_: PRÉFACE Dans le cours de l' année dernière , après une série de graves accidents de santé qui me mirent , à deux reprises , en danger de mort , je suis revenu aux pratiques de la religion catholique que j' avais abandonnées depuis ma lointaine adolescence . Je publiais alors dans une feuille parisienne un article hebdomadaire , où je parlais selon ma fantaisie des sujets les plus divers . Pendant ma longue maladie et malgré de cruelles souffrances , je n' interrompis cependant pas ma collaboration au journal , et la plupart de mes chroniques datées de 1897 furent écrites par moi d' une main fiévreuse , un coude dans l' oreiller , et en gardant la pose inconfortable d' un grabataire garrotté de bandages comme une momie de l' antique * égypte . Or , la bienveillance du public pour ces articles était due bien moins à leur mérite - en admettant qu' ils en eussent le moins du monde-qu'à leur sincérité . J' y disais , depuis cinq années , tout ce que je pensais , tout ce que je sentais , avec une franchise absolue et que mes amis trouvaient même parfois téméraire . L' influence des nouveaux sentiments qui atteignirent mon coeur au moment le plus critique de ma maladie , et qui , depuis lors , l' ont tout à fait pénétré , ne pouvait donc manquer de se faire sentir dans ces libres écrits . Quelques personnes , dont l' avis m' est très précieux , me conseillent aujourd'hui de réunir les pages où j' ai confié à mes lecteurs mon retour vers * Dieu . De là ce petit livre , où l' on voudra bien ne chercher ni plan , ni composition , car il n' est qu' un recueil d' articles de journal , mais qui éveillera , je l' espère , un peu de sympathie dans les âmes chrétiennes et ne sera peut-être pas inutile à ceux -là -ils sont nombreux-qui , ayant laissé se dissiper les croyances de leurs jeunes années , les regrettent vers la fin de la vie , sans avoir pourtant le courage de demander à * Dieu de leur rendre cette force intérieure . C' est spécialement à l' intention de ces esprits troublés , pour qui le doute n' est pas le mol oreiller dont parle * Montaigne , et qui s' arrêtent , pour ainsi dire , au bord de la foi , que je place , au début de ce livre , le simple récit de la révolution morale qui vient de s' accomplir en moi-même . Longtemps j' ai été comme eux et j' ai souffert du même malaise . Je leur offre le remède qui m' a guéri . Je fus élevé chrétiennement et , après ma première communion , j' ai accompli mes devoirs religieux , pendant plusieurs années , avec une naïve ferveur . Ce furent , je le dis franchement , la crise de l' adolescence et la honte de certains aveux qui me firent renoncer à mes habitudes de piété . Bien des hommes qui sont dans ce cas conviendraient , s' ils étaient sincères , que ce qui les éloigna d' abord de la religion ce fut la règle sévère qu' elle impose à tous au point de vue des sens , et qu' ils n' ont demandé que plus tard , à la raison et à la science , des arguments métaphysiques qui leur permettent de ne plus se gêner . Pour moi , du moins , les choses se passèrent ainsi . Je cessai de pratiquer par mauvaise vergogne , et tout le mal vint de cette première faute contre l' humilité qui m' apparaît décidément comme la plus nécessaire de toutes les vertus . Ce pas franchi , je ne devais pas manquer de lire en chemin bien des livres , d' entendre bien des paroles , et de voir bien des exemples destinés à me convaincre que rien n' est plus légitime chez l' homme que d' obéir à son orgueil et à sa sensualité ; et je devins très vite à peu près indifférent à toute préoccupation religieuse . Mon cas , on le voit , est très banal . Ce fut la vulgaire désertion du soldat las de la discipline . Je ne haïssais certes pas le drapeau sous lequel j' avais servi ; je l' avais fui et je l' oubliais , voilà tout . Aujourd'hui que j' ai retrouvé la foi , je me demande même si je l' ai jamais absolument perdue . On peut rencontrer dans mes écrits quelques rares pages-que je renie et déteste-où j' ai parlé des choses religieuses avec une sotte légèreté , parfois même avec la plus coupable audace ; on y chercherait en vain un blasphème . Quand , par hasard , j' entrais dans une église , le respect m' attendait sur le seuil et m' accompagnait devant l' autel . Toujours les cérémonies du culte m' émurent par leur vénérable caractère d' antiquité , leur pompe harmonieuse , leur solennelle et pénétrante poésie . Jamais je n' ai trempé mon doigt dans l' eau froide des bénitiers sans tressaillir d' un singulier frisson qui était peut-être celui du remords . Oui , plus j' y songe , plus je crois qu' un peu de foi chrétienne sommeilla toujours au fond de mon coeur . Il y en avait sans doute quelque trace dans la résignation avec laquelle j' ai toujours accepté les disgrâces de la vie . Depuis longtemps , il est vrai , on me range parmi ceux qu' on est convenu d' appeler les heureux ; mais ma jeunesse fut très dure . J' ai connu la pauvreté , presque la misère , sans parler de pires chagrins . Jamais je n' ai jeté un cri de révolte . beatis mites , a dit notre seigneur sur la montagne . J' ai eu ce bonheur , en effet , que sur le soir de mes jours , quand reparut la souffrance , et bien que j' eusse très mal usé , aux heures prospères , des faveurs dont j' avais été comblé , * Dieu a laissé tomber sur moi un rayon de sa miséricorde et m' a rendu les consolations de la prière et de la foi . Cette conversion-pour l' appeler comme il convient-fut rapide , sans doute , mais non pas tout à fait soudaine ni accompagnée de circonstances extraordinaires . Cependant je dois l' attribuer à la grâce divine ; car , lorsque je compare mon état moral à celui dans lequel je me trouvais il y a seulement quelques mois , je demeure stupéfait devant un pareil changement et il me semble miraculeux . Le bienfait que j' en recueille est à la portée de tous . Pour l' obtenir , il suffit de le demander avec un coeur humble et soumis . Bien que je ne sois qu' un poète , un écrivain , et que ma vie intellectuelle ait été remplie presque tout entière par le travail littéraire et le souci de mon art , j' étais parfois tourmenté , comme tout homme qui pense , par l' effrayant mystère qui nous environne et je me demandais : " pourquoi la vie ? Pourquoi la mort ? " et surtout : " pourquoi la douleur ? Pourquoi les larmes ? " en présence de ces redoutables problèmes , l' esprit humain , on le sait , n' a trouvé que des solutions incertaines et d' ailleurs contradictoires . Aucune ne me satisfaisait . Celles qui écartent la croyance en un * Dieu qui nous voit et nous juge et en notre responsabilité au delà de cette vie , me répugnaient tout particulièrement . Devant le spectacle de tant d' injustices , la supposition que le bien et le mal accomplis par l' homme n' auraient de conséquences qu' en ce monde , me paraissait tout à fait absurde . En d' autres termes , j' ai toujours eu le besoin de * Dieu . Croire en * Dieu et en une âme responsable , ce n' est évidemment , comme vie intérieure , qu' un minimum . Si froid et si médiocre que soit , à ce degré , le sentiment religieux , il suffit cependant pour maintenir beaucoup d' hommes dans leurs devoirs évidents . Mais vivre selon l' honneur , le beau mérite , quand on est fils d' honnêtes gens et qu' on n' a eu , sous ses yeux d' enfant , que de bons exemples . Ma conscience-surtout depuis quelques années-devenait plus exigeante . Chaque fois qu' il m' arrivait de songer à mes fins dernières et d' essayer de me juger comme , un jour , * Dieu me jugerait , je n' étais pas content de moi . Quand je récapitulais mon passé , j' avais souvent à rougir , et je sentais peser sur moi le lourd fardeau de mes fautes . Par faiblesse , par lâcheté , je ne réformais pas ma conduite ; mais il faut croire , je le répète , qu' il y avait en moi un fond de chrétien , car je faisais souvent , par la pensée , une sorte d' acte de contrition , et qu' il y avait aussi un fond de catholique , car toute mort m' apparaissait épouvantable , qui n' était pas précédée d' un aveu et d' un pardon . Le * Dieu d' indulgence et de bonté me réservait mieux qu' un hâtif et tremblant repentir in extremis . au mois de janvier 1897 , pendant un séjour à * Pau , où , souffrant depuis plusieurs mois déjà , j' avais fui l' hiver , je dus brusquement faire venir de * Paris mon chirurgien et subir une redoutable opération . Je me rendis alors parfaitement compte du danger qui me menaçait , je priai même l' excellente soeur dominicaine qui veillait près de mon lit-et à qui j' ai donné un souvenir dans ce livre-de m' aller chercher un confesseur , au cas où mon état s' aggraverait . Mais mon ami le docteur * Duchastelet me sauva la vie une première fois , et je ne pensais plus qu' à la prompte et complète guérison qui m' était promise . L' avertissement était clair ; mais il ne fut pas entendu ; et je frémis aujourd'hui en me rappelant ma coupable indifférence et ma folle légèreté . J' ai voulu du reste montrer combien l' oubli de toute idée religieuse était encore profond dans mon âme à cette époque , en plaçant dans ce volume les pages intitulées cloches et lilas . quand je les écrivis , j' étais revenu à * Paris depuis plusieurs semaines , mais j' éprouvais encore la langueur de la convalescence . On verra , en les lisant , que , le jour de pâques de l' année dernière , je pouvais passer près d' une église sans avoir même le désir d' y entrer , moi qui devais , l' année suivante , à la même époque , communier humblement , comme c' est le devoir de tout chrétien . L' amélioration de mon état physique fut de courte durée . Au commencement du mois de juin , une nouvelle intervention du bistouri , plus rigoureuse que la première , m' arrêta encore une fois au seuil de la mort . Cette rechute me condamnait à garder une douloureuse immobilité , et pour de longs jours . Il y en eut de terribles . Alors seulement mon esprit se tourna vers les pensées graves . M' étant jugé avec une sévérité scrupuleuse , je me dégoûtai , je me fis horreur , - et , cette fois , le prêtre vint , - celui à qui ce petit livre est dédié . Je le connaissais depuis longtemps , mais peu . En le rencontrant chez des amis , j' avais seulement été charmé par son exquise douceur et sa rare distinction d' esprit . Il est à présent l' un des hommes que j' aime le plus au monde , mon cher conseiller , l' intime visiteur de mon âme et mon père en * Jésus- * Christ . Je me confessai dans les larmes du repentir le plus sincère , je reçus l' absolution avec un soulagement ineffable . Mais quand l' abbé parla de m' apporter l' eucharistie , j' hésitai , plein de trouble , ne me sentant pas digne du sacrement . Le danger de mort n' était pas imminent . L' homme de * Dieu n' insista pas : " priez seulement , me dit -il , et lisez l' évangile . " pendant des semaines et des mois passés au lit et à la chambre , j' ai donc vécu avec l' évangile ; et , peu à peu , chaque ligne du livre saint est devenue vivante pour moi et m' a affirmé qu' elle disait la vérité . Oui , dans tous les mots de l' évangile , j' ai vu briller la vérité comme une étoile , je l' ai sentie palpiter comme un coeur . Comment ne croirais -je pas désormais aux miracles et aux mystères , quand vient de s' accomplir en moi une transformation si profonde et si mystérieuse ? Car mon âme était aveugle à la lumière de la foi , et elle la voit maintenant dans toute sa splendeur ; elle était sourde au verbe de * Dieu , et elle l' entend aujourd'hui dans sa persuasive suavité ; elle était paralysée par l' indifférence , et elle s' élève à présent vers le ciel de tout son essor ; et les démons impurs qui la troublaient et la possédaient en sont à jamais chassés ! Vous haussez les épaules , orgueilleux bouffis de vaine science . Que m' importe ? Je ne vous demanderai même pas de m' expliquer comment la parole d' un humble artisan de * Galilée , confiée par lui à quelques pauvres gens avec l' ordre de l' enseigner à toutes les nations , retentit victorieusement encore , après dix-neuf siècles , partout où l' homme n' est plus un barbare . Tout ce que je sais , c' est que cette même parole , écoutée et comprise par moi en des heures cruelles , eut cette prodigieuse vertu de me faire aimer ma souffrance . Je sors de mon épreuve physiquement diminué et destiné à subir , probablement jusqu'à la fin , l' esclavage d' une infirmité fort pénible . Cependant , parce que j' ai lu et médité l' évangile , mon coeur est non seulement résigné , mais rempli de calme et de courage . Il n' y a pas deux ans , ayant encore quelque santé , mais éprouvant déjà les premières atteintes de l' âge , je voyais arriver avec épouvante la vieillesse , la solitaire vieillesse , avec son cortège de tristesses , de dégoûts et de regrets . Aujourd'hui qu' elle m' accable prématurément , je l' accueille avec fermeté , que dis -je , presque avec joie , car si je n' appelle pas les douleurs et la mort , du moins je ne les crains plus , ayant appris , dans l' évangile , l' art de souffrir et de mourir . Si j' ai fait un peu de bien au cours de ma vie , - car , en somme , je ne fus pas un méchant , - * Dieu m' en a récompensé avec une générosité magnifique en épargnant en moi ce germe d' innocence et de naïveté que j' y sens aujourd'hui refleurir . C' est ce qui m' a permis de lire et de relire l' évangile comme il doit être lu , c' est-à-dire avec l' intelligence du coeur , mente cordis sui , selon l' expression de saint * Luc . Ayant à recommencer toute mon éducation religieuse , certes , j' ai fait , chaque jour , depuis près d' un an , bien d' autres belles et substantielles lectures , et les saints et les docteurs ont soulevé devant moi le voile des mystères et en ont éclairé les profondeurs avec le double flambeau de la science et de la raison . à coup sûr , ces études m' ont été très utiles , très précieuses , non moins que les enseignements du bon et savant prêtre qui voulait bien me rappeler les vérités éternelles . Cependant , je dois en convenir , je n' ai pas la tête théologique . Modeste ignorant , je n' ai pas même essayé de percer les obscurités du dogme , et j' ai surtout relu l' évangile , en priant * Dieu avec ardeur de me donner la soumission des pauvres en esprit . Je me suis rendu pareil à ces petits enfants que notre seigneur voulait qu' on laissât venir à lui , et devant lesquels il a dit que le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent . J' ai écouté le verbe divin avec autant de simplicité que les pêcheurs du lac de * Tibériade , à qui * Jésus parlait sur les flots , assis à la proue d' une barque . Un impérieux désir me poussait vers * Dieu . Je n' ai pas résisté , je me suis laissé guider ; en un mot , j' ai obéi , et je goûte aujourd'hui les délices de l' obéissance . Ce fut vers la fin d' octobre , aux approches de la si touchante fête de la commémoration des morts , que fut définitivement scellée ma réconciliation avec * Dieu . Plein de foi et de soumission , je reçus alors la sainte eucharistie , en associant à ce grand acte le souvenir des chers disparus qui m' attendent dans la vie éternelle . " mais , depuis votre conversion , rien en vous ne semble changé " , me disent quelques-uns avec un sourire incrédule . Ils ne font que prouver ainsi , une fois de plus , combien l' homme est impénétrable à l' homme ; car je sais bien , moi , que je suis devenu tout autre . Il est clair que le fait de dire mes prières matin et soir , d' aller à l' église les dimanches et les jours de fête et d' accomplir mes devoirs religieux n' a pas sensiblement modifié ma vie apparente . évidemment on ne lit sur mon front ni les réformes que j' ai pu accomplir dans mes actions et dans mes pensées , ni la résistance que j' oppose maintenant à des tentations auxquelles j' aurais cédé jadis . C' est pourtant l' exacte vérité . Qu' on ne me trouve pas changé , je ne m' en étonne point , après tout ; car mes progrès dans la vie chrétienne , c' est-à-dire vers la perfection morale , sont encore bien faibles . Cependant je suis devenu pour moi-même aussi sévère que possible ; ceux que j' aimais , je les aime mieux et autrement que naguère , et je fais de constants efforts pour devenir plus charitable et meilleur . Oui , malgré de trop nombreuses défaillances dans ma conduite et -ce dont je m' accuse avec encore plus de douleur-malgré quelques derniers accès de doute et de sécheresse de coeur , je me déplais moins qu' autrefois et , très souvent , quand je songe aux jours attristés qui me restent à vivre et à la mort qui s' approche , j' éprouve un sentiment de douceur qui me surprend moi-même . Cette paix de l' âme ne s' obtient que par l' admirable discipline de la religion , par l' examen de conscience , par la prière . Aussi n' ai -je plus de meilleurs instants que ceux où je m' adresse à * Dieu , en lui offrant le repentir de mes fautes passées et toute ma bonne volonté pour l' avenir , et où je lui demande cette paix qu' il nous a promise dans l' autre vie et dont sa grâce nous donne , en ce monde , le délicieux pressentiment . Oui , il n' y a de vraiment belle que l' heure où l' on prie , où l' on se met en présence de * Dieu . Cent fois bénie soit donc la souffrance qui m' a ramené vers lui . Car je le connais à présent , l' inconnaissable ! L' évangile me l' a révélé . Il est le père , il est mon père ! Je puis lui parler avec abandon et il m' écoute avec tendresse ! Les feuilles éparses que je réunis aujourd'hui et qui , encore une fois , ne méritent pas le nom de livre , ont été écrites par moi pendant la crise d' âme que je viens de raconter sommairement . Au cours de leur publication dans la presse , leur accent de sincérité a déjà , je le sais , touché plus d' un coeur et ramené vers la croix quelques âmes qui s' en étaient depuis longtemps éloignées . J' en ai été très doucement fier , mais non pas surpris ; car beaucoup d' esprits , extrêmement dégoûtés par le matérialisme triomphant et déçus par tant d' autres doctrines philosophiques , qui peuvent contenir une part de sagesse et de vérité , mais dont la meilleure n' est bonne que pour une imperceptible élite , sont attirés , à l' heure présente , vers les bras ouverts du crucifix . La plupart , cependant , retenus par un reste de mauvais orgueil , s' arrêtent encore sur le seuil de l' église . Puissent -ils voir dans ces pages combien je suis heureux de l' avoir franchi , et puissent quelques-uns de ces hésitants être entraînés par mon exemple et par mon acte de foi . cloches et lilas 22 avril 1897 cloches de pâques ! Cloches de pâques ! Que vous sonnez mélancoliquement dans le ciel d' avril ! Lilas étiolés des faubourgs , pourquoi répandre , sur le passant solitaire , tant de regret et de nostalgie ? Il compte alors les années , les nombreuses années , où il vous entendit , cloches de pâques , par un jour pareil à celui -ci , aigre et clair , par ce même azur éblouissant , sur lequel ne glisse pas encore une seule hirondelle . Il compte les années , les nombreuses années , où il vous respira , maigres lilas de * Paris , en passant devant les grilles des jardins ou en longeant les murs , dont vos grappes fleuries dépassent le faîte . Et cette lourde pensée lui tombe sur le coeur : " encore un printemps de vécu ! " il se souvient de sa jeunesse , quand vous lui versiez la joie , cloches et lilas , et quand , à vous entendre et à vous respirer , il était inondé soudain d' une vague , mais délicieuse espérance . Sa jeunesse ! Que c' est loin et que ce fut court ! Elle a duré , pour lui , tant qu' il s' est réveillé , chaque matin , en se disant : " que va -t-il m' arriver d' heureux , aujourd'hui ? " car c' est bien cela , la jeunesse : l' attente du bonheur , - et du bonheur absolu , complet , absurde . " demain , je rencontrerai la femme dont le sourire m' ouvrira un éternel paradis ... demain , éclatera la guerre où je deviendrai le héros équestre et victorieux à qui des suppliants apporteront les clefs de la ville ... demain , j' imaginerai le plan et j' écrirai les premiers vers du drame ou du poème qui me doit rendre immortel . " amour , gloire , génie ! Celui qui ne vous a pas rêvés , que dis -je ? Ardemment et follement espérés , peut -il prétendre qu' il a été jeune ? Le passant déjà vieux , que berce la voix des cloches et que caresse la fugitive odeur des lilas , se rappelle sa brève jeunesse . Elle a fini , voilà bien longtemps , le jour où il a reconnu la médiocrité de la vie , où il s' est aperçu que , seul , le désir est bon , que toute jouissance est suivie d' amertume et de dégoût , que le but recule sans cesse devant l' effort . Elle a fini , quand il s' est éveillé , un triste matin , sans plus rien attendre de sublime et d' extraordinaire , quand , relisant la page , écrite par lui la veille , il l' a trouvée froide et par trop inférieure à son rêve , quand il a vu se tordre , dans le coin de tant de sourires , le petit lézard dont parle * Henri * Heine , l' inquiétant reptile de l' ironie et de la trahison . Cependant , la vie lui semblait encore savoureuse , mais comme un fruit échauffé par le soleil de septembre . Elle était perdue , et pour toujours , cette fraîcheur d' âme qui rend les sensations pareilles à des cerises cueillies sur la branche et mangées sous l' arbre , dès le matin , quand elles sont encore embuées de l' haleine des nuits . Parfois il se révoltait , il s' indignait que la puissance de l' espoir et de l' illusion s' affaiblît si vite ; et , comme pour le consoler un moment , à chaque printemps nouveau , un peu de jeunesse lui revenait par accès inattendus , par soudaines bouffées . C' était par des matins comme celui -ci , aux environs de pâques , alors qu' au jardin , en même temps que les giroflées et les tulipes , s' épanouissaient suavement les lilas , et que , semblables à des monstres captifs dans les campaniles à jour , les lourdes cloches se balançaient et jetaient leurs appels graves au large du ciel . Il reprenait alors courage à la vie ; il se remettait à croire un peu à la gloire et au bonheur . " aime ! " lui conseillaient les tendres fleurs ; et , l' héroïque airain lui disait : " travaille ! " il les évoque , parmi les meilleurs de son passé , ces vifs et frais matins de fêtes . N' étant pas frileux alors , il ne lui déplaisait point que le vent du nord-est , le vent du temps clair , lui fouettât le visage et tourmentât ses habits . C' était surtout sur le large boulevard , devant l' église , que ce vent de joie faisait cent malices , paraissant d' abord s' exercer de préférence sur les gens qui allaient à la messe ou qui en revenaient . Quand arrivait la bande des petites orphelines conduites par des religieuses , il faisait flotter les mantelets noirs et les rubans bleus des bonnets et s' amusait à transformer les cornettes des soeurs en grands papillons blancs . Sur la tête des élégantes paroissiennes , il secouait rudement les plumes et les fleurs . Puis il entortillait les maigres jambes d' un vieux prêtre dans les plis de sa soutane et forçait le pauvre homme à maintenir de la main son vieux chapeau ; et il poussait même l' inconvenance jusqu'à taquiner les jupes d' une dévote en deuil , qui , embarrassée par son parapluie , son ridicule et son eucologe gonflé d' images , tournait sur elle-même , dans un affolement scandalisé , et ne parvenait pas à cacher ses tristes mollets . Mais voilà tout à coup que ce farceur de vent s' apercevait que , dans la maison en face , une persienne était mal attachée . Vite , il y courait , et la faisait claquer contre la muraille . Ensuite , c' étaient les casques d' une paire de dragons en promenade qui l' attiraient , et il se mettait à éparpiller les crinières noires et à les jeter dans les yeux des deux soldats . Enfin , remarquant dans la foule , sur la tête d' un bourgeois à bedaine , le premier chapeau de paille de la saison , v'lan ! Il découvrait brusquement la calvitie du gros papa et l' obligeait à courir , soufflant comme un phoque et aveuglé par la poussière , après sa coiffure qui roulait devant lui comme un cerceau . Et , dans ces matins de pâques de jadis , il n' y avait pas que le vent qui fût de si bonne humeur . Tout respirait l' allégresse . Le ciel était pur et les femmes avaient comme du bonheur dans le regard ; c' était le même bleu au firmament et dans les yeux des blondes . Et la verdure ! Oh ! La fraîche , la tendre , la légère , la délicieuse verdure ! Sur le squelette des arbres tardifs , elle commençait à paraître à peine , indécise , flottante , ainsi qu' une vague fumée . Sur d' autres , elle pointait déjà hors des bourgeons , en petites feuilles claires , - si jeunes ! - avec quelque chose d' étonné et de ravi comme la physionomie des enfants . Mais , surtout , il y avait les lilas ! Le lilas , l' arbuste qui , dans ce moment de l' année , n' a , pour ainsi dire , pas de feuillage , mais qui éclate en gerbe , en feu d' artifice de fleurs . Des lilas , il y en avait partout . Dans des vases , au bord des fenêtres ; en bottes , à l' étalage de la fruitière ou dans la petite charrette de la marchande , le long du trottoir . Les femmes qui passaient en tenaient un gros bouquet avec leurs deux mains ; et quelques chevaux de fiacre en avaient aussi une petite branche , piquée près de l' oreille . Quand on s' enfonçait un peu dans la banlieue , les grappes de fleurs débordaient et pendaient sur toutes les clôtures . Oh ! Ce lilas , qui fleurit le premier et dure quinze jours à peine , voilà bien la fleur et l' emblème du parisien , de l' habitant fiévreux de la grande ville , si impatient et si avide , poussé par la hâte de posséder et de jouir . Le promeneur solitaire évoque ses printemps passés . Combien tout cela l' enivrait , ce vent taquin , ce jeune azur , ces fleurs précoces , cette verdure nouvelle , et , là-haut , l' harmonieux tumulte des cloches de pâques sur la foule joyeuse et ensoleillée ! Naguère encore , comme tout cela lui donnait un revif de jeunesse ! Hélas ! Serait -ce décidément fini ? Aujourd'hui , faible et maladif , frissonnant au moindre souffle un peu âpre du nord-est , les lilas ne le grisent plus , le concert aérien l' importune . Est -ce bien lui , l' amoureux et le poète-au fond , c' est tout un Oh ! La cruelle pensée ! Est -ce vraiment la fin , et ne connaîtra -t-il plus jamais les enchantements de la nature et de la vie ? En ce moment , à quelques pas devant lui , dans la longue avenue où s' attarde sa flânerie , il aperçoit un jeune homme et une jeune femme , assis sur un banc , dans la tiédeur du soleil que tamise le grêle feuillage . C' est un ménage d' ouvriers , parmi les plus pauvres ; car , bien que ce soit jour de grande fête , la femme est en cheveux et en taille-et quelle robe ! - et l' homme a gardé son tricot et sa cotte de travail . Sur la petite voiture d' osier , où repose un nouveau -né , tout près d' elle , la femme a placé une gerbe de lilas , et le tout petit , qui vient de s' éveiller , ouvre des yeux devant cette merveille et porte instinctivement , vers les fleurs , ses mains potelées . L' homme , lui , maintient debout , sur une de ses cuisses , son aîné-deux ans tout au plus-et plus-et l' enfant , qui écoute sonner les cloches de l' église voisine , est charmé par la belle musique et incline la tête , en mesure , à chaque vibration de l' airain . Alors , les époux regardent tour à tour leurs deux enfants , du regard des pères et des mères , puis tournent la tête l' un vers l' autre , et , sans rien dire , ils se sourient longuement-oh ! Du pâle sourire des malheureux-mais d' un sourire où il y a quand même , en ce moment , pour ces deux humbles , un peu de joie et d' amour . Oh ! Comme il a honte , à présent , le promeneur pensif , de son chagrin égoïste et mauvais de tout à l' heure ! Qu' importe qu' il vieillisse et que le renouveau lui verse de moins en moins la force ! épanouissez -vous , lilas d' avril ! Sonnez à toutes volées , cloches des alleluia ! fleuris , printemps , richesse des pauvres ! Et sois béni par tous les misérables et par cet homme sur le déclin , dont tu viens de réchauffer le coeur en l' attendrissant devant le bonheur d' autrui ! guignol 19 août 1897 c' était à * Pau , en février dernier , lorsque m' accabla , pour la première fois , le mal contre lequel je me débats encore aujourd'hui . Ah ! Je m' en souviendrai longtemps , de ma chambre à l' hôtel de * France , où je m' étais d' abord installé si joyeusement , en ouvrant ma fenêtre sur l' éblouissant panorama des * Pyrénées , et où , quelques jours après , je grelottais sous les couvertures , claquant des dents , trempé de sueur algide , et sentant trembler mes doigts brûlants entre les mains affectueuses de la soeur garde-malade , debout et inquiète à mon chevet . Oui , je me les rappelle avec épouvante , ces gerbes de fleurs sur le papier de tenture , que je voyais , dans mon demi-délire , se transformer en têtes de vieux soldats romains-pourquoi des soldats romains ? - si tristes et d' une si horrible laideur sous le casque à mentonnière , qui soulevaient à demi leurs lourdes paupières et me regardaient lugubrement avec leurs yeux blancs d' aveugle . Mais les aurores , surtout , après les nuits d' insomnie , étaient affreuses . " ma soeur , quelle heure est -il ? - sept heures viennent de sonner , monsieur . " les ailes de la cornette avaient palpité , au fond du grand fauteuil où la soeur venait de somnoler un peu . " il doit faire jour " , disait -elle . Elle se levait , et , dans son bon regard , un moment fixé sur moi , je devinais une pitié qui me faisait mal . Elle allait alors vers la fenêtre , blanc fantôme à taille épaisse , dans la lueur de la veilleuse , et , brusquement , ouvrait les rideaux . Parmi les nuages sales d' un pluvieux matin , apparaissaient , çà et là , quelques pans de neige sur la montagne ; et le ciel ressemblait à des paquets d' ouate souillée . Non , je ne l' oublierai jamais , l' angoisse et la détresse de mes réveils de malade dans ce logis de hasard , si loin des êtres chéris ! Mais c' est le moins triste de mes souvenirs d' alors que je voudrais raconter aujourd'hui . Deux semaines ont passé depuis le premier frisson . Le bistouri du chirurgien m' a sauvé - jusqu'à nouvel accident . Je suis toujours au lit , encore bien faible , mais plus calme , sans la moindre fièvre . Les masques hideux de légionnaires romains , sur le papier de tenture , sont redevenus des bouquets de fleurs . C' est l' après-midi . Il fait beau , et le doux climat du * Béarn permet de laisser la fenêtre ouverte . Quand , du volume que je lis , le coude dans l' oreiller , je lève un instant les yeux , c' est pour admirer un morceau de la chaîne pyrénéenne et le pic d' * Ossau , dont les cimes blanches , légèrement teintées de lilas , se découpent dans le frais azur du ciel . Quel calme ! J' entends monter , confondues en une rumeur vague , les conversations des promeneurs , les voix joyeuses des enfants qui jouent , sur le large boulevard , devant l' hôtel . La soeur dominicaine est toujours assise auprès de mon lit , mais je ne l' inquiète plus et je ne la distrais plus , à chaque minute , de ses prières . Soudain , aux bruits du dehors se mêle le son d' une clochette qu' on agite . " ah ! Soeur * Séraphique , il est quatre heures ... guignol va donner sa représentation . " nous sommes maintenant une paire d' amis , la soeur * Séraphique et moi . C' est une excellente fille , d' humble origine , évidemment , d' âge incertain-quarante ans peut-être-point jolie , le visage congestionné dans ses coiffes blanches , mais portant son habit avec dignité , et d' une telle douceur ! En elle , tout est doux : le regard , le geste et la voix , malgré l' acent . au début de ma maladie , elle était assez silencieuse ; puis je lui ai inspiré confiance , et elle me raconte , à présent , sans se douter qu' elle est admirable , son train-train de dévouement , toujours le même , de charité monotone . Comme vous êtes loin , spirituelles " rosseries " et mots cruels des conversations parisiennes , éreintement d' un absent par les camarades , déchiquetage d' une absente entre mondaines ! Oserais -je le dire ? Je ne vous regrette nullement , entretiens savoureux et empoisonnés ; et je me contente très bien , pour dissiper mon ennui de convalescent , des petites histoires de la bonne soeur , où il n' est guère question que d' exercices dévots , de soins donnés à des malades , et d' où semble s' exhaler un parfum combiné d' encens et d' acide phénique . Vous faites ricaner nerveusement , jolies méchancetés de salon . Mais quel charme , quel apaisement il y a dans les propos qui viennent d' un coeur simple et pur ! Or , un de mes amusements , - et , pour le moment , je n' en ai guère , - c' est-lorsque guignol commence à faire entendre sa voix enrouée-de voir la soeur mettre son chapelet en poche , baiser à la hâte quelque médaille bénite , puis s' approcher de la fenêtre et là , dissimulée à demi par le rideau , jouir délicieusement du spectacle . à coup sûr , c' est tout ce que la pauvre soeur a connu et connaîtra jamais , en fait de théâtre ; mais l' âme de la sainte fille est aussi naïve que celle de l' auditoire enfantin assemblé devant la guérite des marionnettes ; et , rougissant de son plaisir , se voilant parfois le visage avec ses mains pour cacher sa gaieté , qu' elle juge tout de même un peu immodeste , voilà qu' elle rit , la religieuse réservée et si douce , qu' elle rit franchement de toutes les incongruités et de toutes les actions cruelles du petit bonhomme lyonnais . De mon lit , moi , je n' entends qu' assez vaguement l' organe éraillé de guignol , ses éclats de joie après chaque nouveau crime , et le bruit sec des coups de bâton sur les têtes de bois ; mais je connais de reste la parade triviale et féroce qui excite irrésistiblement l' hilarité , non seulement des tout petits installés sur les bancs , mais encore des badauds groupés au delà de la corde . Car la vieille farce ne varie guère . La femme de guignol lui reproche d' être un paresseux et un ivrogne , et guignol lui chiffonne le bonnet du bout de sa trique . Le portier se présente , une quittance de loyer à la main , et guignol , qui est en train de déménager ses meubles par la fenêtre , coiffe le portier avec le vase de nuit . Le propriétaire intervient , et guignol rosse le propriétaire . La gendarmerie accourt , et guignol assomme les gendarmes . La justice humaine est impuissante contre cet indomptable malfaiteur . Quand arrive le magistrat coiffé de sa toque et drapé dans son jupon noir , guignol l' abat sans pitié , du revers de son rondin , et lui scie le cou sur le rebord du théâtre . Le bourreau lui-même et le diable en personne ne peuvent venir à bout du forcené . Il pend le bourreau à sa propre potence , étrangle le diable avec sa propre fourche . Et toutes ces abominations , guignol les commet au milieu des éclats d' une effrayante allégresse , en s' ébrouant , en secouant ses épaules , en jetant aux échos son rire triomphal . Oh ! Le scélérat ! Quel fonds de perversité fermente donc dans l' âme humaine , pour que ce spectacle , où font explosion tous les mauvais instincts , contienne un comique si puissant et si sûr , constitue une récréation si attrayante précisément pour les innocents , - pour ces enfants qui ignorent encore le mal et pour cette servante de * Dieu , qui approche , autant que cela est possible , de la perfection morale ? Je me pose cette question avec tristesse , quand soeur * Séraphique " mais quel mauvais sujet que ce guignol ! " me dit -elle . " quel coquin ! Quel garnement ! ... mais c' est qu' il bat et qu' il tue tout le monde ! ... est -il possible qu' on amuse les enfants avec de si vilaines choses ? ... moi-même , je me sens toute honteuse de m' être divertie ... - d' autant plus , ma soeur , - ajouté -je pour la taquiner amicalement , - que vous en avez oublié l' heure de votre méditation . " et , vite , la soeur se rassied , reprend son chapelet et son livre , baisse le nez sous sa cornette . Pauvre soeur ! Elle se fait un scrupule de sa distraction de tout à l' heure , et demain elle s' accusera au confessionnal , je le gagerais , d' avoir regardé guignol et d' y avoir pris plaisir . Rassurez -vous , ma soeur . La faute est vénielle . Pourtant , ce fut un étonnement pour moi de vous voir , vous dont la vie est faite d' obéissance et de douceur , vous amuser un instant de cette basse charge de l' homme tel qu' il est au fond de sa nature et tel qu' il peut se montrer soudain , quand il n' est plus maître de ses passions , c' est-à-dire une brute impulsive , capable des plus furieuses révoltes et des pires cruautés . Dans votre ignorance , ma pauvre soeur , vous avez ri de guignol ; mais , j' en suis certain , vous pleureriez amèrement devant d' autres marionnettes que vous ne connaissez pas , devant les marionnettes de la société , qui sont plus hypocrites , mais non moins méchantes ni moins scandaleuses . Ce n' est pas à coups de bâton que les hommes se débarrassent de leurs ennemis , c' est avec des armes bien plus dangereuses et bien plus perfides ; et beaucoup d' entre eux n' hésitent pas à devenir des tortionnaires et des bourreaux , pour la satisfaction de leur égoïsme et de leur orgueil . Plus j' y réfléchis et plus je songe qu' il n' est pas inutile que cette pieuse fille ait eu cette minute de défaillance , qu' elle ait vu cette caricature d' un scélérat et qu' elle en ait ri . Elle se le reprochera , redoublera de zèle , et comprendra mieux qu' auparavant l' esprit de sa vocation , qui est d' expier pour autrui . Car , quoi qu' en disent les esprits forts , c' est un sentiment sublime et supérieur même à celui de la justice , que cette foi chrétienne qui veut que les prières et les oeuvres des plus innocents et des plus purs atténuent et rachètent , aux yeux de * Dieu , les propos ignobles , les actions viles et honteuses , et jusqu'aux crimes des méchants . le pain cher 26 août 1897 : le pain cher ! ... la disette ! ... ces mots sinistres , aujourd'hui prononcés de tous les côtés , répandent une émotion profonde . Car nul ne reste indifférent devant cette menaçante nouvelle . Elle fait de la peine à tous les braves gens et , aux pires égoïstes , elle inspire quelque terreur . Les uns sont apitoyés , les autres inquiets ; tous sont troublés . La question du prix du pain est la seule , en effet , que nous ne puissions pas remettre au lendemain , en disant , comme nous le faisons pour tant d' autres problèmes qui nous sollicitent : " cela s' arrangera plus tard . " ici , l' optimisme et l' ajournement , qui ne sont souvent que des manifestations hypocrites de la froideur et de la dureté des coeurs , sont absolument interdits . La faim n' admet point de délais . Il y a urgence , devant les estomacs vides . à l' heure effrayante où les maigres commencent à crier : " du pain ! " les gras sont bien forcés de se souvenir que , quand les affamés n' ont rien à manger , ils sont prêts à mordre . Qu' on y prenne garde . La taxe du pain , c' est le thermomètre qui indique le degré de patience des pauvres . Sur l' affiche blanche du boulanger , comme sur la pile d' un pont , où sont marquées les crues d' un fleuve et les dates des inondations célèbres , on peut noter le moment précis où la colère des misérables va déborder . Le fléau vient d' éclater . On a élevé le prix du pain et , demain sans doute , on sera forcé de l' augmenter encore . Dans une grande partie de la * France , la récolte est nulle ; tout a été détruit , haché , pourri par les orages ; et , dans les régions que la grêle a épargnées , c' est encore une mauvaise année , une année d' épis médiocres et de mesquines javelles . Notre consommation annuelle est de cent vingt millions d' hectolitres de blé . Il nous en manque , d' après les calculs les plus favorables , trente millions . Donc , le dilemme s' impose , formidable : ou maintenir notre régime de douanes , ce qui semble à peu près impossible , car ce serait , à brève échéance , le pain trop cher et , chose encore plus grave , le pain trop rare , - ou rouvrir nos ports aux céréales à vil prix d' * Amérique ; et c' est la ruine des cultivateurs . Tout cela sans parler d' un autre danger , encore plus redoutable , c' est-à-dire de la spéculation sur les blés , de l' accaparement , que la convention dut jadis châtier comme crime capital , mais que les lois actuelles ne poursuivent et ne punissent - assez faiblement , du reste , - que lorsqu' il y a coalition d' accapareurs , coalition toujours facile à dissimuler . Or , si l' accaparement - et c' est , hélas ! Trop vraisemblable , - vient compliquer et aggraver la crise actuelle , tout est à craindre , même la famine et ses effroyables conséquences . Parbleu ! J' entends bien d' ici la voix onctueuse des éternels rassureurs : " on exagère . On s' alarme à tort . Il n' y a point péril en la demeure . Ce n' est pas la première fois qu' on voit le pain à cinq sous la livre . Un sou de plus , c' est si peu de chose ! D' ailleurs , le pain tient -il , aujourd'hui , une telle place dans le budget des travailleurs ? Une aisance relative s' est répandue dans les classes laborieuses . Montrez -moi un ouvrier qui ne mange pas de la viande tous les jours , etc. , etc . " ne croirait -on pas entendre cette grande dame de l' ancien régime , qui , comme on disait devant elle que les pauvres gens manquaient de pain , s' écria : " eh bien , qu' ils mangent de la brioche ! " les personnages qui vous tiennent ces discours émollients ont en général du bien au soleil , de solides rentes ou quelque bonne place . Ils sont vêtus d' imposantes redingotes , s' occupent d' économie politique , et vous fourrent tout de suite sous le nez un in-octavo bourré de chiffres , qui vous prouve , clair comme le jour , que les pauvres sont dans leur tort et que , s' ils restent dans la misère , c' est qu' ils le veulent bien . Ce sont des gens terribles . N' essayez pas de leur insinuer que , si la plupart des ouvriers se nourrissent en effet de viande , afin de résister à la fatigue , on voit pourtant sur leur table de ménage moins de gigots de mouton et de filets de boeuf que de grosses soupes où la cuiller tient debout et de platées de pommes de terre ; qu' il y a un très grand nombre de pauvres vieux , de veuves chargées d' orphelins , d' ouvrières isolées et ne gagnant qu' un salaire infime , dont le pain est l' aliment principal et qui ne se permettent comme luxe de bouche que la charcuterie et la salade ; qu' un sou est un sou ; que cinq centimes par livre de pain et par jour font dix-huit francs au bout de l' année ; et que cinq ou six fois dix-huit francs , - et , dans beaucoup de familles populaires , on consomme quotidiennement cinq ou six livres de pain , - cela fait un total très inquiétant pour les petites bourses . N' essayez pas d' avancer de pareilles énormités devant un économiste armé de ses tableaux à deux entrées et de ses statistiques hérissées de reports et d' accolades . Il se fâcherait , vous répondrait que vous n' y entendez rien , vous traiterait enfin de sentimental et peut-être de socialiste . Cependant , le fait est là . Le pain est cher , et si nous ne nous décidons pas promptement à faire une brèche dans cette muraille de la * Chine où nous sommes enfermés par les lois protectionnistes , l' hiver prochain , le prix du pain augmentera encore davantage . Cette dernière supposition n' est pas admissible , car il y aurait là un danger public . Certainement , on finira par se résoudre à diminuer , au moins momentanément , les droits sur les blés étrangers , ce qui sera , d' ailleurs , déplorable et portera un coup très sensible à l' agriculture française , déjà si profondément atteinte . Mais il le faut . Hélas ! Que le monde est peu sage . Il est évident que la vérité de l' avenir , c' est le libre échange , et l' on doit , malgré tout , espérer que , tôt ou tard , les nations adopteront , pour régler leurs rapports économiques , la formule du gamin de * Paris : " donne -moi d' quoi q'tas , j' te donnerai d' quoi qu' jai . " en attendant , elles en sont encore à la concurrence féroce , à la lutte sans pitié . Elles se font moins souvent la guerre à coups de canon , - tout en continuant de se ruiner à fabriquer des canons , - mais elles se font une guerre acharnée à coups de tarifs . Le seul soldat qui serve à quelque chose , en ce temps d' armées inutiles , c' est le douanier . Sans les lois * Méline , qu' on doit approuver , en somme , - car notre pays est dans le cas de légitime défense , - les * états- * Unis nous mitrailleraient avec du blé , nous bombarderaient de sacs de farine , réduiraient nos paysans à la famine en gorgeant la * France de froment , nous tueraient avec ce qui fait vivre . Il n' y a pas à dire , l' humanité est un peu bête . Enfin , nous y sommes forcés . Résignons -nous et entrebâillons la porte aux blés d' * Amérique et d' * Australie . Attention , pourtant ! Et , si nous voulons rendre pour de bon aux pauvres gens le pain à quatre sous la livre , méfions -nous des accapareurs . Mais ici l' optimiste intervient de nouveau : " comment pouvez -vous prononcer un tel mot et quels horribles souvenirs évoquez -vous ? En vous écoutant , je crois voir passer au bout des piques les têtes de * Foulon et de * Bertier , avec un bouchon de paille sanglante entre les dents . Accaparer le blé , aujourd'hui , avec la facilité des transports , est -ce possible ? Vous voulez rire ... il n' y a plus d' accapareurs ... " pardon , cher monsieur , il y en a encore . On peut tout faire à force de millions , et la frénésie du gain est sans bornes . Vous connaissez aussi bien que moi , à * Paris , dans le monde cosmopolite , plusieurs fortunes colossales , qui assez récemment encore se sont augmentées dans des proportions scandaleuses , et qui n' ont d' autre origine que la spéculation sur les céréales . Vous pourriez nommer ces hommes sans scrupules , car ils sont reçus et entourés de considération dans la meilleure compagnie , et vous-même êtes très flatté de leur serrer la main , quand vous les rencontrez à la bourse ou au club . Ah ! Pour le coup , l' optimiste se fâche un peu ; car je viens d' offenser l' idole éternelle , le veau d' or . " eh bien , où est le mal , après tout ? Depuis quand est -il défendu à un marchand de faire provision d' une denrée quelconque et de ne la revendre que lorsqu' elle atteint son plus haut cours ? Que reprochez -vous , en définitive , à ces millionnaires ? D' avoir joué ? Ce n' est pas un crime . D' avoir gagné ? C' est une chance . Avec vous , que deviendrait la liberté du commerce ? ... " et ainsi de suite . Je n' ai rien à répondre , si ce n' est que , de tous les agios , celui qui se fait sur la nourriture des pauvres est le plus abominable , et qu' il est odieux de voir un individu enrichi par la misère de tous . Pour que cet accapareur de blés devienne un des rois de * Paris , pour qu' il ait un hôtel princier et de luxueux équipages , pour qu' il habite , dans la même année , son chalet devant l' océan pendant la canicule , son domaine de chasse en automne , et , l' hiver , sa villa sur la * Côte * D' * Azur , savez -vous ce qu' il faut ? Il faut que des milliers de travailleurs n' emportent sous le bras qu' une miche insuffisante , en se rendant au chantier ; il faut que de pauvres femmes mettent seulement une trop mince tartine dans le panier des mioches partant pour l' école ; il faut que des mères épuisées par les privations n' offrent qu' une mamelle à moitié vide à leur nourrisson débile et pleurant ; il faut , en un mot , que tout un peuple souffre de la faim . Non , non , le blé n' est pas une marchandise , une denrée comme une autre , et le malfaiteur qui , par je ne sais quel infâme négoce , a fait hausser le prix des froments et des seigles accumulés et a transformé en lingot d' or les sous vertdegrisés des pauvres gens , mériterait que chaque morceau de pain qu' il porte à sa bouche eût pour lui un goût répugnant et amer , le goût du sang et des larmes ! Le pain sacré ! Quelle honte , pour notre orgueilleuse civilisation , que des créatures humaines puissent en manquer un seul jour ! panem nostrum quotidianum ! je l' ai répétée bien des fois , tous ces jours -ci , la belle prière ; car , au cours de ma longue maladie , je suis revenu à la " vieille chanson " , comme dit * M * Jaurès ; et non seulement elle berce avec une douceur infinie celui qui souffre , mais elle lui donne aussi le courage et l' espérance . Tout est contenu dans cet admirable pater , même la solution du problème social . panem quotidianum ! oui , c' est tout ce que l' homme devrait demander à la vie et attendre d' elle . Si nous nous souvenions mieux des enseignements donnés , voilà près de deux mille ans , sur la montagne , si nous nous aimions vraiment les uns les autres , comme le voulait * Jésus , nous l' aurions tous , ce pain quotidien , et nous serions bien près du règne de la justice , du règne de * Dieu . le fleuve 2 septembre 1897 à mi-côte de la colline boisée , le sentier , qui descend parmi les hêtres et les bouleaux , devient soudain plus élastique , et le profond tapis des feuilles mortes du dernier automne s' assouplit sous les pas du promeneur . Certainement , la lisière de la forêt n' est pas bien loin . Déjà , ce n' est plus le terrain poudreux où fleurit la rose et sèche bruyère ; ce n' est plus la forêt sévère et silencieuse . Quelle subite fraîcheur ! On entre dans le taillis , d' un vert si tendre . Sous les feuillages entremêlés , les herbes folles sont plus hautes , le velours des mousses plus dru et plus épais , et , çà et là , s' arrondit la pâleur malsaine des champignons ... dans le fourré , que de chants d' oiseaux , que de frissons d' ailes ! Il doit y avoir de l' eau par ici , bien sûr . Chut ! Un nuage a voilé le soleil . Fauvettes et pinsons se taisent un moment . N' entendez -vous pas ce bruit frais , ce murmure clair ? Pénétrez sous bois . Gare aux branches ! Et faites attention à ne pas glisser sur le sol spongieux . Regardez . Près de ce tas de pierres verdâtres , des cressons frémissent . Et , plus loin , ne voyez -vous pas ce mince ruban d' argent limpide , qui serpente et court comme une couleuvre effrayée ? Vous y êtes ... c' est la source . Dans quelques jours , cette eau pure et glacée , dont on remplit le creux de sa main et qu' on hume avec la délicieuse sensation qu' on boit de l' innocence , atteindra l' * Atlantique et sera mêlée aux ondes lourdes et saumâtres d' un vaste estuaire . Elle glissera contre les bouées qui marquent , de leurs grosses olives peintes en vermillon , les écueils de la rade ; elle clapotera à petits coups sur les flancs encrassés de coquillages des énormes cargo-boats mouillés à l' embouchure du grand fleuve . Combien ce filet d' eau , qui va faire tant de chemin et se corrompre , hélas ! Au cours du voyage , est exquis au départ ! Il offre le symbole même de la candeur . Qui de nous , courant à travers les bois , après avoir étanché sa soif , dans une source , n' est pas resté , quelques instants , lié comme par un charme auprès d' elle , et là , - bercé par son babil , admirant son éclat limpide , - n' a pas involontairement rêvé d' enfance et de virginité ? Cependant , tout en descendant la côte , dans sa fuite de reptile sous les herbes , le ruisselet a recueilli d' autres ruisselets , s' est grossi de sources invisibles . Le voici maintenant dans le creux d' un vallon dont il épouse la courbe harmonieuse . Qu' il est faible encore , le petit cours d' eau ! Une planche suffit pour le franchir , et , dans les étés de sécheresse , on ne voit guère , par places , dans son fossé , que de la boue et des pierres . Néanmoins , c' est vers lui que vont en secret les eaux souterraines . Il traverse à présent de grasses prairies . Le saule croît sur ses bords , et les vieilles souches , en double ligne , dressent là leurs pâles feuillages . Parfois , une vache des pâturages voisins descend , lourde et maladroite , dans l' eau courante , s' y abreuve , et , après avoir relevé son mufle ruisselant , regarde à l' horizon d' un air étonné . C' est seulement quelques lieues plus loin , au carrefour de trois vallées qui lui apportent leur liquide tribut , que l' humble cours d' eau se transforme en petite rivière . La géographie lui a déjà imposé son nom de fleuve , l' illustre nom qu' il gardera pour porter les imposants bateaux de mer et résister à l' impétueux effort des mascarets . Mais il n' est encore qu' un fleuve adolescent , que les vieux ponts de pierre enjambent d' une seule arche et qui conserve sa grâce champêtre . Il coule avec lenteur sous les ormes et les trembles entrelaçant leurs rameaux , et sur son eau calme et assombrie par les frondaisons profondes , le martin-pêcheur , en s' envolant , fait glisser son reflet bleu . Au printemps , c' est un concert sans fin dans les buissons des deux rives ; et les libellules d' azur , posées par groupes sur les roseaux , semblent les notes de la musique que chantent tous les virtuoses ailés . Le jeune fleuve , à peine canotable encore , est très solitaire . Tout au plus , de loin en loin , dans un bachot amarré à quelque tronc d' arbre , on aperçoit une veste de coutil , un bout de barbe grise sous un chapeau de paille , une longue canne à pêche et , au bout de la ligne , un petit flotteur -la seule note rouge dans toute cette verdure- qui s' en va tout doucement parmi les larges feuilles des nénuphars . Mais il devient rapidement adulte , le jeune fleuve , et sa masse d' eau , toujours plus abondante , commence à faire son oeuvre utile . Quand il passe près d' un village , il entend le rire bavard des laveuses aux bras nus et le bruit des battoirs rythmiques ; et il entraîne les bulles diaprées du savon . Ses premiers travaux conservent un caractère innocent et pastoral . C' est avec une sorte de complaisance heureuse qu' il entre dans le bief du moulin , qu' il se jette sur les palettes de la pesante roue pour la faire tourner , qu' il retombe en cascade avec un bouillonnement joyeux , qu' il s' amuse à balancer sur ses flots , un instant agités après leur chute , la coquette escadrille des canards . Soudain au détour d' un coteau , il reçoit son premier affluent . Deux fois plus large et plus profond , il mérite maintenant d' être appelé fleuve . Il va , calme et laborieux ; car désormais il porte bateaux . Sur sa berge , le long des peupliers frémissants , les chevaux de halage tirent à plein collier , en amont , les chalands vides ; et , sur les péniches aux vives couleurs , qui descendent en aval , les mariniers chantent . Il va , traçant de gracieux méandres , parfois serré entre les coteaux à vigne , parfois s' attardant et prenant ses aises à travers les herbages . Le long de ses rives fécondes , se multiplient les villages , et les clochers , tranquilles comme de vieux bonshommes , le regardent passer . Il va . Il absorbe une rivière , puis une autre encore . Plus loin , là où se dessine sur le ciel la silhouette d' un éclusier , un canal l' enrichit de son torrent captif . Il va , le noble fleuve . Il traverse des cités illustres . Encombré de pontons et d' embarcations de toutes sortes , il coule avec plus d' impétuosité entre des pierres historiques , se rue en grondant sous les arches sonores des ponts monumentaux ; et , par-dessus les quais pleins de foule et de tumulte , les flèches à jour des vieilles églises jettent sur ses flots leur reflet tremblant . Puis il s' élance de nouveau dans la libre campagne , et présente son miroir à toutes les féeries du ciel . Sous l' ardente lumière de l' été , il pétille d' étincelles . L' aurore le jonche de roses , le soleil couchant le crible de topazes et d' escarboucles ; et , par les nuits bleues , il semble suivre un rêve enchanté dans la mélancolie du clair de lune . Le fleuve est , à présent , dans toute sa force et dans toute sa majesté . Mais qu' est devenue l' eau claire et pure de sa source ? Depuis le premier lavoir dont il a entraîné la mousse salie , chacun de ses contacts avec l' homme lui fut une souillure . Combien d' égouts se sont dégorgés dans ses flots de leurs fanges et de leurs charognes ! Les usines des faubourgs , qui dressent au bord de l' eau leurs hautes cheminées de briques , ont lentement et constamment dirigé vers lui des ruisseaux de poison . à d' anciennes pièces d' or , à de vieux bijoux , à des armes rouillées qu' il a remuées , en passant , dans sa vase , il a reconnu les traces de meurtres vieux de plusieurs siècles . La nuit , du haut des ponts solitaires , des malheureux ont plongé pour toujours dans ses profondeurs noires ; et , sur le bas-port , des assassins lui ont jeté les corps ensanglantés de leurs victimes . Quelquefois , comme pris d' une nausée , il vomit sur les herbes de son rivage des débris hideux et putréfiés . Mais il est infecté pour toujours et , pareil à la conscience d' un scélérat , il emporte dans ses eaux , avec quelques trésors ignorés et perdus , des impuretés , des hontes , des désespoirs et des crimes ! Enfin , le fleuve est au terme de sa course . Voici l' estuaire ; et il est si vaste que là-bas , tout là-bas , à l' ancre près de la rive vague et lointaine , les navires qui ont fait le tour du monde , ceux qui ont sillonné des mers d' indigo sous des cieux de flamme , et ceux dont la dure étrave a brisé des glaçons au milieu d' affreuses ténèbres , les sveltes trois-mâts , les puissants steamers , paraissent de fragiles coquilles gréées de toiles d' araignées . La dernière balise est dépassée maintenant et , sur la côte grise , les tourelles blanches des phares , toutes petites , sont à peine visibles . L' énorme masse liquide , que le mouvement des marées repousse et attire tour à tour , tantôt se hérisse de petites vagues irritées par la lutte et tantôt se précipite en avant avec le glissement d' un rapide . Au large , d' où le vent apporte une confuse clameur , les lames de fond , secouant leur chevelure d' écume , accourent en barrant l' horizon brumeux ; et de grandes mouettes au vol d' ange planent sur le fleuve avec d' aigres cris et semblent les sinistres messagers de l' abîme qui va l' engloutir . Je sais une âme comparable à ce fleuve . De même qu' il va se perdre dans la mer , elle disparaîtra bientôt dans la mort . Ainsi que lui , en approchant du gouffre , elle se sent grosse de tout son passé , et elle est profonde et amère , - profonde comme la mémoire , amère comme l' expérience . Elle se rappelle sa vie , qui fut , en somme , paisible et plutôt bienfaisante . Pourtant que de souillures n' a -t-elle pas reçues dans son chemin , cette pauvre âme , et emportées à jamais en elle ! Pour l' eau qui court et pour l' homme qui passe , il n' y a qu' un moment de pureté absolue , la source et l' enfance . Comme le fleuve roule et cache , dans les fanges de son lit , des immondices et des cadavres , l' âme - même chez les moins coupables-est pleine de honteux secrets . Rester pur en ce monde , c' est l' impossible et désespérant effort ; le redevenir dans une vie nouvelle , quel idéal , quelle sublime espérance ! Ce fleuve , que la mer qui descend aspire avec de profonds râles , se purifiera dans le sel de l' immense océan . Pauvre âme , flétrie par l' existence et profondément troublée au seuil du grand mystère , tu oses rêver , toi aussi , d' innocence immortelle ! C' est pourquoi tu songes aujourd'hui , à tous ces vieux clochers d' églises et de cathédrales que le fleuve a réfléchis dans ses ondes et que tu as si souvent rencontrés sur ta route , sans obéir à leur geste solennel . C' est pourquoi tu réponds enfin au signal de ces antiques flèches de pierre , qui te montrent le ciel avec confiance et t' ordonnent la prière et la foi . adieux à une maison 19 septembre 1897 le jour où mon chirurgien et ami le docteur * Duchastelet , - qui , entre parenthèses , m' a deux fois sauvé la vie depuis le commencement de l' année -m'annonça que je serais désormais un " homme à surveiller " , forcé de prendre beaucoup de ménagements et de précautions , et incapable , notamment , de sauter dans un train , au premier signal , et de faire la navette entre la rue * Oudinot et * Mandres , comme j' en avais pris l' habitude pendant ces derniers étés , je fus accablé , je l' avoue , par un sérieux accès de tristesse . Un flâneur à qui l' on ordonnait de garder la chambre le plus possible , un errant des rues de * Paris que l' on condamnait à devenir sédentaire et casanier , ne pouvait pas , d' abord , être de bien joyeuse humeur . De plus , la première conséquence de cet ukase médical , c' était la nécessité de me défaire du modeste , mais très gracieux asile de campagne où , vieux citadin , j' ai appris enfin , depuis quelques années , à distinguer un orme d' un tilleul et la brève roulade d' un loriot de la capricieuse vocalise d' une fauvette à tête noire . J' avais le coeur un peu gros , l' autre jour , en causant avec le notaire de * Brunoy et en arrêtant , selon ses sages conseils , le texte de l' affiche et la date de l' adjudication . Mais il faut croire que je n' ai rien de commun , au fond , avec le féroce bourgeois de * Gavarni , béant d' admiration devant " son mur " et se préparant sans doute à le garnir de pièges à loups et à le hérisser de tessons de bouteilles , car je me suis assez vite accoutumé à la pensée que , dans quelques semaines , ma maison appartiendrait à un autre et que je ne posséderais plus , comme valeur immobilière , que l' étroit rectangle de terrain situé au cimetière * Montparnasse , où j' ai bien failli , vers la fin de juillet dernier , élire définitivement domicile . Donc-c'est bien sûr -je n' ai qu' à un très faible degré les instincts du propriétaire . En présence du monde extérieur , j' estime toujours que voir c' est avoir ; et je reste tout disposé à jouir aussi pleinement , sur le grand chemin , des beautés de la nature qu' au centre d' un hectare acquis de mes deniers et protégé contre toute invasion moins par des clôtures que par la menace des travaux forcés . Néanmoins , ce serait une erreur de supposer que je n' aimais pas mon logis champêtre , et que je le quitte sans regret et sans mélancolie , bien que les sentiments qui me pénètrent de plus en plus me rendent désormais tout renoncement moins difficile . Il doit être cruel d' être obligé de vendre sa maison de famille , et je n' imagine pas de plus douleureuse séparation . Errer pour la dernière fois à l' ombre de vieux arbres que votre aïeul a plantés ; cueillir , avant le départ , pour la faire sécher dans le livre d' heures de sa mère , une rose sur le rosier que jadis la pauvre femme a si souvent taillé devant vous de ses mains vénérées ; se lever , pour ne plus s' y asseoir jamais , du grand fauteuil , à l' angle de la cheminée , dans lequel le père sommeillait autrefois , pendant les longues soirées d' octobre ; visiter , avec le regard circulaire de l' adieu , ces chambres meublées de lits et de berceaux , qui vous rappellent la mort et la naissance de tant d' êtres chéris ; fermer -en sachant qu' elle ne sera plus ouverte que par un étranger-cette porte du salon de famille sur laquelle est marquée au crayon votre taille aux diverses époques de votre enfance ; quitter ces murailles où vos souvenirs sont attachés plus solidement que les tenaces racines du lierre ; abandonner ces fleurs qui semblent vous rendre , dans leurs parfums , un peu de l' âme des bien-aimés disparus , - ce doit être là , certainement , un affreux chagrin , une de ces heures d' agonie sentimentale où l' homme éprouve combien il y a de profondeur et de vérité dans le sunt lacrymae rerum du poète . Je n' ai pas connu ce déchirement . Mes pauvres parents , laborieuses abeilles de la grande ville , habitèrent tour à tour quelques-unes de ces ruches que sont les maisons de * Paris . Ils durent souvent changer d' abri ; et tout ce qui me reste d' eux , c' est-reliques bien humbles- deux ou trois très vieux meubles , épargnés par les déménagements . Entre les larmes de l' adieu , qu' on verse sur un foyer de famille , et la peine légère de voir se rapetisser dans l' éloignement les girouettes d' un toit sous lequel on a passé quelques beaux étés , la comparaison serait absurde et même choquante . Pourtant les deux sentiments sont du même ordre . Oui , j' y laisse tout de même un peu de ma vie , dans cette jolie fraizière . J' avais cru pouvoir m' accorder -en récompense de beaucoup de travail -ce petit parc qui semble un coin de * Trianon , ces grands arbres où , pendant mai et juin , l' orchestre ailé me donnait de délicieux concerts , ces étroites allées où j' aimais à marcher lentement , à la nuit tombante , dans l' odeur des résédas , ce vaste potager , où le poids des fruits , dans les journées d' or de l' automne , faisait craquer les branches , et où le raisin se dorait , le long des murailles , parmi les feuilles poudreuses et rouillées , ces alignements de rosiers de haute tige où , dans la saison , c' était comme un concours entre toutes ces reines de beauté . Ces choses m' étaient chères . Je les avais , au passage , pénétrées de mes rêves , je leur avais donné beaucoup de mon coeur . Il faut me séparer d' elles . Un stupide accident de santé m' oblige désormais , à me tenir près de certains secours ; et mes oeillets et mes fauvettes sont trop loin du bistouri . Un autre va les posséder . J' espère qu' il s' y attachera , qu' il aura peut-être même cette illusion que les fleurs qui embaumèrent les promenades d' un poète exhalent une odeur plus exquise , et que les oiseaux qui chantèrent pour le charmer , trouvent des chants plus mélodieux . Je souhaite très sincèrement bon séjour au nouveau maître de la * Fraizière . Je souhaite que les ombrages deviennent pour lui encore plus frais , les gazons plus verts , les fruits plus savoureux , les plates-bandes plus éclatantes et plus parfumées . Je souhaite surtout qu' il se prenne d' affection pour le vieux logis . Mais je ne lui promets pas ma visite . Car j' avoue ma faiblesse . Je serais fâché que , devant moi , le nouveau maître écoutât mon ancienne chapelle de pinsons et de merles et respirât mon harem de " * Madame * Bérard " et de " gloire de * Dijon " . J' en éprouverais comme une jalousie rétrospective et je souffrirais , une fois de plus , de l' indifférence de la nature , en constatant que les oiseaux chantent pour n' importe qui , comme les poètes de cour , et que les roses sentent bon pour le premier venu . Encore une fois , j' appelle toutes les félicités possibles sur mon successeur inconnu . Que , dans le cabinet de feuillage , du haut de sa colonne de plâtre , la tête rieuse du jeune faune l' accueille avec un sourire hospitalier ; et , comme la pluie de ce triste été doit certainement avoir rongé le marbre du petit cadran solaire qui est au milieu du potager , et à peu près effacé l' inscription trop philosophique et funèbre qu' on y lisait : ultima latet ( la dernière heure nous est cachée ) , je conseille au nouveau propriétaire d' y substituer celle -ci , expression exacte de mes voeux en sa faveur : horas non numero nisi serenas ( je ne compte que les belles heures ) . Que le bonheur habite à la * Fraizière ! Mais je ne passerai même plus devant la porte , au-dessus de laquelle un sureau laisse pendre les raquettes blanches de ses fleurs . Désormais , cette porte close aurait pour moi la physionomie hostile et fermée d' une femme qu' on aima naguère et qu' on rencontre au bras d' un autre ; et , en revoyant la demeure quittée , je ne pourrais m' empêcher de murmurer le vers si navrant de la tristesse d' * Olympio : ma maison me regarde et ne me connaît plus . pourtant , je ne deviendrai jamais tout à fait étranger au vieux logis ; car quelque chose de nous-plus et mieux qu' un souvenir-reste dans les lieux où nous avons fait une douce halte et que nous avons aimés . Qu' on permette à ma fantaisie de chercher quelles traces a laissées le premier habitant qui se fixa dans cet aimable coin de nature , et d' imaginer aussi quels vestiges on y trouvera longtemps encore de celui qui s' en éloigne aujourd'hui . Quand je passai , pour la première fois , le mois de mai à la * Fraizière , je ressentis une grande joie en reconnaissant que mon jardin était plein de rossignols et qu' ils chantaient divinement . Or , de vieilles gens du pays m' avaient conté qu' autrefois , avant 1830 , quand il n' y avait là qu' une petite maisonnette et un bouquet d' arbres , ils appartenaient à un excellent violoniste , ancien chef de pupitre à l' orchestre de l' opéra . Je ne sais trop pourquoi je me mis à associer dans ma pensée le virtuose et les oiseaux chanteurs . J' inventai pour moi un portrait du bonhomme , vêtu à la mode de son temps , en pantalon à pont , en souliers à boucles , engoncé dans sa cravate blanche à triple tour et dans le haut collet de son habit à la * Goethe ; je me le figurai , assis dans sa maison , auprès d' une fenêtre ouverte sur la verdure , devant un cahier de musique , l' archet à la main , le stradivarius à l' épaule , tâchant de distraire les ennuis de sa retraite par l' évocation de ses anciens succès dans les concerts , et exécutant , avec une admirable maëstria , un morceau à grandes difficultés , un tour de force instrumental , - les fameuses variations sur l' air du carnaval de * Venise , par exemple . Alors cette idée folle me passa par la tête que les rossignols , piqués dans leur amour-propre et poussés par l' esprit d' émulation , avaient voulu prouver au vieil artiste qu' ils étaient aussi forts que lui , que leur chant valait bien celui de son violon et qu' ils étaient capables de renouveler avec leur gosier les prodiges accomplis autrefois sur la quatrième corde par l' illustre * Paganini ; - et que , dans cette lutte musicale , ils avaient lancé leurs fusées de son avec plus de hardiesse et d' agilité , suspendu plus légèrement leurs " silences " , redoublé leurs tendres modulations , prolongé leurs amoureux soupirs . Sans doute , je me disais bien que le vieux chef de pupitre était mort depuis longtemps et que de nombreuses générations d' oiseaux avaient disparu . N' importe ! Je voulais croire que , dans mes tilleuls , la tradition s' était conservée , que les petits , à peine éclos , y recevaient une excellente éducation musicale ; et je justifiais ainsi ma prétention-bien digne d' un propriétaire- d' avoir , dans mon jardin , des rossignols qui chantaient mieux que les autres . Il est encore question du vieux violoniste , je n' en doute pas , dans les nids , à la * Fraizière . Quant à moi , j' y ai marqué mon séjour en multipliant , autant que je l' ai pu , la très belle rose-de pourpre sombre , si veloutée et répandant une odeur si délicate , - qu' un horticulteur du voisinage a eu la bonne grâce de baptiser de mon nom . Dans ces fleurs que j' aimais , il reste un peu de mon âme ; dans ces branches , où des ailes frémissent , il reste aussi un peu de l' âme de ce virtuose qui rendait jaloux les oiseaux ; et , par les beaux matins de printemps , la gloire et la beauté de la rose du poète seront célébrées , en chants éperdus , par ces rossignols extraordinaires , arrière-petits-fils des rivaux du vieux musicien . missionnaires 23 septembre 1897 un jeune homme que j' aime de tout mon coeur , et qui , entraîné par une irrésistible vocation , se destine à devenir bientôt prêtre des missions étrangères , vient de m' adresser , au moment de recevoir les ordres majeurs et de prononcer le voeu suprême , une lettre qui m' a beaucoup ému . Ce pieux enfant-j'ai rarement rencontré une âme aussi enthousiaste et aussi pure -m'écrit que , dans quelques jours , au moment de ses fiançailles mystiques , lorsqu' il sera étendu , humble et frêle victime , sur les dalles de l' église , il priera pour moi , et il me demande en échange de lui donner un souvenir , en cette heure décisive de sa vie . Je n' attendrai pas cette heure -là pour proclamer devant tous et bien haut à quel point mon jeune ami me semble enviable dans l' ardeur et la sincérité de sa foi . Car , même aux yeux de l' incrédule , - et quand je prononce ce mot , ce n' est pas , grâce à * Dieu , de moi que je parle , - même aux yeux de l' incrédule , dis -je , le missionnaire est admirable . En effet , non seulement il accepte , dans toute sa sévérité , la règle imposée aux prêtres et aux religieux , mais , de plus , il renonce , sans espoir de les revoir jamais , à son pays , à ses parents , à tous ceux qu' il chérit . Il s' en va , pour toujours , vivre dans des climats funestes , parmi des peuples barbares et cruels . Il se présente à eux , seul et sans défense , n' ayant pour escorte que son ange gardien , uniquement armé de son courage et de l' évangile . à ces sauvages tremblants de terreur devant des idoles menaçantes , il parle d' un * Dieu d' amour , qui veut qu' on l' adore en esprit et en vérité . à ces êtres gouvernés par leurs seuls appétits , il prétend enseigner la morale chrétienne , qui dompte les mauvais instincts , et inculquer des vertus nouvelles , dont il donne , d' ailleurs , l' exemple . L' esprit de guerre et de haine est l' état normal de ces malheureux ; le missionnaire exige qu' ils pardonnent à leurs ennemis et leur dit d' abord : " la paix soit avec vous . " leur premier geste est celui du vol et de la rapine ; le missionnaire leur ordonne de faire la charité et de mépriser les biens de ce monde . Ils vivent dans une promiscuité presque bestiale ; le missionnaire les invite aux chastes joies de la famille . Ils réduisent les vaincus en esclavage et trafiquent de la chair humaine ; le missionnaire leur déclare que tous les hommes sont frères en * Jésus- * Christ et leur enjoint de briser les chaînes et les entraves . Que de périls pour ce prêtre plein de douceur , qui ne peut opposer que son crucifix aux armes hideuses , levées à chaque pas sur son front . Souvent , il tombe , frappé dès la première étape de son voyage apostolique , avant même d' avoir pu faire une seule conversion . Mais , depuis longtemps , il a fait le sacrifice de sa vie , il est résigné aux supplices et à la mort . Que dis -je ? Il la désire , il l' espère , cette mort glorieuse , et il l' accepte avec ivresse , convaincu que le sang du martyr féconde encore plus une terre impie que l' eau même du baptême , et que le nom de ce * Dieu , dont il confesse la foi dans les tortures , ne sera pas oublié par les bourreaux que son héroïsme épouvante et qu' il bénit en expirant ! Oui , même le négateur de toute sa vie future , même celui qui n' a pas d' espérance , - s' il garde en soi du moins le sentiment de la grandeur , - ne peut refuser au missionnaire son émotion et son respect . Je les retrouve dans le plus profond recul de ma mémoire , ces prêtres des missions étrangères ; car , en ce coin du faubourg * Saint- * Germain où je suis né -il y aura bientôt cinquante-six ans-et où je demeure encore aujourd'hui , on les rencontre fréquemment sur les larges trottoirs de la rue de * Sèvres ou parmi la cohue de la rue du * Bac . Quand j' étais petit , ils excitaient au plus haut degré mon enfantine curiosité . Je les trouvais si différents des autres ecclésiastiques . Leur teint bronzé , leur grande barbe , leur démarche vive et hardie qui faisait claquer la soutane , et , dans toute leur personne , on ne sait quoi de viril et , pour ainsi dire , de militaire , tout cela me remplissait de surprise . Quelques-uns -on sait que , souvent , ils rendent de grands services à la * France , dans leurs missions lointaines-étaient décorés comme des soldats . Parfois , devant un hôtel meublé d' apparence cléricale , que les envahissantes constructions du bon marché ont fait depuis longtemps disparaître , je voyais descendre de voiture un vieil évêque , avec la ganse verte et or autour du chapeau romain et la croix pastorale qui brillait entre les ruisseaux d' argent d' une barbe de patriarche . Et les bonnes gens du quartier se disaient respectueusement le nom du prélat exotique et celui de son diocèse , chez les noirs , dans la morne * Afrique , ou chez les jaunes , au fond de l' effrayante * Asie . à l' aspect de ces prêtres voyageurs , l' écolier que j' étais alors songeait aux vastes mers et aux pays mystérieux indiqués sur son atlas , rêvait de longues traversées , de naufrages dans des îles inconnues , d' aventures extraordinaires chez des sauvages armés d' une massue et coiffés d' un diadème de plumes , comme des volants de raquette . Les bons pères ne s' en doutent pas ; mais ils m' ont fait vivre en imagination , vers ma douzième année , vingt existences pareilles à celle de * Robinson * Crusoë ou du capitaine * Cook . Ces prêtres qui longtemps m' apparurent baignés dans la poésie de mes souvenirs d' enfance , je les ai vus de près assez récemment , dans une des heures les plus solennelles de leur vie religieuse , un de leurs élèves , l' excellent jeune homme dont je parlais tout à l' heure , m' ayant fait assister à l' émouvante cérémonie d' un départ de missionnaires . Je n' essaierai pas d' en donner la description après * Louis * Veuillot , et je ne puis que renvoyer mes lecteurs aux très belles pages sur ce sujet , qui se trouvent dans çà et là . qu' on me permette seulement de noter ici mon impression , l' une des plus poignantes qui m' aient remué le coeur . D' abord , ce fut dans le jardin dépouillé , sous le ciel brumeux d' automne . Les hautes fenêtres des vieux bâtiments-nobles logis dans le style de la * France d' autrefois-semblaient regarder les prêtres et les laïques qui se hâtaient , dans les allées droites et bordées de buis , à l' appel d' une grosse cloche chinoise , au son de gong , barbare et fêlé . Dans un angle du jardin , l' image de la vierge se dressait , radieuse parmi les gouttes d' or de nombreux cierges . Devant elle , les dix " partants " étaient en prières . Je voyais , de loin , leurs dos et leurs épaules , que tant de fatigues allaient bientôt accabler , et leurs nuques courbées et comme s' offrant déjà au glaive de l' exécuteur . Ils chantaient , agenouillés , les suaves litanies , et l' assistance , debout , répondait en choeur les ora pro nobis . mais , quand ils invoquèrent la reine des apôtres , la reine des martyrs , la reine des confesseurs , tous tombèrent à genoux dans les feuilles mortes ; et je sentis alors passer sur cette foule et dans mon coeur un frisson sacré . Oui , nous éprouvâmes alors , par action réflexe et par sympathie pour ces jeunes gens qui se dévouaient à la mort , quelque chose de l' angoisse qui accabla * Jésus à la veille de son sacrifice , dans la nuit tragique , sous les ténébreux oliviers . Cependant , ce n' était pas encore le moment le plus pathétique de la solennité . à la fin des litanies , nous suivîmes les " partants " dans la chapelle , qui est froide et sans ornements . Sobre et sévère aussi fut la parole du père supérieur , qui , au nom de toute la congrégation , leur dit adieu en ce monde - pour toujours . En termes d' une fermeté rare , il insista sur cet adieu , répétant aux voyageurs qu' ils partaient sans arrière-pensée de retour , qu' ils quittaient à jamais leur patrie et leur famille , et que la séparation était définitive , complète , absolue . Dans les stalles et dans les tribunes de l' église , il y avait les parents et les amis des jeunes missionnaires . Mais ceux -ci , debout , impassibles , les yeux baissés , les bras croisés sur la poitrine avec une mâle énergie , écoutaient sans un geste , sans un soupir , sans même un battement de paupières , l' orateur qui redisait toujours le mot adieu et leur rappelait sans cesse que le sacrifice était irréparable . C' était très simple , et c' était terrible . Quand le supérieur eut terminé son allocution , les " partants " vinrent se ranger sur une seule ligne , devant l' autel . Ils étaient là , pleins de force et de jeunesse , et semblaient attendre le massacre . Tout de suite , je pensai aux otages de la commune , faisant face au peloton des fédérés . Alors commença l' acte le plus touchant de l' imposante cérémonie . Tous les assistants défilèrent tour à tour devant les missionnaires , les baisant sur les pieds d' abord , puis sur le visage , - sur les pieds , pour leur souhaiter bonne route et large récolte d' âmes chez les infidèles ; sur les deux joues , en signe de fraternelle tendresse et d' éternel adieu . J' étais accompagné d' un jeune poète de mes amis . Nous n' hésitâmes , ni l' un ni l' autre , à accomplir le rite , car ceux qui ont un peu d' idéal dans l' âme courbent le front sans effort devant ce qui est vraiment grand ; et tous les deux , nous avions les yeux pleins de larmes , en sortant des bras de ces paladins du * Christ , de ces chevaliers errants de la foi , qui nous avaient serré sur leur coeur avec un heureux sourire , en se recommandant à nos prières . Mes prières ! Vous me les demandez à votre tour aujourd'hui , cher enfant qui allez vous engager au service de * Dieu par des promesses éternelles et à qui , l' an prochain , si je suis encore là , j' irai donner l' accolade dans l' église des missions ! Mes prières ! Je les avais depuis longtemps oubliées , et il m' a fallu de longs mois de maladie et de souffrance pour les balbutier de nouveau , pour repousser avec dégoût toutes les vieilles énigmes posées devant ma raison et pour tendre éperdument les mains vers un père céleste , dont je veux subir désormais avec obéissance la mystérieuse volonté . Mais , hélas ! Malgré tous mes efforts pour remplir mon coeur d' humble confiance , je suis destiné , je le sens , à souffrir encore beaucoup par le doute , et , bien des fois , j' aurai besoin de me redire le mot immense que * Pascal ose prêter à * Dieu lui-même : " tu ne me chercherais pas , si tu ne m' avais déjà trouvé . " mes prières ! Ce sont les vôtres dont j' ai besoin , intrépide et pieux enfant , les vôtres et celles de vos amis des missions étrangères , de ces admirables chrétiens qui , dans l' imitation de la vie de * Jésus , ont choisi de préférence sa passion et sa mort , et que j' ai vus -en une heure inoubliable-rangés devant l' autel dans l' attitude des victimes , prêts pour la croix et offrant leurs mains ouvertes aux clous du bourreau et leur flanc à la lance du légionnaire . au-dessus du nuage 28 octobre 1897 il y a de cela pas mal d' années , dans le cours d' un mois de janvier exceptionnellement brumeux , je dus passer une semaine à * Genève . C' est en hiver , sous un ciel triste et sombre , que la * Rome calviniste prend sa véritable physionomie , et ce n' est pas la connaître que de l' avoir rapidement visitée dans la belle saison , comme font les touristes . Quels souvenirs en gardent -ils , en effet ? Le décor sans pareil du lac et des montagnes , les luxueux hôtels des quais , les élégants magasins de la * Coratterie , le ramage cosmopolite des passagers sur le pont du bateau de * Lausanne . C' est à peu près tout . La mémoire de * Calvin n' a rien d' attrayant . Peu de gens sont tentés de rechercher les traces du terrible sectaire dans les ruelles escarpées de la vieille ville et sous les ogives de * Saint- * Pierre ; et le voyageur n' emporte de * Genève que l' impression superficielle d' une riche et belle cité , située dans un paysage grandiose et enchanteur . Pour sentir la poésie froide , mais intense , de l' ancienne citadelle de la réforme , il faut s' y trouver , au contraire , en plein coeur d' hiver , quand la rigueur de la température est d' accord avec celle des moeurs locales , et quand souffle la bise , aussi aigre qu' une controverse . Le * Léman se cache dans le brouillard , comme si son azur voluptueux craignait d' offenser la pudeur huguenote , et les squelettes des arbres sont secs comme un prêche . C' est alors qu' il faut grimper dans les rues noires et humides de la ville haute . Il y a là de petites places solitaires , où se hérisse un orme dépouillé , en haut d' un vieil escalier de pierre ; et , sans avoir beaucoup d' imagination , on peut se figurer qu' on va voir paraître * Calvin lui-même , en robe et en bonnet noirs , serrant une grosse bible à fermoirs sous son bras décharné , et marmonnant , dans sa barbe en pointe , quelque malédiction contre les libertins et les hérétiques . Dans ce sombre quartier se trouve aussi la rue des granges , le faubourg * Saint- * Germain genevois , où , dans de vieux hôtels , habitent des momiers très riches et très dévots , qui , tout le long de l' année , font des prières et des économies . Si l' on descend ensuite dans la partie moderne de la ville , et si l' on se mêle à la foule active des rues commerçantes , on retrouve , sur beaucoup de visages , le même caractère d' austérité revêche . Les femmes , emmitouflées de fourrures et de voilettes , semblent dissimuler leur beauté comme un objet de scandale , et , sur le seuil de la bourse , on remarque des messieurs à l' air grave et recueilli , qui sont des banquiers et parlent entre eux du cours des valeurs , mais qu' on prendrait volontiers pour de savants docteurs en exégèse discutant l' interprétation d' un texte sacré . Que les bons genevois me pardonnent l' innocente malice de ce croquis . Je n' oublie pas le cordial accueil qu' ils me firent autrefois , quand je vins leur dire mes vers , et les précieuses sympathies que j' ai recueillies parmi eux . Qui n' estimerait et n' admirerait , d' ailleurs , la ville hospitalière et studieuse , la ville d' intelligence et de liberté , asile naturel de tant de proscrits ? Mais les citoyens de * Genève en conviendront , l' hiver est farouche au bord du * Léman . Mon frisson et ma détresse physique furent donc excusables , ce matin de janvier où je constatai , dès mon réveil , à travers les carreaux de ma fenêtre , une atmosphère de désespoir et de suicide , un abominable brouillard qui sentait la suie et qui pénétrait jusque dans les appartements . Soudain , l' ami dont j' étais l' hôte entra dans ma chambre et me dit avec gaieté : " voulez -vous voir le soleil ? " je crus d' abord à une mauvaise plaisanterie . Mais non . Rien n' était plus facile . Il n' y avait qu' à monter en voiture , à se faire conduire jusqu'à une certaine hauteur , sur le flanc du * Salève , à gravir ensuite à pied quelques lacets de montagne , et l' on se trouverait au-dessus du brouillard , on verrait le soleil et le ciel bleu . Soyons justes . Voilà un plaisir qu' on ne saurait s' offrir en plein hiver , à * Paris et même à * Montmartre , du haut des tours du sacré-coeur . J' acceptai avec joie , vous le pensez bien , la séduisante proposition et , une demi-heure après , nous étions installés dans un landau très confortable , mais dont une buée opaque aveuglait les vitres , nous isolant ainsi du monde extérieur . Nous roulâmes pendant assez longtemps , d' abord au trot , puis au pas , n' ayant conscience de la montée que par l' effort des chevaux , qu' on sent si bien du fond d' une voiture . Quand la nôtre fit halte , nous mîmes pied à terre , en plein nuage . Le froid pinçait ferme . à dix pas devant soi , l' on ne voyait rien . D' ailleurs , il fallait regarder le sol , pour ne pas trébucher dans les ornières et dans la boue à demi gelée . à droite et à gauche , les troncs d' arbres se dressaient , vaguement estompés et comme enveloppés d' ouate . Quoique je fusse , en ce temps -là , un assez solide piéton-hélas ! Je n' en pourrais plus dire autant -l'ascension me sembla rude . On suait sous les paletots , on haletait , et nous poussions , mon compagnon et moi , par la bouche et par les narines , un triple jet de fumée , qui se dissipait aussitôt et se mêlait au brouillard . Cependant , pesant sur la canne et marchant avec lenteur du pas allongé de l' alpiniste , nous allions et nous nous élevions peu à peu , parmi la vapeur blanche . Enfin , elle devint moins épaisse , se colora d' une légère teinte rose , sorte de pressentiment du soleil . Le but se rapprochait . Maintenant , nous distinguions l' herbe humide des talus , l' écorce vermiculée des chênes , la verdure des buissons à feuilles persistantes . Enfin , devant nous , des cimes de sapins surgirent de la brume , et , au-dessus de notre tête , se répandit une lumière d' un bleu tendre et exquis . C' était le ciel . Nous étions au-dessus du nuage . Je pourrais vivre cent ans -ce que je ne souhaite pas et ce qui serait , du reste , absurde et scandaleux-sans scandaleux-sans oublier la joie , l' enchantement , l' ivresse qui m' envahirent et me pénétrèrent alors devant le merveilleux spectacle . Nous nous trouvions à la pointe d' une sorte de promontoire , et , de toutes parts , s' étendait et se développait devant nos yeux un golfe immense , couleur de lait , qui était le nuage que nous venions de traverser et au fond duquel il y avait * Genève et son lac . De cette mer vaporeuse montaient des cris , des appels , des roulements de voitures , parfois le sifflet aigu du chemin de fer , toutes les rumeurs d' une grande cité . J' ai rêvé là de l' * Atlantide mystérieuse , et je me suis rappelé la légende de la ville d' * Is , engloutie dans les flots du * Morbihan , et dont les marins en détresse croient entendre sonner les cloches . En face de nous et , pour ainsi dire , sur l' autre rive , émergeait des nuées la chaîne du * Jura , toute blanche , tandis que , sur notre droite , l' océan laiteux se perdait à l' horizon et se fondait , par d' insensibles nuances , avec le pâle azur du ciel . Parfois , une mouette du * Léman surgissait brusquement du brumeux abîme , volait , pendant une minute ou deux , à grands coups d' ailes , en pleine lumière , puis se précipitait et rentrait dans le nuage avec un cri aigu , comme pour railler les habitants de la grande ville qui rampaient au fond du gouffre ; et rien n' était plus fantastique que cette mer blanche , d' où jaillissaient et où plongeaient sans cesse des oiseaux . Sur toutes ces merveilles , un soleil d' hiver , clair et froid , planait triomphalement au milieu du ciel , répandant au loin , sur les cimes neigeuses , une lueur mauve , d' un ton adorable , et faisant étinceler autour de nous , comme des émaux , les verdures mouillées . Oui , je me les rappellerai toujours , mon délicieux battement de coeur , mon profond soupir d' enthousiasme , quand , après cette pénible course à travers le brouillard sombre et malsain , je fus tout à coup mis en présence de cette féerie de la nature et restai tout ébloui par tant de splendeur et tant de pureté ! Pourquoi donc le souvenir , si lointain déjà , de cette sensation admirable et peut-être unique dans ma vie , me hante -t-il , aujourd'hui , avec tant de persistance ? Ah ! C' est que je viens de souffrir cruellement , et que je souffre encore , chaque jour , dans ma chair ; c' est que voici , pour moi , l' hiver de la vie , la vieillesse et ses infirmités . Il n' y a pas bien longtemps , cette décadence me désespérait , et j' étouffais dans un brouillard de ténèbres . Heureusement , la main d' un paternel et pieux ami s' est alors posée sur la mienne , et il m' a ordonné , avec une ferme bonté , de me mettre en route et de monter vers la lumière . Que je suis heureux d' avoir retrouvé , au fond de moi-même , un peu de mon âme et de mes prières d' enfant ! Oh ! La douceur d' être humble , d' avoir confiance et d' obéir ! à peine ai -je gravi la première étape , et déjà se dissipe la brume d' orgueil et d' impureté qui me cachait le bon chemin . Plus haut , mon âme ! Toujours plus haut ! Au-dessus de tout ce que nous voyons du ciel ! Quel souvenir ai -je évoqué tout à l' heure ? Sur la montagne , je ne montais que vers le soleil . Aujourd'hui , je m' élève vers une clarté incomparablement plus éblouissante ; car , selon la belle parole de * Michel- * Ange , le soleil n' est que l' ombre de * Dieu . souvenir filial 11 novembre 1897 hier , en essayant de mettre un peu d' ordre dans le fatras de ma bibliothèque , j' ai retrouvé le vieux livre dans lequel ma mère m' a appris à lire . Cette vie de * Saint * Louis , publiée au début de la restauration , ce volume , grossièrement relié en basane , fut donné , comme prix , à ma mère , quand elle allait à l' école . Ce souvenir de mon enfance fut aussi le témoin de la sienne . Je parcours les feuillets jaunis , sur lesquels j' ai commencé à épeler-avec quelle lenteur et quel effort ! - les mots qu' elle me désignait du bout de son aiguille à tricoter , et , soudain , je me mets à songer que , sur ces mêmes pages , il y a très longtemps , une petite fille inclinait son front studieux , et que cette petite fille était ma mère . Chose étrange ! Cette pensée que ma mère a été une enfant me vient pour la première fois de ma vie et me surprend au moins autant qu' elle m' émeut . Ma mère approchait de la quarantaine , quand elle me mit au monde . Elle avait eu , dans sa jeunesse , m' a -t-on assuré , beaucoup de fraîcheur et d' éclat ; mais le seul portrait qui existe d' elle fut fait peu d' années avant sa mort , et , dans les plus lointaines profondeurs de ma mémoire , son visage bien-aimé ne m' apparaît que déjà touché par l' âge . Ceux qui ont connu leur mère jeune et belle éprouvent -ils une douceur particulière à se la rappeler ainsi ? Je ne sais . Pourtant , selon moi , ceux -là sont privilégiés dont les premiers regards virent , penché sur leur berceau , un front marqué par la fatigue de vivre , et à qui leur mère sembla toujours une vieille mère . Le souvenir qu' ils gardent d' elle est , sinon plus cher , du moins plus sacré , et ce que la vieillesse a de vénérable s' y ajoute à ce que la maternité a d' auguste . Ce méchant bouquin , dont se servit ma mère pour m' enseigner l' art si difficile de la lecture , ce livre qu' elle-même possédait déjà , du temps qu' elle était écolière , me fait donc songer qu' elle a été une petite fille . Mais je ne puis m' imaginer ses jeux et ses travaux d' enfant , pas plus que ses rêves de jeune fille ou ses joies d' épouse bien-aimée . Je ne veux voir en elle que ma maman , ma vieille maman . Il me semble que je manquerais au quatrième commandement du décalogue : " tes père et mère honoreras " , et qu' un peu du tendre respect dont ma pensée enveloppe la chère image de ma mère s' évanouirait , si je me la représentais un seul instant hors de sa fonction maternelle et sans les premiers cheveux gris et les quelques rides qu' elle avait déjà , quand j' étais tout petit . Il faudrait une plume exquise et légère , que je n' ai pas , il faudrait choisir des mots aériens pour exprimer ce sentiment pieux et jaloux , ce scrupule délicat , cette nuance d' âme . Je n' en puis donner une idée qu' en rappelant le mystère de la foi chrétienne , si touchant et si profond , qui entoure la mère de * Jésus d' une idéale pureté . Oui , pour celui dont le coeur est vraiment filial , sa mère est une immaculée . D' ailleurs , n' est -il pas tout naturel que je l' évoque seulement sous les traits d' une mère , celle pour qui je ne fus jamais qu' un enfant ? Quand elle mourut , elle avait soixante et onze ans , et j' en avais trente-trois . J' étais donc un homme , - un homme ayant vécu , travaillé , joui , souffert , traversé vingt fois la flamme des passions , un homme resté fidèle , sans doute , à ses devoirs principaux , mais coupable de bien des fautes , hélas ! Et sans innocence . Certes , ma mère le savait . Elle avait connu mes efforts pour me donner du courage , mes faiblesses pour les excuser ; elle avait pris sa part de mes joies , m' avait consolé dans mes heures de détresse . Mais si , femme de virile intelligence et de jugement haut et sûr , elle me parlait comme à un homme quand je lui demandais son conseil , je redevenais pour elle-adorable illusion ! - son enfant , son pauvre petit enfant , quand je n' avais besoin que de son amour . Je ne me souviens pas seulement ici des instants où je défaillais sous la peine et où je ne trouvais de soutien qu' en embrassant ma mère et en séchant sur sa joue mes yeux brûlés de larmes , comme au temps où elle me portait dans ses bras . Non , c' était encore dans le cours ordinaire de la vie , c' était dans les mille riens de chaque jour que mon excellente mère me traitait comme dans mon premier âge et m' en attribuait naïvement l' imprudence et la maladresse . " fais attention à la marche , en bas de l' escalier ... prends garde d' attraper froid ... je suis sûre que tu as encore oublié ton mouchoir ... " je plains ceux qui reçoivent avec impatience , sans un sourire attendri , ces recommandations puériles . Elles m' ont toujours ému jusqu'au fond du coeur . D' ailleurs , plus qu' un autre peut-être , je fus l' objet de ces menus soins . Car , dans ma jeunesse , j' éprouvai à plusieurs reprises d' assez graves accidents de santé ; et ma mère s' inquiétait alors de moi non seulement comme d' un enfant , mais comme d' un enfant malade . Un hiver , les médecins m' envoyèrent dans le * Midi ; mais je trouvai ma pauvre maman si changée après quelques mois passés loin d' elle , que , l' année suivante , étant encore souffrant , je restai quand même à * Paris , et j' y vécus en prisonnier pendant la mauvaise saison . Ma mère , déjà bien caduque , bien affaiblie , ne quitta pas , pour ainsi dire , ma chambre . Qu' on me permette de transcrire ici un très vieux dizain . Je ne relis jamais mes anciens vers ; mais ceux -ci restent pour toujours gravés dans ma mémoire . Ils me rappellent des heures si douces , des heures de parfait bien-être , dans cette atmosphère de tendresse maternelle . j' écris près de la lampe . Il fait bon . Rien ne bouge . toute petite , en noir , dans le grand fauteuil rouge , tranquille auprès du feu , ma vieille mère est là . elle songe sans doute au mal qui m' exila loin d' elle , l' autre hiver , mais sans trop d' épouvante ; car je suis sage et reste au logis , quand il vente . et puis , se souvenant qu' en octobre la nuit peut fraîchir , vivement et sans faire de bruit , elle met une bûche au foyer plein de flammes . ma mère , sois bénie entre toutes les femmes ! tout à l' heure , je murmurais ces vers , en feuilletant le livre où ma mère m' a montré mes lettres , en y cherchant , en y baisant la trace de ses doigts . Cependant que d' angoisses , que de chagrins je lui ai causés , à l' admirable femme ! Non qu' elle ait jamais pu douter une seule minute de mon respect et de mon amour , grand * Dieu ! Mais on est jeune , on se rue dans la vie , poussé par l' âpre vent du désir , et l' on oublie qu' il y a , près du foyer de famille , abandonné trop souvent , une pauvre vieille maman , - oh ! Pleine d' indulgence infinie , qui ose à peine adresser à son grand fils un timide reproche-mais qui s' alarme des dangers qu' il court , qui souffre de lui voir perdre sa candeur et sa pureté , - et qui pleure ! Puisse cette page tomber sous les yeux d' un jeune homme et l' arrêter au bord d' une sérieuse défaillance ! ... s' il savait quelle amertume c' est pour l' âme , plus tard , sur le déclin de la vie , de songer qu' on n' a pas été un mauvais homme , qu' on n' a rien d' essentiel à se reprocher , et pourtant qu' on a fait pleurer sa mère ! Voilà plus de vingt ans que la mienne est morte , et j' avais tout de même le coeur d' un fils ; car , ce jour -là , quelque chose de délicieux s' est éteint en moi et , depuis lors , je ne me suis plus senti jeune . Jamais je n' ai si souvent évoqué la mémoire de ma mère que pendant cette maladie et cette longue convalescence qui m' ont inspiré de si graves méditations . C' est en balbutiant , après tant d' années , les prières que ma mère m' apprit dans mon enfance , que mon âme a tenté de s' élever vers * Dieu . C' est dans l' espérance de revoir ma mère que je veux croire à la vie éternelle . Oh ! Comme je pensais à ma mère , le jour où , pour mériter cette récompense de la retrouver au ciel , je me suis promis que le temps qui me reste à vivre serait rempli par des rêves plus purs et par des actions meilleures ! * Jésus , qui a fait triompher sa mère , auprès de lui , dans son divin royaume , bénira la prière d' un fils et d' un chrétien . Patrie mystique ! Séjour des justes ! Glorieux foyer de lumière et d' amour ! On prétend que nos faibles intelligences ne peuvent concevoir l' étendue et la perfection des félicités que tu réserves aux élus ! Mais il me semble , à moi , humble d' esprit , à moi , pauvre pécheur , que j' ai eu le pressentiment du paradis , jadis , lorsque j' étais un petit enfant plein d' innocence et que je m' endormais , les deux bras à ton cou , ô ma sainte mère et ma bonne nourrice ! pour celle qui priait 25 novembre 1897 dans la plupart des églises de * Paris , excepté aux jours de fêtes solennelles , il y a peu de monde à la grand'messe . Elle est dite à une heure assez matinale , et les parisiens se lèvent tard ; elle dure longtemps , et les parisiens sont très occupés . Et puis , pour les femmes , n' oublions pas le gros obstacle , la toilette . Le bon * Dieu est raisonnable ; il ne peut pas exiger que madame soit prête à neuf heures du matin . Pour ces diverses raisons , l' assistance est , en général , peu nombreuse , les dimanches ordinaires , même dans les paroisses les plus fréquentées . à partir de dix heures et demie , pour les messes tardives , la foule se pressera dans l' église . Mais , à présent , sauf un groupe assez compact autour de la chaire , voici des rangs entiers de chaises vides , et l' on compterait aisément les fidèles clairsemés . J' assistais à la grand'messe , un de ces dimanches -là . Il n' y a pas bien longtemps . C' était en septembre dernier . à cette époque de l' année , le faubourg * Saint- * Germain est à peu près désert . Les bourgeois ne sont pas encore revenus de la campagne ou des bains de mer , et dans les hautes maisons , un ou deux étages sur cinq ouvrent seulement leurs volets . Quant aux logis aristocratiques , ils sont tous fermés . Les maîtres chassent , sont dans leurs châteaux , en province ; et à la porte des vieux hôtels , personne ne touche plus à l' anneau qu' une tête de lion tient dans ses crocs de bronze . Toutes ces absences se font sentir à la grand'messe . Personne n' occupe les chaises aux plaques de cuivre , - madame la marquise par -ci , madame la duchesse par -là , - ni les prie- * Dieu capitonnés . Rien que de petites gens , des boutiquiers , des domestiques . Ce dimanche -là , l' église n' en déployait pas moins la magnificence de ses cérémonies ; car elle est , quoi qu' on dise , la grande école d' égalité . Quand il reçoit un parent pauvre , ce féroce démocrate , qui rêve de tout courber sous le même niveau , n' allume pourtant pas le lustre du salon et ne descend pas à la cave chercher un panier de vieilles bouteilles . Le prêtre chrétien , lui , accueille toujours les fidèles , si humbles qu' ils soient , avec tout le luxe dont il dispose , ainsi que des frères bien-aimés . J' étais donc là , et je priais . Hélas ! Pour bien prier , pour prier , non des lèvres seulement , mais du fond de mon coeur , je dois faire un effort . Il est si chétif , si débile , le dernier reste de foi que je croyais avoir perdu pour toujours et que m' a rendu la souffrance . C' est comme un tison noir et presque éteint , où courent seulement quelques étincelles et que je ranime éperdument de mon souffle . Dans le désert de mon âme , desséché par toute une vie d' indifférence , il me faut arracher à chaque pas les mauvaises herbes de la négation et du scepticisme . Heureusement , vous coulez encore , ô mes larmes ! Vous fécondez ce sol aride , et déjà j' y vois poindre le blé vert de l' espérance ! Je priais donc-de mon mieux-lorsque je remarquai , à quelques pas de moi , une femme agenouillée . Les coudes au dossier du prie- * Dieu , le menton sur les mains jointes et crispées , elle se tenait dans l' attitude antique et traditionnelle de l' adoration , et son profil était aussi immobile que s' il eût été peint sur le panneau d' un triptyque ou cerné par le plomb d' un vitrail . Pas toute jeune-trente ans et plus-sans beauté-mais quelle douceur et quelle pureté dans ce maigre visage ! - c' était une de ces ouvrières de * Paris qui ont tant de goût et mettent un peu d' art dans la plus simple toilette . Ses gants étaient frais , sa robe de toile lui allait bien , les rubans du chapeau étaient gentiment chiffonnés . Aucune coquetterie cependant . L' élégance instinctive de ma voisine - d' ailleurs obtenue à si peu de frais- s' atténuait encore de modestie et de parfaite décence . On devinait que la pauvre fille s' était habillée de son mieux seulement par politesse pour le bon * Dieu , parce que c' était dimanche et qu' elle allait à la messe . Elle priait . Avec quelle ardeur ! Elle ne faisait aucun mouvement ; mais sa tête légèrement rejetée en arrière , son regard fixé sur l' autel , ses lèvres entr'ouvertes comme pour livrer passage au pieux effluve qui s' échappait de son coeur , tout en elle exprimait l' élan de l' âme vers les horizons infinis . Que demandait -elle à * Dieu ? Le pain quotidien , tout au plus , j' en suis sûr . Car elle n' implorait pas , elle adorait , simplement . Et sa muette oraison était désintéressée , comme tout ce qu' inspire le véritable amour . Pourtant elle était pauvre , bien sûr , car je ne lui voyais aucun bijou , et , probablement aussi , très solitaire dans la vie , puisqu' elle venait seule à l' église . Une vieille fille certainement . Je l' imaginais tirant l' aiguille toute la journée dans quelque chambre haute , devant un triste horizon de toits et de cheminées . Point jolie , ayant passé l' âge des rêves romanesques , elle ne pouvait plus attendre qu' un sentiment partagé , qu' un heureux mariage vinssent changer sa destinée . Oui , c' était bien cela . Une existence comparable à un cadran solaire dans un pays de brumes ; à peine quelques heures sereines . Le passé plein de deuils , comme pour nous tous , le présent terne et médiocre , et la certitude d' un monotone avenir . Ce devait être un événement pour elle que de renouveler sa branche de buis bénit , le jour des rameaux . Comme elle priait ! Et comme elle était heureuse de prier ! Je ne pouvais détourner mes regards de ce mince et délicat profil , qu' immobilisait , que pétrifiait , en quelque sorte , le ravissement mystique , ni de cette bouche entr'ouverte par le faible et délicieux sourire de l' extase . Comme elle priait ! Non , elle ne demandait rien . Sa vie de misère et de travail , elle l' avait depuis longtemps acceptée , et avec une entière résignation . Non , non ! Rien en ce monde ! Mais , avec la sublime confiance et l' admirable espoir des coeurs simples , elle était sûre d' une vie meilleure , d' un bonheur éternel , et elle en jouissait même déjà , tandis qu' elle laissait son âme s' exhaler et se répandre dans les harmonies et dans les parfums , avec la poignante musique de l' orgue et l' enivrante fumée des encensoirs ! Foi des humbles ! Dernier trésor de consolations pour la pitoyable humanité ! Combien ceux qui te combattent et te détruisent sont malfaisants et coupables , et combien je le fus moi-même , qui me reproche plus d' une page dictée par l' ironie et par l' orgueil ! Je viens précisément de lire , avec une amère tristesse , l' écrit récent d' un célèbre doctrinaire de l' anarchie . Après une âpre satire-toujours facile et cent fois faite-de la société des hommes , ce théoricien révolutionnaire nous prophétise-pour quel lointain avenir et au prix de quelles sanglantes convulsions ! - l' avènement d' un état social où tous recevront équitablement la nourriture du corps et de l' esprit , le pain et la science , et seront heureux , autant qu' on peut l' être , en présence de la douleur et de la mort . C' est un idéal - relatif-au triomphe duquel nous devrions tous contribuer sans doute . Mais des milliards d' hommes ont vécu sans en soupçonner l' aurore , et d' autres milliards d' hommes l' attendront sans doute encore bien longtemps , en proie à une impatiente fureur . Car le progrès ne s' accomplit qu' avec une lenteur décourageante , et l' on ne voit pas distinctement , à l' heure qu' il est , en quoi le prolétaire moderne est beaucoup moins malheureux que l' esclave antique . En attendant , le nombre des suicides augmente sans cesse , des cris de désespoir retentissent de toutes parts , et jamais , chez les hommes qui pensent , l' horreur de vivre ne fut plus manifeste qu' aujourd'hui . Aussi beaucoup se réfugieront encore aux pieds du * Christ , qui , lui , du moins , nous rend indulgents envers la douleur et nous montre , au delà du tombeau , l' espérance de la vérité , du bonheur et de la justice . Quant à moi , pour reconquérir la foi dans toute son intégrité et telle qu' on me la donna dans mon berceau , je m' efforce de retrouver la candeur de mon enfance et de t' imiter , pauvre fille du peuple qui priais avec tant d' ardeur dans l' église à demi déserte , naïve chrétienne , ô ma soeur , qui m' as fait envie et qui m' as donné l' exemple . noël impérial ( 1811 ) 23 décembre 1897 c' est la veille de noël de l' année 1811 , et , depuis dix heures du soir , * Napoléon travaille , seul , dans son cabinet , au palais des tuileries . La vaste pièce est presque tout à fait obscure . çà et là , dans l' ombre , luisent vaguement quelques objets dorés , le cadre d' un tableau invisible , les deux têtes de lion ornant les bras d' un fauteuil , un lourd gland de rideau . Sous leurs abat-jour de métal , les bougies de cire des deux candélabres n' éclairent que la large table encombrée d' atlas et d' épais registres reliés en maroquin vert et timbrés de l' n et de la couronne . Voilà près de deux heures que le maître travaille et que , sur les cartes géographiques et sur les états de situation de ses armées , il penche son front formidable que traverse une mèche noire , son front lourd de pensées , lourd comme le monde dont il médite la conquête . L' atlas ouvert présente une carte d' * Asie ; et la main de l' empereur-nerveuse , féminine , charmante-cherche lentement de l' index , là-bas , là-bas , à travers la * Perse , une route vers l' * Hindoustan . Oui , les * Indes ! Par la voie de terre ? Pourquoi pas ? Puisque sa marine est vaincue et détruite , le conquérant n' a plus que ce chemin pour aller , sous les palmes des forêts fabuleuses , suivi de ses aigles dont l' or étincelle parmi l' acier des baïonnettes , frapper l' * Angleterre au coeur même , c' est-à-dire dans son empire colonial , dans son trésor . Il a déjà la grandeur de * César et de * Charlemagne , il veut encore celle d' * Alexandre . Il fait ce rêve sans s' en étonner . Il connaît déjà l' * Orient ; il y a laissé , derrière lui , une légende immortelle . Le * Nil le vit , un jour , maigre général aux longs cheveux , monté sur un dromadaire . Aux bords du * Gange , pour le pesant empereur en redingote grise , il faudra l' éléphant de * Porus . Il sait comment on entraîne les peuples et comment on les fanatise . Il commandera , là-bas , à des soldats au visage de bronze , en turban de blanches mousselines ; il verra , mêlés à son état-major , des rajahs rutilants de pierreries ; et il interrogera sur sa destinée les monstrueuses idoles érigeant leurs dix bras au-dessus de leur mitre de diamants , puisque , naguère , en * égypte , le sphynx de granit à la face camuse , devant lequel il rêvait , les deux mains appuyées sur son sabre courbe , ne lui a pas livré son secret . Empereur d' * Europe ! Sultan d' * Asie ! Voilà les deux seuls titres qu' on gravera sur son mausolée . Un obstacle : l' immense * Russie ! Mais puisqu' il n' a pas pu fixer la flottante amitié d' * Alexandre , il le vaincra . Et la petite main de l' empereur feuillette avidement les gros volumes verts , les listes qui lui disent , à un homme près , les effectifs de l' énorme armée qui se masse déjà vers le * Niémen . Oui , il vaincra l' autocrate du nord et l' entraînera , tsar vassal , suivi de ses hordes de cavaliers sauvages , à la conquête de l' * Orient . Empereur d' * Europe ! Sultan d' * Asie ! L' oeuvre n' est pas supérieure à son désir et à son génie . Et quand il l' aura fondé , son prodigieux empire ne risquera pas d' être , un jour , partagé entre ses lieutenants , comme celui du macédonien . Depuis le vingt mars , * Napoléon a un fils , un héritier de sa gloire et de sa puissance ; et les lèvres de l' empereur se détendent en un beau sourire , à la pensée de l' enfant qui dort , si près de lui , dans le palais silencieux . Mais , soudain , il dresse la tête avec un mouvement de surprise . Dans le cabinet si bien clos et dont les épais rideaux sont baissés , d' où vient cet étrange et profond murmure ? Il semble que les grosses abeilles d' or , brodées sur la soie des tentures , se mettent toutes à bourdonner . L' empereur écoute , plus attentif , et voici que , dans cette rumeur , il distingue des vibrations d' airain . " ah ! Oui ... noël ... la messe de minuit . " ce sont , en effet , les cloches de toutes les églises de * Paris qui célèbrent la naissance de * Jésus-ces cloches que * Bonaparte a , naguère , rétablies sur les tours et dans les clochers , alors que , consul pacificateur , il réconciliait , en * France , tant de frères ennemis . Combien de fois ne se sont -elles pas ébranlées en son honneur , pour les glorieux te deum ! et comme on les lançait , une fois de plus , à toute volée , il y a quelques mois à peine , le jour de la naissance du roi de * Rome , date mémorable où le ciel , en accordant un fils au héros , semblait être d' intelligence avec lui , reconnaître la légitimité de son oeuvre et lui en promettre la durée ! Cependant , ce soir , aussi joyeuses , aussi triomphales que pour * Austerlitz ou pour * Wagram , elles sonnent , dans la nuit froide et claire , pour l' humble enfant , pour le fils du charpentier né sur la paille d' une étable , il y a si longtemps , tandis que des voix mystérieuses clamaient dans les espaces du firmament étoilé : " gloire à * Dieu et paix sur la terre ! " l' empereur écoute les cloches de noël . Il rêve , il se rappelle son enfance obscure et sauvage , la messe de minuit de son oncle l' archidiacre dans la cathédrale d' * Ajaccio , le retour de la nombreuse famille dans le vieux logis , témoin de tant de pauvreté fièrement subie , et la beauté de matrone de sa mère présidant le frugal réveillon , où l' on mangeait des châtaignes . Son fils , à lui , le fils du victorieux empereur et de l' archiduchesse d' * Autriche , ne connaîtra pas ces misères , sera maître du monde . Au dehors , dans la nuit glaciale , les cloches sonnent toujours pour noël . à la porte des tuileries , le grognard en bonnet à poil , qui marche à grands pas furieux devant sa guérite pour se réchauffer les pieds , se souvient peut-être , en ce moment , d' une prière ou d' un cantique qu' il a jadis appris par coeur , au village , sur les genoux de sa mère , et sourit avec tendresse , sous sa rude moustache , à la pensée de l' enfant- * Jésus dans sa crèche . L' empereur , lui , n' entend pas le pieux appel des cloches ; il ne songe qu' à son fils , et , soudain , il est pris d' un irrésistible désir de le voir . Il se lève , frappe dans ses mains . Aussitôt , s' ouvre une porte dérobée dans la tapisserie . * Roustan paraît . Sur un signe du maître , il prend un des candélabres ; et l' empereur , éclairé par le fidèle mameluck , à travers les corridors déserts , va droit à l' appartement du petit roi , y pénètre , congédie d' un geste la nourrice et les femmes soudain réveillées , et reste debout devant le berceau du prodigieux nouveau -né . Le roi de * Rome est profondément endormi . Dans la blancheur du linge et des dentelles , que traverse le grand cordon de la légion d' honneur , le mignon visage aux yeux clos , à demi plongé dans l' oreiller , et l' une des mains , toute petite , potelée , adorable , qui repose sur la couverture , mettent deux taches de chair enfantine ; et , sur cette candeur , sur cette pureté , sur cette innocence qu' est un enfant au berceau , le large ruban de moire écarlate passe comme un ruisseau de sang , comme le fleuve de sang qu' on va répandre , dans l' espoir que cette tête encore si frêle porte , un jour , la plus lourde des couronnes et que cette petite main , à présent délicate et jolie comme une fleur , saisisse plus tard tout un faisceau de sceptres . * Napoléon considère son fils . Il songe-et jamais l' orgueil humain ne caressa plus délicieusement un coeur-que les grands dignitaires de sa cour , que ses généraux plus illustres que les héros d' * Homère , ses ministres et ses sénateurs chamarrés d' or s' inclinent devant ce berceau avec un tremblement de respect , et que les jacobins rénégats eux-mêmes , les vieux régicides , qui portent maintenant la livrée impériale , oseraient à peine ambitionner la faveur de baiser cette main enfantine . L' empereur rêve , et , dans la confuse rumeur des cloches qui sonnent la messe de minuit , il croit entendre la marche cadencée des troupes et le roulement des caissons , là-bas , sur les routes glacées de l' * Allemagne et de la * Pologne . Enivré d' ambition paternelle , plus que jamais il pense à la grande-armée et à la conquête de la * Russie et des * Indes ; et il se jure de laisser à son héritier tous les trônes du vieux monde . Il lui a déjà donné la ville de saint * Pierre pour hochet ; le nouveau -né aura bientôt , parmi ses joujoux , d' autres cités saintes . émir de la * Mecque ! Rajah de * Bénarès ! Voilà des titres dignes du roi de * Rome ! Ah ! Pourquoi les femmes de * France ne sont -elles pas plus fécondes ? Que n' a -t-il sous ses ordres , l' invincible capitaine , un million , deux millions de soldats ? C' est l' univers tout entier , c' est le globe du monde qu' il mettrait dans cette petite main ! Il rêve , sourd à la voix des cloches saintes , sans une pensée pour celui qui règne dans les cieux et qui regarde les plus grands empires comme des fourmilières . Il rêve , sans voir , dans l' avenir , son immense armée ensevelie dans les neiges de la * Bérésina , sans voir le dernier trophée de ses aigles fauché par la mitraille anglaise avec le bataillon sacré de * Waterloo , sans voir , au milieu de l' océan , le rocher où l' attendent les tortures de * Prométhée , sans voir surtout , dans le parc de * Schoenbrünn , sous un ciel d' automne , ce pâle et triste jeune homme , avec la plaque d' un ordre autrichien sur son uniforme blanc , qui tousse en marchant dans les feuilles mortes . Et tandis que l' empereur poursuit sa monstrueuse chimère , imagine le règne de son fils et des successeurs de son fils sur tout l' univers , et se suppose enfin lui-même , * Napoléon , devenu , au fond des temps et de la légende , un mythe fabuleux , un nouveau * Mars , un dieu solaire triomphant au milieu du zodiaque de ses douze maréchaux , - les cloches sonnent toujours joyeusement , triomphalement , éperdument , en l' honneur du pauvre petit enfant né à * Bethléem , qui a vraiment conquis le monde , il y a dix-neuf cents ans , non avec du sang et des victoires , mais avec le verbe de paix et d' amour , et qui régnera sur les âmes dans tous les siècles des siècles . la meilleure année 30 décembre 1897 encore quelques tours de l' aiguille sur le cadran de la pendule , et elle sera finie , cette année que j' ai passée presque tout entière dans les souffrances , où j' ai vu la mort de si près , et au bout de laquelle je me trouve dans un état d' infériorité physique qui m' annonce l' arrivée définitive de la vieillesse . Derrière les vitres froides de ma fenêtre , où sont à peine fondues les blanches arabesques qu' y traça la nuit glacée , le morne ciel de décembre m' invite aux souvenirs sévères . Quelle année ! Je me revois à * Pau , en janvier dernier , puis à * Mandres , au mois de juin . Deux fois , je m' étends sur la table d' opération , entouré des praticiens en tablier blanc , dont les visages deviennent brusquement si sérieux ; j' aspire l' écoeurante odeur de pomme du chloroforme , et j' entends dans mon cerveau , avant de perdre connaissance , un bruit de marteaux lointains . Deux fois , on me rapporte vers mon logis parisien , inerte masse , secouée par la trépidation du wagon , ballottée sur les sangles de la voiture d' ambulance . Combien de temps suis -je resté sur le dos , dans une immobilité douloureuse ? Le tiers de cette année maudite . Oh ! La persistante puanteur des antiseptiques ! Oh ! Les interminables nuits d' insomnie ou de cauchemar ! Une heure surgit surtout , affreuse , dans ma mémoire . Par la fenêtre ouverte de ma chambre de torture , pénètre la chaleur lourde , pâteuse , écrasante , d' une matinée de canicule . J' ai eu la fièvre toute la nuit , je n' en puis plus . Je suis arrivé à ce degré de fatigue , de prostration , où l' on renonce à tout , où l' on consent à mourir . Mais ma vieille soeur est là qui me regarde , en faisant pour me sourire un navrant effort ; je vois trembler un peu ses doigts sur la barre de fer , au pied de mon lit ; - et , assise à mon chevet , une autre femme , une amie bien chère , est inclinée sur la main que je lui abandonne et y applique éperdument ses lèvres brûlantes et gonflées par les larmes . Oh ! Cet instant -là , je ne puis me le rappeler sans frémir ; ce fut , dans le cours de ma longue maladie , celui où je me sentis le plus malheureux . Car la douleur physique , il faut bien s' y résigner ; la mort , on la demande , on l' appelle dans les supplices . Mais la pensée qu' en souffrant on fait mal à ceux qu' on aime et dont on est aimé , et qu' en disparaissant , on va les réduire au désespoir , est une pensée intolérable . Je connais bien les deux coeurs qui saignaient , ce jour -là , auprès de mon lit de souffrance , je suis sûr d' eux ; et , me considérant alors comme perdu , je me demandais avec angoisse ce qu' ils allaient devenir , ces coeurs aimants qui ne battent que pour moi ; et , malgré mon accablement , j' essayais de trouver , pour les deux pauvres femmes , quelques douces paroles qui les habituassent un peu à l' idée de mon départ , leur disant qu' après tout , si je mourais , ce n' était pas de ma faute , et leur en demandant presque pardon . Oui , elle me fut cruelle , cette année 1897 . N' est -elle pas , je me le demande , la pire de toute ma vie ? Non pas , ô mon * Dieu . C' est la meilleure ! Car un de vos prêtres est venu , il m' a simplement montré votre croix , il m' a rappelé votre sublime enseignement : que la douleur est inéluctable ; que , s' il faut la soulager chez autrui , de tout son pouvoir , on doit l' accepter sans plainte pour soi-même ; et , depuis lors , fortifié par votre grâce et par votre exemple , j' ai subi ma peine , non seulement avec courage , mais avec je ne sais quelle satisfaction intime , me rappelant que j' avais été ce qu' on appelle un heureux , que j' avais beaucoup plus joui et beaucoup moins souffert que tant d' autres , trouvant juste que l' équilibre pût se rétablir , et , - lorsque tout danger immédiat eut été écarté , - vous remerciant de m' accorder ce délai , mais résigné d' avance à tous les maux qui me sont réservés , heureux de ne plus offrir bientôt , dans ma personne , un témoignage de l' injustice de la nature et de l' inégale répartition des choses de ce monde , et nourrissant enfin l' espoir de n' arriver à la mort qu' après avoir eu toute ma part de malheur . Voilà des sentiments qui feront sans doute hausser les épaules à beaucoup de mes contemporains ; car je n' entends que des voix qui clament vers le bonheur , et , de tous les côtés , me parvient ce cri : " la vie ! Nous demandons , pour tous , le droit à la vie , à toute la vie . Nous réclamons la vie intégrale , avec toutes ses jouissances et toutes ses joies , l' épanouissement complet de l' individu " , etc . Loin de moi la pensée de décourager les efforts de ceux qui veulent rendre les conditions de l' existence tolérables pour tous et qui rêvent de diminuer , sinon de détruire , la misère et l' ignorance . Mais peut -on prononcer de bonne foi ce mot , qui semble une ironie à quiconque n' est plus un enfant , " la joie de vivre " ? Où la cherchons -nous , en effet ? Dans les sens ? Mais chaque volupté , immédiatement punie d' ailleurs par la tristesse de la chair assouvie , est un pas vers notre destruction . Dans l' intelligence ? Mais la science aussi est décevante et peut se comparer à une infranchissable chaîne de montagnes , où le voyageur , du haut de chaque pic durement gravi , voit à ses pieds se creuser de plus profonds abîmes , et , devant lui , se dresser de plus inaccessibles sommets . Dans la vie-dure pour beaucoup , médiocre pour la plupart , et pour quelques privilégiés seulement , semée de quelques beaux jours -il n' y a vraiment qu' un bonheur et qu' une joie : aimer . Mais telle est l' infirmité de la nature humaine que nous n' aimons , c' est-à-dire que nous ne faisons à autrui le don de nous-mêmes qu' avec le désir d' un don réciproque . Or , rien n' est plus rare qu' un sentiment tout à fait partagé , et tel qui aime jusqu'au dévouement , jusqu'au sacrifice , ne rencontre souvent que l' indifférence , et parfois l' ingratitude et la trahison , - de sorte que le sentiment qui nous inspire nos meilleurs espoirs est aussi , presque toujours , la source de nos pires déceptions et de nos plus amers chagrins . Qu' y faire ? Ici encore-comme pour la souffrance Certes , il nous ordonne d' aimer . Que dis -je ? Il est la plus grande école de fraternité que le monde ait connue , puisqu' il veut que nous aimions notre prochain comme nous-mêmes . - vous entendez bien , comme nous-mêmes . - mais il prétend que nous aimions sans exiger de retour , avec un entier désintéressement , enfin-comme dit le peuple dans son langage naïf et profond-que nous aimions pour l' amour de * Dieu . Savoir souffrir ! Savoir aimer ! Voilà le précieux secret que j' ai découvert dans l' évangile pendant ma maladie ; et voilà pourquoi , dans cette veillée de décembre , disant adieu à l' année qui s' en va et me laisse encore bien faible et condamné à des soins pénibles , je proclame hautement que , plus que toutes les autres années de ma vie , elle me fut propice et bienfaisante . Ah ! Si les malheureux savaient mieux souffrir et si les heureux savaient mieux aimer , quelle aurore de paix et de bonté se lèverait sur le monde ! Ceux qui ne croient pas aux miracles doivent au moins désirer celui -là . Mais est -il permis de l' espérer ? Faut -il se fier à quelques favorables présages ? à ce souffle religieux , par exemple , qui traverse les oeuvres récentes de quelques écrivains et que je retrouve jusque dans les feuilles éparses de la presse ? Ou bien encore à l' évidente inquiétude des ennemis de * Dieu , qui semblent , à l' heure qu' il est , effrayés eux-mêmes par les conséquences de leur oeuvre funeste ? Ah ! Qu' il vienne , le semeur de la parabole , et qu' il jette à pleines poignées la semence de résignation et de solidarité chrétiennes sur cette société moderne , si lugubre et si caduque , où nous voyons , en haut , tant de corruption et de sécheresse de coeur et , en bas , tant de révolte et de désespoir ! Quelle noble tâche-et quelle gloire ! - ce serait pour un jeune poète de génie , de se manifester , nouveau * Chateaubriand , comme le précurseur d' une renaissance de la foi ! Hélas ! Je ne puis qu' exprimer ce voeu , moi , pauvre homme sur le déclin , qui embrasse la croix comme un naufragé étreint une épave . Je considère avec tristesse mon âme en lambeaux , ayant vergogne d' offrir à * Dieu un si misérable présent . Mais je prends confiance en cette pensée que sa miséricorde est pareille à l' ingénieuse charité de ses admirables servantes , les petites soeurs des pauvres , qui , avec quelques haillons et le rebut des cuisines , habillent et nourrissent des vieillards indigents . Qu' elle soit donc bénie , l' année qui s' enfuit ; car elle fut pour moi l' année de l' épreuve , l' année de la grâce , où j' ai pu recueillir les ruines de mon coeur et où j' ai rallumé , dans ce vase fait de débris , le grain d' encens de la prière ! un dialogue des morts 6 janvier 1898 quand on eut recloué les cercueils et refermé les tombeaux , quand les fonctionnaires , les savants , les reporters et les photographes se furent retirés , quand enfin la crypte du panthéon resta vide , les ombres de * Voltaire et de * Jean- * Jacques * Rousseau , qui avaient assisté , invisibles , au viol de leurs sépulcres , devinrent subitement apparentes . Car l' usage des ombres est de ne reprendre figure humaine que lorsqu' elles se trouvent hors de notre présence , attendu qu' elles n' ont aucun goût pour la compagnie des grossiers personnages de chair et d' os que nous sommes . C' est ce qui explique , entre parenthèses , pourquoi les spirites ne sont jamais parvenus , - du moins que je sache , - à évoquer une ombre authentique , un spectre pour de bon , comme ceux que j' ai vus jadis , au théâtre du * Châtelet , dans un mélodrame imité de l' anglais . C' étaient , je vous assure , de très " horrifiques " fantômes , qu' un personnage de la pièce traversait de son épée sans qu' ils donnassent le moindre signe d' émotion . De là ma méfiance contre nos sorciers en redingote , qui n' arrivent même pas , avec toute leur magie , au résultat obtenu par un simple machiniste au moyen de quelques miroirs ingénieusement disposés . Donc , quand les caveaux du panthéon furent retombés dans le silence et la solitude , * Voltaire et * Rousseau- " spectres vivants et impalpables " , comme disait autrefois l' affiche du secret de miss * Aurore -surgirent devant leurs propres tombes , avec l' apparence qu' ils avaient dans les dernières années de leur vie . Le patriarche de * Ferney était facilement reconnaissable à sa canne , à sa perruque , à son profil de casse-noisette et à la paire de tibias en bas de soie qui lui tenaient lieu de jambes . Quant à l' illustre genevois , il était vêtu du costume arménien-caftan alla turca et bonnet de mamamouchi-qui lui valurent , dans les rues du vieux * Paris , un succès comparable à celui de notre député musulman . Au premier coup d' oeil , les deux philosophes se reconnurent et , chose remarquable , leurs regards ne se chargèrent pas aussitôt de haine et de fureur . Entre tant d' excellents effets , la mort a ceci de bon qu' elle réconcilie les pires ennemis , même les hommes de lettres , et que , de l' autre côté du * Cocyte , les gens de plume font trêve aux mesquines querelles et aux basses rivalités qui , de leur vivant , les couvrent de ridicule et , souvent même , les déshonorent . Avec une grâce tout à fait aristocratique , le père de * Candide s' avança vers l' auteur des confessions , et , tirant du gousset de sa veste brodée une tabatière enrichie de diamants et ornée de la miniature du roi de * Prusse , il la tendit à * Rousseau , qui , sans témoigner de répugnance , y puisa une large prise de macouba et la renifla bruyamment . Soudain , se rappelant ce qu' elles venaient de voir , les deux ombres exprimèrent par leur physionomie , chacune à sa manière , les sentiments qui les préoccupaient . * Voltaire exécuta son " hideux sourire " - ce célèbre sourire sculpté par * Houdon et chanté par * Alfred * De * Musset-et * Rousseau , grimaçant de la lèvre inférieure , fit sa moue la plus misanthropique . - mon cher * Jean- * Jacques , dit alors le vieil * Arouet , il faut convenir que nous venons d' assister à une ignoble cérémonie . - certes , répondit * Rousseau ... à un spectacle fait pour combler de dégoût le coeur d' un homme sensible . - et nos admirateurs actuels , reprit * Voltaire , sont des maladroits . Pour bien établir que * Louis * XVIII ... un fin lettré , s' il vous plaît , un poète de mon école ... vous connaissez le galant quatrain écrit par lui sur l' éventail de * Marie- * Antoinette ? ... au milieu des chaleurs extrêmes , heureux d' amuser vos loisirs , je ne veux appeler vers vous que les zéphirs ; les amours y viendront d' eux-mêmes . charmant , n' est -ce pas ? ... pour prouver , donc , que * Louis * XVIII avait permis d' outrager nos tombeaux et de disperser nos cendres , voilà que ces niais de tout à l' heure viennent de détruire une légende qui leur était chère , d' absoudre d' un gros péché la restauration et les jésuites , et de déchirer une page de * Victor * Hugo , notre voisin dans cet édifice ... si je suis bien au courant de l' argot moderne , c' est ce qu' on peut appeler une gaffe . - d' autant plus , continua le philosophe de * Genève , que , sous le rapport du respect des sépultures , nos disciples ont , dans leur passé , quelques fâcheux souvenirs ... - oui , interrompit * Voltaire , en se prenant le menton d' un air réfléchi , le pillage de la basilique de * Saint- * Denis , le viol des tombeaux , les ossements des rois de * France jetés à l' égout ! ... de * Louis * Xiv , notamment , dont j' ai écrit le panégyrique , et d' * Henri * Iv , à la louange de qui j' ai composé tout un poème , qui n' est pas , entre nous , ce que j' ai fait de mieux ... oui , il est clair que , ce jour -là , la populace a été abjecte , a montré son fond de férocité , ses instincts de chacal ... mais à qui la faute ? N' est -ce pas vous qui , le premier , avez dit au peuple qu' il était souverain et , par conséquent , avez autorisé d' avance toutes les explications et toutes les excuses en faveur des excès de la canaille ? - point de reproches , * Voltaire ! Vous êtes , autant que moi , responsable de ces horreurs . Si j' ai poursuivi une impossible chimère , si j' ai bâti sur les nuages , vous fûtes , vous , l' infatigable destructeur de l' idéal et du respect . L' opinion ne se trompe pas , quand elle associe nos deux noms et nous place avant tous les autres parmi les auteurs de cette révolution , pendant laquelle , on peut le dire , le monde assista à l' explosion de la méchanceté humaine , et dont les résultats , d' abord si fanatiquement admirés , semblent aujourd'hui des bienfaits très contestables ... pourtant je ne rêvais que la justice , le bonheur de tous ... pouvais -je prévoir de tels crimes ? Pouvais -je prévoir que moi , l' homme constamment attendri jusqu'aux larmes , moi , le paisible promeneur , l' ami de la nature , le buveur de lait , j' engendrerais tous ces coeurs de rocher et tous ces buveurs de sang , et que , se souvenant que j' ai proclamé la légitimité de la peine capitale au nom du pacte social , * Robespierre , mon affreux élève , couvrirait la * France d' échafauds ? ... ah ! J' ai parfois la pensée que , le jour où j' ai écrit cette page fatale , j' ai signé des milliers de sentences de mort . - * Jean- * Jacques , mon compère , dit à son tour le maigre vieillard , qui ne souriait plus , apprenez , si cela peut vous consoler , que moi aussi , je doute très souvent de l' excellence de mon oeuvre . Elle offre bien pourtant l' image de mon siècle , si léger et si corrompu , qui prononça pour la première fois , en badinant , des paroles formidables . En vérité , j' ai bien peur d' avoir été aussi téméraire que l' élève du sorcier , qui savait bien le mot pour faire sortir le diable d' un alambic , mais qui avait oublié la formule cabalistique pour l' y faire rentrer ; et , le jour où j' ai vu les prêtres massacrés et une fille publique adorée comme déesse de la raison , en pleine cathédrale de * Paris , je me suis demandé sérieusement si la bonne compagnie de mon temps avait eu raison d' applaudir de si bon coeur à mes accès de cynisme et d' impiété , et si je n' aurais pas mieux fait de garder pour moi toutes les polissonneries du dictionnaire philosophique . - si encore , reprit * Jean- * Jacques , on pouvait se dire que la révolution a passé comme une tempête , que le ciel s' est ensuite rasséréné et que l' ordre et la paix ont succédé à tant d' horribles convulsions . Mais il n' en est rien . Depuis lors , toutes les nations civilisées demeurent dans un état de trouble permanent . Des guerres effroyables ont éclaté ; l' on a poussé les unes contre les autres des armées comme on n' en avait pas vu depuis l' invasion des barbares , et , à l' heure où nous parlons , toute l' * Europe est en train de fondre des canons , de construire des vaisseaux cuirassés et de faire l' exercice ... hélas ! Moi qui rêvais pour l' humanité l' avènement prochain d' un âge d' or , d' un paradis pastoral où l' innocente jeunesse aurait formé des rondes en chantant les airs du devin du village et où les vieillards , pleins de sagesse , auraient fait de la botanique ! - que voulez -vous ? Soupira * Voltaire . Il faut croire que les ombres ne sont immortelles que pour perdre , à la longue , leurs dernières illusions ... poursuivons donc notre examen de conscience ... que pensez -vous , s' il vous plaît , des fameuses conquêtes de la révolution ? ... de l' égalité entre les citoyens , par exemple ? - ... qu' elle existe dans les lois , mais non dans les moeurs ; que l' aristocratie de la naissance , qui donnait lieu , sans doute , à de graves abus , a été remplacée par celle de l' argent , qui constitue une bien plus scandaleuse iniquité ; et qu' il suffit de jeter un regard sur le monde moderne pour ne pas attendre de si tôt le triomphe de la seule aristocratie qui devrait être reconnue par tous , celle du mérite et de la vertu . - et votre opinion sur la soumission de l' église à la société civile ? - je constate qu' il en est résulté l' établissement d' une sorte d' athéisme officiel , ce qui semblerait déplorable même à mon vicaire savoyard ... nous sommes bien seuls , n' est -ce pas ? Et il n' y a pas ici de conseiller municipal , qui , s' il nous entendait , " désaffecterait " nos tombeaux et ferait pour de bon , cette fois -ci , enfouir nos restes dans quelque terrain vague ... eh bien , je vous dirai tout bas que depuis qu' on a détruit , par tous les moyens possibles , la foi religieuse dans le peuple français , il est beaucoup moins moral et beaucoup plus malheureux . - reste à examiner les avantages de la liberté de la presse , dit alors * Voltaire , et ceci me regarde ; car je suis , en un certain sens , le père du journalisme . Or la presse ressemble à mon oeuvre , que je juge aujourd'hui , sévèrement . J' y ai tout dit , et , surtout , je m' y suis contredit . On y trouve , par -ci par -là , une page où vibrent la vérité et la justice , mais l' on peut y recueillir aussi une remarquable collection d' injures , de mensonges et d' obscénités . - * Voltaire , mon ami , vous avez pendant toute votre vie , prêché la tolérance ... eh bien , apprenez que , l' été dernier , on a donné la croix à un maire qui a fait disperser par la gendarmerie une procession de petites communiantes ... qu' en dites -vous ? - * Rousseau , mon camarade , vous eûtes toujours de grandes prétentions à la morale , et vous vouliez décider les duchesses en falbalas à nourrir elles-mêmes leurs enfants ... eh bien ! Sachez que , maintenant , nous avons de belles féministes qui impriment tout cru que l' allaitement maternel doit être considéré comme un reste de barbarie ... que vous en semble ? Ici les deux philosophes se regardèrent , comme disent les bonnes gens , entre quatre-z-yeux , puis s' écrièrent l' un après l' autre : - ô * Rousseau , la révolution que nous avons préparée n' aurait -elle pas , par hasard , fait banqueroute ? - ô * Voltaire , la déclaration des droits de l' homme , qu' on a puisée dans nos ouvrages , ne serait -elle qu' une mystification ? - ce qu' il y a de plus grave , reprit le défenseur de * Calas , ce n' est pas que nous nous posions des questions pareilles dans ce souterrain solitaire , en ombres désabusées que nous sommes , mais c' est que beaucoup d' intelligences , éprises de justice absolue , se les adressent impérieusement à elles-mêmes , et se désespèrent , et se dégoûtent de toutes les solutions médiocres et évasives que leur proposent les politiciens , et concluent carrément par l' anarchie . - à qui le dites -vous ? Continua l' ancien amant de * Mme * De * Warens . J' en suis assez affligé ; car c' est dans mes écrits que les gens dont vous parlez ont trouvé des arguments . N' ai -je pas lancé , un jour , ce beau paradoxe , que , toute société étant fondée sur l' usurpation des uns et sur la lâcheté des autres , toute société est mauvaise ? De sorte qu' aujourd'hui , ayant renoncé à toutes mes chimères , j' ai le chagrin de voir les anarchistes les plus impatients allumer la mèche de leur bombe avec un feuillet arraché au contrat social ! * Voltaire et * Rousseau auraient sans doute longtemps continué leur conversation , si , alors , un bruit de pas ne s' était fait entendre dans le lointain de la crypte . C' était un des violateurs de tombeaux qui avait oublié son parapluie et qui revenait le prendre , accompagné du gardien . Et , comme les purs esprits , ainsi que nous l' avons dit plus haut , n' aiment pas à se compromettre avec les simples mortels , les deux ombres se vaporisèrent en une seconde et disparurent comme par enchantement . saint * Vincent * De * Paul 13 janvier 1897 si , pour changer de conversation , - car , en vérité , nous sommes , en ce moment , gorgés de choses violentes et haineuses , et jusqu'à la nausée , - si donc , comme on purifie l' atmosphère d' une chambre en brûlant du sucre , nous parlions un peu d' un brave homme ! Voulez -vous ? Le saint * Vincent * De * Paul , que vient de publier * M . * Emmanuel * De * Broglie , nous en fournit précisément l' occasion . Il existe déjà , vous vous en doutez bien , sur cet admirable serviteur de * Dieu et des pauvres , de nombreux et importants ouvrages , et l' on en pourrait garnir plusieurs rayons d' une bibliothèque . Cependant , * M. * Emmanuel * De * Broglie a pensé qu' il n' était pas inutile d' écrire , sur ce beau sujet , un récit simple et court , mais émouvant et substantiel , et il y a tout à fait réussi . Son petit volume-qu'on trouve chez l' éditeur * Victor * Lecoffre-offre cette originalité que , sous une forme très pure et très distinguée , il s' adresse à tous , au grand public . C' est au peuple directement qu' est destinée cette histoire de son grand ami . Constatons -le avec joie . Malgré tout ce qu' on a pu faire pour inspirer à la foule le mépris de la religion et la haine de ses ministres , saint * Vincent * De * Paul est toujours resté populaire . Les gens en blouse demeurent fidèles à ce bonhomme en soutane ; et l' insolent voyou qui vient d' imiter le croassement du corbeau en passant à côté d' un ecclésiastique , s' attendrira , un instant après , s' il aperçoit , à la devanture d' un marchand de bric-à-brac , la gravure où * Vincent * De * Paul est représenté dans une rue de * Paris , par un temps de neige , ayant déjà recueilli un enfant abandonné dans un pan de son manteau et se penchant pour en ramasser un second dans l' angle d' une muraille . Il est trop facile , hélas ! D' égarer l' esprit du peuple ; mais il est heureusement moins aisé de corrompre son coeur . Pourquoi n' est -il pas possible de mettre cette nouvelle vie de saint * Vincent * De * Paul sous les yeux de tous les prolétaires ? Ils apprendraient dans ce petit livre , je veux le croire , à comparer les promesses jamais réalisées dont les bercent leurs ambitieux flatteurs , et les bienfaits solides et durables qu' ils doivent au grand chrétien . Ces bienfaits sont aussi nombreux que variés , et l' on peut affirmer hardiment que , en matière d' institutions charitables , on n' a rien créé de nouveau depuis saint * Vincent * De * Paul . J' en donnerai quelques preuves . Nous sommes fiers , et avec raison , de notre oeuvre de l' hospitalité de nuit , oeuvre très récente , comme on sait , et j' ajouterai , oeuvre très insuffisamment développée , puisque les malheureux qui ne savent où coucher n' ont encore à leur disposition , dans l' énorme * Paris , qu' un très petit nombre de refuges , et toujours situés dans des quartiers excentriques . Or , * Vincent * De * Paul avait déjà ouvert , non seulement dans la capitale , mais dans plusieurs villes de province , des asiles pour les passants , où on leur donnait à souper et à coucher , et le lendemain matin " deux sous pour continuer leur route " . N' allez pas non plus vous imaginer que nos oeuvres d' assistance par le travail datent d' hier . Chaque fois qu' il installe une de ces maisons qu' il appelle des " charités " , non seulement * Vincent * De * Paul recommande de séparer avec soin les pauvres valides qui peuvent travailler des infirmes qui en sont incapables , mais il veut qu' on ouvre là des ateliers où les enfants , les convalescents et même les hommes en bonne santé trouvent une besogne facile et gagnent leur vie . Philanthropes contemporains , apprenez encore que * Vincent * De * Paul alluma bien avant vous des fourneaux économiques . Et toi , petit-manteau-bleu , sache que tu n' as pas été le premier à distribuer des soupes . D' ailleurs , on ne sait ce qu' on doit le plus admirer , dans les oeuvres établies ou rêvées par saint * Vincent * De * Paul , de l' ardente charité qui en inspire le dessein ou du génie pratique qui préside à leur règle . En veut -on un exemple ? S' il est un abus scandaleux , c' est assurément l' exploitation de l' enfance , et l' on sait trop que , dans certaines industries et dans certains commerces , les apprentis et les jeunes employés , qui rendent déjà de grands services , ne reçoivent , pendant plusieurs années , qu' un salaire dérisoire . L' état a bien fondé , pour combattre cet abus , des écoles professionnelles ; mais , sauf quelques favorisés , les enfants doivent y payer une pension . Dans les ateliers de saint * Vincent * De * Paul , la question était fraternellement résolue . On y entretenait et on y instruisait pour rien les apprentis , à la seule condition qu' ils s' engageassent à instruire à leur tour gratuitement , quand ils sauraient leur métier , les enfants pauvres qui les remplaceraient . Ces oeuvres d' hospitalité et de travail n' ont pas survécu à leur fondateur , et la bienfaisance a attendu deux cents ans avant de les reprendre assez timidement et avec un succès médiocre . Elles n' étaient , du reste , qu' une faible partie de la prodigieuse entreprise de ce vieillard en soutane râpée et en vieux chapeau , qui passait au milieu du respect et des bénédictions de tous . Le " bon * Monsieur * Vincent " , si peu prestigieux d' aspect et de moeurs si rustiques , fut , en effet , pendant plus de la moitié de sa très longue existence -il mourut âgé de quatre-vingt-quatre ans-quelque chose comme le ministre tout-puissant de la charité en * France . Il dépensait des millions , il construisait des édifices imposants , tels que la * Salpêtrière et les incurables . Il commandait à des phalanges de prêtres et de religieuses . Il était présent , soit en personne , soit par la pensée , partout où l' on secourait les pauvres , où l' on recueillait des orphelins et des nouveau -nés jetés à la borne , où l' on soignait les malades , où l' on instruisait les enfants , où l' on consolait les prisonniers , où l' on veillait sur les fous , partout en un mot où l' on faisait du bien . Il avait enrôlé dans son armée de la bienfaisance non seulement la reine , les grands , toute la cour , mais aussi les gens des faubourgs et de la campagne . Aux uns il demandait de l' or , aux autres leur bonne volonté . Un jour , pour aider ses dames de charité dans leurs visites aux malheureux , il engageait quelques filles des champs , quelques servantes ayant le coeur chrétien , et partait de là pour instituer la sainte et admirable famille des soeurs grises , qui sont aujourd'hui , au nombre de vingt mille , répandues dans le monde entier . Son action s' étendait sur tout le royaume . Au premier appel , il prenait son vieux manteau de voyage , pour aller dans une province lointaine prêcher une mission devant des paysans ou visiter un bagne . La guerre éclatait -elle , répandant les deuils et la misère ? C' était lui qui trouvait et distribuait les secours . Et cette prodigieuse besogne de charité ne suffisait pas à son zèle . Il était à la tête de la renaissance religieuse qui illustra le dix-septième siècle . Il fondait , avec * M * Ollier , l' oeuvre des séminaires , et , seul , celle des missions , envoyant ses lazaristes dans toute la * France et jusqu'en * Barbarie , comme on disait alors , chez les infidèles , pour leur porter la parole de * Dieu . Tout cela avec une bonne humeur , une modestie , une simplicité délicieuses . Ce directeur de tant d' oeuvres et de tant d' âmes , ce chef accablé de soucis et d' occupations , ce grand personnage , en somme , que consultaient les rois et les premiers ministres , n' oublia jamais que le plus noble devoir du prêtre est de servir les pauvres et de toucher de ses propres mains ces " membres souffrants " de * Jésus- * Christ ; il se souvint aussi toujours qu' une des plus touchantes vertus du chrétien est l' humilité . En quittant une compagnie aristocratique à laquelle il venait de recommander ses enfants trouvés , * Vincent * De * Paul allait voir , dans une des horribles prisons d' alors , les galériens déjà rivés à la chaîne , non seulement pour les exhorter à la résignation , mais pour les soulager dans leurs souffrances physiques , poussant la bonté jusqu'à enlever la vermine dont ils étaient couverts . Et , dans sa maison de * Saint- * Lazare , où il logeait les prêtres en retraite , on l' a vu , peut-être le matin même du jour où il devait aller au * Louvre s' asseoir au conseil de la régente , décrotter les souliers de ses hôtes , le nombre des domestiques n' y suffisant pas . Je sais bien que nous avons " laïcisé " tout cela , et que de tels actes , bons pour un saint , provoqueront plus d' étonnement que d' admiration même chez les meilleurs d' entre nous , dont la pitié est tiède et passagère et dont la modestie est rarement de bon aloi . N' importe , on ne saurait trop redire que , en fait de charité , il n' y a encore de solide et de bon teint que la charité chrétienne ; et puis , je tenais à remercier * M * Emmanuel * De * Broglie de m' avoir fait passer quelques si bonnes heures en compagnie de saint * Vincent * De * Paul ; car cet homme -là est tout de même plus intéressant que la belle madame d' un certain âge , qui , lorsqu' elle a fondé quelques lits dans les hôpitaux , veut être décorée comme un vieux brave , ou que le banquier milliardaire qui n' a qu' un ordre de bourse à donner pour empocher un monstrueux bénéfice , et qui , lorsqu' il fait , par prudence , quelque largesse aux pauvres , l' annonce à son de trompe dans tous les journaux . la fête de * Jeanne * D' * Arc 3 février 1898 nous allons donc avoir-est -ce bien sûr ? - une fête de * Jeanne * D' * Arc , j' entends une fête périodique et officielle , car maintes fois déjà l' église de * France honora le souvenir de l' héroïne par de pompeuses et touchantes cérémonies . Comme il ne saurait être question , sous peine d' intolérable ridicule , de " laïciser " la bonne * Lorraine , " qu' anglois bruslèrent à * Rouen " , les fêtes seront en même temps patriotiques et religieuses . Il y aura , sans doute , le matin , messe solennelle à notre-dame ; dans l' après-midi , revue de l' armée de * Paris ; et , le soir -la date choisie est en mai-après avoir chanté les cantiques de la vierge , auxquels on ajoutera bien une belle prière pour * Jeanne , les fidèles du mois de * Marie se dirigeront vers le feu d' artifice . Il faut nous réjouir de cet heureux accord . Nous n' avons pas si souvent l' occasion de voir tous nos compatriotes vibrants d' un sentiment unanime ; et en est -il un plus vibrant , plus profond , que notre vénération attendrie pour * Jeanne * D' * Arc ? C' est un culte , à proprement parler , que nous avons voué à l' humble paysanne de * Domrémy , qui , agenouillée dans le verger de la maison paternelle , à l' ombre du clocher de l' église , ne songeait qu' à la " grande pitié " qu' il y avait alors dans le royaume de * France et prêtait l' oreille aux voix mystérieuses qui lui annonçaient que * Dieu l' avait choisie pour chasser les envahisseurs . Elle représente et symbolise pour nous l' inébranlable espérance dans le triomphe définitif de la patrie ; et plus nous sommes malheureux et attristés dans notre vie nationale , plus le souvenir de * Jeanne * D' * Arc nous devient cher . Nous traversons des temps bien laids et bien sombres . Vaincus , il y a vingt-sept ans , après une résistance qui fut honorable et obstinée , mais- avouons -le franchement-peu glorieuse , nous ne sommes pas sortis , comme on aurait pu l' espérer , meilleurs et plus sages de cette cruelle épreuve . Non seulement nous n' avons pas fait le moindre effort pour reconquérir nos frontières perdues , mais , dans notre pays diminué et se résignant à la défensive , nous n' avons pas su établir la prospérité , l' ordre et la concorde . L' avenir jugera très sévèrement , - j' en ai la ferme conviction , - ce quart de siècle de notre histoire , où retentirent seulement tant de paroles stériles . Mais l' heure présente est particulièrement sinistre ; et tout français digne de ce nom songe en ce moment avec épouvante , devant le spectacle des discordes fratricides qui nous menacent pour demain d' un cataclysme social , à nos ennemis qui se réjouissent et à notre unique allié qui , peut-être , s' inquiète et perd confiance . Dans notre angoisse , nous reprenons pourtant un peu de courage en tournant nos regards vers le passé , en nous rappelant que notre pays a connu de bien pires détresses ; et c' est une consolation pour nous de voir , au fond des sanglantes ténèbres du quinzième siècle , dans une * France épuisée par cent ans d' invasion et de guerre , surgir cette pure et radieuse figure de la * Pucelle , qui n' eut qu' à brandir l' éclair de son épée pour éblouir et consterner les ennemis et pour ramener et fixer la victoire dans nos rangs . Quand on considère l' état lamentable du royaume , au moment de l' apparition de * Jeanne * D' * Arc , et quand on constate que peu d' années après , à la fin du règne de * Charles * VII , les anglais n' avaient plus , en * France , que la seule place de * Calais , on demeure accablé d' admiration et l' on refuse aux plus pessimistes le droit de désespérer d' un pays où a pu s' accomplir un tel miracle . J' ai dit le mot et je le maintiens ; car rien de pareil n' existe dans l' histoire d' aucun peuple . Je viens de relire , dans * Michelet-qui n' est point suspect de mysticisme et plus j' y réfléchis , plus j' y découvre une intervention surnaturelle . Un miracle ! Naguère encore , en prononçant ce mot , j' aurais sottement haussé les épaules . Parce que je n' ai jamais vu , de mes yeux vu , se produire un miracle , je niais tout , au mépris de cette vérité élémentaire que , s' il est un * Dieu-et de son existence je n' ai jamais douté-s'il est un * Dieu tout puissant , créateur des choses visibles et invisibles , il est supérieur aux lois du monde physique , son ouvrage , et que rien ne lui est impossible . Maintenant mon orgueil a rendu les armes . Un jour , j' ai senti sur mon front le souffle de la mort , et en moi se sont réveillés l' horreur du néant et le besoin d' une vie éternelle . Alors , j' ai relu l' évangile . Je l' ai lu comme il faut le lire , avec un coeur simple et confiant , et , dans chaque page , dans chaque mot du livre sublime , j' ai vu resplendir la vérité . Et je crois fermement aujourd'hui à tous ces miracles , d' ailleurs racontés , décrits , attestés par les évangélistes avec une sûreté et une précision de détails où éclate la plus évidente et la plus complète sincérité . Oui , * Jésus a rendu l' ouïe aux sourds , la vue aux aveugles , le mouvement aux paralytiques , la vie aux trépassés . Il a répandu en prodigue , pendant son court passage en ce monde , ces bienfaits merveilleux pour prouver qu' il était le fils du * Dieu vivant et pour fonder la religion qui , depuis dix-neuf cents ans , donne la paix de l' âme à tous les hommes de bonne volonté . Cette foi en * Jésus- * Christ que j' ai retrouvée , - car mon enfance fut chrétienne , - je veux la garder en moi et désormais l' augmenter sans cesse , constamment , patiemment , sans me décourager aux heures de défaillance . Car si , parfois , je chancelle et j' ai peur , comme saint * Pierre , en marchant sur les flots , vous voyez pourtant que je vous obéis , seigneur , et vous êtes là pour me soutenir ! Cette force miraculeuse qui émanait de la personne de * Jésus , quand il était parmi nous , il l' a communiquée à ses disciples . Il peut toujours la donner à ses élus , dans une proportion moindre , sans doute , mais encore surnaturelle ; et je crois reconnaître le signe de cette puissance supérieure dans la mission et dans les actes de * Jeanne * D' * Arc . Quoi qu' en pensent les esprits forts d' hôpital et les philosophes de clinique , il ne s' agit point ici de maladie nerveuse . Toutes les paroles de * Jeanne qui nous ont été transmises respirent la plus ardente pitié , mais sont empreintes aussi d' un bon sens exquis , d' une raison parfaite . En elle , rien d' une hallucinée . Elle a des apparitions , elle entend des voix ; mais " * Monsieur * Saint- * Michel " et " * Madame * Sainte- * Marguerite " lui parlent un langage très clair , lui donnent des ordres formels : quitter son pays et sa famille , aller trouver le dauphin , délivrer * Orléans , mener le roi à * Reims et l' y faire sacrer . Et cette entreprise , impossible , absurde , - si l' on songe à ce qu' est la pauvre enfant , - elle l' exécute avec une persévérance et un courage qui sont , en vérité , surhumains . Certains actes de la * Pucelle tiennent encore , positivement , du miracle . Elle va droit au roi qu' elle n' a jamais vu et qui se dissimule dans une foule de trois cents gentilshommes . Elle commande qu' on aille lui quérir une épée cachée sous un autel , dans une église et dans un pays qu' elle ne connaît pas . Elle manifeste , de plus , son don de prophétie . Non seulement elle prédit le succès de sa mission , mais , après le sacre , quand on veut qu' elle continue à guerroyer , elle n' y consent qu' avec répugnance-car ses " voix " ne lui ont rien ordonné de plus que de faire sacrer le roi-et elle prévoit dès lors les malheurs qui la menacent , annonce sa mort prochaine . Incrédules qui souriez au seul mot de miracle , faites attention à ceci : toute la vie de * Jeanne * D' * Arc en est un . Sa sainteté , d' ailleurs , est , pour ainsi dire , contagieuse . Les capitaines qui combattent auprès d' elle , * Dunois , * Xaintrailles , * La * Hire , hommes de sang , de pillage et de débauche , deviennent , à son contact , bons , pieux et chastes ; et il en est de même de leurs rudes soldats . Ce n' est pas , je l' espère , manquer de respect aux saintes écritures que de se les rappeler , à chaque instant , en lisant l' histoire de * Jeanne * D' * Arc . Quand * Dieu lui donne sa redoutable mission , elle obéit sur-le-champ , sans hésiter , comme * Marie à l' ange * Gabriel . Elle semble dire , elle aussi : ecce ancilla ancilla domini . à * Poitiers , interrogée par les subtils théologiens qui craignent qu' elle ne soit une sorcière , elle a réponse aux questions les plus embarrassantes , les plus dangereuses , et , à son tour , comme l' adolescent de * Nazareth dans le sanhédrin , elle confond les docteurs . Quand , avec son bâton , elle chasse les ribaudes qui suivent l' armée , je reconnais le geste de * Jésus brandissant des lanières sur les changeurs et les marchands de bestiaux et de colombes indécemment installés dans l' enceinte du temple . Comment , surtout , ne pas évoquer les scènes de la passion , devant la captivité , le procès et le supplice de * Jeanne ? Elle aussi , elle est vendue et reniée . Comme dans la main de * Judas , l' or de * Winchester a sonné dans la paume du sire de * Ligny , qui dispose d' elle comme de sa prisonnière de guerre et qui , en l' abandonnant au duc de * Bourgogne , la livre effectivement aux anglais ; et , par une lâcheté aussi coupable que celle de * Pierre dans le corps de garde du prétoire , celui qui détourne les yeux et ne semble plus la connaître , quand elle est en péril de mort , est ce roi * Charles à qui elle a rendu son royaume . La suivrons -nous dans toutes les stations de son calvaire ? L' évêque de * Beauvais vous semble -t-il moins hideux que * Caïphe ? ... mais n' insistons pas sur le crime de * Rouen ; car il fait honte , hélas ! à deux grandes nations ; car si l' * Angleterre le commit avec perfidie et férocité , le roi de * France en fut complice par son ingratitude ; et l' épaisse et noire colonne de fumée qui s' éleva , le 30 mai 1431 , de la place du vieux-marché , souilla en même temps les léopards et les fleurs de lys . Une fête de * Jeanne * D' * Arc ! Certes , nous applaudissons . Ce jour -là , sous le ciel du printemps , le peuple se réjouira , en songeant avec fierté que le même sang que le sien a coulé dans les veines de la pure , de l' intrépide bergère de * Domrémy . L' armée fera le salut des armes à la statue de la * Pucelle bardée de fer , et les drapeaux s' inclineront devant l' image de la jeune fille , morte à dix-huit ans , qui porta avec tant de vaillance et planta si haut sa bannière libératrice . Quant à nous , les chrétiens , nous irons nous agenouiller devant la croix que la pieuse victime baisait avec tant d' ardeur sur son bûcher , et nous demanderons à * Jeanne , vierge , sainte et martyre , de prier * Dieu pour la grandeur et pour la gloire de la * France ! les cendres 24 février 1898 dans le cimetière d' * Elseneur , * Hamlet , après avoir rejeté avec un " pouah ! " de dégoût le crâne du pauvre * Yorick , poursuit le cours de ses funèbres rêveries , et , par l' imagination , il accompagne la poussière d' * Alexandre * Le * Grand jusqu'à ce qu' il la trouve bouchant la bonde d' une barrique . " voici , dit -il à * Horatio , à quoi nous arrivons : * Alexandre mourut , * Alexandre fut enterré , * Alexandre retourna en poussière ; la poussière est de la terre , de la terre nous tirons l' argile , et pourquoi cette argile en laquelle il fut converti , ne serait -elle pas employée à fermer un baril de bière ? L' impérial * César , mort et retourné en terre glaise , bouche peut-être un trou pour nous préserver du vent . Oh ! Dire que cette poignée de terre qui tenait le monde sous son obéissance , rapièce peut-être un mur pour fermer passage à la bise d' hiver ! " ces pensées que * Shakespeare prête au mélancolique prince de * Danemark sont de celles dont il est permis de se souvenir , en ce premier jour du carême , où le prêtre trace , avec de la cendre , une croix sur le front de tous les fidèles , en adressant à chacun d' eux ces paroles : " souviens -toi , ô homme , que tu es poussière et que tu retourneras en poussière . " cérémonie d' un symbolisme admirable , comme toutes celles de l' église , d' ailleurs ! Elle n' a pas seulement pour but de nous rappeler que la vie est brève , la mort prochaine , et que le peu qui restera de nous , eussions -nous été des conquérants fameux et de puissants empereurs , servira peut-être un jour à boucher la lézarde d' une muraille ou la bonde d' un tonneau , - encore que cette vérité banale soit toujours utile à redire et salutaire à méditer . Les cendres répandues sur la tête du chrétien ont une autre signification . Elles lui recommandent d' être humble , quand il songe au mérite qu' il peut avoir , à la place , si considérable qu' elle soit , qu' il occupe dans le monde , aux bonnes actions même qu' il a pu faire . Elles lui ordonnent aussi de réparer le mal qu' il a commis ou , tout au moins , si la faute est irrémédiable , de la regretter amèrement , et de toutes les forces de son âme . Même en dehors du sentiment religieux , même pour celui qui n' attend du tombeau qu' un anéantissement définitif , ce sont deux beaux états de l' âme que l' humilité et le repentir . Car , à moins de vivre comme une brute , pour la seule satisfaction de ses appétits , l' homme exige de lui-même un progrès moral , désire devenir plus sage et meilleur . Toujours il s' imagine y réussir , et c' est la prétention des vieillards d' avoir été instruits et perfectionnés par l' expérience . Ils se consolent ainsi-peu et mal-de leur décadence physique et se félicitent de l' empire qu' ils ont pris sur leurs passions , alors que , souvent , - il faut bien le dire , - ils ne sont que vaincus par la fatigue de leur sensibilité . En somme , chez les meilleurs d' entre nous , l' amour-propre et la vanité décroissent avec les années , et le regret augmente des actions mauvaises dont nous nous sommes rendus coupables . Méfiez -vous de l' homme mûr qui répète sans cesse : " je puis marcher la tête haute ... je n' ai rien à me reprocher . " il est possible qu' il ait toujours satisfait aux lois de la probité et même à celles de l' honneur , telles que la société les a fixées . Mais devant sa conscience intime , il ment , ou du moins , il révèle , avec une pitoyable ignorance de lui-même , une âme dépourvue de scrupules , un coeur sans délicatesse et sans vraie bonté . Car aucun de nous n' a le droit de lever le front avec tant d' assurance et de se proclamer irréprochable . Aucun de nous ne peut considérer son passé sans y découvrir bien des torts envers autrui , bien des défaillances en présence du devoir . Tous nous avons commis de graves fautes , sinon par perversité , au moins par égoïsme , par admiration et amour de notre chère personne . Oui , tous , même les plus purs . Et ce sont les plus purs , que ces importuns souvenirs font souffrir davantage . Donc , aux yeux du croyant que soutient une sublime espérance , aussi bien qu' à ceux de l' incrédule-j'entends celui pour qui la vie morale existe-un sens profond se dégage de cette cérémonie des cendres , qui rappelle à l' homme que la mort le menace sans cesse et qu' il doit souvent s' examiner et se juger , humblement , sévèrement , avec un esprit de pénitence et de réparation . L' humilité est une grande , une très grande vertu . Seule , elle est capable de rapprocher les distances que la nature et les lois mettent entre les hommes : car elle inspire aux supérieurs la douceur et la charité , et aux inférieurs le respect et l' obéissance . Seule , elle peut atténuer et rendre plus légères les inévitables injustices de la vie et de la société , détruire , chez les forts , l' instinct de tyrannie et , chez les faibles , l' instinct de révolte . Mais combien ils deviennent rares , les humbles de coeur ! Et qu' il est triste d' assister , comme aujourd'hui , au stérile et misérable triomphe de l' orgueil et de l' envie qui réclament l' absurde égalité de tous devant les jouissances . Hélas ! L' égalité absolue n' existe que dans la mort . Et quand je lis ce mot si décevant " égalité " au front de tous nos monuments , j' en arrive à regretter la sombre sagesse du moyen âge , qui peignait sur les murailles un squelette jouant du violon , avec un fémur pour archet , et menant au même abîme le roi couronné , le pape avec sa tiare , le capitaine armé de toutes pièces , la belle dame souriant à son miroir , le docteur chargé de gros livres , le paysan avec sa bêche et sa pioche , l' ouvrier son marteau sur l' épaule , et le loqueteux clopinant sur ses béquilles . Oui , une " danse des morts " moderne , une farandole macabre au goût du jour , cela ne serait pas inutile et nous ferait un peu réfléchir sur quelques-unes de nos chimères et de nos vanités . Elle n' aurait pas , je le crains fort , la valeur artistique de la fresque peinte , à * Bâle , par * Hans * Holbein , dans le cloître des dominicains ; mais , en revanche , nous pourrions multiplier la philosophique image au moyen de l' affichage et des impressions polychromes . Ne peut -on se figurer , placardée sur tous les murs de * Paris , une composition aux vives couleurs , au dessin sommaire , dans laquelle on verrait la mort , élégante et maigre , avec son crâne chauve , ses yeux caves , son nez pincé et ses côtes en brandebourgs , soufflant dans un tibia en guise de flûte et conduisant à la tombe et à l' éternel oubli les représentants de la société contemporaine ? Ne reconnaîtriez -vous pas aisément , dans cette sinistre procession , * Rothschild et son milliard , * Eiffel et sa tour , un prolétaire lisant le journal qui lui promet , pour demain , la fin de ses misères , un député brandissant son chèque , un anarchiste avec sa bombe sous sa blouse-et même un académicien en habit brodé de palmes vertes , armé de son glaive inoffensif et portant sous son bras ses oeuvres complètes en plusieurs tomes ? Mais j' ai tort de plaisanter , en ce jour qui nous invite aux pensées sévères ; et , d' ailleurs , mieux que l' épouvantail un peu puéril de la danse macabre , n' avons -nous pas , pour nous rappeler combien la vie et l' oeuvre de l' homme sont peu de chose , cette fête , si imposante dans sa funèbre simplicité , que l' église célèbre le mercredi de la quinquagésime ? C' est dans un quartier populaire , dans une église de faubourg , à l' une de ces messes très matinales où ne se rencontrent que de très pauvres gens , que je voudrais conduire , pour y voir donner les cendres , un homme d' aujourd'hui , un incrédule , - hélas ! Presque tous le sont , - en qui je sentirais un amour sincère du peuple . Sous la voûte faiblement éclairée par les cierges de l' autel , il ne trouverait là que peu de monde et du tout petit monde , - car on les compte , dans les classes laborieuses , ceux à qui l' on n' a pas encore ravi les consolations de la prière . Des ouvrières , des servantes agenouillées auprès de leur panier , quelques vieilles gens , et quatre ou cinq artisans à la figure campagnarde , récemment arrivés de leur village , écoutant l' office avec leur sac d' outils à leurs pieds , telle serait la modeste assemblée . L' ami des travailleurs reconnaîtrait en ceux -ci les doux , les simples , les " pauvres en esprit " , les préférés de * Jésus enfin , ceux à qui il a promis et il réserve une place choisie dans son royaume . Le spectateur serait ému . En voyant répandre sur leur front cette poussière qui , selon le mot d' * Hamlet , contient peut-être un atome d' * Alexandre et de * César , et présente , en quelque sorte , l' image de tant de civilisations détruites , de tant de peuples disparus , il se souviendrait que l' histoire n' est qu' un long cri de douleur , que partout et toujours le sort des faibles et des petits fut à peine supportable , et qu' ils n' ont jamais trouvé de meilleur soulagement à leurs souffrances qu' en levant les yeux vers le ciel . Dans cette atmosphère religieuse , devant ces pauvres gens en prière , l' incrédule se dirait alors , je suppose , que ce fut une folie et un crime de combattre , chez les humbles , la foi qui les faisait s' aimer les uns les autres et espérer en un père céleste . Il penserait à l' évangile , à ce livre unique au monde , qui a changé l' âme de l' univers et qui a , depuis dix-neuf siècles , inspiré les vertus les plus pures et donné la paix du coeur à d' innombrables chrétiens . Et alors-qui alors-qui sait ? - considérant l' oeuvre prodigieuse de celui qui parla sur la montagne et qui mourut sur la croix , et s' affirmant que la bouche d' où tombèrent tant de vérités éternelles n' a pas pu mentir , il croirait en * Jésus- * Christ , fils de * Dieu tout-puissant , du * Dieu aux yeux de qui les planètes et les étoiles sont moindres que les grains de cette poudre distribuée par le prêtre , du maître éternel qui , au fond du mystère infini , règne sur une poussière de mondes et sur une cendre de soleils ! renaissance chrétienne 10 mars 1898 qu' un assez grand nombre d' esprits , dégoûtés par le grossier réalisme du monde moderne et se révoltant à la fin contre leur propre raison qui ne peut qu' élargir et reculer indéfiniment les limites du mystère sans jamais l' atteindre et le pénétrer , aient été pris d' un besoin éperdu d' idéal et de foi et soient revenus d' eux-mêmes et librement à la religion de * Jésus , à sa sublime morale et à ses fortifiantes pratiques , c' est là un fait qui n' est plus niable . Un de mes amis , charmant poète au cerveau plein de rêves métaphysiques , qui s' est fait une doctrine pour lui tout seul-une sorte de bouddhisme , autant que j' ai pu comprendre- m' avouait tout récemment sa déroute philosophique . " oui , me disait -il , j' ai passé dix ans de ma vie à me persuader que tout n' était qu' illusion et néant , et mon système marchait à merveille ... mais , l' autre jour , quand ma petite fille était si malade , je me suis mis tout simplement à implorer un * Dieu bon , un père céleste , qui pouvait me la conserver en ce monde ou , tout au moins , me la rendre dans l' autre . " dès aujourd'hui , je le considère , celui -là , comme une recrue assurée et prochaine pour la grande famille du * Christ . Et bien d' autres y rentreront . Car il faut que l' athéisme officiel s' y résigne . On commence à déserter ses écoles de mensonge , où il n' y a rien pour le coeur . On s' aperçoit enfin qu' elles sont en train de peupler la * France d' orgueilleux et de désespérés , et , de toutes parts , des signes éclatant nous permettent de présager une victorieuse renaissance de l' idée chrétienne . C' est , par exemple , bien plus qu' une indication et qu' un symptôme , c' est-tranchons le mot- un acte de foi que vous trouverez dans les paroles prononcées , à * Besançon , il y a peu de jours , par * M * Ferdinand * Brunetière . Je ne dis pas " discours " , car il s' agit d' un " speech " assez bref , adressé à une compagnie peu nombreuse . Mais il est impossible de dire plus de choses en aussi peu de mots . Après avoir constaté la débâcle de cette plate philosophie qu' on appelle la " religion naturelle " , après avoir établi qu' on ne peut dépouiller une religion de son surnaturel , de son dogme et de sa discipline , après avoir rappelé cette vérité évidente que ce qui nous reste de vertu nous vient , par hérédité ou par éducation , du christianisme , le ferme orateur a encore ajouté , à toutes les raisons philosophiques et morales qui nous ramènent vers la foi , une raison patriotique , en faisant très justement observer que , dans le monde entier , les intérêts du catholicisme et de la * France sont étroitement unis ou , pour mieux dire , sont les mêmes . Il est très regrettable que , distraits par les scandales en quelque sorte périodiques dont nous sommes affligés , nous n' ayons pas prêté plus d' attention à ce discours , véritable modèle d' éloquence concise et médullaire . Tout indique , d' ailleurs , que * M * Brunetière développera bientôt le plan tracé dans cette belle page et nous donnera , sur ce sujet , quelque étude magistrale . Mais si , dans ce renouveau chrétien , * M * Brunetière , par la force et la méthode de son raisonnement , est appelé peut-être à exercer , sur les hommes graves et studieux , autant d' influence qu' un * Bonald , les esprits avant tout épris d' art -ils sont très nombreux aujourd'hui-resteront enveloppés et pénétrés d' une atmosphère pieuse , après avoir lu le livre infiniment intéressant et -je me hâte de l' ajouter-profondément sincère de * J- * K * Huysmans , la cathédrale . si , comme dit le proverbe , qui trouve ici sa juste application , tout chemin mène à * Rome , * Huysmans a certainement pris par le plus long . Il y a quelques années , un attrait malsain lui faisait étudier les mystérieuses abominations du satanisme ; et , à lire de suite là-bas et en route , on pourrait croire-si l' on ne savait que le premier de ces deux récits est tout à fait imaginaire-que * Durtal , c' est-à-dire * Huysmans , courut se réfugier à la trappe au sortir de quelque messe noire . Ce qui est vrai , c' est que cet incorrigible dédaigneux , cet homme si difficile à satisfaire en toutes choses , aussi bien en matière de style que de cuisine , en arriva un jour au dégoût de soi-même . Ce sentiment , qu' il a souvent exprimé avec la plus énergique franchise , devait prendre finalement , dans une conscience scrupuleuse , la forme du repentir . Quiconque se repent éprouve le besoin d' être pardonné ; et il n' existe qu' un tribunal où l' indulgence soit infinie et l' absolution parfaite , c' est le confessionnal . * Durtal se rua donc dans la pénitence -vous trouverez dans en route , sur cette crise d' âme , des pages d' une singulière et pénétrante émotion-et il fut désormais un chrétien . Or , au cours de ses dévotions , ce chrétien , qui reste un artiste rare et qui se double d' un savant , est positivement tombé en extase devant la cathédrale de * Chartres . De là son nouveau livre , presque entièrement consacré à la gloire de la merveilleuse église , ici , transfigurée par les plus extraordinaires caprices d' imagination et , là , décrite avec la méticuleuse exactitude d' un guide . la cathédrale est aujourd'hui dans toutes les mains , et je ne suis pas chargé , dans ce journal , de la critique littéraire . Je n' ai donc point à me demander si les juges furent équitables ou non , qui reprochèrent à * Huysmans certains mots et certaines comparaisons rappelant trop ses anciens ouvrages naturalistes , et qui le blâmèrent d' avoir vidé , dans son volume , toutes les étrangetés de sa bibliothèque mystique . Nous savions bien quel artiste très particulier est * Huysmans , à la fois trivial et raffiné , introduisant volontiers un mot cru dans une pensée délicate , grand fouilleur de bouquins où l' on découvre des bizarreries , et n' hésitant jamais à choquer , pourvu qu' il étonne . Ne prendrons -nous donc jamais cette bonne habitude d' accepter un écrivain tel qu' il est , quand nous reconnaissons en lui un tempérament original et un talent supérieur ? D' ailleurs , les plus sévères passeront condamnation sur les quelques excentricités un peu trop fortes qui déparent la cathédrale , en y lisant tant de choses vraiment belles sur l' art du moyen âge , sur l' architecture gothique , sur les vitraux , sur les primitifs , sur la musique sacrée , et aussi tant de scènes d' intérieur d' une bonhomie exquise , tant de tableaux en plein air du pittoresque le plus savoureux . Je vous recommande notamment la messe basse dans la crypte . C' est un petit chef-d'oeuvre . Mais laissons de côté la littérature . Où * Huysmans m' émeut , c' est quand il est humain ; c' est quand , nouveau converti , ayant vécu jusqu'à l' âge mûr presque uniquement par les sens et n' ayant guère employé sa pensée qu' à la pénible , mais si amusante gymnastique des lettres , il souffre d' avoir tant de difficulté à se créer une vie intérieure ; c' est quand il déplore , avec des accents d' une poignante sincérité , le peu d' ardeur de sa piété et la sécheresse de son coeur dans la prière . Je me rappelle , alors , le mot effrayant : " * Dieu vomit les tièdes . " car je connais de pareilles souffrances , juste punition de ceux qui ne sont épouvantés que sur le tard du vide de leur âme et y cherchent avec angoisse , pour les recueillir précieusement , quelques débris d' espérance et de foi . Hélas ! Dès la première heure , nous nous sommes éloignés de la croix ; pendant la chaleur du jour , nous avons vécu loin d' elle , et ce n' est que vers le soir que son ombre s' allonge et nous atteint . L' instant , sans doute , est propice , car tout va nous manquer . Nous retournons alors vers cette croix tutélaire , nous l' embrassons dans un geste de détresse , et nous essayons de prier . Mais nous n' avons pas impunément passé de longues années dans l' indifférence des choses éternelles , et il nous semble que les suaves oraisons de notre enfance se flétrissent en passant par nos lèvres impures . Courage , cependant ! Vous avez dit quelque part , mon cher * Huysmans , avec ce tour humoristique qui vous appartient : " il faut que * Dieu ne soit pas difficile pour se contenter de gens comme moi ! " et comme moi donc ! Ajouterai -je . J' ai entendu railler cette parole , que je trouve , au contraire , touchante . Pourtant , elle est trop découragée , et il ne faut pas parler ainsi . C' est manquer de confiance , et tout l' évangile proteste . Rappelez -vous la femme de * Samarie , * Marie- * Madeleine , les ouvriers tardifs , l' enfant prodigue , la brebis égarée , la préférence accordée au repenti sur le persévérant . Prions donc , sans jamais douter de l' inépuisable miséricorde . Si arides que soient nos prières , elles ont tout de même leur vertu . Ne sommes -nous pas déjà débarrassés de bien des bassesses et des turpitudes qui nous obsédaient ? Ne nous sentons -nous pas moins injustes , plus résignés , plus humbles , et surtout plus charitables ? Où donc ai -je lu , l' autre jour , parmi des malices qui vous étaient adressées , mais dont je prends ma part , qu' il n' y avait dans notre état d' âme qu' une fatigue de vieux garçons blasés ? Et , d' abord , pourquoi pas ? Ce n' est pas déjà si mal de vouloir finir proprement ; et je ne sais rien , pour ma part , de plus indécent et de plus grotesque qu' un vieux jeune-premier . Les hommes du dix-septième siècle-que vous avez tort de traiter légèrement , mon cher * Huysmans , car ce furent de grands chrétiens-avaient cette sage coutume , sur le soir de leurs jours , de se retirer du monde , de mettre , comme ils disaient , un espace entre leur vie et leur mort et de consacrer leur vieillesse à songer à l' éternité . Il n' est pas de fin plus digne . N' avons -nous pas le droit de les imiter ? Pourtant , croyez -moi , il y a autre chose . Un souffle a passé- spiritus flat ubi vult -et des paroles religieuses ont été dites par des bouches d' où l' on ne s' attendait pas à les entendre sortir . Le pauvre * Verlaine a commencé . Souvenez -vous des admirables plaintes de repentir qui sont dans sagesse . plus tard , vous avez écrit vos deux braves et curieux livres . Moi-même , dont l' oeuvre ni le passé n' ont rien d' édifiant , j' apporte à mon tour à cet effort chrétien ma chétive contribution . Par un autre chemin , mais vers le même but , voici que * M * Brunetière se met en route ; et celui -là , on ne le traitera pas , je suppose , de poète et de névrosé . Je le demande à tous les esprits sincères . Ce fait n' est -il pas très remarquable-et peut -on n' y voir qu' une rencontre fortuite-que plusieurs écrivains laïcs , tout à fait indépendants et désintéressés , puisqu' ils ne peuvent attendre immédiatement de leur acte que des moqueries et des injures , confessent ainsi publiquement leur retour aux croyances religieuses ? Et n' est -ce pas là une preuve manifeste que , parmi tant de ruines accumulées par la banqueroute sentimentale , philosophique , politique et sociale de cette désastreuse fin de siècle , la foi reste debout , pareille à ces imposantes cathédrales qui , fermes sur leurs assises depuis tant de siècles , attestent la force inébranlable du christianisme et la permanence de l' église ? l' enfance et la prière 24 mars 1898 j' ai reçu récemment la visite du fils d' un de mes meilleurs et plus anciens amis , qui est sorti récemment du séminaire de * Saint- * Sulpice et qui vient d' être placé , en qualité de vicaire , dans une très pauvre paroisse d' un de nos faubourgs parisiens . Brûlant de zèle , ce jeune prêtre se félicite d' être ainsi jeté en plein peuple , en pleine misère , sûr d' y rencontrer plus souvent qu' ailleurs l' occasion d' exercer son ministère de consolation et de charité et fermement résolu à tout faire pour ramener à * Dieu le plus d' âmes qu' il pourra ; mais , au lendemain même de son début , il ne lui est déjà plus permis de se dissimuler l' extrême difficulté de sa tâche . Il m' a fait , entre autres , ce déplorable aveu . Un tiers seulement des enfants nés dans la paroisse dont il est question ont été baptisés , et c' est une minorité encore plus faible qui fréquente le catéchisme et reçoit quelque instruction religieuse . Il n' y a donc pas à se faire d' illusions . Bientôt , sur ce point de la * France très chrétienne - comme sur tant d' autres , hélas ! - il n' y aura plus de chrétiens . Ceux qui s' intitulent libres-penseurs-par antiphrase , à coup sûr , car leur intolérance est célèbre-peuvent être fiers de ce résultat , obtenu en vingt ans . Car il n' y a guère plus de vingt ans , si j' ai bonne mémoire , que le crucifix fut définitivement supprimé du " matériel scolaire " , selon la gracieuse expression de je ne sais plus quel gros bonnet municipal , et qu' on lui substitua-du substitua-du moins , je le suppose , - le tableau des poids et mesures , objet assez superflu , entre nous soit dit , la plupart des petits faubouriens étant destinés à ne connaître que trop tôt et trop bien ce que c' est qu' un litre . Quant au catéchisme , vous n' ignorez pas qu' on a également proscrit de l' école un tel monument du fanatisme et de la superstition ( vieux style ) , et qu' on a répandu , à la place de ce livre réactionnaire , dans lequel il n' est guère question que de vertus à pratiquer et de devoirs à remplir , de petits manuels où l' on parle surtout de leurs droits aux jeunes citoyens qui ne savent pas toujours se moucher suffisamment et dont quelques-uns portent encore des culottes fendues par derrière et laissant pendre un bout de linge . J' ai feuilleté , par curiosité , quelques-uns de ces opuscules ; ils se recommandent , en général , par leur insigne niaiserie . Dans l' un d' eux , au-dessous d' une image où l' on voit un beau monsieur passer , dans son tilbury , près d' un vieux bonhomme en train d' empierrer la route , j' ai lu cette légende : " devant le suffrage universel , * M ... , malgré sa grande fortune , est l' égal du cantonnier . " cette leçon de choses m' a laissé rêveur , car je sais fort bien que , quand ils auront voté l' un et l' autre à leur guise , le monsieur au tilbury continuera de jouir de sa grande fortune et que le cantonnier cassera des cailloux comme auparavant ; et je me demande si le catéchisme n' est pas plutôt dans le vrai , le pauvre vieux catéchisme , qui considère bien , lui aussi , * M ... et le cantonnier comme égaux devant la mort , mais qui conseille au premier d' être charitable , au second de se résigner , combat chez l' un l' égoïsme et l' orgueil , chez l' autre la révolte et l' envie , et instaure , de cette façon , en ce bas monde un peu de bonheur et de justice , en attendant mieux dans l' autre . Ces réflexions paraîtront , j' en ai peur , tout à fait choquantes et scandaleuses aux délégués cantonaux , qui font la chasse au catéchisme dans le pupitre des écoliers , comme s' il s' agissait d' un livre obscène , et qui , presque tous francs-maçons , connaissant " l' acacia " , et ayant vu la " lumière du troisième appartement " , sont , à ce qu' il paraît , mieux renseignés que d' humbles chrétiens sur le mystère de la vie et sur la destinée de l' âme humaine . Mais la colère de ces inquisiteurs à rebours ne m' intimidant point , je ne vois pas ce qui pourrait m' empêcher de dénoncer les ravages qu' a déjà causés , dans les classes populaires , l' enseignement laïque , soi-disant neutre , mais en réalité hostile à toute idée chrétienne . Ces ravages sont abominables , et le renseignement que m' a donné mon ami le jeune vicaire fait frémir . Oui , il est affreux de penser que , dans un des quartiers les plus misérables de * Paris , dans ce milieu où les bienfaits de la religion seraient le plus nécessaires , les deux tiers des enfants ignorent jusqu'au nom de * Dieu et n' ont jamais prié . Parmi tous les spectacles que peut offrir le genre humain , en est -il un plus aimable , plus doux , plus touchant que l' enfant en prières ? Sa mère l' a mis à genoux dans son giron , le tient embrassé et joint ses petites mains sous les siennes . Elle lui fait redire , une à une , les paroles de la courte oraison-s'il est tout petit , quelques mots seulement , par exemple , le cri naïf : " mon * Dieu , je vous donne mon coeur ! " et , s' il est un peu plus grand , l' admirable texte du " notre père " ou le délicieux appel " je vous salue , * Marie ! " si c' est le matin , l' enfant lève les yeux vers l' azur du ciel , et ces deux puretés se contemplent . Est -ce le soir , près de la lampe voilée , dans la chambre tiède et calme ? Alors il semble que , dans l' ombre , derrière la blancheur des rideaux , un ange se tient immobile et assiste , pour aller en témoigner dans le paradis , à cet adorable acte de foi . Sans doute , l' enfant ne comprend pas encore les mots sacrés qu' il prononce , mais il sait que sa mère est heureuse de les lui entendre répéter ; il la regarde et la voit sourire , il sent qu' elle l' enveloppe d' une étreinte plus caressante , et près de ce coeur qui bat , près de ce sein qui palpite , dans cette atmosphère , dans ce foyer d' amour et de piété , un instinct religieux s' éveille en lui . Quant à l' heureuse mère , c' est l' instant le meilleur de sa vie que celui où elle présente au bon * Dieu son enfant demi-nu , joignant les mains et gentiment agenouillé dans sa petite chemise . Quelle douceur ! Elle prie avec lui , pour lui et par lui ! Ce sentiment de crainte respectueuse que nous inspire parfois la grandeur de la divinité , elle ne l' éprouve pas , à présent . Elle est pleine d' abandon et de confiance . Elle est certaine que * Dieu exaucera les voeux que lui adresse une bouche si pure ; elle ne doute pas que celui qui est la force infinie et la science absolue , ne soit touché par tant d' innocence et de faiblesse . Et puis , il y a une mère là-haut , la sainte vierge , qui est la source de toutes les grâces et qui saura bien obtenir ce que lui demande une autre mère par la voix balbutiante de son enfant ! Oui , vous êtes agréables à * Dieu et vous prenez un sublime essor vers sa gloire , prières de tous les chrétiens ! Hymnes liturgiques chantés par les prêtres , cantiques en toutes langues lancés à pleine voix par l' assemblée des fidèles , harmonieux orages des grandes orgues qui faites tressaillir la nef des cathédrales , choeurs des pèlerins en marche vers quelque sanctuaire qui éveillez les échos des montagnes , pieux sanglots des affligés auprès des tombeaux , plaintes douloureuses des âmes repenties , paroles enflammées de la religieuse ou du moine en extase dans sa cellule , oui , vous montez jusqu'au trône du tout-puissant ! Mais , avant tout , il est le père ; et , dans l' immense , dans l' éternelle rumeur des voix qui le louent et le confessent , il écoute aussi très tendrement , j' en suis sûr , les candides et presque inconscientes prières des petits enfants pareilles à un confus ramage d' oiseaux ! L' homme qui , dans son enfance , sut prier , ne l' oubliera jamais . Les passions et les luttes de la vie , les révoltes de l' esprit et des sens , peuvent le conduire au doute , à l' incrédulité , que dis -je ? Au pire excès de la négation et du blasphème . Une trace de la foi de son premier âge reste toujours au fond de son coeur , comme les caractères de l' ancien manuscrit sur le parchemin d' un palimpseste . Vienne la grande douleur , la profonde détresse - physique ou morale . Oh ! Comme il se rappellera tout de suite l' heure si lointaine où , agenouillé dans son berceau , il sentait , près de sa joue , la chaleur du visage de sa mère qui lui enseignait le pater et l' ave . et , presque toujours , alors , il s' écroulera sur lui-même , se voilera la face de ses mains et poussera ce cri , qui sort naturellement du fond de l' homme : " mon * Dieu , ayez pitié de moi ! " ce cri , pour une âme naufragée , - j' en sais quelque chose , - c' est le phare qui luit dans les ténèbres , c' est le port , c' est le salut ! Aussi j' éprouve une véritable colère contre les malfaiteurs qui , pris d' une démence inconcevable , prétendent-eux-mêmes ont forgé le mot- " déchristianiser " la * France . Certes , ils n' y parviendront pas . C' est la destinée de l' église d' être toujours militante en ce monde ; ses périodes de progrès et de décadence ne sont que des mouvements de flux et de reflux , et , en ce moment précis , nous sentons bien tous que le flot monte . Mais est -il , en vérité , une plus mauvaise action que de ravir au peuple la foi et la prière ? Car elles sont faciles à ces humbles , à ces simples de coeur - c' est même un de leurs privilèges-et ils y trouvent , mieux que nous autres , en qui repousse toujours la mauvaise herbe de l' orgueil , un admirable viatique pour le dur voyage de la vie . Hélas ! à l' heure qu' il est , un mal énorme a été fait , il s' aggrave tous les jours , et l' on nous prépare des générations de malheureux qui s' agiteront entre la révolte et le désespoir . Comment ne pas s' alarmer devant un pareil avenir ? Comment ne pas s' indigner surtout , à la pensée que ceux qui concourent à cette oeuvre funeste ne sont même pas tous de bonne foi et que tel politicien bourgeois , prêt à voter tout ce qu' on voudra pour chasser * Dieu de l' école , s' étonnerait que sa " dame " et sa " demoiselle " n' eussent pas de religion , comme il dit dans son plat langage ? Puisse le fait que je lui signale aujourd'hui- ces innombrables enfants sans baptême , sans ombre de pensée religieuse , - faire un peu rentrer cet homme en lui-même ; et si , un soir , dans l' intimité de la famille , il se surprend à s' attendrir devant le tableau-toujours auguste et charmant-de sa femme faisant apprendre à son dernier né quelque prière enfantine , puisse -t-il rougir de son hypocrisie et songer avec horreur que ce pain de l' âme qu' il accorde aux siens , il l' arrache aux pauvres gens ! confidence et confession 31 mars 1898 en écrivant la première phrase de ses confessions : " je forme une entreprise qui n' eut jamais d' exemple , et dont l' exécution n' aura point d' imitateur " , * Jean- * Jacques * Rousseau s' est montré -on peut le dire- historien oublieux et mauvais prophète . Car chacun sait que , dans la primitive église , le pénitent s' accusait à voix haute devant l' assemblée des fidèles , et l' on n' ignore pas non plus que , depuis le fameux livre du philosophe de * Genève , une foule d' écrivains n' hésitent pas à livrer au public les plus indiscrets aveux sur leur vie privée et sur leurs sentiments intimes . Hâtons -nous d' ajouter que , de toutes les révolutions déchaînées par le génie de * Rousseau dans la politique et dans les moeurs , celle -ci du moins a donné quelques beaux fruits . La littérature en fut renouvelée , et cet appel à la sincérité nous a valu des chefs-d'oeuvre . Aucun écrit n' est plus intéressant , plus passionnant , en effet , et n' a plus de chances de durée que celui où un homme de bonne foi s' efforce de mettre son âme à nu et de se montrer tel qu' il est . D' ailleurs , il n' y réussit pas aisément . Entre la tête qui se souvient et la main qui tient la plume et doit fixer le souvenir , il y a un espace presque infranchissable où veillent l' amour-propre et la honte . Méfiez -vous des confessions imprimées . On peut , en général , leur appliquer ce qu' on a dit spirituellement de certaines traductions : ce sont de " belles infidèles " . Le portrait du peintre par lui-même est toujours flatté . Quel courage il fallait , au contraire , au chrétien des temps héroïques , alors qu' agenouillé devant ses frères , il déclarait humblement ses fautes et en demandait pardon ! Disons -le tout bas . C' était trop beau . Nous ne sommes plus dans les catacombes de * Rome , et l' église a très sagement fait d' instituer l' aveu secret , d' exiger de celui qui le reçoit la discrétion absolue , et de placer le prêtre dans l' ombre du confessionnal . Chez quiconque a le souci d' un perfectionnement moral , l' examen de conscience est un besoin . Dans je ne sais plus quelle comédie , quelqu' un ayant dit cette banalité : " je ne vais que chez les gens que j' estime " , un homme d' esprit lui répond : " si l' on n' allait que chez les gens qu' on estime , on n' irait presque chez personne , et même il y aurait des jours où l' on ne pourrait pas rentrer chez soi . " sous cette ironie , il y a une incontestable vérité . Quand nous établissons-et nous le faisons tous , de temps à autre , - le bilan de notre vie , nous découvrons sans peine-et je parle des moins mauvais d' entre nous-beaucoup de pensées , pas mal de paroles et un certain nombre d' actions , dont nous sommes loin d' être fiers . Non seulement , en songeant au peu de bien que nous avons fait , nous pouvons très souvent nous dire , comme * Titus , diem perdidi , mais nous nous rappelons aussi bien des mots et bien des actes qui nous font piteusement baisser le nez . Même en dehors de tout sentiment religieux , cette comptabilité morale donne d' excellents résultats . L' homme qui , chaque jour , s' interroge sans faiblesse sur lui-même et se juge avec sévérité , devient rapidement meilleur . Néanmoins cet examen ne nous suffit pas , et , après l' avoir fait , c' est une véritable nécessité , du moins pour la plupart d' entre nous , de montrer à quelqu' un l' état de notre âme . On a eu grand tort de se moquer des confidents tragiques . à certaines heures graves et douloureuses de la vie , il faut absolument que nous nous épanchions dans le sein d' un * Arbate ou d' un * Théramène . Nous lui parlons en vile prose , en style pédestre et familier , et non en pompeux alexandrins , voilà toute la différence . Les plus sages - et encore ne le sont -ils pas toujours en agissant ainsi-ne s' ouvrent qu' à un ami dont ils ont mis la discrétion à l' épreuve ; mais certains n' hésitent pas à livrer leurs secrets moraux au premier venu , tant ce besoin est dans la nature humaine . Comment se fait -il cependant que , presque toujours , ces confidences ne nous soulagent point ? Ah ! C' est que l' homme est plein de contradictions et qu' au moment même où un impérieux instinct le pousse à tout dire avec une entière franchise , il se sent retenu et tiré en sens contraire par un sentiment de crainte et de vergogne . C' est que , même au compagnon le plus sensible et le plus sûr , nous ne montrons la vérité qu' arrangée et incomplète , en ayant soin de n' oublier aucune circonstance qui nous soit avantageuse ou qui puisse nous excuser . Un jour , le poids d' une faute nous est trop lourd . Nous demandons à un affectueux confident de partager un instant le fardeau . Il nous écoute avec indulgence , nous adresse des paroles de consolation . à quoi bon , si , en le quittant , nous avons la conscience de lui avoir dissimulé quelque chose de notre malice ? Nous n' en sommes que plus tristes et plus honteux , et nous avons un remords de plus , celui d' avoir trompé notre ami . Ces confessions -là ressemblent à celles des faiseurs de livres , qui , comme je le disais plus haut , demandent à être contrôlées . Vous vous souvenez de la belle page où * Rousseau , avec les accents du plus poignant repentir , s' accuse d' avoir , dans son enfance , étant laquais chez * Mme * De * Vercellis , attribué à une jeune servante un larcin qu' il avait commis . Or , les ennemis du philosophe ont prétendu , depuis la publication de son livre , qu' il ne s' agissait pas d' un ruban sans valeur , mais bien d' une cuiller d' argent . Je n' en veux rien croire , car le passage des confessions est vibrant de douleur et de sincérité ; et , d' ailleurs , absolument parlant , la faute resterait la même . Mais , si * Jean- * Jacques , dans son récit , a vraiment remplacé la cuiller par le ruban , il ne faudrait voir là qu' une preuve du travers commun à tous les hommes de n' avouer un méfait qu' avec toutes sortes d' atténuations et de palliatifs . Je le répète , il en va de même dans presque toutes les confidences . On n' y dit pas la vérité toute crue , on n' y appelle pas les choses par leur nom . Très rarement , un homme dira en propres termes à un autre homme : " j' ai manqué à la probité ! ... j' ai trahi mon ami ! ... j' ai été ingrat ! ... j' ai été méchant ! ... j' ai été lâche ! ... " c' est ici qu' apparaissent la force et la grandeur de la confession chrétienne . Malheureux qui chancelles sous le poids accablant de tes mauvais souvenirs , approche et dépose tout respect humain . Tu n' as pas à craindre d' inspirer l' horreur ou le dégoût à l' inconnu , à l' anonyme que tu vas prendre pour confident . D' ailleurs , pour garder ton secret , ses lèvres sont fermées par le sceau sacramentel . Celui qui t' écoute , dans cette logette , ne distingue même pas ton visage ; il ne te verra pas rougir . Parle ! Avoue -lui toutes tes hontes ! Il ne te répondra qu' avec une indulgence paternelle , ne te parlera que de miséricorde et de pardon . Il exigera , naturellement , que tu répares le mal que tu as fait ; mais , s' il est trop tard , si ce n' est plus possible , il se contentera , de ta part , d' une effusion du coeur , d' un sincère repentir . Alors , il t' imposera pour unique et doux châtiment de te parfumer l' âme avec de belles prières , il lèvera la main vers ton front , il prononcera quelques paroles latines , et tu t' éloigneras , consolé , absous , et te sentant une âme légère comme s' il lui poussait des ailes d' ange ! Mais , pour tout cela , me réponds -tu dans un cri de douleur , il ne faut pas douter de la vertu du sacrement , il faut croire ! Vieil enfant du monde civilisé , est -ce donc si difficile ? Ne sens -tu donc plus brûler en toi une seule goutte du sang chrétien qui , depuis tant de siècles , court dans les veines de ta race ? N' entends -tu pas toujours retentir la parole miraculeuse qui a guéri le monde antique de sa corruption et dompté la férocité des barbares ? N' as -tu donc pas lu et médité l' évangile , le seul livre où il y ait une réponse pour toutes les angoisses de l' âme ? Pauvre homme ! N' écoute pas ceux qui te disent que la foi est morte et que l' humanité s' est affranchie de tout son passé , il y a un siècle , c' est-à-dire hier . Pour promulguer la loi nouvelle-j'admets qu' elle soit un effort vers le mieux -il fallut couvrir la * France d' échafauds , ensanglanter l' * Europe par de longues guerres , sans que se soit apaisée , depuis lors , la plainte de ceux qui souffrent . * Jésus- * Christ , au contraire , pour faire triompher sa pensée divine , n' a donné que son sang , a voulu subir le supplice des criminels ; et son oeuvre est intacte , après dix-neuf cents ans , et partout où tu rencontres des hommes moins méchants et moins malheureux , partout où palpite un peu de justice et de bonté , - regarde ! - tu vois planer le souvenir que l' homme- * Dieu nous a laissé de son passage parmi nous , et surgir son gibet sacré ? J' ai été longtemps pareil à toi , pauvre pécheur à l' âme troublée , ô mon frère ! Pas plus que toi , sans doute , je n' étais un grand coupable . Mais , seul , l' hypocrite pharisien a l' audace de dire : " je suis pur ! " et * Joseph * De * Maistre a raison , c' est encore quelque chose d' abominable que la conscience d' un honnête homme . Comme toi , j' étais donc très misérable et je cherchais , d' instinct , un confident plein de clémence et de tendresse . Je l' ai trouvé . Fais comme moi . Rouvre ton évangile et reviens vers la croix . Dépouillé de tout orgueil , présente -toi devant le tribunal fondé par * Jésus , où siège une miséricorde qui dépasse nos rêves les plus sublimes de justice . Hier encore , nous nous ébahissions devant l' acte de pitié de ces magistrats excusant une pauvre mère d' avoir dérobé un morceau de pain pour son enfant . Le ministre de * Dieu , qui t' attend au confessionnal , ne te demande , lui , que quelques larmes pour laver toutes les souillures de ton âme ; car il tient son pouvoir du maître de la bonté infinie , qui , sur le calvaire , pardonnait au larron repenti et lui ouvrait , par surcroît , le splendide chemin du paradis et de la vie éternelle .