1: PREMIÈRE PARTIE
2: chapitre I :
3: à deux kilomètres de * Mulhouse , vers le * Rhin , au milieu de la plaine fertile , le camp était dressé .
4: Sous le jour finissant de cette soirée d' août , au ciel trouble , traversé de lourds nuages , les tentes-abris s' alignaient , les faisceaux luisaient , s' espaçaient régulièrement sur le front de bandière ;
5: tandis que , fusils chargés , les sentinelles les gardaient , immobiles , les yeux perdus , là-bas , dans les brumes violâtres du lointain horizon , qui montaient du grand fleuve .
6: On était arrivé de * Belfort vers cinq heures .
7: Il en était huit , et les hommes venaient seulement de toucher les vivres .
8: Mais le bois devait s' être égaré , la distribution n' avait pu avoir lieu .
9: Impossible d' allumer du feu et de faire la soupe .
10: Il avait fallu se contenter de mâcher à froid le biscuit , qu' on arrosait de grands coups d' eau-de-vie , ce qui achevait de casser les jambes , déjà molles de fatigue .
11: Deux soldats pourtant , en arrière des faisceaux , près de la cantine , s' entêtaient à vouloir enflammer un tas de bois vert , de jeunes troncs d' arbre qu' ils avaient coupés avec leurs sabres-baïonnettes , et qui refusaient obstinément de brûler .
12: Une grosse fumée , noire et lente , montait dans l' air du soir , d' une infinie tristesse .
13: Il n' y avait là que douze mille hommes , tout ce que le général * Félix * Douay avait avec lui du
14: 7e corps d' armée .
15: La première division , appelée la veille , était partie pour * Froeschwiller ;
16: la troisième se trouvait encore à * Lyon ;
17: et il s' était décidé à quitter * Belfort , à se porter ainsi en avant avec la deuxième division , l' artillerie de réserve et une division de cavalerie , incomplète .
18: Des feux avaient été aperçus à * Lorrach .
19: Une dépêche du sous-préfet de * Schelestadt annonçait que les prussiens allaient passer le * Rhin à * Markolsheim .
20: Le général , se sentant trop isolé à l' extrême droite des autres corps , sans communication avec eux , venait de hâter d' autant plus son mouvement vers la frontière , que , la veille , la nouvelle était arrivée de la surprise désastreuse de * Wissembourg .
21: D' une heure à l' autre , s' il n' avait pas lui-même l' ennemi à repousser , il pouvait craindre d' être appelé , pour soutenir le 1er corps .
22: Ce jour -là , ce samedi d' inquiète journée d' orage , le 6 août , on devait s' être battu quelque part , du côté de * Froeschwiller :
23: cela était dans le ciel anxieux et accablant , de grands frissons passaient , de brusques souffles de vent , chargés d' angoisse .
24: Et , depuis deux jours , la division croyait marcher au combat , les soldats s' attendaient à trouver les prussiens devant eux , au bout de cette marche forcée de * Belfort à * Mulhouse .
25: Le jour baissait , la retraite partit d' un coin éloigné du camp , un roulement des tambours , une sonnerie des clairons , faibles encore , emportés par le grand air .
26: Et * Jean * Macquart , qui s' occupait à consolider la tente , en enfonçant les piquets davantage , se leva .
27: Aux premiers bruits de guerre , il avait quitté * Rognes , tout saignant du drame où il venait de perdre sa femme * Françoise et les terres qu' elle lui avait apportées ;
28: il s' était réengagé à trente-neuf ans , retrouvant ses galons de caporal , tout de suite incorporé au 106e régiment de ligne , dont on complétait les cadres ;
29: et , parfois , il s' étonnait encore , de se revoir avec la capote aux épaules , lui qui , après
30: * Solférino , était si joyeux de quitter le service , de n' être plus un traîneur de sabre , un tueur de monde .
31: Mais quoi faire ?
32: Quand on n' a plus de métier , qu' on n' a plus ni femme ni bien au soleil , que le coeur vous saute dans la gorge de tristesse et de rage ?
33: Autant vaut -il cogner sur les ennemis , s' ils vous embêtent .
34: Et il se rappelait son cri :
35: ah !
36: Bon sang !
37: Puisqu' il n' avait plus de courage à la travailler , il la défendrait , la vieille terre de * France !
38: * Jean , debout , jeta un coup d' oeil dans le camp , où une agitation dernière se produisait , au passage de la retraite .
39: Quelques hommes couraient .
40: D' autres , assoupis déjà , se soulevaient , s' étiraient d' un air de lassitude irritée .
41: Lui , patient , attendait l' appel , avec cette tranquillité d' humeur , ce bel équilibre raisonnable , qui faisait de lui un excellent soldat .
42: Les camarades disaient qu' avec de l' instruction il serait peut-être allé loin .
43: Sachant tout juste lire et écrire , il n' ambitionnait même pas le grade de sergent .
44: Quand on a été paysan , on reste paysan .
45: Mais la vue du feu de bois vert qui fumait toujours , l' intéressa , et il interpella les deux hommes en train de s' acharner ,
46: * Loubet et * Lapoulle , tous deux de son escouade .
47: - lâchez donc ça !
48: Vous nous empoisonnez !
49: * Loubet , maigre et vif , l' air farceur , ricanait .
50: - ça prend , caporal , je vous assure ...
51: souffle donc , toi !
52: Et il poussait * Lapoulle , un colosse , qui s' épuisait à déchaîner une tempête , de ses joues enflées comme des outres , la face congestionnée , les yeux rouges et pleins de larmes .
53: Deux autres soldats de l' escouade ,
54: * Chouteau et * Pache , le premier étalé sur le dos , en fainéant qui aimait ses aises , l' autre accroupi , très occupé à recoudre soigneusement une déchirure de sa culotte , éclatèrent , égayés par l' affreuse grimace de cette brute de * Lapoulle .
55: - tourne -toi , souffle de l' autre côté , ça ira mieux !
56: Cria * Chouteau .
57: * Jean les laissa rire .
58: On n' allait peut-être plus en trouver si souvent l' occasion ;
59: et lui , avec son air de gros garçon sérieux , à la figure pleine et régulière , n' était pourtant pas pour la mélancolie , fermant les yeux volontiers quand ses hommes prenaient du plaisir .
60: Mais un autre groupe l' occupa , un soldat de son escouade encore ,
61: * Maurice * Levasseur , en train , depuis une heure bientôt , de causer avec un civil , un monsieur roux d' environ trente-six ans , une face de bon chien , éclairée de deux gros yeux bleus à fleur de tête , des yeux de myope qui l' avaient fait réformer .
62: Un artilleur de la réserve , maréchal des logis , l' air crâne et d' aplomb avec ses moustaches et sa barbiche brunes , était venu les rejoindre ;
63: et tous les trois s' oubliaient là , comme en famille .
64: Obligeamment , pour leur éviter quelque algarade ,
65: * Jean crut devoir intervenir .
66: - vous feriez bien de partir , monsieur .
67: Voici la retraite , si le lieutenant vous voyait ...
68: * Maurice ne le laissa pas achever .
69: - restez donc ,
70: * Weiss .
71: Et , sèchement , au caporal :
72: - monsieur est mon beau-frère .
73: Il a une permission du colonel , qu' il connaît .
74: De quoi se mêlait -il , ce paysan , dont les mains sentaient encore le fumier ?
75: Lui , reçu avocat au dernier automne , engagé volontaire que la protection du colonel avait fait incorporer dans le 106e , sans passer par le dépôt , consentait bien à porter le sac ;
76: mais , dès les premières heures , une répugnance , une sourde révolte l' avait dressé contre cet illettré , ce rustre qui le commandait .
77: - c' est bon , répondit * Jean , de sa voix tranquille , faites -vous empoigner , je m' en fiche .
78: Puis , il tourna le dos , en voyant bien que * Maurice ne mentait pas ;
79: car le colonel ,
80: * M * De * Vineuil , passait à ce moment , de son grand air noble , sa longue face jaune coupée de ses épaisses moustaches blanches ;
81: et il avait salué * Weiss et le soldat d' un sourire .
82: Vivement , le colonel se rendait à une ferme que l' on apercevait sur la droite , à deux ou trois cents pas , parmi des pruniers , et où l' état-major s' était installé pour la nuit .
83: On ignorait si le commandant du 7e corps se trouvait là , dans l' affreux deuil dont venait de le frapper la mort de son frère , tué à * Wissembourg .
84: Mais le général de brigade * Bourgain- * Des- * Feuilles , qui avait sous ses ordres le 106e , y était sûrement , très braillard comme à l' ordinaire , roulant son gros corps sur ses courtes jambes , avec son teint fleuri de bon vivant que son peu de cervelle ne gênait point .
85: Une agitation grandissait autour de la ferme , des estafettes partaient et revenaient à chaque minute , toute l' attente fébrile des dépêches , trop lentes , sur cette grande bataille que chacun sentait fatale et voisine depuis le matin .
86: Où donc avait -elle été livrée , et quels en étaient à cette heure les résultats ?
87: à mesure que tombait la nuit , il semblait que , sur le verger , sur les meules éparses autour des étables , l' anxiété roulât , s' étalât en un lac d' ombre .
88: Et l' on disait encore qu' on venait d' arrêter un espion prussien rôdant autour du camp , et qu' on l' avait conduit à la ferme , pour que le général l' interrogeât .
89: Peut-être le colonel * De * Vineuil avait -il reçu quelque télégramme , qu' il courait si fort .
90: Cependant ,
91: * Maurice s' était remis à causer avec son beau-frère * Weiss et son cousin * Honoré * Fouchard , le maréchal des logis .
92: La retraite , venue de loin , peu à peu grossie , passa près d' eux , sonnante , battante , dans la paix mélancolique du crépuscule ;
93: et ils ne semblèrent même pas l' entendre .
94: Petit-fils d' un héros de la grande armée , le jeune homme était né , au * Chêne- * Populeux , d' un père détourné de la gloire , tombé à un maigre emploi de percepteur .
95: Sa mère , une paysanne , avait succombé en les mettant au monde , lui et sa soeur jumelle * Henriette , qui , toute petite , l' avait élevé .
96: Et , s' il se trouvait là , engagé volontaire , c' était à la suite de grandes fautes , toute une dissipation de tempérament faible et exalté , de l' argent qu' il avait jeté au jeu , aux femmes , aux sottises de * Paris dévorateur , lorsqu' il y était venu terminer son droit et que la famille s' était saignée pour faire de lui un monsieur .
97: Le père en était mort , la soeur , après s' être dépouillée , avait eu la chance de trouver un mari , cet honnête garçon de * Weiss , un alsacien de * Mulhouse , longtemps comptable à la raffinerie générale du * Chêne- * Populeux , aujourd'hui contremaître chez * M * Delaherche , un des principaux fabricants de drap de * Sedan .
98: Et * Maurice se croyait bien corrigé , dans sa nervosité prompte à l' espoir du bien comme au découragement du mal , généreux , enthousiaste , mais sans fixité aucune , soumis à toutes les sautes du vent qui passe .
99: Blond , petit , avec un front très développé , un nez et un menton menus , le visage fin , il avait des yeux gris et caressants , un peu fous parfois .
100: * Weiss était accouru à * Mulhouse , à la veille des premières hostilités , dans le brusque désir d' y régler une affaire de famille ;
101: et , s' il s' était servi , pour serrer la main de son beau-frère , du bon vouloir du colonel * De * Vineuil , c' était que ce dernier se trouvait être l' oncle de la jeune
102: * Madame * Delaherche , une jolie veuve épousée l' année d' auparavant par le fabricant de drap , et que * Maurice et * Henriette avaient connue gamine , grâce à un hasard de voisinage .
103: D' ailleurs , outre le colonel ,
104: * Maurice venait de retrouver dans le capitaine de sa compagnie , le capitaine * Beaudoin , une connaissance de * Gilberte , la jeune * Madame
105: * Delaherche , un ami à elle , intime , disait -on , lorsqu' elle était à * Mézières * Madame * Maginot , femme de * M * Maginot , inspecteur des forêts .
106: - embrassez bien * Henriette pour moi , répétait à
107: * Weiss le jeune homme , qui aimait passionnément sa soeur .
108: Dites -lui qu' elle sera contente , que je veux la rendre enfin fière de moi .
109: Des larmes lui emplissaient les yeux , au souvenir de ses folies .
110: Son beau-frère , ému lui-même , coupa court , en s' adressant à * Honoré * Fouchard , l' artilleur .
111: - et , dès que je passerai à * Remilly , je monterai dire à l' oncle * Fouchard que je vous ai vu et que vous vous portez bien .
112: L' oncle * Fouchard , un paysan , qui avait quelques terres et qui faisait le commerce de boucher ambulant , était un frère de la mère d' * Henriette et de * Maurice .
113: Il habitait * Remilly , en haut , sur le coteau , à six kilomètres de * Sedan .
114: - bon !
115: Répondit tranquillement * Honoré , le père s' en fiche , mais allez -y tout de même , si ça vous fait plaisir .
116: à cette minute , une agitation se produisit , du côté de la ferme ;
117: et ils en virent sortir , libre , conduit par un seul officier , le rôdeur , l' homme qu' on avait accusé d' être un espion .
118: Sans doute , il avait montré des papiers , conté une histoire , car on l' expulsait simplement du camp .
119: De si loin , dans l' ombre naissante , on le distinguait mal , énorme , carré , avec une tête roussâtre .
120: Pourtant ,
121: * Maurice eut un cri .
122: - * Honoré , regarde donc ...
123: on dirait le prussien , tu sais ,
124: * Goliath !
125: Ce nom fit sursauter l' artilleur .
126: Il braqua ses yeux ardents .
127: * Goliath * Steinberg , le garçon de ferme , l' homme qui l' avait fâché avec son père , qui lui avait pris * Silvine , toute la vilaine histoire , toute l' abominable saleté dont il souffrait encore !
128: Il aurait couru , l' aurait étranglé .
129: Mais déjà l' homme , au delà des faisceaux , s' en allait , s' évanouissait dans la nuit .
130: - oh ! * Goliath !
131: Murmura -t-il , pas possible !
132: Il est là-bas , avec les autres ...
133: si jamais je le rencontre !
134: D' un geste menaçant , il avait montré l' horizon envahi de ténèbres , tout cet orient violâtre , qui pour lui était la * Prusse .
135: Il y eut un silence , on entendit de nouveau la retraite , mais très lointaine , qui se perdait à l' autre bout du camp , d' une douceur mourante au milieu des choses devenues indécises .
136: - fichtre !
137: Reprit * Honoré , je vais me faire pincer , moi , si je ne suis pas là pour l' appel ...
138: bonsoir !
139: Adieu à tout le monde !
140: Et , ayant serré une dernière fois les deux mains de * Weiss , il fila à grandes enjambées vers le monticule où était parquée l' artillerie de réserve , sans avoir reparlé de son père , sans rien avoir fait dire à * Silvine , dont le nom lui brûlait les lèvres .
141: Des minutes encore se passèrent , et vers la gauche , du côté de la deuxième brigade , un clairon sonna l' appel .
142: Plus près , un autre répondit .
143: Puis , ce fut un troisième , très loin .
144: De proche en proche , tous sonnaient à la fois , lorsque * Gaude , le clairon de la compagnie , se décida , à toute volée des notes sonores .
145: C' était un grand garçon , maigre et douloureux , sans un poil de barbe , toujours muet , et qui soufflait ses sonneries d' une haleine de tempête .
146: Alors , le sergent * Sapin , un petit homme pincé et aux grands yeux vagues , commença l' appel .
147: Sa voix grêle jetait les noms , tandis que les soldats qui s' étaient approchés , répondaient sur tous les tons , du violoncelle à la flûte .
148: Mais un arrêt se produisit .
149: - * Lapoulle !
150: Répéta très haut le sergent .
151: Personne ne répondit encore .
152: Et il fallut que * Jean se précipitât vers le tas de bois vert , que le fusilier * Lapoulle , excité par les camarades , s' obstinait à vouloir enflammer .
153: Maintenant , sur le ventre , le visage cuit , il chassait au ras du sol la fumée du bois , qui noircissait .
154: - mais , tonnerre de dieu !
155: Lâchez donc ça !
156: Cria
157: * Jean .
158: Répondez à l' appel !
159: * Lapoulle , ahuri , se souleva , parut comprendre , hurla un :
160: présent !
161: D' une telle voix de sauvage , que * Loubet en tomba sur le derrière , tant il le trouva farce .
162: * Pache , qui avait fini sa couture , répondit , à peine distinct , d' un marmottement de prière .
163: * Chouteau , dédaigneusement , sans même se lever , jeta le mot et s' étala davantage .
164: Cependant , le lieutenant de service ,
165: * Rochas , immobile , attendait à quelques pas .
166: Lorsque , l' appel fini , le sergent * Sapin vint lui dire qu' il ne manquait personne , il gronda dans ses moustaches , en désignant du menton * Weiss toujours en train de causer avec * Maurice :
167: - il y en a même un de trop , qu' est -ce qu' il fiche , ce particulier -là ?
168: -permission du colonel , mon lieutenant , crut devoir expliquer * Jean , qui avait entendu .
169: * Rochas haussa furieusement les épaules , et , sans un mot , se remit à marcher le long des tentes , en attendant l' extinction des feux ;
170: pendant que * Jean , les jambes cassées par l' étape de la journée , s' asseyait à quelques pas de * Maurice , dont les paroles lui arrivèrent , bourdonnantes d' abord , sans qu' il les écoutât , envahi lui-même de réflexions obscures , à peine formulées , au fond de son épaisse et lente cervelle .
171: * Maurice était pour la guerre , la croyait inévitable , nécessaire à l' existence même des nations .
172: Cela s' imposait à lui , depuis qu' il se donnait aux idées évolutives , à toute cette théorie de l' évolution qui passionnait dès lors la jeunesse lettrée .
173: Est -ce que la vie n' est pas une guerre de chaque seconde ?
174: Est -ce que la condition même de la nature n' est pas le combat continu , la victoire du plus digne , la force entretenue et renouvelée par l' action , la vie renaissant toujours jeune de la mort ?
175: Et il se rappelait le grand élan qui l' avait soulevé , lorsque , pour racheter ses fautes , cette pensée d' être soldat , d' aller se battre à la frontière , lui était venue .
176: Peut-être la * France du plébiscite , tout en se livrant à l' empereur , ne voulait -elle pas la guerre .
177: Lui-même , huit jours auparavant , la déclarait coupable et imbécile .
178: On discutait sur cette candidature d' un prince allemand au trône d' * Espagne ;
179: dans la confusion qui , peu à peu , s' était faite , tout le monde semblait avoir tort ;
180: si bien qu' on ne savait plus de quel côté partait la provocation , et que , seul , debout , l' inévitable demeurait , la loi fatale qui , à l' heure marquée , jette un peuple sur un autre .
181: Mais un grand frisson avait traversé * Paris , il revoyait la soirée ardente , les boulevards charriant la foule , les bandes qui secouaient des torches , en criant :
182: à * Berlin !
183: à * Berlin !
184: Devant l' hôtel de ville , il entendait encore , montée sur le siège d' un cocher , une grande belle femme , au profil de reine , dans les plis d' un drapeau et chantant la marseillaise .
185: était -ce donc menteur , le coeur de * Paris n' avait -il pas battu ?
186: Et puis , comme toujours chez lui , après cette exaltation nerveuse , des heures de doute affreux et de dégoût avaient suivi :
187: son arrivée à la caserne , l' adjudant qui l' avait reçu , le sergent qui l' avait fait habiller , la chambrée empestée et d' une crasse repoussante , la camaraderie grossière avec ses nouveaux compagnons , l' exercice mécanique qui lui cassait les membres et lui appesantissait le cerveau .
188: En moins d' une semaine pourtant , il s' était habitué , sans répugnance désormais .
189: Et l' enthousiasme l' avait repris , lorsque le régiment était enfin parti pour
190: * Belfort .
191: Dès les premiers jours ,
192: * Maurice avait eu l' absolue certitude de la victoire .
193: Pour lui , le plan de l' empereur était clair :
194: jeter quatre cent mille hommes sur le * Rhin , franchir le fleuve avant que les prussiens fussent prêts , séparer l' * Allemagne du nord de l' * Allemagne du sud par une pointe vigoureuse ;
195: et , grâce à quelque succès éclatant , forcer tout de suite l' * Autriche et l' * Italie à se mettre avec la * France .
196: Le bruit n' avait -il pas couru , un instant , que ce 7e corps , dont son régiment faisait partie , devait prendre la mer à * Brest , pour être débarqué en * Danemark et opérer une diversion qui obligerait la * Prusse à immobiliser une de ses armées ?
197: Elle allait être surprise , accablée de toutes parts , écrasée en quelques semaines .
198: Une simple promenade militaire , de * Strasbourg à * Berlin .
199: Mais , depuis son attente à
200: * Belfort , des inquiétudes le tourmentaient .
201: Le
202: 7e corps , chargé de surveiller la trouée de la
203: * Forêt- * Noire , y était arrivé dans une confusion inexprimable , incomplet , manquant de tout .
204: On attendait d' * Italie la troisième division ;
205: la deuxième brigade de cavalerie restait à * Lyon , par crainte d' un mouvement populaire ;
206: et trois batteries s' étaient égarées , on ne savait où .
207: Puis , c' était un dénuement extraordinaire , les magasins de * Belfort qui devaient tout fournir , étaient vides :
208: ni tentes , ni marmites , ni ceintures de flanelle , ni cantines médicales , ni forges , ni entraves à chevaux .
209: Pas un infirmier et pas un ouvrier d' administration .
210: Au dernier moment , on venait de s' apercevoir que trente mille pièces de rechange manquaient , indispensables au service des fusils ;
211: et il avait fallu envoyer à * Paris un officier , qui en avait rapporté cinq mille , arrachées avec peine .
212: D' autre part , ce qui l' angoissait , c' était l' inaction .
213: Depuis deux semaines qu' on se trouvait là , pourquoi ne marchait -on pas en avant ?
214: Il sentait bien que chaque jour de retard était une irréparable faute , une chance perdue de victoire .
215: Et , devant le plan rêvé , se dressait la réalité de l' exécution , ce qu' il devait savoir plus tard , dont il n' avait alors que l' anxieuse et obscure conscience :
216: les sept corps d' armée échelonnés , disséminés le long de la frontière , de * Metz à * Bitche et de * Bitche à * Belfort ;
217: les effectifs partout incomplets , les quatre cent trente mille hommes se réduisant à deux cent trente mille au plus ;
218: les généraux se jalousant , bien décidés chacun à gagner son bâton de maréchal , sans porter aide au voisin ;
219: la plus effroyable imprévoyance , la mobilisation et la concentration faites d' un seul coup pour gagner du temps , aboutissant à un gâchis inextricable ;
220: la paralysie lente enfin , partie de haut , de l' empereur malade , incapable d' une résolution prompte , et qui allait envahir l' armée entière , la désorganiser , l' annihiler , la jeter aux pires désastres , sans qu' elle pût se défendre .
221: Et , cependant , au-dessus du sourd malaise de l' attente , dans le frisson instinctif de ce qui allait venir , la certitude de victoire demeurait .
222: Brusquement , le 3 août , avait éclaté la nouvelle de la victoire de * Sarrebruck , remportée la veille .
223: Grande victoire , on ne savait .
224: Mais les journaux débordaient d' enthousiasme , c' était l' * Allemagne envahie , le premier pas dans la marche glorieuse ;
225: et le prince impérial , qui avait ramassé froidement une balle sur le champ de bataille , commençait sa légende .
226: Puis , deux jours plus tard , lorsqu' on avait su la surprise et l' écrasement de * Wissembourg , un cri de rage s' était échappé des poitrines .
227: Cinq mille hommes pris dans un guet-apens , qui avaient résisté pendant dix heures à trente-cinq mille prussiens , ce lâche massacre criait simplement vengeance !
228: Sans doute , les chefs étaient coupables de s' être mal gardés et de n' avoir rien prévu .
229: Mais tout cela allait être réparé ,
230: * Mac- * Mahon avait appelé la première division du
231: 7e corps , le 1er corps serait soutenu par le 5e , les prussiens devaient , à cette heure , avoir repassé le * Rhin , avec les baïonnettes de nos fantassins dans le dos .
232: Et la pensée qu' on s' était furieusement battu ce jour -là , l' attente de plus en plus enfiévrée des nouvelles , toute l' anxiété épandue s' élargissait à chaque minute sous le vaste ciel pâlissant .
233: C' était ce que * Maurice répétait à * Weiss .
234: - ah !
235: On leur a sûrement aujourd'hui allongé une fameuse raclée !
236: Sans répondre ,
237: * Weiss hocha la tête d' un air soucieux .
238: Lui aussi regardait du côté du * Rhin , vers cet orient où la nuit s' était déjà complètement faite , un mur noir , assombri de mystère .
239: Depuis les dernières sonneries de l' appel , un grand silence tombait sur le camp engourdi , troublé à peine par les pas et les voix de quelques soldats attardés .
240: Une lumière venait de s' allumer , une étoile clignotante , dans la salle de la ferme où l' état-major veillait , attendant les dépêches qui arrivaient d' heure en heure , obscures encore .
241: Et le feu de bois vert , enfin abandonné , fumait toujours d' une grosse fumée triste , qu' un léger vent poussait au-dessus de cette ferme inquiète , salissant au ciel les premières étoiles .
242: - une raclée , finit par répéter * Weiss , dieu vous entende !
243: * Jean , toujours assis à quelques pas , dressa l' oreille ;
244: tandis que le lieutenant * Rochas , ayant surpris ce voeu tremblant de doute , s' arrêta net pour écouter .
245: - comment !
246: Reprit * Maurice , vous n' avez pas une entière confiance , vous croyez une défaite possible !
247: D' un geste , son beau-frère l' arrêta , les mains frémissantes , sa bonne face tout d' un coup bouleversée et pâlie .
248: - une défaite , le ciel nous en garde ! ...
249: vous savez , je suis de ce pays , mon grand-père et ma grand'mère ont été assassinés par les cosaques , en
250: 1814 ;
251: et , quand je songe à l' invasion , mes poings se serrent , je ferais le coup de feu , avec ma redingote , comme un troupier ! ...
252: une défaite , non , non !
253: Je ne veux pas la croire possible !
254: Il se calma , il eut un abandon d' épaules , plein d' accablement .
255: - seulement , que voulez -vous !
256: Je ne suis pas tranquille ...
257: je la connais bien , mon * Alsace ;
258: je viens de la traverser encore , pour mes affaires ;
259: et nous avons vu , nous autres , ce qui crevait les yeux des généraux , et ce qu' ils ont refusé de voir ...
260: ah !
261: La guerre avec la * Prusse , nous la désirions , il y avait longtemps que nous attendions paisiblement de régler cette vieille querelle .
262: Mais ça n' empêchait pas nos relations de bon voisinage avec
263: * Bade et avec la * Bavière , nous avons tous des parents ou des amis , de l' autre côté du * Rhin .
264: Nous pensions qu' ils rêvaient comme nous d' abattre l' orgueil insupportable des prussiens ...
265: et nous , si calmes , si résolus , voilà plus de quinze jours que l' impatience et l' inquiétude nous prennent , à voir comment tout va de mal en pis .
266: Dès la déclaration de guerre , on a laissé les cavaliers ennemis terrifier les villages , reconnaître le terrain , couper les fils télégraphiques .
267: * Bade et la
268: * Bavière se lèvent , d' énormes mouvements de troupes ont lieu dans le * Palatinat , les renseignements venus de partout , des marchés , des foires , nous prouvent que la frontière est menacée ;
269: et , quand les habitants , les maires des communes , effrayés enfin , accourent dire cela aux officiers qui passent , ceux -ci haussent les épaules :
270: des hallucinations de poltrons , l' ennemi est loin ...
271: quoi ?
272: Lorsqu' il n' aurait pas fallu perdre une heure , les jours et les jours se passent !
273: Que peut -on attendre ?
274: Que l' * Allemagne tout entière nous tombe sur les reins !
275: Il parlait d' une voix basse et désolée , comme s' il se fût répété ces choses à lui-même , après les avoir pensées longtemps .
276: - ah !
277: L' * Allemagne , je la connais bien aussi ;
278: et le terrible , c' est que vous autres , vous paraissez l' ignorer autant que la * Chine ...
279: vous vous souvenez ,
280: * Maurice , de mon cousin * Gunther , ce garçon qui est venu , le printemps dernier , me serrer la main à * Sedan .
281: Il est mon cousin par les femmes :
282: sa mère , une soeur de la mienne , s' est mariée à * Berlin ;
283: et il est bien de là-bas , il a la haine de la * France .
284: Il sert aujourd'hui comme capitaine dans la garde prussienne ...
285: le soir où je l' ai reconduit à la gare , je l' entends encore me dire de sa voix coupante : " si la * France nous déclare la guerre , elle sera battue . "
286: du coup , le lieutenant * Rochas , qui s' était contenu jusque -là , s' avança , furieux .
287: âgé de près de cinquante ans , c' était un grand diable maigre , avec une figure longue et creusée , tannée , enfumée .
288: Le nez énorme , busqué , tombait dans une large bouche violente et bonne , où se hérissaient de rudes moustaches grisonnantes .
289: Et il s' emportait , la voix tonnante .
290: - ah çà !
291: Qu' est -ce que vous foutez là , vous , à décourager nos hommes !
292: * Jean , sans se mêler de la querelle , trouva au fond qu' il avait raison .
293: Lui non plus , tout en commençant à s' étonner des longs retards et du désordre où l' on était , n' avait jamais douté de la raclée formidable que l' on allait allonger aux prussiens .
294: C' était sûr , puisqu' on n' était venu que pour ça .
295: - mais , lieutenant , répondit * Weiss interloqué , je ne veux décourager personne ...
296: au contraire , je voudrais que tout le monde sût ce que je sais , parce que le mieux est de savoir pour prévoir et pouvoir ...
297: et , tenez !
298: Cette * Allemagne ...
299: il continua , de son air raisonnable , il expliqua ses craintes :
300: la * Prusse grandie après * Sadowa , le mouvement national qui la plaçait à la tête des autres états allemands , tout ce vaste empire en formation , rajeuni , ayant l' enthousiasme et l' irrésistible élan de son unité à conquérir ;
301: le système du service militaire obligatoire , qui mettait debout la nation en armes , instruite , disciplinée , pourvue d' un matériel puissant , rompue à la grande guerre , encore glorieuse de son triomphe foudroyant sur l' * Autriche ;
302: l' intelligence , la force morale de cette armée , commandée par des chefs presque tous jeunes , obéissant à un généralissime qui semblait devoir renouveler l' art de se battre , d' une prudence et d' une prévoyance parfaites , d' une netteté de vue merveilleuse .
303: Et , en face de cette * Allemagne , il osa ensuite montrer la * France :
304: l' empire vieilli , acclamé encore au plébiscite , mais pourri à la base , ayant affaibli l' idée de patrie en détruisant la liberté , redevenu libéral trop tard et pour sa ruine , prêt à crouler dès qu' il ne satisferait plus les appétits de jouissances déchaînés par lui ;
305: l' armée , certes , d' une admirable bravoure de race , toute chargée des lauriers de * Crimée et d' * Italie , seulement gâtée par le remplacement à prix d' argent , laissée dans sa routine de l' école d' * Afrique , trop certaine de la victoire pour tenter le grand effort de la science nouvelle ;
306: les généraux enfin , médiocres pour la plupart , dévorés de rivalités , quelques-uns d' une ignorance stupéfiante , et l' empereur à leur tête , souffrant et hésitant , trompé et se trompant , dans l' effroyable aventure qui commençait , où tous se jetaient en aveugles , sans préparation sérieuse , au milieu d' un effarement , d' une débandade de troupeau mené à l' abattoir .
307: * Rochas , béant , les yeux arrondis , écoutait .
308: Son terrible nez s' était froncé .
309: Puis , tout d' un coup , il prit le parti de rire , d' un rire énorme qui lui fendait les mâchoires .
310: - qu' est -ce que vous nous chantez là , vous !
311: Qu' est -ce que ça veut dire , toutes ces bêtises ! ...
312: mais ça n' a pas de sens , c' est trop bête pour qu' on se casse la tête à comprendre ...
313: allez conter ça à des recrues , mais pas à moi , non !
314: Pas à moi qui ai vingt-sept ans de service !
315: Et il se tapait la poitrine du poing .
316: Fils d' un ouvrier maçon , venu du * Limousin , né à * Paris et répugnant à l' état de son père , il s' était engagé dès l' âge de dix-huit ans .
317: Soldat de fortune , il avait porté le sac , caporal en * Afrique , sergent à
318: * Sébastopol , lieutenant après * Solférino , ayant mis quinze années de dure existence et d' héroïque bravoure pour conquérir ce grade , d' un manque tel d' instruction , qu' il ne devait jamais passer capitaine .
319: - mais , monsieur , vous qui savez tout , vous ne savez pas ça ...
320: oui , à * Mazagran , j' avais dix-neuf ans à peine , et nous étions cent vingt-trois hommes , pas un de plus , et nous avons tenu quatre jours contre douze mille arabes ...
321: ah !
322: Oui , pendant des années et des années , là-bas , en * Afrique , à * Mascara , à
323: * Biskra , à * Dellys , plus tard dans la grande
324: * Kabylie , plus tard à * Laghouat , si vous aviez été avec nous , monsieur , vous auriez vu tous ces sales moricauds filer comme des lièvres , dès que nous paraissions ...
325: et à * Sébastopol , monsieur , fichtre !
326: On ne peut pas dire que ç'a été commode .
327: Des tempêtes à vous déraciner les cheveux , un froid de loup , toujours des alertes , puis ces sauvages qui , à la fin , ont tout fait sauter !
328: N' empêche pas que nous les avons fait sauter eux-mêmes , oh !
329: En musique et dans la grande poêle à frire ! ...
330: et à
331: * Solférino , vous n' y étiez pas , monsieur , alors pourquoi en parlez -vous ?
332: Oui , à * Solférino , où il a fait si chaud , bien qu' il ait tombé ce jour -là plus d' eau que vous n' en avez peut-être jamais vu dans votre vie !
333: à * Solférino , la grande brossée aux autrichiens , il fallait les voir , devant nos baïonnettes , galoper , se culbuter , pour courir plus vite , comme s' ils avaient eu le feu au derrière !
334: Il éclatait d' aise , toute la vieille gaieté militaire française sonnait dans son rire de triomphe .
335: C' était la légende , le troupier français parcourant le monde , entre sa belle et une bouteille de bon vin , la conquête de la terre faite en chantant des refrains de goguette .
336: Un caporal et quatre hommes , et des armées immenses mordaient la poussière .
337: Brusquement , sa voix gronda .
338: - battue , la * France battue ! ...
339: ces cochons de prussiens nous battre , nous autres !
340: Il s' approcha , saisit violemment * Weiss par un revers de sa redingote .
341: Tout son grand corps maigre de chevalier errant exprimait l' absolu mépris de l' ennemi , quel qu' il fût , dans une insouciance complète du temps et des lieux .
342: - écoutez bien , monsieur ...
343: si les prussiens osent venir , nous les reconduirons chez eux à coups de pied dans le cul ...
344: vous entendez , à coups de pied dans le cul , jusqu'à * Berlin !
345: Et il eut un geste superbe , la sérénité d' un enfant , la conviction candide de l' innocent qui ne sait rien et ne craint rien .
346: - parbleu !
347: C' est comme ça , parce que c' est comme ça !
348: * Weiss , étourdi , convaincu presque , se hâta de déclarer qu' il ne demandait pas mieux .
349: Quant à
350: * Maurice , qui se taisait , n' osant intervenir devant son supérieur , il finit par éclater de rire avec lui :
351: ce diable d' homme , que d' ailleurs il jugeait stupide , lui faisait chaud au coeur .
352: De même ,
353: * Jean , d' un hochement de tête , avait approuvé chaque parole du lieutenant .
354: Lui aussi était à
355: * Solférino , où il avait tant plu .
356: Et voilà qui était parler !
357: Si tous les chefs avaient parlé comme ça , on ne se serait pas mal fichu qu' il manquât des marmites et des ceintures de flanelle !
358: La nuit était complètement venue depuis longtemps , et * Rochas continuait d' agiter ses grands membres dans les ténèbres .
359: Il n' avait jamais épelé qu' un volume des victoires de * Napoléon , tombé au fond de son sac de la boîte d' un colporteur .
360: Et il ne pouvait se calmer , et toute sa science sortit en un cri impétueux .
361: - l' * Autriche rossée à * Castiglione , à * Marengo , à * Austerlitz , à * Wagram !
362: La * Prusse rossée à
363: * Eylau , à * Iéna , à * Lutzen !
364: La * Russie rossée à
365: * Friedland , à * Smolensk , à la * Moskowa !
366: L' * Espagne , l' * Angleterre rossées partout !
367: La terre entière rossée , rossée de haut en bas , de long en large ! ..
368: et , aujourd'hui , c' est nous qui serions rossés !
369: Pourquoi ?
370: Comment ?
371: On aurait donc changé le monde ?
372: Il se grandit encore , levant son bras comme la hampe d' un drapeau !
373: -tenez !
374: On s' est battu là-bas aujourd'hui , on attend les nouvelles .
375: Eh bien !
376: Les nouvelles , je vais vous les donner , moi ! ...
377: on a rossé les prussiens , rossé à ne leur laisser ni ailes ni pattes , rossé à en balayer les miettes !
378: Sous le ciel sombre , à ce moment , un grand cri douloureux passa .
379: était -ce la plainte d' un oiseau de nuit ?
380: était -ce une voix du mystère , venue de loin , chargée de larmes ?
381: Tout le camp , noyé de ténèbres , en frissonna , et l' anxiété épandue dans l' attente des dépêches si lentes à venir , s' en trouva enfiévrée , élargie encore .
382: Au loin , dans la ferme , éclairant la veillée inquiète de l' état-major , la chandelle brûlait plus haute , d' une flamme droite et immobile de cierge .
383: Mais il était dix heures ,
384: * Gaude surgit du sol noir , où il avait disparu , et le premier sonna le couvre-feu .
385: Les autres clairons répondirent , s' éteignirent de proche en proche , dans une fanfare mourante , déjà comme engourdie de sommeil .
386: Et
387: * Weiss , qui s' était oublié là si tard , serra tendrement * Maurice entre ses bras :
388: bon espoir et bon courage !
389: Il embrasserait * Henriette pour son frère , il irait dire bien des choses à l' oncle
390: * Fouchard .
391: Alors , comme il partait enfin , une rumeur courut , toute une agitation fébrile .
392: C' était une grande victoire que le maréchal * De
393: * Mac- * Mahon venait de remporter :
394: le prince royal de * Prusse fait prisonnier avec vingt-cinq mille hommes , l' armée ennemie refoulée , détruite , laissant entre nos mains ses canons et ses bagages .
395: - parbleu !
396: Cria simplement * Rochas , de sa voix de tonnerre .
397: Puis , poursuivant * Weiss , tout heureux , qui se hâtait de rentrer à * Mulhouse :
398: - à coups de pied dans le cul , monsieur , à coups de pied dans le cul , jusqu'à * Berlin !
399: Un quart d' heure plus tard , une autre dépêche disait que l' armée avait dû abandonner * Woerth et battait en retraite .
400: Ah !
401: Quelle nuit ! * Rochas , foudroyé de sommeil , venait de s' envelopper dans son manteau et dormait sur la terre , insoucieux d' un abri , comme cela lui arrivait souvent .
402: * Maurice et * Jean s' étaient glissés sous la tente , où déjà * Loubet ,
403: * Chouteau , * Pache et * Lapoulle se tassaient , la tête sur leur sac .
404: On tenait six , à condition de replier les jambes .
405: * Loubet avait d' abord égayé leur faim à tous , en faisant croire à * Lapoulle qu' il y aurait du poulet , le lendemain matin , à la distribution ;
406: mais ils étaient trop las , ils ronflaient , les prussiens pouvaient venir .
407: Un instant ,
408: * Jean resta sans bouger , serré contre
409: * Maurice ;
410: malgré sa grande fatigue , il tardait à s' endormir , tout ce qu' avait dit ce monsieur lui tournait dans la tête , l' * Allemagne en armes , innombrable , dévorante ;
411: et il sentait bien que son compagnon non plus ne dormait pas , pensait aux mêmes choses .
412: Puis , celui -ci eut une impatience , un mouvement de recul , et l' autre comprit qu' il le gênait .
413: Entre le paysan et le lettré , l' inimitié d' instinct , la répugnance de classe et d' éducation étaient comme un malaise physique .
414: Le premier pourtant en éprouvait une honte , une tristesse au fond , se faisant petit , tâchant d' échapper à ce mépris hostile qu' il devinait là .
415: Si la nuit dehors devenait fraîche , on étouffait tellement sous la tente , parmi l' entassement des corps , que
416: * Maurice , exaspéré de fièvre , sortit d' un saut brusque , alla s' étendre à quelques pas .
417: * Jean , malheureux , roula dans un cauchemar , un demi-sommeil pénible , où se mêlaient le regret de ne pas être aimé et l' appréhension d' un immense malheur , dont il croyait entendre le galop , là-bas , au fond de l' inconnu .
418: Des heures durent se passer , tout le camp noir , immobile , semblait s' anéantir sous l' oppression de la vaste nuit mauvaise , où pesait ce quelque chose d' effroyable , sans nom encore .
419: Des sursauts venaient d' un lac d' ombre , un râle subit sortait d' une tente invisible .
420: Ensuite , c' étaient des bruits qu' on ne reconnaissait pas , l' ébrouement d' un cheval , le choc d' un sabre , la fuite d' un rôdeur attardé , toutes les ordinaires rumeurs qui prenaient des retentissements de menace .
421: Mais , tout à coup , près des cantines , une grande lueur éclata .
422: Le front de bandière en était vivement éclairé , on aperçut les faisceaux alignés , les canons des fusils réguliers et clairs , où filaient des reflets rouges , pareils à des coulures fraîches de sang ;
423: et les sentinelles , sombres et droites , apparurent dans ce brusque incendie .
424: était -ce donc l' ennemi , que les chefs annonçaient depuis deux jours , et que l' on était venu chercher de * Belfort à * Mulhouse ?
425: Puis , au milieu d' un grand pétillement d' étincelles , la flamme s' éteignit .
426: Ce n' était que le tas de bois vert , si longtemps tracassé par * Lapoulle , qui , après avoir couvé pendant des heures , venait de flamber comme un feu de paille .
427: * Jean , effrayé par cette clarté vive , sortit à son tour précipitamment de la tente ;
428: et il faillit buter dans * Maurice , soulevé sur un coude , regardant .
429: Déjà , la nuit était retombée plus opaque , les deux hommes restèrent allongés sur la terre nue , à quelques pas l' un de l' autre .
430: Il n' y avait plus , en face d' eux , au fond des ténèbres épaisses , que la fenêtre toujours éclairée de la ferme , cette chandelle perdue qui semblait veiller un mort .
431: Quelle heure pouvait -il être ?
432: Deux heures , trois heures peut-être .
433: Là-bas , l' état-major ne s' était décidément pas couché .
434: On entendait la voix braillarde du général * Bourgain- * Desfeuilles , enragé de cette nuit de veille , pendant laquelle il n' avait pu se soutenir qu' à l' aide de grogs et de cigares .
435: De nouveaux télégrammes arrivaient , les choses devaient se gâter , des ombres d' estafettes galopaient , affolées et indistinctes .
436: Il y eut des piétinements , des jurons , comme un cri étouffé de mort , suivi d' un effrayant silence .
437: Quoi donc ?
438: était -ce la fin ?
439: Un souffle glacé avait couru sur le camp , anéanti de sommeil et d' angoisse .
440: Et ce fut alors que * Jean et * Maurice reconnurent le colonel * De * Vineuil , dans une ombre maigre et haute , qui passait rapidement .
441: Il devait être avec le major
442: * Bouroche , un gros homme à tête de lion .
443: Tous les deux échangeaient des paroles sans suite , de ces paroles incomplètes , chuchotées , comme on en entend dans les mauvais rêves .
444: - elle vient de * Bâle ...
445: notre première division détruite ...
446: douze heures de combat , toute l' armée en retraite ...
447: l' ombre du colonel s' arrêta , appela une autre ombre qui se hâtait , légère , fine et correcte .
448: - c' est vous ,
449: * Beaudouin ?
450: -oui , mon colonel .
451: - ah !
452: Mon ami ,
453: * Mac- * Mahon battu à * Froeschwiller ,
454: * Frossard battu à * Spickeren ,
455: * De * Failly immobilisé , inutile entre les deux ...
456: à * Froeschwiller , un seul corps contre toute une armée , des prodiges .
457: Et tout emporté , la déroute , la panique , la * France ouverte ...
458: des larmes l' étranglaient , des paroles encore se perdirent , les trois ombres disparurent , noyées , fondues .
459: Dans un frémissement de tout son être ,
460: * Maurice s' était mis debout .
461: - mon dieu !
462: Bégaya -t-il .
463: Et il ne trouvait rien autre chose , tandis que * Jean , le coeur glacé , murmurait :
464: - ah !
465: Fichu sort ! ...
466: ce monsieur , votre parent , avait tout de même raison de dire qu' ils sont plus forts que nous .
467: Hors de lui ,
468: * Maurice l' aurait étranglé .
469: Les prussiens plus forts que les français !
470: C' était de cela que saignait son orgueil .
471: Déjà , le paysan ajoutait , calme et têtu :
472: - ça ne fait rien , voyez -vous .
473: Ce n' est pas parce qu' on reçoit une tape , qu' on doit se rendre ...
474: faudra cogner tout de même .
475: Mais , devant eux , une longue figure s' était dressée .
476: Ils reconnurent * Rochas , drapé encore de son manteau , et que les bruits errants , le souffle de la défaite peut-être venait de tirer de son dur sommeil .
477: Il questionna , voulut savoir .
478: Quand il eut compris , à grand'peine , une immense stupeur se peignit dans ses yeux vides d' enfant .
479: à plus de dix reprises , il répéta :
480: - battus !
481: Comment battus ?
482: Pourquoi battus ?
483: Maintenant , à l' orient , le jour blanchissait , un jour louche d' une infinie tristesse , sur les tentes endormies , dans l' une desquelles on commençait à distinguer les faces terreuses de * Loubet et de * Lapoulle , de * Chouteau et de * Pache , qui ronflaient toujours , la bouche ouverte .
484: Une aube de deuil se levait , parmi les brumes couleur de suie qui étaient montées , là-bas , du fleuve lointain .
485: chapitre II :
486: vers huit heures , le soleil dissipa les nuées lourdes , et un ardent et pur dimanche d' août resplendit sur * Mulhouse , au milieu de la vaste plaine fertile .
487: Du camp , maintenant éveillé , bourdonnant de vie , on entendait les cloches de toutes les paroisses carillonner à la volée , dans l' air limpide .
488: Ce beau dimanche d' effroyable désastre avait sa gaieté , son ciel éclatant des jours de fête .
489: * Gaude , brusquement , sonna à la distribution , et * Loubet s' étonna .
490: Quoi ?
491: Qu' y avait -il ?
492: était -ce le poulet qu' il avait promis la veille à * Lapoulle ?
493: Né dans les halles , rue de la * Cossonnerie , fils de hasard d' une marchande au petit tas , engagé " pour des sous " , comme il disait , après avoir fait tous les métiers , il était le fricoteur , le nez tourné continuellement à la friandise .
494: Et il alla voir , pendant que * Chouteau , l' artiste , le peintre en bâtiments de * Montmartre , bel homme et révolutionnaire , furieux d' avoir été rappelé après son temps fini , blaguait férocement * Pache , qu' il venait de surprendre en train de faire sa prière , à genoux derrière la tente .
495: En voilà un calotin !
496: Est -ce qu' il ne pouvait pas lui demander cent mille livres de rente , à son bon dieu ?
497: Mais
498: * Pache , arrivé d' un village perdu de la * Picardie , chétif et la tête en pointe , se laissait plaisanter , avec la douceur muette des martyrs .
499: Il était le souffre-douleur de l' escouade , en compagnie de * Lapoulle , le colosse , la brute poussée dans les marais de la * Sologne , si ignorant de tout , que , le jour de son arrivée au régiment , il avait demandé à voir le roi .
500: Et , bien que la nouvelle désastreuse de * Froeschwiller circulât depuis le lever , les quatre hommes riaient , faisaient avec leur indifférence de machine les besognes accoutumées .
501: Mais il y eut un grognement de surprise goguenarde .
502: C' était * Jean , le caporal , qui , accompagné de * Maurice , revenait de la distribution , avec du bois à brûler .
503: Enfin , on distribuait le bois , que les troupes avaient vainement attendu la veille , pour cuire la soupe .
504: Douze heures de retard seulement .
505: - bravo , l' intendance !
506: Cria * Chouteau .
507: - n' importe , ça y est !
508: Dit * Loubet .
509: Ah !
510: Ce que je vais vous faire un chouette pot-au-feu !
511: D' habitude , il se chargeait volontiers de la popote ;
512: et on l' en remerciait , car il cuisinait à ravir .
513: Mais il accablait alors * Lapoulle de corvées extraordinaires .
514: - va chercher le champagne , va chercher les truffes ...
515: puis , ce matin -là , une idée baroque de gamin de * Paris se moquant d' un innocent , lui traversa la cervelle .
516: - plus vite que ça !
517: Donne -moi le poulet .
518: - où donc , le poulet ?
519: -mais là , par terre ...
520: le poulet que je t' ai promis , le poulet que le caporal vient d' apporter !
521: Il lui désignait un gros caillou blanc , à leurs pieds .
522: * Lapoulle , interloqué , finit par le prendre et par le retourner entre ses doigts .
523: - tonnerre de dieu !
524: Veux -tu laver le poulet ! ...
525: encore !
526: Lave -lui les pattes , lave -lui le cou ! ...
527: à grande eau , feignant !
528: Et , pour rien , pour la rigolade , parce que l' idée de la soupe le rendait gai et farceur , il flanqua la pierre avec la viande dans la marmite pleine d' eau .
529: - c' est ça qui va donner du goût au bouillon !
530: Ah !
531: Tu ne savais pas ça , tu ne sais donc rien , sacrée andouille ! ...
532: tu auras le croupion , tu verras si c' est tendre !
533: L' escouade se tordait de la tête de * Lapoulle , maintenant convaincu , se pourléchant .
534: Cet animal de * Loubet , pas moyen de s' ennuyer avec lui !
535: Et , lorsque le feu crépita au soleil , lorsque la marmite se mit à chanter , tous , en dévotion , rangés autour , s' épanouirent , regardant danser la viande , humant la bonne odeur qui commençait à se répandre .
536: Ils avaient une faim de chien depuis la veille , l' idée de manger emportait tout .
537: On était rossé , mais ça n' empêchait pas qu' il fallait s' emplir .
538: D' un bout à l' autre du camp , les feux des cuisines flambaient , les marmites bouillaient , et c' était une joie vorace et chantante , au milieu des claires volées de cloches qui continuaient à venir de toutes les paroisses de * Mulhouse .
539: Mais , comme il allait être neuf heures , une agitation se propagea , des officiers coururent , et le lieutenant * Rochas , à qui le capitaine * Beaudoin avait donné un ordre , passa devant les tentes de sa section .
540: - allons , pliez tout , emballez tout , on part !
541: -mais la soupe ?
542: -un autre jour , la soupe !
543: On part tout de suite !
544: Le clairon de * Gaude sonnait , impérieux .
545: Ce fut une consternation , une colère sourde .
546: Eh quoi !
547: Partir sans manger , ne pas attendre une heure que la soupe fût possible !
548: L' escouade voulut quand même boire le bouillon ;
549: mais ce n' était encore que de l' eau chaude ;
550: et la viande , pas cuite , résistait , pareille à du cuir sous les dents .
551: * Chouteau grogna des paroles rageuses .
552: * Jean dut intervenir , afin de hâter les préparatifs de ses hommes .
553: Qu' y avait -il donc de si pressé , à filer ainsi , à bousculer les gens , sans leur laisser le temps de reprendre des forces ?
554: Et , comme , devant * Maurice , on disait qu' on marchait à la rencontre des prussiens , pour la revanche , il haussa les épaules , incrédule .
555: En moins d' un quart d' heure , le camp fut levé , les tentes pliées , rattachées sur les sacs , les faisceaux défaits , et il ne resta , sur la terre nue , que les feux des cuisines qui achevaient de s' éteindre .
556: C' étaient de graves raisons qui venaient de décider le général * Douay à une retraite immédiate .
557: La dépêche du sous-préfet de * Schelestadt , vieille déjà de trois jours , se trouvait confirmée :
558: on télégraphiait qu' on avait vu de nouveau les feux des prussiens qui menaçaient * Markolsheim ;
559: et , d' autre part , un télégramme annonçait qu' un corps d' armée ennemi passait le * Rhin à * Huningue .
560: Des détails arrivaient , abondants , précis :
561: la cavalerie et l' artillerie aperçues , les troupes en marche , se rendant de toutes parts à leur point de ralliement .
562: Si l' on s' attardait une heure , c' était sûrement la ligne de retraite sur * Belfort coupée .
563: Dans le contre-coup de la défaite , après
564: * Wissembourg et * Froeschwiller , le général , isolé , perdu à l' avant-garde , n' avait qu' à se replier en hâte ;
565: d' autant plus que les nouvelles , reçues le matin , aggravaient encore celles de la nuit .
566: En avant , était parti l' état-major , au grand trot , poussant de l' éperon les montures , dans la crainte d' être devancé et de trouver déjà les prussiens à
567: * Altkirch .
568: Le général * Bourgain- * Desfeuilles , qui prévoyait une étape dure , avait eu la précaution de traverser * Mulhouse , pour y déjeuner copieusement , en maugréant de la bousculade .
569: Et
570: * Mulhouse , sur le passage des officiers , était désolé ;
571: les habitants , à l' annonce de la retraite , sortaient dans les rues , se lamentaient du brusque départ de ces troupes , dont ils avaient si instamment imploré la venue :
572: on les abandonnait donc , les richesses incalculables entassées dans la gare allaient -elles être laissées à l' ennemi , leur ville elle-même devait -elle , avant le soir , n' être plus qu' une ville conquise ?
573: Puis , le long des routes , au travers des campagnes , les habitants des villages , des maisons isolées , s' étaient eux aussi plantés devant leur porte , étonnés , effarés .
574: Eh quoi !
575: Ces régiments qu' ils avaient vus passer la veille , marchant au combat , se repliaient , fuyaient sans avoir combattu !
576: Les chefs étaient sombres , hâtaient leurs chevaux , sans vouloir répondre aux questions , comme si le malheur eût galopé à leurs trousses .
577: C' était donc vrai que les prussiens venaient d' écraser l' armée , qu' ils coulaient de toutes parts en * France , comme la crue d' un fleuve débordé ?
578: Et déjà , dans l' air muet , les populations , gagnées par la panique montante , croyaient entendre le lointain roulement de l' invasion , grondant plus haut de minute en minute ;
579: et déjà , des charrettes s' emplissaient de meubles , des maisons se vidaient , des familles se sauvaient à la file par les chemins , où passait le galop d' épouvante .
580: Dans la confusion de la retraite , le long du canal du * Rhône au * Rhin , près du pont , le 106e dut s' arrêter , au premier kilomètre de l' étape .
581: Les ordres de marche , mal donnés et plus mal exécutés encore , venaient d' accumuler là toute la deuxième division ;
582: et le passage était si étroit , un passage de cinq mètres à peine , que le défilé s' éternisait .
583: Deux heures s' écoulèrent , le 106e attendait toujours , immobile , devant l' interminable flot qui passait devant lui .
584: Les hommes debout , sous le soleil ardent , le sac au dos , l' arme au pied , finissaient par se révolter d' impatience .
585: - paraît que nous sommes de l' arrière-garde , dit la voix blagueuse de * Loubet .
586: Mais * Chouteau s' emporta .
587: - c' est pour se foutre de nous qu' ils nous font cuire .
588: Nous étions là les premiers , nous aurions dû filer .
589: Et , comme , de l' autre côté du canal , par la vaste plaine fertile , par les chemins plats , entre les houblonnières et les blés mûrs , on se rendait bien compte maintenant du mouvement de retraite des troupes , qui refaisaient en sens inverse le chemin déjà fait la veille , des ricanements circulèrent , toute une moquerie furieuse .
590: - ah !
591: Nous nous cavalons !
592: Reprit * Chouteau !
593: Eh bien !
594: Elle est rigolo , leur marche à l' ennemi , dont ils nous bourrent les oreilles , depuis l' autre matin ...
595: non , vrai , c' est trop crâne !
596: On arrive , et puis on refout le camp , sans avoir seulement le temps d' avaler sa soupe !
597: L' enragement des rires augmenta , et * Maurice , qui était près de * Chouteau , lui donnait raison .
598: Puisqu' on restait là , comme des pieux , à attendre depuis deux heures , pourquoi ne les avait -on pas laissés faire tranquillement bouillir la soupe et la manger ?
599: La faim les reprenait , ils avaient une rancune noire de leur marmite renversée trop tôt , sans qu' ils pussent comprendre la nécessité de cette précipitation , qui leur paraissait imbécile et lâche .
600: De fameux lièvres , tout de même !
601: Mais le lieutenant * Rochas rudoya le sergent * Sapin , qu' il accusait de la mauvaise tenue de ses hommes .
602: Attiré par le bruit , le capitaine * Beaudoin s' était approché .
603: - silence dans les rangs !
604: * Jean , muet , en vieux soldat d' * Italie , rompu à la discipline , regardait * Maurice , que la blague mauvaise et emportée de * Chouteau semblait amuser ;
605: et il s' étonnait , comment un monsieur , un garçon qui avait reçu tant d' instruction , pouvait -il approuver des choses , peut-être vraies tout de même , mais qui n' étaient pas à dire ?
606: Si chaque soldat se mettait à blâmer les chefs et à donner son avis , on n' irait pas loin , pour sûr .
607: Enfin , après une heure encore d' attente , le 106e reçut l' ordre d' avancer .
608: Seulement , le pont était toujours si encombré par la queue de la division , que le plus fâcheux désordre se produisit .
609: Plusieurs régiments se mêlèrent , des compagnies filèrent quand même , emportées ;
610: tandis que d' autres , rejetées au bord de la route , durent marquer le pas .
611: Et , pour mettre le comble à la confusion , un escadron de cavalerie s' entêta à passer , refoulant dans les champs voisins les traînards que l' infanterie semait déjà .
612: Au bout de la première heure de marche , toute une débandade traînait le pied , s' allongeait , attardée comme à plaisir .
613: Ce fut ainsi que * Jean se trouva en arrière , égaré au fond d' un chemin creux , avec son escouade , qu' il n' avait pas voulu lâcher .
614: Le 106e avait disparu , plus un homme ni même un officier de la compagnie .
615: Il n' y avait là que des soldats isolés , un pêle-mêle d' inconnus , éreintés dès le commencement de l' étape , chacun marchant à son loisir , au hasard des sentiers .
616: Le soleil était accablant , il faisait très chaud ;
617: et le sac , alourdi par la tente et le matériel compliqué qui le gonflait , pesait terriblement aux épaules .
618: Beaucoup n' avaient point l' habitude de le porter , gênés déjà dans l' épaisse capote de campagne , pareille à une chape de plomb .
619: Brusquement , un petit soldat pâle , les yeux emplis d' eau , s' arrêta , jeta son sac dans un fossé , avec un grand soupir , le souffle fort de l' homme à l' agonie qui se reprend à l' existence .
620: - en voilà un qui est dans le vrai , murmura
621: * Chouteau .
622: Pourtant , il continuait de marcher , le dos arrondi sous le poids .
623: Mais , deux autres s' étant débarrassés à leur tour , il ne put tenir .
624: - ah !
625: Zut !
626: Cria -t-il .
627: Et , d' un coup d' épaule , il lança son sac contre un talus .
628: Merci !
629: Vingt-cinq kilos sur l' échine , il en avait assez !
630: On n' était pas des bêtes de somme , pour traîner ça .
631: Presque aussitôt ,
632: * Loubet l' imita et força
633: * Lapoulle à en faire autant .
634: * Pache , qui se signait devant les croix de pierre rencontrées , défit les bretelles , posa tout le paquet soigneusement au pied d' un petit mur , comme s' il devait revenir le chercher .
635: Et * Maurice seul restait chargé , lorsque * Jean , en se retournant , vit ses hommes les épaules libres .
636: - reprenez vos sacs , on m' empoignerait , moi !
637: Mais les hommes , sans se révolter encore , la face mauvaise et muette , allaient toujours , poussant le caporal devant eux , dans le chemin étroit .
638: - voulez -vous bien reprendre vos sacs , ou je ferai mon rapport !
639: Ce fut comme un coup de fouet en travers de la figure de * maurice .
640: Son rapport !
641: Cette brute de paysan allait faire son rapport , parce que des malheureux , les muscles broyés , se soulageaient !
642: Et , dans une fièvre d' aveugle colère , lui aussi fit sauter les bretelles , laissa tomber son sac au bord du chemin , en fixant sur * Jean des yeux de défi .
643: - c' est bon , dit de son air sage ce dernier , qui ne pouvait engager une lutte .
644: Nous réglerons ça ce soir .
645: * Maurice souffrait abominablement des pieds .
646: Ses gros et durs souliers , auxquels il n' était pas accoutumé , lui avaient mis la chair en sang .
647: Il était de santé assez faible , il gardait à la colonne vertébrale comme une plaie vive , la meurtrissure intolérable du sac , bien qu' il en fût débarrassé ;
648: et le poids de son fusil , qu' il ne savait de quel bras porter , suffisait à lui faire perdre le souffle .
649: Mais il était angoissé plus encore par son agonie morale , dans une de ces crises de désespérance auxquelles il était sujet .
650: Tout d' un coup , sans résistance possible , il assistait à la ruine de sa volonté , il tombait aux mauvais instincts , à un abandon de lui-même , dont il sanglotait de honte ensuite .
651: Ses fautes , à * Paris , n' avaient jamais été que les folies de " l' autre " , comme il disait , du garçon faible qu' il devenait aux heures lâches , capable des pires vilenies .
652: Et , depuis qu' il traînait les pieds , sous l' écrasant soleil , dans cette retraite qui ressemblait à une déroute , il n' était plus qu' une bête de ce troupeau attardé , débandé , semant les chemins .
653: C' était le choc en retour de la défaite , du tonnerre qui avait éclaté très loin , à des lieues , et dont l' écho perdu battait maintenant les talons de ces hommes , pris de panique , fuyant sans avoir vu un ennemi .
654: Qu' espérer à cette heure ?
655: Tout n' était -il pas fini ?
656: On était battu , il n' y avait plus qu' à se coucher et à dormir .
657: - ça ne fait rien , cria très haut * Loubet , avec son rire d' enfant des halles , ce n' est tout de même pas à
658: * Berlin que nous allons .
659: à * Berlin !
660: à * Berlin ! * Maurice entendit ce cri hurlé par la foule grouillante des boulevards , pendant la nuit de fol enthousiasme , qui l' avait décidé à s' engager .
661: Le vent venait de tourner , sous un coup de tempête ;
662: et il y avait une saute terrible , et tout le tempérament de la race était dans cette confiance exaltée , qui tombait brusquement , dès le premier revers , à la désespérance dont le galop l' emportait parmi ces soldats errants , vaincus et dispersés , avant d' avoir combattu .
663: - ah !
664: Ce qu' il me scie les pattes , le flingot !
665: Reprit * Loubet , en changeant une fois encore son fusil d' épaule .
666: En voilà un mirliton , pour se promener !
667: Et , faisant allusion à la somme qu' il avait touchée comme remplaçant :
668: - n' importe !
669: Quinze cents balles , pour ce métier -là , on est rudement volé ! ...
670: ce qu' il doit fumer de bonnes pipes , au coin de son feu , le richard à la place de qui je vas me faire casser la gueule !
671: ah !
672: Vrai , ce n' est pas de chance , de tomber dans une cochonnerie d' histoire pareille !
673: Il balançait son fusil , d' une main rageuse .
674: Puis , violemment , il le lança aussi de l' autre côté d' une haie .
675: - eh !
676: Va donc , sale outil !
677: Le fusil tourna deux fois sur lui-même , alla s' abattre dans un sillon et resta là , très long , immobile , pareil à un mort .
678: Déjà , d' autres volaient , le rejoignaient .
679: Le champ bientôt fut plein d' armes gisantes , d' une tristesse raidie d' abandon , sous le lourd soleil .
680: Ce fut une épidémique folie , la faim qui tordait les estomacs , les chaussures qui blessaient les pieds , cette marche dont on souffrait , cette défaite imprévue dont on entendait derrière soi la menace .
681: Plus rien à espérer de bon , les chefs qui lâchaient pied , l' intendance qui ne les nourrissait seulement pas , la colère , l' embêtement , l' envie d' en finir tout de suite , avant d' avoir commencé .
682: Alors , quoi ?
683: Le fusil pouvait aller rejoindre le sac .
684: Et , dans une rage imbécile , au milieu de ricanements de fous qui s' amusent , les fusils volaient , le long de la queue sans fin des traînards , épars au loin dans la campagne .
685: * Loubet , avant de se débarrasser du sien , lui fit exécuter un beau moulinet , comme à une canne de tambour-major .
686: * Lapoulle , en voyant tous les camarades jeter le leur , dut croire que cela rentrait dans la manoeuvre ;
687: et il imita le geste .
688: Mais * Pache , dans la confuse conscience du devoir , qu' il devait à son éducation religieuse , refusa d' en faire autant , couvert d' injures par
689: * Chouteau , qui le traitait d' enfant de curé .
690: - en voilà un cafard ! ...
691: parce que sa vieille paysanne de mère lui a fait avaler le bon * Dieu tous les dimanches ! ...
692: va donc servir la messe , c' est lâche de ne pas être avec les camarades !
693: Très sombre ,
694: * Maurice marchait en silence , la tête penchée sous le ciel de feu .
695: Il n' avançait plus que dans un cauchemar d' atroce lassitude , halluciné de fantômes , comme s' il allait à un gouffre , là-bas , devant lui ;
696: et c' était une dépression de toute sa culture d' homme instruit , un abaissement qui le tirait à la bassesse des misérables dont il était entouré .
697: - tenez !
698: Dit -il brusquement à * Chouteau , vous avez raison !
699: Et * Maurice avait déjà posé son fusil sur un tas de pierres , lorsque * Jean , qui tentait vainement de s' opposer à cet abandon abominable des armes , l' aperçut .
700: Il se précipita .
701: - reprenez votre fusil tout de suite , tout de suite , entendez -vous !
702: Un flot de terrible colère était monté soudain à la face de * Jean .
703: Lui , si calme d' habitude , toujours porté à la conciliation , avait des yeux de flamme , une voix tonnante d' autorité .
704: Ses hommes , qui ne l' avaient jamais vu comme ça , s' arrêtèrent , surpris .
705: - reprenez votre fusil tout de suite , ou vous aurez affaire à moi !
706: * Maurice , frémissant , ne laissa tomber qu' un mot , qu' il voulait rendre outrageux .
707: - paysan !
708: -oui , c' est bien ça , je suis un paysan , tandis que vous êtes un monsieur , vous ! ...
709: et c' est pour ça que vous êtes un cochon , oui !
710: Un sale cochon .
711: Je ne vous l' envoie pas dire .
712: Des huées s' élevaient , mais le caporal poursuivait avec une force extraordinaire :
713: - quand on a de l' instruction , on le fait voir ...
714: si nous sommes des paysans et des brutes , vous nous devriez l' exemple à tous , puisque vous en savez plus long que nous ...
715: reprenez votre fusil , nom de dieu !
716: Ou je vous fais fusiller en arrivant à l' étape .
717: Dompté ,
718: * Maurice avait ramassé le fusil .
719: Des larmes de rage lui voilaient les yeux .
720: Il continua sa marche en chancelant comme un homme ivre , au milieu des camarades qui , à présent , ricanaient de ce qu' il avait cédé .
721: Ah !
722: Ce * Jean !
723: Il le haïssait d' une inextinguible haine , frappé au coeur de cette leçon si dure , qu' il sentait juste .
724: Et ,
725: * Chouteau ayant grogné , à son côté , que des caporaux de cette espèce , on attendait un jour de bataille pour leur loger une balle dans la tête , il vit rouge , il se vit nettement cassant le crâne de * Jean , derrière un mur .
726: Mais il y eut une diversion .
727: * Loubet remarqua que
728: * Pache , pendant la querelle , avait , lui aussi , abandonné enfin son fusil , doucement , en le couchant au bas d' un talus .
729: Pourquoi ?
730: Il n' essaya point de l' expliquer , riant en dessous , de la façon gourmande et un peu honteuse d' un garçon sage à qui on reproche son premier péché .
731: Très gai , ragaillardi , il marcha les bras ballants .
732: Et , par les longues routes ensoleillées , entre les blés mûrs et les houblonnières qui se succédaient toujours pareils , la débandade continuait , les traînards n' étaient plus , sans sacs et sans fusils , qu' une foule égarée , piétinante , un pêle-mêle de vauriens et de mendiants , à l' approche desquels les portes des villages épouvantés se fermaient .
733: à ce moment , une rencontre acheva d' enrager
734: * Maurice .
735: Un sourd roulement arrivait de loin , c' était l' artillerie de réserve , partie la dernière , dont la tête , tout d' un coup , déboucha d' un coude de la route ;
736: et les traînards débandés n' eurent que le temps de se jeter dans les champs voisins .
737: Elle marchait en colonne , elle défilait d' un trot superbe , dans un bel ordre correct , tout un régiment de six batteries , le colonel en dehors et au centre , les officiers à leur place .
738: Les pièces passaient , sonores , à des intervalles égaux , strictement observés , accompagnées chacune de son caisson , de ses chevaux et de ses hommes .
739: Et * Maurice , dans la cinquième batterie , reconnut parfaitement la pièce de son cousin * Honoré .
740: Le maréchal des logis était là , campé fièrement sur son cheval , à la gauche du conducteur de devant , un bel homme blond ,
741: * Adolphe , qui montait un porteur solide , une bête alezane , admirablement accouplée avec le sous-verge trottant près d' elle ;
742: tandis que , parmi les six servants , assis deux par deux sur les coffres de la pièce et du caisson , se trouvait à son rang le pointeur ,
743: * Louis , un petit brun , le camarade d' * Adolphe , la paire , comme on disait , selon la règle établie de marier un homme à cheval et un homme à pied .
744: Ils apparurent grandis à * Maurice , qui avait fait leur connaissance au camp ;
745: et la pièce , attelée de ses quatre chevaux , suivie du caisson que six autres chevaux tiraient , lui sembla éclatante ainsi qu' un soleil , soignée , astiquée , aimée de tout son monde , des bêtes et des gens , serrés autour d' elle , dans une discipline et une tendresse de famille brave ;
746: et surtout il souffrit affreusement du regard méprisant que le cousin * Honoré jeta sur les traînards , stupéfait soudain de l' apercevoir parmi ce troupeau d' hommes désarmés .
747: Déjà , le défilé se terminait , le matériel des batteries , les prolonges , les fourragères , les forges .
748: Puis , dans un dernier flot de poussière , ce furent les haut-le-pied , les hommes et les chevaux de rechange , dont le trot se perdit à un autre coude de la route , au milieu du grondement peu à peu décroissant des sabots et des roues .
749: - pardi !
750: Déclara * Loubet , ce n' est pas malin de faire les crânes , quand on va en voiture !
751: L' état-major avait trouvé * Altkirch libre .
752: Pas de prussiens encore .
753: Et , toujours dans la crainte d' être talonné , de les voir paraître d' une minute à l' autre , le général * Douay avait voulu qu' on poussât jusqu'à * Dannemarie , où les têtes de colonne n' étaient entrées qu' à cinq heures du soir .
754: Il était huit heures , la nuit se faisait , qu' on établissait à peine les bivouacs , dans la confusion des régiments réduits de moitié .
755: Les hommes , exténués , tombaient de faim et de fatigue .
756: Jusqu'à près de dix heures , on vit arriver , cherchant et ne retrouvant plus leurs compagnies , les soldats isolés , les petits groupes , toute cette lamentable et interminable queue des éclopés et des révoltés , semés le long des chemins .
757: * Jean , dès qu' il put rejoindre son régiment , se mit en quête du lieutenant * Rochas , pour faire son rapport .
758: Il le trouva , ainsi que le capitaine
759: * Beaudoin , en conférence avec le colonel , tous les trois devant la porte d' une petite auberge , très préoccupés de l' appel , inquiets de savoir où étaient leurs hommes .
760: Dès les premiers mots du caporal au lieutenant , le colonel * De * Vineuil qui entendit , le fit approcher , le força à tout dire .
761: Sa longue face jaune , où les yeux étaient restés très noirs , dans la blancheur des épais cheveux de neige et des longues moustaches tombantes , exprima une désolation muette .
762: - mon colonel , s' écria le capitaine * Beaudoin , sans attendre l' avis de son chef , il faut fusiller une demi-douzaine de ces bandits .
763: Et le lieutenant * Rochas approuvait du menton .
764: Mais le colonel eut un geste d' impuissance .
765: - ils sont trop ...
766: comment voulez -vous ?
767: Près de sept cents !
768: Qui prendre là dedans ? ...
769: et puis , si vous saviez !
770: Le général ne veut pas .
771: Il est paternel , il dit qu' en * Afrique il n' a jamais puni un homme ...
772: non , non !
773: Je ne puis rien .
774: C' est terrible .
775: Le capitaine osa répéter :
776: - c' est terrible ...
777: c' est la fin de tout .
778: Et * Jean se retirait , lorsqu' il entendit le major
779: * Bouroche , qu' il n' avait pas vu , debout sur le seuil de l' auberge , gronder de sourdes paroles :
780: plus de discipline , plus de punitions , armée fichue !
781: Avant huit jours , les chefs recevraient des coups de pied au derrière ;
782: tandis que , si l' on avait tout de suite cassé la tête à quelques-uns de ces gaillards , les autres auraient réfléchi peut-être .
783: Personne ne fut puni .
784: Des officiers , à l' arrière-garde , qui escortaient les voitures du convoi , avaient eu l' heureuse précaution de faire ramasser les sacs et les fusils , aux deux bords des chemins .
785: Il n' en manqua qu' un petit nombre , les hommes furent réarmés à la pointe du jour , comme furtivement , pour étouffer l' affaire .
786: Et l' ordre était de lever le camp à cinq heures ;
787: mais , dès quatre heures , on réveilla les soldats , on pressa la retraite sur * Belfort , dans la certitude que les prussiens n' étaient plus qu' à deux ou trois lieues .
788: On avait dû encore se contenter de biscuit , les troupes restaient fourbues de cette nuit trop courte et fiévreuse , sans rien de chaud dans l' estomac .
789: De nouveau , ce matin -là , la bonne conduite de la marche se trouva compromise par ce départ précipité .
790: Ce fut une journée pire , d' une infinie tristesse .
791: L' aspect du pays avait changé , on était entré dans une contrée montagneuse , les routes montaient , dévalaient par des pentes plantées de sapins ;
792: et les étroites vallées , embroussaillées de genêts , étaient toutes fleuries d' or .
793: Mais , au travers de cette campagne éclatante sous le grand soleil d' août , la panique soufflait plus affolée à chaque heure , depuis la veille .
794: Une dépêche , recommandant aux maires d' avertir les habitants qu' ils feraient bien de mettre à l' abri ce qu' ils avaient de précieux , venait de porter l' épouvante à son comble .
795: L' ennemi était donc là ?
796: Aurait -on seulement le temps de se sauver ?
797: Et tous croyaient entendre grossir le grondement de l' invasion , ce roulement sourd de fleuve débordé qui , maintenant , à chaque nouveau village , s' aggravait d' un nouvel effroi , au milieu des clameurs et des lamentations .
798: * Maurice marchait d' un pas de somnambule , les pieds saignants , les épaules écrasées par le sac et le fusil .
799: Il ne pensait plus , il avançait dans le cauchemar de ce qu' il voyait ;
800: et , autour de lui , la conscience du piétinement des camarades s' en était allée , il ne sentait que * Jean à sa gauche , exténué par la même fatigue et la même douleur .
801: C' était lamentable , ces villages qu' on traversait , d' une pitié à serrer le coeur d' angoisse .
802: Dès qu' apparaissaient les troupes en retraite , cette débandade des soldats éreintés , traînant la jambe , les habitants s' agitaient , hâtaient leur fuite .
803: Eux si tranquilles quinze jours plus tôt , toute cette * Alsace qui attendait la guerre avec un sourire , convaincue qu' on se battrait en
804: * Allemagne !
805: Et la * France était envahie , et c' était chez eux , autour de leur maison , dans leurs champs , que la tempête crevait , comme un de ces terribles ouragans de grêle et de foudre qui anéantissent une province en deux heures !
806: Devant les portes , au milieu d' une furieuse confusion , les hommes chargeaient les voitures , entassaient les meubles , au risque de briser tout .
807: En haut , par les fenêtres , les femmes jetaient un dernier matelas , passaient le berceau qu' on allait oublier .
808: On sanglait le bébé dedans , on l' accrochait au sommet , parmi les pieds des chaises et des tables renversées .
809: Sur une autre charrette , à l' arrière , on liait , contre une armoire , le vieux grand-père infirme , qu' on emportait comme une chose .
810: Puis , c' étaient ceux qui n' avaient pas de voiture , qui empilaient leur ménage en travers d' une brouette ;
811: et d' autres s' éloignaient avec une charge de hardes entre les bras , d' autres n' avaient songé qu' à sauver la pendule , qu' ils serraient sur leur coeur , ainsi qu' un enfant .
812: On ne pouvait tout prendre , des meubles abandonnés , des paquets de linge trop lourds restaient dans le ruisseau .
813: Certains , avant le départ , fermaient tout , les maisons semblaient mortes , portes et fenêtres closes ;
814: tandis que le plus grand nombre , dans leur hâte , dans la certitude désespérée que tout serait détruit , laissaient les vieilles demeures ouvertes , les fenêtres et les portes béantes sur le vide des pièces déménagées ;
815: et elles étaient les plus tristes , d' une tristesse affreuse de ville prise , dépeuplée par la peur , ces pauvres maisons ouvertes au vent , d' où les chats eux-mêmes s' étaient enfuis , dans le frisson de ce qui allait venir .
816: à chaque village , le pitoyable spectacle s' assombrissait , le nombre des déménageurs et des fuyards devenait plus grand , parmi la bousculade croissante , les poings tendus , les jurons et les larmes .
817: Mais * Maurice , surtout , sentait l' angoisse l' étouffer , le long de la grand'route , par la campagne libre .
818: Là , à mesure qu' on approchait de * Belfort , la queue des fuyards se resserrait , n' était plus qu' un cortège ininterrompu .
819: Ah !
820: Les pauvres gens qui croyaient trouver un asile sous les murs de la place !
821: L' homme tapait sur le cheval , la femme suivait , traînant les enfants .
822: Des familles se hâtaient , écrasées de fardeaux , débandées , les petits ne pouvant suivre , dans l' aveuglante blancheur du chemin que chauffait le soleil de plomb .
823: Beaucoup avaient retiré leurs souliers , marchaient pieds nus , pour courir plus vite ;
824: et des mères à moitié vêtues , sans cesser d' allonger le pas , donnaient le sein à des marmots en larmes .
825: Les faces effarées se tournaient en arrière , les mains hagardes faisaient de grands gestes , comme pour fermer l' horizon , dans ce vent de panique qui échevelait les têtes et fouettait les vêtements attachés à la hâte .
826: D' autres , des fermiers , avec tous leurs serviteurs , se jetaient à travers champs , poussaient devant eux les troupeaux lâchés , les moutons , les vaches , les boeufs , les chevaux , qu' on avait fait sortir à coups de bâton des étables et des écuries .
827: Ceux -là gagnaient les gorges , les hauts plateaux , les forêts désertes , soulevant la poussière des grandes migrations , lorsque autrefois les peuples envahis cédaient la place aux barbares conquérants .
828: Ils allaient vivre sous la tente , dans quelque cirque de rochers solitaires , si loin de tout chemin , que pas un soldat ennemi n' oserait s' y hasarder .
829: Et les fumées volantes qui les enveloppaient , se perdaient derrière les bouquets de sapins , avec le bruit décroissant des beuglements et des sabots du bétail , tandis que , sur la route , le flot des voitures et des piétons passait toujours , gênant la marche des troupes , si compact aux approches de * Belfort , d' un tel courant irrésistible de torrent élargi , que des haltes , à plusieurs reprises , devinrent nécessaires .
830: Alors , ce fut pendant une de ces courtes haltes que
831: * Maurice assista à une scène , dont le souvenir lui resta comme celui d' un soufflet , reçu en plein visage .
832: Au bord du chemin , se trouvait une maison isolée , la demeure de quelque paysan pauvre , dont le maigre bien s' étendait derrière .
833: Celui -là n' avait pas voulu quitter son champ , attaché au sol par des racines trop profondes ;
834: et il restait , ne pouvant s' éloigner , sans laisser là des lambeaux de sa chair .
835: On l' apercevait dans une salle basse , écrasé sur un banc , regardant d' un oeil vide défiler ces soldats , dont la retraite allait livrer son blé mûr à l' ennemi .
836: Debout à son côté , sa femme , jeune encore , tenait un enfant , tandis qu' un autre se pendait à ses jupes ;
837: et tous les trois se lamentaient .
838: Mais , tout d' un coup , dans le cadre de la porte violemment ouverte , parut la grand'mère , une très vieille femme , haute , maigre , avec des bras nus , pareils à des cordes noueuses , qu' elle agitait furieusement .
839: Ses cheveux gris , échappés de son bonnet , s' envolaient autour de sa tête décharnée , et sa rage était si grande , que les paroles qu' elle criait , s' étranglaient dans sa gorge , indistinctes .
840: D' abord , les soldats s' étaient mis à rire .
841: Elle avait une bonne tête , la vieille folle !
842: Puis , des mots leur parvinrent , la vieille criait :
843: - canailles !
844: Brigands !
845: Lâches !
846: Lâches !
847: D' une voix de plus en plus perçante , elle leur crachait l' insulte de lâcheté , à toute volée .
848: Et les rires cessèrent , un grand froid avait passé dans les rangs .
849: Les hommes baissaient la tête , regardaient ailleurs .
850: - lâches !
851: Lâches !
852: Lâches !
853: Brusquement , elle parut encore grandir .
854: Elle se soulevait , d' une maigreur tragique , dans son lambeau de robe , promenant son long bras de l' ouest à l' est , d' un tel geste immense , qu' il semblait emplir le ciel .
855: - lâches , le * Rhin n' est pas là ...
856: le * Rhin est là-bas , lâches , lâches !
857: Enfin , on se remettait en marche , et * Maurice dont le regard , à ce moment , rencontra le visage de * Jean , vit que les yeux de celui -ci étaient pleins de grosses larmes .
858: Il en eut un saisissement , son malheur en fut accru , à l' idée que les brutes avaient elles-mêmes senti l' injure , qu' on ne méritait pas et qu' il fallait subir .
859: Tout s' effondrait dans sa pauvre tête endolorie , jamais il ne put se rappeler comment il avait achevé l' étape .
860: Le 7e corps avait employé la journée entière , pour franchir les vint-trois kilomètres qui séparent
861: * Dannemarie de * Belfort ;
862: et de nouveau la nuit tombait , il était très tard , lorsque les troupes purent installer leurs bivouacs sous les murs de la place , à l' endroit même d' où elles étaient parties , quatre jours auparavant , pour marcher à l' ennemi .
863: Malgré l' heure avancée et la fatigue extrême , les soldats tinrent absolument à allumer les feux de cuisine et à faire la soupe .
864: Depuis le départ , c' était enfin la première fois qu' ils avalaient quelque chose de chaud .
865: Et , autour des feux , sous la nuit fraîche , les nez s' enfonçaient dans les écuelles , des grognements d' aise commençaient à s' élever , lorsqu' une rumeur qui courait , stupéfia le camp .
866: Deux dépêches nouvelles étaient arrivées coup sur coup :
867: les prussiens n' avaient point passé le * Rhin à * Markolsheim , et il n' y avait plus un seul prussien à * Huningue .
868: Le passage du * Rhin à * Markolsheim , le pont de bateaux établi à la clarté de grands foyers électriques , tous ces récits alarmants étaient simplement un cauchemar , une hallucination inexpliquée du sous-préfet de * Schelestadt .
869: Et quant au corps d' armée qui menaçait * Huningue , le fameux corps d' armée de la * Forêt- * Noire , devant lequel tremblait l' * Alsace , il n' était composé que d' un infime détachement wurtembergeois , deux bataillons et un escadron , dont la tactique habile , les marches , les contremarches répétées , les apparitions imprévues et soudaines , avaient fait croire à la présence de trente à quarante mille hommes .
870: Dire que , le matin encore , on avait failli faire sauter le viaduc de * Dannemarie !
871: Vingt lieues d' une riche contrée venaient d' être ravagées , sans raison aucune , par la plus imbécile des paniques ;
872: et , au souvenir de ce qu' ils avaient vu dans cette journée lamentable , les habitants fuyant affolés , poussant leurs bestiaux vers la montagne , le flot des voitures chargées de meubles coulant vers la ville , parmi le troupeau des enfants et des femmes , les soldats se fâchaient , s' exclamaient , au milieu de ricanements exaspérés .
873: - ah !
874: Non , elle est trop drôle !
875: Bégayait * Loubet , la bouche pleine , en agitant sa cuiller .
876: Comment !
877: C' est là l' ennemi qu' on nous menait combattre ?
878: Il n' y avait personne ! ...
879: douze lieues en avant , douze lieues en arrière , et pas un chat devant nous !
880: Tout ça pour rien , pour le plaisir d' avoir eu peur !
881: * Chouteau , qui torchait bruyamment l' écuelle , gueula alors contre les généraux , sans les nommer .
882: - hein ?
883: Les cochons !
884: Sont -ils assez crétins !
885: De fameux lièvres qu' on nous a donnés là !
886: S' ils se sont cavalés ainsi , quand il n' y avait personne , hein ?
887: Auraient -ils pris leurs jambes à leur cou , s' ils s' étaient trouvés en face d' une vraie armée !
888: On avait jeté une nouvelle brassée de bois dans le feu , pour la joie claire de la grande flamme qui montait , et * Lapoulle , en train de se chauffer béatement les jambes , éclatait d' un rire idiot , sans comprendre , lorsque * Jean , après avoir commencé par faire la sourde oreille , se permit de dire , paternellement :
889: - taisez -vous donc ! ...
890: si l' on vous entendait , ça pourrait mal tourner .
891: Lui-même , dans son simple bon sens , était outré de la bêtise des chefs .
892: Mais il fallait bien les faire respecter ;
893: et , comme * Chouteau grognait encore , il lui coupa la parole .
894: - taisez -vous ! ...
895: voici le lieutenant , adressez -vous à lui , si vous avez des observations à faire .
896: * Maurice , assis silencieusement à l' écart , avait baissé la tête .
897: Ah !
898: C' était bien la fin de tout !
899: à peine avait -on commencé , et c' était fini .
900: Cette indiscipline , cette révolte des hommes , au premier revers , faisaient déjà de l' armée une bande sans liens aucuns , démoralisée , mûre pour toutes les catastrophes .
901: Là , sous * Belfort , eux n' avaient pas vu un prussien , et ils étaient battus .
902: Les jours qui suivirent , furent , dans leur monotonie , frissonnants d' attente et de malaise .
903: Pour occuper ses troupes , le général * Douay les fit travailler aux ouvrages de défense de la place , fort incomplets .
904: On remuait la terre avec rage , on tranchait le roc .
905: Et pas une nouvelle !
906: Où était l' armée de * Mac- * Mahon ?
907: Que faisait -on sous * Metz ?
908: Les rumeurs les plus extravagantes circulèrent , à peine quelques journaux de * Paris venaient -ils augmenter par leurs contradictions les ténèbres anxieuses où l' on se débattait .
909: Deux fois , le général avait écrit , demandé des ordres , sans même recevoir de réponse .
910: Cependant , le 12 août enfin , le 7e corps se compléta par l' arrivée de la troisième division , qui débarquait d' * Italie ;
911: mais il n' y avait toujours là que deux divisions , car la première , battue à * Froeschwiller , s' était trouvée emportée dans la déroute , sans qu' on sût encore à cette heure où le courant l' avait jetée .
912: Puis , après une semaine de cet abandon , de cette séparation totale d' avec le reste de la
913: * France , un télégramme apporta l' ordre du départ .
914: Ce fut une grande joie , on préférait tout à cette vie murée qu' on menait .
915: Et , pendant les préparatifs , les suppositions recommencèrent , personne ne savait où l' on se rendait :
916: les uns disaient qu' on allait défendre * Strasbourg , tandis que d' autres parlaient même d' une pointe hardie dans la * Forêt- * Noire , pour couper la ligne de retraite des prussiens .
917: Dès le lendemain matin , le 106e partit un des premiers , entassé dans des wagons à bestiaux .
918: Le wagon où se trouvait l' escouade de * Jean , fut particulièrement empli , à ce point que * Loubet prétendait qu' il n' avait pas la place pour éternuer .
919: Comme les distributions , une fois de plus , venaient d' avoir lieu dans le plus grand désordre , les soldats ayant reçu en eau-de-vie ce qu' ils auraient dû recevoir en vivres , presque tous étaient ivres , d' une ivresse violente et hurlante , qui se répandait en chansons obscènes .
920: Le train roulait , on ne se voyait plus dans le wagon , que la fumée des pipes noyait d' un brouillard ;
921: il y régnait une insupportable chaleur , la fermentation de ces corps empilés ;
922: tandis que , de la voiture noire et fuyante , sortaient des vociférations , dominant le grondement des roues , allant s' éteindre au loin , dans les mornes campagnes .
923: Et ce fut seulement à * Langres que les troupes comprirent qu' on les ramenait vers
924: * Paris .
925: -ah !
926: Nom de dieu !
927: Répétait * Chouteau , qui régnait déjà dans son coin , en maître indiscuté , par sa toute-puissance de beau parleur , c' est bien sûr qu' on va nous aligner à * Charentonneau , pour empêcher * Bismarck d' aller coucher aux tuileries .
928: Les autres se tordaient , trouvaient ça très farce , sans savoir pourquoi .
929: D' ailleurs , les moindres incidents du voyage soulevaient des huées , des cris et des rires assourdissants :
930: les paysans plantés sur le bord de la voie , les groupes de gens anxieux qui attendaient le passage des trains , aux petites stations , avec l' espoir d' obtenir des nouvelles , toute cette * France effarée et frissonnante devant l' invasion .
931: Et les populations accourues ne recevaient ainsi au visage , dans le coup de vent de la locomotive et la vision rapide du train , noyé de vapeur et de bruit , que le hurlement de toute cette chair à canon , charriée à grande vitesse .
932: Cependant , dans une gare où l' on s' arrêta , trois dames bien mises , des bourgeoises riches de la ville , qui distribuaient aux soldats des tasses de bouillon , eurent un vrai succès .
933: Les hommes pleuraient , en les remerciant et en leur baisant les mains .
934: Mais , plus loin , les abominables chansons , les cris sauvages recommencèrent .
935: Et il arriva ainsi , un peu après * Chaumont , que le train en croisa un autre , chargé d' artilleurs , que l' on devait conduire à
936: * Metz .
937: La marche venait d' être ralentie , les soldats des deux trains fraternisèrent dans une effroyable clameur .
938: Du reste , ce furent les artilleurs , plus ivres sans doute , debout , les poings hors des wagons , qui l' emportèrent , en jetant ce cri , avec une telle violence désespérée , qu' il couvrait tout :
939: - à la boucherie !
940: à la boucherie !
941: à la boucherie !
942: Il sembla qu' un grand froid , un vent glacial de charnier passait .
943: Il se fit un brusque silence , dans lequel on entendit le ricanement de * Loubet .
944: - pas gais , les camarades !
945: -mais ils ont raison , reprit * Chouteau , de sa voix d' orateur de cabaret , c' est dégoûtant d' envoyer un tas de braves garçons se faire casser la gueule , pour de sales histoires dont ils ne savent pas le premier mot .
946: Et il continua .
947: C' était le pervertisseur , le mauvais ouvrier de * Montmartre , le peintre en bâtiments flâneur et noceur , ayant mal digéré les bouts de discours entendus dans les réunions publiques , mêlant des âneries révoltantes aux grands principes d' égalité et de liberté .
948: Il savait tout , il endoctrinait les camarades , surtout
949: * Lapoulle , dont il avait promis de faire un gaillard .
950: - hein ?
951: Vieux , c' est bien simple ! ...
952: si
953: * Badinguet et * Bismarck ont une dispute , qu' ils règlent ça entre eux , à coups de poing , sans déranger des centaines de mille hommes qui ne se connaissent seulement pas et qui n' ont pas envie de se battre .
954: Tout le wagon riait , amusé , conquis , et * Lapoulle , sans savoir qui était * Badinguet , incapable de dire même s' il se battait pour un empereur ou pour un roi , répétait , de son air de colosse enfant :
955: - bien sûr , à coups de poing , et on trinque après !
956: Mais * Chouteau avait tourné la tête vers * Pache , qu' il entreprenait à son tour .
957: - c' est comme toi qui crois au bon * Dieu ...
958: il a défendu de se battre , ton bon * Dieu .
959: Alors , espèce de serin , pourquoi es -tu ici ?
960: -dame !
961: Répondit * Pache interloqué , je n' y suis pas pour mon plaisir ...
962: seulement , les gendarmes ...
963: - les gendarmes !
964: Ah , ouiche !
965: On s' en fout , des gendarmes ! ...
966: vous ne savez pas , vous tous , ce que nous ferions , si nous étions de bons bougres ? ...
967: tout à l' heure , quand on nous débarquera , nous filerions , oui !
968: Nous filerions tranquillement , en laissant ce gros cochon de * Badinguet et toute sa clique de généraux de quatre sous se débarbouiller comme ils l' entendraient avec leurs sales prussiens !
969: Des bravos éclatèrent , la perversion agissait , et * Chouteau alors triompha , en sortant ses théories , où roulaient dans un flot trouble la république , les droits de l' homme , la pourriture de l' empire qu' il fallait jeter bas , la trahison de tous les chefs qui les commandaient , vendus chacun pour un million , ainsi que cela était prouvé .
970: Lui se proclamait révolutionnaire , les autres ne savaient seulement pas s' ils étaient républicains , ni même de quelle façon on pouvait l' être , excepté * Loubet , le fricoteur , qui , lui aussi , connaissait son opinion , n' ayant jamais été que pour la soupe ;
971: mais , tous , entraînés , n' en criaient pas moins contre l' empereur , les officiers , la sacrée boutique qu' ils lâcheraient , et raide !
972: Au premier embêtement .
973: Et , soufflant sur leur ivresse montante ,
974: * Chouteau guettait de l' oeil * Maurice , le monsieur , qu' il égayait , qu' il était fier d' avoir avec lui ;
975: si bien que , pour le passionner à son tour , il eut l' idée de tomber sur * Jean , immobile et comme endormi jusque -là , au milieu du vacarme , les yeux demi-clos .
976: Depuis la dure leçon donnée par le caporal à l' engagé volontaire , qu' il avait forcé à reprendre son fusil , si celui -ci gardait quelque rancune contre son chef , c' était bien le cas de jeter les deux hommes l' un sur l' autre .
977: - c' est comme j' en connais qui ont parlé de nous faire fusiller , reprit * Chouteau menaçant .
978: Des salauds qui nous traitent pire que des bêtes , qui ne comprennent pas que , lorsqu' on a assez du sac et du flingot , aïe donc !
979: On foute tout ça dans les champs , pour voir s' il en poussera d' autres ! ...
980: hein ?
981: Les camarades , qu' est -ce qu' ils diraient , ceux -là , si , à cette heure que nous les tenons dans un petit coin , nous les jetions à leur tour sur la voie ? ...
982: ça y est -il , hein ?
983: Faut un exemple , pour qu' on ne nous embête plus avec cette sale guerre !
984: à mort les punaises à * Badinguet !
985: à mort les salauds qui veulent qu' on se batte !
986: * Jean était devenu très rouge , sous le flot du sang de colère qui parfois lui montait au visage , dans ses rares coups de passion .
987: Bien qu' il fût serré par ses voisins comme dans un étau vivant , il se leva , avança ses poings tendus et sa face enflammée , d' un air si terrible , que l' autre blêmit .
988: - tonnerre de dieu !
989: Veux -tu te taire à la fin , cochon ! ...
990: voilà des heures que je ne dis rien , puisqu' il n' y a plus de chefs et que je ne puis seulement pas vous faire coller au bloc .
991: Bien sûr , oui !
992: J' aurais rendu un fier service au régiment , en le débarrassant d' une fichue crapule de ton espèce ...
993: mais écoute , du moment où les punitions sont de la blague , c' est à moi que tu auras affaire .
994: Il n' y a plus de caporal , il y a un bon bougre que tu embêtes et qui va te fermer le bec ...
995: ah !
996: Sacré lâche , tu ne veux pas te battre et tu cherches à empêcher les autres de se battre !
997: Répète un peu voir , que je cogne !
998: Déjà , tout le wagon , retourné , soulevé par la belle crânerie de * Jean , abandonnait * Chouteau , qui bégayait , reculant devant les gros poings de son adversaire .
999: - et je me fiche de * Badinguet , comme de toi , entends -tu ? ...
1000: moi , la politique , la république ou l' empire , je m' en suis toujours fichu ;
1001: et , aujourd'hui comme autrefois , lorsque je cultivais mon champ , je n' ai jamais désiré qu' une chose , c' est le bonheur de tous , le bon ordre , les bonnes affaires ...
1002: certainement que ça embête tout le monde , de se battre .
1003: Mais ça n' empêche qu' on devrait les coller au mur , les canailles qui viennent vous décourager , quand on a déjà tant de peine à se conduire proprement .
1004: Nom de dieu !
1005: Les amis , votre sang ne fait donc pas qu' un tour , lorsqu' on vous dit que les prussiens sont chez vous et qu' il faut les foutre dehors !
1006: Alors , avec cette facilité des foules à changer de passion , les soldats acclamèrent le caporal , qui répétait son serment de casser la gueule au premier de son escouade qui parlerait de ne pas se battre .
1007: Bravo , le caporal !
1008: On allait vite régler son affaire à * Bismarck !
1009: Et , au milieu de la sauvage ovation ,
1010: * Jean , calmé , dit poliment à * Maurice , comme s' il ne se fût pas adressé à un de ses hommes :
1011: - monsieur , vous ne pouvez pas être avec les lâches ...
1012: allez , nous ne sommes pas encore battus , c' est nous qui finirons bien par les rosser un jour , les prussiens !
1013: à cette minute ,
1014: * Maurice sentit un chaud rayon de soleil lui couler jusqu'au coeur .
1015: Il restait troublé , humilié .
1016: Quoi ?
1017: Cet homme n' était donc pas qu' un rustre ?
1018: Et il se rappelait l' affreuse haine dont il avait brûlé , en ramassant son fusil , jeté dans une minute d' inconscience .
1019: Mais il se rappelait aussi son saisissement , à la vue des deux grosses larmes du caporal , lorsque la vieille grand'mère , ses cheveux gris au vent , les insultait , en montrant le * Rhin , là-bas , derrière l' horizon .
1020: était -ce la fraternité des mêmes fatigues et des mêmes douleurs , subies ensemble , qui emportait ainsi sa rancune ?
1021: Lui , de famille bonapartiste , n' avait jamais rêvé la république qu' à l' état théorique ;
1022: et il se sentait plutôt tendre pour la personne de l' empereur , il était pour la guerre , la vie même des peuples .
1023: Tout d' un coup , l' espoir lui revenait , dans une de ces sautes d' imagination qui lui étaient familières ;
1024: tandis que l' enthousiasme qui l' avait , un soir , poussé à s' engager , battait de nouveau en lui , gonflant son coeur d' une certitude de victoire .
1025: - mais c' est certain , caporal , dit -il gaiement , nous les rosserons !
1026: Le wagon roulait , roulait toujours , emportant sa charge d' hommes , dans l' épaisse fumée des pipes et l' étouffante chaleur des corps entassés , jetant aux stations anxieuses qu' on traversait , aux paysans hagards , plantés le long des haies , ses obscènes chansons en une clameur d' ivresse .
1027: Le 20 août on était à * Paris , à la gare de * Pantin , et le soir même on repartait , on débarquait le lendemain à
1028: * Reims , en route pour le camp de * Châlons .
1029: chapitre III :
1030: à sa grande surprise ,
1031: * Maurice vit que le 106e descendait à * Reims et recevait l' ordre d' y camper .
1032: On n' allait donc pas à * Châlons rejoindre l' armée ?
1033: Et , lorsque , deux heures plus tard , son régiment eut formé les faisceaux , à une lieue de la ville , du côté de * Courcelles , dans la vaste plaine qui s' étend le long du canal de l' * Aisne à la * Marne , son étonnement grandit encore , en apprenant que toute l' armée de * Châlons se repliait depuis le matin et venait bivouaquer en cet endroit .
1034: En effet , d' un bout de l' horizon à l' autre , jusqu'à * Saint- * Thierry et à la
1035: * Neuvillette , au delà même de la route de * Laon , des tentes se dressaient , les feux de quatre corps d' armée flamberaient là le soir .
1036: évidemment , le plan qui avait prévalu était d' aller prendre position sous * Paris , pour y attendre les prussiens .
1037: Et il en fut très heureux .
1038: N' était -ce pas le plus sage ?
1039: Cette après-midi du 21 ,
1040: * Maurice la passa à flâner au travers du camp , en quête de nouvelles .
1041: On était très libre , la discipline semblait s' être relâchée encore , les hommes s' écartaient , rentraient à leur fantaisie .
1042: Lui , tranquillement , finit par retourner à * Reims , où il voulait toucher un bon de cent francs , qu' il avait reçu de sa soeur * Henriette .
1043: Dans un café , il entendit un sergent parler du mauvais esprit des dix-huit bataillons de la garde mobile de la * Seine , qu' on venait de renvoyer à
1044: * Paris :
1045: le 6e bataillon surtout avait failli tuer ses chefs .
1046: Là-bas , au camp , journellement , les généraux étaient insultés , et les soldats ne saluaient même plus le maréchal * De * Mac- * Mahon , depuis * Froeschwiller .
1047: Le café s' emplissait de voix , une violente discussion éclata entre deux bourgeois paisibles , au sujet du nombre d' hommes que le maréchal allait avoir sous ses ordres .
1048: L' un parlait de trois cent mille , c' était fou .
1049: L' autre , plus raisonnable , énumérait les quatre corps :
1050: le 12e , péniblement complété au camp , à l' aide de régiments de marche et d' une division d' infanterie de marine ;
1051: le 1er , dont les débris arrivaient débandés depuis le 14 , et dont on reformait tant bien que mal les cadres ;
1052: enfin , le 5e , défait sans avoir combattu , emporté , disloqué dans la déroute , et le
1053: 7e qui débarquait , démoralisé lui aussi , amoindri de sa première division , qu' il venait seulement de retrouver à * Reims , en pièces ;
1054: au plus , cent vingt mille hommes , en comptant la cavalerie de réserve , les divisions * Bonnemain et * Margueritte .
1055: Mais le sergent s' étant mêlé à la querelle , en traitant avec un mépris furieux cette armée , un ramassis d' hommes sans cohésion , un troupeau d' innocents menés au massacre par des imbéciles , les deux bourgeois , pris d' inquiétude , craignant d' être compromis , filèrent .
1056: Dehors ,
1057: * Maurice tâcha de se procurer des journaux .
1058: Il se bourra les poches de tous les numéros qu' il put acheter ;
1059: et il les lisait en marchant , sous les grands arbres des magnifiques promenades qui bordent la ville .
1060: Où étaient donc les armées allemandes ?
1061: Il semblait qu' on les eût perdues .
1062: Deux sans doute se trouvaient du côté de * Metz :
1063: la première , celle que le général
1064: * Steinmetz commandait , surveillant la place ;
1065: la seconde , celle du prince * Frédéric- * Charles , tâchant de remonter la rive droite de la * Moselle , pour couper à * Bazaine la route de * Paris .
1066: Mais la troisième armée , celle du prince royal de * Prusse , l' armée victorieuse à * Wissembourg et à
1067: * Froeschwiller , et qui poursuivait le 1er corps et le 5e , où était -elle réellement , au milieu du gâchis des informations contradictoires ?
1068: Campait -elle encore à * Nancy ?
1069: Arrivait -elle devant
1070: * Châlons , pour qu' on eût quitté le camp avec une telle hâte , en incendiant les magasins , des objets d' équipement , des fourrages , des provisions de toutes sortes ?
1071: Et la confusion , les hypothèses les plus contraires recommençaient d' ailleurs , à propos des plans qu' on prêtait aux généraux .
1072: * Maurice , comme séparé du monde , apprit seulement alors les événements de * Paris :
1073: le coup de foudre de la défaite sur tout un peuple certain de la victoire , l' émotion terrible des rues , la convocation des chambres , la chute du ministère libéral qui avait fait le plébiscite , l' empereur déchu de son titre de général en chef , forcé de passer le commandement suprême au maréchal * Bazaine .
1074: Depuis le 16 , l' empereur était au camp de * Châlons , et tous les journaux parlaient d' un grand conseil , tenu le 17 , où avaient assisté le prince * Napoléon et des généraux ;
1075: mais ils ne s' accordaient guère entre eux sur les véritables décisions prises , en dehors des faits qui en résultaient :
1076: le général * Trochu nommé gouverneur de * Paris , le maréchal * De * Mac- * Mahon mis à la tête de l' armée de * Châlons , ce qui impliquait le complet effacement de l' empereur .
1077: On sentait un effarement , une irrésolution immenses , des plans opposés , qui se combattaient , qui se succédaient d' heure en heure .
1078: Et toujours cette question :
1079: où donc étaient les armées allemandes ?
1080: Qui avait raison , de ceux qui prétendaient * Bazaine libre , en train d' opérer sa retraite par les places du nord , ou de ceux qui le disaient déjà bloqué sous
1081: * Metz ?
1082: Un bruit persistant courait de gigantesques batailles , de luttes héroïques soutenues du 14 au
1083: 20 , pendant toute une semaine , sans qu' il s' en dégageât autre chose qu' un formidable retentissement d' armes , lointain et perdu .
1084: Alors ,
1085: * Maurice , les jambes cassées de fatigue , s' assit sur un banc .
1086: La ville , autour de lui , semblait vivre de sa vie quotidienne , et des bonnes , sous les beaux arbres , surveillaient des enfants , tandis que les petits rentiers faisaient d' un pas ralenti leur habituelle promenade .
1087: Il avait repris ses journaux , lorsqu' il tomba sur un article qui lui avait échappé , l' article d' une feuille ardente de l' opposition républicaine .
1088: Brusquement , tout s' éclaira .
1089: Le journal affirmait que , dans le conseil du 17 , tenu au camp de * Châlons , la retraite de l' armée sur * Paris avait été décidée , et que la nomination du général * Trochu n' était faite que pour préparer la rentrée de l' empereur .
1090: Mais il ajoutait que ces résolutions venaient de se briser devant l' attitude de l' impératrice-régente et du nouveau ministère .
1091: Pour l' impératrice , une révolution était certaine , si l' empereur reparaissait .
1092: On lui prêtait ce mot : " il n' arriverait pas vivant aux tuileries " .
1093: Aussi voulait -elle , de toute son entêtée volonté , la marche en avant , la jonction quand même avec l' armée de * Metz , soutenue d' ailleurs par le général * De * Palikao , le nouveau ministre de la guerre , qui avait un plan de marche foudroyante et victorieuse , pour donner la main à * Bazaine .
1094: Et , le journal glissé sur les genoux ,
1095: * Maurice maintenant , les regards perdus , croyait tout comprendre :
1096: les deux plans qui se combattaient , les hésitations du maréchal * De * Mac- * Mahon à entreprendre cette marche de flanc si dangereuse avec des troupes peu solides , les ordres impatients , de plus en plus irrités , qui lui arrivaient de * Paris , qui le poussaient à la témérité folle de cette aventure .
1097: Puis , au milieu de cette lutte tragique , il eut tout d' un coup la vision nette de l' empereur , démis de son autorité impériale qu' il avait confiée aux mains de l' impératrice-régente , dépouillé de son commandement de général en chef dont il venait d' investir le maréchal * Bazaine , n' étant plus absolument rien , une ombre d' empereur , indéfinie et vague , une inutilité sans nom et encombrante , dont on ne savait quoi faire , que * Paris repoussait et qui n' avait plus de place dans l' armée , depuis qu' il s' était engagé à ne pas même donner un ordre .
1098: Cependant , le lendemain matin , après une nuit orageuse , qu' il dormit hors de la tente , roulé dans sa couverture , ce fut un soulagement pour * Maurice , d' apprendre que , décidément , la retraite sur * Paris l' emportait .
1099: On parlait d' un nouveau conseil , tenu la veille au soir , auquel assistait l' ancien vice-empereur ,
1100: * M * Rouher , envoyé par l' impératrice pour hâter la marche sur * Verdun , et que le maréchal semblait avoir convaincu du danger d' un pareil mouvement .
1101: Avait -on reçu de mauvaises nouvelles de * Bazaine ?
1102: On n' osait l' affirmer .
1103: Mais l' absence de nouvelles même était significative , tous les officiers de quelque bon sens se prononçaient pour l' attente sous * Paris , dont on allait être ainsi l' armée de secours .
1104: Et , convaincu qu' on se replierait dès le lendemain , puisqu' on disait les ordres donnés ,
1105: * Maurice , heureux , voulut satisfaire une envie d' enfant qui le tourmentait :
1106: celle d' échapper pour une fois à la gamelle , de déjeuner quelque part sur une nappe , d' avoir devant lui une bouteille , un verre , une assiette , toutes ces choses dont il lui semblait être privé depuis des mois .
1107: Il avait de l' argent , il fila le coeur battant , comme pour une fredaine , cherchant une auberge .
1108: Ce fut , au delà du canal , à l' entrée du village de * Courcelles , qu' il trouva le déjeuner rêvé .
1109: La veille , on lui avait dit que l' empereur était descendu dans une maison bourgeoise de ce village ;
1110: et il y était venu flâner par curiosité , il se souvenait d' avoir vu , à l' angle de deux routes , ce cabaret avec sa tonnelle , d' où pendaient de belles grappes de raisin , déjà dorées et mûres .
1111: Sous la vigne grimpante , il y avait des tables peintes en vert , tandis que , dans la vaste cuisine , par la porte grande ouverte , on apercevait l' horloge sonore , les images d' * épinal collées parmi les faïences , l' hôtesse énorme activant le tournebroche .
1112: Derrière , s' étendait un jeu de boules .
1113: Et c' était bon enfant , gai et joli , toute la vieille guinguette française .
1114: Une belle fille , de poitrine solide , vint lui demander , en montrant ses dents blanches :
1115: - est -ce que monsieur déjeune ?
1116: -mais oui , je déjeune ! ...
1117: donnez -moi des oeufs , une côtelette , du fromage ! ...
1118: et du vin blanc !
1119: Il la rappela .
1120: - dites , n' est -ce pas dans une de ces maisons que l' empereur est descendu ?
1121: -tenez !
1122: Monsieur , dans celle qui est là devant nous ...
1123: vous ne voyez pas la maison , elle est derrière ce grand mur que des arbres dépassent .
1124: Alors , il s' installa sous la tonnelle , déboucla son ceinturon pour être plus à l' aise , choisit sa table , sur laquelle le soleil , filant à travers les pampres , jetait des palets d' or .
1125: Et il revenait toujours à ce grand mur jaune , qui abritait l' empereur .
1126: C' était en effet une maison cachée , mystérieuse , dont on ne voyait pas même les tuiles du dehors .
1127: L' entrée donnait de l' autre côté , sur la rue du village , une rue étroite , sans une boutique , ni même une fenêtre , qui tournait entre des murailles mornes .
1128: Derrière , le petit parc faisait comme un îlot d' épaisse verdure , parmi les quelques constructions voisines .
1129: Et là , il remarqua , à l' autre bord de la route , encombrant une large cour , entourée de remises et d' écuries , tout un matériel de voitures et de fourgons , au milieu d' un va-et-vient continu d' hommes et de chevaux .
1130: - est -ce que c' est pour l' empereur , tout ça ?
1131: Demanda -t-il , croyant plaisanter , à la servante , qui étalait sur la table une nappe très blanche .
1132: - pour l' empereur tout seul , justement !
1133: Répondit -elle de son bel air de gaieté , heureuse de montrer ses dents fraîches .
1134: Et , renseignée sans doute par les palefreniers , qui , depuis la veille , venaient boire , elle énuméra :
1135: l' état-major composé de vingt-cinq officiers , les soixante cent-gardes et le peloton de guides du service d' escorte , les six gendarmes du service de la prévôté ;
1136: puis , la maison , comprenant soixante-treize personnes , des chambellans , des valets de chambre et de bouche , des cuisiniers , des marmitons ;
1137: puis , quatre chevaux de selle et deux voitures pour l' empereur , dix chevaux pour les écuyers , huit pour les piqueurs et les grooms , sans compter quarante-sept chevaux de poste ;
1138: puis , un char à bancs , douze fourgons à bagages , dont deux , réservés aux cuisiniers , avaient fait son admiration par la quantité d' ustensiles , d' assiettes et de bouteilles qu' on y apercevait , en bel ordre .
1139: - oh !
1140: Monsieur , on n' a pas idée de ces casseroles !
1141: ça luit comme des soleils ...
1142: et toutes sortes de plats , de vases , de machines qui servent je ne peux pas même vous dire à quoi ! ...
1143: et une cave , oui !
1144: Du * Bordeaux , du * Bourgogne , du * Champagne , de quoi donner une fameuse noce !
1145: Dans la joie de la nappe très blanche , ravi du vin blanc qui étincelait dans son verre ,
1146: * Maurice mangea deux oeufs à la coque , avec une gourmandise qu' il ne se connaissait pas .
1147: à gauche , lorsqu' il tournait la tête , il avait , par une des portes de la tonnelle , la vue de la vaste plaine , plantée de tentes , toute une ville grouillante qui venait de pousser parmi les chaumes , entre le canal et * Reims .
1148: à peine quelques maigres bouquets d' arbres tachaient -ils de vert la grise étendue .
1149: Trois moulins dressaient leurs bras maigres .
1150: Mais , au-dessus des confuses toitures de * Reims , que noyaient des cimes de marronniers , le colossal vaisseau de la cathédrale se profilait dans l' air bleu , géant malgré la distance , à côté des maisons basses .
1151: Et des souvenirs de classe , des leçons apprises , ânonnées , revenaient dans sa mémoire :
1152: le sacre de nos rois , la sainte ampoule ,
1153: * Clovis , * Jeanne * D' * Arc , toute la glorieuse vieille * France .
1154: Puis , comme * Maurice , envahi de nouveau par l' idée de l' empereur , dans cette modeste maison bourgeoise , si discrètement close , ramenait les yeux sur le grand mur jaune , il fut surpris d' y lire , charbonné en énormes lettres , ce cri :
1155: vive * Napoléon !
1156: à côté d' obscénités maladroites , démesurément grossies .
1157: La pluie avait lavé les lettres , l' inscription , évidemment , était ancienne .
1158: Quelle singulière chose , sur cette muraille , ce cri du vieil enthousiasme guerrier , qui acclamait sans doute l' oncle , le conquérant , et non le neveu !
1159: Déjà , toute son enfance renaissait , chantait dans ses souvenirs , lorsque , là-bas , au * Chêne- * Populeux , dès le berceau , il écoutait les histoires de son grand-père , un des soldats de la grande armée .
1160: Sa mère était morte , son père avait dû accepter un emploi de percepteur , dans cette faillite de la gloire qui avait frappé les fils des héros , après la chute de l' empire ;
1161: et le grand-père vivait là , d' une infime pension , retombé à la médiocrité de cet intérieur de bureaucrate , n' ayant d' autre consolation que de conter ses campagnes à ses petits-enfants , les deux jumeaux , le garçon et la fille , aux mêmes cheveux blonds , dont il était un peu la mère .
1162: Il installait * Henriette sur son genou gauche ,
1163: * Maurice sur son genou droit , et c' était pendant des heures des récits homériques de batailles .
1164: Les temps se confondaient , cela semblait se passer en dehors de l' histoire , dans un choc effroyable de tous les peuples .
1165: Les anglais , les autrichiens , les prussiens , les russes , défilaient tour à tour et ensemble , au petit bonheur des alliances , sans qu' il fût toujours possible de savoir pourquoi les uns étaient battus plutôt que les autres .
1166: Mais , en fin de compte , tous étaient battus , inévitablement battus à l' avance , dans une poussée d' héroïsme et de génie qui balayait les armées comme de la paille .
1167: C' était * Marengo , la bataille en plaine , avec ses grandes lignes savamment développées , son impeccable retraite en échiquier , par bataillons , silencieux et impassibles sous le feu , la légendaire bataille perdue à trois heures , gagnée à six , où les huit cents grenadiers de la garde consulaire brisèrent l' élan de toute la cavalerie autrichienne , où * Desaix arriva pour mourir et pour changer la déroute commençante en une immortelle victoire .
1168: C' était * Austerlitz , avec son beau soleil de gloire dans la brume d' hiver ,
1169: * Austerlitz débutant par la prise du plateau de * Pratzen , se terminant par la terrifiante débâcle des étangs glacés , tout un corps d' armée russe s' effondrant sous la glace , les hommes , les bêtes , dans un affreux craquement , tandis que le dieu
1170: * Napoléon , qui avait naturellement tout prévu , hâtait le désastre à coups de boulets .
1171: C' était
1172: * Iéna , le tombeau de la puissance prussienne , d' abord des feux de tirailleurs à travers le brouillard d' octobre , l' impatience de * Ney qui manque de tout compromettre , puis l' entrée en ligne d' * Augereau qui le dégage , le grand choc dont la violence emporte le centre ennemi , enfin la panique , le sauve-qui-peut d' une cavalerie trop vantée , que nos hussards sabrent ainsi que des avoines mûres , semant la vallée romantique d' hommes et de chevaux moissonnés .
1173: C' était * Eylau , l' abominable * Eylau , la plus sanglante , la boucherie entassant les corps hideusement défigurés ,
1174: * Eylau rouge de sang sous sa tempête de neige , avec son morne et héroïque cimetière ,
1175: * Eylau encore tout retentissant de sa foudroyante charge des quatre-vingts escadrons de * Murat , qui traversèrent de part en part l' armée russe , jonchant le sol d' une telle épaisseur de cadavres , que * Napoléon lui-même en pleura .
1176: C' était
1177: * Friedland , le grand piège effroyable où les russes de nouveau vinrent tomber comme une bande de moineaux étourdis , le chef-d'oeuvre de stratégie de l' empereur qui savait tout et pouvait tout , notre gauche immobile , imperturbable , tandis que
1178: * Ney , ayant pris la ville , rue par rue , détruisait les ponts , puis notre gauche alors se ruant sur la droite ennemie , la poussant à la rivière , l' écrasant dans cette impasse , une telle besogne de massacre , qu' on tuait encore à dix heures du soir .
1179: C' était * Wagram , les autrichiens voulant nous couper du * Danube , renforçant toujours leur aile droite pour battre * Masséna , qui , blessé , commandait en calèche découverte , et * Napoléon , malin et titanique , les laissant faire , et tout d' un coup cent pièces de canon enfonçant d' un feu terrible leur centre dégarni , le rejetant à plus d' une lieue , pendant que la droite , épouvantée de son isolement , lâchant pied devant * Masséna redevenu victorieux , emporte le reste de l' armée dans une dévastation de digue rompue .
1180: C' était enfin la * Moskowa , où le clair soleil d' * Austerlitz reparut pour la dernière fois , une terrifiante mêlée d' hommes , la confusion du nombre et du courage entêté , des mamelons enlevés sous l' incessante fusillade , des redoutes prises d' assaut à l' arme blanche , de continuels retours offensifs disputant chaque pouce de terrain , un tel acharnement de bravoure de la garde russe , qu' il fallut pour la victoire les furieuses charges de * Murat , le tonnerre de trois cents canons tirant ensemble et la valeur de * Ney , le triomphal prince de la journée .
1181: Et , quelle que fût la bataille , les drapeaux flottaient avec le même frisson glorieux dans l' air du soir , les mêmes cris de :
1182: vive
1183: * Napoléon !
1184: Retentissaient à l' heure où les feux de bivouac s' allumaient sur les positions conquises , la
1185: * France était partout chez elle , en conquérante qui promenait ses aigles invincibles d' un bout de l' * Europe à l' autre , n' ayant qu' à poser le pied dans les royaumes pour faire rentrer en terre les peuples domptés .
1186: * Maurice achevait sa côtelette , grisé moins par le vin blanc qui pétillait au fond de son verre , que par tant de gloire évoquée , chantant dans sa mémoire , lorsque son regard tomba sur deux soldats en loques , couverts de boue , pareils à des bandits las de rouler les routes ;
1187: et il les entendit demander à la servante des renseignements sur l' exacte position des régiments campés le long du canal .
1188: Alors , il les appela .
1189: - eh !
1190: Camarades , par ici ! ...
1191: mais vous êtes du
1192: 7e corps , vous !
1193: -bien sûr , de la première division ! ...
1194: ah !
1195: Foutre !
1196: Je vous le promets , que j' en suis !
1197: à preuve que j' étais à * Froeschwiller , où il ne faisait pas froid , je vous en réponds ...
1198: et , tenez !
1199: Le camarade , lui , est du 1er corps , et il était à
1200: * Wissembourg , encore un sale endroit !
1201: Ils dirent leur histoire , roulés dans la panique et dans la déroute , restés à demi morts de fatigue au fond d' un fossé , blessés même légèrement l' un et l' autre , et dès lors traînant la jambe à la queue de l' armée , forcés de s' arrêter dans des villes par des crises épuisantes de fièvre , si en retard enfin , qu' ils arrivaient seulement , un peu remis , en quête de leur escouade .
1202: Le coeur serré ,
1203: * Maurice , qui allait attaquer un morceau de gruyère , remarqua leurs yeux voraces , fixés sur son assiette .
1204: - dites donc , mademoiselle !
1205: Encore du fromage , et du pain , et du vin ! ...
1206: n' est -ce pas , camarades , vous allez faire comme moi ?
1207: Je régale .
1208: à votre santé !
1209: Ils s' attablèrent , ravis .
1210: Et lui , envahi d' un froid grandissant , les regardait , dans leur déchéance lamentable de soldats sans armes , vêtus de pantalons rouges et de capotes si rattachés de ficelles , rapiécés de tant de lambeaux différents , qu' ils ressemblaient à des pillards , à des bohémiens achevant d' user la défroque de quelque champ de bataille .
1211: - ah !
1212: Foutre , oui !
1213: Reprit le plus grand , la bouche pleine , ce n' était pas drôle , là-bas ! ...
1214: faut avoir vu , raconte donc ,
1215: * Coutard .
1216: Et le petit raconta , avec des gestes , agitant son pain .
1217: - moi , je lavais ma chemise , tandis qu' on faisait la soupe ...
1218: imaginez -vous un sale trou , un vrai entonnoir , avec des bois tout autour , qui avaient permis à ces cochons de prussiens de s' approcher à quatre pattes , sans qu' on s' en doute seulement ...
1219: alors , à sept heures , voilà que les obus se mettent à tomber dans nos marmites .
1220: Nom de dieu !
1221: ça n' a pas traîné , nous avons sauté sur nos flingots , et jusqu'à onze heures , vrai !
1222: On a cru qu' on leur allongeait une raclée dans les grands prix ...
1223: mais faut que vous sachiez que nous n' étions pas cinq mille et que ces cochons arrivaient , arrivaient toujours .
1224: J' étais , moi , sur un petit coteau , couché derrière un buisson , et j' en voyais déboucher en face , à droite , à gauche , oh !
1225: De vraies fourmilières , des files de fourmis noires , si bien que , quand il n' y en avait plus , il y en avait encore .
1226: Ce n' est pas pour dire , mais nous pensions tous que les chefs étaient de rudes serins , de nous avoir fourrés dans un pareil guêpier , loin des camarades , et de nous y laisser aplatir , sans venir à notre aide ...
1227: pour lors , voilà notre général , le pauvre bougre de général * Douay , pas une bête ni un capon , celui -là , qui gobe une prune et qui s' étale , les quatre fers en l' air .
1228: Nettoyé , plus personne !
1229: ça ne fait rien , on tient tout de même .
1230: Pourtant , ils étaient trop , il fallait bien déguerpir .
1231: On se bat dans un enclos , on défend la gare , au milieu d' un tel train , qu' il y avait de quoi rester sourd ...
1232: et puis , je ne sais plus , la ville devait être prise , nous nous sommes trouvés sur une montagne , le * Geissberg , comme ils disent , je crois ;
1233: et alors , là , retranchés dans une espèce de château , ce que nous en avons tué , de ces cochons !
1234: Ils sautaient en l' air , ça faisait plaisir de les voir retomber sur le nez ...
1235: et puis , que voulez -vous ?
1236: Il en arrivait , il en arrivait toujours , dix hommes contre un , et du canon tant qu' on en demandait .
1237: Le courage , dans ces histoires -là , ça ne sert qu' à rester sur le carreau .
1238: Enfin , une telle marmelade , que nous avons dû foutre le camp ...
1239: n' empêche que , pour des serins , nos officiers se sont montrés de fameux serins , n' est -ce pas ,
1240: * Picot ?
1241: Il y eut un silence .
1242: * Picot , le plus grand , avala un verre de vin blanc ;
1243: et , se torchant d' un revers de main :
1244: - bien sûr ...
1245: c' est comme à * Froeschwiller , fallait être bête à manger du foin pour se battre dans des conditions pareilles .
1246: Mon capitaine , un petit malin , le disait ...
1247: la vérité est qu' on ne devait pas savoir .
1248: Toute une armée de ces salauds nous est tombée sur le dos , quand nous étions à peine quarante mille , nous autres .
1249: Et on ne s' attendait pas à se battre ce jour -là , la bataille s' est engagée peu à peu , sans que les chefs le veuillent , paraît -il ...
1250: bref !
1251: Moi , je n' ai pas tout vu , naturellement .
1252: Mais ce que je sais bien , c' est que la danse a recommencé d' un bout à l' autre de la journée , et que , lorsqu' on croyait que c' était fini , pas du tout !
1253: Les violons reprenaient de plus belle ...
1254: d' abord , à * Woerth , un gentil village , avec un clocher drôle , qui a l' air d' un poêle , à cause des carreaux de faïence qu' on a mis dessus .
1255: Je ne sais foutre pas pourquoi on nous l' avait fait quitter le matin , car nous nous sommes usé les dents et les ongles pour le réoccuper , sans y parvenir .
1256: Oh !
1257: Mes enfants , ce qu' on s' est bûché là , ce qu' il y a eu de ventres ouverts et de cervelles écrabouillées , c' est à ne pas croire ! ...
1258: ensuite , ç'a été autour d' un autre village qu' on s' est cogné :
1259: * Elsasshaussen , un nom à coucher à la porte .
1260: Nous étions canardés par un tas de canons , qui tiraient à leur aise du haut d' une sacrée colline , que nous avions lâchée aussi le matin .
1261: Et c' est alors que j' ai vu , oui !
1262: Moi qui vous parle , j' ai vu la charge des cuirassiers .
1263: Ce qu' ils se sont fait tuer , les pauvres bougres !
1264: Une vraie pitié de lancer des chevaux et des hommes sur un terrain pareil , une pente couverte de broussailles , coupée de fossés !
1265: D' autant plus , nom de dieu !
1266: Que ça ne pouvait servir à rien du tout .
1267: N' importe !
1268: C' était crâne , ça vous réchauffait le coeur ...
1269: ensuite , n' est -ce pas ?
1270: Il semblait que le mieux était de s' en aller souffler plus loin .
1271: Le village flambait comme une allumette , les badois , les wurtembergeois , les prussiens , toute la clique , plus de cent vingt mille de ces salauds , à ce qu' on a compté plus tard , avaient fini par nous envelopper .
1272: Et pas du tout , voilà la musique qui repart plus fort , autour de * Froeschwiller !
1273: Car , c' est la vérité pure ,
1274: * Mac- * Mahon est peut-être un serin , mais il est brave .
1275: Fallait le voir sur son grand cheval , au milieu des obus !
1276: Un autre aurait filé dès le commencement , jugeant qu' il n' y a pas de honte à refuser de se battre , quand on n' est pas de force .
1277: Lui , puisque c' était commencé , a voulu se faire casser la gueule jusqu'au bout .
1278: Et ce qu' il y a réussi ! ...
1279: dans * Froeschwiller , voyez -vous !
1280: Ce n' étaient plus des hommes , c' étaient des bêtes qui se mangeaient .
1281: Pendant près de deux heures , les ruisseaux ont roulé du sang ...
1282: ensuite , ensuite , dame !
1283: Il a tout de même fallu décamper .
1284: Et dire qu' on est venu nous raconter qu' à la gauche nous avions culbuté les bavarois !
1285: Tonnerre de bon dieu !
1286: Si nous avions été cent vingt mille , nous aussi !
1287: Si nous avions eu assez de canons et des chefs un peu moins serins !
1288: Et violents , exaspérés encore , dans leurs uniformes en guenilles , gris de poussière ,
1289: * Coutard et * Picot se coupaient du pain , avalaient de gros morceaux de fromage , en jetant le cauchemar de leurs souvenirs , sous la jolie treille , aux grappes mûres , criblées par les flèches d' or du soleil .
1290: Maintenant , ils en étaient à l' effroyable déroute qui avait suivi , les régiments débandés , démoralisés , affamés , fuyant à travers champs , les grands chemins roulant une affreuse confusion d' hommes , de chevaux , de voitures , de canons , toute la débâcle d' une armée détruite , fouettée du vent fou de la panique .
1291: Puisqu' on n' avait point su se replier sagement et défendre les passages des * Vosges , où dix mille hommes en auraient arrêté cent mille , on aurait dû au moins faire sauter les ponts , combler les tunnels .
1292: Mais les généraux galopaient , dans l' effarement , et une telle tempête de stupeur soufflait , emportant à la fois les vaincus et les vainqueurs , qu' un instant les deux armées s' étaient perdues , dans cette poursuite à tâtons sous le grand jour ,
1293: * Mac- * Mahon filant vers * Lunéville , tandis que le prince royal de * Prusse le cherchait du côté des * Vosges .
1294: Le 7 , les débris du 1er corps traversaient * Saverne , ainsi qu' un fleuve limoneux et débordé , charriant des épaves .
1295: Le 8 , à
1296: * Sarrebourg , le 5e corps venait tomber dans le 1er , comme un torrent démonté dans un autre , en fuite lui aussi , battu sans avoir combattu , entraînant son chef , le triste général * De * Failly , affolé de ce qu' on faisait remonter à son inaction la responsabilité de la défaite .
1297: Le 9 , le 10 , la galopade continuait , un sauve-qui-peut enragé qui ne regardait même pas en arrière .
1298: Le 11 , sous une pluie battante , on descendait vers * Bayon , pour éviter
1299: * Nancy , à la suite d' une rumeur fausse qui disait cette ville au pouvoir de l' ennemi .
1300: Le 12 , on campait à * Haroué , le 13 , à * Vicherey ;
1301: et , le 14 , on était à * Neufchâteau , où le chemin de fer , enfin , recueillit cette masse roulante d' hommes qu' il chargea à la pelle dans des trains , pendant trois jours , pour les transporter à * Châlons .
1302: Vingt-quatre heures après le départ du dernier train , les prussiens arrivaient .
1303: - ah !
1304: Foutu sort !
1305: Conclut * Picot , ce qu' il a fallu jouer des jambes ! ...
1306: et nous qu' on avait laissés à l' hôpital !
1307: * Coutard achevait de vider la bouteille dans son verre et dans celui du camarade .
1308: - oui , nous avons pris nos cliques et nos claques , et nous courons encore ...
1309: bah !
1310: ça va mieux tout de même , puisqu' on peut boire un coup à la santé de ceux qui n' ont pas eu la gueule cassée .
1311: * Maurice , alors , comprit .
1312: Après la surprise imbécile de * Wissembourg , l' écrasement de * Froeschwiller était le coup de foudre , dont la lueur sinistre venait d' éclairer nettement la terrible vérité .
1313: Nous étions mal préparés , une artillerie médiocre , des effectifs menteurs , des généraux incapables ;
1314: et l' ennemi , tant dédaigné , apparaissait fort et solide , innombrable , avec une discipline et une tactique parfaites .
1315: Le faible rideau de nos sept corps , disséminés de * Metz à * Strasbourg , venait d' être enfoncé par les trois armées allemandes , comme par des coins puissants .
1316: Du coup , nous restions seuls , ni l' * Autriche , ni l' * Italie ne viendraient , le plan de l' empereur s' était effondré dans la lenteur des opérations et dans l' incapacité des chefs .
1317: Et jusqu'à la fatalité qui travaillait contre nous , accumulant les contretemps , les coïncidences fâcheuses , réalisant le plan secret des prussiens , qui était de couper en deux nos armées , d' en rejeter une partie sous
1318: * Metz , pour l' isoler de la * France , tandis qu' ils marcheraient sur * Paris , après avoir anéanti le reste .
1319: Dès maintenant , cela apparaissait mathématique , nous devions être vaincus pour toutes les causes dont l' inévitable résultat éclatait , c' était le choc de la bravoure inintelligente contre le grand nombre et la froide méthode .
1320: On aurait beau disputer plus tard , la défaite , malgré tout , était fatale , comme la loi des forces qui mènent le monde .
1321: Brusquement ,
1322: * Maurice , les yeux rêveurs et perdus , relut là-bas , devant lui , le cri :
1323: vive * Napoléon !
1324: Charbonné sur le grand mur jaune .
1325: Et il eut une sensation d' intolérable malaise , un élancement dont la brûlure lui trouait le coeur .
1326: C' était donc vrai que cette * France , aux victoires légendaires , et qui s' était promenée , tambours battants , au travers de l' * Europe , venait d' être culbutée du premier coup par un petit peuple dédaigné ?
1327: Cinquante ans avaient suffi , le monde était changé , la défaite s' abattait effroyable sur les éternels vainqueurs .
1328: Et il se souvenait de tout ce que
1329: * Weiss , son beau-frère , avait dit , pendant la nuit d' angoisse , devant * Mulhouse .
1330: Oui , lui seul alors était clairvoyant , devinait les causes lentes et cachées de notre affaiblissement , sentait le vent nouveau de jeunesse et de force qui soufflait d' * Allemagne .
1331: N' était -ce pas un âge guerrier qui finissait , un autre qui commençait ?
1332: Malheur à qui s' arrête dans l' effort continu des nations , la victoire est à ceux qui marchent à l' avant-garde , aux plus savants , aux plus sains , aux plus forts !
1333: Mais , à ce moment , il y eut des rires , des cris de fille qu' on force et qui plaisante .
1334: C' était le lieutenant * Rochas , qui , dans la vieille cuisine enfumée , égayée d' images d' * épinal , tenait entre ses bras la jolie servante , en troupier conquérant .
1335: Il parut sous la tonnelle , où il se fit servir un café ;
1336: et , comme il avait entendu les dernières paroles de * Coutard et de * Picot , il intervint gaiement :
1337: - bah !
1338: Mes enfants , ce n' est rien , tout ça !
1339: C' est le commencement de la danse , vous allez voir la sacrée revanche , à cette heure ! ...
1340: pardi !
1341: Jusqu'à présent , ils se sont mis cinq contre un .
1342: Mais ça va changer , c' est moi qui vous en fiche mon billet ! ...
1343: nous sommes trois cent mille , ici .
1344: Tous les mouvements que nous faisons et qu' on ne comprend pas , c' est pour attirer les prussiens sur nous , tandis que * Bazaine , qui les surveille , va les prendre en queue ...
1345: alors , nous les aplatissons , crac !
1346: Comme cette mouche !
1347: D' une claque sonore , entre ses mains , il avait écrasé une mouche au vol ;
1348: et il s' égayait plus haut , et il croyait de toute son innocence à ce plan si aisé , retombé d' aplomb dans sa foi au courage invincible .
1349: Obligeamment , il indiqua aux deux soldats la place exacte de leur régiment ;
1350: puis , heureux , un cigare aux dents , il s' installa devant sa demi-tasse .
1351: - le plaisir a été pour moi , camarades !
1352: Répondit
1353: * Maurice à * Coutard et à * Picot qui s' en allaient , en le remerciant de son fromage et de sa bouteille de vin .
1354: Il s' était fait également servir une tasse de café , et il regardait le lieutenant , gagné par sa belle humeur , un peu surpris pourtant des trois cent mille hommes , lorsqu' on n' était guère plus de cent mille , et de sa singulière facilité à écraser les prussiens entre l' armée de * Châlons et l' armée de * Metz .
1355: Mais il avait , lui aussi , un tel besoin d' illusion !
1356: Pourquoi ne pas espérer encore , lorsque le passé glorieux chantait toujours si haut dans sa mémoire ?
1357: La vieille guinguette était si joyeuse , avec sa treille d' où pendait le clair raisin de * France , doré de soleil !
1358: De nouveau , il eut une heure de confiance , au-dessus de la grande tristesse sourde amassée peu à peu en lui .
1359: * Maurice avait un instant suivi des yeux un officier de chasseurs d' * Afrique , accompagné d' une ordonnance , qui tous deux venaient de disparaître au grand trot , à l' angle de la maison silencieuse , occupée par l' empereur .
1360: Puis , comme l' ordonnance reparaissait seule et s' arrêtait avec les deux chevaux , à la porte du cabaret , il eut un cri de surprise .
1361: - * Prosper ! ...
1362: moi qui vous croyais à * Metz !
1363: C' était un homme de * Remilly , un simple valet de ferme , qu' il avait connu enfant , lorsqu' il allait passer les vacances chez l' oncle * Fouchard .
1364: Tombé au sort , il était depuis trois ans en
1365: * Afrique , lorsque la guerre avait éclaté ;
1366: et il avait bon air sous la veste bleu de ciel , le large pantalon rouge à bandes bleues et la ceinture de laine rouge , avec sa longue face sèche , ses membres souples et forts , d' une adresse extraordinaire .
1367: - tiens !
1368: Cette rencontre ! ...
1369: * Monsieur * Maurice !
1370: Mais il ne se pressait pas , conduisait à l' écurie les chevaux fumants , donnait surtout au sien un coup d' oeil paternel .
1371: L' amour du cheval , pris sans doute dès l' enfance , quand il menait les bêtes au labour , lui avait fait choisir la cavalerie .
1372: - c' est que nous arrivons de * Monthois , plus de dix lieues d' une traite , reprit -il quand il revint ;
1373: et * Zéphir va prendre volontiers quelque chose .
1374: * Zéphir , c' était son cheval .
1375: Lui , refusa de manger , accepta un café seulement .
1376: Il attendait son officier , qui attendait l' empereur .
1377: ça pouvait durer cinq minutes , ça pouvait durer deux heures .
1378: Alors , son officier lui avait dit de mettre les chevaux à l' ombre .
1379: Et , comme * Maurice , la curiosité éveillée , tâchait de savoir , il eut un geste vague .
1380: - sais pas ...
1381: une commission bien sûr ...
1382: des papiers à remettre .
1383: Mais * Rochas , d' un oeil attendri , regardait le chasseur , dont l' uniforme éveillait ses souvenirs d' * Afrique .
1384: - eh !
1385: Mon garçon , où étiez -vous , là-bas ?
1386: -à * Médéah , mon lieutenant .
1387: * Médéah !
1388: Et ils causèrent , rapprochés , malgré la hiérarchie .
1389: * Prosper s' était fait à cette vie de continuelle alerte , toujours à cheval , partant pour la bataille comme on part pour la chasse , quelque grande battue d' arabes .
1390: On avait une seule gamelle par six hommes , par tribu ;
1391: et chaque tribu était une famille , l' un faisant la cuisine , l' autre lavant le linge , les autres plantant la tente , soignant les bêtes , nettoyant les armes .
1392: On chevauchait le matin et l' après-midi , chargé d' un paquetage énorme , par des soleils de plomb .
1393: On allumait le soir , pour chasser les moustiques , de grands feux , autour desquels desquels on chantait des chansons de * France .
1394: Souvent , sous la nuit claire , criblée d' étoiles , il fallait se relever et mettre la paix parmi les chevaux , qui , fouettés de vent tiède , se mordaient tout d' un coup , arrachaient les piquets , avec de furieux hennissements .
1395: Puis , c' était le café , le délicieux café , la grande affaire , qu' on écrasait au fond d' une gamelle et qu' on passait au travers d' une ceinture rouge d' ordonnance .
1396: Mais il y avait aussi les jours noirs , loin de tout centre habité , en face de l' ennemi .
1397: Alors , plus de feux , plus de chants , plus de noces .
1398: On souffrait parfois horriblement de la privation de sommeil , de la soif et de la faim .
1399: N' importe !
1400: On l' aimait , cette existence d' imprévu et d' aventures , cette guerre d' escarmouches , si propre à l' éclat de la bravoure personnelle , amusante comme la conquête d' une île sauvage , égayée par les razzias , le vol en grand , et par le maraudage , les petits vols des chapardeurs , dont les bons tours légendaires faisaient rire jusqu'aux généraux .
1401: - ah !
1402: Dit * Prosper , devenu grave , ce n' est pas ici comme là-bas , on se bat autrement .
1403: Et , sur une nouvelle question de * Maurice , il dit leur débarquement à * Toulon , leur long et pénible voyage jusqu'à * Lunéville .
1404: C' était là qu' ils avaient appris * Wissembourg et * Froeschwiller .
1405: Ensuite , il ne savait plus , confondait les villes :
1406: de * Nancy à * Saint- * Mihiel , de * Saint- * Mihiel à * Metz .
1407: Le 14 , il devait y avoir eu une grande bataille , l' horizon était en feu ;
1408: mais lui n' avait vu que quatre uhlans , derrière une haie .
1409: Le 16 , on s' était battu encore , le canon faisait rage dès six heures du matin ;
1410: et on lui avait dit que , le 18 , la danse avait recommencé , plus terrible .
1411: Seulement , les chasseurs n' étaient plus là , parce que , le 16 , à * Gravelotte , comme ils attendaient d' entrer en ligne , le long d' une route , l' empereur , qui filait dans une calèche , les avait pris en passant , pour l' accompagner à * Verdun .
1412: Une jolie trotte , quarante-deux kilomètres au galop , avec la peur , à chaque instant , d' être coupés par les prussiens !
1413: -et * Bazaine ?
1414: Demanda * Rochas .
1415: - * Bazaine ?
1416: On dit qu' il a été rudement content que l' empereur lui fiche la paix .
1417: Mais le lieutenant voulait savoir si * Bazaine arrivait .
1418: Et * Prosper eut un geste vague :
1419: est -ce qu' on pouvait dire ?
1420: Eux , depuis le 16 , avaient passé les journées en marches et contremarches sous la pluie , en reconnaissances , en grand'gardes , sans voir un ennemi .
1421: Maintenant , ils faisaient partie de l' armée de * Châlons .
1422: Son régiment , deux autres de chasseurs de * France et un de hussards , formaient l' une des divisions de la cavalerie de réserve , la première division , commandée par le général
1423: * Margueritte , dont il parlait avec une tendresse enthousiaste .
1424: - ah !
1425: Le bougre !
1426: En voilà un rude lapin !
1427: Mais à quoi bon ?
1428: Puisqu' on n' a encore su que nous faire patauger dans la boue !
1429: Il y eut un silence .
1430: Puis ,
1431: * Maurice causa un instant de * Remilly , de l' oncle * Fouchard , et * Prosper regretta de ne pouvoir aller serrer la main d' * Honoré , le maréchal des logis , dont la batterie devait camper à plus d' une lieue de là , de l' autre côté du chemin de * Laon .
1432: Mais un ébrouement de cheval lui fit dresser l' oreille , il se leva , disparut pour s' assurer que * Zéphir ne manquait de rien .
1433: Peu à peu , des soldats de toute arme et de tous grades envahissaient la guinguette , à cette heure de la demi-tasse et du pousse-café .
1434: Pas une des tables ne restait libre , c' était une gaieté éclatante d' uniformes dans la verdure des pampres éclaboussés de soleil .
1435: Le major
1436: * Bouroche venait de s' asseoir près de * Rochas , lorsque * Jean se présenta , porteur d' un ordre .
1437: - mon lieutenant , c' est le capitaine qui vous attendra à trois heures , pour un règlement de service .
1438: D' un signe de tête ,
1439: * Rochas dit qu' il serait exact ;
1440: et * Jean ne partit pas tout de suite , sourit à * Maurice , qui allumait une cigarette .
1441: Depuis la scène du wagon , il y avait entre les deux hommes une trêve tacite , comme une étude réciproque , de plus en plus bienveillante .
1442: * Prosper était revenu , pris d' impatience .
1443: - je vas manger , moi , si mon chef ne sort pas de cette baraque ...
1444: c' est fichu , l' empereur est capable de ne pas rentrer avant ce soir .
1445: - dites donc , demanda * Maurice , dont la curiosité se réveillait , c' est peut-être bien des nouvelles de * Bazaine que vous apportez ?
1446: -possible !
1447: On en causait là-bas , à * Monthois .
1448: Mais il y eut un brusque mouvement .
1449: Et * Jean , qui était resté à une des portes de la tonnelle , se retourna , en disant :
1450: - l' empereur !
1451: Tous furent aussitôt debout .
1452: Entre les peupliers , par la grande route blanche , un peloton de cent-gardes apparaissait , d' un luxe d' uniformes correct encore et resplendissant , avec le grand soleil doré de leur cuirasse .
1453: Puis , tout de suite , venait l' empereur à cheval , dans un large espace libre , accompagné de son état-major , que suivait un second peloton de cent-gardes .
1454: Les fronts s' étaient découverts , quelques acclamations retentirent .
1455: Et l' empereur , au passage , leva la tête , très pâle , la face déjà tirée , les yeux vacillants , comme troubles et pleins d' eau .
1456: Il parut s' éveiller d' une somnolence , il eut un faible sourire à la vue de ce cabaret ensoleillé , et salua .
1457: Alors ,
1458: * Jean et * Maurice entendirent distinctement , derrière eux ,
1459: * Bouroche qui grognait , après avoir sondé à fond l' empereur de son coup d' oeil de praticien :
1460: - décidément , il a une sale pierre dans son sac .
1461: Puis , d' un mot , il arrêta son diagnostic :
1462: - foutu !
1463: * Jean , dans son étroit bon sens , avait eu un hochement de tête :
1464: une sacrée malechance pour une armée , un pareil chef !
1465: Et , dix minutes plus tard , après avoir serré la main de * Prosper , lorsque
1466: * Maurice , heureux de son fin déjeuner , s' en alla fumer en flânant d' autres cigarettes , il emporta cette image de l' empereur , si blême et si vague , passant au petit trot de son cheval .
1467: C' était le conspirateur , le rêveur à qui l' énergie manque au moment de l' action .
1468: On le disait très bon , très capable d' une grande et généreuse pensée , très tenace d' ailleurs en son vouloir d' homme silencieux ;
1469: et il était aussi très brave , méprisant le danger en fataliste prêt toujours à subir le destin .
1470: Mais il semblait frappé de stupeur dans les grandes crises , comme paralysé devant l' accomplissement des faits , impuissant dès lors à réagir contre la fortune , si elle lui devenait adverse .
1471: Et * Maurice se demandait s' il n' y avait pas là un état physiologique spécial , aggravé par la souffrance , si la maladie dont l' empereur souffrait visiblement n' était pas la cause de cette indécision , de cette incapacité grandissantes qu' il montrait depuis le commencement de la campagne .
1472: Cela aurait tout expliqué .
1473: Un gravier dans la chair d' un homme , et les empires s' écroulent .
1474: Le soir , dans le camp , après l' appel , il y eut une soudaine agitation , des officiers courant , transmettant des ordres , réglant le départ du lendemain matin , à cinq heures .
1475: Et ce fut , pour
1476: * Maurice , un sursaut de surprise et d' inquiétude , quand il comprit que tout , une fois encore , était changé :
1477: on ne se repliait plus sur * Paris , on allait marcher sur * Verdun , à la rencontre de * Bazaine .
1478: Le bruit circulait d' une dépêche de ce dernier , arrivée dans la journée , annonçant qu' il opérait son mouvement de retraite ;
1479: et le jeune homme se rappela * Prosper , avec l' officier de chasseurs , venus de * Monthois , peut-être bien pour apporter une copie de cette dépêche .
1480: C' était donc l' impératrice-régente et le conseil des ministres qui triomphaient , grâce à la continuelle incertitude du maréchal * De
1481: * Mac- * Mahon , dans leur épouvante de voir l' empereur rentrer à * Paris , dans leur volonté têtue de pousser malgré tout l' armée en avant , pour tenter le suprême sauvetage de la dynastie .
1482: Et cet empereur misérable , ce pauvre homme qui n' avait plus de place dans son empire , allait être emporté comme un paquet inutile et encombrant , parmi les bagages de ses troupes , condamné à traîner derrière lui l' ironie de sa maison impériale , ses cent-gardes , ses voitures , ses chevaux , ses cuisiniers , ses fourgons de casseroles d' argent et de vin de * Champagne , toute la pompe de son manteau de cour , semé d' abeilles , balayant le sang et la boue des grandes routes de la défaite .
1483: à minuit ,
1484: * Maurice ne dormait pas encore .
1485: Une insomnie fiévreuse , traversée de mauvais rêves , le faisait se retourner sous la tente .
1486: Il finit par en sortir , soulagé d' être debout , de respirer l' air froid , fouetté de vent .
1487: Le ciel s' était couvert de gros nuages , la nuit devenait très sombre , un infini morne de ténèbres , que les derniers feux mourants des fronts de bandière éclairaient de rares étoiles .
1488: Et , dans cette paix noire , comme écrasée de silence , on sentait la respiration lente des cent mille hommes qui étaient couchés là .
1489: Alors , les angoisses de * Maurice s' apaisèrent , une fraternité lui vint , pleine de tendresse indulgente pour tous ces vivants endormis , dont bientôt des milliers dormiraient du sommeil de la mort .
1490: Braves gens tout de même !
1491: Ils n' étaient guère disciplinés , ils volaient et buvaient .
1492: Mais que de souffrances déjà , et que d' excuses , dans l' effondrement de la nation entière !
1493: Les vétérans glorieux de * Sébastopol et de * Solférino n' étaient déjà plus que le petit nombre , encadrés parmi des troupes trop jeunes , incapables d' une longue résistance .
1494: Ces quatre corps , formés et reconstitués à la hâte , sans liens solides entre eux , c' était l' armée de la désespérance , le troupeau expiatoire qu' on envoyait au sacrifice , pour tenter de fléchir la colère du destin .
1495: Elle allait monter son calvaire jusqu'au bout , payant les fautes de tous du flot rouge de son sang , grandie dans l' horreur même du désastre .
1496: Et * Maurice , à ce moment , au fond de l' ombre frissonnante , eut la conscience d' un grand devoir .
1497: Il ne cédait plus à l' espérance vantarde de remporter les victoires légendaires .
1498: Cette marche sur * Verdun , c' était une marche à la mort , et il l' acceptait avec une résignation allègre et forte , puisqu' il fallait mourir .
1499: chapitre IV :
1500: le 23 août , un mardi , à six heures du matin , le camp fut levé , les cent mille hommes de l' armée de * Châlons s' ébranlèrent , coulèrent bientôt en un ruissellement immense , comme un fleuve d' hommes , un instant épandu en lac , qui reprend son cours ;
1501: et , malgré les rumeurs qui avaient couru la veille , ce fut une grande surprise pour beaucoup , de voir qu' au lieu de continuer le mouvement de retraite , on tournait le dos à * Paris , allant là-bas , vers l' est , à l' inconnu .
1502: à cinq heures du matin , le 7e corps n' avait pas encore de cartouches .
1503: Depuis deux jours , les artilleurs s' épuisaient , pour débarquer les chevaux et le matériel , dans la gare encombrée des approvisionnements qui refluaient de * Metz .
1504: Et ce fut au dernier moment que des wagons chargés de cartouches furent découverts parmi l' inextricable pêle-mêle des trains , et qu' une compagnie de corvée , dont * Jean faisait partie , put en rapporter deux cent quarante mille , sur des voitures réquisitionnées à la hâte .
1505: * Jean distribua les cent cartouches réglementaires à chacun des hommes de son escouade , au moment même où * Gaude , le clairon de la compagnie , sonnait le départ .
1506: Le 106e ne devait pas traverser * Reims , l' ordre de marche était de tourner la ville , pour rejoindre la grande route de * Châlons .
1507: Mais , cette fois encore , on avait négligé d' échelonner les heures , de sorte que les quatre corps d' armée étant partis ensemble , il se produisit une extrême confusion , à l' entrée des premiers tronçons de routes communes .
1508: L' artillerie , la cavalerie , à chaque instant , coupaient et arrêtaient les lignes de fantassins .
1509: Des brigades entières durent attendre pendant une heure , l' arme au pied .
1510: Et le pis , ce fut qu' un épouvantable orage éclata , dix minutes à peine après le départ , une pluie diluvienne qui trempa les hommes jusqu'aux os , alourdissant sur leurs épaules le sac et la capote .
1511: Le 106e , pourtant , avait pu se remettre en marche , comme la pluie cessait ;
1512: tandis que , dans un champ voisin , des zouaves , forcés d' attendre encore , avaient trouvé , pour prendre patience , le petit jeu de se battre à coups de boules de terre , des paquets de boue dont l' éclaboussement , sur les uniformes , soulevait des tempêtes de rire .
1513: Presque aussitôt , le soleil reparut , un soleil triomphal , dans la chaude matinée d' août .
1514: Et la gaieté revint , les hommes fumaient comme une lessive , étendue au grand air :
1515: très vite ils furent secs , pareils à des chiens crottés , retirés d' une mare , plaisantant des sonnettes de fange durcie qu' ils emportaient à leurs pantalons rouges .
1516: à chaque carrefour , il fallait s' arrêter encore .
1517: Tout au bout d' un faubourg de * Reims , il y eut une dernière halte , devant un débit de boissons qui ne désemplissait pas .
1518: Alors ,
1519: * Maurice eut l' idée de régaler l' escouade , comme souhait de bonne chance à tous .
1520: - caporal , si vous le permettez ...
1521: * Jean , après une courte hésitation , accepta un petit verre .
1522: Et il y avait là * Loubet et * Chouteau , ce dernier sournoisement respectueux , depuis que le caporal faisait sentir sa poigne ;
1523: et il y avait également * Pache et * Lapoulle , deux braves garçons , lorsqu' on ne leur montait pas la tête .
1524: - à votre santé , caporal !
1525: Dit * Chouteau d' une voix de bon apôtre .
1526: - à la vôtre , et que chacun tâche de rapporter sa tête et ses pieds !
1527: Répondit * Jean avec politesse , au milieu d' un rire approbateur .
1528: Mais on partait , le capitaine * Beaudoin s' était approché d' un air choqué , pendant que le lieutenant
1529: * Rochas affectait de tourner la tête , indulgent à la soif de ses hommes .
1530: Déjà , l' on filait sur la route de * Châlons , un interminable ruban , bordé d' arbres , allant d' un trait , tout droit , parmi l' immense plaine , des chaumes à l' infini , que bossuaient çà et là de hautes meules et des moulins de bois , agitant leurs ailes .
1531: Plus au nord , des files de poteaux télégraphiques indiquaient d' autres routes , où l' on reconnaissait les lignes sombres d' autres régiments en marche .
1532: Beaucoup même coupaient à travers champs , en masses profondes .
1533: Une brigade de cavalerie , en avant , sur la gauche , trottait dans un éblouissement de soleil .
1534: Et tout l' horizon désert , d' un vide triste et sans bornes , s' animait , se peuplait ainsi de ces ruisseaux d' hommes débordant de partout , de ces coulées intarissables de fourmilière géante .
1535: Vers neuf heures , le 106e quitta la route de * Châlons , pour prendre , à gauche , celle de * Suippe , un autre ruban tout droit , à l' infini .
1536: On marchait par deux files espacées , laissant le milieu de la route libre .
1537: Les officiers s' y avançaient à l' aise , seuls ;
1538: et * Maurice avait remarqué leur air soucieux , qui contrastait avec la belle humeur , la satisfaction gaillarde des soldats , heureux comme des enfants de marcher enfin .
1539: Même , l' escouade se trouvant presque en tête , il apercevait de loin le colonel ,
1540: * M * De * Vineuil , dont l' allure sombre , la grande taille raidie , balancée au pas du cheval , le frappait .
1541: On avait relégué la musique à l' arrière , avec les cantines du régiment .
1542: Puis , accompagnant la division , venaient les ambulances et le train des équipages , que suivait le convoi du corps tout entier , un immense convoi , des fourragères , des fourgons fermés pour les provisions , des chariots pour les bagages , un défilé de voitures de toutes sortes , qui tenait plus de cinq kilomètres , et dont , aux rares coudes de la route , on apercevait l' interminable queue .
1543: Enfin , à l' extrême bout , des troupeaux fermaient la colonne , une débandade de grands boeufs piétinant dans un flot de poussière , la viande encore sur pied , poussée à coups de fouet , d' une peuplade guerrière en migration .
1544: Cependant ,
1545: * Lapoulle , de temps à autre , remontait son sac , d' un haussement d' épaule .
1546: Sous le prétexte qu' il était le plus fort , on le chargeait des ustensiles communs à toute l' escouade , la grande marmite et le bidon , pour la provision d' eau .
1547: Cette fois même , on lui avait confié la pelle de la compagnie , en lui persuadant que c' était un honneur .
1548: Et il ne se plaignait pas , il riait d' une chanson dont * Loubet , le ténor de l' escouade , charmait la longueur de la route .
1549: * Loubet , lui , avait un sac célèbre , dans lequel on trouvait de tout :
1550: du linge , des souliers de rechange , de la mercerie , des brosses , du chocolat , un couvert et une timbale , sans compter les vivres réglementaires , des biscuits , du café ;
1551: et , bien que les cartouches y fussent aussi , qu' il y eût encore , sur le sac , la couverture roulée , la tente-abri et ses piquets , tout cela paraissait léger , tellement il savait , selon son mot , bien faire sa malle .
1552: - foutu pays tout de même !
1553: Répétait de loin en loin
1554: * Chouteau , en jetant un regard de mépris sur ces plaines mornes de la * Champagne pouilleuse .
1555: Les vastes étendues de terre crayeuse continuaient , se succédaient sans fin .
1556: Pas une ferme , pas une âme , rien que des vols de corbeaux tachant de noir l' immensité grise .
1557: à gauche , très loin , des bois de pin , d' une verdure sombre , couronnaient les lentes ondulations qui bornaient le ciel ;
1558: tandis que , sur la droite , on devinait le cours de la * Vesle , à une ligne d' arbres continue .
1559: Et là , derrière les coteaux , on voyait , depuis une lieue , monter une fumée énorme , dont les flots amassés finissaient par barrer l' horizon d' une effrayante nuée d' incendie .
1560: - qu' est -ce qui brûle donc , là-bas ?
1561: Demandaient des voix de tous côtés .
1562: Mais l' explication courut d' un bout à l' autre de la colonne .
1563: C' était le camp de * Châlons qui flambait depuis deux jours , incendié par ordre de l' empereur , pour sauver des mains des prussiens les richesses entassées .
1564: La cavalerie d' arrière-garde avait , disait -on , été chargée de mettre le feu à un grand baraquement , appelé le magasin jaune , plein de tentes , de piquets , de nattes , et au magasin neuf , un immense hangar fermé , où s' empilaient des gamelles , des souliers , des couvertures , de quoi équiper cent autres mille hommes .
1565: Des meules de fourrage , allumées elles aussi , fumaient comme des torches gigantesques .
1566: Et , à ce spectacle , devant ces tourbillons livides qui débordaient des collines lointaines , emplissant le ciel d' un irréparable deuil , l' armée , en marche par la grande plaine triste , était tombée dans un lourd silence .
1567: Sous le soleil , on n' entendait plus que la cadence des pas , tandis que les têtes , malgré elles , se tournaient toujours vers les fumées grossissantes , dont la nuée de désastre sembla suivre la colonne pendant toute une lieue encore .
1568: La gaieté revint à la grande halte , dans un chaume , où les soldats purent s' asseoir sur leurs sacs , pour manger un morceau .
1569: Les gros biscuits , carrés , servaient à tremper la soupe ;
1570: mais les petits , ronds , croquants et légers , étaient une vraie friandise , qui avait le seul défaut de donner une soif terrible .
1571: Invité ,
1572: * Pache à son tour chanta un cantique , que toute l' escouade reprit en choeur .
1573: * Jean , bon enfant , souriait , laissait faire , tandis que * Maurice reprenait confiance , à voir l' entrain de tous , le bel ordre et la belle humeur de cette première journée de marche .
1574: Et le reste de l' étape fut franchi du même pas gaillard .
1575: Pourtant , les huit derniers kilomètres semblèrent durs .
1576: On venait de laisser à droite le village de * Prosnes , on avait quitté la grand'route pour couper à travers des terrains incultes , des landes sablonneuses plantées de petits bois de pins ;
1577: et la division entière , suivie de l' interminable convoi , tournait au milieu de ces bois , dans ce sable , où l' on enfonçait jusqu'à la cheville .
1578: Le désert s' était encore élargi , on ne rencontra qu' un maigre troupeau de moutons , gardé par un grand chien noir .
1579: Enfin , vers quatre heures , le 106e s' arrêta à
1580: * Dontrien , un village bâti au bord de la * Suippe .
1581: La petite rivière court parmi des bouquets d' arbres , la vieille église est au milieu du cimetière , qu' un marronnier immense couvre tout entier de son ombre .
1582: Et ce fut sur la rive gauche , dans un pré en pente , que le régiment dressa ses tentes .
1583: Les officiers disaient que les quatre corps d' armée , ce soir -là , allaient bivouaquer sur la ligne de la * Suippe , d' * Auberive à * Heutrégiville , en passant par
1584: * Dontrien , * Béthiniville et * Pont- * Faverger , un front de bandière qui avait près de cinq lieues .
1585: Tout de suite ,
1586: * Gaude sonna à la distribution , et * Jean dut courir , car le caporal était le grand pourvoyeur , toujours en alerte .
1587: Il avait emmené
1588: * Lapoulle , ils revinrent au bout d' une demi-heure , chargés d' une côte de boeuf saignante et d' un fagot de bois .
1589: On avait déjà , sous un chêne , abattu et dépecé trois bêtes du troupeau qui suivait .
1590: * Lapoulle dut retourner chercher le pain , qu' on cuisait à * Dontrien même , depuis midi , dans les fours du village .
1591: Et , ce premier jour , tout fut vraiment en abondance , sauf le vin et le tabac , dont jamais d' ailleurs aucune distribution ne devait être faite .
1592: Comme * Jean était de retour , il trouva * Chouteau en train de dresser la tente , aidé de * Pache .
1593: Il les regarda un instant , en ancien soldat d' expérience , qui n' aurait pas donné quatre sous de leur besogne .
1594: - ça va bien qu' il fera beau cette nuit , dit -il enfin .
1595: Autrement , s' il ventait , nous irions nous promener dans la rivière ...
1596: faudra que je vous apprenne .
1597: Et il voulut envoyer * Maurice à la provision d' eau , avec le grand bidon .
1598: Mais celui -ci , assis dans l' herbe , s' était déchaussé , pour examiner son pied droit .
1599: - tiens !
1600: Qu' est -ce que vous avez donc ?
1601: -c'est le contrefort qui m' a écorché le talon ...
1602: mes autres souliers s' en allaient , et j' ai eu la bêtise , à * Reims , d' acheter ceux -ci , qui me chaussaient bien .
1603: J' aurais dû choisir des bateaux .
1604: * Jean s' était mis à genoux et avait pris le pied , qu' il retournait avec précaution , comme un pied d' enfant , en hochant la tête .
1605: - vous savez , ce n' est pas drôle , ça ...
1606: faites attention .
1607: Un soldat qui n' a plus ses pieds , ça n' est bon qu' à être fichu au tas de cailloux .
1608: Mon capitaine , en * Italie , disait toujours qu' on gagne les batailles avec ses jambes .
1609: Aussi commanda -t-il à * Pache d' aller chercher l' eau .
1610: Du reste , la rivière coulait à cinquante mètres .
1611: Et * Loubet , pendant ce temps , ayant allumé le bois au fond du trou qu' il venait de creuser en terre , put tout de suite installer le pot-au-feu , la grande marmite remplie d' eau , dans laquelle il plongea la viande artistement ficelée .
1612: Dès lors , ce fut une béatitude , à regarder bouillir la soupe .
1613: L' escouade entière , libérée des corvées , s' était allongée sur l' herbe , autour du feu , en famille , pleine d' une sollicitude attendrie pour cette viande qui cuisait ;
1614: tandis que * Loubet , gravement , avec sa cuiller , écumait le pot .
1615: Ainsi que les enfants et les sauvages , ils n' avaient d' autre instinct que de manger et de dormir , dans cette course à l' inconnu , sans lendemain .
1616: Mais * Maurice venait de trouver dans son sac un journal acheté à * Reims , et * Chouteau demanda :
1617: - y a -t-il des nouvelles des prussiens ?
1618: Faut nous lire ça !
1619: On faisait bon ménage , sous l' autorité grandissante de * Jean .
1620: * Maurice , complaisamment , lut les nouvelles intéressantes , pendant que * Pache , la couturière de l' escouade , lui raccommodait sa capote , et que * Lapoulle nettoyait son fusil .
1621: D' abord , ce fut une grande victoire de * Bazaine , qui avait culbuté tout un corps prussien dans les carrières de * Jaumont ;
1622: et ce récit imaginaire était accompagné de circonstances dramatiques , les hommes et les chevaux s' écrasant parmi les roches , un anéantissement complet , pas même des cadavres entiers à mettre en terre .
1623: Ensuite , c' étaient des détails copieux sur le pitoyable état des armées allemandes , depuis qu' elles se trouvaient en
1624: * France :
1625: les soldats , mal nourris , mal équipés , tombés à l' absolu dénuement , mouraient en masse , le long des chemins , frappés d' affreuses maladies .
1626: Un autre article disait que le roi de * Prusse avait la diarrhée et que * Bismarck s' était cassé la jambe , en sautant par la fenêtre d' une auberge , dans laquelle des zouaves avaient failli le prendre .
1627: Bon , tout cela ! * Lapoulle en riait à se fendre les mâchoires , pendant que * Chouteau et les autres , sans émettre l' ombre d' un doute , crânaient à l' idée de ramasser bientôt les prussiens , comme des moineaux dans un champ , après la grêle .
1628: Et surtout on se tordait de la culbute de * Bismarck .
1629: Oh !
1630: Les zouaves et les turcos , c' en étaient des braves , ceux -là !
1631: Toutes sortes de légendes circulaient , l' * Allemagne tremblait et se fâchait , en disant qu' il était indigne d' une nation civilisée de se faire défendre ainsi par des sauvages .
1632: Bien que décimés déjà à
1633: * Froeschwiller , ils semblaient encore intacts et invincibles .
1634: Six heures sonnèrent au petit clocher de * Dontrien , et * Loubet cria :
1635: - à la soupe !
1636: L' escouade , religieusement , fit le rond .
1637: Au dernier moment ,
1638: * Loubet avait découvert des légumes , chez un paysan voisin .
1639: Régal complet , une soupe qui embaumait la carotte et le poireau , quelque chose de doux à l' estomac comme du velours .
1640: Les cuillers tapaient dur dans les petites gamelles .
1641: Puis ,
1642: * Jean , qui distribuait les portions , dut partager le boeuf , ce jour -là , avec la justice la plus stricte , car les yeux s' étaient allumés , il y aurait eu des grognements , si un morceau avait paru plus gros que l' autre .
1643: On torcha tout , on s' en mit jusqu'aux yeux .
1644: - ah !
1645: Nom de dieu !
1646: Déclara * Chouteau , en se renversant sur le dos , quand il eut fini , ça vaut tout de même mieux mieux qu' un coup de pied au derrière !
1647: Et * Maurice était très plein et très heureux , lui aussi , ne songeant plus à son pied dont la cuisson se calmait .
1648: Il acceptait maintenant ce compagnonnage brutal , redescendu à une égalité bon enfant , devant les besoins physiques de la vie en commun .
1649: La nuit , également , il dormit du profond sommeil de ses cinq camarades de tente , tous en tas , contents d' avoir chaud , sous l' abondante rosée qui tombait .
1650: Il faut dire que , poussé par
1651: * Loubet , * Lapoulle était allé prendre , à une meule voisine , de grandes brassées de paille , dans lesquelles les six gaillards ronflèrent comme dans de la plume .
1652: Et , sous la nuit claire , d' * Auberive à * Heutrégiville , le long des rives aimables de la * Suippe , lente parmi les saules , les feux des cent mille hommes endormis éclairaient les cinq lieues de plaine , comme une traînée d' étoiles .
1653: Au soleil levant , on fit le café , les grains pilés dans une gamelle avec la crosse du fusil , et jetés dans l' eau bouillante , puis le marc précipité au fond , à l' aide d' une goutte d' eau froide .
1654: Ce matin -là , le lever de l' astre était d' une magnificence royale , au milieu de grandes nuées de pourpre et d' or ;
1655: mais * Maurice lui-même ne voyait plus ces spectacles des horizons et du ciel , et * Jean seul , en paysan réfléchi , regardait d' un air inquiet l' aube rouge qui annonçait de la pluie .
1656: Aussi , avant le départ , comme on venait de distribuer le pain cuit la veille , et que l' escouade avait reçu trois pains longs , il blâma fortement * Loubet et * Pache de les avoir attachés sur leurs sacs .
1657: Les tentes étaient pliées , les sacs ficelés , on ne l' écouta point .
1658: Six heures sonnaient à tous les clochers des villages , lorsque l' armée entière s' ébranla , reprenant gaillardement sa marche en avant , dans l' espoir matinal de cette journée nouvelle .
1659: Le 106e , pour aller rejoindre la route de * Reims à
1660: * Vouziers , coupa presque tout de suite par des chemins de traverse , monta à travers des chaumes , pendant plus d' une heure .
1661: En bas , vers le nord , on apercevait parmi des arbres * Béthiniville , où l' on disait que l' empereur avait couché .
1662: Et , lorsqu' on fut sur la route de * Vouziers , les plaines de la veille recommencèrent , la
1663: * Champagne pouilleuse acheva de dérouler ses champs pauvres , d' une désespérante monotonie .
1664: Maintenant , c' était l' * Arne , un maigre ruisseau , qui coulait à gauche , tandis que les terres nues s' étendaient à droite , à l' infini , prolongeant l' horizon de leurs lignes plates .
1665: On traversa des villages ,
1666: * Saint- * Clément , dont l' unique rue serpente aux deux bords de la route ,
1667: * Saint- * Pierre , gros bourg de richards qui avaient barricadé leurs portes et leurs fenêtres .
1668: La grande halte eut lieu , vers dix heures , près d' un autre village ,
1669: * Saint- * étienne , où les soldats eurent la joie de trouver encore du tabac .
1670: Le 7e corps s' était divisé en plusieurs colonnes , le 106e marchait seul , n' ayant derrière lui qu' un bataillon de chasseurs et que l' artillerie de réserve ;
1671: et , vainement ,
1672: * Maurice se retournait , aux coudes des routes , pour revoir l' immense convoi qui l' avait intéressé la veille :
1673: les troupeaux s' en étaient allés , il n' y avait plus que des canons roulant , grandis par ces plaines rases , comme des sauterelles sombres et hautes sur pattes .
1674: Mais , après * Saint- * étienne , le chemin devint abominable , un chemin qui montait par ondulations lentes , au milieu de vastes champs stériles , dans lesquels ne poussaient que les éternels bois de pins , à la verdure noire , si triste au milieu des terres blanches .
1675: On n' avait pas encore traversé une pareille désolation .
1676: Mal empierré , détrempé par les dernières pluies , le chemin était un véritable lit de boue , de l' argile grise délayée , où les pieds se collaient comme dans de la poix .
1677: La fatigue fut extrême , les hommes n' avançaient plus , épuisés .
1678: Et , pour comble d' ennui , des averses brusques se mirent à tomber , d' une violence terrible .
1679: L' artillerie , embourbée , faillit rester en route .
1680: * Chouteau , qui portait le riz de l' escouade , hors d' haleine , furieux de la charge dont il était écrasé , jeta le paquet , croyant n' être vu de personne .
1681: * Loubet l' avait aperçu .
1682: - t' as tort , c' est pas à faire , ces coups -là , parce qu' ensuite les camarades se brossent le ventre .
1683: - ah !
1684: Ouiche !
1685: Répondit * Chouteau , puisqu' on a de tout , on nous en donnera d' autre , à l' étape .
1686: Et * Loubet , qui portait le lard , convaincu par le raisonnement , se débarrassa à son tour .
1687: * Maurice , lui , souffrait de plus en plus de son pied , dont le talon devait s' être enflammé de nouveau .
1688: Il traînait la jambe , si douloureusement , que * Jean céda à une sollicitude grandissante .
1689: - hein !
1690: ça ne va pas , ça recommence ?
1691: Puis , comme on faisait une courte halte pour laisser souffler les hommes , il lui donna un bon conseil .
1692: - déchaussez -vous , marchez le pied nu , la boue fraîche calmera la brûlure .
1693: En effet ,
1694: * Maurice put de cette façon continuer à suivre , sans trop de peine ;
1695: et un profond sentiment de reconnaissance l' envahit .
1696: C' était une véritable chance , pour une escouade , d' avoir un caporal pareil , ayant servi , sachant les tours du métier :
1697: un paysan mal dégrossi , évidemment ;
1698: mais tout de même un brave homme .
1699: On n' arriva que tard à * Contreuve , où l' on devait bivouaquer , après avoir traversé la route de * Châlons à * Vouziers et être descendu , par une côte raide , dans le ravin de * Semide .
1700: Le pays changeait , c' étaient déjà les * Ardennes .
1701: Et , des vastes coteaux nus , choisis pour le campement du 7e corps , dominant le village , on apercevait au loin la vallée de l' * Aisne , perdue dans la fumée pâle des averses .
1702: à six heures ,
1703: * Gaude n' avait pas encore sonné à la distribution .
1704: Alors ,
1705: * Jean , pour s' occuper , inquiet d' ailleurs du grand vent qui se levait , voulut en personne planter la tente .
1706: Il montra à ses hommes comment il fallait choisir un terrain en pente légère , enfoncer les piquets de biais , creuser une rigole autour de la toile , pour l' écoulement des eaux .
1707: * Maurice , à cause de son pied , se trouvait exempté de toute corvée ;
1708: et il regardait , surpris de l' adresse intelligente de ce gros garçon , d' allure si lourde .
1709: Lui , était brisé de fatigue , mais soutenu par l' espoir qui rentrait dans tous les coeurs .
1710: On avait rudement marché depuis * Reims , soixante kilomètres en deux étapes .
1711: Si l' on continuait de ce train , et toujours droit devant soi , nul doute qu' on ne culbutât la deuxième armée allemande , pour donner la main à
1712: * Bazaine , avant que la troisième , celle du prince royal de * Prusse , qu' on disait à
1713: * Vitry- * Le- * François , eût trouvé le temps de remonter sur * Verdun .
1714: - ah çà !
1715: Est -ce qu' on va nous laisser crever de faim ?
1716: Demanda * Chouteau , en constatant , à sept heures , qu' aucune distribution n' était encore faite .
1717: Prudemment ,
1718: * Jean avait toujours commandé à
1719: * Loubet d' allumer du feu , puis de mettre dessus la marmite pleine d' eau ;
1720: et , comme on n' avait pas de bois , il avait dû fermer les yeux , lorsque celui -ci , pour s' en procurer , s' était contenté d' arracher les treillages d' un jardin voisin .
1721: Mais , quand il parla de faire du riz au lard , il fallut bien lui avouer que le riz et le lard étaient restés dans la boue du chemin de * Saint- * étienne .
1722: * Chouteau mentait effrontément , jurait que le paquet devait s' être détaché de son sac , sans qu' il s' en aperçût .
1723: - vous êtes des cochons !
1724: Cria * Jean , furieux .
1725: Jeter du manger , quand il y a tant de pauvres bougres qui ont le ventre vide !
1726: C' était comme pour les trois pains , attachés sur les sacs :
1727: on ne l' avait pas écouté , les averses venaient de les détremper , à tel point qu' ils s' étaient fondus , une vraie bouillie , impossible à se mettre sous la dent .
1728: - nous sommes propres !
1729: Répétait -il .
1730: Nous qui avions de tout , nous voilà sans une croûte ...
1731: ah !
1732: Vous êtes de rudes cochons !
1733: Justement , on sonnait au sergent , pour un service d' ordre , et le sergent * Sapin , de son air mélancolique , vint avertir les hommes de sa section que , toute distribution étant impossible , ils eussent à se suffire avec leurs vivres de campagne .
1734: Le convoi , disait -on , était resté en route , à cause du mauvais temps .
1735: Quant au troupeau , il devait s' être égaré , à la suite d' ordres contraires .
1736: Plus tard , on sut que le 5e et le
1737: 12e corps étant remontés , ce jour -là , du côté de * Rethel , où allait s' installer le quartier général , toutes les provisions des villages avaient reflué vers cette ville , ainsi que les populations , enfiévrées du désir de voir l' empereur ;
1738: de sorte que , devant le 7e corps , le pays s' était vidé :
1739: plus de viande , plus de pain , plus même d' habitants .
1740: Et , pour comble de misère , un malentendu avait envoyé les approvisionnements de l' intendance sur le * Chêne- * Populeux .
1741: Pendant la campagne entière , ce fut le continuel désespoir des misérables intendants , contre lesquels tous les soldats criaient , et dont la faute n' était souvent que d' être exacts à des rendez -vous donnés , où les troupes n' arrivaient pas .
1742: - sales cochons , répéta * Jean hors de lui , c' est bien fait pour vous !
1743: Et vous ne méritez pas la peine que je vais avoir à vous déterrer quelque chose , parce que , tout de même , mon devoir est de ne pas vous laisser claquer en route !
1744: Il partit à la découverte , comme tout bon caporal devait le faire , emmenant avec lui * Pache , qu' il aimait pour sa douceur , bien qu' il le trouvât trop enfoncé dans les curés .
1745: Mais , depuis un instant ,
1746: * Loubet avait avisé , à deux ou trois cents mètres , une petite ferme , une des dernières habitations de * Contreuve , où il lui avait semblé distinguer tout un gros commerce .
1747: Il appela * Chouteau et * Lapoulle , en disant :
1748: - filons de notre côté .
1749: J' ai idée qu' il y a du fourbi , là-bas .
1750: Et * Maurice fut laissé à la garde de la marmite d' eau qui bouillait , avec l' ordre d' entretenir le feu .
1751: Il s' était assis sur sa couverture , le pied déchaussé , pour que la plaie séchât .
1752: La vue du camp l' intéressait , toutes les escouades en l' air , depuis qu' elles n' attendaient plus les distributions .
1753: Cette vérité se faisait en lui que certaines manquaient toujours de tout , tandis que d' autres vivaient dans une continuelle abondance , selon la prévoyance et l' adresse du caporal et des hommes .
1754: Au milieu de l' énorme agitation qui l' entourait , à travers les faisceaux et les tentes , il en remarquait qui n' avaient pas même pu allumer leur feu , d' autres résignées déjà , couchées pour la nuit , d' autres , au contraire , en train de manger de grand appétit , on ne savait quoi , de bonnes choses .
1755: Et ce qui le frappait d' autre part , c' était le bel ordre de l' artillerie de réserve , campée au-dessus de lui , sur le coteau .
1756: à son coucher , le soleil parut entre deux nuages , embrasa les canons , que les artilleurs avaient déjà lavés de la boue des chemins .
1757: Cependant , dans la petite ferme que * Loubet et les camarades guignaient , le chef de leur brigade , le général * Bourgain- * Desfeuilles , venait de s' installer commodément .
1758: Il avait trouvé un lit possible , il était attablé devant une omelette et un poulet rôti , ce qui le rendait d' une humeur charmante ;
1759: et , comme le colonel * De
1760: * Vineuil s' était trouvé là , pour un détail de service , il l' avait invité à dîner .
1761: Tous deux mangeaient donc , servis par un grand diable blond , au service du fermier depuis trois jours seulement , et qui se disait alsacien , un expatrié emporté dans la débâcle de * Froeschwiller .
1762: Le général parlait librement devant cet homme , commentait la marche de l' armée , puis l' interrogeait sur la route et les distances , oubliant qu' il n' était point des
1763: * Ardennes .
1764: L' ignorance absolue que montraient les questions , finit par émouvoir le colonel .
1765: Lui , avait habité * Mézières .
1766: Il donna quelques indications précises , qui arrachèrent ce cri au général :
1767: - c' est idiot tout de même !
1768: Comment voulez -vous qu' on se batte dans un pays qu' on ne connaît pas !
1769: Le colonel eut un vague geste désespéré .
1770: Il savait que , dès la déclaration de guerre , on avait distribué à tous les officiers des cartes d' * Allemagne , tandis que pas un , certainement , ne possédait une carte de * France .
1771: Depuis un mois , ce qu' il voyait et ce qu' il entendait l' anéantissait .
1772: Il ne lui restait que son courage , dans son autorité de chef un peu faible et borné , qui le faisait aimer plutôt que craindre de son régiment .
1773: - on ne peut pas manger tranquille !
1774: Cria brusquement le général .
1775: Qu' est -ce qu' ils ont à brailler comme ça ? ...
1776: allez donc voir , l' alsacien !
1777: Mais le fermier parut , exaspéré , gesticulant , sanglotant .
1778: On le pillait , des chasseurs et des zouaves mettaient sa maison à sac .
1779: D' abord , il avait eu la faiblesse d' ouvrir boutique , étant le seul du village qui eût des oeufs , des pommes de terre , des lapins .
1780: Il vendait sans trop voler , empochait l' argent , livrait la marchandise ;
1781: si bien que les acheteurs , toujours plus nombreux , le débordant , l' étourdissant , avaient fini par le bousculer et par tout prendre , en ne payant plus .
1782: Pendant la campagne , si bien des paysans cachèrent tout , refusèrent un verre d' eau , ce fut dans cette peur des poussées lentes et irrésistibles de la marée d' hommes qui les jetait hors de chez eux et emportait la maison .
1783: - eh !
1784: Mon brave , fichez -moi la paix !
1785: Répondit le général contrarié .
1786: Il faudrait en fusiller une douzaine par jour , de ces coquins !
1787: Est -ce qu' on peut ?
1788: Et il fit fermer la porte , pour ne pas être obligé de sévir , pendant que le colonel expliquait qu' il n' y avait pas eu de distributions et que les hommes avaient faim .
1789: Dehors ,
1790: * Loubet venait d' apercevoir un champ de pommes de terre , et il s' y était rué avec
1791: * Lapoulle , fouillant des deux mains , arrachant , s' emplissant les poches .
1792: Mais * Chouteau , en train de regarder par-dessus un petit mur , eut un sifflement d' appel , qui les fit accourir et s' exclamer :
1793: c' était un troupeau d' oies , une dizaine d' oies magnifiques , se promenant majestueusement dans une étroite cour .
1794: Tout de suite , il y eut conseil , et l' on poussa * Lapoulle , on le décida à enjamber la muraille .
1795: Le combat fut terrible , l' oie qu' il avait prise faillit lui couper le nez dans la dure cisaille de son bec .
1796: Alors , il lui empoigna le cou , voulut l' étrangler , tandis qu' elle lui labourait les bras et le ventre de ses fortes pattes .
1797: Il dut lui écraser la tête du poing , et elle se débattait encore , et il se hâta de filer , poursuivi par le reste du troupeau , qui lui déchirait les jambes .
1798: Lorsque tous les trois revinrent , cachant la bête dans un sac , avec les pommes de terre , ils trouvèrent * Jean et * Pache , qui rentraient , heureux également de leur expédition , chargés de quatre pains frais et d' un fromage , achetés chez une vieille brave femme .
1799: - l' eau bout , nous allons faire du café , dit le caporal .
1800: Nous avons du fromage et du pain , c' est une vraie noce !
1801: Mais , brusquement , il aperçut l' oie , étalée à ses pieds , et il ne put s' empêcher de rire .
1802: Il la tâta , en connaisseur , saisi d' admiration .
1803: - ah !
1804: Nom de dieu , la belle bête !
1805: ça pèse dans les vingt livres .
1806: - c' est un oiseau que nous avons rencontré , expliqua * Loubet de sa voix de loustic , et qui a voulu faire notre connaissance .
1807: * Jean , d' un geste , déclara qu' il ne demandait pas à en savoir davantage .
1808: Il fallait bien vivre .
1809: Et puis , mon dieu !
1810: Pourquoi pas ce régal à de pauvres bougres qui avaient perdu le goût de la volaille ?
1811: Déjà ,
1812: * Loubet allumait un brasier .
1813: * Pache et * Lapoulle plumaient l' oie , violemment .
1814: * Chouteau , qui était allé chercher en courant un bout de ficelle chez les artilleurs , revint la pendre entre deux baïonnettes , devant le grand feu ;
1815: et * Maurice fut chargé de la faire tourner de temps à autre , d' une pichenette .
1816: En dessous , la graisse tombait dans la gamelle de l' escouade .
1817: Ce fut le triomphe du rôtissage à la ficelle .
1818: Tout le régiment , attiré par la bonne odeur , vint faire le cercle .
1819: Et quel festin !
1820: De l' oie rôtie , des pommes de terre bouillies , du pain , du fromage !
1821: Lorsque * Jean eut découpé l' oie , l' escouade s' en mit jusqu'aux yeux .
1822: Il n' y avait plus de portions , chacun s' en fourrait tant qu' il pouvait en contenir .
1823: Même , on en porta un morceau à l' artillerie qui avait donné la ficelle .
1824: Or , ce soir -là , les officiers du régiment jeûnaient .
1825: Par une erreur de direction , le fourgon du cantinier s' était égaré , à la suite du grand convoi sans doute .
1826: Si les soldats souffraient , quand les distributions n' avaient pas lieu , ils finissaient le plus souvent par trouver quelque nourriture , ils s' entr'aidaient , les hommes de chaque escouade mettaient en commun leurs ressources ;
1827: tandis que l' officier , livré à lui-même , isolé , crevait de faim , sans lutte possible , dès que la cantine faisait défaut .
1828: Aussi * Chouteau , qui avait entendu le capitaine
1829: * Beaudoin s' emporter contre la disparition du fourgon des vivres , ricana -t-il , enfoncé dans la carcasse de l' oie , en le voyant passer de son air raide et fier .
1830: Et il le montrait du coin de l' oeil .
1831: - regardez -le donc !
1832: Son nez remue ...
1833: il donnerait cent sous du croupion .
1834: Tous rigolèrent de la faim du capitaine , qui n' avait pas su se faire aimer de ses hommes , trop jeune et trop dur , un pète-sec , comme ils l' appelaient .
1835: Un instant , il parut sur le point d' interpeller l' escouade , au sujet du scandale qu' elle soulevait , avec sa volaille .
1836: Mais la crainte de montrer sa faim , sans doute , le fit s' éloigner , la tête haute , comme s' il n' avait rien vu .
1837: Quant au lieutenant * Rochas , galopé également d' une terrible fringale , il tournait , avec un rire de brave homme , autour de la bienheureuse escouade .
1838: Lui , ses hommes l' adoraient , d' abord parce qu' il exécrait le capitaine , ce freluquet sorti de * Saint- * Cyr , et ensuite parce qu' il avait porté le sac , comme eux tous .
1839: Il n' était pas toujours commode pourtant , d' une grossièreté parfois à lui ficher des gifles .
1840: * Jean , qui , d' un coup d' oeil , avait consulté les camarades , se leva , se fit suivre par * Rochas derrière la tente .
1841: - dites donc , mon lieutenant , sans vous offenser , si ça pouvait vous être agréable ...
1842: et il lui passa un quartier de pain et une gamelle , où il y avait une cuisse de l' oie , sur six grosses pommes de terre .
1843: La nuit , de nouveau , on n' eut pas besoin de les bercer .
1844: Les six digérèrent la bête , à poings fermés .
1845: Et ils eurent à remercier le caporal de la façon solide dont il avait planté la tente , car ils ne s' aperçurent même pas d' un violent coup de vent qui souffla vers deux heures , accompagné d' une rafale de pluie :
1846: des tentes furent emportées , des hommes réveillés en sursaut , trempés , forcés de courir au milieu des ténèbres ;
1847: tandis que la leur résistait et qu' ils étaient bien à couvert , sans une goutte d' eau , grâce aux rigoles où ruisselait l' averse .
1848: Au jour ,
1849: * Maurice se réveilla , et comme on ne devait se remettre en marche qu' à huit heures , il eut l' idée de monter sur le coteau , jusqu'au campement de l' artillerie de réserve , pour serrer la main du cousin * Honoré .
1850: Son pied , reposé par la bonne nuit de sommeil , le faisait moins souffrir .
1851: C' était encore pour lui un émerveillement , le parc si bien dressé , les six pièces d' une batterie correctement en ligne , suivies des caissons , des prolonges , des fourragères , des forges .
1852: Plus loin , les chevaux , à la corde , hennissaient , les naseaux tournés vers le soleil levant .
1853: Et , tout de suite , il trouva la tente d' * Honoré , grâce à l' ordre parfait qui assigne à tous les hommes d' une même pièce une file de tentes , de sorte que l' aspect seul d' un camp indique le nombre des canons .
1854: Quand * Maurice arriva , les artilleurs , déjà debout , prenaient le café ;
1855: et il y avait une querelle entre le conducteur de devant ,
1856: * Adolphe , et le pointeur ,
1857: * Louis , son compagnon .
1858: Depuis trois ans qu' ils étaient mariés ensemble , selon l' usage qui appareillait un conducteur et un servant , ils faisaient bon ménage , sauf quand on mangeait .
1859: * Louis , plus instruit , fort intelligent , acceptait la dépendance où tout homme de cheval tient l' homme à pied , dressait la tente , allait à la corvée , soignait la soupe , pendant qu' * Adolphe s' occupait de ses deux chevaux , d' un air d' absolue supériorité .
1860: Seulement , le premier , noir et maigre , affligé d' un appétit excessif , se révoltait , quand l' autre , très grand , avec ses grosses moustaches blondes , voulait se servir en maître .
1861: Ce matin -là , la querelle venait de ce que
1862: * Louis , qui avait fait le café , accusait * Adolphe de tout boire .
1863: Il fallut les réconcilier .
1864: Dès le réveil , chaque matin ,
1865: * Honoré allait voir sa pièce , la faisait , sous ses yeux , essuyer de la rosée de la nuit , comme s' il eût bouchonné une bête aimée , par crainte des rhumes qu' elle pourrait prendre .
1866: Et il était là , paternellement , à la regarder luire dans l' air frais de l' aube , lorsqu' il reconnut * Maurice .
1867: - tiens !
1868: Je savais le 106e dans le voisinage , j' ai reçu une lettre de * Remilly , hier , et je voulais descendre ...
1869: allons donc boire le vin blanc .
1870: Pour être seuls tous deux , il l' emmena vers la petite ferme , que les soldats avaient pillée la veille , et où le paysan , incorrigible , âpre au gain quand même , venait d' installer une sorte de buvette , en mettant en perce un tonneau de vin blanc .
1871: Devant la porte , sur une planche , il distribuait sa marchandise , à quatre sous le verre , aidé par le garçon qu' il avait engagé depuis trois jours , le colosse blond , l' alsacien .
1872: Déjà ,
1873: * Honoré trinquait avec * Maurice , lorsque ses yeux tombèrent sur cet homme .
1874: Il le dévisagea un instant , stupéfait .
1875: Puis , il eut un juron terrible .
1876: - tonnerre de dieu ! * Goliath !
1877: Et il s' élança , il voulut le prendre à la gorge .
1878: Mais le paysan , s' imaginant qu' on allait de nouveau mettre sa maison à sac , sauta en arrière , se barricada .
1879: Il y eut un moment de confusion , tous les soldats présents se ruaient , pendant que le maréchal des logis , furieux , s' étranglait à crier :
1880: - ouvrez donc , ouvrez donc , foutue bête ! ...
1881: c' est un espion , je vous dis que c' est un espion !
1882: Maintenant ,
1883: * Maurice n' en doutait plus .
1884: Il venait de reconnaître parfaitement l' homme qu' on avait relâché au camp de * Mulhouse , faute de preuves ;
1885: et cet homme , c' était * Goliath , l' ancien garçon de ferme du père * Fouchard , à * Remilly .
1886: Lorsque le paysan , enfin , consentit à ouvrir sa porte , on eut beau fouiller partout , l' alsacien avait disparu , le colosse blond , à la bonne figure , que le général * Bourgain- * Desfeuilles avait inutilement interrogé la veille , et devant lequel , en dînant , il s' était confessé lui-même , en toute insouciance .
1887: Sans doute , le gaillard avait sauté par une fenêtre de derrière , qu' on trouva ouverte ;
1888: mais on battit vainement les environs , lui si grand s' était évanoui , ainsi qu' une fumée .
1889: * Maurice dut emmener à l' écart * Honoré , dont le désespoir allait en dire trop long aux camarades , qui n' avaient pas besoin d' entrer dans ces tristes affaires de famille .
1890: - tonnerre de dieu !
1891: Je l' aurais étranglé de si bon coeur ! ...
1892: justement , ça m' avait enragé contre lui , cette lettre que j' ai reçue !
1893: Et , comme tous deux venaient , à quelques pas de la ferme , de s' asseoir contre une meule , il remit la lettre à son cousin .
1894: La commune histoire , que cet amour contrarié d' * Honoré * Fouchard et de * Silvine * Morange .
1895: Elle , une fille brune aux beaux yeux de soumission , avait perdu toute jeune sa mère , une ouvrière séduite , qui travaillait dans une usine de * Raucourt ;
1896: et c' était le docteur * Dalichamp , son parrain d' occasion , un brave homme toujours prêt à adopter les enfants des malheureuses qu' il accouchait , qui avait eu l' idée de la placer comme petite servante chez le père * Fouchard .
1897: Certes , le vieux paysan , devenu boucher par un besoin de lucre , promenant sa viande dans vingt communes des environs , était d' une avarice noire , d' une impitoyable dureté ;
1898: mais il surveillerait la petite , elle aurait un sort , si elle travaillait .
1899: En tout cas , elle serait sauvée de la débauche de l' usine .
1900: Et il arriva naturellement que , chez le père * Fouchard , le fils de la maison et la petite servante s' aimèrent .
1901: * Honoré avait eu seize ans , quand * Silvine en avait douze , et comme elle en avait seize , il en eut vingt , il tira au sort , ravi d' amener un bon numéro , résolu à l' épouser .
1902: Par une honnêteté rare , qui tenait à la nature réfléchie et calme du garçon , rien ne s' était passé entre eux que de grandes embrassades dans la grange .
1903: Mais , quand il parla de ce mariage au père , celui -ci exaspéré , têtu , déclara qu' il faudrait le tuer d' abord ;
1904: et il garda la fille , tranquillement , espérant qu' ils se contenteraient ensemble , que ça se passerait .
1905: Pendant près de dix-huit mois encore , les jeunes gens s' adorèrent , se voulurent , sans se toucher .
1906: Puis , à la suite d' une scène abominable entre les deux hommes , le fils , ne pouvant rester davantage , s' engagea , fut envoyé en
1907: * Afrique , pendant que le vieux s' obstinait à garder sa servante , dont il était content .
1908: Alors , ce fut l' affreuse chose :
1909: * Silvine , qui avait juré d' attendre , se trouva un soir , quinze jours plus tard , dans les bras d' un garçon de ferme engagé depuis quelques mois , ce * Goliath
1910: * Steinberg , le prussien comme on le nommait , un grand bon enfant aux petits cheveux blonds , à la large face rose toujours souriante , qui était le camarade , le confident d' * Honoré .
1911: Le père
1912: * Fouchard , sournoisement , avait -il poussé à cette aventure ? * Silvine s' était -elle donnée dans une minute d' inconscience ou avait -elle été à demi violentée , malade de chagrin , affaiblie encore par les larmes de la séparation ?
1913: Elle ne savait plus elle-même , comme foudroyée , devenue enceinte , acceptant maintenant la nécessité d' un mariage avec * Goliath .
1914: Lui , d' ailleurs , toujours souriant , ne disait pas non , reculait simplement la formalité jusqu'à la naissance du petit .
1915: Puis , brusquement , à la veille des couches , il disparut .
1916: On raconta plus tard qu' il était allé servir dans une autre ferme , du côté de * Beaumont .
1917: Il y avait trois ans de cela , et personne à cette heure ne doutait que ce * Goliath si bon homme , qui faisait si à l' aise des enfants aux filles , était un de ces espions dont l' * Allemagne peuplait nos provinces de l' est .
1918: En * Afrique , lorsque * Honoré avait su cette histoire , il était resté trois mois à l' hôpital , comme si le grand soleil de là-bas l' avait assommé , d' un coup de tison à la nuque ;
1919: et jamais il n' avait voulu profiter d' un congé pour revenir au pays , de crainte d' y revoir * Silvine et l' enfant .
1920: Tandis que * Maurice lisait la lettre , les mains de l' artilleur tremblaient .
1921: C' était une lettre de * Silvine , la première , la seule qu' elle lui eût jamais écrite .
1922: à quel sentiment avait -elle obéi , cette soumise , cette silencieuse , dont les beaux yeux noirs prenaient parfois une fixité de résolution extraordinaire , dans son continuel servage ?
1923: Elle disait simplement qu' elle le savait à la guerre et que , si elle ne devait pas le revoir , cela lui faisait trop de peine de penser qu' il pouvait mourir , en croyant qu' elle ne l' aimait plus .
1924: Elle l' aimait toujours , jamais elle n' avait aimé que lui ;
1925: et elle répétait cela pendant quatre pages , en phrases qui revenaient pareilles , sans chercher d' excuses , sans tâcher même d' expliquer ce qui s' était passé .
1926: Et pas un mot de l' enfant , et rien qu' un adieu d' une infinie tendresse .
1927: Cette lettre toucha beaucoup * Maurice , que son cousin , autrefois , avait pris pour confident .
1928: Il leva les yeux , le vit en larmes , l' embrassa fraternellement .
1929: - mon pauvre * Honoré !
1930: Mais déjà le maréchal des logis renfonçait son émotion .
1931: Il remit soigneusement la lettre sur sa poitrine , reboutonna sa veste .
1932: - oui , ce sont des choses qui vous retournent ...
1933: ah !
1934: Le bandit , si j' avais pu l' étrangler ! ...
1935: enfin , on verra .
1936: Les clairons sonnaient la levée du camp , et ils durent courir pour regagner chacun sa tente .
1937: D' ailleurs , les préparatifs du départ traînèrent , les troupes , sac au dos , attendirent jusqu'à près de neuf heures .
1938: Une incertitude semblait avoir pris les chefs , ce n' était déjà plus la belle résolution des deux premiers jours , ces soixante kilomètres que le 7e corps avait franchis en deux étapes .
1939: Et une nouvelle singulière , inquiétante , circulait depuis le matin :
1940: la marche vers le nord des trois autres corps d' armée , le 1er à * Juniville , le 5e et le 12e à * Rethel , marche illogique , que l' on expliquait par des besoins d' approvisionnements .
1941: On ne se dirigeait donc plus sur * Verdun ?
1942: Pourquoi cette journée perdue ?
1943: Le pis était que les prussiens ne devaient pas être loin , maintenant , car les officiers venaient d' avertir leurs hommes de ne pas s' attarder , tout traînard pouvant être enlevé par les reconnaissances de la cavalerie ennemie .
1944: On était au 25 août , et * Maurice , plus tard , en se rappelant la disparition de * Goliath , demeura convaincu que cet homme était un de ceux qui renseignèrent le grand état-major allemand sur la marche exacte de l' armée de * Châlons , et qui décidèrent le changement de front de la troisième armée .
1945: Dès le lendemain , le prince royal de * Prusse quittait * Revigny , l' évolution commençait , cette attaque de flanc , cet enveloppement gigantesque à marches forcées et dans un ordre admirable , au travers de la * Champagne et des
1946: * Ardennes .
1947: Pendant que les français allaient hésiter et osciller sur place , comme frappés de paralysie brusque , les prussiens faisaient jusqu'à quarante kilomètres par jour , dans leur cercle immense de rabatteurs , poussant le troupeau d' hommes qu' ils traquaient , vers les forêts de la frontière .
1948: Enfin , on partit , et ce jour -là , en effet , l' armée pivota sur sa gauche , le 7e corps ne parcourut que les deux petites lieues qui séparent * Contreuve de * Vouziers , tandis que le 5e et le 12e corps restaient immobiles à * Rethel , et que le 1er s' arrêtait à * Attigny .
1949: De * Contreuve à la vallée de l' * Aisne , les plaines recommençaient , se dénudaient encore ;
1950: la route , en approchant de * Vouziers , tournait parmi des terres grises , des mamelons désolés , sans un arbre , sans une maison , d' une mélancolie de désert ;
1951: et l' étape , si courte , fut franchie d' un pas de fatigue et d' ennui , qui sembla l' allonger terriblement .
1952: Dès midi , on fit halte sur la rive gauche de l' * Aisne , bivouaquant parmi les terres nues dont les derniers épaulements dominaient la vallée , surveillant de là la route de * Monthois qui longe la rivière et par laquelle on attendait l' ennemi .
1953: Et ce fut , pour * Maurice , une véritable stupéfaction , lorsqu' il vit arriver , par cette route de * Monthois , la division * Margueritte , toute cette cavalerie de réserve , chargée de soutenir le
1954: 7e corps et d' éclairer le flanc gauche de l' armée .
1955: Le bruit courut qu' elle remontait vers le
1956: * Chêne- * Populeux .
1957: Pourquoi dégarnissait -on ainsi l' aile qui seule était menacée ?
1958: Pourquoi faisait -on passer au centre , où ils devaient être d' une inutilité absolue , ces deux mille cavaliers , qu' on aurait dû lancer en éclaireurs , à des lieues de distance ?
1959: Le pis était que , tombant au milieu des mouvements du 7e corps , ils avaient failli en couper les colonnes , dans un inextricable embarras d' hommes , de canons et de chevaux .
1960: Des chasseurs d' * Afrique durent attendre pendant près de deux heures , à la porte de * Vouziers .
1961: Un hasard fit alors que * Maurice reconnut
1962: * Prosper , qui avait poussé son cheval au bord d' une mare ;
1963: et ils purent causer un instant .
1964: Le chasseur paraissait étourdi , hébété , ne sachant rien , n' ayant rien vu depuis * Reims :
1965: si pourtant , il avait vu deux uhlans encore , des bougres qui apparaissaient , qui disparaissaient , sans qu' on sût d' où ils sortaient ni où ils rentraient .
1966: Déjà , on contait des histoires , quatre uhlans entrant au galop dans une ville , le revolver au poing , la traversant , la conquérant , à vingt kilomètres de leur corps d' armée .
1967: Ils étaient partout , ils précédaient les colonnes d' un bourdonnement d' abeilles , mouvant rideau derrière lequel l' infanterie dissimulait ses mouvements , marchait en toute sécurité , comme en temps de paix .
1968: Et * Maurice eut un grand serrement au coeur , en regardant la route encombrée de chasseurs et de hussards , qu' on utilisait si mal .
1969: - allons , au revoir , dit -il en serrant la main de * Prosper .
1970: Peut-être tout de même qu' on a besoin de vous , là-haut .
1971: Mais le chasseur paraissait exaspéré du métier qu' on lui faisait faire .
1972: Il caressait * Zéphir d' une main désolée , et il répondit :
1973: - ah !
1974: Ouiche !
1975: On tue les bêtes , on ne fait rien des hommes ...
1976: c' est dégoûtant !
1977: Le soir , quand * Maurice voulut enlever son soulier pour voir son talon qui battait d' une grosse fièvre , il arracha la peau .
1978: Le sang jaillit , il eut un cri de douleur .
1979: Et , comme * Jean se trouvait là , il parut pris d' une grande pitié inquiète .
1980: - dites donc , ça devient grave , vous allez rester sur le flanc ...
1981: faut soigner ça .
1982: Laissez -moi faire .
1983: Agenouillé , il lava lui-même la plaie , la pansa avec du linge propre qu' il prit dans son sac .
1984: Et il avait des gestes maternels , toute une douceur d' homme expérimenté , dont les gros doigts savent être délicats à l' occasion .
1985: Un attendrissement invincible envahissait
1986: * Maurice , ses yeux se troublaient , le tutoiement monta de son coeur à ses lèvres , dans un besoin immense d' affection , comme s' il retrouvait son frère chez ce paysan exécré autrefois , dédaigné encore la veille .
1987: - tu es un brave homme , toi ...
1988: merci , mon vieux .
1989: Et * Jean , l' air très heureux , le tutoya aussi , avec son tranquille sourire .
1990: - maintenant , mon petit , j' ai encore du tabac , veux -tu une cigarette ?
1991: chapitre V :
1992: le lendemain , le 26 ,
1993: * Maurice se leva courbaturé , les épaules brisées , de sa nuit sous la tente .
1994: Il ne s' était pas habitué encore à la terre dure ;
1995: et , comme , la veille , on avait défendu aux hommes d' ôter leurs souliers , et que les sergents étaient passés , tâtant dans l' ombre , s' assurant que tous étaient bien chaussés et guêtrés , son pied n' allait guère mieux , endolori , brûlant de fièvre ;
1996: sans compter qu' il devait avoir pris un coup de froid aux jambes , ayant eu l' imprudence de les allonger hors des toiles , pour les détendre .
1997: * Jean lui dit tout de suite :
1998: - mon petit , si l' on doit marcher aujourd'hui , tu ferais bien de voir le major et de te faire coller dans une voiture .
1999: Mais on ne savait rien , les bruits les plus contraires circulaient .
2000: On crut un moment qu' on se remettait en route , le camp fut levé , tout le corps d' armée s' ébranla et traversa * Vouziers , en ne laissant sur la rive gauche de l' * Aisne qu' une brigade de la deuxième division , pour continuer à surveiller la route de * Monthois .
2001: Puis , brusquement , de l' autre côté de la ville , sur la rive droite , on s' arrêta , les faisceaux furent formés dans les champs et dans les prairies qui s' étendent aux deux bords de la route de * Grand- * Pré .
2002: Et , à ce moment , le départ du
2003: 4e hussards , s' éloignant au grand trot par cette route , fit faire toutes sortes de conjectures .
2004: - si l' on attend ici , je reste , déclara * Maurice , à qui répugnait l' idée du major et de la voiture d' ambulance .
2005: Bientôt , en effet , on sut qu' on camperait là , jusqu'à ce que le général * Douay se fût procuré des renseignements certains sur la marche de l' ennemi .
2006: Depuis la veille , depuis le moment où il avait vu la division * Margueritte remonter vers le * Chêne , il était dans une anxiété grandissante , sachant qu' il ne se trouvait plus couvert , que plus un homme ne gardait les défilés de l' * Argonne , si bien qu' il pouvait être attaqué d' un instant à l' autre .
2007: Et il venait d' envoyer le 4e hussards en reconnaissance , jusqu'aux défilés de * Grand- * Pré et de la
2008: * Croix- * Aux- * Bois , avec l' ordre de lui rapporter des nouvelles à tout prix .
2009: La veille , grâce à l' activité du maire de * Vouziers , il y avait eu une distribution de pain , de viande et de fourrage ;
2010: et , vers dix heures , ce matin -là , on venait d' autoriser les hommes à faire la soupe , dans la crainte qu' ils n' en eussent ensuite plus le temps , lorsqu' un second départ de troupes , le départ de la brigade * Bordas , qui prenait le chemin suivi par les hussards , occupa de nouveau toutes les têtes .
2011: Quoi donc ?
2012: Est -ce qu' on partait ?
2013: Est -ce qu' on n' allait pas les laisser manger tranquilles , maintenant que la marmite était au feu ?
2014: Mais les officiers expliquèrent que la brigade * Bordas avait la mission d' occuper
2015: * Buzancy , à quelques kilomètres de là .
2016: D' autres , à la vérité , disaient que les hussards s' étaient heurtés à un grand nombre d' escadrons ennemis , et qu' on envoyait la brigade afin de les dégager .
2017: Ce furent quelques heures délicieuses de repos pour * Maurice .
2018: Il s' était allongé dans le champ à mi-côte , où bivouaquait le régiment ;
2019: et , engourdi de fatigue , il regardait cette verte vallée de l' * Aisne , ces prairies plantées de bouquets d' arbres , au milieu desquels desquels la rivière coule , paresseuse .
2020: Devant lui , fermant la vallée ,
2021: * Vouziers se dressait en amphithéâtre , étageant ses toits , que dominait l' église avec sa flèche mince et sa tour coiffée d' un dôme .
2022: En bas , près du pont , les cheminées hautes des tanneries fumaient ;
2023: tandis que , à l' autre bout , les bâtiments d' un grand moulin se montraient , enfarinés , parmi les verdures du bord de l' eau .
2024: Et cet horizon de petite ville , perdu dans les herbes , lui apparaissait plein d' un charme doux , comme s' il eût retrouvé ses yeux de sensitif et de rêveur .
2025: C' était sa jeunesse qui revenait , les voyages qu' il avait faits autrefois à * Vouziers , quand il habitait le * Chêne , son bourg natal .
2026: Pendant une heure , il oublia tout .
2027: Depuis longtemps , la soupe était mangée , l' attente continuait , lorsque , vers deux heures et demie , une sourde agitation , peu à peu croissante , gagna le camp entier .
2028: Des ordres coururent , on fit évacuer les prairies , toutes les troupes montèrent , se rangèrent sur les coteaux , entre deux villages ,
2029: * Chestres et * Falaise , distants de quatre à cinq kilomètres .
2030: Déjà , le génie creusait des tranchées , établissait des épaulements ;
2031: pendant que , sur la gauche , l' artillerie de réserve couronnait un mamelon .
2032: Et le bruit se répandit que le général * Bordas venait d' envoyer une estafette pour dire qu' ayant rencontré à
2033: * Grand- * Pré des forces supérieures , il était forcé de se replier sur * Buzancy , ce qui faisait craindre que sa ligne de retraite sur * Vouziers ne fût bientôt coupée .
2034: Aussi , le commandant du
2035: 7e corps , croyant à une attaque immédiate , avait -il fait prendre à ses hommes des positions de combat , afin de soutenir le premier choc , en attendant que le reste de l' armée vînt le soutenir ;
2036: et un de ses aides de camp était parti avec une lettre pour le maréchal , l' avertissant de la situation , demandant du secours .
2037: Enfin , comme il redoutait l' embarras de l' interminable convoi de vivres , qui avait rallié le corps pendant la nuit , et qu' il traînait de nouveau à sa suite , il le fit remettre en branle sur-le-champ , il le dirigea au petit bonheur , du côté de * Chagny .
2038: C' était la bataille .
2039: - alors , mon lieutenant , c' est sérieux , ce coup -ci ?
2040: Se permit de demander * Maurice à * Rochas .
2041: - ah !
2042: Oui , foutre !
2043: Répondit le lieutenant en agitant ses grands bras .
2044: Vous verrez s' il fait chaud , tout à l' heure !
2045: Tous les soldats en étaient enchantés .
2046: Depuis que la ligne de bataille se formait , de * Chestres à
2047: * Falaise , l' animation du camp avait grandi encore , une fièvre d' impatience s' emparait des hommes .
2048: Enfin , on allait donc les voir , ces prussiens que les journaux disaient si éreintés de marches , si épuisés de maladies , affamés et vêtus de haillons !
2049: Et l' espoir de les culbuter au premier heurt , relevait tous les courages .
2050: - ce n' est pas malheureux qu' on se retrouve , déclarait * Jean .
2051: Il y a assez longtemps qu' on joue à cache-cache , depuis qu' on s' est perdu , là-bas , à la frontière , après leur bataille ...
2052: seulement , est -ce que ce sont ceux -là qui ont battu * Mac- * Mahon ?
2053: * Maurice ne put lui répondre , hésitant .
2054: D' après ce qu' il avait lu à * Reims , il lui semblait difficile que la troisième armée , commandée par le prince royal de * Prusse , fût à * Vouziers , lorsque , l' avant-veille encore , elle devait camper à peine du côté de * Vitry- * Le- * François .
2055: On avait bien parlé d' une quatrième armée , mise sous les ordres du prince de * Saxe , qui allait opérer sur la
2056: * Meuse :
2057: c' était celle -ci sans doute , quoique l' occupation si prompte de * Grand- * Pré l' étonnât , à cause des distances .
2058: Mais ce qui acheva de brouiller ses idées , ce fut sa stupeur d' entendre le général * Bourgain- * Desfeuilles questionner un paysan de * Falaise pour savoir si la
2059: * Meuse ne passait pas à * Buzancy et s' il n' y avait pas là des ponts solides .
2060: D' ailleurs , dans la sérénité de son ignorance , le général déclarait qu' on allait être attaqué par une colonne de cent mille hommes venant de * Grand- * Pré , tandis qu' une autre de soixante mille arrivait par * Sainte- * Menehould .
2061: - et ton pied ?
2062: Demanda * Jean à * Maurice .
2063: - je ne le sens plus , répondit celui -ci en riant .
2064: Si l' on se bat , ça ira toujours .
2065: C' était vrai , une telle excitation nerveuse le tenait debout , qu' il était comme soulevé de terre .
2066: Dire que , de toute la campagne , il n' avait pas encore brûlé une cartouche !
2067: Il était allé à la frontière , il avait passé devant
2068: * Mulhouse la terrible nuit d' angoisse , sans voir un prussien , sans lâcher un coup de fusil ;
2069: et il avait dû battre en retraite jusqu'à * Belfort , jusqu'à
2070: * Reims , et de nouveau il marchait à l' ennemi depuis cinq jours , son chassepot toujours vierge , inutile .
2071: Un besoin grandissant , une rage lente le prenait d' épauler , de tirer au moins , pour soulager ses nerfs .
2072: Depuis six semaines bientôt qu' il s' était engagé , dans une crise d' enthousiasme , rêvant de combat pour le lendemain , il n' avait fait qu' user ses pauvres pieds d' homme délicat à fuir et à piétiner , loin des champs de bataille .
2073: Aussi , dans l' attente fébrile de tous , était -il un de ceux qui interrogeaient avec le plus d' impatience cette route de * Grand- * Pré , filant toute droite , à l' infini , entre de beaux arbres .
2074: Au-dessous de lui , la vallée se déroulait , l' * Aisne mettait comme un ruban d' argent parmi les saules et les peupliers ;
2075: et ses regards revenaient invinciblement à la route , là-bas .
2076: Vers quatre heures , on eut une alerte .
2077: Le
2078: 4e hussards rentrait , après un long détour ;
2079: et , grossies de proche en proche , des histoires de combats avec les uhlans circulèrent , ce qui confirma tout le monde dans la certitude où l' on était d' une attaque imminente .
2080: Deux heures plus tard , une nouvelle estafette arriva , effarée , expliquant que le général * Bordas n' osait plus quitter * Grand- * Pré , convaincu que la route de * Vouziers était coupée .
2081: Il n' en était rien encore , puisque l' estafette venait de passer librement .
2082: Mais , d' une minute à l' autre , le fait pouvait se produire , et le général * Dumont , commandant la division , partit tout de suite , avec la brigade qui lui restait , pour dégager son autre brigade , demeurée en détresse .
2083: Le soleil se couchait derrière * Vouziers , dont la ligne des toits se détachait en noir , sur un grand nuage rouge .
2084: Longtemps , entre la double rangée des arbres , on put suivre la brigade , qui finit par se perdre dans l' ombre naissante .
2085: Le colonel * De * Vineuil vint s' assurer de la bonne position de son régiment , pour la nuit .
2086: Il s' étonna de ne pas trouver à son poste le capitaine * Beaudoin ;
2087: et , comme celui -ci rentrait de * Vouziers à cette minute même , donnant l' excuse qu' il y avait déjeuné , chez la baronne * De * Ladicourt , il reçut une rude réprimande , qu' il écouta d' ailleurs en silence , de son air correct de bel officier .
2088: - mes enfants , répétait le colonel en passant parmi ses hommes , nous serons sans doute attaqués cette nuit , ou sûrement demain matin à la pointe du jour ...
2089: tenez -vous prêts et rappelez -vous que le
2090: 106e n' a jamais reculé .
2091: Tous l' acclamaient , tous préféraient un " coup de torchon " , pour en finir , dans la fatigue et le découragement qui les envahissaient depuis le départ .
2092: On visita les fusils , on changea les aiguilles .
2093: Comme on avait mangé la soupe , le matin , on se contenta de café et de biscuit .
2094: Ordre était donné de ne pas se coucher .
2095: Des grand'gardes furent envoyées à quinze cents mètres , des sentinelles furent détachées jusqu'au bord de l' * Aisne .
2096: Tous les officiers veillèrent autour des feux de bivouac .
2097: Et , contre un petit mur , on distinguait par moments , aux lueurs dansantes d' un de ces feux , les uniformes chamarrés du général en chef et de son état-major , dont les ombres s' agitaient , anxieuses , courant vers la route , guettant le pas des chevaux , dans la mortelle inquiétude où l' on était du sort de la troisième division .
2098: Vers une heure du matin ,
2099: * Maurice fut posé en sentinelle perdue , à la lisière d' un champ de pruniers , entre la route et la rivière .
2100: La nuit était d' un noir d' encre .
2101: Dès qu' il se trouva seul , dans l' écrasant silence de la campagne endormie , il se sentit envahir par un sentiment de peur , d' une affreuse peur qu' il ne connaissait pas , qu' il ne pouvait vaincre , pris d' un tremblement de colère et de honte .
2102: Il s' était retourné , pour se rassurer en voyant les feux du camp ;
2103: mais un petit bois devait les lui cacher , il n' avait derrière lui qu' une mer de ténèbres ;
2104: seules , très lointaines , quelques lumières brûlaient toujours à * Vouziers , dont les habitants , prévenus sans doute , frissonnant à l' idée de la bataille , ne se couchaient pas .
2105: Ce qui acheva de le glacer , ce fut , en épaulant , de constater qu' il n' apercevait même pas la mire de son fusil .
2106: Alors commença l' attente la plus cruelle , toutes les forces de son être bandées dans l' ouïe seule , les oreilles ouvertes aux bruits imperceptibles , finissant par s' emplir d' une rumeur de tonnerre .
2107: Un ruissellement d' eau lointaine , un remuement léger de feuilles , le saut d' un insecte , devenaient énormes de retentissement .
2108: N' était -ce point un galop de chevaux , un roulement sans fin d' artillerie , qui arrivait de là-bas , droit à lui ?
2109: Sur sa gauche , n' avait -il pas entendu un chuchotement discret , des voix étouffées , une avant-garde rampant dans l' ombre , préparant une surprise ?
2110: Trois fois , il fut sur le point de lâcher son coup de feu , pour donner l' alarme .
2111: La crainte de se tromper , d' être ridicule , augmentait son malaise .
2112: Il s' était agenouillé , l' épaule gauche contre un arbre ;
2113: il lui semblait qu' il était ainsi depuis des heures , qu' on l' avait oublié là , que l' armée devait s' en être allée sans lui .
2114: Et , brusquement , il n' eut plus peur , il distingua très nettement , sur la route qu' il savait à deux cents mètres , le pas cadencé de soldats en marche .
2115: Tout de suite , il avait eu la certitude que c' étaient les troupes en détresse , si impatiemment attendues , le général * Dumont ramenant la brigade * Bordas .
2116: à ce moment , on venait de le relever , sa faction avait à peine duré l' heure règlementaire .
2117: C' était bien la troisième division qui rentrait au camp .
2118: Le soulagement fut immense .
2119: Mais on redoubla de précautions , car les renseignements rapportés confirmaient tout ce qu' on croyait savoir sur l' approche de l' ennemi .
2120: Quelques prisonniers qu' on ramenait , des uhlans sombres , drapés de leurs grands manteaux , refusèrent de parler .
2121: Et le petit jour , une aube livide de matinée pluvieuse , se leva , dans l' attente qui continuait , énervée d' impatience .
2122: Depuis quatorze heures bientôt , les hommes n' osaient dormir .
2123: Vers sept heures , le lieutenant * Rochas raconta que * Mac- * Mahon arrivait avec toute l' armée .
2124: La vérité était que le général * Douay avait reçu , en réponse à sa dépêche de la veille annonçant la lutte inévitable sous * Vouziers , une lettre du maréchal qui lui disait de tenir bon , jusqu'à ce qu' il pût le faire soutenir :
2125: le mouvement en avant était arrêté , le 1er corps se portait sur * Terron , le
2126: 5e sur * Buzancy , tandis que le 12e resterait au
2127: * Chêne , en seconde ligne .
2128: Alors , l' attente s' élargit encore , ce n' était plus un simple combat qu' on allait livrer , mais une grande bataille , où donnerait toute cette armée , détournée de la * Meuse , en marche désormais vers le sud , dans la vallée de l' * Aisne .
2129: Et l' on n' osa toujours pas faire la soupe , on dut se contenter encore de café et de biscuits , car le " coup de torchon " était pour midi , tous le répétaient , sans savoir pourquoi .
2130: Un aide de camp venait d' être envoyé au maréchal , afin de hâter l' arrivée des secours , l' approche des deux armées ennemies devenant de plus en plus certaine .
2131: Trois heures plus tard , un second officier partit au galop pour le * Chêne , où se trouvait le grand quartier général , dont il devait rapporter les ordres immédiats , tellement l' inquiétude avait grandi , à la suite des nouvelles données par un maire de campagne , qui prétendait avoir vu cent mille hommes à
2132: * Grand- * Pré , tandis que cent autres mille montaient par * Buzancy .
2133: à midi , toujours pas un seul prussien .
2134: à une heure , à deux heures , rien encore .
2135: Et la lassitude arrivait , le doute aussi .
2136: Des voix goguenardes commençaient à blaguer les généraux .
2137: Peut-être bien qu' ils avaient vu leur ombre sur le mur .
2138: On leur votait des lunettes .
2139: De jolis farceurs , si rien ne venait , d' avoir ainsi dérangé tout le monde !
2140: Un loustic cria :
2141: - c' est donc comme là-bas , à * Mulhouse ?
2142: à cette parole , le coeur de * Maurice s' était serré , dans l' angoisse du souvenir .
2143: Il se rappelait cette fuite imbécile , cette panique qui avait emporté le 7e corps , sans qu' un allemand eût paru , à dix lieues de là .
2144: Et l' aventure recommençait , il en avait maintenant la sensation nette , la certitude .
2145: Pour que l' ennemi ne les eût pas attaqués , vingt-quatre heures après l' escarmouche de * Grand- * Pré , il fallait que le 4e hussards s' y fût heurté simplement à quelque reconnaissance de cavalerie .
2146: Les colonnes devaient être loin encore , peut-être à deux journées de marche .
2147: Tout d' un coup , cette pensée le terrifia , lorsqu' il réfléchit au temps qu' on venait de perdre .
2148: En trois jours , on n' avait pas fait deux lieues , de * Contreuve à * Vouziers .
2149: Le 25 et le 26 , les autres corps d' armée étaient montés au nord , sous prétexte de se ravitailler ;
2150: tandis que , maintenant , le 27 , les voilà qui descendaient au midi , pour accepter une bataille que personne ne leur offrait .
2151: à la suite du 4e hussards , vers les défilés de l' * Argonne abandonnés , la brigade * Bordas s' était crue perdue , entraînant à son secours toute la division , puis le 7e corps , puis l' armée entière , inutilement .
2152: Et * Maurice , songeait au prix inestimable de chaque heure , dans ce projet fou de donner la main à * Bazaine , un plan que , seul , un général de génie aurait pu exécuter , avec des soldats solides , à la condition d' aller en tempête , droit devant lui , au travers des obstacles .
2153: - nous sommes fichus !
2154: Dit -il à * Jean , pris de désespoir , dans une soudaine et courte lucidité .
2155: Puis , comme ce dernier élargissait les yeux , ne pouvant comprendre , il continua à demi-voix , pour lui , parlant des chefs :
2156: - plus bêtes que méchants , c' est certain , et pas de chance !
2157: Ils ne savent rien , ils ne prévoient rien , ils n' ont ni plan , ni idées , ni hasards heureux ...
2158: allons , tout est contre nous , nous sommes fichus !
2159: Et ce découragement , que * Maurice raisonnait en garçon intelligent et instruit , il grandissait , il pesait peu à peu sur toutes les troupes , immobilisées sans raison , dévorées par l' attente .
2160: Obscurément , le doute , le pressentiment de la situation vraie faisaient leur travail , dans ces cervelles épaisses ;
2161: et il n' était plus un homme , si borné fût -il , qui n' éprouvât le malaise d' être mal conduit , attardé à tort , poussé au hasard dans la plus désastreuse des aventures .
2162: Qu' est -ce qu' on fichait là , bon dieu !
2163: Puisque les prussiens ne venaient pas ?
2164: Ou se battre tout de suite , ou s' en aller quelque part dormir tranquille .
2165: Ils en avaient assez .
2166: Depuis que le dernier aide de camp était parti pour rapporter des ordres , l' anxiété croissait ainsi de minute en minute , des groupes s' étaient formés , parlant haut , discutant .
2167: Les officiers , gagnés par cette agitation , ne savaient que répondre aux soldats qui osaient les interroger .
2168: Aussi , à cinq heures , lorsque le bruit se répandit que l' aide de camp était de retour et qu' on allait se replier , y eut -il un allègement dans toutes les poitrines , un soupir de profonde joie .
2169: Enfin , c' était donc le parti de la sagesse qui l' emportait !
2170: L' empereur et le maréchal , qui n' avaient jamais été pour cette marche sur * Verdun , inquiets d' apprendre qu' ils étaient de nouveau gagnés de vitesse et qu' ils allaient avoir contre eux l' armée du prince royal de * Saxe et celle du prince royal de * Prusse , renonçaient à l' improbable jonction avec
2171: * Bazaine , pour battre en retraite par les places fortes du nord , de façon à se replier ensuite sur * Paris .
2172: Le 7e corps recevait l' ordre de remonter sur * Chagny , par le * Chêne , tandis que le 5e corps devait marcher sur * Poix , le 1er et le 12e , sur * Vendresse .
2173: Alors , puisqu' on reculait , pourquoi s' être avancé jusqu'à l' * Aisne , pourquoi tant de journées perdues et tant de fatigues , lorsque , de * Reims , il était si facile , si logique d' aller prendre tout de suite de fortes positions dans la vallée de la * Marne ?
2174: Il n' y avait donc ni direction , ni talent militaire , ni simple bon sens ?
2175: Mais on ne s' interrogeait plus , on pardonnait , dans l' allégresse de cette décision si raisonnable , la seule bonne pour se tirer du guêpier où l' on s' était mis .
2176: Des généraux aux simples soldats , tous avaient cette sensation qu' on redeviendrait fort , qu' on serait invincible sous * Paris , et que c' était là , nécessairement , qu' on battrait les prussiens .
2177: Mais il fallait évacuer * Vouziers dès la pointe du jour , de façon à être en marche vers le * Chêne , avant d' avoir été attaqué ;
2178: et , immédiatement , le camp s' emplit d' une animation extraordinaire , les clairons sonnaient , des ordres se croisaient ;
2179: tandis que , déjà , les bagages et le convoi d' administration partaient en avant , pour ne pas alourdir l' arrière-garde .
2180: * Maurice était ravi .
2181: Puis , comme il tâchait d' expliquer à * Jean le mouvement de retraite qu' on allait exécuter , un cri de douleur lui échappa :
2182: son excitation était tombée , il retrouvait son pied , lourd comme du plomb , au bout de sa jambe .
2183: - quoi donc ?
2184: ça recommence ?
2185: Demanda le caporal , désolé .
2186: Et ce fut lui , avec son esprit pratique , qui eut une idée .
2187: - écoute , mon petit , tu m' as dit hier que tu connaissais du monde , là , dans la ville .
2188: Tu devrais obtenir la permission du major et te faire conduire en voiture au * Chêne , où tu passerais une bonne nuit dans un bon lit .
2189: Demain , si tu marches mieux , nous te reprendrons , en passant ...
2190: hein ?
2191: ça va -t-il ?
2192: Dans * Falaise même , le village près duquel duquel on était campé ,
2193: * Maurice venait de retrouver un ancien ami de son père , un petit fermier , qui justement allait conduire sa fille au * Chêne , près d' une tante , et dont le cheval , attelé à une légère carriole , attendait .
2194: Mais , avec le major * Bouroche , dès les premiers mots , les choses faillirent mal tourner .
2195: - c' est mon pied qui s' est écorché , monsieur le docteur ...
2196: du coup ,
2197: * Bouroche , secouant sa tête puissante , au mufle de lion , rugit :
2198: - je ne suis pas monsieur le docteur ...
2199: qui est -ce qui m' a foutu un soldat pareil ?
2200: Et , comme * Maurice , effaré , bégayait une excuse , il reprit :
2201: - je suis le major , entendez -vous , brute !
2202: Puis , s' apercevant à qui il avait affaire , il dut éprouver quelque honte , il s' emporta davantage .
2203: - votre pied , la belle histoire ! ...
2204: oui , oui , je vous autorise .
2205: Montez en voiture , montez en ballon .
2206: Nous avons assez de traîne-la-patte et de fricoteurs !
2207: Lorsque * Jean aida * Maurice à se hisser dans la carriole , ce dernier se retourna pour le remercier ;
2208: et les deux hommes tombèrent aux bras l' un de l' autre , comme s' ils n' avaient jamais dû se revoir .
2209: Est -ce qu' on savait , au milieu du branle de la retraite , avec ces prussiens qui étaient là ? * Maurice resta surpris de la grande tendresse qui l' attachait déjà à ce garçon .
2210: Et , deux fois encore , il se retourna , pour lui dire au revoir de la main ;
2211: et il quitta le camp , où l' on se préparait à allumer de grands feux , afin de tromper l' ennemi , pendant que l' on partirait , dans le plus grand silence , avant la pointe du jour .
2212: En chemin , le petit fermier ne cessa de gémir sur l' abomination des temps .
2213: Il n' avait pas eu le courage de rester à * Falaise ;
2214: et il regrettait déjà de ne plus y être , répétant qu' il était ruiné , si l' ennemi brûlait sa maison .
2215: Sa fille , une grande créature pâle , pleurait .
2216: Mais , ivre de fatigue ,
2217: * Maurice n' entendait pas , dormait assis , bercé par le trot vif du petit cheval , qui , en moins d' une heure et demie , franchit les quatre lieues , de * Vouziers au * Chêne .
2218: Il n' était pas sept heures , le crépuscule tombait à peine , lorsque le jeune homme , étonné et frissonnant , descendit au pont du canal , sur la place , en face de l' étroite maison jaune où il était né , où il avait passé vingt ans de son existence .
2219: C' était là qu' il se rendait machinalement , bien que la maison , depuis dix-huit mois , fût vendue à un vétérinaire .
2220: Et , au fermier qui le questionnait , il répondit qu' il savait parfaitement où il allait , il le remercia mille fois de son obligeance .
2221: Cependant , au centre de la petite place triangulaire , près du puits , il demeurait immobile , étourdi , la mémoire vide .
2222: Où donc allait -il ?
2223: Brusquement , il se souvint que c' était chez le notaire , dont la maison touchait celle où il avait grandi , et dont la mère , la très vieille et très bonne * Madame * Desroches , à titre de voisine , le gâtait , lorsqu' il était enfant .
2224: Il retrouvait bien le canal traversant la ville de bout en bout , coupant la place centrale , dont l' étroit pont de pierre réunissait les deux triangles ;
2225: et c' était toujours bien , là-bas , sur l' autre rive , le marché avec sa toiture moussue , la rue * Berond qui s' enfonçait à gauche , la route de * Sedan qui filait à droite .
2226: Seulement , du côté où il était , il lui fallait lever les yeux , reconnaître le clocher ardoisé , au-dessus de la maison du notaire , pour être certain que c' était là le coin désert où il avait joué à la marelle , tellement la rue de * Vouziers , en face de lui , jusqu'à l' hôtel de ville , bourdonnait d' un flot compact de foule .
2227: Sur la place , il semblait qu' on faisait le vide , que des hommes écartaient les curieux .
2228: Et là , occupant un large espace , derrière le puits , il fut étonné d' apercevoir comme un parc de voitures , de fourgons , de chariots , tout un campement de bagages qu' il avait certainement vus déjà .
2229: Le soleil venait de disparaître dans l' eau toute droite et sanglante du canal , et * Maurice se décidait , lorsqu' une femme , près de lui , qui le dévisageait depuis un instant , s' écria :
2230: - mais ce n' est pas dieu possible !
2231: Vous êtes bien le fils * Levasseur ?
2232: Alors , lui-même reconnut * Madame * Combette , la femme du pharmacien , dont la boutique était sur la place .
2233: Comme il lui expliquait qu' il allait demander un lit à la bonne * Madame * Desroches , elle l' entraîna , agitée .
2234: - non , non , venez jusque chez nous .
2235: Je vais vous dire ...
2236: puis , dans la pharmacie , quand elle eut soigneusement refermé la porte :
2237: - vous ne savez donc pas , mon cher garçon , que l' empereur est descendu chez les * Desroches ...
2238: on a réquisitionné la maison pour lui , et ils ne sont guère satisfaits du grand honneur , je vous assure .
2239: Quand on pense qu' on a forcé la pauvre vieille maman , une femme de soixante-dix ans passés , à donner sa chambre et à monter se coucher sous les toits , dans un lit de bonne ! ...
2240: tenez , tout ce que vous voyez là , sur la place , c' est à l' empereur , ce sont ses malles enfin , vous comprenez !
2241: En effet ,
2242: * Maurice se les rappela alors , ces voitures et ces fourgons , tout ce train superbe de la maison impériale , qu' il avait vu à * Reims .
2243: - ah !
2244: Mon cher garçon , si vous saviez ce qu' on a tiré de là dedans , et de la vaisselle d' argent , et des bouteilles de vin , et des paniers de provisions et du beau linge , et de tout !
2245: Pendant deux heures , ça n' a pas arrêté .
2246: Je me demande où ils ont pu fourrer tant de choses , car la maison n' est pas grande ...
2247: regardez , regardez !
2248: En ont -ils allumé , un feu , dans la cuisine !
2249: Il regardait la petite maison blanche , à deux étages , qui faisait l' angle de la place et de la rue de * Vouziers , une maison d' aspect bourgeois et calme , dont il évoquait l' intérieur , l' allée centrale en bas , les quatre pièces de chaque étage , comme s' il y était entré la veille encore .
2250: En haut , vers l' angle , la fenêtre du premier , ouvrant sur la place , se trouvait éclairée déjà ;
2251: et la femme du pharmacien lui expliquait que cette chambre était celle de l' empereur .
2252: Mais , comme elle l' avait dit , ce qui flambait surtout , c' était la cuisine , dont la fenêtre , au rez-de-chaussée , donnait sur la rue de * Vouziers .
2253: Jamais les habitants du * Chêne n' avaient eu un pareil spectacle .
2254: Un flot de curieux , sans cesse renouvelé , barrait la rue , béant devant cette fournaise , où rôtissait et bouillait le dîner d' un empereur .
2255: Pour avoir un peu d' air , les cuisiniers avaient ouvert les vitres toutes grandes .
2256: Ils étaient trois , en vestes blanches éblouissantes , s' agitant devant des poulets enfilés dans une immense broche , remuant des sauces au fond d' énormes casseroles , dont le cuivre luisait comme de l' or .
2257: Et les vieillards ne se souvenaient pas d' avoir vu , au lion d' argent , même pour les plus grandes noces , autant de feu brûlant et autant de nourriture cuisant à la fois .
2258: * Combette , le pharmacien , un petit homme sec et remuant , rentra chez lui , très excité par tout ce qu' il venait de voir et d' entendre .
2259: Il semblait être dans le secret des choses , étant adjoint au maire .
2260: C' était vers trois heures et demie que
2261: * Mac- * Mahon avait télégraphié à * Bazaine que l' arrivée du prince royal de * Prusse à * Châlons le forçait à se replier sur les places du nord ;
2262: et une autre dépêche allait partir pour le ministre de la guerre , l' avertissant également de la retraite , lui expliquant le danger terrible où se trouvait l' armée d' être coupée et écrasée .
2263: La dépêche à * Bazaine pouvait courir , si elle avait de bonnes jambes , car toutes les communications semblaient interrompues avec * Metz depuis plusieurs jours .
2264: Mais , l' autre dépêche , c' était plus grave ;
2265: et , baissant la voix , le pharmacien raconta qu' il avait entendu un officier supérieur dire : " s' ils sont prévenus à * Paris , nous sommes foutus ! "
2266: personne n' ignorait avec quelle âpreté l' impératrice-régente et le conseil des ministres poussaient à la marche en avant .
2267: D' ailleurs , la confusion augmentait d' heure en heure , les renseignements les plus extraordinaires arrivaient sur l' approche des armées allemandes .
2268: Le prince royal de * Prusse à * Châlons , était -ce possible ?
2269: Et contre quelles troupes venait donc de se heurter le 7e corps , dans les défilés de l' * Argonne ?
2270: -à l' état-major , ils ne savent rien , continua le pharmacien en agitant désespérément les bras .
2271: Ah !
2272: Quel gâchis ! ...
2273: enfin , tout va bien , si demain l' armée est en retraite .
2274: Puis , brave homme au fond :
2275: - dites donc , mon jeune ami , je vais vous panser le pied , vous dînerez avec nous , et vous coucherez là-haut , dans la petite chambre de mon élève , qui a filé .
2276: Mais , tourmenté du besoin de voir et de savoir ,
2277: * Maurice , avant tout , voulut absolument suivre sa première idée , en allant , en face , rendre visite à la vieille * Madame * Desroches .
2278: Il fut surpris de ne pas être arrêté , à la porte , qui , dans le tumulte de la place , restait ouverte , sans même être gardée .
2279: Continuellement , du monde entrait et sortait , des officiers , des gens de service ;
2280: et il semblait que le branle de la cuisine flambante agitât la maison entière .
2281: Pourtant , il n' y avait pas une lumière dans l' escalier , il dut monter à tâtons .
2282: Au premier étage , il s' arrêta quelques secondes , le coeur battant , devant la porte de la pièce où il savait que se trouvait l' empereur ;
2283: mais , là , dans cette pièce , pas un bruit , un silence de mort .
2284: Et , en haut , au seuil de la chambre de bonne où elle avait dû se réfugier , la vieille * Madame * Desroches eut d' abord peur de lui .
2285: Ensuite , quand elle l' eut reconnu :
2286: - ah !
2287: Mon enfant , dans quel affreux moment faut -il qu' on se retrouve ! ...
2288: je la lui aurais donnée bien volontiers , ma maison , à l' empereur ;
2289: mais il a , avec lui , des gens trop mal élevés !
2290: Si vous saviez comme ils ont tout pris , et ils vont tout brûler , tant ils font du feu ! ...
2291: lui , le pauvre homme , a la mine d' un déterré et l' air si triste ...
2292: puis , lorsque le jeune homme s' en alla , en la rassurant , elle l' accompagna , se pencha au-dessus de la rampe .
2293: - tenez !
2294: Murmura -t-elle , on le voit d' ici ...
2295: ah !
2296: Nous sommes bien tous perdus .
2297: Adieu , mon enfant !
2298: Et * Maurice resta planté sur une marche , dans les ténèbres de l' escalier .
2299: Le cou tordu , il apercevait , par une imposte vitrée , un spectacle dont il emporta l' inoubliable souvenir .
2300: L' empereur était là , au fond de la pièce bourgeoise et froide , assis devant une petite table , sur laquelle son couvert était mis , éclairée à chaque bout d' un flambeau .
2301: Dans le fond , deux aides de camp se tenaient silencieux .
2302: Un maître d' hôtel , debout près de la table , attendait .
2303: Et le verre n' avait pas servi , le pain n' avait pas été touché , un blanc de poulet refroidissait au milieu de l' assiette .
2304: L' empereur , immobile , regardait la nappe , de ces yeux vacillants , troubles et pleins d' eau , qu' il avait déjà à * Reims .
2305: Mais il semblait plus las , et , lorsque , se décidant , d' un air d' immense effort , il eut porté à ses lèvres deux bouchées , il repoussa tout le reste de la main .
2306: Il avait dîné .
2307: Une expression de souffrance , endurée secrètement , blêmit encore son pâle visage .
2308: En bas , comme * Maurice passait devant la salle à manger , la porte en fut brusquement ouverte , et il aperçut , dans le braisillement des bougies et la fumée des plats , une tablée d' écuyers , d' aides de camp , de chambellans , en train de vider les bouteilles des fourgons , d' engloutir les volailles et de torcher les sauces , au milieu de grands éclats de voix .
2309: La certitude de la retraite enchantait tout ce monde , depuis que la dépêche du maréchal était partie .
2310: Dans huit jours , à * Paris , on aurait enfin des lits propres .
2311: * Maurice , alors , tout d' un coup , sentit la terrible fatigue qui l' accablait :
2312: c' était certain , l' armée entière se repliait , et il n' avait plus qu' à dormir , en attendant le passage du
2313: 7e corps .
2314: Il retraversa la place , se retrouva chez le pharmacien * Combette , où , comme dans un rêve , il mangea .
2315: Puis , il lui sembla bien qu' on lui pansait le pied , qu' on le montait dans une chambre .
2316: Et ce fut la nuit noire , l' anéantissement .
2317: Il dormait , écrasé , sans un souffle .
2318: Mais , après un temps indéterminé , des heures ou des siècles , un frisson agita son sommeil , le souleva sur son séant , au milieu des ténèbres .
2319: Où était -il donc ?
2320: Quel était ce roulement continu de tonnerre qui l' avait réveillé ?
2321: Tout de suite il se souvint , courut à la fenêtre , pour voir .
2322: En bas , dans l' obscurité , sur cette place aux nuits si calmes d' ordinaire , c' était de l' artillerie qui défilait , un trot sans fin d' hommes , de chevaux et de canons , dont les petites maisons mortes tremblaient .
2323: Une inquiétude irraisonnée le saisit , devant ce brusque départ .
2324: Quelle heure pouvait -il être ?
2325: Quatre heures sonnèrent à l' hôtel de ville .
2326: Et il s' efforçait de se rassurer , en se disant que c' était tout simplement là un commencement d' exécution des ordres de retraite donnés la veille , lorsqu' un spectacle , comme il tournait la tête , acheva de l' angoisser :
2327: la fenêtre du coin , chez le notaire , était toujours éclairée ;
2328: et l' ombre de l' empereur , à des intervalles égaux , s' y dessinait nettement , en un profil sombre .
2329: Vivement ,
2330: * Maurice enfila son pantalon , pour descendre .
2331: Mais * Combette parut , un bougeoir à la main , gesticulant .
2332: - je vous ai aperçu d' en bas , en revenant de la mairie , et je suis monté vous dire ...
2333: imaginez -vous qu' ils ne m' ont pas laissé coucher , voici deux heures que nous nous occupons de nouvelles réquisitions , le maire et moi ...
2334: oui , tout est changé , une fois encore .
2335: Ah !
2336: Il avait bougrement raison , l' officier qui ne voulait pas qu' on envoyât la dépêche à * Paris !
2337: Et il continua longtemps , en phrases coupées , sans ordre , et le jeune homme finit par comprendre , muet , le coeur serré .
2338: Vers minuit , une dépêche du ministre de la guerre à l' empereur était arrivée , en réponse à celle du maréchal .
2339: On n' en connaissait pas le texte exact ;
2340: mais un aide de camp avait dit tout haut , à l' hôtel de ville , que l' impératrice et le conseil des ministres craignaient une révolution à
2341: * Paris , si , abandonnant * Bazaine , l' empereur rentrait .
2342: La dépêche , mal renseignée sur les positions véritables des allemands , ayant l' air de croire à une avance que l' armée de * Châlons n' avait plus , exigeait la marche en avant , malgré tout , avec une fièvre de passion extraordinaire .
2343: - l' empereur a fait appeler le maréchal , ajouta le pharmacien , et ils sont restés enfermés ensemble pendant près d' une heure .
2344: Naturellement , je ne sais pas ce qu' ils ont pu se dire , mais ce que tous les officiers m' ont répété , c' est qu' on ne bat plus en retraite et que la marche sur la * Meuse est reprise ...
2345: nous venons de réquisitionner tous les fours de la ville pour le 1er corps , qui remplacera ici , demain matin , le 12e , dont l' artillerie , comme vous le voyez , part en ce moment pour la besace ...
2346: cette fois , c' est bien fini , vous voilà en route pour la bataille !
2347: Il s' arrêta .
2348: Lui aussi regardait la fenêtre éclairée , chez le notaire .
2349: Puis , à demi-voix , d' un air de curiosité songeuse :
2350: - hein !
2351: Qu' ont -ils pu se dire ? ...
2352: c' est drôle tout de même , de se replier à six heures du soir , devant la menace d' un danger , et d' aller à minuit tête baissée dans ce danger , lorsque la situation reste identiquement la même !
2353: * Maurice écoutait toujours le roulement des canons , en bas , dans la petite ville noire , ce trot ininterrompu , ce flot d' hommes qui s' écoulait vers la * Meuse , à l' inconnu terrible du lendemain .
2354: Et , sur les minces rideaux bourgeois de la fenêtre , il revoyait passer régulièrement l' ombre de l' empereur , le va-et-vient de ce malade que l' insomnie tenait debout , pris d' un besoin de mouvement , malgré sa souffrance , l' oreille emplie du bruit de ces chevaux et de ces soldats qu' il laissait envoyer à la mort .
2355: Ainsi , quelques heures avaient suffi , c' était maintenant le désastre décidé , accepté .
2356: Qu' avaient -ils pu se dire , en effet , cet empereur et ce maréchal , tous les deux avertis du malheur auquel on marchait , convaincus le soir de la défaite , dans les effroyables conditions où l' armée allait se trouver , ne pouvant le matin avoir changé d' avis , lorsque le péril grandissait à chaque heure ?
2357: Le plan du général * De * Palikao , la marche foudroyante sur * Montmédy , déjà téméraire le 23 , possible peut-être encore le 25 , avec des soldats solides et un capitaine de génie , devenait , le 27 , un acte de pure démence , au milieu des hésitations continuelles du commandement et de la démoralisation croissante des troupes .
2358: Si tous deux le savaient , pourquoi cédaient -ils aux impitoyables voix fouettant leur indécision ?
2359: Le maréchal , peut-être , n' était qu' une âme bornée et obéissante de soldat , grande dans son abnégation .
2360: Et l' empereur , qui ne commandait plus , attendait le destin .
2361: On leur demandait leur vie et la vie de l' armée :
2362: ils les donnaient .
2363: Ce fut la nuit du crime , la nuit abominable d' un assassinat de nation ;
2364: car l' armée dès lors se trouvait en détresse , cent mille hommes étaient envoyés au massacre .
2365: En songeant à ces choses , désespéré et frémissant ,
2366: * Maurice suivait l' ombre , sur la mousseline légère de la bonne * Madame * Desroches , l' ombre fiévreuse , piétinante , que semblait pousser l' impitoyable voix , venue de * Paris .
2367: Cette nuit -là , l' impératrice n' avait -elle pas souhaité la mort du père , pour que le fils régnât ?
2368: Marche !
2369: Marche !
2370: Sans regarder en arrière , sous la pluie , dans la boue , à l' extermination , afin que cette partie suprême de l' empire à l' agonie soit jouée jusqu'à la dernière carte .
2371: Marche !
2372: Marche !
2373: Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple , frappe le monde entier d' une admiration émue , si tu veux qu' il pardonne à ta descendance !
2374: Et sans doute l' empereur marchait à la mort .
2375: En bas , la cuisine ne flambait plus , les écuyers , les aides de camp , les chambellans dormaient , toute la maison était noire ;
2376: tandis que , seule , l' ombre allait et revenait sans cesse , résignée à la fatalité du sacrifice , au milieu de l' assourdissant vacarme du 12e corps , qui continuait de défiler , dans les ténèbres .
2377: Soudain ,
2378: * Maurice songea que , si la marche en avant était reprise , le 7e corps ne remonterait pas par le * Chêne ;
2379: et il se vit en arrière , séparé de son régiment , ayant déserté son poste .
2380: Il ne sentait plus la brûlure de son pied :
2381: un pansement habile , quelques heures d' absolu repos en avaient calmé la fièvre .
2382: Lorsque
2383: * Combette lui eut donné des souliers à lui , de larges souliers où il était à l' aise , il voulut partir , partir à l' instant , espérant rencontrer encore le 106e sur la route du * Chêne à * Vouziers .
2384: Vainement , le pharmacien tâcha de le retenir , et il allait se décider à le reconduire en personne dans son cabriolet , battant la route au petit bonheur , quand son élève ,
2385: * Fernand , reparut , en expliquant qu' il revenait d' embrasser sa cousine .
2386: Ce fut ce grand garçon blême , l' air poltron , qui attela et qui emmena * Maurice .
2387: Il n' était pas quatre heures , une pluie diluvienne ruisselait du ciel d' encre , les lanternes de la voiture pâlissaient , éclairant à peine le chemin , au milieu de la vaste campagne noyée , toute pleine de rumeurs immenses , qui , à chaque kilomètre , les faisaient s' arrêter , croyant au passage d' une armée .
2388: Cependant , là-bas , devant * Vouziers ,
2389: * Jean n' avait point dormi .
2390: Depuis que * Maurice lui avait expliqué comment cette retraite allait tout sauver , il veillait , empêchant ses hommes de s' écarter , attendant l' ordre de départ , que les officiers pouvaient donner d' une minute à l' autre .
2391: Vers deux heures , dans l' obscurité profonde , que les feux étoilaient de rouge , un grand bruit de chevaux traversa le camp :
2392: c' était la cavalerie qui partait en avant-garde , vers * Ballay et * Quatre- * Champs , afin de surveiller les routes de * Boult- * Aux- * Bois et de la * Croix- * Aux- * Bois .
2393: Une heure plus tard , l' infanterie et l' artillerie se mirent à leur tour en branle , quittant enfin ces positions de * Falaise et de * Chestres , que depuis deux grands jours elles s' entêtaient à défendre contre un ennemi qui ne venait point .
2394: Le ciel s' était couvert , la nuit restait profonde , et chaque régiment s' éloignait dans le plus grand silence , un défilé d' ombres se dérobant au fond des ténèbres .
2395: Mais tous les coeurs battaient d' allégresse , comme si l' on eût échappé à un guet-apens .
2396: On se voyait déjà sous les murs de * Paris , à la veille de la revanche .
2397: Dans l' épaisse nuit ,
2398: * Jean regardait .
2399: La route était bordée d' arbres , et il lui semblait bien qu' elle traversait de vastes prairies .
2400: Puis , des montées , des descentes se produisirent .
2401: On arrivait à un village , qui devait être * Ballay , lorsque la lourde nuée dont le ciel était obscurci , creva en une pluie violente .
2402: Les hommes avaient déjà reçu tant d' eau , qu' ils ne se fâchaient même plus , enflant les épaules .
2403: Mais * Ballay était dépassé ;
2404: et , à mesure qu' ils s' approchaient de * Quatre- * Champs , se levaient des rafales de vent furieux .
2405: Au delà , quand ils eurent monté sur le vaste plateau dont les terres nues vont jusqu'à * Noirval , l' ouragan fit rage , ils furent battus par un effroyable déluge .
2406: Et ce fut au milieu de ces vastes terres , qu' un ordre de halte arrêta , un à un , tous les régiments .
2407: Le 7e corps entier , trente et quelques mille hommes , s' y trouva réuni , comme le jour naissait , un jour boueux dans un ruissellement d' eau grise .
2408: Que se passait -il ?
2409: Pourquoi cette halte ?
2410: Une inquiétude courait déjà dans les rangs , certains prétendaient que les ordres de marche venaient d' être changés .
2411: On leur avait fait mettre l' arme au pied , avec défense de rompre les rangs et de s' asseoir .
2412: Par instants , le vent balayait le haut plateau avec une violence telle , qu' ils devaient se serrer les uns contre les autres , pour n' être pas emportés .
2413: La pluie les aveuglait , leur lardait la peau , une pluie glaciale qui coulait sous leurs vêtements .
2414: Et deux heures s' écoulèrent , une interminable attente , on ne savait pourquoi , au milieu de l' angoisse qui de nouveau serrait tous les coeurs .
2415: * Jean , à mesure que le jour grandissait , tâchait de s' orienter .
2416: On lui avait montré , au nord-ouest , de l' autre côté de * Quatre- * Champs , le chemin du
2417: * Chêne , qui filait sur un coteau .
2418: Alors , pourquoi avait -on tourné à droite , au lieu de tourner à gauche ?
2419: Puis , ce qui l' intéressait , c' était l' état-major installé à la * converserie , une ferme plantée au bord du plateau .
2420: On y semblait très effaré , des officiers couraient , discutaient , avec de grands gestes .
2421: Et rien ne venait , que pouvaient -ils attendre ?
2422: Le plateau était une sorte de cirque , des chaumes à l' infini , que dominaient , au nord et à l' est , des hauteurs boisées ;
2423: vers le sud , s' étendaient des bois épais ;
2424: tandis que , par une échappée , à l' ouest , on apercevait la vallée de l' * Aisne , avec les petites maisons blanches de * Vouziers .
2425: En dessous de la * converserie , pointait le clocher d' ardoises de * Quatre- * Champs , noyé dans l' averse enragée , sous laquelle semblaient se fondre les quelques pauvres toits moussus du village .
2426: Et , comme * Jean enfilait du regard la rue montante , il distingua très bien un cabriolet arrivant au grand trot , par la chaussée caillouteuse , changée en torrent .
2427: C' était * Maurice , qui , enfin , du coteau d' en face , à un coude de la route , venait d' apercevoir le 7e corps .
2428: Depuis deux heures , il battait le pays , trompé par les renseignements d' un paysan , égaré par la mauvaise volonté sournoise de son conducteur , à qui la peur des prussiens donnait la fièvre .
2429: Dès qu' il atteignit la ferme , il sauta de voiture , trouva tout de suite son régiment .
2430: * Jean , stupéfait , lui cria :
2431: - comment , c' est toi !
2432: Pourquoi donc ?
2433: Puisque nous allions te reprendre !
2434: D' un geste ,
2435: * Maurice conta sa colère et sa peine .
2436: - ah !
2437: Oui ...
2438: on ne remonte plus par là , c' est par là-bas qu' on va , pour y crever tous !
2439: -bon !
2440: Dit l' autre , tout pâle , après un silence .
2441: On se fera au moins casser la gueule ensemble .
2442: Et , comme ils s' étaient quittés , les deux hommes se retrouvèrent , en s' embrassant .
2443: Sous la pluie battante qui continuait , le simple soldat rentra dans le rang , tandis que le caporal donnait l' exemple , ruisselant , sans une plainte .
2444: Mais la nouvelle , maintenant , courait , certaine .
2445: On ne se repliait plus sur * Paris , on marchait de nouveau vers la * Meuse .
2446: Un aide de camp du maréchal venait d' apporter au 7e corps l' ordre d' aller camper à * Nouart ;
2447: tandis que le 5e , se dirigeant sur * Beauclair , prendrait la droite de l' armée , et que le 1er remplacerait au * Chêne le
2448: 12e , en marche sur la besace , à l' aile gauche .
2449: Et , si , depuis près de trois heures , trente et quelques mille hommes restaient là , l' arme au pied , à attendre , sous les furieuses rafales , c' était que le général * Douay , au milieu de la confusion déplorable de ce nouveau changement de front , éprouvait l' inquiétude la plus vive sur le sort du convoi , envoyé en avant , la veille , vers
2450: * Chagny .
2451: Il fallait bien attendre qu' il eût rallié le corps .
2452: On racontait que ce convoi avait été coupé par celui du
2453: 12e corps , au * Chêne .
2454: D' autre part , une partie du matériel , toutes les forges d' artillerie , s' étant trompées de route , revenaient de * Terron par la route de * Vouziers , où elles allaient sûrement tomber entre les mains des allemands .
2455: Jamais désordre ne fut plus grand , et jamais anxiété plus vive .
2456: Alors , parmi les soldats , il y eut un véritable désespoir .
2457: Beaucoup voulaient s' asseoir sur leurs sacs , dans la boue de ce plateau détrempé , et attendre la mort , sous la pluie .
2458: Ils ricanaient , ils insultaient les chefs :
2459: ah !
2460: De fameux chefs , sans cervelle , défaisant le soir ce qu' ils avaient fait le matin , flânant quand l' ennemi n' était pas là , filant dès qu' il apparaissait !
2461: Une démoralisation dernière achevait de faire de cette armée un troupeau sans foi , sans discipline , qu' on menait à la boucherie , par les hasards de la route .
2462: Là-bas , vers * Vouziers , une fusillade venait d' éclater , des coups de feu échangés entre l' arrière-garde du 7e corps et l' avant-garde des troupes allemandes ;
2463: et , depuis un instant , tous les regards se tournaient vers la vallée de l' * Aisne , où , dans une éclaircie du ciel , montaient les tourbillons d' une épaisse fumée noire :
2464: on sut que c' était le village de * Falaise qui brûlait , incendié par les uhlans .
2465: Une rage s' emparait des hommes .
2466: Quoi donc ?
2467: Les prussiens étaient là , maintenant !
2468: On les avait attendus deux jours , pour leur donner le temps d' arriver .
2469: Puis , on décampait .
2470: Obscurément , au fond des plus bornés , montait la colère de l' irréparable faute commise , cette attente imbécile , ce piège dans lequel on était tombé :
2471: les éclaireurs de la IVe armée amusant la brigade * Bordas , arrêtant , immobilisant un à un tous les corps de l' armée de * Châlons , pour permettre au prince royal de * Prusse d' accourir avec la IIIe armée .
2472: Et , à cette heure , grâce à l' ignorance du maréchal , qui ne savait encore quelles troupes il avait devant lui , la jonction se faisait , le 7e corps et le
2473: 5e allaient être harcelés , sous la continuelle menace d' un désastre .
2474: * Maurice , à l' horizon , regardait flamber * Falaise .
2475: Mais il y eut un soulagement :
2476: le convoi qu' on avait cru perdu , déboucha du chemin du * Chêne .
2477: Tout de suite , pendant que la première division restait à
2478: * Quatre- * Champs , pour attendre et protéger l' interminable défilé des bagages , la 2e se remettait en branle et gagnait * Boult- * Aux- * Bois par la forêt , pendant que la 3e se postait , à gauche , sur les hauteurs de * Belleville , afin d' assurer les communications .
2479: Et , comme le
2480: 106e enfin , au moment où redoublait la pluie , quittait le plateau , reprenant la marche scélérate vers la * Meuse , à l' inconnu ,
2481: * Maurice revit l' ombre de l' empereur , allant et revenant d' un train morne , sur les petits rideaux de la vieille * Madame * Desroches .
2482: Ah !
2483: Cette armée de la désespérance , cette armée en perdition qu' on envoyait à un écrasement certain , pour le salut d' une dynastie !
2484: Marche , marche , sans regarder en arrière , sous la pluie , dans la boue , à l' extermination !
2485: chapitre VI :
2486: - tonnerre de dieu !
2487: Dit le lendemain matin
2488: * Chouteau en s' éveillant , rompu et glacé sous la tente , je prendrais bien un bouillon , avec beaucoup de viande autour .
2489: à * Boult- * Aux- * Bois , où l' on avait campé , il n' y avait eu , le soir , qu' une maigre distribution de pommes de terre , l' intendance étant de plus en plus ahurie et désorganisée par les marches et les contremarches continuelles , n' arrivant jamais à rencontrer les troupes aux rendez -vous donnés .
2490: On ne savait plus où prendre , par le désordre des chemins , les troupeaux migrateurs , et c' était la disette prochaine .
2491: * Loubet , en s' étirant , eut un ricanement désespéré .
2492: - ah !
2493: Fichtre , oui !
2494: C' est fini , les oies à la ficelle !
2495: L' escouade était maussade , assombrie .
2496: Quand on ne mangeait pas , ça n' allait pas .
2497: Et il y avait , en outre , cette pluie incessante , cette boue dans laquelle on venait de dormir .
2498: Ayant vu * Pache qui se signait , après avoir fait sa prière du matin , lèvres closes ,
2499: * Chouteau reprit furieusement :
2500: - demande -lui donc , à ton bon * Dieu , qu' il nous envoie une paire de saucisses et une chopine à chacun .
2501: - ah !
2502: Si l' on avait seulement une miche , du pain tant qu' on en voudrait !
2503: Soupira * Lapoulle qui souffrait de la faim plus que les autres , torturé par son gros appétit .
2504: Mais le lieutenant * Rochas les fit taire .
2505: Ce n' était pas une honte , de ne toujours songer qu' à son ventre !
2506: Lui , bonnement , serrait la ceinture de son pantalon .
2507: Depuis que les choses tournaient décidément mal , et que , par moments , au loin , on entendait la fusillade , il avait retrouvé toute son entêtée confiance .
2508: Puisqu' ils étaient là , maintenant , les prussiens , c' était si simple :
2509: on allait les battre !
2510: Et il haussait les épaules , derrière le capitaine
2511: * Beaudoin , ce jeune homme , comme il le nommait , que la perte définitive de ses bagages désolait , les lèvres pincées , le visage pâle , ne dérageant pas .
2512: Ne point manger , passe encore !
2513: Ce qui l' indignait , c' était de ne pouvoir changer de chemise .
2514: * Maurice venait d' avoir un réveil accablé et frissonnant .
2515: Son pied , grâce aux larges chaussures , ne s' était pourtant plus enflammé .
2516: Mais le déluge de la veille , dont sa capote restait lourde , lui avait laissé une courbature dans tous les membres .
2517: Et , envoyé à la corvée de l' eau , pour le café , il regardait la plaine , à un bord de laquelle * Boult- * Aux- * Bois est situé :
2518: des forêts montent à l' ouest et au nord , une côte s' élève jusqu'au village de * Belleville ;
2519: tandis que , vers * Buzancy , à l' est , de vastes terrains plats s' étendent , avec de lentes ondulations , où se cachent des hameaux .
2520: était -ce par là qu' on attendait l' ennemi ?
2521: Comme il revenait du ruisseau , rapportant le bidon plein , une famille de paysans éplorée , sur le seuil d' une petite ferme , l' appela , lui demanda si les soldats allaient rester enfin , pour les défendre .
2522: Déjà , à trois reprises , dans le va-et-vient des ordres contraires , le
2523: 5e corps avait traversé le pays .
2524: La veille , on avait entendu le canon , du côté de * Bar .
2525: Certainement , les prussiens n' étaient pas à plus de deux lieues .
2526: Et , lorsque * Maurice eut répondu à ces pauvres gens que le 7e corps allait sans doute repartir , lui aussi , ils se lamentèrent .
2527: On les abandonnait , les soldats ne venaient donc pas pour se battre , qu' ils les voyaient reparaître et disparaître , toujours fuyants ?
2528: -ceux qui voudront du sucre , dit * Loubet en servant le café , n' ont qu' à tremper leur pouce et attendre qu' il fonde .
2529: Pas un homme ne rigola .
2530: C' était vexant tout de même , du café sans sucre ;
2531: et encore si l' on avait eu du biscuit !
2532: La veille , sur le plateau de * Quatre- * Champs , presque tous , pour tromper l' attente , avaient achevé les provisions de leurs sacs , croquant jusqu'aux miettes .
2533: Mais l' escouade , heureusement , retrouva une douzaine de pommes de terre , qu' elle se partagea .
2534: * Maurice , l' estomac délabré , eut un cri de regret .
2535: - si j' avais su , au * Chêne , j' aurais acheté du pain !
2536: * Jean écoutait , demeurait silencieux .
2537: Au lever , il avait eu une querelle avec * Chouteau , qu' il voulait envoyer à la corvée du bois , et qui s' y était refusé insolemment , disant que ce n' était pas son tour .
2538: Depuis que tout allait de mal en pis , l' indiscipline augmentait , les chefs finissaient par ne plus oser faire une réprimande .
2539: Et * Jean , avec son beau calme , avait compris qu' il devait effacer son autorité de caporal , s' il ne voulait pas provoquer des révoltes ouvertes .
2540: Il s' était fait bon diable , il semblait n' être que le camarade de ses hommes , auxquels son expérience continuait à rendre de grands services .
2541: Si son escouade n' était plus si bien nourrie , elle ne crevait tout de même pas encore de faim , comme tant d' autres .
2542: Mais la souffrance de * Maurice , surtout , l' attendrissait .
2543: Il le sentait s' affaiblir , il le regardait d' un oeil inquiet , en se demandant comment ce garçon frêle ferait pour aller jusqu'au bout .
2544: Lorsque * Jean entendit * Maurice se plaindre de n' avoir pas de pain , il se leva , disparut un instant , revint après avoir fouillé dans son sac .
2545: Et , en lui glissant un biscuit :
2546: - tiens !
2547: Cache ça , je n' en ai pas pour tout le monde .
2548: - mais toi ?
2549: Demanda le jeune homme , très touché .
2550: - oh !
2551: Moi , n' aie pas peur ...
2552: j' en ai encore deux .
2553: C' était vrai , il avait gardé précieusement trois biscuits , pour le cas où l' on se battrait , sachant qu' on a très faim sur les champs de bataille .
2554: D' ailleurs , il venait de manger une pomme de terre .
2555: ça lui suffisait .
2556: On verrait plus tard .
2557: Vers dix heures , de nouveau , le 7e corps s' ébranla .
2558: L' intention première du maréchal avait dû être de le diriger par * Buzancy sur * Stenay , où il aurait passé la * Meuse .
2559: Mais les prussiens , gagnant de vitesse l' armée de * Châlons , devaient être déjà à * Stenay , et on les disait même à
2560: * Buzancy .
2561: Aussi , refoulé de la sorte vers le nord , le 7e corps venait -il de recevoir l' ordre de se rendre à la * Besace , à vingt et quelques kilomètres de * Boult- * Aux- * Bois , pour aller de là , le lendemain , passer la * Meuse à * Mouzon .
2562: Le départ fut maussade , les hommes grognaient , l' estomac mal rempli , les membres mal reposés , exténués par les fatigues et les attentes des jours précédents ;
2563: et les officiers assombris , cédant au malaise de la catastrophe à laquelle on marchait , se plaignaient de l' inaction , s' irritaient de ce qu' on n' était pas allé , devant * Buzancy , soutenir le
2564: 5e corps , dont on avait entendu le canon .
2565: Ce corps devait , lui aussi , battre en retraite , remonter vers
2566: * Nouart ;
2567: tandis que le 12e corps partait de la
2568: * Besace pour * Mouzon , et que le 1er prenait la direction de * Raucourt .
2569: C' était un piétinement de troupeau pressé , harcelé par les chiens , se bousculant vers cette * Meuse tant désirée , après des retards et des flâneries sans fin .
2570: Lorsque le 106e quitta * Boult- * Aux- * Bois , à la suite de la cavalerie et de l' artillerie , dans le vaste ruissellement des trois divisions qui rayaient la plaine d' hommes en marche , le ciel de nouveau se couvrit , de lentes nuées livides , dont le deuil acheva d' attrister les soldats .
2571: Lui , suivait la grande route de * Buzancy , bordée de peupliers magnifiques .
2572: à * Germond , un village dont les tas de fumier , devant les portes , fumaient , alignés aux deux côtés du chemin , les femmes sanglotaient , prenaient leurs enfants , les tendaient aux troupes qui passaient , comme pour qu' on les emmenât .
2573: Il n' y avait plus là une bouchée de pain ni même une pomme de terre .
2574: Puis , au lieu de continuer vers * Buzancy , le 106e tourna à gauche , remontant vers * Authe ;
2575: et les hommes , en revoyant de l' autre côté de la plaine , sur le coteau ,
2576: * Belleville , qu' ils avaient traversée la veille , eurent alors la nette conscience qu' ils revenaient sur leurs pas .
2577: - tonnerre de dieu !
2578: Gronda * Chouteau , est -ce qu' ils nous prennent pour des toupies ?
2579: Et * Loubet ajouta :
2580: - en voilà des généraux de quatre sous qui vont à hue et à dia !
2581: On voit bien que nos jambes ne leur coûtent pas cher .
2582: Tous se fâchaient .
2583: On ne fatiguait pas des hommes de la sorte , pour le plaisir de les promener .
2584: Et , par la plaine nue , entre les larges plis de terrain , ils avançaient en colonne , sur deux files , une à chaque bord , entre lesquelles circulaient les officiers ;
2585: mais ce n' était plus , ainsi qu' au lendemain de * Reims , en * Champagne , une marche égayée de plaisanteries et de chansons , le sac porté gaillardement , les épaules allégées par l' espoir de devancer les prussiens et de les battre :
2586: maintenant , silencieux , irrités , ils traînaient la jambe , avec la haine du fusil qui leur meurtrissait l' épaule , du sac dont ils étaient écrasés , ayant cessé de croire à leurs chefs , se laissant envahir par une telle désespérance , qu' ils ne marchaient plus en avant que comme un bétail , sous la fatalité du fouet .
2587: La misérable armée commençait à monter son calvaire .
2588: * Maurice , cependant , depuis quelques minutes , était très intéressé .
2589: Sur la gauche , s' étageaient des vallonnements , et il venait de voir , d' un petit bois lointain , sortir un cavalier .
2590: Presque aussitôt , un autre parut , puis un autre encore .
2591: Tous les trois restaient immobiles , pas plus gros que le poing , ayant des lignes précises et fines de joujoux .
2592: Il pensait que ce devait être un poste détaché de hussards , quelque reconnaissance qui revenait , lorsque des points brillants , aux épaules , sans doute les reflets d' épaulettes de cuivre , l' étonnèrent .
2593: - là-bas , regarde !
2594: Dit -il en poussant le coude de * Jean , qu' il avait à côté de lui .
2595: Des uhlans .
2596: Le caporal écarquilla les yeux .
2597: - ça !
2598: C' étaient , en effet , des uhlans , les premiers prussiens que le 106e apercevait .
2599: Depuis bientôt six semaines qu' il faisait campagne , non seulement il n' avait pas brûlé une cartouche , mais il en était encore à voir un ennemi .
2600: Le mot courut , toutes les têtes se tournèrent , au milieu d' une curiosité grandissante .
2601: Ils semblaient très bien , ces uhlans .
2602: - il y en a un qui a l' air joliment gras , fit remarquer * Loubet .
2603: Mais , à gauche du petit bois , sur un plateau , tout un escadron se montra .
2604: Et , devant cette apparition menaçante , un arrêt se fit dans la colonne .
2605: Des ordres arrivèrent , le 106e alla prendre position derrière des arbres , au bord d' un ruisseau .
2606: Déjà , de l' artillerie rebroussait chemin au galop , s' établissait sur un mamelon .
2607: Puis , pendant près de deux heures , on demeura là , en bataille , on s' attarda , sans que rien de nouveau se produisît .
2608: à l' horizon , la masse de cavalerie ennemie restait immobile .
2609: Et , comprenant enfin qu' on perdait un temps précieux , on repartit .
2610: - allons , murmura * Jean avec regret , ce ne sera pas encore pour cette fois .
2611: * Maurice , lui aussi , avait les mains brûlantes du désir de lâcher au moins un coup de feu .
2612: Et il revenait sur la faute qu' on avait commise , la veille , en n' allant pas soutenir le 5e corps .
2613: Si les prussiens n' attaquaient point , ce devait être qu' ils n' avaient pas encore assez d' infanterie à leur disposition ;
2614: de sorte que leurs démonstrations de cavalerie , à distance , ne pouvaient avoir d' autre but que d' attarder les corps en marche .
2615: De nouveau , on venait de tomber dans le piège .
2616: Et , en effet , à partir de ce moment , le 106e vit sans cesse les uhlans , sur sa gauche , à chaque accident de terrain :
2617: ils le suivaient , le surveillaient , disparaissaient derrière une ferme pour reparaître à la corne d' un bois .
2618: Peu à peu , les soldats s' énervaient de se voir ainsi envelopper à distance , comme dans les mailles d' un filet invisible .
2619: - ils nous embêtent à la fin !
2620: Répétaient * Pache et * Lapoulle eux-mêmes .
2621: ça soulagerait de leur envoyer des pruneaux !
2622: Mais on marchait , on marchait toujours , péniblement , d' un pas déjà alourdi qui se fatiguait vite .
2623: Dans le malaise de cette étape , on sentait de partout l' ennemi approcher , de même qu' on sent monter l' orage , avant qu' il se montre au-dessus de l' horizon .
2624: Des ordres sévères étaient donnés pour la bonne conduite de l' arrière-garde , et il n' y avait plus de traînards , dans la certitude où l' on était que les prussiens , derrière le corps , ramassaient tout .
2625: Leur infanterie arrivait , d' une marche foudroyante , tandis que les régiments français , harassés , paralysés , piétinaient sur place .
2626: à * Authe , le ciel s' éclaircit , et * Maurice , qui se dirigeait sur la position du soleil , remarqua qu' au lieu de remonter davantage vers le * Chêne , à trois grandes lieues de là , on tournait pour marcher droit à l' est .
2627: Il était deux heures , on souffrit alors de la chaleur accablante , après avoir grelotté sous la pluie , pendant deux jours .
2628: Le chemin , avec de longs circuits , montait au travers de plaines désertes .
2629: Pas une maison , pas une âme , à peine de loin en loin un petit bois triste , au milieu de la mélancolie des terres nues ;
2630: et le morne silence de cette solitude avait gagné les soldats , qui , la tête basse , en sueur , traînaient les pieds .
2631: Enfin ,
2632: * Saint- * Pierremont apparut , quelques maisons vides sur un monticule .
2633: On ne traversa pas le village ,
2634: * Maurice constata qu' on tournait tout de suite à gauche , reprenant la direction du nord , vers la * Besace .
2635: Cette fois , il comprit la route adoptée pour s' efforcer d' atteindre * Mouzon , avant les prussiens .
2636: Mais pourrait -on y réussir , avec des troupes si lasses , si démoralisées ?
2637: à * Saint- * Pierremont , les trois uhlans avaient reparu , au loin , au coude d' une route qui venait de * Buzancy ;
2638: et , comme l' arrière-garde quittait le village , une batterie fut démasquée , quelques obus tombèrent , sans faire aucun mal .
2639: On ne répondit pas , la marche continuait , de plus en plus pénible .
2640: De * Saint- * Pierremont à la * Besace , il y a trois grandes lieues , et * Jean , à qui * Maurice disait cela , eut un geste désespéré :
2641: jamais les hommes ne feraient douze kilomètres , il le voyait à des signes certains , leur essoufflement , l' égarement de leur visage .
2642: La route montait toujours , entre deux coteaux qui se resserraient peu à peu .
2643: On dut faire une halte .
2644: Mais ce repos avait achevé d' engourdir les membres ;
2645: et , quand il fallut repartir , ce fut pis encore :
2646: les régiments n' avançaient plus , des hommes tombaient .
2647: * Jean , en voyant * Maurice pâlir , les yeux chavirés de lassitude , causait contre son habitude , tâchait de l' étourdir d' un flux de paroles , pour le tenir éveillé , dans le mouvement mécanique de la marche , devenu inconscient .
2648: - alors , ta soeur habite * Sedan , nous y passerons peut-être .
2649: - à * Sedan , jamais !
2650: Ce n' est pas notre chemin , il faudrait être fou .
2651: - et elle est jeune , ta soeur ?
2652: -mais elle a mon âge , je t' ai dit que nous étions jumeaux .
2653: - elle te ressemble ?
2654: -oui , elle est blonde aussi , oh !
2655: Des cheveux frisés , si doux ! ...
2656: toute petite , une figure mince , et pas bruyante , ah !
2657: Non ! ...
2658: ma chère * Henriette !
2659: -vous vous aimez bien ?
2660: -oui , oui ...
2661: il y eut un silence , et * Jean , ayant regardé
2662: * Maurice , remarqua que ses yeux se fermaient et qu' il allait tomber .
2663: - hé !
2664: Mon pauvre petit ...
2665: tiens -toi , tonnerre de dieu ! ...
2666: donne -moi ton flingot un instant , ça te reposera ...
2667: nous allons laisser la moitié des hommes en route , ce n' est pas dieu possible qu' on aille plus loin aujourd'hui !
2668: En face , il venait d' apercevoir * Oches , dont les quelques masures s' étagent sur un coteau .
2669: L' église , toute jaune , haut perchée , domine , parmi des arbres .
2670: - c' est là que nous allons coucher , bien sûr .
2671: Et il avait deviné .
2672: Le général * Douay , qui voyait l' extrême fatigue des troupes , désespérait de jamais atteindre la * Besace , ce jour -là .
2673: Mais ce qui le décida surtout , ce fut l' arrivée du convoi , de ce fâcheux convoi qu' il traînait depuis
2674: * Reims , et dont les trois lieues de voitures et de bêtes alourdissaient si terriblement sa marche .
2675: De
2676: * Quatre- * Champs , il avait donné l' ordre de le diriger directement sur * Saint- * Pierremont ;
2677: et c' était seulement à * Oches que les attelages ralliaient le corps , dans un tel état d' épuisement , que les chevaux refusaient d' avancer .
2678: il était déjà cinq heures .
2679: Le général , craignant de s' engager dans le défilé de * Stonne , crut devoir renoncer à achever l' étape indiquée par le maréchal .
2680: On s' arrêta , on campa , le convoi en bas , dans les prairies , gardé par une division , tandis que l' artillerie s' établissait en arrière , sur les coteaux , et que la brigade qui devait servir d' arrière-garde le lendemain , restait sur une hauteur , en face de * Saint- * Pierremont .
2681: Une autre division , dont faisait partie la brigade
2682: * Bourgain- * Desfeuilles , bivouaqua , derrière l' église , sur un large plateau , que bordait un bois de chênes .
2683: La nuit tombait déjà , lorsque le 106e , à la lisière de ce bois , put enfin s' installer , tellement il y avait eu de confusion dans le choix et dans la désignation des emplacements .
2684: - zut !
2685: Dit furieusement * Chouteau , je ne mange pas , je dors !
2686: C' était le cri de tous les hommes .
2687: Beaucoup n' avaient pas la force de dresser leurs tentes , s' endormaient où ils tombaient , comme des masses .
2688: D' ailleurs , pour manger , il aurait fallu une distribution de l' intendance ;
2689: et l' intendance , qui attendait le 7e corps à la * Besace , n' était pas à * Oches .
2690: Dans l' abandon et le relâchement de tout , on ne sonnait même plus au caporal .
2691: Se ravitaillait qui pouvait .
2692: à partir de ce moment , il n' y eut plus de distributions , les soldats durent vivre sur les provisions qu' ils étaient censés avoir dans leurs sacs ;
2693: et les sacs étaient vides , bien peu y trouvèrent une croûte , les miettes de l' abondance où ils avaient fini par vivre à * Vouziers .
2694: On avait du café , les moins las burent encore du café sans sucre .
2695: Lorsque * Jean voulut partager , manger l' un de ses biscuits et donner l' autre à * Maurice , il s' aperçut que celui -ci dormait profondément .
2696: Un instant , il songea à le réveiller ;
2697: puis , stoïquement , il remit les biscuits au fond de son sac , avec des soins infinis , comme s' il eût caché de l' or :
2698: lui , se contenta de café , ainsi que les camarades .
2699: Il avait exigé que la tente fût dressée , tous s' y étaient allongés , quand
2700: * Loubet revint d' expédition , rapportant des carottes d' un champ voisin .
2701: Dans l' impossibilité de les faire cuire , ils les croquèrent crues ;
2702: mais elles exaspéraient leur faim ,
2703: * Pache en fut malade .
2704: - non , non , laissez -le dormir , dit * Jean à
2705: * Chouteau , qui secouait * Maurice pour lui donner sa part .
2706: - ah !
2707: Dit * Lapoulle , demain , quand nous serons à
2708: * Angoulême , nous aurons du pain ...
2709: j' ai eu un cousin militaire , à * Angoulême .
2710: Bonne garnison .
2711: On s' étonnait ,
2712: * Chouteau cria :
2713: - comment , à * Angoulême ? ...
2714: en voilà un bougre de serin qui se croit à * Angoulême !
2715: Et il fut impossible de tirer une explication de * Lapoulle .
2716: Il croyait qu' on allait à * Angoulême .
2717: C' était lui qui , le matin , à la vue des uhlans , avait soutenu que c' étaient des soldats à * Bazaine .
2718: Alors , le camp tomba dans une nuit d' encre , dans un silence de mort .
2719: Malgré la fraîcheur de la nuit , on avait défendu d' allumer des feux .
2720: On savait les prussiens à quelques kilomètres , les bruits eux-mêmes s' assourdissaient , de crainte de leur donner l' éveil .
2721: Déjà , les officiers avaient averti leurs hommes qu' on partirait vers quatre heures du matin , pour rattraper le temps perdu ;
2722: et tous , en hâte , dormaient gloutonnement , anéantis .
2723: Au-dessus des campements dispersés , la respiration forte de ces foules montait dans les ténèbres , comme l' haleine même de la terre .
2724: Brusquement , un coup de feu réveilla l' escouade .
2725: La nuit était encore profonde , il pouvait être trois heures .
2726: Tous furent sur pied , l' alerte gagna de proche en proche , on crut à une attaque de l' ennemi .
2727: Et ce n' était que * Loubet , qui , ne dormant plus , avait eu l' idée de s' enfoncer dans le bois de chênes , où il devait y avoir du lapin :
2728: quelle noce , si , dès le petit jour , il rapportait une paire de lapins aux camarades !
2729: Mais , comme il cherchait un bon poste d' affût , il entendit des hommes venir à lui , causant , cassant les branches , et il s' effara , il lâcha son coup de feu , croyant avoir affaire à des prussiens .
2730: Déjà ,
2731: * Maurice , * Jean , d' autres arrivaient , lorsqu' une voix enrouée s' éleva :
2732: - ne tirez pas , nom de dieu !
2733: C' était , à la lisière du bois , un homme grand et maigre , dont on distinguait mal l' épaisse barbe en broussaille .
2734: Il portait une blouse grise , serrée à la taille par une ceinture rouge , et avait un fusil en bandoulière .
2735: Tout de suite , il expliqua qu' il était français , franc-tireur , sergent , et qu' il venait , avec deux de ses hommes , des bois de * Dieulet , pour donner des renseignements au général .
2736: - eh ! * Cabasse ! * Ducat !
2737: Cria -t-il en se retournant , eh !
2738: Bougres de feignants , arrivez donc !
2739: Sans doute , les deux hommes avaient eu peur , et ils s' approchèrent pourtant ,
2740: * Ducat petit et gros , blême , les cheveux rares ,
2741: * Cabasse grand et sec , la face noire , avec un long nez en lame de couteau .
2742: Cependant ,
2743: * Maurice qui examinait de près le sergent , avec surprise , finit par lui demander :
2744: - dites donc , est -ce que vous n' êtes pas * Guillaume
2745: * Sambuc , de * Remilly ?
2746: Et , comme celui -ci , après une hésitation , l' air inquiet , disait oui , le jeune homme eut un léger mouvement de recul , car ce * Sambuc passait pour être un terrible chenapan , digne fils d' une famille de bûcherons qui avait mal tourné , le père ivrogne , trouvé un soir la gorge coupée , au coin d' un bois , la mère et la fille mendiantes et voleuses , disparues , tombées à quelque maison de tolérance .
2747: Lui ,
2748: * Guillaume , braconnait , faisait la contrebande ;
2749: et un seul petit de cette portée de loups avait grandi honnête ,
2750: * Prosper , le chasseur d' * Afrique , qui , avant d' avoir la chance d' être soldat , s' était fait garçon de ferme , en haine de la forêt .
2751: - j' ai vu votre frère à * Reims et à * Vouziers , reprit * Maurice .
2752: Il se porte bien .
2753: * Sambuc ne répondit pas .
2754: Puis , pour couper court :
2755: - menez -moi au général .
2756: Dites -lui que ce sont les francs-tireurs des bois de * Dieulet , qui ont une communication importante à lui faire .
2757: Alors , pendant qu' on revenait vers le camp ,
2758: * Maurice songea à ces compagnies franches , sur lesquelles on avait fondé tant d' espérances , et qui déjà , de partout , soulevaient des plaintes .
2759: Elles devaient faire la guerre d' embuscade , attendre l' ennemi derrière les haies , le harceler , lui tuer ses sentinelles , tenir les bois d' où pas un prussien ne sortirait .
2760: Et , à la vérité , elles étaient en train de devenir la terreur des paysans , qu' elles défendaient mal et dont elles ravageaient les champs .
2761: Par exécration du service militaire régulier , tous les déclassés se hâtaient d' en faire partie , heureux d' échapper à la discipline , de battre les buissons comme des bandits en goguette , dormant et godaillant au hasard des routes .
2762: Dans certaines de ces compagnies , le recrutement fut vraiment déplorable .
2763: - eh ! * Cabasse , eh ! * Ducat , continuait à répéter * Sambuc , en se retournant à chaque pas , arrivez donc , feignants !
2764: Ces deux -là aussi ,
2765: * Maurice les sentait terribles .
2766: * Cabasse , le grand sec , né à * Toulon , ancien garçon de café à * Marseille , échoué à * Sedan comme placier de produits du * Midi , avait failli tâter de la police correctionnelle , toute une histoire de vol restée obscure .
2767: * Ducat , le petit gros , un ancien huissier de * Blainville , forcé de vendre sa charge après des aventures malpropres avec des petites filles , venait encore de risquer la cour d' assises , pour les mêmes ordures , à * Raucourt , où il était comptable , dans une fabrique .
2768: Ce dernier citait du latin , tandis que l' autre savait à peine lire ;
2769: mais tous les deux faisaient la paire , une paire inquiétante de louches figures .
2770: Déjà , le camp s' éveillait .
2771: * Jean et * Maurice conduisirent les francs-tireurs au capitaine
2772: * Beaudoin , qui les mena au colonel * De * Vineuil .
2773: Celui -ci les interrogea ;
2774: mais * Sambuc , conscient de son importance , voulait absolument parler au général ;
2775: et , comme le général
2776: * Bourgain- * Desfeuilles , qui avait couché chez le curé d' * Oches , venait de paraître sur le seuil du presbytère , maussade de ce réveil en pleine nuit , pour une journée nouvelle de famine et de fatigue , il fit à ces hommes qu' on lui amenait un accueil furieux .
2777: - d' où viennent -ils ?
2778: Qu' est -ce qu' ils veulent ? ...
2779: ah !
2780: C' est vous , les francs-tireurs !
2781: Encore des traîne-la-patte , hein !
2782: -mon général , expliqua * Sambuc , sans se déconcerter , nous tenons avec les camarades les bois de * Dieulet ...
2783: - où ça , les bois de * Dieulet ?
2784: -entre * Stenay et * Mouzon , mon général .
2785: - * Stenay , * Mouzon , connais pas , moi !
2786: Comment voulez -vous que je me retrouve , avec tous ces noms nouveaux ?
2787: Gêné , le colonel * De * Vineuil intervint discrètement , pour lui rappeler que * Stenay et * Mouzon étaient sur la * Meuse , et que , les allemands ayant occupé la première de ces villes , on allait tenter , par le pont de la seconde , plus au nord , le passage du fleuve .
2788: - enfin , mon général , reprit * Sambuc , nous sommes venus pour vous avertir que les bois de * Dieulet , à cette heure , sont pleins de prussiens ...
2789: hier , comme le 5e corps quittait * Bois- * Les- * Dames , il a eu un engagement , du côté de * Nouart ...
2790: - comment !
2791: Hier , on s' est battu ?
2792: -mais oui , mon général , le 5e corps s' est battu en se repliant , et il doit être , cette nuit , à
2793: * Beaumont ...
2794: alors , pendant que des camarades sont allés le renseigner sur les mouvements de l' ennemi , nous autres , nous avons eu l' idée de venir vous dire la situation , pour que vous lui portiez secours , car il va avoir sûrement soixante mille hommes sur les bras , demain matin .
2795: Le général * Bourgain- * Desfeuilles , à ce chiffre , haussa les épaules .
2796: - soixante mille hommes , fichtre !
2797: Pourquoi pas cent mille ? ...
2798: vous rêvez , mon garçon .
2799: La peur vous a fait voir double .
2800: Il ne peut y avoir si près de nous soixante mille hommes , nous le saurions .
2801: Et il s' entêta .
2802: Vainement * Sambuc appela à son aide les témoignages de * Ducat et de * Cabasse .
2803: - nous avons vu les canons , affirma le provençal .
2804: Et il faut que ces bougres -là soient des enragés , pour les risquer dans les chemins de la forêt , où l' on enfonce jusqu'au mollet , à cause de la pluie de ces derniers jours .
2805: - quelqu' un les guide , c' est sûr , déclara l' ancien huissier .
2806: Mais le général , depuis * Vouziers , ne croyait plus à la concentration des deux armées allemandes , dont on lui avait , disait -il , rebattu les oreilles .
2807: Et il ne jugea même pas à propos de faire conduire les francs-tireurs au chef du 7e corps , à qui du reste ceux -ci croyaient avoir parlé en sa personne .
2808: Si l' on avait écouté tous les paysans , tous les rôdeurs , qui apportaient de prétendus renseignements , on n' aurait plus fait un pas , sans être jeté à droite ou à gauche , dans des aventures impossibles .
2809: Cependant , il ordonna aux trois hommes de rester et d' accompagner la colonne , puisqu' ils connaissaient le pays .
2810: - tout de même , dit * Jean à * Maurice , comme ils revenaient plier la tente , ce sont trois bons bougres , d' avoir fait quatre lieues à travers champs pour nous prévenir .
2811: Le jeune homme en convint , et il leur donnait raison , connaissant le pays , lui aussi , tourmenté d' une mortelle inquiétude , à l' idée de savoir les prussiens dans les bois de * Dieulet , en branle vers
2812: * Sommauthe et * Beaumont .
2813: Il s' était assis , harassé déjà , avant d' avoir marché , l' estomac vide , le coeur serré d' angoisse , à l' aube de cette journée qu' il sentait devoir être affreuse .
2814: Désespéré de le voir si pâle , le caporal lui demanda paternellement :
2815: - ça ne va toujours pas , hein ?
2816: Est -ce que c' est ton pied encore ?
2817: * Maurice dit non , de la tête .
2818: Son pied allait tout à fait mieux , dans les larges souliers .
2819: - alors , tu as faim ?
2820: Et * Jean , voyant qu' il ne répondait pas , tira , sans être vu , l' un des deux biscuits de son sac ;
2821: puis , mentant avec simplicité :
2822: - tiens , je t' ai gardé ta part ...
2823: moi , j' ai mangé l' autre tout à l' heure .
2824: Le jour naissait , lorsque le 7e corps quitta * Oches , en marche pour * Mouzon , par la * Besace , où il aurait dû coucher .
2825: D' abord , le terrible convoi était parti , accompagné par la première division ;
2826: et , si les voitures du train , bien attelées , filaient d' un bon pas , les autres , les voitures de réquisition , vides pour la plupart et inutiles , s' attardaient singulièrement dans les côtes du défilé de * Stonne .
2827: La route monte , surtout après le hameau de la * Berlière , entre des mamelons boisés qui la dominent .
2828: Vers huit heures , au moment où les deux autres divisions s' ébranlaient enfin , le maréchal * De * Mac- * Mahon parut , exaspéré de trouver encore là des troupes qu' il croyait parties de la * Besace , le matin , n' ayant à faire que quelques kilomètres pour être rendues à
2829: * Mouzon .
2830: Aussi eut -il une explication vive avec le général * Douay .
2831: Il fut décidé qu' on laisserait la première division et le convoi continuer leur marche vers * Mouzon ;
2832: mais que les deux autres divisions , pour ne pas être retardées davantage , par cette lourde avant-garde , si lente , prendraient la route de * Raucourt et d' * Autrecourt , afin d' aller passer la * Meuse à
2833: * Villers .
2834: C' était , de nouveau , remonter vers le nord , dans la hâte que le maréchal avait de mettre le fleuve entre son armée et l' ennemi .
2835: Coûte que coûte , il fallait être sur la rive droite le soir .
2836: Et l' arrière-garde était encore à
2837: * Oches , quand une batterie prussienne , d' un sommet lointain , du côté de * Saint- * Pierremont , tira , recommençant le jeu de la veille .
2838: D' abord , on eut le tort de répondre ;
2839: puis , les dernières troupes se replièrent .
2840: Jusque vers onze heures , le 106e suivit lentement la route qui serpente au fond du défilé de * Stonne , entre les hauts mamelons .
2841: Sur la gauche , les crêtes s' élèvent , dénudées , escarpées , tandis que des bois , à droite , descendent les pentes plus douces .
2842: Le soleil avait reparu , il faisait très chaud , dans cette vallée étroite , d' une solitude lourde .
2843: Après la * Berlière , que domine un calvaire grand et triste , il n' y a plus une ferme , plus une âme , plus une bête paissant dans les prés .
2844: Et les hommes , si las déjà et si affamés la veille , ayant à peine dormi et n' ayant rien mangé , tiraient déjà la jambe , sans courage , débordant d' une colère sourde .
2845: Puis , brusquement , comme on faisait halte , au bord de la route , le canon tonna , vers la droite .
2846: Les coups étaient si nets , si profonds , que le combat ne devait pas être à plus de deux lieues .
2847: Sur ces hommes las de se replier , énervés par l' attente , l' effet fut extraordinaire .
2848: Tous , debout , frémissaient , oubliant leur fatigue :
2849: pourquoi ne marchait -on pas ?
2850: Ils voulaient se battre , se faire casser la tête , plutôt que de continuer à fuir ainsi à la débandade , sans savoir où , ni pourquoi .
2851: Le général * Bourgain- * Desfeuilles venait précisément de monter , à droite , sur un mamelon , emmenant avec lui le colonel * De * Vineuil , afin de reconnaître le pays .
2852: On les voyait là-haut , entre deux petits bois , leurs lorgnettes braquées ;
2853: et , tout de suite , ils dépêchèrent un aide de camp qui se trouvait avec eux , pour dire qu' on leur envoyât les francs-tireurs , s' ils étaient là encore .
2854: Quelques hommes ,
2855: * Jean , * Maurice , d' autres , accompagnèrent ceux -ci , dans le cas où l' on aurait besoin d' une aide quelconque .
2856: Dès que le général aperçut * Sambuc , il cria :
2857: - quel fichu pays , avec ces côtes et ces bois continuels ! ...
2858: vous entendez , où est -ce , où se bat -on ?
2859: * Sambuc , que * Ducat et * Cabasse ne lâchaient pas d' une semelle , écouta , examina un instant sans répondre le vaste horizon .
2860: Et * Maurice , près de lui , regardait également , saisi de l' immense déroulement des vallons et des bois .
2861: On aurait dit une mer sans fin , aux vagues énormes et lentes .
2862: Les forêts tachaient de vert sombre les terres jaunes , tandis que les coteaux lointains , sous l' ardent soleil , se noyaient dans une vapeur rousse .
2863: Et , sans qu' on aperçût rien , pas même une petite fumée au fond du ciel clair , le canon tonnait toujours , tout un fracas d' orage éloigné et grandissant .
2864: - voici * Sommauthe à droite , finit par dire
2865: * Sambuc , en désignant un haut sommet , couronné de verdure .
2866: * Yoncq est là , sur la gauche ...
2867: c' est à * Beaumont qu' on se bat , mon général .
2868: - oui , à * Varniforêt ou à * Beaumont , confirma
2869: * Ducat .
2870: Le général mâchait de sourdes paroles .
2871: - * Beaumont , * Beaumont , on ne sait jamais dans ce sacré pays ...
2872: puis , tout haut :
2873: - et à combien ce * Beaumont est -il d' ici ?
2874: -à une dizaine de kilomètres , en allant prendre la route du * Chêne à * Stenay , qui passe là-bas .
2875: Le canon ne cessait pas , semblait avancer de l' ouest à l' est , dans un roulement ininterrompu de foudre .
2876: Et * Sambuc ajouta :
2877: - bigre !
2878: ça chauffe ...
2879: je m' y attendais , je vous avais prévenu ce matin , mon général :
2880: c' est sûrement les batteries que nous avons vues dans les bois de * Dieulet .
2881: à cette heure , le 5e corps doit avoir sur les bras toute cette armée qui arrivait par * Buzancy et par * Beauclair .
2882: Un silence se fit , pendant lequel la bataille , au loin , grondait plus haut .
2883: Et * Maurice serrait les dents , pris d' une furieuse envie de crier .
2884: Pourquoi ne marchait -on pas au canon , tout de suite , sans tant de paroles ?
2885: Jamais il n' avait éprouvé une excitation pareille .
2886: Chaque coup lui répondait dans la poitrine , le soulevait , le jetait au besoin immédiat d' être là-bas , d' en être , d' en finir .
2887: Est -ce qu' ils allaient encore longer cette bataille , la toucher du coude , sans brûler une cartouche ?
2888: C' était une gageure , de les traîner ainsi depuis la déclaration de guerre , toujours fuyant !
2889: à * Vouziers , ils n' avaient entendu que les coups de feu de l' arrière-garde .
2890: à * Oches , l' ennemi venait seulement de les canonner un instant , de dos .
2891: Et ils fileraient , ils n' iraient pas cette fois soutenir les camarades , au pas de course ! * Maurice regarda
2892: * Jean qui était , comme lui , très pâle , les yeux luisants de fièvre .
2893: Tous les coeurs sautaient dans les poitrines , à cet appel violent du canon .
2894: Mais une nouvelle attente se fit , un état-major montait par l' étroit sentier du mamelon .
2895: C' était le général * Douay , le visage anxieux , accourant .
2896: Et , lorsqu' il eut en personne interrogé les francs-tireurs , un cri de désespoir lui échappa .
2897: Même averti le matin , qu' aurait -il pu faire ?
2898: La volonté du maréchal était formelle , il fallait traverser la * Meuse avant le soir , à n' importe quel prix .
2899: Puis , maintenant , comment réunir les troupes échelonnées , en marche vers
2900: * Raucourt , pour les porter rapidement sur * Beaumont ?
2901: N' arriverait -on pas sûrement trop tard ?
2902: Déjà , le 5e corps devait battre en retraite , du côté de * Mouzon ;
2903: et , nettement , le canon l' indiquait , allait de plus en plus vers l' est , tel qu' un ouragan de grêle et de désastre , qui marche et s' éloigne .
2904: Le général * Douay leva les deux bras au-dessus de l' immense horizon de vallées et de coteaux , de terres et de forêts , dans un geste de furieuse impuissance ;
2905: et l' ordre fut donné de continuer la marche vers
2906: * Raucourt .
2907: Ah !
2908: Cette marche au fond du défilé de * Stonne , entre les hautes crêtes , tandis qu' à droite , derrière les bois , le canon continuait de tonner !
2909: à la tête du 106e , le colonel * De * Vineuil se tenait raidi sur son cheval , la face blême et droite , les paupières battantes , comme pour contenir des larmes .
2910: Muet , le capitaine * Beaudoin mordait ses moustaches , tandis que le lieutenant
2911: * Rochas , sourdement , mâchait des gros mots , des injures contre tous et contre lui-même .
2912: Et , même parmi les soldats qui n' avaient pas envie de se battre , parmi les moins braves , un besoin de hurler et de cogner montait , la colère de la continuelle défaite , la rage de s' en aller encore à pas lourds et vacillants , pendant que ces sacrés prussiens égorgeaient là-bas des camarades .
2913: Au pied de * Stonne , dont le chemin en lacet descend parmi des monticules , la route s' était élargie , les troupes traversaient de vastes terres , coupées de petits bois .
2914: à chaque instant , depuis
2915: * Oches , le 106e , qui se trouvait maintenant à l' arrière-garde , s' attendait à être attaqué ;
2916: car l' ennemi suivait la colonne pas à pas , la surveillant , guettant sans doute la minute favorable pour la prendre en queue .
2917: De la cavalerie , profitant des moindres plis de terrain , tentait de gagner sur les flancs .
2918: On vit plusieurs escadrons de la garde prussienne déboucher derrière un bois ;
2919: mais ils s' arrêtèrent , devant la démonstration d' un régiment de hussards , qui s' avança , balayant la route .
2920: Et , grâce à ce répit , la retraite continuait à s' effectuer en assez bon ordre , on approchait de * Raucourt , lorsqu' un spectacle vint redoubler les angoisses , en achevant de démoraliser les soldats .
2921: Tout d' un coup , par un chemin de traverse , on aperçut une cohue qui se précipitait , des officiers blessés , des soldats débandés et sans armes , des voitures du train galopant , les hommes et les bêtes fuyant , affolés sous un vent de désastre .
2922: C' étaient les débris d' une brigade de la première division , qui escortait le convoi , parti le matin vers * Mouzon , par la * Besace .
2923: Une erreur de route , une malechance effroyable venait de faire tomber cette brigade et une partie du convoi , à
2924: * Varniforêt , près de * Beaumont , en pleine déroute du
2925: 5e corps .
2926: Surpris , attaqués de flanc , succombant sous le nombre , ils avaient fui , et la panique les ramenait , ensanglantés , hagards , à demi fous , bouleversant leurs camarades de leur épouvante .
2927: Leurs récits semaient l' effroi , ils étaient comme apportés par le tonnerre grondant de ce canon que l' on entendait depuis midi , sans relâche .
2928: Alors , en traversant * Raucourt , ce fut l' anxiété , la bousculade éperdue .
2929: Devait -on tourner à droite , vers * Autrecourt , pour aller passer la * Meuse à
2930: * Villers , ainsi que cela était décidé ?
2931: Troublé , hésitant , le général * Douay craignit d' y trouver le pont encombré , peut-être déjà au pouvoir des prussiens .
2932: Et il préféra continuer tout droit , par le défilé d' * Haraucourt , afin d' atteindre
2933: * Remilly avant la nuit .
2934: Après * Mouzon ,
2935: * Villers , et après * Villers ,
2936: * Remilly :
2937: on remontait toujours , avec le galop des uhlans derrière soi .
2938: Il n' y avait plus que six kilomètres à franchir , mais il était déjà cinq heures , et quelle écrasante fatigue !
2939: Depuis l' aube , on était sur pied , on avait mis douze heures pour faire à peine trois lieues , piétinant , s' épuisant dans des attentes sans fin , au milieu des émotions et des craintes les plus vives .
2940: Les deux nuits dernières , les hommes avaient à peine dormi , et ils n' avaient pas mangé à leur faim , depuis * Vouziers .
2941: Ils tombaient d' inanition .
2942: Dans * Raucourt , ce fut pitoyable .
2943: La petite ville est riche , avec ses nombreuses fabriques , sa grande rue bien bâtie aux deux bords de la route , son église et sa mairie coquettes .
2944: Seulement , la nuit qu' y avaient passée l' empereur et le maréchal * De * Mac- * Mahon , dans l' encombrement de l' état-major et de la maison impériale , et le passage ensuite du 1er corps entier , qui , toute la matinée , avait coulé par la route comme un fleuve , venaient d' y épuiser les ressources , vidant les boulangeries et les épiceries , balayant jusqu'aux miettes des maisons bourgeoises .
2945: On ne trouvait plus de pain , plus de vin , plus de sucre , plus rien de ce qui se boit et de ce qui se mange .
2946: On avait vu des dames , devant leurs portes , distribuant des verres de vin et des tasses de bouillon , jusqu'à la dernière goutte des tonneaux et des marmites .
2947: Et c' était fini , et , lorsque les premiers régiments du 7e corps , vers trois heures , se mirent à défiler , ce fut un désespoir .
2948: Quoi donc ?
2949: ça recommençait , il y en avait toujours !
2950: De nouveau , la grande rue charriait des hommes exténués , couverts de poussière , mourants de faim , sans qu' on eût une bouchée à leur donner .
2951: Beaucoup s' arrêtaient , frappaient aux portes , tendaient les mains vers les fenêtres , suppliant qu' on leur jetât un morceau de pain .
2952: Et il y avait des femmes qui sanglotaient , en leur faisant signe qu' elles ne pouvaient pas , qu' elles n' avaient plus rien .
2953: Au coin de la rue des dix-potiers ,
2954: * Maurice , pris d' un éblouissement , chancela .
2955: Et , comme * Jean s' empressait :
2956: - non , laisse -moi , c' est la fin ...
2957: j' aime mieux crever ici .
2958: Il s' était laissé tomber sur une borne .
2959: Le caporal affecta la rudesse d' un chef mécontent .
2960: - nom de dieu !
2961: Qui est -ce qui m' a foutu un soldat pareil ? ...
2962: est -ce que tu veux te faire ramasser par les prussiens ?
2963: Allons , debout !
2964: Puis , voyant que le jeune homme ne répondait plus , livide , les yeux fermés , à demi évanoui , il jura encore , mais sur un ton d' infinie pitié .
2965: - nom de dieu !
2966: Nom de dieu !
2967: Et , courant à une fontaine voisine , il emplit sa gamelle d' eau , il revint lui en baigner le visage .
2968: Ensuite , sans se cacher cette fois , ayant tiré de son sac le dernier biscuit , si précieusement gardé , il se mit à le briser en petits morceaux , qu' il lui introduisait entre les dents .
2969: L' affamé ouvrit les yeux , dévora .
2970: - mais toi , demanda -t-il tout à coup , se souvenant , tu ne l' as donc pas mangé ?
2971: -oh !
2972: Moi , dit * Jean , j' ai la peau plus dure , je puis attendre ...
2973: un bon coup de sirop de grenouille , et me voilà d' aplomb !
2974: Il était allé remplir de nouveau sa gamelle , il la vida d' un trait , en faisant claquer sa langue .
2975: Et il avait , lui aussi , le visage d' une pâleur terreuse , si dévoré de faim , que ses mains en tremblaient .
2976: - en route !
2977: Mon petit , faut rejoindre les camarades .
2978: * Maurice s' abandonna à son bras , se laissa emporter comme un enfant .
2979: Jamais bras de femme ne lui avait tenu aussi chaud au coeur .
2980: Dans l' écroulement de tout , au milieu de cette misère extrême , avec la mort en face , cela était pour lui d' un réconfort délicieux , de sentir un être l' aimer et le soigner ;
2981: et peut-être l' idée que ce coeur tout à lui était celui d' un simple , d' un paysan resté près de la terre , dont il avait eu d' abord la répugnance , ajoutait -elle maintenant à sa gratitude une douceur infinie .
2982: N' était -ce point la fraternité des premiers jours du monde , l' amitié avant toute culture et toutes classes , cette amitié de deux hommes unis et confondus , dans leur commun besoin d' assistance , devant la menace de la nature ennemie ?
2983: Il entendait battre son humanité dans la poitrine de * Jean , et il était fier pour lui-même de le sentir plus fort , le secourant , se dévouant ;
2984: tandis que * Jean , sans analyser sa sensation , goûtait une joie à protéger chez son ami cette grâce , cette intelligence , restées en lui rudimentaires .
2985: Depuis la mort violente de sa femme , emportée dans un affreux drame , il se croyait sans coeur , il avait juré de ne plus jamais en voir , de ces créatures dont on souffre tant , même quand elles ne sont pas mauvaises .
2986: Et l' amitié leur devenait à tous deux comme un élargissement :
2987: on avait beau ne pas s' embrasser , on se touchait à fond , on était l' un dans l' autre , si différent que l' on fût , sur cette terrible route de * Remilly , l' un soutenant l' autre , ne faisant plus qu' un être de pitié et de souffrance .
2988: Comme l' arrière-garde quittait * Raucourt , les allemands , à l' autre bout , y entraient ;
2989: et deux de leurs batteries , tout de suite installées , à gauche , sur les hauteurs , tirèrent .
2990: à ce moment , le 106e , filant par la route qui descend , le long de l' * Emmane , se trouvait dans la ligne du tir .
2991: Un obus coupa un peuplier , au bord de la rivière ;
2992: un autre s' enterra dans un pré , à côté du capitaine * Beaudoin , sans éclater .
2993: Mais le défilé , jusqu'à * Haraucourt , allait en se rétrécissant , et l' on s' enfonçait là , dans un couloir étroit , dominé des deux côtés par des crêtes couvertes d' arbres ;
2994: si une poignée de prussiens s' était embusquée en haut , un désastre était certain .
2995: Canonnées en queue , ayant à droite et à gauche la menace d' une attaque possible , les troupes n' avançaient plus que dans une anxiété croissante , ayant la hâte de sortir de ce passage dangereux .
2996: Aussi une flambée dernière d' énergie était -elle revenue aux plus las .
2997: Les soldats qui , tout à l' heure , se traînaient dans * Raucourt , de porte en porte , allongeaient maintenant le pas , gaillards , ranimés , sous l' éperon cuisant du péril .
2998: Il semblait que les chevaux eux-mêmes eussent conscience qu' une minute perdue pouvait être payée chèrement .
2999: Et la tête de la colonne devait être à * Remilly , lorsque , tout d' un coup , il y eut un arrêt dans la marche .
3000: - foutre !
3001: Dit * Chouteau , est -ce qu' ils vont nous laisser là ?
3002: Le 106e n' avait pas encore atteint * Haraucourt , et les obus continuaient de pleuvoir .
3003: Comme le régiment marquait le pas , attendant de repartir , il en éclata un sur la droite , qui , heureusement , ne blessa personne .
3004: Cinq minutes s' écoulèrent , infinies , effroyables .
3005: On ne bougeait toujours point , il y avait là-bas un obstacle qui barrait la route , quelque brusque muraille qui s' était bâtie .
3006: Et le colonel , droit sur les étriers , regardait , frémissant , sentant derrière lui monter la panique de ses hommes .
3007: - tout le monde sait que nous sommes vendus , reprit violemment * Chouteau .
3008: Alors , des murmures éclatèrent , un grondement croissant d' exaspération , sous le fouet de la peur .
3009: Oui , oui !
3010: On les avait amenés là pour les vendre , pour les livrer aux prussiens .
3011: Dans l' acharnement de la malechance et dans l' excès des fautes commises , il n' y avait plus , au fond de ces cerveaux bornés , que l' idée de la trahison qui pût expliquer une telle série de désastres .
3012: - nous sommes vendus !
3013: Répétaient des voix affolées .
3014: Et * Loubet eut une imagination .
3015: - c' est ce cochon d' empereur qui est , là-bas , en travers de la route , avec ses bagages , pour nous arrêter .
3016: Tout de suite , la nouvelle circula .
3017: On affirmait que l' embarras venait du passage de la maison impériale , qui coupait la colonne .
3018: Et ce fut une exécration , des mots abominables , toute la haine que soulevait l' insolence des gens de l' empereur , s' emparant des villes où l' on couchait , déballant leurs provisions , leurs paniers de vin , leur vaisselle d' argent , devant les soldats dénués de tout , faisant flamber les cuisines , lorsque les pauvres bougres se serraient le ventre .
3019: Ah !
3020: Ce misérable empereur , à cette heure sans trône et sans commandement , pareil à un enfant perdu dans son empire , qu' on emportait comme un inutile paquet , parmi les bagages des troupes , condamné à traîner avec lui l' ironie de sa maison de gala , ses cent-gardes , ses voitures , ses chevaux , ses cuisiniers , ses fourgons , toute la pompe de son manteau de cour , semé d' abeilles , balayant le sang et la boue des grandes routes de la défaite !
3021: Coup sur coup , deux autres obus tombèrent .
3022: Le lieutenant * Rochas eut son képi enlevé par un éclat .
3023: Et les rangs se serrèrent , il y eut une poussée , une vague subite dont le refoulement se propagea au loin .
3024: Des voix s' étranglaient ,
3025: * Lapoulle criait rageusement d' avancer .
3026: Encore une minute peut-être , et une épouvantable catastrophe allait se produire , un sauve-qui-peut qui aurait écrasé les hommes au fond de ce couloir étroit , dans une mêlée furieuse .
3027: Le colonel se retourna , très pâle .
3028: - mes enfants , mes enfants , un peu de patience .
3029: J' ai envoyé quelqu' un voir ...
3030: on marche ...
3031: on ne marchait pas , et les secondes étaient des siècles .
3032: * Jean , déjà , avait repris * Maurice par la main , plein d' un beau sang-froid , lui expliquant à l' oreille que , si les camarades poussaient , eux deux sauteraient à gauche , pour grimper ensuite parmi les bois , de l' autre côté de la rivière .
3033: D' un regard , il cherchait les francs-tireurs , avec l' idée qu' ils devaient connaître les chemins ;
3034: mais on lui dit qu' ils avaient disparu , en traversant
3035: * Raucourt .
3036: Et , tout d' un coup , la marche reprit , on tourna un coude de la route , dès lors à l' abri des batteries allemandes .
3037: Plus tard , on sut que , dans le désarroi de cette malheureuse journée , c' était la division * Bonnemain , quatre régiments de cuirassiers , qui avaient ainsi coupé et arrêté le 7e corps .
3038: La nuit venait , quand le 106e traversa * Angecourt .
3039: Les crêtes continuaient à droite ;
3040: mais le défilé s' élargissait sur la gauche , une vallée bleuâtre apparaissait au loin .
3041: Enfin , des hauteurs de * Remilly , on aperçut , dans les brumes du soir , un ruban d' argent pâle , parmi le déroulement immense des prés et des terres .
3042: C' était la * Meuse , cette * Meuse si désirée , où il semblait que serait la victoire .
3043: Et * Maurice , le bras tendu vers de petites lumières lointaines qui s' allumaient gaiement dans les verdures , au fond de cette vallée féconde , d' un charme délicieux sous la douceur du crépuscule , dit à * Jean , avec le soulagement joyeux d' un homme qui retrouve un pays aimé :
3044: - tiens !
3045: Regarde là-bas ...
3046: voilà * Sedan !
3047: chapitre VII :
3048: dans * Remilly , une effrayante confusion d' hommes , de chevaux et de voitures , encombrait la rue en pente , dont les lacets descendent à la * Meuse .
3049: Devant l' église , à mi-côte , des canons , aux roues enchevêtrées , ne pouvaient plus avancer , malgré les jurons et les coups .
3050: En bas , près de la filature , où gronde une chute de l' * Emmane , c' était toute une queue de fourgons échoués , barrant la route ;
3051: tandis qu' un flot sans cesse accru de soldats se battait à l' auberge de la croix de * Malte , sans même obtenir un verre de vin .
3052: Et cette poussée furieuse allait s' écraser plus loin , à l' extrémité méridionale du village , qu' un bouquet d' arbres sépare du fleuve , et où le génie avait , le matin , jeté un pont de bateaux .
3053: Un bac se trouvait à droite , la maison du passeur blanchissait , solitaire , dans les hautes herbes .
3054: Sur les deux rives , on avait allumé de grands feux , dont les flammes , activées par moments , incendiaient la nuit , éclairant l' eau et les berges d' une lumière de plein jour .
3055: Alors apparaissait l' énorme entassement de troupes qui attendaient , pendant que la passerelle ne permettait que le passage de deux hommes à la fois , et que , sur le pont , large au plus de trois mètres , la cavalerie , l' artillerie , les bagages , défilaient au pas , d' une lenteur mortelle .
3056: On disait qu' il y avait encore là une brigade du 1er corps , un convoi de munitions , sans compter les quatre régiments de cuirassiers de la division
3057: * Bonnemain .
3058: Et , derrière , arrivait tout le 7e corps , trente et quelques mille hommes , croyant avoir l' ennemi sur les talons , ayant la hâte fébrile de se mettre à l' abri , sur l' autre rive .
3059: Un moment , ce fut du désespoir .
3060: Eh quoi !
3061: On marchait depuis le matin sans manger , on venait encore de se tirer , à force de jambes , du terrible défilé d' * Haraucourt , tout cela pour buter , dans ce désarroi , dans cet effarement , contre un mur infranchissable !
3062: Avant des heures peut-être , le tour des derniers venus n' arriverait pas ;
3063: et chacun sentait bien que , si les prussiens n' osaient continuer de nuit leur poursuite , ils seraient là dès la pointe du jour .
3064: Pourtant , l' ordre de former les faisceaux fut donné , on campa sur les vastes coteaux nus dont les pentes , longées par la route de * Mouzon , descendent jusqu'aux prairies de la * Meuse .
3065: En arrière , couronnant un plateau , l' artillerie de réserve s' établit en bataille , braqua ses pièces vers le défilé , pour en battre la sortie , au besoin .
3066: Et , de nouveau , l' attente commença , pleine de révolte et d' angoisse .
3067: Cependant , le 106e se trouvait installé , au-dessus de la route , dans un chaume qui dominait la vaste plaine .
3068: C' était à regret que les hommes avaient lâché leurs fusils , jetant des regards en arrière , hantés de la crainte d' une attaque .
3069: Tous , le visage dur et fermé , se taisaient , ne grognaient par instants que de sourdes paroles de colère .
3070: Neuf heures allaient sonner , il y avait deux heures qu' on était là ;
3071: et beaucoup , malgré l' atroce fatigue , ne pouvaient dormir , allongés par terre , tressaillant , prêtant l' oreille aux moindres bruits lointains .
3072: Ils ne luttaient plus contre la faim qui les dévorait :
3073: on mangerait là-bas , de l' autre côté de l' eau , et l' on mangerait de l' herbe , si l' on ne trouvait pas autre chose .
3074: Mais l' encombrement ne semblait que s' accroître , les officiers que le général * Douay avait postés près du pont , revenaient de vingt minutes en vingt minutes , avec la même et irritante nouvelle que des heures , des heures encore seraient nécessaires .
3075: Enfin , le général s' était décidé à se frayer lui-même un passage , jusqu'au pont .
3076: On le voyait dans le flot , se débattant , activant la marche .
3077: * Maurice , assis contre un talus avec * Jean , répéta , vers le nord , le geste qu' il avait eu déjà .
3078: - * Sedan est au fond ...
3079: et , tiens ! * Bazeilles est là ...
3080: et puis * Douzy , et puis * Carignan , sur la droite ...
3081: c' est à * Carignan sans doute que nous allons nous concentrer ...
3082: ah !
3083: S' il faisait jour , tu verrais , il y a de la place !
3084: Et son geste embrassait l' immense vallée , pleine d' ombre .
3085: Le ciel n' était pas si obscur , qu' on ne pût distinguer , dans le déroulement des prés noirs , le cours pâle du fleuve .
3086: Les bouquets d' arbres faisaient des masses plus lourdes , une rangée de peupliers surtout , à gauche , qui barrait l' horizon d' une digue fantastique .
3087: Puis , dans les fonds , derrière * Sedan , piqueté de petites clartés vives , c' était un entassement de ténèbres , comme si toutes les forêts des * Ardennes eussent jeté là le rideau de leurs chênes centenaires .
3088: * Jean avait ramené ses regards sur le pont de bateaux , au-dessous d' eux .
3089: - regarde donc ! ...
3090: tout va fiche le camp .
3091: Jamais nous ne passerons .
3092: Les feux , sur les deux rives , brûlaient plus haut , et leur clarté en ce moment devenait si vive , que la scène , dans son effroi , s' évoquait avec une netteté d' apparition .
3093: Sous le poids de la cavalerie et de l' artillerie défilant depuis le matin , les bacs qui supportaient les madriers , avaient fini par s' enfoncer , de sorte que le tablier se trouvait dans l' eau , à quelques centimètres .
3094: C' étaient maintenant les cuirassiers qui passaient , deux par deux , d' une file ininterrompue , sortant de l' ombre de l' une des berges pour rentrer dans l' ombre de l' autre ;
3095: et l' on ne voyait plus le pont , ils semblaient marcher sur l' eau , sur cette eau violemment éclairée , où dansait un incendie .
3096: Les chevaux hennissants , les crins effarés , les jambes raidies , s' avançaient dans la terreur de ce terrain mouvant , qu' ils sentaient fuir .
3097: Debout sur les étriers , serrant les guides , les cuirassiers passaient , passaient toujours , drapés dans leurs grands manteaux blancs , ne montrant que leurs casques tout allumés de reflets rouges .
3098: Et l' on aurait cru des cavaliers fantômes allant à la guerre des ténèbres , avec des chevelures de flammes .
3099: Une plainte profonde s' exhala de la gorge serrée de * Jean .
3100: - oh !
3101: J' ai faim !
3102: Autour d' eux , cependant , les hommes s' étaient endormis , malgré les tiraillements des estomacs .
3103: La fatigue , trop grande , emportait la peur , les terrassait tous sur le dos , la bouche ouverte , anéantis sous le ciel sans lune .
3104: L' attente , d' un bout à l' autre des coteaux nus , était tombée à un silence de mort .
3105: - oh !
3106: J' ai faim , j' ai faim à manger de la terre !
3107: C' était le cri que * Jean , si dur au mal et si muet , ne pouvait plus retenir , qu' il jetait malgré lui , dans le délire de sa faim , n' ayant rien mangé depuis près de trente-six heures .
3108: Alors ,
3109: * Maurice se décida , en voyant que , de deux ou trois heures peut-être , leur régiment ne passerait pas la * Meuse .
3110: - écoute , j' ai un oncle par ici , tu sais , l' oncle * Fouchard , dont je t' ai parlé ...
3111: c' est là-haut , à cinq ou six cents mètres , et j' hésitais ;
3112: mais , puisque tu as si faim ...
3113: l' oncle nous donnera bien du pain , que diable !
3114: Et il emmena son compagnon , qui s' abandonnait .
3115: La petite ferme du père * Fouchard se trouvait au sortir du défilé d' * Haraucourt , près du plateau où l' artillerie de réserve avait pris position .
3116: C' était une maison basse , avec d' assez grandes dépendances , une grange , une étable , une écurie ;
3117: et , de l' autre côté de la route , dans une sorte de remise , le paysan avait installé son commerce de boucher ambulant , son abattoir où il tuait lui-même les bêtes , qu' il promenait ensuite au travers des villages , dans sa carriole .
3118: * Maurice , en approchant , restait surpris de n' apercevoir aucune lumière .
3119: - ah !
3120: Le vieil avare , il aura tout barricadé , il n' ouvrira pas .
3121: Mais un spectacle l' arrêta sur la route .
3122: Devant la ferme , s' agitaient une douzaine de soldats , des maraudeurs , sans doute des affamés qui cherchaient fortune .
3123: D' abord , ils avaient appelé , puis frappé ;
3124: et maintenant , voyant la maison noire et silencieuse , ils tapaient dans la porte à coups de crosse , pour en faire sauter la serrure .
3125: De grosses voix grondaient .
3126: - nom de dieu !
3127: Va donc !
3128: Fous
3129: Brusquement , le volet d' une lucarne de grenier se rabattit , un grand vieillard en blouse , tête nue , apparut , une chandelle dans une main , un fusil dans l' autre .
3130: Sous sa rude chevelure blanche , sa face se carrait , coupée de larges plis , le nez fort , les yeux gros et pâles , le menton volontaire .
3131: - vous êtes donc des voleurs que vous cassez tout !
3132: Cria -t-il d' une voix dure .
3133: Qu' est -ce que vous voulez ?
3134: Les soldats , un peu interdits , se reculaient .
3135: - nous crevons de faim , nous voulons à manger .
3136: - je n' ai rien , pas une croûte ...
3137: est -ce que vous croyez , comme ça , qu' on en a pour nourrir des cent mille hommes ...
3138: ce matin , il y en a d' autres , oui !
3139: De ceux au général * Ducrot , qui ont passé et qui m' ont tout pris .
3140: Un à un , les soldats se rapprochaient .
3141: - ouvrez toujours , nous nous reposerons , vous trouverez bien quelque chose ...
3142: et déjà ils tapaient de nouveau , lorsque le vieux , posant le chandelier sur l' appui , épaula son arme .
3143: - aussi vrai qu' il y a là une chandelle , je casse la tête au premier qui touche à ma porte !
3144: Alors , la bataille faillit s' engager .
3145: Des imprécations montaient , une voix cria qu' il fallait faire son affaire à ce cochon de paysan , qui , comme tous les autres , aurait noyé son pain , plutôt que d' en donner une bouchée au soldat .
3146: Et les canons des chassepots se braquaient , on allait le fusiller presque à bout portant ;
3147: tandis qu' il ne se retirait même pas , rageur et têtu , en plein dans la clarté de la chandelle .
3148: - rien du tout !
3149: Pas une croûte ! ...
3150: on m' a tout pris !
3151: Effrayé ,
3152: * Maurice s' élança , suivi de * Jean .
3153: - camarades , camarades ...
3154: il abattait les fusils des soldats ;
3155: et , levant la tête , suppliant :
3156: - voyons , soyez raisonnable ...
3157: vous ne me reconnaissez pas ?
3158: C' est moi .
3159: - qui , toi ?
3160: - * Maurice * Levasseur , votre neveu .
3161: Le père * Fouchard avait repris la chandelle .
3162: Sans doute , il le reconnut .
3163: Mais il s' obstinait , dans sa volonté de ne pas même donner un verre d' eau .
3164: - neveu ou non , est -ce qu' on sait , dans ce noir de gueux ? ...
3165: foutez -moi tous le camp , ou je tire !
3166: Et , au milieu des vociférations , des menaces de le descendre et de mettre le feu à sa cambuse , il n' eut plus que ce cri , il le répéta à vingt reprises :
3167: - foutez -moi tous le camp , ou je tire !
3168: -même sur moi , père ?
3169: Demanda tout d' un coup une voix forte , qui domina le bruit .
3170: Les autres s' étant écartés , un maréchal des logis parut , dans la clarté dansante de la chandelle .
3171: C' était * Honoré , dont la batterie se trouvait à moins de deux cents mètres , et qui , depuis deux heures , luttait contre l' irrésistible envie de venir frapper à cette porte .
3172: Il s' était juré de ne jamais en refranchir le seuil , il n' avait pas échangé une seule lettre , depuis quatre ans qu' il était au service , avec ce père qu' il interpellait , d' un ton si bref .
3173: Déjà , les soldats maraudeurs causaient vivement , se concertaient .
3174: Le fils du vieux et un gradé !
3175: Rien à faire , ça tournait mal , valait mieux chercher plus loin !
3176: Et ils filèrent , s' évanouirent dans l' épaisse nuit .
3177: Lorsque * Fouchard comprit qu' il était sauvé du pillage , il dit simplement , sans émotion aucune , comme s' il avait vu son fils la veille :
3178: - c' est toi ...
3179: bon !
3180: Je descends .
3181: Ce fut long .
3182: On entendit , à l' intérieur , ouvrir et fermer des serrures , tout un ménage d' homme qui s' assure que rien ne traîne .
3183: Puis , enfin , la porte s' ouvrit , mais entrebâillée à peine , tenue d' un poing vigoureux .
3184: - entre , toi !
3185: Et personne autre !
3186: Pourtant , il ne put refuser asile à son neveu , malgré sa visible répugnance .
3187: - allons , toi aussi !
3188: Et il repoussait impitoyablement la porte sur * Jean , il fallut que * Maurice le suppliât .
3189: Mais il s' entêtait :
3190: non , non !
3191: Il n' avait pas besoin d' inconnus , de voleurs chez lui , qui casseraient ses meubles !
3192: Enfin ,
3193: * Honoré , d' un coup d' épaule , fit entrer le camarade , et le vieux dut céder , grognant de sourdes menaces .
3194: Il n' avait pas lâché son fusil .
3195: Puis , quand il les eut conduits à la salle commune , et qu' il eut posé le fusil contre le buffet , la chandelle sur la table , il tomba dans un obstiné silence .
3196: - dites donc , père , nous crevons de faim .
3197: Vous nous donnerez bien du pain et du fromage , à nous autres !
3198: Il ne répondait pas , semblait ne pas entendre , retournait sans cesse pour écouter , devant la fenêtre , si quelque autre bande ne venait pas faire le siège de sa maison .
3199: - l' oncle , voyons ,
3200: * Jean est un frère .
3201: Il s' est arraché pour moi les morceaux de la bouche .
3202: Et nous avons tant souffert ensemble !
3203: Il tournait , s' assurait que rien ne manquait , ne les regardait même pas .
3204: Et , enfin , il se décida , toujours sans une parole .
3205: Brusquement , il reprit la chandelle , les laissa dans l' obscurité , en ayant le soin de refermer derrière lui la porte à clef , pour que personne ne le suivît .
3206: On l' entendit qui descendait l' escalier de la cave .
3207: Ce fut encore très long .
3208: Et , lorsqu' il revint , barricadant tout de nouveau , il posa au milieu de la table un gros pain et un fromage , dans ce silence , qui , la colère passée , n' était plus que de la politique , car on ne sait jamais où cela mène , de parler .
3209: D' ailleurs , les trois hommes se jetaient sur la nourriture , dévorant .
3210: Et il n' y eut plus que le bruit furieux de leurs mâchoires .
3211: * Honoré se leva , alla chercher , près du buffet , une cruche d' eau .
3212: - père , vous auriez bien pu nous donner du vin .
3213: Alors , calmé et sûr de lui ,
3214: * Fouchard retrouva sa langue .
3215: - du vin !
3216: Je n' en ai plus , plus une goutte ! ...
3217: les autres , ceux de * Ducrot , m' ont tout bu , tout mangé , tout pillé !
3218: Il mentait , et cela , malgré son effort , était visible dans le clignotement de ses gros yeux pâles .
3219: Depuis deux jours , il avait fait disparaître son bétail , les quelques bêtes à son service , ainsi que les bêtes réservées à sa boucherie , les emmenant de nuit , les cachant on ne savait où , au fond de quel bois , de quelle carrière abandonnée .
3220: Et il venait de passer des heures à tout enfouir chez lui , le vin , le pain , les moindres provisions , jusqu'à la farine et au sel , de sorte qu' on aurait , en effet , vainement fouillé les armoires .
3221: La maison était nette .
3222: Il avait même refusé de vendre aux premiers soldats qui s' étaient présentés .
3223: On ne savait pas , il y aurait peut-être de meilleures occasions ;
3224: et des idées vagues de commerce s' ébauchaient dans son crâne d' avare patient et rusé .
3225: * Maurice , qui se rassasiait , causa le premier .
3226: - et ma soeur * Henriette , y a -t-il longtemps que vous l' avez vue ?
3227: Le vieux continuait de marcher , avec des coups d' oeil sur * Jean , en train d' engloutir d' énormes bouchées de pain ;
3228: et , sans se presser , comme après une longue réflexion :
3229: - * Henriette , oui , l' autre mois , à * Sedan ...
3230: mais j' ai aperçu * Weiss , son mari , ce matin .
3231: Il accompagnait son patron ,
3232: * Monsieur * Delaherche , qui l' avait pris avec lui dans sa voiture , pour aller voir passer l' armée à * Mouzon , histoire simplement de s' amuser ...
3233: une ironie profonde passa sur le visage fermé du paysan .
3234: - peut-être bien tout de même qu' ils l' auront trop vue , l' armée , et qu' ils ne se sont pas amusés beaucoup ;
3235: car , dès trois heures , on ne pouvait plus circuler sur les routes , tant elles étaient encombrées de soldats qui fuyaient .
3236: De la même voix tranquille et comme indifférente , il donna quelques détails sur la défaite du 5e corps , surpris à * Beaumont au moment de faire la soupe , forcé de se replier , culbuté jusqu'à * Mouzon par les bavarois .
3237: Des soldats débandés , fous de panique , qui traversaient * Remilly , lui avaient crié que
3238: * De * Failly venait encore de les vendre à * Bismarck .
3239: Et * Maurice songeait à ces marches affolées des deux derniers jours , à ces ordres du maréchal * De * Mac- * Mahon hâtant la retraite , voulant passer la * Meuse à tout prix , lorsqu' on avait perdu en incompréhensibles hésitations tant de journées précieuses .
3240: Il était trop tard .
3241: Sans doute le maréchal , qui s' était emporté en trouvant à * Oches le 7e corps , qu' il croyait à la
3242: * Besace , avait dû être convaincu que le 5e corps campait déjà à * Mouzon , lorsque celui -ci , s' attardant à * Beaumont , s' y laissait écraser .
3243: Mais qu' exiger de troupes mal commandées , démoralisées par l' attente et la fuite , mourantes de faim et de fatigue ?
3244: * Fouchard avait fini par se planter derrière * Jean , étonné de voir les bouchées disparaître .
3245: Et , froidement goguenard :
3246: - hein !
3247: ça va mieux ?
3248: Le caporal leva la tête , répondit avec sa même carrure de paysan :
3249: - ça commence , merci bien !
3250: * Honoré , depuis qu' il était là , malgré sa grosse faim , s' arrêtait parfois , tournait la tête , à un bruit qu' il croyait entendre .
3251: Si , après tout un combat , il avait manqué à son serment de ne plus jamais remettre les pieds dans cette maison , c' était poussé par l' irrésistible désir de revoir
3252: * Silvine .
3253: Il gardait sous sa chemise , contre sa peau même , la lettre qu' il avait reçue d' elle à * Reims , cette lettre si tendre où elle lui disait qu' elle l' aimait toujours , qu' elle n' aimerait jamais que lui , malgré le cruel passé , malgré * Goliath et le petit * Charlot qu' elle avait eu de cet homme .
3254: Et il ne pensait plus qu' à elle , et il s' inquiétait de ne pas l' avoir encore vue , tout en se raidissant , pour ne pas montrer son anxiété à son père .
3255: Mais la passion l' emporta , il demanda , d' une voix qu' il s' efforçait de rendre naturelle :
3256: - et * Silvine , elle n' est donc plus ici ?
3257: * Fouchard eut , sur son fils , un regard oblique , luisant d' un rire intérieur .
3258: - si , si .
3259: Puis , il se tut , cracha longuement ;
3260: et l' artilleur dut reprendre , après un silence :
3261: - alors , elle est couchée ?
3262: -non , non .
3263: Enfin , le vieux daigna expliquer qu' il était tout de même allé , le matin , au marché de * Raucourt , avec sa carriole , en emmenant sa servante .
3264: Ce n' était pas une raison , parce qu' il passait des soldats , pour que le monde cessât de manger de la viande et pour qu' on ne fît plus ses affaires .
3265: Il avait donc , comme tous les mardis , emporté là-bas un mouton et un quartier de boeuf ;
3266: et il achevait sa vente , lorsque l' arrivée du 7e corps l' avait jeté au milieu d' une bagarre épouvantable .
3267: On courait , on se bousculait .
3268: Alors , il avait eu peur qu' on ne lui prît sa voiture et son cheval , il était parti , en abandonnant * Silvine , qui faisait justement des commissions dans le bourg .
3269: - oh !
3270: Elle va revenir , conclut -il de sa voix tranquille .
3271: Elle a dû se réfugier chez le docteur * Dalichamp , son parrain ...
3272: c' est une fille tout de même courageuse , avec son air de ne savoir qu' obéir ...
3273: sûrement , elle a bien des qualités .
3274: Raillait -il ?
3275: Voulait -il expliquer pourquoi il la gardait , cette fille qui l' avait fâché avec son fils , et malgré l' enfant du prussien dont elle refusait de se séparer ?
3276: De nouveau , il eut son coup d' oeil oblique , son rire muet .
3277: - * Charlot est là qui dort , dans sa chambre , et bien sûr qu' elle ne va pas tarder .
3278: * Honoré , les lèvres tremblantes , regarda son père si fixement , que celui -ci reprit sa marche .
3279: Et le silence recommença , infini , tandis que , machinalement , il se recoupait du pain , mangeant toujours .
3280: * Jean continuait , lui aussi , sans éprouver le besoin de dire une parole .
3281: Rassasié , les coudes sur la table ,
3282: * Maurice examinait les meubles , le vieux buffet , la vieille horloge , rêvait à des journées de vacances qu' il avait passées à
3283: * Remilly autrefois , avec sa soeur * Henriette .
3284: Les minutes s' écoulaient , l' horloge sonna onze heures .
3285: - diable !
3286: Murmura -t-il , il ne faut pas laisser partir les autres .
3287: Et , sans que * Fouchard s' y opposât , il alla ouvrir la fenêtre .
3288: Toute la vallée noire se creusa , roulant sa mer de ténèbres .
3289: Pourtant , lorsque les yeux s' étaient habitués , on distinguait très nettement le pont , éclairé par les feux des deux berges .
3290: Des cuirassiers passaient toujours , dans leurs grands manteaux blancs , pareils à des cavaliers fantômes , dont les chevaux , fouettés d' un vent de terreur , marchaient sur l' eau .
3291: Et cela sans fin , interminable , toujours du même train de vision lente .
3292: Vers la droite , les coteaux nus , où dormait l' armée , restaient dans une immobilité , un silence de mort .
3293: - ah bien !
3294: Reprit * Maurice , avec un geste désespéré , ce sera pour demain matin .
3295: Il avait laissé la fenêtre grande ouverte , et le père * Fouchard , saisissant son fusil , enjamba l' appui , sauta dehors , avec l' agilité d' un jeune homme .
3296: On l' entendit marcher un instant d' un pas régulier de factionnaire ;
3297: puis , il n' y eut plus que la grande rumeur lointaine du pont encombré :
3298: sans doute il s' était assis au bord de la route , plus tranquille d' être là , voyant venir le danger , tout prêt à rentrer d' un saut et à défendre sa maison .
3299: Maintenant , à chaque minute ,
3300: * Honoré regardait l' horloge .
3301: Son inquiétude croissait .
3302: Il n' y avait que six kilomètres de * Raucourt à * Remilly ;
3303: ce n' était guère plus d' une heure de marche , pour une fille jeune et solide comme * Silvine .
3304: Pourquoi n' était -elle pas là , depuis des heures que le vieux l' avait perdue , dans la confusion de tout un corps d' armée , noyant le pays , bouchant les routes ?
3305: Certainement , quelque catastrophe s' était produite ;
3306: et il la voyait dans de mauvaises histoires , éperdue en pleins champs , piétinée par les chevaux .
3307: Mais , soudain , tous trois se levèrent .
3308: Un galop descendait la route , et ils venaient d' entendre le vieux qui armait son fusil .
3309: - qui va là ?
3310: Cria rudement ce dernier .
3311: C' est toi ,
3312: * Silvine ?
3313: On ne répondit pas .
3314: Il menaça de tirer , répétant sa question .
3315: Alors , une voix haletante , oppressée , parvint à dire :
3316: - oui , oui , c' est moi , père * Fouchard .
3317: Puis , tout de suite elle demanda :
3318: - et * Charlot ?
3319: -il est couché , il dort .
3320: - ah !
3321: Bon , merci !
3322: Du coup , elle ne se hâta plus , poussant un gros soupir , où toute son angoisse et toute sa fatigue s' exhalaient .
3323: - entre par la fenêtre , reprit * Fouchard .
3324: Il y a du monde .
3325: Et , comme elle sautait dans la salle , elle resta saisie devant les trois hommes .
3326: Sous la lumière vacillante de la chandelle , elle apparaissait , très brune , avec ses épais cheveux noirs , ses grands beaux yeux , qui suffisaient à sa beauté , dans son visage ovale , d' une tranquillité forte de soumission .
3327: Mais , en ce moment , la vue brusque d' * Honoré avait jeté tout le sang de son coeur à ses joues ;
3328: et elle n' était pas étonnée pourtant de le trouver là , elle avait songé à lui , en galopant depuis * Raucourt .
3329: Lui , étranglé , défaillant , affectait le plus grand calme .
3330: - bonsoir , * Silvine .
3331: - bonsoir , * Honoré .
3332: Alors , pour ne pas éclater en sanglots , elle tourna la tête , elle sourit à * Maurice , qu' elle venait de reconnaître .
3333: * Jean la gênait .
3334: Elle étouffait , elle ôta le foulard qu' elle avait au cou .
3335: * Honoré reprit , ne la tutoyant plus , comme autrefois :
3336: - nous étions inquiets de vous ,
3337: * Silvine , à cause de tous ces prussiens qui arrivent .
3338: Elle redevint subitement pâle , la face bouleversée ;
3339: et , avec un regard involontaire vers la chambre où dormait * Charlot , agitant la main , comme pour chasser une vision abominable , elle murmura :
3340: - les prussiens , oh !
3341: Oui , oui , je les ai vus .
3342: à bout de force , tombée sur une chaise , elle raconta que , lorsque le 7e corps avait envahi
3343: * Raucourt , elle s' était réfugiée chez son parrain , le docteur * Dalichamp , espérant que le père
3344: * Fouchard aurait l' idée de venir l' y prendre , avant de repartir .
3345: La grande-rue était encombrée d' une telle bousculade , qu' un chien ne s' y serait pas risqué .
3346: Et , jusque vers quatre heures , elle avait patienté , assez tranquille , faisant de la charpie avec des dames ;
3347: car le docteur , dans la pensée qu' on enverrait peut-être des blessés de * Metz et de * Verdun , si l' on se battait par là , s' occupait depuis quinze jours à installer une ambulance dans la grande salle de la mairie .
3348: Du monde arrivait , qui disait qu' on pourrait bien se servir tout de suite de cette ambulance ;
3349: et , en effet , dès midi , on avait entendu le canon , du côté de * Beaumont .
3350: Mais ça se passait loin encore , on n' avait pas peur , lorsque , tout d' un coup , comme les derniers soldats français quittaient * Raucourt , un obus était venu , avec un bruit effroyable , défoncer le toit d' une maison voisine .
3351: Deux autres suivirent , c' était une batterie allemande qui canonnait l' arrière-garde du 7e corps .
3352: Déjà , des blessés de * Beaumont se trouvaient à la mairie , on craignit qu' un obus ne les achevât sur la paille , où ils attendaient que le docteur vînt les opérer .
3353: Fous d' épouvante , les blessés se levaient , voulaient descendre dans les caves , malgré leurs membres fracassés , qui leur arrachaient des cris de douleur .
3354: - et alors , continua * Silvine , je ne sais pas comment ça s' est fait , il y a eu un brusque silence ...
3355: j' étais montée à une fenêtre qui donne sur la rue et sur la campagne .
3356: Je ne voyais plus personne , pas un seul pantalon rouge , quand j' ai entendu des gros pas lourds ;
3357: et une voix a crié quelque chose , et toutes les crosses des fusils sont tombées en même temps par terre ...
3358: c' étaient , en bas , dans la rue , des hommes noirs , petits , l' air sale , avec de grosses têtes vilaines , coiffées de casques , pareils à ceux de nos pompiers .
3359: On m' a dit que c' étaient des bavarois ...
3360: puis , comme je levais les yeux , j' en ai vu , oh !
3361: J' en ai vu des milliers et des milliers , qui arrivaient par les routes , par les champs , par les bois , en colonnes serrées , sans fin .
3362: Tout de suite , le pays en a été noir .
3363: Une invasion noire , des sauterelles noires , encore et encore , si bien qu' en un rien de temps , on n' a plus vu la terre .
3364: Elle frémissait , elle répéta son geste , chassant de la main l' affreux souvenir .
3365: - et alors , on n' a pas idée de ce qui s' est passé ...
3366: il paraît que ces gens -là marchaient depuis trois jours , et qu' ils venaient de se battre à * Beaumont , comme des enragés .
3367: Aussi crevaient -ils de faim , les yeux hors de la tête , à moitié fous ...
3368: les officiers n' ont pas même essayé de les retenir , tous se sont jetés dans les maisons , dans les boutiques , enfonçant les portes et les fenêtres , cassant les meubles , cherchant à manger et à boire , avalant n' importe quoi , ce qui leur tombait sous la main ...
3369: chez * Monsieur
3370: * Simonnot , l' épicier , j' en ai aperçu un qui puisait avec son casque , au fond d' un tonneau de mélasse .
3371: D' autres mordaient dans des morceaux de lard cru .
3372: D' autres mâchaient de la farine .
3373: Déjà , disait -on , il ne restait plus rien , depuis quarante-huit heures que des soldats passaient ;
3374: et ils trouvaient quand même , sans doute des provisions cachées ;
3375: de sorte qu' ils s' acharnaient à tout démolir , croyant qu' on leur refusait la nourriture .
3376: En moins d' une heure , les épiceries , les boulangeries , les boucheries , les maisons bourgeoises elles-mêmes , ont eu leurs vitrines fracassées , leurs armoires pillées , leurs caves envahies et vidées ...
3377: chez le docteur , on ne s' imagine pas une chose pareille , j' en ai surpris un gros qui a mangé tout le savon .
3378: Mais c' est dans la cave surtout qu' ils ont fait du ravage .
3379: On les entendait d' en haut hurler comme des bêtes , briser les bouteilles , ouvrir les cannelles des tonneaux , dont le vin coulait avec un bruit de fontaine .
3380: Ils remontaient les mains rouges , d' avoir pataugé dans tout ce vin répandu ...
3381: et , voyez ce que c' est , quand on redevient ainsi des sauvages ,
3382: * Monsieur * Dalichamp a voulu vainement empêcher un soldat de boire un litre de sirop d' opium , qu' il avait découvert .
3383: Pour sûr , le malheureux est mort à l' heure qu' il est , tant il souffrait , quand je suis partie .
3384: Prise d' un grand frisson , elle se mit les deux mains sur les yeux , afin de ne plus voir .
3385: - non , non !
3386: J' en ai trop vu , ça m' étouffe !
3387: Le père * Fouchard , toujours sur la route , s' était approché , debout devant la fenêtre , pour écouter ;
3388: et le récit de ce pillage le rendait soucieux :
3389: on lui avait dit que les prussiens payaient tout , est -ce qu' ils allaient se mettre à être des voleurs , maintenant ? * Maurice et * Jean , eux aussi , se passionnaient , à ces détails sur un ennemi que cette fille venait de voir , et qu' eux n' avaient pu rencontrer , depuis un mois qu' on se battait ;
3390: tandis que , pensif , la bouche souffrante ,
3391: * Honoré ne s' intéressait qu' à elle , ne songeait qu' au malheur ancien qui les avait séparés .
3392: Mais , à ce moment , la porte de la chambre voisine s' ouvrit , et le petit * Charlot parut .
3393: Il devait avoir entendu la voix de sa mère , il accourait en chemise , pour l' embrasser .
3394: Rose et blond , très fort , il avait une tignasse pâle frisée et de gros yeux bleus .
3395: * Silvine frémit , de le revoir si brusquement , comme surprise de l' image qu' il lui apportait .
3396: Ne le connaissait -elle donc plus , cet enfant adoré , qu' elle le regardait effrayée , ainsi qu' une évocation même de son cauchemar ?
3397: Puis , elle éclata en larmes .
3398: - mon pauvre petit !
3399: Et elle le serra éperdument dans ses bras , à son cou , tandis qu' * Honoré , livide , constatait l' extraordinaire ressemblance de * Charlot avec
3400: * Goliath :
3401: c' était la même tête carrée et blonde , toute la race germanique , dans une belle santé d' enfance , souriante et fraîche .
3402: Le fils du prussien , le prussien , comme les farceurs de * Remilly le nommaient !
3403: Et cette mère française qui était là , à l' étreindre sur son coeur , encore toute bouleversée , toute saignante du spectacle de l' invasion !
3404: -mon pauvre petit , sois sage , viens te recoucher ! ...
3405: fais dodo , mon pauvre petit !
3406: Elle l' emporta .
3407: Puis , quand elle revint de la pièce voisine , elle ne pleurait plus , elle avait retrouvé sa calme figure de docilité et de courage .
3408: Ce fut * Honoré qui reprit , d' une voix tremblante :
3409: - et alors les prussiens ...
3410: ?
3411: -ah !
3412: Oui , les prussiens ...
3413: eh bien !
3414: Ils avaient tout cassé , tout pillé , tout mangé et tout bu .
3415: Ils volaient aussi le linge , les serviettes , les draps , jusqu'aux rideaux , qu' ils déchiraient en longues bandes , pour se panser les pieds .
3416: J' en ai vu dont les pieds n' étaient plus qu' une plaie , tant ils avaient marché .
3417: Devant chez le docteur , au bord du ruisseau , il y en avait une troupe , qui s' étaient déchaussés et qui s' enveloppaient les talons avec des chemises de femme garnies de dentelle , volées sans doute à la belle * Madame
3418: * Lefèvre , la femme du fabricant ...
3419: jusqu'à la nuit , le pillage a duré .
3420: Les maisons n' avaient plus de portes , elles bâillaient sur la rue par toutes les ouvertures des rez-de-chaussée , et l' on apercevait les débris des meubles à l' intérieur , un vrai massacre qui mettait en colère les gens calmes ...
3421: moi , j' étais comme folle , je ne pouvais rester davantage .
3422: On a eu beau vouloir me retenir , en me disant que les routes étaient barrées , qu' on me tuerait pour sûr , je suis partie , je me suis jetée tout de suite dans les champs , à droite , en sortant de * Raucourt .
3423: Des chariots de français et de prussiens , en tas , arrivaient de * Beaumont .
3424: Deux ont passé près de moi , dans l' obscurité , avec des cris , des gémissements , et j' ai couru , oh !
3425: J' ai couru à travers les terres , à travers les bois , je ne sais plus par où , en faisant un grand détour , du côté de * Villers ...
3426: trois fois , je me suis cachée , en croyant entendre des soldats .
3427: Mais je n' ai rencontré qu' une autre femme qui courait aussi , qui se sauvait de * Beaumont , elle , et qui m' a dit des choses à faire dresser les cheveux ...
3428: enfin , je suis ici , bien malheureuse , oh !
3429: Bien malheureuse !
3430: Des larmes , de nouveau , la suffoquèrent .
3431: Une hantise la ramenait à ces choses , elle répéta ce que lui avait conté la femme de * Beaumont .
3432: Cette femme , qui habitait la grande rue du village , venait d' y voir passer l' artillerie allemande , depuis la tombée du jour .
3433: Aux deux bords , une haie de soldats portaient des torches de résine , éclairant la chaussée d' une lueur rouge d' incendie .
3434: Et , au milieu , coulait le fleuve des chevaux , des canons , des caissons , menés d' un train d' enfer , en un galop furieux .
3435: C' était la hâte enragée de la victoire , la diabolique poursuite des troupes françaises , à achever , à écraser , là-bas , dans quelque basse fosse .
3436: Rien n' était respecté , on cassait tout , on passait quand même .
3437: Les chevaux qui tombaient , et dont on coupait les traits tout de suite , étaient roulés , broyés , rejetés comme des épaves sanglantes .
3438: Des hommes , qui voulurent traverser , furent renversés à leur tour , hachés par les roues .
3439: Dans cet ouragan , les conducteurs mourant de faim ne s' arrêtaient même pas , attrapaient au vol des pains qu' on leur jetait ;
3440: tandis que les porteurs de torches , du bout de leurs baïonnettes , leur tendaient des quartiers de viande .
3441: Puis , du même fer , ils piquaient les chevaux , qui ruaient , affolés , galopant plus fort .
3442: Et la nuit s' avançait , et de l' artillerie passait toujours , sous cette violence accrue de tempête , au milieu de hourras frénétiques .
3443: Malgré l' attention qu' il donnait à ce récit ,
3444: * Maurice , foudroyé par la fatigue , après le repas goulu qu' il avait fait , venait de laisser tomber sa tête sur la table , entre ses deux bras .
3445: Un instant encore ,
3446: * Jean lutta , et il fut vaincu à son tour , il s' endormit , à l' autre bout .
3447: Le père
3448: * Fouchard était redescendu sur la route ,
3449: * Honoré se trouva seul avec * Silvine , assise , immobile maintenant , en face de la fenêtre toujours grande ouverte .
3450: Alors , le maréchal des logis se leva , s' approcha de la fenêtre .
3451: La nuit restait immense et noire , gonflée du souffle pénible des troupes .
3452: Mais des bruits plus sonores , des chocs et des craquements , montaient .
3453: En bas , maintenant , c' était de l' artillerie qui défilait , sur le pont à demi submergé .
3454: Des chevaux se cabraient , dans l' effroi de cette eau mouvante .
3455: Des caissons glissaient à demi , qu' il fallait jeter complètement au fleuve .
3456: Et , en voyant cette retraite sur l' autre rive , si pénible , si lente , qui durait depuis la veille et qui ne serait certainement pas achevée au jour , le jeune homme songeait à l' autre artillerie , à celle dont le torrent sauvage se ruait au travers de * Beaumont , renversant tout , broyant bêtes et gens , pour aller plus vite .
3457: * Honoré s' approcha de * Silvine , et doucement , en face de ces ténèbres , où passaient des frissons farouches :
3458: - vous êtes malheureuse ?
3459: -oh !
3460: Oui , malheureuse !
3461: Elle sentit qu' il allait parler de la chose , de l' abominable chose , et elle baissait la tête .
3462: - dites , comment est -ce arrivé ? ...
3463: je voudrais savoir ...
3464: mais elle ne pouvait répondre .
3465: - est -ce qu' il vous a forcée ? ...
3466: est -ce que vous avez consenti ?
3467: Alors , elle bégaya , la voix étranglée :
3468: - mon dieu !
3469: Je ne sais pas , je vous jure que je ne sais pas moi-même ...
3470: mais , voyez -vous , ce serait si mal de mentir !
3471: Et je ne puis m' excuser , non !
3472: Je ne puis dire qu' il m' ait battue ...
3473: vous étiez parti , j' étais folle , et la chose est arrivée , je ne sais pas , je ne sais pas comment !
3474: Des sanglots l' étouffèrent , et lui , blême , la gorge également serrée , attendit une minute .
3475: Cette idée qu' elle ne voulait pas mentir , le calmait pourtant .
3476: Il continua à l' interroger , la tête travaillée de tout ce qu' il n' avait pu comprendre encore .
3477: - mon père vous a donc gardée ici ?
3478: Elle ne leva même pas les yeux , s' apaisant , reprenant son air de résignation courageuse .
3479: - je fais son ouvrage , je n' ai jamais coûté gros à nourrir , et comme il y a une bouche de plus avec moi , il en a profité pour diminuer mes gages ...
3480: maintenant , il est bien sûr que , ce qu' il commande , je suis forcée de le faire .
3481: - mais , vous , pourquoi êtes -vous restée ?
3482: Du coup , elle fut si surprise , qu' elle le regarda .
3483: - moi , où donc voulez -vous que j' aille ?
3484: Au moins , ici , mon petit et moi , nous mangeons , nous sommes tranquilles .
3485: Le silence recommença , tous les deux à présent avaient les yeux dans les yeux ;
3486: et , au loin , par la vallée obscure , les souffles de foule montaient plus larges , tandis que le roulement des canons , sur le pont de bateaux , se prolongeait sans fin .
3487: Il y eut un grand cri , un cri perdu d' homme ou de bête , qui traversa les ténèbres , avec une infinie pitié .
3488: - écoutez , * Silvine , reprit * Honoré lentement , vous m' avez envoyé une lettre qui m' a fait bien de la joie ...
3489: jamais je ne serais revenu .
3490: Mais cette lettre , je l' ai encore relue ce soir , et elle dit des choses qu' on ne pouvait pas mieux dire ...
3491: elle avait d' abord pâli , en l' entendant parler de cela .
3492: Peut-être était -il fâché , de ce qu' elle avait osé lui écrire , comme une effrontée .
3493: Puis , à mesure qu' il s' expliquait , elle devenait toute rouge .
3494: - je sais bien que vous ne voulez pas mentir , et c' est pour ça que je crois ce qu' il y a sur le papier ...
3495: oui , maintenant , je le crois tout à fait ...
3496: vous avez eu raison de penser que , si j' étais mort à la guerre , sans vous revoir , ça m' aurait fait une grosse peine , de m' en aller ainsi , en me disant que vous ne m' aimiez pas ...
3497: et , alors , puisque vous m' aimez toujours , puisque vous n' avez jamais aimé que moi ...
3498: sa langue s' embarrassait , il ne trouvait plus les mots , secoué d' une émotion extraordinaire .
3499: - écoute , * Silvine , si ces cochons de prussiens ne me tuent pas , je veux bien encore de toi , oui !
3500: Nous nous marierons ensemble , dès que je rentrerai du service .
3501: Elle se leva toute droite , elle eut un cri et tomba entre les bras du jeune homme .
3502: Elle ne pouvait parler , tout le sang de ses veines était à son visage .
3503: Il s' était assis sur la chaise , il l' avait prise sur ses genoux .
3504: - j' y ai bien songé , c' était ce que j' avais à te dire , en venant ici ...
3505: si mon père nous refuse son consentement , nous nous en irons , la terre est grande ...
3506: et ton petit , on ne peut pas l' étrangler , mon dieu !
3507: Il en poussera d' autres , je finirai par ne plus le reconnaître , dans le tas .
3508: C' était le pardon .
3509: Elle se débattait contre cet immense bonheur , elle murmura enfin :
3510: - non , ce n' est pas possible , c' est trop .
3511: Peut-être te repentirais -tu , un jour ...
3512: mais que tu es bon ,
3513: * Honoré , et que je t' aime !
3514: D' un baiser sur les lèvres , il la fit taire .
3515: Et elle n' avait déjà plus la force de refuser la félicité qui lui arrivait , toute la vie heureuse qu' elle croyait à jamais morte .
3516: D' un élan involontaire , irrésistible , elle le saisit à pleins bras , elle le serra en le baisant à son tour , de toute sa force de femme , comme un bien reconquis , à elle seule , que personne maintenant ne lui enlèverait .
3517: Il était de nouveau à elle , lui qu' elle avait perdu , et elle mourrait plutôt que de se le laisser reprendre .
3518: Mais , à cette minute , une rumeur monta , un grand tumulte de réveil , qui emplit l' épaisse nuit .
3519: Des ordres étaient criés , des clairons sonnaient , et toute une agitation d' ombres se levait des terrains nus , une mer indistincte et mouvante , dont le flot descendait déjà vers la route .
3520: En bas , les feux des deux berges allaient s' éteindre , on ne voyait plus que des masses confuses piétinant , sans pouvoir même se rendre compte si le passage du fleuve continuait .
3521: Et jamais encore une telle angoisse , un tel effarement d' épouvante n' avaient traversé les ténèbres .
3522: Le père * Fouchard s' était rapproché de la fenêtre , criant qu' on partait .
3523: Réveillés , frissonnants et engourdis ,
3524: * Jean et * Maurice se mirent debout .
3525: Vivement ,
3526: * Honoré avait serré les deux mains de * Silvine dans les siennes .
3527: - c' est juré ...
3528: attends -moi .
3529: Elle ne trouva pas un mot , elle le regarda de toute son âme , d' un dernier et long regard , comme il sautait par la fenêtre , pour rejoindre sa batterie , au pas de course .
3530: - adieu , père !
3531: -adieu , mon garçon !
3532: Et ce fut tout , le paysan et le soldat se quittaient de nouveau comme ils s' étaient retrouvés , sans une embrassade , en père et en fils qui n' avaient pas besoin de se voir pour vivre .
3533: Quand ils eurent à leur tour quitté la ferme ,
3534: * Maurice et * Jean galopèrent par les pentes raides .
3535: En bas , ils ne trouvèrent plus le 106e ;
3536: tous les régiments étaient déjà en branle ;
3537: et ils durent courir encore , on les renvoya , à droite , à gauche .
3538: Enfin , la tête perdue , au milieu d' une effroyable confusion , ils tombèrent sur leur compagnie , que conduisait le lieutenant * Rochas ;
3539: quant au capitaine * Beaudoin et au régiment lui-même , ils étaient sans doute ailleurs .
3540: Et
3541: * Maurice fut alors stupéfié , en constatant que cette cohue d' hommes , de bêtes , de canons , sortait de * Remilly et remontait du côté de * Sedan , par la route de la rive gauche .
3542: Quoi donc ?
3543: Qu' arrivait -il ?
3544: On ne passait plus la * Meuse , on battait en retraite vers le nord !
3545: Un officier de chasseurs qui se trouvait là , on ne savait comment , dit tout haut :
3546: - nom de dieu !
3547: C' était le 28 qu' il fallait foutre le camp , lorsque nous étions au * Chêne !
3548: D' autres voix expliquaient le mouvement , des nouvelles arrivaient .
3549: Vers deux heures du matin , un aide de camp du maréchal * De * Mac- * Mahon était venu dire au général * Douay que toute l' armée avait l' ordre de se replier sur * Sedan , sans perdre une minute .
3550: écrasé à * Beaumont , le 5e corps emportait les trois autres dans son désastre .
3551: à ce moment , le général , qui veillait près du pont de bateaux , se désespérait de voir que sa troisième division avait seule passé le fleuve .
3552: Le jour allait naître , on pouvait être attaqué d' un instant à l' autre .
3553: Aussi fit -il avertir tous les chefs placés sous ses ordres de gagner * Sedan , chacun pour son compte , par les routes les plus directes .
3554: Et lui-même , abandonnant le pont qu' il ordonna de détruire , fila le long de la rive gauche , avec sa première division et l' artillerie de réserve ;
3555: tandis que la troisième division suivait la rive droite , et que la première , entamée à * Beaumont , débandée , fuyait on ne savait où .
3556: Du 7e corps , qui ne s' était pas encore battu , il n' y avait plus que des tronçons épars , perdus dans les chemins , galopant au fond des ténèbres .
3557: Il n' était pas trois heures , et la nuit restait noire .
3558: * Maurice , qui connaissait pourtant le pays , ne savait plus où il roulait , incapable de se reprendre , dans le torrent débordé , la cohue affolée qui coulait à pleine route .
3559: Beaucoup d' hommes , échappés à l' écrasement de * Beaumont , des soldats de toutes armes , en lambeaux , couverts de sang et de poussière , se mêlaient aux régiments , semaient l' épouvante .
3560: De la vallée entière , au delà du fleuve , une rumeur semblable montait , d' autres piétinements de troupeau , d' autres fuites , le 1er corps qui venait de quitter * Carignan et * Douzy , le 12e corps parti de * Mouzon avec les débris du 5e , tous ébranlés , emportés , sous la même force logique et invincible , qui , depuis le 28 , poussait l' armée vers le nord , la refoulait au fond de l' impasse où elle devait périr .
3561: Cependant , le petit jour parut , comme la compagnie * Beaudoin traversait * Pont- * Maugis ;
3562: et * Maurice se retrouva , les côteaux du * Liry à gauche , la * Meuse à droite , longeant la route .
3563: Mais cette aube grise éclairait d' une infinie tristesse * Bazeilles et * Balan , noyés au bout des prairies ;
3564: tandis qu' un * Sedan livide , un
3565: * Sedan de cauchemar et de deuil , s' évoquait à l' horizon , sur l' immense rideau sombre des forêts .
3566: Et , après * Wadelincourt , lorsqu' on eut enfin atteint la porte de * Torcy , il fallut parlementer , supplier et se fâcher , presque faire le siège de la place , pour obtenir du gouverneur qu' il baissât le pont-levis .
3567: Il était cinq heures .
3568: Le
3569: 7e corps entra dans * Sedan , ivre de fatigue , de faim et de froid .
3570: chapitre VIII :
3571: dans la bousculade , au bout de la chaussée de * Wadelincourt , place de * Torcy ,
3572: * Jean fut séparé de * Maurice ;
3573: et il courut , s' égara parmi la cohue piétinante , ne put le retrouver .
3574: C' était une vraie malechance , car il avait accepté l' offre du jeune homme , qui voulait l' emmener chez sa soeur :
3575: là , on se reposerait , on se coucherait même dans un bon lit .
3576: Il y avait un tel désarroi , tous les régiments confondus , plus d' ordres de route ni plus de chefs , que les hommes étaient à peu près libres de faire ce qu' ils voulaient .
3577: Quand on aurait dormi quelques heures , il serait toujours temps de s' orienter et de rejoindre les camarades .
3578: * Jean , effaré , se trouva sur le viaduc de * Torcy , au-dessus des vastes prairies , que le gouverneur avait fait inonder des eaux du fleuve .
3579: Puis , après avoir franchi une nouvelle porte , il traversa le pont de * Meuse , et il lui sembla , malgré l' aube grandissante , que la nuit revenait , dans cette ville étroite , étranglée entre ses remparts , aux rues humides , bordées de maisons hautes .
3580: Il ne se rappelait même pas le nom du beau-frère de * Maurice , il savait seulement que sa soeur s' appelait * Henriette .
3581: Où aller ?
3582: Qui demander ?
3583: Ses pieds ne le portaient plus que par le mouvement mécanique de la marche , il sentait qu' il tomberait , s' il s' arrêtait .
3584: Comme un homme qui se noie , il n' entendait que le bourdonnement sourd , il ne distinguait que le ruissellement continu du flot d' hommes et de bêtes dans lequel il était charrié .
3585: Ayant mangé à * Remilly , il souffrait surtout du besoin de sommeil ;
3586: et , autour de lui , la fatigue aussi l' emportait sur la faim , le troupeau d' ombres trébuchait , par les rues inconnues .
3587: à chaque pas , un homme s' affaissait sur un trottoir , culbutait sous une porte , restait là comme mort , endormi .
3588: En levant les yeux ,
3589: * Jean lut sur une plaque :
3590: avenue de la sous-préfecture .
3591: Au bout , il y avait un monument , dans un jardin .
3592: Et , au coin de l' avenue , il aperçut un cavalier , un chasseur d' * Afrique , qu' il crut reconnaître .
3593: N' était -ce pas * Prosper , le garçon de * Remilly , qu' il avait vu à * Vouziers , avec * Maurice ?
3594: Il était descendu de son cheval , et le cheval , hagard , tremblant sur les pieds , souffrait d' une telle faim , qu' il avait allongé le cou pour manger les planches d' un fourgon , qui stationnait contre le trottoir .
3595: Depuis deux jours , les chevaux n' avaient plus reçu de rations , ils se mouraient d' épuisement .
3596: Les grosses dents faisaient un bruit de râpe , contre le bois , tandis que le chasseur d' * Afrique pleurait .
3597: Puis , comme * Jean , qui s' était éloigné , revenait , avec l' idée que ce garçon devait savoir l' adresse des parents de * Maurice , il ne le revit plus .
3598: Alors , ce fut du désespoir , il erra de rue en rue , se retrouva à la sous-préfecture , poussa jusqu'à la place * Turenne .
3599: Là , un instant , il se crut sauvé , en apercevant devant l' hôtel de ville , au pied de la statue même , le lieutenant * Rochas , avec quelques hommes de la compagnie .
3600: S' il ne pouvait rejoindre son ami , il rallierait le régiment , il dormirait au moins sous la tente .
3601: Le capitaine * Beaudoin n' ayant pas reparu , emporté de son côté , échoué ailleurs , le lieutenant tâchait de réunir son monde , s' informant , demandant en vain où était fixé le campement de la division .
3602: Mais , à mesure qu' on avançait dans la ville , la compagnie , au lieu de s' accroître , diminuait .
3603: Un soldat , avec des gestes fous , entra dans une auberge , et jamais il ne revint .
3604: Trois autres s' arrêtèrent devant la porte d' un épicier , retenus par des zouaves qui avaient défoncé un petit tonneau d' eau-de-vie .
3605: Plusieurs , déjà , gisaient en travers du ruisseau , d' autres voulaient partir , retombaient , écrasés et stupides .
3606: * Chouteau et * Loubet , se poussant du coude , venaient de disparaître au fond d' une allée noire , derrière une grosse femme qui portait un pain .
3607: Et il n' y avait plus , avec le lieutenant , que * Pache et * Lapoulle , ainsi qu' une dizaine de camarades .
3608: Au pied du bronze de * Turenne ,
3609: * Rochas faisait un effort considérable , pour se tenir debout , les yeux ouverts .
3610: Lorsqu' il reconnut * Jean , il murmura :
3611: - ah !
3612: C' est vous , caporal !
3613: Et vos hommes ?
3614: * Jean eut un geste vague , pour dire qu' il ne savait pas .
3615: Mais * Pache , montrant * Lapoulle , répondit , gagné par les larmes :
3616: - nous sommes là , il n' y a que nous deux ...
3617: que le bon * Dieu ait pitié de nous , c' est trop de misère !
3618: L' autre , le gros mangeur , regardait les mains de * Jean , d' un air vorace , révolté de les voir toujours vides à présent .
3619: Peut-être , dans sa somnolence , avait -il rêvé que le caporal était allé à la distribution .
3620: - sacré bon sort !
3621: Gronda -t-il , faut donc encore se serrer le ventre !
3622: * Gaude , le clairon , qui attendait l' ordre de sonner au ralliement , adossé à la grille , venait de s' endormir , glissant d' une seule coulée , s' étalant sur le dos .
3623: Tous succombaient un à un , ronflaient à poings fermés .
3624: Et , seul , le sergent * Sapin restait les yeux grands ouverts , avec son nez pincé dans sa petite figure pâle , comme s' il lisait son malheur à l' horizon de cette ville inconnue .
3625: Cependant , le lieutenant * Rochas avait cédé à l' irrésistible besoin de s' asseoir par terre .
3626: Il voulut donner un ordre .
3627: - caporal , il faudra ...
3628: il faudra ...
3629: et il ne trouvait plus les mots , la bouche empâtée de fatigue ;
3630: et , tout d' un coup , il s' abattit à son tour , foudroyé par le sommeil .
3631: * Jean , craignant de tomber lui aussi sur le pavé , s' en alla .
3632: Il s' entêtait à chercher un lit .
3633: De l' autre côté de la place , à une des fenêtres de l' hôtel de la croix d' or , il avait aperçu le général * Bourgain- * Desfeuilles , déjà en manches de chemise , tout prêt à se fourrer entre de fins draps blancs .
3634: à quoi bon faire du zèle , pâtir davantage ?
3635: Et il eut une soudaine joie , un nom avait jailli de sa mémoire , celui du fabricant de drap , chez qui était employé le beau-frère de * Maurice :
3636: * M * Delaherche , oui !
3637: C' était bien ça .
3638: Il arrêta un vieil homme qui passait .
3639: - * Monsieur * Delaherche ?
3640: -rue * Maqua , presque au coin de la rue au beurre , une grande belle maison , avec des sculptures .
3641: Puis , le vieil homme le rejoignit en courant .
3642: - dites donc , vous êtes du 106e ...
3643: si c' est votre régiment que vous cherchez , il est ressorti par le château , là-bas ...
3644: je viens de rencontrer le colonel ,
3645: * Monsieur * De * Vineuil , que j' ai bien connu , quand il était à * Mézières .
3646: Mais * Jean repartit , avec un geste de furieuse impatience .
3647: Non !
3648: Non !
3649: Maintenant qu' il était certain de retrouver * Maurice , il n' irait pas coucher sur la terre dure .
3650: Et , au fond de lui , un remords l' importunait , car il revoyait le colonel , avec sa haute taille , si dur à la fatigue malgré son âge , dormant comme ses hommes , sous la tente .
3651: Tout de suite , il enfila la grande-rue , se perdit de nouveau dans le tumulte grandissant de la ville , finit par s' adresser à un petit garçon qui le conduisit rue * Maqua .
3652: C' était là qu' un grand-oncle du * Delaherche actuel avait construit , au siècle dernier , la fabrique monumentale , qui , depuis cent soixante ans , n' était point sortie de la famille .
3653: Il y a ainsi , à
3654: * Sedan , datant des premières années de * Louis * XV , des fabriques de drap grandes comme des louvres , avec des façades d' une majesté royale .
3655: Celle de la rue * Maqua avait trois étages de hautes fenêtres , encadrées de sévères sculptures ;
3656: et , à l' intérieur , une cour de palais était encore plantée des vieux arbres de la fondation , des ormes gigantesques .
3657: Trois générations de * Delaherche avaient fait là des fortunes considérables .
3658: Le père de * Jules , le propriétaire actuel , ayant hérité la fabrique d' un cousin , mort sans enfant , c' était maintenant une branche cadette qui trônait .
3659: Ce père avait élargi la prospérité de la maison , mais il était de moeurs gaillardes et avait rendu sa femme fort malheureuse .
3660: Aussi cette dernière , devenue veuve , tremblante de voir son fils recommencer les mêmes farces , s' était -elle efforcée de le tenir jusqu'à cinquante ans passés dans une dépendance de grand garçon sage , après l' avoir marié à une femme très simple et très dévote .
3661: Le pis est que la vie a de terribles revanches .
3662: Sa femme étant venue à mourir ,
3663: * Delaherche , sevré de jeunesse , s' était amouraché d' une jeune veuve de * Charleville , la jolie * Madame * Maginot , sur laquelle on chuchotait des histoires , et qu' il avait fini par épouser , l' automne dernier , malgré les remontrances de sa mère .
3664: * Sedan , très puritain , a toujours jugé avec sévérité * Charleville , cité de rires et de fêtes .
3665: D' ailleurs , jamais le mariage ne se serait conclu , si * Gilberte n' avait eu pour oncle le colonel * De * Vineuil , en passe d' être promu général .
3666: Cette parenté , cette idée qu' il était entré dans une famille militaire , flattait beaucoup le fabricant de drap .
3667: Le matin ,
3668: * Delaherche , en apprenant que l' armée allait passer à * Mouzon , avait fait avec * Weiss , son comptable , cette promenade en cabriolet , dont le père * Fouchard avait parlé à * Maurice .
3669: Gros et grand , le teint coloré , le nez fort et les lèvres épaisses , il était de tempérament expansif , il avait la curiosité gaie du bourgeois français qui aime les beaux défilés de troupes .
3670: Ayant su par le pharmacien de * Mouzon que l' empereur se trouvait à la ferme de * Baybel , il y était monté , l' avait vu , avait même failli causer avec lui , toute une histoire énorme , dont il ne tarissait pas depuis son retour .
3671: Mais quel terrible retour , à travers la panique de * Beaumont , par les chemins encombrés de fuyards !
3672: Vingt fois , le cabriolet avait failli culbuter dans les fossés .
3673: Les deux hommes n' étaient rentrés qu' à la nuit , au milieu d' obstacles sans cesse renaissants .
3674: Et cette partie de plaisir , cette armée que * Delaherche était allé voir défiler , à deux lieues , et qui le ramenait violemment dans le galop de sa retraite , toute cette aventure imprévue et tragique lui avait fait répéter , à dix reprises , le long de la route :
3675: - moi qui la croyais en marche sur * Verdun et qui ne voulais pas manquer l' occasion de la voir ! ...
3676: ah bien !
3677: Je l' ai vue et je crois que nous allons la voir , à * Sedan , plus que nous ne voudrons !
3678: Le matin , dès cinq heures , réveillé par la haute rumeur d' écluse lâchée que faisait le 7e corps en traversant la ville , il s' était vêtu à la hâte ;
3679: et , dans la première personne rencontrée sur la place
3680: * Turenne , il avait reconnu le capitaine * Beaudoin .
3681: L' année d' auparavant , à * Charleville , le capitaine était un des familiers de la jolie * Madame
3682: * Maginot ;
3683: de sorte que * Gilberte , avant le mariage , l' avait présenté .
3684: L' histoire , chuchotée autrefois , disait que le capitaine , n' ayant plus rien à désirer , s' était retiré devant le fabricant de drap par délicatesse , ne voulant pas priver son amie de la très grosse fortune qui lui arrivait .
3685: - comment !
3686: C' est vous ?
3687: S' écria * Delaherche , et dans quel état , bon dieu !
3688: * Beaudoin , si correct , si joliment tenu d' habitude , était en effet pitoyable , l' uniforme souillé , la face et les mains noires .
3689: Exaspéré , il venait de faire route avec des turcos , sans pouvoir s' expliquer comment il avait perdu sa compagnie .
3690: Ainsi que tous , il se mourait de faim et de fatigue ;
3691: mais ce n' était pas là son désespoir le plus cuisant , il souffrait surtout de ne pas avoir changé de chemise depuis * Reims .
3692: - imaginez -vous , gémit -il tout de suite , qu' on m' a égaré mes bagages à * Vouziers .
3693: Des imbéciles , des gredins à qui je casserais la tête , si je les tenais ! ...
3694: et plus rien , pas un mouchoir , pas une paire de chaussettes !
3695: C' est à en devenir fou , ma parole d' honneur !
3696: * Delaherche insista aussitôt pour l' emmener chez lui .
3697: Mais il résistait :
3698: non , non !
3699: Il n' avait plus figure humaine , il ne voulait pas faire peur au monde .
3700: Il fallut que le fabricant lui jurât que ni sa mère ni sa femme n' étaient levées .
3701: Et , d' ailleurs , il allait lui donner de l' eau , du savon , du linge , enfin le nécessaire .
3702: Sept heures sonnaient , lorsque le capitaine
3703: * Beaudoin , débarbouillé , brossé , ayant sous l' uniforme une chemise du mari , parut dans la salle à manger aux boiseries grises , très haute de plafond .
3704: * Madame * Delaherche , la mère , était déjà là , toujours debout à l' aube , malgré ses soixante-dix-huit ans .
3705: Toute blanche , elle avait un nez qui s' était aminci et une bouche qui ne riait plus , dans une longue face maigre .
3706: Elle se leva , se montra d' une grande politesse , en invitant le capitaine à s' asseoir devant une des tasses de café au lait qui étaient servies .
3707: - peut-être , monsieur , préféreriez -vous de la viande et du vin , après tant de fatigues ?
3708: Mais il se récria .
3709: - merci mille fois , madame , un peu de lait et du pain beurré , c' est ce qui m' ira le mieux .
3710: à ce moment , une porte fut gaiement poussée , et * Gilberte entra , la main tendue .
3711: * Delaherche avait dû la prévenir , car d' ordinaire elle ne se levait jamais avant dix heures .
3712: Elle était grande , l' air souple et fort , avec de beaux cheveux noirs , de beaux yeux noirs , et pourtant très rose de teint , et la mine rieuse , un peu folle , sans méchanceté aucune .
3713: Son peignoir beige , à broderies de soie rouge , venait de * Paris .
3714: - ah !
3715: Capitaine , dit -elle vivement , en serrant la main du jeune homme , que vous êtes gentil , de vous être arrêté dans notre pauvre coin de province !
3716: D' ailleurs , elle fut la première à rire de son étourderie .
3717: - hein ?
3718: Suis -je sotte !
3719: Vous vous passeriez bien d' être à * Sedan , dans des circonstances pareilles ...
3720: mais je suis si heureuse de vous revoir !
3721: En effet , ses beaux yeux brillaient de plaisir .
3722: Et
3723: * Madame * Delaherche , qui devait connaître les propos des méchantes langues de * Charleville , les regardait tous deux fixement , de son air rigide .
3724: Le capitaine , du reste , se montrait fort discret , en homme qui avait gardé simplement un bon souvenir de la maison hospitalière où il était accueilli autrefois .
3725: On déjeuna , et tout de suite * Delaherche revint à sa promenade de la veille , ne pouvant résister à la démangeaison d' en faire de nouveau le récit .
3726: - vous savez que j' ai vu l' empereur à * Baybel .
3727: Il partit , rien dès lors ne put l' arrêter .
3728: Ce fut d' abord une description de la ferme , un grand bâtiment carré , avec une cour intérieure , fermée par une grille , le tout sur un monticule qui domine
3729: * Mouzon , à gauche de la route de * Carignan .
3730: Ensuite , il revint au 12e corps qu' il avait traversé , campé parmi les vignes des coteaux , des troupes superbes , luisantes au soleil , dont la vue l' avait empli d' une grande joie patriotique .
3731: - j' étais donc là , monsieur , lorsque l' empereur , tout d' un coup , est sorti de la ferme , où il était monté faire halte , pour se reposer et déjeuner .
3732: Il avait un paletot jeté sur son uniforme de général , bien que le soleil fût très chaud .
3733: Derrière lui , un serviteur portait un pliant ...
3734: je ne lui ai pas trouvé bonne mine , ah !
3735: Non , voûté , la marche pénible , la figure jaune , enfin un homme malade ...
3736: et ça ne m' a pas surpris , parce que le pharmacien de * Mouzon , en me conseillant de pousser jusqu'à * Baybel , venait de me raconter qu' un aide de camp était accouru lui acheter des remèdes ...
3737: oui , vous savez bien , des remèdes pour ...
3738: la présence de sa mère et de sa femme l' empêchait de désigner plus clairement la dysenterie dont l' empereur souffrait depuis le
3739: * Chêne et qui le forçait à s' arrêter ainsi dans les fermes , le long de la route .
3740: - bref , voilà le serviteur qui installe le pliant , au bout d' un champ de blé , à la corne d' un taillis , et voilà l' empereur qui s' assied ...
3741: il restait immobile , affaissé , de l' air d' un petit rentier chauffant ses douleurs au soleil .
3742: Il regardait de son oeil morne le vaste horizon , en bas la * Meuse coulant dans la vallée , en face les coteaux boisés dont les sommets se perdent au loin , les cimes des bois de * Dieulet à gauche , le mamelon verdoyant de * Sommauthe à droite ...
3743: des aides de camp , des officiers supérieurs l' entouraient , et un colonel de dragons , qui m' avait déjà demandé des renseignements sur le pays , venait de me faire signe de ne pas m' éloigner , lorsque , tout d' un coup ...
3744: * Delaherche se leva , car il arrivait à la péripétie poignante du récit , il voulait joindre la mimique à la parole .
3745: - tout d' un coup , des détonations éclatent , et l' on voit , juste en face , en avant des bois de * Dieulet , des obus décrire des courbes dans le ciel ...
3746: ça m' a fait , parole d' honneur !
3747: L' effet d' un feu d' artifice qu' on aurait tiré en plein jour ...
3748: autour de l' empereur , naturellement , on s' exclame , on s' inquiète .
3749: Mon colonel de dragons revient en courant me demander si je puis préciser où l' on se bat .
3750: Tout de suite , je dis : " c' est à
3751: * Beaumont , il n' y a pas le moindre doute .
3752: " il retourne près de l' empereur , sur les genoux duquel un aide de camp dépliait une carte .
3753: L' empereur ne voulait pas croire qu' on se battît à
3754: * Beaumont .
3755: Moi , n' est -ce pas ?
3756: Je ne pouvais que m' obstiner , d' autant plus que les obus marchaient dans le ciel , se rapprochant , suivant la route de * Mouzon ...
3757: et alors , comme je vous vois , monsieur , j' ai vu l' empereur tourner vers moi son visage blême .
3758: Oui , il m' a regardé un instant de ses yeux troubles , pleins de défiance et de tristesse .
3759: Et puis , sa tête est retombée au-dessus de la carte , il n' a plus bougé .
3760: Bonapartiste ardent au moment du plébiscite ,
3761: * Delaherche , depuis les premières défaites , avouait que l' empire avait commis des fautes .
3762: Mais il défendait encore la dynastie , il plaignait
3763: * Napoléon * III , que tout le monde trompait .
3764: Ainsi , à l' entendre , les véritables auteurs de nos désastres n' étaient autres que les députés républicains de l' opposition , qui avaient empêché de voter le nombre d' hommes et les crédits nécessaires .
3765: - et l' empereur est rentré à la ferme ?
3766: Demanda le capitaine * Beaudoin .
3767: - ma foi , monsieur , je n' en sais rien , je l' ai laissé sur son pliant ...
3768: il était midi , la bataille se rapprochait , je commençais à me préoccuper de mon retour ...
3769: tout ce que je puis ajouter , c' est qu' un général , à qui je montrais
3770: * Carignan au loin , dans la plaine , derrière nous , a paru stupéfait d' apprendre que la frontière belge était là , à quelques kilomètres ...
3771: ah !
3772: Ce pauvre empereur , il est bien servi !
3773: * Gilberte , souriante , très à l' aise , comme dans le salon de son veuvage , où elle le recevait autrefois , s' occupait du capitaine , lui passait le pain grillé et le beurre .
3774: Elle voulait absolument qu' il acceptât une chambre , un lit ;
3775: mais il refusait , il fut convenu qu' il se reposerait seulement une couple d' heures sur un canapé , dans le cabinet de * Delaherche , avant de rejoindre son régiment .
3776: Au moment où il prenait des mains de la jeune femme le sucrier ,
3777: * Madame
3778: * Delaherche , qui ne les quittait pas des yeux , les vit nettement se serrer les doigts ;
3779: et elle ne douta plus .
3780: Mais une servante venait de paraître .
3781: - monsieur , il y a , en bas , un soldat qui demande l' adresse de * Monsieur * Weiss .
3782: * Delaherche n' était pas fier , comme on disait , aimant à causer avec les petits de ce monde , par un goût bavard de la popularité .
3783: - l' adresse de * Weiss , tiens !
3784: C' est drôle ...
3785: faites entrer ce soldat .
3786: * Jean entra , si épuisé , qu' il vacillait .
3787: En apercevant son capitaine , attablé avec deux dames , il eut un léger sursaut de surprise , il retira la main qu' il avançait machinalement déjà , pour s' appuyer à une chaise .
3788: Puis , il répondit brièvement aux questions du fabricant , qui faisait le bon homme , ami du soldat .
3789: D' un mot , il expliqua sa camaraderie avec * Maurice , et pourquoi il le cherchait .
3790: - c' est un caporal de ma compagnie , finit par dire le capitaine , afin de couper court .
3791: à son tour , il l' interrogea , désireux de savoir ce que le régiment était devenu .
3792: Et , comme * Jean racontait qu' on venait de voir le colonel traverser la ville , à la tête de ce qu' il lui restait d' hommes , pour aller camper au nord ,
3793: * Gilberte , de nouveau , parla trop vite , avec sa vivacité de jolie femme , qui ne réfléchissait guère .
3794: - oh !
3795: Mon oncle , pourquoi n' est -il pas venu déjeuner ici ?
3796: On lui aurait préparé une chambre ...
3797: si l' on envoyait le chercher ?
3798: Mais * Madame * Delaherche eut un geste de souveraine autorité .
3799: Dans ses veines coulait le vieux sang bourgeois des villes frontières , toutes les mâles vertus d' un patriotisme rigide .
3800: Elle ne rompit la sévérité de son silence que pour dire :
3801: - laissez * Monsieur * De * Vineuil , il est à son devoir .
3802: Cela causa un malaise .
3803: * Delaherche emmena le capitaine dans son cabinet , voulut l' installer lui-même sur le canapé ;
3804: et * Gilberte s' en alla , malgré la leçon , de son air d' oiseau secouant les ailes , gai quand même sous l' orage ;
3805: tandis que la servante , à qui l' on avait confié * Jean , le conduisait à travers les cours de la fabrique , dans un dédale de couloirs et d' escaliers .
3806: Les * Weiss habitaient rue des * voyards ;
3807: mais la maison , qui appartenait à * Delaherche , communiquait avec la bâtisse monumentale de la rue * Maqua .
3808: Cette rue des * voyards était alors une des plus étranglées de * Sedan , une ruelle étroite , humide , assombrie par le voisinage du rempart qu' elle longeait .
3809: Les toitures des hautes façades se touchaient presque , les allées noires semblaient des bouches de cave , surtout dans le bout où se dressait le grand mur du collège .
3810: Cependant ,
3811: * Weiss , logé et chauffé , occupant tout le troisième étage , s' y trouvait à l' aise , à proximité de son bureau , pouvant y descendre en pantoufles , sans sortir .
3812: Il était un homme heureux , depuis qu' il avait épousé
3813: * Henriette , si longtemps désirée , lorsqu' il l' avait connue au * Chêne , chez son père , le percepteur , ménagère à six ans , remplaçant la mère morte ;
3814: tandis que lui , entré à la raffinerie générale presque à titre d' homme de peine , se faisait une instruction , s' élevait à l' emploi de comptable , à force de travail .
3815: Encore , pour réaliser son rêve , avait -il fallu la mort du père , puis les fautes graves du frère , à * Paris , de ce * Maurice , dont la soeur jumelle était un peu la servante , à qui elle s' était sacrifiée toute pour en faire un monsieur .
3816: élevée en cendrillon au logis , sachant au plus lire et écrire , elle venait de vendre la maison , les meubles , sans combler le gouffre des folies du jeune homme , lorsque le bon * Weiss était accouru offrir ce qu' il possédait , avec ses bras solides , avec son coeur ;
3817: et elle avait accepté de l' épouser , touchée aux larmes de son affection , très sage et très réfléchie , pleine d' estime tendre sinon de passion amoureuse .
3818: Maintenant , la fortune leur souriait ,
3819: * Delaherche avait parlé d' associer * Weiss à sa maison .
3820: Ce serait le bonheur , dès que des enfants seraient venus .
3821: - attention !
3822: Dit la domestique à * Jean , l' escalier est raide .
3823: En effet , il butait dans une obscurité devenue profonde , quand une porte , vivement ouverte , éclaira les marches d' un coup de lumière .
3824: Et il entendit une voix douce qui disait :
3825: - c' est lui .
3826: - * Madame * Weiss , cria la domestique , voilà un soldat qui vous demande .
3827: Il y eut un léger rire de contentement , et la voix douce répondit :
3828: - bon !
3829: Bon !
3830: Je sais qui c' est .
3831: Puis , comme le caporal , gêné , étouffé , s' arrêtait sur le seuil .
3832: - entrez , * Monsieur * Jean ...
3833: voici deux heures que
3834: * Maurice est là et que nous vous attendons , oh !
3835: Avec bien de l' impatience !
3836: Alors , dans le jour pâle de la pièce , il la vit , d' une ressemblance frappante avec * Maurice , de cette extraordinaire ressemblance des jumeaux qui est comme un dédoublement des visages .
3837: Pourtant , elle était plus petite , plus mince encore , d' apparence plus frêle , avec sa bouche un peu grande , ses traits menus , sous son admirable chevelure blonde , d' un blond clair d' avoine mûre .
3838: Et ce qui la différenciait surtout de lui , c' étaient ses yeux gris , calmes et braves , où revivait toute l' âme héroïque du grand-père , le héros de la grande armée .
3839: Elle parlait peu , marchait sans bruit , d' une activité si adroite , d' une douceur si riante , qu' on la sentait comme une caresse dans l' air où elle passait .
3840: - tenez , entrez par ici ,
3841: * Monsieur * Jean , répéta -t-elle .
3842: Tout va être prêt .
3843: Il balbutiait , ne trouvant pas même un remerciement , dans son émotion d' être si fraternellement reçu .
3844: D' ailleurs , ses paupières se fermaient , il ne l' apercevait qu' à travers le sommeil invincible dont il était pris , une sorte de brume où elle flottait , vague , détachée de terre .
3845: N' était -ce donc qu' une apparition charmante , cette jeune femme secourable , qui lui souriait avec tant de simplicité ?
3846: Il lui sembla bien qu' elle touchait sa main , qu' il sentait la sienne , petite et ferme , d' une loyauté de vieil ami .
3847: Et , à partir de ce moment ,
3848: * Jean perdit la conscience nette des choses .
3849: On était dans la salle à manger , il y avait du pain et de la viande sur la table ;
3850: mais il n' aurait pas eu la force de porter les morceaux à sa bouche .
3851: Un homme était là , assis sur une chaise .
3852: Puis , il reconnut * Weiss , qu' il avait vu à * Mulhouse .
3853: Mais il ne comprenait pas ce que l' homme disait , d' un air de chagrin , avec des gestes ralentis .
3854: Dans un lit de sangle , dressé devant le poêle ,
3855: * Maurice dormait déjà , la face immobile , l' air mort .
3856: Et * Henriette s' empressait autour d' un divan , sur lequel on avait jeté un matelas ;
3857: elle apportait un traversin , un oreiller , des couvertures ;
3858: elle mettait , les mains promptes et savantes , des draps blancs , d' admirables draps blancs , d' un blanc de neige .
3859: Ah !
3860: Ces draps blancs , ces draps si ardemment convoités ,
3861: * Jean ne voyait plus qu' eux !
3862: Il ne s' était pas déshabillé , il n' avait pas couché dans un lit depuis six semaines .
3863: C' était une gourmandise , une impatience d' enfant , une irrésistible passion , à se glisser dans cette blancheur , dans cette fraîcheur , et à s' y perdre .
3864: Dès qu' on l' eut laissé seul , il fut tout de suite pieds nus , en chemise , il se coucha , se contenta , avec un grognement de bête heureuse .
3865: Le jour pâle du matin entrait par la haute fenêtre ;
3866: et , comme , déjà chaviré dans le sommeil , il rouvrait à demi les yeux , il eut encore une apparition d' * Henriette , une
3867: * Henriette plus indécise , immatérielle , qui rentrait sur la pointe des pieds , pour poser près de lui , sur la table , une carafe et un verre oubliés .
3868: Elle sembla rester là quelques secondes , à les regarder tous deux , son frère et lui , avec son tranquille sourire , d' une infinie bonté .
3869: Puis , elle se dissipa .
3870: Et il dormait dans les draps blancs , anéanti .
3871: Des heures , des années coulèrent .
3872: * Jean et * Maurice n' étaient plus , sans un rêve , sans la conscience du petit battement de leurs veines .
3873: Dix ans ou dix minutes , le temps avait cessé de compter ;
3874: et c' était comme la revanche du corps surmené , se satisfaisant dans la mort de tout leur être .
3875: Brusquement , secoués du même sursaut , tous deux s' éveillèrent .
3876: Quoi donc ?
3877: Que se passait -il , depuis combien de temps dormaient -ils ?
3878: La même clarté pâle tombait de la haute fenêtre .
3879: Ils étaient brisés , les jointures raidies , les membres plus las , la bouche plus amère qu' en se couchant .
3880: Heureusement qu' ils ne devaient avoir dormi qu' une heure .
3881: Et , sur la même chaise , ils ne s' étonnèrent pas d' apercevoir * Weiss , qui semblait attendre leur réveil , dans la même attitude accablée .
3882: - fichtre !
3883: Bégaya * Jean , faut pourtant se lever et rejoindre le régiment avant midi .
3884: Il sauta sur le carreau avec un léger cri de douleur , il s' habilla .
3885: - avant midi , répéta * Weiss .
3886: Vous savez qu' il est sept heures du soir et que vous dormez depuis douze heures environ .
3887: Sept heures , bon dieu !
3888: Ce fut un effarement .
3889: * Jean , déjà tout vêtu , voulait courir , tandis que
3890: * Maurice , encore au lit , se lamentait de ne pouvoir plus remuer les jambes .
3891: Comment retrouver les camarades ?
3892: L' armée n' avait -elle pas filé ?
3893: Et tous deux se fâchaient , on n' aurait pas dû les laisser dormir si longtemps .
3894: Mais * Weiss eut un geste de désespérance .
3895: - pour ce qu' on a fait , mon dieu !
3896: Vous avez aussi bien fait de rester couchés .
3897: Lui , depuis le matin , battait * Sedan et les environs .
3898: Il venait seulement de rentrer , désolé de l' inaction des troupes , de cette journée du 31 , si précieuse , perdue dans une attente inexplicable .
3899: Une seule excuse était possible , la fatigue extrême des hommes , leur besoin absolu de repos ;
3900: et encore ne comprenait -il pas que la retraite n' eût pas continué , après les quelques heures de sommeil nécessaire .
3901: - moi , reprit -il , je n' ai pas la prétention de m' y entendre , mais je sens , oui !
3902: Je sens que l' armée est très mal plantée à * Sedan ...
3903: le 12e corps se trouve à * Bazeilles , où l' on s' est un peu battu , ce matin ;
3904: le 1er est tout le long de la * Givonne , du village de la * Moncelle au bois de la * Garenne ;
3905: tandis que le 7e campe sur le plateau de * Floing , et que le 5e , à moitié détruit , s' entasse sous les remparts mêmes , du côté du château ...
3906: et c' est cela qui me fait peur , de les savoir tous rangés ainsi autour de la ville , attendant les prussiens .
3907: J' aurais filé , moi , oh !
3908: Tout de suite , sur * Mézières .
3909: Je connais le pays , il n' y a pas d' autre ligne de retraite , ou bien on sera culbuté en
3910: * Belgique ...
3911: puis , tenez !
3912: Venez voir quelque chose ...
3913: il avait pris la main de * Jean , il l' amenait devant la fenêtre .
3914: - regardez là-bas , sur la crête des coteaux .
3915: Par-dessus les remparts , par-dessus les constructions voisines , la fenêtre s' ouvrait , au sud de * Sedan , sur la vallée de la * Meuse .
3916: C' était le fleuve se déroulant dans les vastes prairies , c' était * Remilly à gauche ,
3917: * Pont- * Maugis et * Wadelincourt en face ,
3918: * Frénois à droite ;
3919: et les coteaux étalaient leurs pentes vertes , d' abord le * Liry , ensuite la * Marfée et la * Croix- * Piau , avec leurs grands bois .
3920: Sous le jour finissant , l' immense horizon avait une douceur profonde , d' une limpidité de cristal .
3921: - vous ne voyez pas , là-bas , le long des sommets , ces lignes noires en marche , ces fourmis noires qui défilent ?
3922: * Jean écarquillait les yeux , tandis que * Maurice , à genoux sur son lit , tendait le cou .
3923: - ah !
3924: Oui , crièrent -ils ensemble .
3925: En voici une ligne , en voici une autre , une autre , une autre !
3926: Il y en a partout .
3927: - eh bien !
3928: Reprit * Weiss , ce sont les prussiens ...
3929: depuis ce matin , je les regarde , et il en passe , il en passe toujours !
3930: Ah !
3931: Je vous promets que , si nos soldats les attendent , eux se dépêchent d' arriver ! ...
3932: et tous les habitants de la ville les ont vus comme moi , il n' y a vraiment que les généraux qui ont les yeux bouchés .
3933: J' ai causé tout à l' heure avec un général , il a haussé les épaules , il m' a dit que le maréchal * De * Mac- * Mahon était absolument convaincu d' avoir à peine soixante-dix mille hommes devant lui .
3934: * Dieu veuille qu' il soit bien renseigné ! ...
3935: mais , regardez -les donc !
3936: La terre en est couverte , elles viennent , elles viennent , les fourmis noires !
3937: à ce moment ,
3938: * Maurice se rejeta dans son lit et éclata en gros sanglots .
3939: * Henriette , de son air souriant de la veille , entrait .
3940: Vivement , elle s' approcha , alarmée .
3941: - quoi donc ?
3942: Mais lui , la repoussait du geste .
3943: - non , non !
3944: Laisse -moi , abandonne -moi , je ne t' ai jamais fait que du chagrin .
3945: Quand je pense que tu te privais de robes , et que j' étais au collège , moi !
3946: Ah !
3947: Oui , une instruction dont j' ai profité joliment ! ...
3948: et puis , j' ai failli déshonorer notre nom , je ne sais pas où je serais à cette heure , si tu ne t' étais saignée aux quatre membres , pour réparer mes sottises .
3949: Elle s' était remise à sourire .
3950: - vraiment , mon pauvre ami , tu n' as pas le réveil gai ...
3951: mais puisque tout cela est effacé , oublié !
3952: Ne fais -tu pas maintenant ton devoir de bon français ?
3953: Depuis que tu t' es engagé , je suis très fière de toi , je t' assure .
3954: Comme pour le prier de venir à son aide , elle s' était tournée vers * Jean .
3955: Celui -ci la regardait , un peu surpris de la trouver moins belle que la veille , plus mince , plus pâle , à présent qu' il ne la voyait plus au travers de la demi-hallucination de sa fatigue .
3956: Ce qui restait frappant , c' était sa ressemblance avec son frère ;
3957: et , cependant , toute la différence de leurs natures s' accusait profonde , à cette minute :
3958: lui , d' une nervosité de femme , ébranlé par la maladie de l' époque , subissant la crise historique et sociale de la race , capable d' un instant à l' autre des enthousiasmes les plus nobles et des pires découragements ;
3959: elle , si chétive , dans son effacement de cendrillon , avec son air résigné de petite ménagère , le front solide , les yeux braves , du bois sacré dont on fait les martyrs .
3960: - fière de moi !
3961: S' écria * Maurice , il n' y a pas de quoi , vraiment !
3962: Voilà un mois que nous fuyons comme des lâches que nous sommes .
3963: - dame !
3964: Dit * Jean , avec son bon sens , nous ne sommes pas les seuls , nous faisons ce qu' on nous fait faire .
3965: Mais la crise du jeune homme éclata , plus violente .
3966: - justement , j' en ai assez ! ...
3967: est -ce que ce n' est pas à pleurer des larmes de sang , ces défaites continuelles , ces chefs imbéciles , ces soldats qu' on mène stupidement à l' abattoir comme des troupeaux ? ...
3968: maintenant , nous voilà au fond d' une impasse .
3969: Vous voyez bien que les prussiens arrivent de toutes parts ;
3970: et nous allons être écrasés , l' armée est perdue ...
3971: non , non !
3972: Je reste ici , je préfère qu' on me fusille comme déserteur ...
3973: * Jean , tu peux partir sans moi .
3974: Non !
3975: Je n' y retourne pas , je reste ici .
3976: Un nouvel accès de larmes l' avait abattu sur l' oreiller .
3977: C' était une détente nerveuse irrésistible , qui emportait tout , une de ces chutes soudaines dans le désespoir , le mépris du monde entier et de lui-même , auxquelles il était si fréquemment sujet .
3978: Sa soeur , le connaissant bien , demeurait placide .
3979: - ce serait très mal , mon bon * Maurice , si tu désertais ton poste , au moment du danger .
3980: D' une secousse , il se mit sur son séant .
3981: - eh bien !
3982: Donne -moi mon fusil , je vais me casser la tête , ce sera plus tôt fait .
3983: Puis , le bras tendu , montrant * Weiss , immobile et silencieux :
3984: - tiens !
3985: Il n' y a que lui de raisonnable , oui !
3986: Lui seul a vu clair ...
3987: tu te souviens ,
3988: * Jean , de ce qu' il me disait , devant * Mulhouse , il y a un mois ?
3989: -c'est bien vrai , confirma le caporal , monsieur a dit que nous serions battus .
3990: Et la scène s' évoquait , la nuit anxieuse , l' attente pleine d' angoisse , tout le désastre de * Froeschwiller passant déjà dans le ciel morne , tandis que * Weiss disait ses craintes , l' * Allemagne prête , mieux commandée , mieux armée , soulevée par un grand élan de patriotisme , la
3991: * France effarée , livrée au désordre , attardée et pervertie , n' ayant ni les chefs , ni les hommes , ni les armes nécessaires .
3992: Et l' affreuse prédiction se réalisait .
3993: * Weiss leva ses mains tremblantes .
3994: Sa face de bon chien exprimait une douleur profonde .
3995: - ah !
3996: Je ne triomphe guère , d' avoir eu raison , murmura -t-il .
3997: Je suis une bête , mais c' était tellement clair , quand on savait les choses ! ...
3998: seulement , si l' on est battu , on peut en tuer tout de même , de ces prussiens de malheur .
3999: C' est la consolation , je crois encore que nous allons y rester , et je voudrais qu' il y restât aussi des prussiens , des tas de prussiens , tenez !
4000: De quoi couvrir la terre , là-bas !
4001: Il s' était mis debout , il montrait du geste la vallée de la * Meuse .
4002: Toute une flamme allumait ses gros yeux de myope qui l' avaient empêché de servir .
4003: - tonnerre de dieu !
4004: Oui , je me battrais , moi , si j' étais libre ...
4005: je ne sais pas si c' est parce qu' ils sont maintenant en maîtres dans mon pays , cette * Alsace où les cosaques avaient déjà fait tant de mal , mais je ne puis penser à eux , les voir en imagination chez nous , dans nos maisons , sans qu' aussitôt une furieuse envie me saisisse d' en saigner une douzaine ...
4006: ah !
4007: Si je n' avais pas été réformé , si j' étais soldat !
4008: Puis , après un court silence :
4009: - et , d' ailleurs , qui sait ?
4010: C' était l' espérance , le besoin de croire la victoire toujours possible , même chez les plus désabusés .
4011: Et * Maurice , honteux déjà de ses larmes , l' écoutait , se raccrochait à ce rêve .
4012: En effet , la veille , le bruit n' avait -il pas couru que * Bazaine était à * Verdun ?
4013: La fortune devait bien un miracle à cette * France qu' elle avait faite si longtemps glorieuse .
4014: * Henriette , muette , venait de disparaître ;
4015: et , quand elle rentra , elle ne s' étonna point de trouver son frère vêtu , debout , prêt au départ .
4016: Elle voulut absolument les voir manger ,
4017: * Jean et lui .
4018: Ils durent s' attabler , mais les bouchées les étouffaient , des nausées leur soulevaient le coeur , alourdis encore de leur gros sommeil .
4019: En homme de précaution ,
4020: * Jean coupa un pain en deux , en mit une moitié dans le sac de * Maurice , l' autre moitié dans le sien .
4021: Le jour baissait , il fallait partir .
4022: Et * Henriette qui s' était arrêtée devant la fenêtre , regardant au loin , sur la * Marfée , les troupes prussiennes , les fourmis noires défilant sans cesse , peu à peu perdues au fond de l' ombre croissante , laissa échapper une involontaire plainte .
4023: - oh !
4024: La guerre , l' atroce guerre !
4025: Du coup ,
4026: * Maurice la plaisanta , prenant sa revanche .
4027: - quoi donc ?
4028: Petite soeur , c' est toi qui veux qu' on se batte , et tu injuries la guerre !
4029: Elle se retourna , elle répondit de face , avec sa vaillance :
4030: - c' est vrai , je l' exècre , je la trouve injuste et abominable ...
4031: peut-être , simplement , est -ce parce que je suis femme .
4032: Ces tueries me révoltent .
4033: Pourquoi ne pas s' expliquer et s' entendre ?
4034: * Jean , brave garçon , l' approuvait d' un hochement de tête .
4035: Rien également ne semblait plus facile , à lui illettré , que de tomber tous d' accord , si l' on s' était donné de bonnes raisons .
4036: Mais , repris par sa science ,
4037: * Maurice songeait à la guerre nécessaire , la guerre qui est la vie même , la loi du monde .
4038: N' est -ce pas l' homme pitoyable qui a introduit l' idée de justice et de paix , lorsque l' impassible nature n' est qu' un continuel champ de massacre ?
4039: -s'entendre !
4040: S' écria -t-il , oui !
4041: Dans des siècles .
4042: Si tous les peuples ne formaient plus qu' un peuple , on pourrait concevoir à la rigueur l' avènement de cet âge d' or ;
4043: et encore la fin de la guerre ne serait -elle pas la fin de l' humanité ? ...
4044: j' étais imbécile tout à l' heure , il faut se battre , puisque c' est la loi .
4045: Il souriait à son tour , il répéta le mot de * Weiss .
4046: - et puis , qui sait ?
4047: De nouveau , l' illusion vivace le tenait , tout un besoin d' aveuglement , dans l' exagération maladive de sa sensibilité nerveuse .
4048: - à propos , reprit -il gaiement , et le cousin
4049: * Gunther ?
4050: est -ce que la garde est par ici ?
4051: * Weiss eut un geste d' ignorance , que les deux soldats imitèrent , ne pouvant répondre , puisque les généraux eux-mêmes ne savaient pas quels ennemis ils avaient devant eux .
4052: - partons , je vais vous conduire , déclara -t-il .
4053: J' ai appris tout à l' heure où campait le 106e .
4054: Alors , il dit à sa femme qu' il ne rentrerait pas , qu' il irait coucher à * Bazeilles .
4055: Il venait d' acheter là une petite maison , qu' il achevait justement d' installer , pour l' habiter jusqu'aux froids .
4056: Elle se trouvait voisine d' une teinturerie , appartenant à * M * Delaherche .
4057: Et il se montrait inquiet des provisions qu' il avait déjà mises à la cave , un tonneau de vin , deux sacs de pommes de terre , certain , disait -il , que des maraudeurs pilleraient la maison si elle restait vide , tandis qu' il la préserverait sans doute en l' occupant cette nuit -là .
4058: Sa femme , pendant qu' il parlait , le regardait fixement .
4059: - sois tranquille , ajouta -t-il avec un sourire , je n' ai pas d' autre idée que de veiller sur nos quatre meubles .
4060: Et je te promets , si le village est attaqué , s' il y a un danger quelconque , de revenir tout de suite .
4061: - va , dit -elle .
4062: Mais reviens , ou je vais te chercher .
4063: à la porte ,
4064: * Henriette embrassa tendrement
4065: * Maurice .
4066: Puis , elle tendit la main à * Jean , garda la sienne quelques secondes , dans une étreinte amicale .
4067: - je vous confie encore mon frère ...
4068: oui , il m' a conté combien vous avez été gentil pour lui , et je vous aime beaucoup .
4069: Il fut si troublé , qu' il se contenta de serrer , lui aussi , cette petite main frêle et solide .
4070: Et il retrouvait son impression de l' arrivée , cette
4071: * Henriette aux cheveux d' avoine mûre , si légère , si riante dans son effacement , qu' elle emplissait l' air , autour d' elle , comme d' une caresse .
4072: En bas , ils retombèrent dans le * Sedan assombri du matin .
4073: Le crépuscule noyait déjà les rues étroites , toute une agitation confuse obstruait le pavé .
4074: La plupart des boutiques s' étaient fermées , les maisons semblaient mortes , tandis que , dehors , on s' écrasait .
4075: Cependant , sans trop de peine , ils avaient atteint la place de l' hôtel-de-ville , lorsqu' ils firent la rencontre de * Delaherche , flânant là , en curieux .
4076: Tout de suite , il s' exclama , parut enchanté de reconnaître
4077: * Maurice , raconta qu' il venait justement de reconduire le capitaine * Beaudoin , du côté de * Floing , où était le régiment ;
4078: et son habituelle satisfaction augmenta encore , lorsqu' il sut que * Weiss allait coucher à
4079: * Bazeilles ;
4080: car lui-même , comme il le disait à l' instant au capitaine , avait résolu de passer également la nuit à sa teinturerie , pour voir .
4081: - * Weiss , nous partirons ensemble ...
4082: mais , en attendant , allons donc jusqu'à la sous-préfecture , nous apercevrons peut-être l' empereur .
4083: Depuis qu' il avait failli lui parler , à la ferme de * Baybel , il ne se préoccupait que de * Napoléon * III ;
4084: et il finit par entraîner les deux soldats eux-mêmes .
4085: Quelques groupes seulement stationnaient , en chuchotant , sur la place de la sous-préfecture ;
4086: tandis que , de temps à autre , des officiers se précipitaient , effarés .
4087: Une ombre mélancolique décolorait déjà les arbres , on entendait le gros bruit de la * Meuse , coulant à droite , au pied des maisons .
4088: Et , dans la foule , on racontait comment l' empereur , qui s' était décidé avec peine à quitter * Carignan , la veille , vers onze heures du soir , avait absolument refusé de pousser jusqu'à * Mézières , pour rester au danger et ne pas démoraliser les troupes .
4089: D' autres disaient qu' il n' était plus là , qu' il avait fui , laissant , en guise de mannequin , un de ses lieutenants , vêtu de son uniforme , et dont une ressemblance frappante abusait l' armée .
4090: D' autres donnaient leur parole d' honneur qu' ils avaient vu entrer , dans le jardin de la sous-préfecture , des voitures chargées du trésor impérial , cent millions en or , en pièces de vingt francs neuves .
4091: Ce n' était , à la vérité , que le matériel de la maison de l' empereur , le char à bancs , les deux calèches , les douze fourgons , dont le passage avait révolutionné les villages ,
4092: * Courcelles , le * Chêne ,
4093: * Raucourt , grandissant dans les imaginations , devenant une queue immense dont l' encombrement arrêtait l' armée , et qui venaient enfin d' échouer là , maudits et honteux , cachés à tous les regards derrière les lilas du sous-préfet .
4094: Près de * Delaherche , qui se haussait , examinant les fenêtres du rez-de-chaussée , une vieille femme , quelque pauvre journalière du voisinage , à la taille déviée , aux mains tordues , mangées par le travail , mâchonnait entre ses dents :
4095: - un empereur ...
4096: je voudrais pourtant bien en voir un ...
4097: oui , pour voir ...
4098: brusquement ,
4099: * Delaherche s' exclama , en saisissant le bras de * Maurice .
4100: - tenez !
4101: C' est lui ...
4102: là , regardez , à la fenêtre de gauche ...
4103: oh !
4104: Je ne me trompe pas , je l' ai vu hier de très près , je le reconnais bien ...
4105: il a soulevé le rideau , oui , cette figure pâle , contre la vitre .
4106: La vieille femme , qui avait entendu , restait béante .
4107: C' était , en effet , contre la vitre , une apparition de face cadavéreuse , les yeux éteints , les traits décomposés , les moustaches blêmies , dans cette angoisse dernière .
4108: Et la vieille , stupéfaite , tourna tout de suite le dos , s' en alla , avec un geste d' immense dédain .
4109: - ça , un empereur !
4110: En voilà une bête !
4111: Un zouave était là , un de ces soldats débandés qui ne se pressaient pas de rallier leurs corps .
4112: Il agitait son chassepot , jurant , crachant des menaces ;
4113: et il dit à un camarade :
4114: - attends , que je lui foute une balle dans la tête !
4115: * Delaherche , indigné , intervint .
4116: Mais , déjà , l' empereur avait disparu .
4117: Le gros bruit de la
4118: * Meuse continuait , une plainte d' infinie tristesse semblait avoir passé dans l' ombre croissante .
4119: D' autres clameurs éparses grondaient au loin .
4120: était -ce le :
4121: marche !
4122: Marche !
4123: L' ordre terrible crié de * Paris , qui avait poussé cet homme d' étape en étape , traînant par les chemins de la défaite l' ironie de son impériale escorte , acculé maintenant à l' effroyable désastre qu' il prévoyait et qu' il était venu chercher ?
4124: Que de braves gens allaient mourir par sa faute , et quel bouleversement de tout l' être , chez ce malade , ce rêveur sentimental , silencieux dans la morne attente de la destinée !
4125: * Weiss et * Delaherche accompagnèrent les deux soldats jusqu'au plateau de * Floing .
4126: - adieu !
4127: Dit * Maurice , en embrassant son beau-frère .
4128: - non , non !
4129: Au revoir , que diable !
4130: S' écria gaiement le fabricant .
4131: * Jean , tout de suite , avec son flair , trouva le
4132: 106e , dont les tentes s' alignaient sur la pente du plateau , derrière le cimetière .
4133: La nuit était presque tombée ;
4134: mais on distinguait encore , par grandes masses , l' amas sombre des toitures de la ville , puis , au delà ,
4135: * Balan et * Bazeilles , dans les prairies qui se déroulaient jusqu'à la ligne des coteaux , de * Remilly à * Frénois ;
4136: tandis que , sur la gauche , s' étendait la tache noire du bois de la * Garenne , et que , sur la droite , en bas , luisait le large ruban pâle de la * Meuse .
4137: Un instant ,
4138: * Maurice regarda cet immense horizon s' anéantir dans les ténèbres .
4139: - ah !
4140: Voici le caporal !
4141: Dit * Chouteau .
4142: Est -ce qu' il revient de la distribution ?
4143: Il y eut une rumeur .
4144: Toute la journée , des hommes s' étaient ralliés , les uns seuls , les autres par petits groupes , dans une telle bousculade , que les chefs avaient renoncé même à demander des explications .
4145: Ils fermaient les yeux , heureux encore d' accepter ceux qui voulaient bien revenir .
4146: Le capitaine * Beaudoin , d' ailleurs , arrivait à peine , et le lieutenant * Rochas n' avait ramené que vers deux heures la compagnie débandée , réduite des deux tiers .
4147: Maintenant , elle se retrouvait à peu près au complet .
4148: Quelques soldats étaient ivres , d' autres restaient à jeun , n' ayant pu se procurer un morceau de pain ;
4149: et les distributions , une fois de plus , venaient de manquer .
4150: * Loubet , pourtant , s' était ingénié à faire cuire des choux , arrachés dans un jardin du voisinage ;
4151: mais il n' avait ni sel ni graisse , les estomacs continuaient à crier famine .
4152: - voyons , mon caporal , vous qui êtes un malin !
4153: Répétait
4154: * Chouteau goguenard .
4155: Oh !
4156: Ce n' est pas pour moi , j' ai très bien déjeuné avec * Loubet , chez une dame .
4157: Des faces anxieuses se tournaient vers * Jean , l' escouade l' avait attendu ,
4158: * Lapoulle et * Pache surtout , malchanceux , n' ayant rien attrapé , comptant sur lui , qui aurait tiré de la farine des pierres , comme ils disaient .
4159: Et * Jean , apitoyé , la conscience bourrelée d' avoir abandonné ses hommes , leur partagea la moitié de pain qu' il avait dans son sac .
4160: - nom de dieu !
4161: Nom de dieu !
4162: Répéta * Lapoulle dévorant , ne trouvant pas d' autre mot , dans le grognement de sa satisfaction , tandis que * Pache disait tout bas un pater et un ave , pour être certain que le ciel , le lendemain , lui enverrait encore sa nourriture .
4163: Le clairon * Gaude venait de sonner l' appel , à toute fanfare .
4164: Mais il n' y eut point de retraite , le camp tout de suite tomba dans un grand silence .
4165: Et ce fut , lorsqu' il eut constaté que sa demi-section était au complet , que le sergent * Sapin , avec sa mince figure maladive et son nez pincé , dit doucement :
4166: - demain soir , il en manquera .
4167: Puis , comme * Jean le regardait , il ajouta avec une tranquille certitude , les yeux au loin dans l' ombre :
4168: - oh !
4169: Moi , demain , je serai tué .
4170: Il était neuf heures , la nuit menaçait d' être glaciale , car des brumes étaient montées de la
4171: * Meuse , cachant les étoiles .
4172: Et * Maurice , couché près de * Jean , au pied d' une haie , frissonna , en disant qu' on ferait bien d' aller s' allonger sous la tente .
4173: Mais , brisés , plus courbaturés encore , depuis le repos qu' ils avaient pris , ni l' un ni l' autre ne pouvait dormir .
4174: à côté d' eux , ils enviaient le lieutenant * Rochas , qui , dédaigneux de tout abri , simplement enveloppé d' une couverture , ronflait en héros , sur la terre humide .
4175: Longtemps , ensuite , ils s' intéressèrent à la petite flamme d' une bougie , qui brûlait dans une grande tente , où veillaient le colonel et quelques officiers .
4176: Toute la soirée ,
4177: * M * De * Vineuil avait paru très inquiet de ne pas recevoir d' ordre , pour le lendemain matin .
4178: Il sentait son régiment en l' air , trop en avant , bien qu' il eût reculé déjà , abandonnant le poste avancé , occupé le matin .
4179: Le général
4180: * Bourgain- * Desfeuilles n' avait pas paru , malade , disait -on , couché à l' hôtel de la croix d' or ;
4181: et le colonel dut se décider à lui envoyer un officier , pour l' avertir que la nouvelle position paraissait dangereuse , dans l' éparpillement du 7e corps , forcé de défendre une ligne trop étendue , de la boucle de la * Meuse au bois de la * Garenne .
4182: Certainement , dès le jour , la bataille serait livrée .
4183: On n' avait plus devant soi que sept ou huit heures de ce grand calme noir .
4184: * Maurice fut tout étonné , comme la petite clarté s' éteignait dans la tente du colonel , de voir le capitaine * Beaudoin passer près de lui , le long de la haie , d' un pas furtif , et disparaître vers * Sedan .
4185: De plus en plus , la nuit s' épaississait , les grandes vapeurs , montées du fleuve , l' obscurcissaient toute d' un morne brouillard .
4186: - dors -tu , * Jean ?
4187: * Jean dormait , et * Maurice resta seul .
4188: L' idée d' aller rejoindre * Lapoulle et les autres , sous la tente , lui causait une lassitude .
4189: Il écoutait leurs ronflements répondre à ceux de * Rochas , il les jalousait .
4190: Peut-être que , si les grands capitaines dorment bien , la veille d' une bataille , c' est simplement qu' ils sont fatigués .
4191: Du camp immense , noyé de ténèbres , il n' entendait s' exhaler que cette grosse haleine du sommeil , un souffle énorme et doux .
4192: Plus rien n' était , il savait seulement que le
4193: 5e corps devait camper par là , sous les remparts , que le 1er s' étendait du bois de la * Garenne au village de la * Moncelle , tandis que le 12e , de l' autre côté de la ville , occupait * Bazeilles ;
4194: et tout dormait , la lente palpitation venait des premières aux dernières tentes , du fond vague de l' ombre , à plus d' une lieue .
4195: Puis , au delà , c' était un autre inconnu , dont les bruits lui parvenaient aussi par moments , si lointains , si légers , qu' il aurait pu croire à un simple bourdonnement de ses oreilles :
4196: galop perdu de cavalerie , roulement affaibli de canons , surtout marche pesante d' hommes , le défilé sur les hauteurs de la noire fourmilière humaine , cet envahissement , cet enveloppement que la nuit elle-même n' avait pu arrêter .
4197: Et , là-bas , n' étaient -ce pas encore des feux brusques qui s' éteignaient , des voix éparses jetant des cris , toute une angoisse grandissant , emplissant cette nuit dernière , dans l' attente épouvantée du jour ?
4198: * Maurice , d' une main tâtonnante , avait pris la main de * Jean .
4199: Alors , seulement , rassuré , il s' endormit .
4200: Il n' y eut , au loin , plus qu' un clocher de * Sedan , dont les heures tombèrent une à une .
4201: e