * Tréport ? " je fus plus ébloui , étourdi , que par tous les coups de foudre de l' orage . Et je compris que , dans le moment même que la nature entière s' apaisait au dehors , j' allais subir , maintenant que je me croyais à l' abri , un plus dangereux assaut que celui que le flot des mers livre vainement depuis des siècles au rocher d' * Hercule ! Je dus faire mauvaise contenance et trahir tout l' émoi où me plongeait cette phrase inattendue . D' abord , je ne répondis point ; je balbutiai , et certainement je fus tout à fait ridicule . Voilà des années que ces choses se sont passées . Mais j' y assiste encore comme si j' étais mon propre spectateur . Il y a des gens qui sont mouillés et qui ne sont point ridicules . Ainsi la dame en noir avait beau être trempée et , comme moi , sortir de l' ouragan , eh bien , elle était admirable avec ses cheveux défaits , son col nu , ses magnifiques épaules que moulait la soie légère d' un vêtement , lequel apparaissait à mes yeux extasiés comme une loque sublime , jetée par quelque héritier de * Phidias sur la glaise immortelle qui vient de prendre la forme de la beauté ! Je sens bien que mon émotion , même après tant d' années , quand je songe à ces choses , me fait écrire des phrases qui manquent de simplicité . Je n' en dirai point plus long sur ce sujet . Mais ceux qui ont approché la fille du professeur * Stangerson me comprendront peut-être , et je ne veux ici , vis-à-vis de * Rouletabille , qu' affirmer le sentiment de respectueuse consternation qui me gonfla le coeur devant cette mère divinement belle , qui , dans le désordre harmonieux où l' avait jetée l' affreuse tempête-physique et morale-où elle se débattait , venait me supplier de trahir mon serment . Car j' avais juré à * Rouletabille de me taire , et voilà , hélas ! Que mon silence même parlait plus haut que ne l' avait jamais fait aucune de mes plaidoiries . Elle me prit les mains et me dit sur un ton que je n' oublierai de ma vie : - vous êtes son ami . Dites -lui donc que nous avons assez souffert tous deux ! Et elle ajouta avec un gros sanglot : - pourquoi continue -t-il à mentir ? Moi , je ne répondais rien . Qu' est -ce que j' aurais répondu ? Cette femme avait été toujours si " distante " , comme on dit maintenant , vis-à-vis de tout le monde en général et de moi en particulier . Je n' avais jamais existé pour elle ... et voilà qu' après m' avoir fait respirer le parfum de la dame en noir elle pleurait devant moi comme une vieille amie ... oui , comme une vieille amie ... elle me raconta tout , j' appris tout , en quelques phrases pitoyables et simples comme l' amour d' une mère ... tout ce que me cachait ce petit sournois de * Rouletabille . évidemment , ce jeu de cache-cache ne pouvait durer et ils s' étaient bien devinés tous les deux . Poussée par un sûr instinct , elle avait voulu définitivement savoir ce que c' était que ce * Rouletabille qui l' avait sauvée et qui avait l' âge de l' autre ... et qui ressemblait à l' autre . Et une lettre était venue lui apporter à * Menton même la preuve récente que * Rouletabille lui avait menti et n' avait jamais mis les pieds dans une institution de * Bordeaux . Immédiatement , elle avait exigé du jeune homme une explication , mais celui -ci s' y était âprement dérobé . Toutefois , il s' était troublé quand elle lui avait parlé du * Tréport et du collège d' * Eu et du voyage que nous avions fait là-bas avant de venir à * Menton . - comment l' avez -vous su ? M' écriai -je , me trahissant aussitôt . Elle ne triompha même point de mon innocent aveu , et elle m' apprit d' une phrase tout son stratagème . Ce n' était point la première fois qu' elle venait dans nos chambres quand je l' avais surprise le soir même ... mon bagage portait encore l' étiquette récente de la consigne eudoise . - pourquoi ne s' est -il point jeté dans mes bras , quand je les lui ai ouverts ? Gémit -elle . Hélas ! Hélas ! S' il se refuse à être le fils de * Larsan , ne consentira -t-il jamais à être le mien ? * Rouletabille s' était conduit d' une façon atroce pour cette femme qui avait cru son enfant mort , qui l' avait pleuré désespérément , comme je l' appris plus tard , et qui goûtait enfin , au milieu de malheurs incomparables , à la joie mortelle de voir son fils ressuscité ... ah ! Le malheureux ! ... la veille au soir , il lui avait ri au nez , quand elle lui avait crié , à bout de forces , qu' elle avait eu un fils et que ce fils c' était lui ! il lui avait ri au nez en pleurant ! ... arrangez cela comme vous voudrez ! C' est elle qui me l' a dit et je n' aurais jamais cru * Rouletabille si cruel , ni si sournois , ni si mal élevé . Certes ! Il se conduisait d' une façon abominable ! Il était allé jusqu'à lui dire qu' il n' était sûr d' être le fils de personne , pas même d' un voleur ! c' est alors qu' elle était rentrée dans la tour carrée et qu' elle avait désiré mourir . Mais elle n' avait pas retrouvé son fils pour le perdre sitôt et elle vivait encore ! J' étais hors de moi ! Je lui baisais les mains . Je lui demandais pardon pour * Rouletabille . Ainsi , voilà quel était le résultat de la politique de mon ami . Sous prétexte de la mieux défendre contre * Larsan , c' est lui qui la tuait ! Je ne voulus pas en savoir davantage ! J' en savais trop ! Je m' enfuis ! J' appelai * Bernier qui m' ouvrit la porte ! Je sortis de la tour carrée , en maudissant * Rouletabille ! Je croyais le trouver dans la cour du téméraire , mais celle -ci était déserte . à suivre . à la poterne , * Mattoni venait de prendre la garde de dix heures . Il y avait une lumière dans la chambre de mon ami . J' escaladai l' escalier branlant du château neuf . Enfin ! Voici sa porte : je l' ouvre , je l' enfonce . * Rouletabille est devant moi : - que voulez -vous , * Sainclair ? En quelques phrases hachées , je lui narre tout , et il connaît mon courroux . - elle ne vous a pas tout dit , mon ami , réplique -t-il d' une voix glacée . Elle ne vous a pas dit qu' elle me défend de toucher à cet homme ! ... - c' est vrai , m' écriai -je ... je l' ai entendue ! ... - eh bien ! Qu' est -ce que vous venez me raconter , alors ? Continue -t-il , brutal . Vous ne savez pas ce qu' elle m' a dit hier ? ... elle m' a ordonné de partir ! Elle aimerait mieux mourir que de me voir aux prises avec mon père ! et il ricane , ricane . - avec mon père ! ... elle le croit sans doute plus fort que moi ! ... il était affreux en parlant ainsi . Mais , tout à coup , il se transforma et rayonna d' une beauté fulgurante . - elle a peur pour moi ! ... eh bien , moi , j' ai peur pour elle ! ... et je ne connais pas mon père ... et je ne connais pas ma mère ! à ce moment , un coup de feu déchire la nuit , suivi du cri de la mort ! Ah ! Revoilà le cri , le cri de la galerie inexplicable ! mes cheveux se dressent sur ma tête et * Rouletabille chancelle comme s' il venait d' être frappé lui-même ! ... et puis , il bondit à la fenêtre ouverte et une clameur désespérée emplit la forteresse : maman ! maman ! Maman !