_: Seul , l' enfant eut peur . Que dirait -il aux gendarmes , s' il les rencontrait ? L' échine svelte du lieutenant * Boredain , l' échine menue , toute étroite dans la redingote à collet gris , sous la nuque aux cheveux légers , il l' imagina , très loin , flanquée par les deux dos en redingotes olive et brune , deux dos robustes sous des chapeaux morillo à bords courbes ; et le tapecu cahotant , derrière le bidet las ; et les cinq silhouettes identiques des gendarmes ... je n' entends mécontenter personne ici . dépendent -ils assez de moi ? ... - à dieu ne plaise , madame , que je veuille ennuyer les vôtres ! ... * Caroline fit une belle révérence à la française . Il se contempla loyal et stoïque devant le juge : il ne dénoncerait rien , il attesterait la mémoire de son père mort pour la patrie et la révolution . Remonté à cheval , il dut insinuer les deux doigts de la main gauche entre l' arçon et le garrot , pour s' affermir : prudemment il voulait , par les sentes détournées qui allongent le trajet , rentrer cependant de bonne heure aux moulins * Héricourt . Ce subterfuge ordinaire de piteux cavaliers lui était obligatoire , s' il prétendait à une vive allure . Cela le fit réfléchir , tandis qu' il filait entre les buissons vernis par l' eau du ciel . Donc , il n' était pas une force . Ses jambes ignoraient la puissance de l' étreinte qui vous maintient en selle . Il était un faible , un faible garçon , bousculé par sa jument , fustigé par l' orage , ébloui par les éclairs griffant la pluie , étourdi par le retentissement du tonnerre . Que pourrait -il contre l' omnipotence du tyran qui venait d' abolir tout un espoir magnifique au moyen de mouchards et de gendarmes ? " mais je suis un roseau pensant ! " se cria -t-il , au souvenir de * Pascal . Et il se redressa , tout orgueilleux de lui . " un roseau pensant ... un roseau pensant ! " la métaphore classique lui révélait sa grandeur . Il pensait la liberté , l' affranchissement de l' esprit républicain , la tâche du bisaïeul et du père . Et c' était sa magnificence inaccessible à la brutalité du roi , de cet épais vieillard joufflu entre deux épaulettes d' or , qu' il avait vu passer sous la porte saint- * Denis , devant les acclamations du peuple saluant la garde impériale . Aux moulins * Héricourt , quand * Omer eut laissé le domestique prendre la bride et eut mis pied à terre , il se précipita dans le bureau de sa tante . Assise en une bergère de tapisserie à fleurs rapiécées , elle se frotta lentement les mains , flatta ses bagues d' or nu pendant qu' il avouait tout . Ses gros yeux ronds s' attristaient . - ils me feront mourir , tes conspirateurs ! ... autrefois , c' était ton père qui conspirait avec * Moreau contre * Napoléon ; aujourd'hui , c' est ton oncle * Edme ... et son ami * Gresloup ... ah bien ! ... ah bien ! ... sais -tu s' ils ont laissé des papiers ici ? -non , les choses importantes sont là-bas en * Lorraine ; et mon oncle porte toujours sur lui les lettres qu' il reçoit ... - il va falloir que je me débrouille avec le préfet , maintenant ... dieu me garde ! ... ça va me coûter gros . En effet , un personnage ne tarda point à descendre d' une berline parvenue jusqu'au perron . Il avait une mince épée à la hanche de son frac , un bicorne à cocarde blanche , et une vieille figure édentée à menton fort . La tante le reçut dans le salon . D' abord , il s' excusa beaucoup de sa visite inattendue , s' informa des santés , plus soucieux , semblait -il , de celles -ci que de sa mission . * Omer , sur l' ordre de * Caroline , ne la quittait pas . Elle protesta que ses hôtes ne tarderaient plus , sans doute , que l' orage avait dû les retenir dans une auberge , qu' ils avaient renvoyé son neveu à mi-route , et qu' il arrivait à l' instant , tout trempé . Le visiteur regarda le jeune garçon , malicieusement . - à cet âge -là , - dit -il , Ils usent assez mal des loisirs , pendant les vacances . Ils se créent de mauvaises relations . Ah ! Les petites maisons à volets verts ! ... allons , allons , ne rougissez pas , jeune homme ... je vous veux du bien ... là ! ... cette escorte emportait captif tout le destin apparu dans son rêve ; Il s' assit dans un fauteuil , et croisa ses jambes maigres en bas de soie tendus . - eh bien , je te donne la permission d' aller lire dans la salle basse , * Omer ! Dit la tante . Quand le collégien eut refermé la porte , il s' éloigna quelque peu , mais revint en étouffant son pas , et les écouta causer vivement . - c' est cinquante électeurs que vous enlèveriez au parti du roi ! -glapit soudain * Caroline . -tenez , voilà leurs traites , en liasses , avec les exploits des huissiers ... tout son destin chétif comme la svelte échine du lieutenant ... et sa majesté n' aimera guère qu' un scandale éclate chez la belle-soeur d' un pair de * France , la veuve d' un chef de division aux relations extérieures , la soeur d' un colonel attaché au duc de * Raguse . Les nouvellistes diraient que l' esprit jacobin persuade les meilleurs soutiens du trône et de l' autel . D' ailleurs , nous sommes les prêteurs de s . A . Le comte d' * Artois ... et puis , personne n' est responsable des complots organisés par les agents provocateurs de m . Le chancelier * Pasquier ... cinquante électeurs que vous perdriez , c' est-à-dire la majorité départementale passant aux libéraux , le chevalier de * Vimy élu député , et votre destitution à la suite d' un pareil échec ... , * Monsieur * De * Thauley ! ... il se contempla en prison , sur la paille , à côté de * Boredain , du chevalier de * Vimy et de * Publius- * Scipion je devais faire une perquisition ; elle est faite ... je sais qu' un cheval à demi fourbu vient de rentrer à l' écurie , et que votre neveu suivait ces messieurs à la maison de la * Goguette ... je coucherai cela sur mon rapport . Que le ministre du roi y pêche ce qu' il veut ! Je m' en lave les mains , et vous donne le bonsoir . * Omer s' esquiva dans le corridor , pour n' être pas vu du visiteur qui sortait en ébauchant un dernier salut quelque peu sec . Au contraire , la tante * Deconinck . - mon dieu ! Faut -il que je répare jusqu'à ma mort les bévues des autres ? ... et toi , mauvais gredin , que je t' y reprenne à courir les routes en faisant le conspirateur ! ... ça t' étonne que je t' aie tiré de là , hein ? ... si on n' avait pas ses ruses ... miserere mihi , domine ! elle avait donc vaincu l' autorité du tyran , la grosse tante qui fleurait le poivre , le pain d' épice et le tabac à priser répandu entre les plis du spencer , qui traînait des savates en drap mou , qui répétait des ordres grognons aux dix servantes , vieilles et jeunes , les unes fourbissant à genoux , les autres juchées aux échelles pour brosser les murs de la grande maison toujours sale . Elle pouvait interdire son domicile au préfet du roi ! ... * Omer l' admira , mystérieuse et lourde , escortée de ses chiens nombreux , roquets , loulous , caniches , pour qui elle partageait du sucre préalablement rompu avec ses dents . Elle détenait plus de puissance que les héros . Une aigre menace proférée par elle dans le salon plein de housses à fleurs mauves avait suffi pour que le fonctionnaire royal battît en retraite , hargneux et amer , docile néanmoins . - tu iras samedi matin à * Saint- * Vaast te confesser , gobe-mouches ! Tu te feras donner l' absolution . Il est inutile que les pères de * Saint- * Acheul apprennent tout cela . Tu comprends ? Tu demanderas au bedeau l' abbé * Simon . Je suis sûre de lui , car il aimait l' empereur , et il ne bavardera point . Et toi , frise-poulet , tâche de tenir ta langue ... mauvaise graine , va ! Elle devinait tout . Elle pensait à tout . Quels ennuis il attendait du récit à faire au jésuite , fût -ce à l' imbécile père * Vadenat lui-même ! Elle trouvait le moyen d' écarter le péril . Il fallut avertir * Mme * Gresloup . - oh ! Fit celle -ci montrant sa denture dans la pâleur subite de son visage exactement ovale . Elle dut s' asseoir . * Omer emmena par la main la petite * Elvire dans le vestibule où ils jouaient à l' ordinaire . - papa n' est pas rentré ? Demanda l' inquiétude de la fillette , qui pressentait un malheur . - il vient de partir en voyage avec mon oncle . - pourquoi ? Il ne m' a pas dit à revoir ! Il n' est pas allé à la guerre ? -non , non ; ils sont en voyage , pour des affaires de grandes personnes que les petits ne doivent pas savoir . - toi non plus , tu ne sais pas , dis ? -comment saurais -je ? Elle douta cependant et ne voulut pas rire quand son cousin enfourcha la draisienne , bien qu' il simulât de chevaucher sur un palefroi fougueux en poussant la machine à deux roues , bien que les pointes de ses pieds fussent enfin devenues habiles à trouver leur appui alternatif sur le sol , et à manoeuvrer la vitesse du " célérifère " dans la salle ronde . Non , * Elvire demeura triste dans sa petite robe jaune que terminaient deux hauts volants de dentelle . Ses yeux anglais purement bleus , comme ceux de sa mère , se voilèrent de chagrin , et de cils bruns . Depuis les chevilles serrées dans la coulisse du pantalon , jusqu'aux guipures encadrant son cou potelé , la fillette sembla se roidir ; elle regardait le collégien , puis ses petits doigts roses qu' elle emmêlait machinalement . La moue de sa lèvre se forma . Il vit qu' elle ne tarderait pas à pleurer ; et , déposant la machine , il voulut la prendre aux coudes pour la convaincre de gaieté . En même temps les larmes sautèrent des cils , les sanglots de la bouche contractée ; elle jeta ses bras aux épaules d' * Omer , afin d' enfouir son chagrin dans une poitrine amie . Il la respira toute , elle et son parfum de beurre frais , de petite très bien lavée , en linge propre et tiède encore du repassage . Soudain , il dut chasser , au contact de cette tendre chair , le désir des filles voluptueuses , aussitôt épanoui dans son âme . Il avait connu l' amour , un soir d' effusion , lorsqu' une servante avait simplement changé ses pinçons de gamine , en plaisirs d' amante . Puis le collégien avait bousculé d' autres servantes , des paysannes rieuses et gênées , * Corinne et * Herminie . De là naissait le trouble . étonné , effrayé de soi , très doucement , il écarta la pleureuse et la mena par la main vers sa tante . Ce n' était pas qu' il ne fût certain de vaincre toute convoitise , ou même qu' il craignît devant * Elvire une convoitise réelle ; mais ces deux bras autour de son cou , cette joue sous le baiser fraternel le gênaient , pour la première fois . * Delphine et * Denise l' embrassaient , cependant , l' année précédente , à pâques encore , sans que rien le contrariât de leurs effusions chastes . Maintenant , pour avoir embrassé et culbuté les nymphes rustiques de l' été , il sentait une inconvenance à se laisser chérir par des enfants pures . Il avait eu peur que la caresse naïve et confiante ne vint à l' émouvoir , ou que cette cousine de huit ans ne prît une habitude plus tard dangereuse . Les cheveux soyeux de l' enfant ne différaient point assez de ceux où se flairent les odeurs qui enivrent d' amour . La semaine suivante , dès qu' on sut le major et le capitaine en sûreté sur la côte anglaise , et , par les gazettes , les noms des demi-soldes compromis dans l' affaire du bazar français , sans que les leurs en fissent partie , * Omer * Héricourt médita plus sereinement à propos d' * Elvire . Elle le recherchait pour ses jeux , fière de lui , grand et vigoureux , qui montait à cheval , dans la prairie close , car la tante ne permettait point de promenades solitaires , par appréhensions des chutes et des aventures . Afin de le rejoindre , au bout des vergers , la fillette courait à toutes forces . Elle l' appelait : " cousin ! ... cousin ! ... " d' une voix grave et désolée , si elle ne l' apercevait point d' abord . Le reconnaissant , elle bondissait , les genoux en l' air , comme une petite génisse , l' atteignait , se jetait dans ses mains , rieuse et brèche-dents . Si franchement elle l' admirait pour ses prouesses de gymnaste , qu' il n' avait pas le courage de la fuir . De plus , il s' amusait de tenir la menotte en sa main fraternelle , de voir l' enfant marcher sage et soucieuse d' obéir , inquiète aussi de sa parole . Qu' il se mit à sourire , elle sautait , devenait un diablotin pétulant et criard . Elle épouvantait les fauvettes du buisson . Elle escaladait les monticules . Elle imitait le braiement de l' âne . Elle tirait la langue à la vieille chargée de fagots , fée méchante , certes , qui change les princes en hiboux . La broderie à dents de la collerette se froissait et tournait à rebours de la figure . Tandis qu' * Omer la remettait en place , l' odeur fine des cheveux blonds lui rendait à nouveau trop de souvenirs . Alors , il prévoyait * Elvire grande fille et belle , avec la pureté de ces mêmes pupilles bleues dans un visage de clarté laiteuse . Il compterait vingt-quatre ans ; elle , dix-huit . Peut-être s' épouseraient -ils au reste . Cette idée lui donna de l' attendrissement . Il trouva drôle de commencer sournoisement sa cour . " * Elvire jolie ! " se mit -il à la nommer . " bel * Omer ! " répondait -elle , coquette un peu , dans l' instant où , comme chatouillée , elle serrait les coudes et ramenait ses petits poings croisés contre sa gorge , en se dandinant avec la malice d' une crainte obscure . Il loua les fossettes des coudes , celle du menton menu ; elle parut sensible à ces compliments , moins , toutefois , qu' à l' offre d' un petit poussin jaune , qui mangeait seul , et trottait en piaillant . * Elvire se plut à lui retrousser les plumes sur la tête , * Omer de répondre aux interjections du bec par des discours relatifs aux événements contemporains . Sans trop comprendre , la joie de la fillette s' extasiait . Cette sincère admiration enchanta le collégien . Auprès d' elle , il n' était plus le garçon de qui les enthousiasmes sombraient dans la débâcle soudaine d' une conspiration militaire , de qui la piété ambitieuse était méconnue par le rigorisme de l' église ; Près d' * Elvire , il était l' homme fort aux approbations précieuses . Pour enfant qu' elle lui avait paru d' abord , elle l' étonnait de ses parades mondaines quand elle jouait à " la visite " . De façon parfaite , elle parodia les grâces excessives de la tante * Malvina et la mine éplorée de la tante * Aurélie . Sur l' une et sur l' autre , elle savait mille historiettes piquantes , celles mêmes entendues dans les salons , pendant qu' elle feignait de l' application à tourner les feuilles des albums . Elle ne restait petite fille que durant les jeux . Ensuite , c' était une manière de personne toute faite , experte en élégances , parlant nansouk , cachemire , velours plein , mousseline , levantine , percaline et organdi , n' ignorant pas les divisions de la terre en cinq parties , sachant même l' appétit monstrueux du roi qui mangeait douze côtelettes à déjeuner . Elle se consolait de partir pour le couvent d' * Esquermes à la rentrée , avec * Denise et * Delphine , parce que c' était " le bon genre " de recevoir l' éducation chez les dominicaines , en compagnie de jeunes personnes " nées " . Ainsi donnait -elle le change sur son âge , par la malice de sa conversation . Avant un dîner de famille qu' offrit la tante * Caroline , à l' occasion d' une chasse , et où par hasard assistait un parent , fort blanchi aux tempes , sec et silencieux , tout rasé , droit dans un frac d' uniforme , l' épée le long de ses mollets étiques , comme chaque invité avait offert le bras à une dame , * Omer conduisait à table une toute jeune cousine des * Cavrois , * Elvire éclata tout à coup en sanglots . La bonne galloise l' emporta criante , trépignante , étranglée . Cela le flatta beaucoup , bien qu' il approuvât la sévérité de * Mme * Gresloup , indignée de l' incartade . Les jours suivants , * Elvire bouda . Il fallut qu' il lui apportât une boîte de perles multicolores et les enfilât avec elle pour obtenir le pardon . Certainement , elle était jalouse ; elle l' aimait donc , sans le savoir . Ce lui mit au coeur une joie vive , à demi causée par le comique de cette passion enfantine , à demi par l' orgueil d' être choisi . Et , décidément , elle était une bien drôle de friponne , en longue chemise de nuit , quand la servante la poursuivait avec la sébille et l' éponge afin de laver le frais museau pour la prière du soir . Ensemble ils explorèrent la vieille maison et ses placards oubliés , lorsque les pluies d' automne attristaient les heures , lorsque les nuages entouraient d' ombres violâtres et grises les couleurs plus éclatantes des prairies , des pommiers , des murs . Par les étranges , les interminables corridors , les revenants descendus des cadres , où se cambrent , une mouche à la lèvre , des dames d' antan , et les marquis à perruques , eussent pu maintes fois apparaître . Là , le vent aboie comme le loup-garou . * Omer , * Elvire fuyaient ensemble l' invisible dans les escaliers vermoulus , et bien qu' il niât , lui , l' effroi qui gelait ses os . Forts , d' être deux , au moins , à frissonner , les yeux grandis , ils affrontaient les habits pendus dans les angles obscurs des garde-robes , ainsi que des morts omis là , par mégarde . La rassurant , le collégien affermissait son courage équivoque . Souvent il expliquait , au salon , le sens des gravures . Et , parce qu' * Elvire questionnait , la tante * Caroline et * Mme * Gresloup devinrent un auditoire approbatif . Nul ne savait aussi bien que lui les mythologies et l' histoire . * Dieudonné l' avoua même . Et , toute une quinzaine de septembre , * Omer cessa d' être le faible , car il put expliquer , en outre , après la lecture de la quotidienne et du journal des débats , quelles causes politiques obligeaient les monarques de la sainte-alliance à se réunir à * Troppau pour combattre les carbonari de * Naples , victorieux de leur roi . * Mme * Gresloup et la tante * Cavrois le louèrent de cette science . De cette même gloire , il sut à la jeune * Elvire une vive gratitude . L' amour le faisait enfin admirer . Ce que ni les camarades , ni les maîtres , ni l' indulgence de sa mère , ni la camaraderie de l' oncle * Edme lui avaient valu , la chaste tendresse d' une petite fille l' offrait soudain . Dans le salon de la tante * Caroline , il brilla devant les cousines * Gresloup , quelques dames voisines , le curé même , homme phraseur aimable , défèrent , aux mains délicates et à la gourmandise experte . En vain * Dieudonné prétendit retenir l' attention par ses connaissances relatives aux bateaux à vapeur et au gaz d' éclairage , aux montgolfières , il intéressa moins . * Mme * Gresloup s' occupa d' * Omer ; elle lui brossait la casquette à gland , tombée dans la poussière ; elle remarquait une tache au large pantalon blanc , aux bas bleus , une éraflure au vernis des escarpins , et appelait sa propre servante galloise pour réparer le mal . Contant les initiations de * Moïse , et la fraternité de * Babel , et les exploits des philadelphes , * Omer étonnait les visiteuses . * Caroline même le choya . Elle l' installa dans la belle chambre . Les fenêtres ouvraient sur les prairies . Il y avait un ruban de sonnette en moire avec une poignée de bronze ciselé , une table à dessus de marbre blanc , une large gravure représentant * Pyrame mort aux genoux de * Thisbé qui se transperce . Un soir , la tante l' appela dans un coin et lui donna quatre napoléons d' or . - pour tes petites fredaines . Ne le dis à personne , au moins ... chut ! ... et elle remplaça dans le secrétaire le sac de peau qui tintait ; puis la grosse femme s' en alla , rieuse et en rajustant les clefs du trousseau pendu à la ceinture . * Omer comprit l' importance morale de ce don . La tante * Caroline l' adoptait . - quand tu ne penseras plus à la prêtrise , lui conseilla -t-elle , tu pourras t' apprêter à suivre les cours de droit . Je te servirai ta pension d' étudiant à * Paris . Et tu ne manqueras guère de causes à plaider ici . Je te donnerai la clientèle de la banque et des moulins . Aussi bien ton oncle * Praxi- * Blassans sollicitera pour toi un siège de procureur royal , si tu te déplais au barreau . * Dieudonné montre du goût pour l' état d' ingénieur . Il dirigera les moulins , les charbonnages et les forges . Mais il faut quelqu' un pour défendre tous nos intérêts ... quelle drôle d' idée de te faire prêtre . Tu m' as l' air joliment éveillé de bonne heure , pour un futur évêque ... - et puis , dit * Elvire , quand on est prêtre , on ne peut pas se marier ! Et de rougir éperdument , car l' assistance riait . - alors , si je me fais avocat , nous nous marions ensemble ! Proposa , demi-gai , demi-sérieux , * Omer , ému . - oh ! ça ! Fit -elle ; puis les larmes lui jaillirent des cils , et elle se sauva en battant sa mère , qui l' approchait . Dès cette heure -là , * Omer avait pensé qu' à défaut des honneurs ecclésiastiques , du chapeau de cardinal , voire même de la tiare , il pourrait vivre sans mécomptes , époux d' * Elvire , en plaidant pour les intérêts des moulins * Héricourt et de leurs annexes considérables . La fortune des * Gresloup n' était point minime . De retour au collège , * Omer réfléchit durant le silence des études . Trop faible , il renonçait aux aventures glorieuses . Alors que préparer pour l' avenir ? Il admit qu' il plaisait surtout aux femmes . * Corinne , * Herminie , les nymphes rustiques , * Elvire l' appréciaient . De l' amour , il espéra les meilleures satisfactions , et résolut de s' appliquer à les conquérir . Certains poèmes de * Lamartine , copiés par * édouard * De * Praxi- * Blassans dans le livre des méditations , sur lequel pleurait sa mère , dit -il , avivèrent singulièrement la sensibilité des deux garçons . * Omer lut en ce quatrain toute son âme : d' ici je vois la vie , à travers un nuage , s' épanouir pour moi dans l' ombre du passé ; l' amour seul est resté , comme une grande image survit seule au réveil dans un songe effacé . naguère officier aux gardes , maintenant diplomate âgé de trente ans , à qui le roi venait de faire envoyer , comme présent d' honneur , les classiques de l' édition * Didot , le poète , pour les collégiens semblait l' homme ayant expérimenté l' existence totale , et dans les plus belles conditions d' âme , de talent , d' aventures mondaines ou militaires . Qu' il pensât la même chose qu' * Omer , et qu' il estimât cette pensée digne d' être traduite en style divin , cela rendit l' adolescent fier de soi . Dès quatorze ans , il possédait la conception véritable du monde ! L' amour seul console de tous les déboires mérités par les vaines ambitions , ecclésiastiques ou politiques . Méditant au cours de longues heures , en étude , et en classe , il se voulut philosophe et poète . Ce rêve latin de la médiocrité dorée lui parut facile à réaliser dans le château de * Lorraine , même si la fortune des moulins et de la banque périclitait . C' était la crainte du général * Lyrisse , qu' avaient aigri d' ailleurs maints déplacements coûteux de garnison en garnison ; les bureaux tracassaient de cette manière les officiers bonapartistes . Sous l' autorité royale , la faiblesse du petit-fils , comme celle du bisaïeul , du grand-père et de l' oncle * Edme semblait certaine à jamais . Il restait à * Omer de jouir en épicurien et de triompher en amant . L' attitude affectée par le père * Anselme le confirma dans la sagesse de cette abdication . Le jésuite lui parlait le moins possible , ainsi qu' aux élèves indifférents . Quand il développait ses vastes hypothèses touchant le rôle de la providence dans l' histoire , il s' adressait à la fenêtre et non plus au premier de la classe , * Omer ayant tout de suite repris cette place . Pendant les récréations , le père * Anselme participait aux jeux des élèves : la fierté d' * Omer se détourna poliment dès que le hasard les rapprochait . Or , comme on devait autant que possible parler latin , dans les classes d' humanités , entre disciples et maîtres , il arrivait rarement que l' on échangeât des propos inutiles au jeu . Afin de garder une courtoisie respectueuse mais froide , dans ces rapports neutres , le jeune garçon s' observa méticuleusement . Il choisit pour confesseur le père * Corbinon , et s' étonna de le découvrir amical , railleur , voire plaisant au tribunal de la pénitence . Le père traitait en peccadilles les fautes de luxure , ne montrait de fureur qu' aux minutes où l' on avouait soit un mensonge , soit de la paresse . Il donnait des conseils de soldat et de logicien . " je ne me charge pas de vous fabriquer une âme d' ange , répétait -il , mais un coeur d' homme loyal , ferme et chrétien par la charité . Je ne vous impose pas de pénitence , mais des aumônes . Nous irons ensemble dimanche , après la messe , visiter les pauvres , et vous leur remettrez le quart de la somme qui vous reste aujourd'hui . Réservez ce quart , n' est -ce pas ? J' y compte ... " * Omer apprit de la sorte la misère des campagnes . Entre toutes , une chaumière renfermait plus de détresse , celle d' une famille ignoble . Le toit fendu abritait aussi quatre poules étiques et un âne boiteux , présent de l' équarrisseur . Amputé des deux jambes , le père se traînait à la manière des crapauds , sautelait de place en place . Il se nommait * Périn . Dans une vieille barque pourrie , tirée là , remplie de foin , de loques et de puanteurs , cinq enfants grouillaient . Nus ou presque , coiffés de dartres , ils jouaient avec des os de mouton . La mère était assise sur une hotte , pour coudre de la toile : ce travail lui valait douze sous par jour , à condition qu' elle ne le quittât point de l' aube au crépuscule d' été . L' hiver , faute de chandelle , cela ne rapportait que de cinq à sept sous . La pauvresse ressemblait exactement à un squelette fourré dans une gaine de cire verdâtre . Sa bouche livide saignait , ses paupières suppuraient . Quelques cheveux bruns dépassaient encore le lambeau entortillant sa tête ; son jupon était fait d' un sac , et son caraco de cent morceaux disparates , soie , laine , drap , percale , assemblées . Dès le matin , l' homme se hissait sur l' échine de l' âne boiteux et s' en allait tendre la main devant la porte des fermes . Le soir , il distribuait aux siens quelques croûtes . Le salaire de la malheureuse payait la location du taudis . Les aînés , deux garçons de huit et neuf ans , ramassaient le bois mort pour l' âtre et les chiffons du ruisseau pour les habits . Quant au père , l' épouvante de la bataille où il avait perdu ses jambes l' avait rendu presque idiot . Il répétait : " voilà ce qu' a fait de moi vot' * Napoléon ! ... " et puis il ricanait en laissant filer la salive le long de sa blouse . Ces gens inspirèrent au jeune homme plus de dégoût que de pitié . Le père * Corbinon se retroussait la soutane et balayait la bauge . * Omer , la première fois , dut sortir pour obéir à ses nausées . Il pensa changer de confesseur , mais n' osa , et devint malgré lui , le protecteur de la famille * Périn . Car il voulut surtout éviter que le collège adressât à maman * Virginie de mauvaises notes qui l' eussent fait souffrir . Elle lui expédiait des lettres désolantes : " je ne sais trop quand je te reverrai , mon fils ; les médecins me défendent toujours de me risquer en diligence ou même en poste . Les cahots et les secousses , à ce qu' ils assurent , pourraient mettre à mal mes organes ; la saignée m' affaiblit beaucoup , ainsi que toutes leurs purges qui m' ôtent l' appétit . Heureusement je puis me promener au bras de notre bonne * Céline qui t' envoie ses gros baisers . Je visite nos champs , dès qu' il fait soleil , et je vais régulièrement à l' église pour les offices . Mais si tu savais comme je suis fatiguée ensuite ! J' ai des jambes de plomb et quasi des boulets dans le ventre . J' emploie deux ou trois mouchoirs pour éponger ma transpiration . Tout cela ne présage point la possibilité d' un long voyage . Il faut donc absolument que tu viennes me faire visite aux prochaines vacances , si je suis encore de ce monde . Hélas ! Les dissipations où t' entraîne mon frère te retiendront loin de moi puisqu' il a juré de te perdre , et puisque tu l' écoutes ... pourvu qu' il ne revienne pas de si tôt , pourvu qu' il reste à * Londres ! Tu échapperais à la corruption . Autrement que dirai -je à * Dieu , s' il m' appelle bientôt devant lui , et s' il me demande quel chrétien j' ai fait du fils qu' il m' a donné ? Comment répondre que tu n' es pas un impie qui se damne ? Je t' en supplie , * Omer , songe à moi . Je suis très malade , je peux d' un jour à l' autre avoir à rendre compte de ton âme au créateur qui nous juge tous . Quelle responsabilité écrasante tu me laisses ! Voudras -tu livrer ta mère aux flammes éternelles , ou du moins prolonger les angoisses du purgatoire qui m' attendent ? ... je t' en supplie à genoux , pense à ton salut et au mien ! Si tu savais lire dans mon coeur , si tu pouvais connaître mes tortures , certainement , tu m' écouterais , tu t' attendrirais . * Caroline me mande que tu renonceras , peut-être , à la prêtrise . Pourquoi ? ... pourquoi ? ... te sens -tu déjà corrompu à ce point , que tu n' espères plus vaincre les passions qui t' éloignent du saint ministère ? Réponds -moi longuement là-dessus . Tous les samedis , quand je prépare mon examen de conscience , mon plus gros péché , * Omer , c' est toi , c' est le doute satanique que je sens dans ta pauvre petite âme chrétienne . Rassure -moi ! Rassure -moi ! " mon père est ici , en semestre ; il s' occupe beaucoup des fermiers et de la culture . Il me supplée presque partout , malgré son âge . à cheval , il court les routes . Lui aussi endoctrine les électeurs du cens et les entraîne dans les mauvais chemins . * Dieu me pardonnera -t-il de ne rien pouvoir contre tout , et contre tous ? Ton parrain continue de recevoir des voyageurs étrangers , et d' écrire des lettres , du matin au soir . Je me demande comment il résiste à un pareil travail . Il ne vieillit plus . Il sera centenaire . J' ai de bonnes nouvelles de * Denise et de * Delphine . " porte -toi bien , mon cher fils . La santé physique donne parfois la santé morale . Tu recevras un paquet par la malle-poste . C' est une écharpe cache-nez , et des chaussons . Promets -moi de ne pas les quitter de l' hiver . Place dans ton paroissien cette image de saint * Louis * De * Gonzague . En récitant chaque matin et chaque soir la courte prière imprimée au dos , tu seras peut-être sauvé par son intercession . C' est la grâce que je te souhaite , en t' embrassant de tout mon coeur . " * Virginie * Héricourt . " " * Médor , couché à mes pieds , remue la queue : j' ai prononcé ton nom . " navré d' inquiétude , * Omer communiqua cette lettre à ses cousins . * Dieudonné * Cavrois épilogua sur la nature de la maladie : elle affectait le foie , selon ce qu' il retenait de ses lectures assidues dans les ouvrages de médecine que renfermait une armoire des moulins . * Mme * Héricourt était hypocondriaque . Cela se traitait communément . Elle aurait dû se rendre à * Paris , consulter des docteurs notables , tels que * Broussais , suivre une médication antiphlogistique . Et il expliqua sans fin . * édouard présenta d' autres conseils . - maman me le dit sans cesse : ni elle ni ma tante * Virginie ne se sont consolées de la mort de mon oncle * Bernard , et leur douleur n' a trouvé de recours que dans la dévotion ; ta mère aime le mort en croyant aimer * Dieu . Cela ne saurait surprendre . Combien de fois ai -je vu ma mère elle-même demeurer triste toute une journée en regardant la miniature qu' elle a du colonel ! C' eût été un grand homme s' il eût vécu ; il a laissé des souvenirs inoubliables dans le coeur des femmes . Sa soeur le chérissait , et son épouse l' adora . Il faut leur donner l' affection qu' elles attendaient de lui . Si tu veux , je t' aiderai à composer des lettres très affectueuses . Je vais apprendre à maman que ma tante souffre davantage : elle la réconfortera de son côté . Nous sommes assez intelligents aujourd'hui pour remplir nos devoirs . Il faut , comme l' ordonne mon père , nous habituer à vivre noblement . Ta mère souffre par l' amour , et il n' y a pas de beauté plus haute que celle d' aimer . Nous la consolerons , va ... ne deviendrai -je pas son fils , comme ton père le désira , si * Denise y consent ? C' était un * édouard tout autre que celui de l' année précédente : des mèches plates et noires encadraient son front pâle , sous lequel s' agitaient les saines lumières de regards presque virils . Il parla de sa petite fiancée chaleureusement . * Omer nota que * Denise avait plu durant un bref séjour à * Paris : la tante * Aurélie , vers la fin des vacances , l' y avait appelée avec * Delphine . Lui ne savait rien des heureuses transformations que son cousin décrivait . Une fois l' an , pour les étrennes , sa soeur passait quarante-huit heures aux moulins * Héricourt et s' y montrait peu charmante . Il ne l' aimait pas . Au reste , dédaigneuse pour * Omer , elle vantait sans mesure le luxe des * Praxi- * Blassans . Elle se moquait trop des meubles usés , de la vaisselle ébréchée , des tapis souillés par l' incontinence des roquets . Aux moulins , ses conversations rapportaient le plus souvent celles de la duchesse de * Maufrigneuse , de la marquise d' * Espard ou de la duchesse de * Grandlieu . Elle gardait une affreuse petite bague de cornaline parce que la marquise de * Listomère la lui avait offerte , dans un bal d' enfants . Sa religion semblait de même une affectation d' aristocratie , qui l' égalerait à * Delphine * De * Praxi- * Blassans . Neuvaines , missions , sacrements étaient les motifs de magnificences et de vanités . Quant à son frère , elle l' écartait sous prétexte que les garçons ne devaient pas fréquenter les jeunes filles , et qu' elle détestait les garnements dépourvus de piété . Elle et * Delphine lui faisaient honte de ses pantalons boueux , de ses vestes décousues , de sa figure en sueur . Il leur tirait les boucles . Il ripostait par des torgnoles . Et leurs visages alors se convulsaient , ruisselants de pleurs . Elles allaient se plaindre à la tante * Caroline , exagéraient les torts , sournoises et calomniatrices . Aussi la louange nouvelle que décernait son cousin étonna beaucoup * Omer . - elle danse comme une reine ... elle dit à chacun son fait en deux mots piquants ... le plus bel esprit du monde ! Elle a de la religion ... oh ! Tu la vois toujours mangeant sa panade , toi ! Sais -tu que nous allons avoir seize ans , elle et moi , l' automne prochain ? ... une voix d' ange ! Les dominicaines la font chanter au choeur . Et l' archevêque de * Cambrai l' a fait venir pour un solo , à sa cathédrale , pendant le mois de * Marie . Faubourg * Saint- * Honoré , et puis dans notre maison d' été de * Saint- * Cloud , elle tournait la tête à tous les vieux chevaliers de * Saint- * Louis . Le jour qu' elle assistait à la séance de la chambre des pairs , avec maman , dans la tribune , elle donna des distractions au bureau ... - allons , je vois que tu commences à moins envier ma tiare ! Dit * Omer . Le cousin protesta confusément . Il était amoureux de * Denise , bien qu' il récitât , pour commentaire de sa passion : repose -toi , mon âme , en ce dernier asile , ainsi qu' un voyageur qui , le coeur plein d' espoir , s' assied avant d' entrer , aux portes de la ville . et respire un moment l' air embaumé du soir . pour lui , d' ailleurs , le véritable avenir , c' était le service de l' église . Son mariage ne l' en détournerait pas . à voix basse , il révéla que le comte de * Praxi- * Blassans l' avait fait admettre , par faveur spéciale , à titre de probationnaire , dans la congrégation . Il montra les dix grains enflant le cercle extérieur de sa petite bague d' argent , qui formait ainsi chapelet . Le père * Ronsin lui-même l' avait reçu dans la chapelle des missions étrangères , rue du bac . On pouvait ainsi devenir " jésuite de robe courte " et participer à l' oeuvre immense de saint * Ignace , pour le relèvement de la catholicité qui devait confondre en un seul tous les peuples chrétiens . Un seul coeur , une seule âme . cor unus , anima una . c' était le rêve même qu' ils avaient ensemble vénéré aux leçons du père * Anselme , et qu' ils n' abandonnaient point . * édouard ne croyait pas l' amour des créatures contradictoire avec l' amour du créateur . Tenté par une grisette parisienne , aux galeries de bois , il avait connu le plaisir . Un confesseur jésuite l' avait absous , ensuite , comme d' une faute vénielle . Là-dessus , les confidences des jeunes gens ne tarirent guère . Harcelant * Dieudonné , puisque la règle les obligeait à se réunir trois pour causer dans les cours du collège , ils parlèrent de l' amour sans trêve . Le gros * Cavrois plaisantait salement , encore qu' il demeurât vierge , car il savait les phases des maladies honteuses , les saletés de l' obstétrique , et le mécanisme de la génération . Quand * édouard discourait sur la passion , * Omer sur le sentiment , * Dieudonné déclarait que c' étaient là des sauces qui cachaient le poisson , et un vilain poisson ! Auprès du poêle , l' hiver , et même en s' exerçant à patiner sur la mare de la prairie , ils continuèrent cette dissertation . à peine se détournaient -ils pour voir le père * Vadenat tomber , à la joie générale , ou les superbes exercices du père * Corbinon , qui réussissait presque à tracer , avec la pointe du patin , des noms sur la glace . Les trois cousins se firent plus amis , à répéter ces propos . Dans leur conception de l' amour , ils s' apprécièrent , différents . * édouard souhaitait de séduire une belle jeune fille spirituelle , malicieuse , fière , et de lui saccager l' âme et les atours afin de s' en rendre le maître incontesté par la force irrésistible de son ardeur . * Dieudonné convoita des courtisanes expertes et saines , capables de multiplier les sensations voluptueuses , d' émouvoir les épidermes . * Omer eût voulu , pour lui , une sorte de soeur admirante qui l' eût caressé , comme à leur insu . L' emphase de * Corinne , la passivité des nymphes rustiques , il ne les regrettait pas . Incertain devant l' avenir , il cherchait l' appui d' une amitié constante qui répondît à ses objections , et réconfortât ses espoirs débiles , en y ajoutant cette douceur de frémir à l' unisson . Lorsque le printemps chargea de blancheurs légères les rameaux des pommiers , lorsque les lilas débordèrent le mur du jardin réservé au recteur , * Omer * Héricourt sentit , avec plus de chagrin , le manque d' une telle affection . La nature se renouvelait , jeune et pimpante . Les gazouillis des oiseaux enguirlandaient toutes les branches . Puis les fleurs des marronniers neigèrent dans les quinconces . Les boutons d' or éclatèrent sur les pelouses neuves . L' éternité du monde se rajeunit tout entière . Lui se voyait dans un sépulcre blanchi de chaux à toutes les murailles . La vierge du corridor n' avait plus l' attrait du mystère . Briser la vitre , secouer les feuilles d' or , toucher la statue pour découvrir ce que celait la face de * Marie , il ne le désirait plus . L' effigie renouvelait seulement une peine , celle de se rappeler sa mère malade et douloureuse en * Lorraine , avec la peur de l' enfer toujours plus obsédante , de lettre en lettre . La mort et les sanctions religieuses épouvantaient la veuve , sans répit . La fin le hanta lui-même . Il imagina son père sanglant au milieu d' une plaine barbouillée par les fumées des canons et des fusils ; peut-être le colonel avait -il alors songé à son fils . Faudrait -il mourir sans avoir rien accompli ? Il ne savait pas , comme son cousin * édouard , désirer âprement la domination , ni , comme * Dieudonné , assouvir , par de l' assiduité aux sciences , sa curiosité de la nature . La certitude de sa faiblesse l' accablait . Il désespéra d' être jamais mieux mieux qu' un enfant plaintif et méconnu , un enfant pareil d' âme à quelque fillette rougissante , écervelée , espiègle et jalouse . La maternelle camaraderie de la tante * Caroline lui plut alors mieux mieux que tout . Vingt napoléons successivement envoyés , avec des messages affectueux et brefs , n' étaient pas sans témoigner le sincère de cette affection . étonner la naïve admiration d' une fille amoureuse , écouter les avis de la sage * Caroline , n' était -ce point la meilleure règle de vie pour son caractère de vaincu ? Car il ne doutait pas de porter en soi tout le deuil de la défaite commencée , pour sa famille , aux champs de * Presbourg , récemment confirmée par l' arrestation du lieutenant * Boredain , l' exil de l' oncle * Edme , et les pieuses angoisses de sa mère . La crasse du collège parut , en outre , plus épaisse au soleil printanier , sur les manches des vestes et les encolures des soutanes . Les butors de la campagne empuantirent les classes , de leur linge peu renouvelé . Des pustules et des rougeurs ponctuèrent le coin des lèvres , le front et les joues adolescentes . Le graillon des cuisines fumait à travers les soupiraux . Entre le triomphe de la nature et la hideur des humains , le contraste s' aviva . Ceux -ci étaient malingres et passagers , celle -là sublime de splendeur et d' immortalité . Ce que l' oncle * Edme avait enseigné de * Jean- * Jacques , ce qu' avaient chanté * Herminie et déclamé * Corinne obséda quotidiennement la mémoire d' * Omer . On ne vivait libre qu' au milieu de la nature épanouie . C' est le désir de perpétuité , que signifie le goût réciproque des sexes . Ainsi , propageant l' existence des races , l' homme restreint les vigueurs fatales de la destruction . Et voilà les raisons divines des joies que procure la volupté . La résistance à la mort fut le voeu des philosophies échangées entre les cousins . * édouard en appelait à ses souvenirs de * Lamartine : la terre ne sait pas la loi qui la féconde ; l' océan refoulé sous mon bras tout-puissant sait -il comment au gré du nocturne croissant , de sa prison profonde la mer vomit son onde et des bords qu' elle inonde recule en mugissant ? et ils confièrent à l' amour le soin de leur faire vaguement comprendre la beauté des harmonies naturelles . écoutant * édouard louer poétiquement * Denise , * Omer espéra qu' un jour il serait aimé d' une jeune fille désirable . à deux ils créeraient la chair d' une humanité qui éterniserait sa vie . * édouard récitait encore : tandis que la terre sommeille , si j' entends le vent soupirer , je crois t' entendre murmurer des mots sacrés à mon oreille . si j' admire ces feux épars qui des nuits parsèment le voile , je crois te voir dans chaque étoile qui plaît le plus à mes regards . il souriait au ciel et scandait les hémistiches en faisant tinter sa voix comme tinte une corde pincée sur la harpe . Il était agréable de savourer l' émotion que provoquait son éloquence . Au commencement de l' été , on annonça la mort de * Buonaparte . * Omer jugea que toute une époque généreuse s' abîmait avec l' homme . Il plaignit son oncle * Edme . Pour mourir isolé dans une petite île des océans africains , était -il nécessaire de tant avoir remué le monde ? Au collège , on abattait l' idole . Le père * Anselme l' assurait en classe : * Buonaparte et son frère * Lucien n' avaient pu réussir au 18 brumaire qu' en vertu d' un pacte secret conclu avec les thermidoriens et les royalistes . Ceux -ci , après l' insurrection de vendémiaire , s' étaient relevés plus forts ; ils avaient agi dans la société de * Joséphine , pendant l' expédition d' * égypte , et fait , au loin , convaincre le vaincu de * Saint- * Jean- * D' * Acre par les messages de l' amiral anglais . Une fois l' affaire conclue , * Sidney * Smith , laissa forcer , par le navire qui ramenait * Buonaparte , un blocus étroit , dont aucun bâtiment depuis quinze jours n' avait pu tromper la vigilance . Le pacte étant approuvé par les principaux des anciens , cette assemblée ratifia l' événement de * Saint- * Cloud . Elle prétendait que le vainqueur des pyramides , après un intérim nécessaire pour l' apaisement des sectes , remît , selon ses promesses , le pouvoir au roi , sa majesté le nommerait lieutenant général des armées françaises et , rétablissant la monarchie , gouvernerait avec une assemblée nationale . Mais le condottiere refusa de tenir sa parole . Le duc d' * Enghien , puis * Cadoudal et * Pichegru la lui rappelèrent en vain . Alors : ceux -ci dénoncèrent à l' état-major jacobin du général * Moreau la convention secrète , et l' engagèrent à déchaîner contre le parjure toute l' armée républicaine de * Hohenlinden . Mais le duc d' * Enghien , qui conservait le texte du pacte pour le publier à l' heure voulue , fut enlevé sur le territoire de * Bade , dépouillé de son portefeuille , conduit à * Vincennes et fusillé . * Pichegru fut étranglé par les mameluks dans sa prison . Des juges que terrorisaient , au tribunal même , les gendarmes de * Savary , condamnèrent à mort * Cadoudal , et à la réclusion le général * Moreau . L' armée du * Rhin fut aussitôt déportée dans les * Antilles , où l' anéantirent les fièvres tropicales et une guerre soigneusement ignorée par une presse esclave . En droit , * Buonaparte n' était donc qu' un lieutenant déloyal et rebelle , un usurpateur qui avait trahi les jacobins en acceptant l' aide des bourbons , puis les bourbons en gardant le pouvoir indu au moyen d' assassinats . Telle apparaissait la valeur morale de * Napoléon , de qui tant de rhéteurs exaltaient la grande âme . écarlate entre ses boucles blondes , le père * Anselme tapait du poing la tablette de sa chaire poudreuse : et il dévisagea sévèrement * Omer , comme si le discours véhément s' adressait au neveu du capitaine * Lyrisse . L' enfant détourna les yeux , tandis que la bande obséquieuse des petits rustres ricanait , approuvait au long des pupitres , trépignait sous les bancs de bois cru , et regardait sournoisement le fils du colonel * Héricourt . Il se souvenait . Maintes fois on avait , devant lui , cité l' admiration qui liait son père à * Moreau . Le chef des philadelphes avait marié son ami à * Mlle * Virginie * Lyrisse , puis l' avait entraîné dans sa chute . Rayé des cadres , l' officier avait seulement été réinscrit au camp de * Boulogne , parmi ceux rappelés en foule avant la campagne d' * Austerlitz . La vie du héros prouvait donc l' assertion du jésuite : * Napoléon n' était rien qu' un aventurier de génie , un coquin miraculeux . En celui -ci l' imagination publique incarnait à tort la gloire du peuple jacobin qui vainquit les monarques au nom de la liberté . Les enseignements du bisaïeul s' accordaient avec ceux du prêtre . Et tout le rêve de l' oncle * Edme , du major * Gresloup , et de la * Goguette bonapartiste était une erreur . La légende impériale s' écroulait avec son colosse à la tête d' or , aux pieds d' argile . Le capitaine adressait d' habitude aux moulins * Héricourt , afin de se présumir contre l' inquisition des jésuites , ses lettres au collégien . * Caroline les remettait sans faute . * Omer aima longtemps les relire , ainsi que certaines autres . De tels messages exaltaient son importance . Il tirait vanité , à l' ordinaire , de l' attitude que lui prêtait sa mélancolie de lecteur en manteau à l' espagnole , appuyé contre un arbre dans la cour du collège , loin des surveillants qui le croyaient d' ailleurs occupé de ses notes sur le cours d' histoire . Il laissait s' amollir la main qui retenait le message un peu jauni : telle son âme défaite et vaincue . ( * Saumur , ce 27 de décembre 1820 . ) " mon cher conscrit , " ta sainte mère me mande que tu as été frappé par la détresse des pauvres que tu visites autour du collège . Presque tous , dis -tu , sont d' anciens soldats mutilés au service de * Napoléon . Tu accuses le grand homme de leur misère . C' est un mauvais esprit que te soufflent tes jésuites du diable . Chasse -moi au trot ces sottises . Quand bien même ces misères seraient mille fois plus affreuses , elles paieraient à peine les ivresses sublimes de la gloire . Ces lâches se plaignent ? C' est que la veillesse et la stupidité propres à la vie civile les engourdissent . Demande -leur plutôt ce qu' ils pensaient lorsqu' ils entraient à * Vienne en 1805 et en 1809 . J' y étais , moi . J' ai vu . Ce sont des ingrats horribles . Plus tard tu reconnaîtras que j' ai raison , si tant est que tu puisses t' imaginer , quelque jour , quelles têtes portaient ces gens -là quand ils avançaient au son des musiques dans les villes conquises . Leurs culottes étaient boursouflées d' or ; les florins et les thalers marquaient en bosses sur leurs cuisses , et sonnaient dans leurs gibernes . Ils achetaient * Bacchus , et mataient * Vénus à leur aise . Ils ont roté , dans toutes les capitales de l' * Europe , sur le sein des belles . S' ils étaient demeurés au fumier de leurs villages et à l' engrais comme des pourceaux malades , qu' auraient -ils connu ? " heureusement qu' il y en a d' autres que ces jean-f ... ! Nous avons trouvé céans , à * Saumur même , de braves amis décidés à ne pas laisser rouiller , sur leur poitrine , la croix d' honneur . Avant peu , je gage , tu entendras parler de notre chevalerie nouvelle . C' est une chance d' être tombés ici . " on t' a entretenu de nos croisières . Chez les engliches , nous sûmes , * G ... et moi , comment , grâce au comte de * P ... - * B ... , ces messieurs de la congrégation ne voyaient goutte dans notre affaire . D' abord nous nous proposâmes de faire route pour l' * Italie . Plusieurs étudiants de * Paris , exilés là-bas depuis les événements , nous invitaient à les rejoindre à * Naples , et à y prendre rang dans l' armée constitutionnelle : on y est sensible au double avantage de servir contre la sainte-alliance de * Troppau et de dépister les mouchards de s . M. T. C . Seulement , nous lûmes dans les gazettes que le commandant * Bérard n' avait vendu qu' à demi ses frères d' armes , dont nous sommes : alors nous avons répondu à quelqu' un qui nous faisait signe en * France . Les policiers d' * Albion tiennent boutique de passeports hanovriens à bon compte , ce qui nous permit d' embarquer à * Plymouth , de débarquer à * La * Rochelle . " fouette postillon ! Nous arrivâmes à * Saumur pour soutenir messieurs les libéraux et la garde nationale , qui voulaient offrir un banquet à cette vieille poule de * Benjamin * Constant , fichu bavard , peu sympathique aux militaires ; mais il gêne s . M. T. C . Ne ressemble jamais , mon cher conscrit , à un pareil cuistre . * Mme * Cavrois désire que tu deviennes avocat : c' est qu' elle n' a pas entendu pérorer cet olibrius genevois qui propose sérieusement de faire l' omelette sans casser les oeufs , et qui semble même croire aux sottises qu' il débite . Va , il n' y a encore que les officiers pour le coeur et la décision . Retiens ça . Songe à l' épaulette de ton noble père . Rien n' est perdu de l' honneur français . J' aurais voulu que tu fusses auprès de moi , quand , avec la garde nationale bourgeoise , nous avons cogné sur les blancs de l' école . Ces godelureaux , indignes de porter l' uniforme , étaient venus en bandes jeter des pierres dans les fenêtres du * Constant , et compisser indignement les bornes de l' hôtel où se préparait le banquet . Voilà comme ce traître de * Clarke , simple capitaine à la révolution , général en 1793 , créé duc de * Feltre par * Napoléon , a composé les cadres de l' armée , en 1816 , et choisi les futurs officiers parmi les seuls militaires signalés pour leur haine de la révolution et de l' empire . " enfin , la canaille n' aura pas toujours raison . Nous avons lâché quelques coups de pistolet dans le tas , aux acclamations du peuple . Ces braves comprennent que ce n' est pas en restant paresseux comme leur * Loire ensablée que les libertés leur seront rendues . La batellerie du fleuve nous fournit des camarades . De gros événements se préparent ici , car la prochaine promotion de l' école , choisie dans les cadres de * Gouvion- * Saint- * Cyr , sera , dit -on , de notre bord . * G ... et moi n' avons pas fait de la besogne inutile . " nous allons gagner * Marseille pour continuer notre voyage à destination de * Livourne . Là-bas nous appellent de nouveau les étudiants proscrits depuis l' affaire du bazar . Je ne te parle pas de nos santés . Ce sont celles de vieux soldats taillés dans le chêne encore revêtu de lauriers . La fin de ce message était seulement de te dire que tes pauvres mutilés étaient de f ... jean-f ... , et qu' ailleurs on espère encore le retour de la gloire , dût -il en coûter à chacun un tibia ou un bout d' oreille . " je t' embrasse à grands bras . Soigne ton équitation ; et travaille bien . Tu deviendras alors un fils de * Marcus * Junius , digne de nous délivrer de ce gros * Tarquin. * G ... t' envoie mille compliments . Ne t' étonne pas de l' en-tête commercial qui est sur l' enveloppe . La prudence est mère de la sûreté . Et le vieux galant de la * Cayla fait lire les lettres dans son cabinet noir . " * E . * L. * Carniquet et cie . " ( * Esquermes , ce 19 de mars 1821 . ) " mon frère , " notre mère m' écrit à la fin de me faire assavoir que tu penses encore renoncer à l' état de prêtrise . Cela lui cause beaucoup de chagrin ; celui que je ressens de ce chef est aussi bien ressenti par notre cousine * Delphine . Nous sommes désolées . Représente -toi que , pour un garçon de petite naissance , il n' y a que cette sainte mission qui puisse te savonner de la roture . Si * Dieu n' avait point voulu me faire la grâce de me destiner à un mariage noble , j' aurais pris le voile , sans hésiter . Comment pourras -tu vivre auprès des * Praxi- * Blassans et de moi , titrée vicomtesse , si tu ne portes pas cet habit qui exige les marques du respect ? Je ne saurais croire à la fermeté de ta résolution . Notre pauvre mère est bien malade . Voudras -tu l' affliger en te faisant soldat , en un temps où sa majesté le roi * Louis * XVIII réserve les faveurs , comme il sied , aux personnes de naissance , dans les régiments ? Nous préférons penser que tu cèdes à un entraînement passager dont tu montreras bientôt un vif repentir . " aime notre seigneur * Jésus- * Christ , mon cher frère , de tout ton coeur . Nous prions pour toi ; nous commençons une neuvaine à l' intention de sauver ton âme ; et notre bonne directrice et sainte mère * Honorine sainte- * Véronique-de -l'image s' associe à nos exercices pieux . " je t' envoie par la malle-poste un paquet de livres que publie la société des bonnes lettres sous le patronage de * M . * De * Chateaubriand . Tu puiseras dans ces lectures , si * Dieu le veut , des avis salutaires , sous les fleurs les plus belles de notre littérature . " à revoir , mon frère , au nom du sacré-coeur et de * Marie . " * Denise * Héricourt . " " p . - s . - Mme la marquise d' * Espard nous a fait don , à * Delphine et à moi , d' un rosaire à grains d' argent , avec un grain d' or toutes les dizaines . Cette faveur , venant d' une des plus grandes dames de l' aristocratie française , me rend folle de bonheur . J' espère que tu te réjouiras de même . " donne le bonjour à * édouard de notre part , de la mienne surtout . Qu' il n' oublie point tout ce qu' il m' a promis . " ( * Gênes , 13 d' avril 1821 . ) " mon cher conscrit , " j' ai tant d' affaires que je t' écris trop rarement . Il faut qu' un biscaïen de la sainte-alliance des tyrans m' ait traversé la cuisse dans la plaine de * Novare , le 8 courant , pour que je trouve le loisir de tracer à ton adresse ces quelques lignes , et cela sous les combles d' un palais où je me cache de la police autrichienne qui en veut à ma tête . " fichtre ! La tête d' un vieux dragon de l' empereur , ça ne s' attrape point comme une boule au jeu du mail ! J' aperçois , de mon trou , une bonne petite goélette qui tangue sur la mer verte du golfe et que j' espère rejoindre , en quelques brassées , dans le milieu de la nuit . Mais , comme je puis manquer mon évasion , je couche ces mots au long de ce papier à chandelles pour qu' au cas de malchance tu te souviennes plus tard d' un oncle qui t' aime bien , et qui pense à toi , aux heures où il paraît sage de convenir qu' on est , après tout , mortel . " n' aie pas peur : ceci n' est pas un testament . Toutefois je confie à une franche amie napolitaine , qui me dorlote depuis quelque temps , ma croix ; c' est celle de ton père , tu le sais , détachée de l' uniforme quand le coeur eut cessé de battre , à * Presbourg . Donc , elle t' appartient . Si tu apprends des choses en noir , fais -la réclamer avec la tabatière où je garde le sable de * Sainte- * Hélène et avec quelques autres babioles , paperasses et souvenirs que je cachèterai tout à l' heure dans un paquet à ton nom . Adresse ta réclamation à la signora * Graziella * Monero , via di trastevere ; procida , presso * Napoli . " maintenant , bien qu' il m' en coûte , je veux te dire ceci . * Graziella * Monero peut devenir mère avant décembre . Son enfant est le mien . Mon aïeul et mon père se chargeront de la tutelle . Je leur écris afin de les en prier . Mais ils sont vieux : c' est à toi , jeune homme , que je demande de veiller , plus tard , si je disparais demain , sur l' enfant . Je n' ai pas d' autre ami que toi . J' ai perdu ce pauvre * G ... dans la bagarre du 8 . Je pense qu' il a été pris par les gardes du corps de ce misérable * Savoie- * Carignan qui nous a trahis le 22 mars en passant soudain à la sainte-alliance . Le mieux qui puisse advenir dès lors à * G ... est d' aller croupir , deux ou trois années , dans une forteresse de * Moravie , à moins qu' on ne l' ait déjà fusillé à * Turin . " par conséquent , il ne me reste que toi seul . Tu es jeune , très jeune : je sens qu' il serait peu délicat de te faire accepter , à cet âge , un tel devoir . Aussi je ne t' impose rien . Je t' avertis seulement d' une vérité . Agis dans la suite selon ta fantaisie . J' exige que mon aveu et ma requête ne t' engagent point . J' espère avoir fait de toi une façon d' homme libre . Agis en cette qualité . " je te dois des explications . Les voici . Quand nous arrivâmes , au commencement de l' année , à * Naples , * G ... et moi , nous répondions à l' appel des étudiants de * Paris venus en cet exil soutenir la cause de la constitution libérale que menaçaient les tyrans , au congrès de * Troppau . Nous fûmes admirablement traités chez le général * Pepe : je l' avais connu pendant la campagne de * Russie , à l' armée de * Napoléon . Vers cette époque , il avait été reçu philadelphe de notre loge régimentaire . Dans ses salons , je rencontrai * Graziella * Moreno , fille d' un maître élu des carbonari . Chacun me fit un bel accueil . Pour elle , c' était une jeune fille qu' étonnait comme un conte de la mère l' oie , le récit de mes campagnes et de mes aventures . Elle me remercia chaudement parce qu' en juillet dernier , après mon voyage en * Espagne avec les cavaliers de * Mina , j' étais venu affranchir ses compatriotes du joug absolutiste , soumettre le roi de plâtre . Elle parut m' adorer . Je te dirai que j' y allai ... à la dragonne , selon mon habitude , et qu' à la première occasion , malgré les cris de sa bouche et les pleurs de ses grands yeux de jais , je me fis l' amant de cette belle aux bras d' albâtre . " notre liaison fut mystérieuse et passionnée , tout un mois durant . Je m' aperçus alors combien * Graziella valait mieux que mon caprice , combien elle m' aimait sincèrement , et je compris qu' une séparation tuerait , sinon le corps , au moins l' âme de cette femme sensible . Tant que la mission de notre bande se bornait à fournir secrètement de la poudre et des fusils aux carbonari du * Piémont , aux hétéries grecques de * Janina , qui proclamaient alors leur indépendance contre le sultan , l' amour ne pâtit pas . Mais , dès que le congrès de * Laybach eut lâché cinquante mille autrichiens sur nous pour rétablir le despotisme dans les * Deux- * Siciles , il parut évident à nos compagnons que la * Lombardie , vidée de troupes par ce mouvement , ne pourrait , avec ses seules garnisons , réprimer la révolte toute prête à éclater dans le * Piémont . Il importa de gagner * Gênes et d' y donner le signal de l' insurrection . Je tâchai de m' enfuir sans que * Graziella le sût . à dix lieues de * Naples , sa chaise de poste me rattrapa . Elle immolait sa fortune , son honneur , son rang et son avenir à notre passion . " que dirai -je en outre ? Pour l' amour de moi , ce fut elle qui arbora le drapeau constitutionnel à * Gênes , le 10 mars , pendant que , juché sur une borne , je haranguais la foule en fort mauvais patois piémontais . Elle sortit à cheval , sur la place de * Turin , la bannière tricolore dans la main , le soir où le vieux * Victor- * Emmanuel abdiqua en faveur de * Savoie- * Carignan , et aussi le 22 , après que ce pleutre , emmenant presque toute notre cavalerie et nombre de nos canons , eut passé ignoblement à l' ennemi . L' audace de ma maîtresse releva les courages . Je la verrai toujours criant des mots italiens du haut de son cheval blanc à la multitude stupéfaite . Les cheveux épars sous un bonnet rouge de pêcheur napolitain , elle caracolait à l' extérieur des arcades roses qui soutiennent l' amphithéâtre des petites maisons , devant le lit pierreux du * Pô . Toutes les jalousies étaient baissées par peur des espions et des dénonciateurs qui livrent maintenant , hélas ! Aux cours prévôtales les libéraux trop contents vers cette heure -là . Dès que * Graziella eut paru , parlé , chanté , toutes les jalousies se relevèrent à grand bruit , toutes les boutiques s' ouvrirent , la place se remplit de patriotes acclamant , avec la beauté de l' héroïne , la liberté qu' elle personnifiait de façon sublime . La cité , déserte et morne dix minutes avant , vécut tout à coup , avec mille tumultes et toutes les fureurs de l' enthousiasme . Ces pauvres gens abjurèrent leur terreur , répondirent à notre appel , prirent les armes , suivirent le comte de * Santa- * Rosa . Nous envahîmes , le 4 avril , le territoire autrichien , au chant de l' hymne constitutionnel , derrière l' étendard et la splendeur de mon amazone . Alors je l' aimai . J' appris ce qu' est l' amour véritable : notre idée la plus belle qu' incarne une femme aussi belle . " penses -tu que je puisse abandonner l' enfant conçu dans ce temps inoubliable , mon conscrit ? Que n' accomplira -t-il pas , ce prédestiné ? ... hélas ! Que suis -je à cette heure , pour le sauver ? Un misérable proscrit caché dans les combles d' un palais en ruine . Les chevaliers peints à la fresque contre les murs se fendillent et tombent sur les dalles usées . Parfois des tuiles s' écroulent du toit dans les buissons de roses rouges qui ont poussé entre les marches disjointes du perron , et qui couvrent tout jusqu'à la mer monotone . Le vent mugit sous les voûtes , claque l' unique battant d' une porte . Sans doute les sbires et les espions rôdent -ils autour de mon refuge pour me conduire devant la cour martiale . * Graziella dort , épuisée , sous les plis de ma cape . Si je tentais une démarche pour légitimer notre union par le ministère d' un de ces moines qui pullulent dans le quartier , j' attirerais certainement la mort sur ma tête ! " je t' écris ces choses pour que tu m' excuses , * Omer , de t' offrir un devoir si lourd . Et , tout de même , si ce jean-f ... de * Savoie- * Carignan n' avait pas entraîné nos deux régiments de cavalerie , nous aurions pu éclairer notre gauche à * Novare . Jamais les autrichiens de * Bubna n' auraient occupé à temps les hauteurs , ni pris l' armée constitutionnelle entre deux feux . Nous n' aurions point battu en retraite devant les canons de * Latour ; je ne me serais pas sauvé de * Turin à * Gênes dans une voiture de foin que les douaniers lardèrent avec des tiges de fer à toutes les étapes . Ils ont fait huit trous dans mon manteau et percé ma botte gauche . Heureusement , je n' ai pas bronché . * Graziella était blottie sous moi . " tout cela ne veut pas dire que je ne gagnerai pas à la nage tout à l' heure la goélette de mon ami , l' armateur carbonaro , et que je ne te reverrai pas bientôt , en * Lorraine ou en * Artois , mon cher conscrit . Nous t' apprendrons alors à ne point mettre les doigts sous l' arçon pour trotter , sacré renard ! " * E . * L. " pendant les premiers jours d' août 1821 , * Omer * Héricourt se rendit d' * Artois au château de * Lorraine . Il voyagea seul , en diligence , " à la garde de * Dieu et sous la conduite du conducteur " , comme l' enregistrait la feuille du maître de poste . Dans la voiture , un prêtre bâillait derrière son tricorne , dépliait et repliait la quotidienne ; une petite vieille , marmonnant , égrenait son rosaire . Les mains dans les poches , un commis voyageur fredonnait : où peut -on être mieux qu' au sein de sa famille ! ... trois marchands commentaient la saveur des vins . Un ménage bourgeois épluchait des oranges . Admirablement frisé , éperonné , enflé par les tuyautages de son jabot , le mari murmurait des aventures bouffonnes dans le cou de sa femme grassouillette ; elle semblait fière de lourdes topazes encadrées d' or massif , et pendues à ses oreilles . Elle riait , soudainement joufflue , rouge jusqu'aux sept peignes qui retenaient les anneaux et les tresses de sa chevelure brune . * Omer se flatta de l' intéresser , car son attitude mélancolique s' enveloppait d' un léger manteau à l' espagnole doublé d' amarante , cadeau de la comtesse * Aurélie . Il le portait sur sa veste de nankin , malgré la saison , en hommage à la dernière mode ; d' ailleurs , l' averse s' écrasait contre les carreaux trépidants des vasistas que mouchetaient les gerbes de boue liquide . Du velours des banquettes une odeur sûre montait . * Omer porta jusqu'à son visage un mouchoir de sa soeur , parfumé à l' eau des sultanes . Il croisa ses jambes en bottes , ses premières bottes de ville , pointues au bout , taillées à coeur dans le haut de la tige , et qu' il avait obtenues de la généreuse * Caroline . Le relent du cuir , bien qu' un peu fort , lui plaisait comme une marque de vie cavalière , noble . Il déplora qu' elles se fussent crottées dans la cour de l' auberge . Mais il savait , agréables sa figure , déjà mâle , et son regard bleuâtre insistant , sous de beaux sourcils noirs réunis à la racine du nez . Il n' ignorait pas la grâce de ses cheveux flottants , que couronnait une casquette de velours mol à gland de soie , ni l' intelligence de sa bouche fine , roidement coupée dans la chair que pâlissait encore l' ample cravate de cachemire bleu , nouée à l' orientale . Le goût d' ennoblir , par l' élégance , sa personne extérieure l' obsédait fort , comme sa résolution d' aimer , de séduire , et son aisance à découvrir chez autrui le grotesque et le commun , dont il s' estimait incapable . Vraiment , aucun des voyageurs ne l' égalait en bon genre . La dame choisissait trop gaiement les cerises dans les profondeurs de la capote qu' elle gardait sur les genoux , en manière de panier commode . Par économie , elle était attentive aux plis du fourreau en mousseline verte où ses jambes se trémoussaient . Un grand monsieur paterne et lecteur du constitutionnel , arborait , hors de propos , des opinions libérales en restant coiffé d' un bolivar aux ailes bonnes contre le soleil des pampas . Dans le coupé , * Omer avait aperçu néanmoins une jeune fille qui , vêtue d' une simple robe marron fort étroite , et à demi dégagée d' un schall , rêvait aux poésies de l' écho des bardes , l' almanach clos entre ses mains longues . Auprès d' elle , un monsieur d' âge réfléchissait , le triple menton sur le bec de sa canne . * Omer se fût senti mieux à sa place près d' eux que dans l' intérieur du coche : il différait du vulgaire . Seule cette jeune fille eût compris l' attitude mélancolique d' un être voilé dans les plis du manteau à l' espagnole . L' examen de son intelligence , poursuivi pendant les heures du voyage , n' égaya point * Omer . à l' obstination philosophique du bisaïeul et à l' ardente dévotion de sa mère il apportait un esprit découragé par l' avortement des complots , par la sévérité de l' église et , malgré cela , tout épris de vivre , mais intérieurement , sans prétendre à persuader plus d' une âme : une seule âme amoureuse . Pour affronter les désastres des révolutions et des guerres , ou pour sacrifier les joies naturelles aux prescriptions du dogme , il ne se jugeait plus assez énergique , assez croyant . Quelques tomes de * Diderot et de * Voltaire , dérobés aux placards des moulins- * Héricourt , pendant les vacances de pâques , avaient nourri le doute insinué par le capitaine , l' été précédent . Si les prêtres , en somme , avaient trahi la pensée du * Christ ? Ce pape docile envers les monarques , ces évêques arrogants , ces vicaires flatteurs du riche , ces amis des pharisiens et du * César , que gardaient -ils de l' évangélique humilité , du culte des faibles et des pauvres ? Peu de chose , évidemment ! Et , parmi eux , s' il était des faibles et des pauvres , comme les pères du collège , ils se vantaient de servir les souverainetés et les autocraties . Devenir prêtre ? Autant devenir l' esclave sans recours de maîtres inconnus , peut-être vicieux comme * Alexandre * Borgia , despotes comme * Six- * Quint , ou prévaricateurs comme * Clément * XII . Le père * Anselme souffrait . Le père * Corbinon possédait un caractère inimitable de rustre héroïque . Le père * Gladis ne vivait pas sur terre , mais dans les nombres et les étoiles . Le père * Vadenat était une brute qui se contentait de la soupe assurée en échange de sa mémoire grecque et latine . Obéir vingt années encore , probablement , à de pareils hommes , en disciple muet , déférent , soumis , avant l' épiscopat , * Omer n' y consentait plus . Outre l' avenir de l' évêque , de l' officier , du conspirateur philosophe , de meilleurs s' annonçaient , qu' il souhaita . Il salua son bonheur dans les yeux de la jeune dame à la robe verte ( elle regardait les cerises mordues par sa bouche fraîche ) , et dans les formes de son corsage , sous le sautoir de soie . La malice de l' instinct viril l' imagina prête à se dévêtir . Et , bien qu' * Omer affectât l' étude du * Lamartine entr'ouvert dans les plis de son manteau , il jetait , à chaque hémistiche , une oeillade de passion vers la joyeuse gourmande . Ne le préférerait -elle pas tout à l' heure à ce mari grossier , farceur , dont le jabot monstrueux et taché , dont le large pantalon jaune coulissé sur la cheville , ponctué de boue , dont les favoris abondants et les cheveux en buisson dénotaient l' âme nulle , impertinente et malpropre ? Au reste , le collégien n' attendait point que la dame se rendît à ses transports . Il désirait seulement cet échange de regards brefs et complices qui se choisissent , se livrent et s' unissent publiquement , alors que les âmes se font ce mutuel aveu : " s' il n' y avait pas la religion , les lois , les convenances sociales , la pudeur , nous mettrions incontinent nos lèvres sur nos lèvres , nos corps dans nos bras , et nous mêlerions , en une simple ivresse , les désirs de nos vies , comme nous mêlons en un simple éclair les souhaits naturels de nos yeux . " maintes fois , il avait obtenu déjà ce consentement tacite des filles , aux champs , des servantes , à la maison , des marchandes , aux seuils des boutiques , ou derrière leurs comptoirs . Cela lui suffisait , d' habitude . Quelques imperfections physiques , le son fâcheux de la voix , l' embarras d' une cour à entreprendre , les menaces du ridicule , le dissuadaient de tentatives plus osées . Donc , glissant les oeillades , il les chargea de tristesse . Ne savoir comment espérer l' amour de la jeune dame , et s' en navrer à en mourir , voilà ce qu' il croyait inscrire sur sa physionomie , durant l' espace de la seconde où il relevait sa tête penchée vers le volume . Il feignait alors de murmurer en soi quelques vers , si l' époux s' apercevait du jeu . Pendant trois heures de pluie , l' adolescent prolongea le manège . Il s' ingéniait à des variations dramatiques , langoureuses , prometteuses de vices . On lui eût assuré , sans le surprendre , qu' entre ses paupières décloses , passaient visiblement les tableaux de ses imaginations ou de ses souvenirs érotiques : une servante qui le caressait étendu sur ses genoux , * Corinne l' étouffant de ses étreintes musculeuses , ou cette jeune dame se dégrafant pour leur baiser double . - * Aglaé , offrez de vos cerises à monsieur ... les jeunes messieurs aiment beaucoup les cerises ... allons , ne faites pas le fier : cela rafraîchit ... - c' est de bon coeur , prenez donc ! -ajouta la dame , toute rubiconde dans la franchise de son rire . - vous vous faites mal à la tête , à lire tant que ça , - reprit l' homme . - saperlipopette ! Il faut laisser les bouquins au collège ... , et vive la gaieté ! ... * Omer sentit le sang lui bondir au front , puis affluer au coeur . Il reçut les cerises en tremblant , remercia , les garda dans ses mains . - mangez -les , à présent ! ... un cahot du véhicule le bouscula . * Omer eût tué ce couple de qui la saine humeur ignorait évidemment ses manigances , ou s' en souciait peu . Il crut que deux larmes allaient éclore aux coins de ses cils , mais répondit poliment aux mille questions de gens ravis de découvrir un sujet de babillage . Il se vit examiné comme un acteur en scène . Le but de son voyage , l' état présent de ses études , la profession de ses parents , son âge et celui de sa soeur , ils lui tirèrent tous ces renseignements et mille autres accessoires , pour le prix d' une poignée de cerises . Au bout de ses mitaines , la femme avait des doigts courts , ridés , et des ongles noirs . Sa poitrine , qu' * Omer sentit , en un moment où elle se baissa , fleurait la cotonnade sous l' odeur poussiéreuse de la mousseline . La pommade qui graissait les boucles de sa coiffure était rance . Elle parlait à * Omer comme une maman ou comme une tante à un petit garçon . Pour les tenir en respect , il nomma le comte de * Praxi- * Blassans , pair de * France , et l' oncle * Augustin , qui venait d' être promu général commandant la légion de la * Meurthe . Aussitôt , ils se regardèrent avec des " oh ! " et des " ah ! " déférents . - je le disais bien aussi qu' à vous voir , on était susceptible de penser que vous étiez un fils de famille ! ... en voulez -vous encore des cerises ? Prenez -les . ça me ferait honneur ! * Omer dut accepter , par crainte de paraître vaniteux . Mais le mari , devenu grave , s' enquit de l' influence dévolue au comte de * Praxi- * Blassans , l' exagéra , puis conta des histoires . Associé de son beau-père , il tenait à * Reims un magasin de nouveautés , avec voiture de marchandises , et deux chevaux à l' écurie : il montait l' un tous les dimanches , ce qui justifiait le port des éperons . Il revenait d' * Amiens , après la commande annuelle de " velours pleins " . D' * Arras , il rapportait plusieurs pièces de dentelles destinées aux dames de la magistrature et de la noblesse champenoises . Quelques-unes de celles -ci payaient mal , insinua -t-il par circonlocutions pleines d' une respectueuse indulgence . Et il sollicita l' apostille du pair de * France pour une lettre circulaire invitant chaque débitrice à s' acquitter envers la boutique de falbalas . Le comte de * Praxi- * Blassans n' aurait qu' à mettre une signature au bas de la minute . Cela sauverait le couple de bien des tracas . Ils les désignèrent par le menu . à l' idée du comte recevant pareille requête un matin d' humeur quinteuse , * Omer faillit éclater de rire ; mais il crut indifférent de promettre . La jolie rémoise devenait familière jusqu'à lui épousseter la manche . Les bourgeois le courtisèrent . Lui se drapa dans son manteau noir , parla de son père , le héros , se dit voué à une affreuse tristesse parce qu' il gardait en soi le deuil de la patrie vaincue . Sérieusement écouté , il usa d' éloquence . Que pouvait entreprendre un jeune homme après les exploits magnifiques de sa famille ? Se faire prêtre ? Mais il sentait autre chose en lui : un désir de vie , de conquête et de liberté . Et quels buts à ce désir ? La sainte-alliance des tyrans dominait le monde . Huit mille baïonnettes autrichiennes venaient d' abolir à * Naples la constitution établie l' année précédente , par ce brave général * Pepe ... surpris de sa propre audace , * Omer discourut pour le sourire béant d' * Aglaé , dont la lèvre inférieure s' inclinait comme le pétale d' une rose mûre . Certes elle l' admirait ; et l' homme approuvait sans cesse , levant ses grandes mains calleuses , l' une après l' autre , puis les abattant sur ses cuisses , après un haut-le-corps d' indignation . Il confessa ne lire point les journaux ; mais il avait retenu plusieurs couplets frondeurs de * Béranger qui lui dictaient sa conviction . * Omer entendit une foi neuve se révéler soudain dans ses périodes , pendant qu' il tentait de séduire cette bourgeoise . En lui servant les déclamations de l' oncle * Edme , les homélies farouches du père * Anselme , et les philosophies du bisaïeul , retrouvées pêle-mêle dans les réserves de sa mémoire , le collégien s' étonna qu' une force vibrât , inconnue et virile , parmi ses paroles . à l' auberge du relais , rien n' empêcha la continuation du discours devant les cinq poulardes tournant sur la broche contre les hautes flammes d' or . Le vin mousseux d' une bouteille débouchée par le mari pétilla sur les langues . * Omer se grisa de mots . Il décrivit les batailles de son père , prodigieusement ; il les accompagna de gestes propres à sabrer les invisibles escadrons des monarques . Cela le gêna qu' une servante étendît la nappe , disposât les assiettes à coqs de couleur , entre les phrases , qu' elle mêlât le tintement des verres et des fourchettes au bruit des métaphores . Le gros monsieur coiffé du bolivar prêtait une oreille bienveillante , dans son coin . Après quelques attitudes de stupeur , le prêtre alla prendre l' air sur le seuil ; la vieille femme caressa son chapelet en plissant les rides de son front ; la jeune fille du coupé et le vieux gentilhomme sourirent : leurs mines ironiques se regardaient . Le rémois trinquait avec les trois marchands et l' hôte , dont ils plaisantaient ensemble le gilet à ramages , la panse en tablier de toile , et la trogne violacée . Malgré tout , la compagnie entière écoutait le jeune homme . Sa nouvelle personnalité de causeur ne l' étonnait pas moins qu' elle n' étonnait les gens . C' était la naissance inattendue de sa hardiesse . Supérieur tout à coup à la société de la diligence , il s' attribuait le droit de la convaincre et de la soumettre à son esprit . - paraît que c' est le neveu d' un pair de * France ! -entendit -il murmurer non loin de lui , par la servante , devant la table de la jeune fille en robe marron . Marchands et commis-voyageurs cessèrent de prodiguer leurs calembours afin de mieux comprendre . Aux instants où sa voix s' arrêtait pour boire , car l' éloquence sèche la langue , * Omer n' entendait rien que l' attention du silence . La veille , cela l' eût intimidé follement . Il fût demeuré court . à cette heure , au contraire , les souvenirs de mille idées déclamatoires se pressaient en lui pour se vêtir à la hâte d' adjectifs , de phrases , de sons , d' images , et parader en cette salle d' auberge , à l' ébahissement du vieux gentilhomme , de sa fille qui levait doucement le verre dans sa main d' opale , du prêtre qui mangeait , rouge d' indignation , du gros monsieur approuvant avec la tête toujours couverte , de la vieille dame au chapelet et aux yeux de poisson malheureux . à mesure qu' * Omer parlait , qu' il buvait , une foi précise succédait à ses croyances jusqu'alors égales en valeur et contradictoires . Une seconde intelligence se révélait , mystérieuse et laborieuse , qui avait , dans les arcanes du cerveau , couvé les leçons des maîtres , celles du bisaïeul aussi , comme les démences du capitaine . Pendant que le disciple recevait l' enseignement d' une oreille distraite , cette intelligence avait recueilli toutes les paroles , assemblé , confronté , déduit et résolu . Soudain , elle prêchait des choses fortes qui résonnaient jusqu'aux solives mal blanchies du plafond . Les morceaux restaient sur l' assiette du causeur sans qu' il prît garde de les couper . On lui enleva les portions presque intactes ; on leur en substitua d' autres . Il l' intéressait peu d' assouvir sa faim , extrême pourtant , l' heure précédente . L' important était de tenir en éveil l' indignation du prêtre , la peur de la dévote , la vénération devenue toute humble des commis qui se regardaient et hochaient la tête en signes approbatifs , et la mine d' indulgence narquoise que parait le sourire de la jeune fille adossée paisiblement sur la chaise . * Omer se souvint du jour où couché dans les avoines , il écoutait retentir encore la voix de la révolution par la bouche du chevalier de * Vimy et de * Publius- * Scipion * Deconink , où il se connut un homme apte à l' effort ; et voici qu' un an plus tard , l' effort s' accomplissait dans cette salle d' auberge , toute sonore de sa foi neuve . Les histoires des peuples chantaient par sa voix , qui les dit toutes , depuis les dures initiations de * Memphis , jusqu'à la marche triomphale de * Valmy à * Moscou , jusqu'à la trahison du chef auquel fut confié le camp d' * Hiram , jusqu'au désastre de l' idée républicaine , prête à la résurrection . Voilà comment la seconde intelligence , l' inconnue , déclamait les leçons du bisaïeul , les enthousiasmes du père * Anselme et les colères du capitaine * Lyrisse , fondue en une seule ivresse de paroles que vinrent même écouter aux portes , les postillons , les palefreniers et les filles de basse-cour . Or , par la ruse de cette éloquence étrangère à lui-même , * Omer conquit , sous la table , le pied de la bourgeoise , puis la chaleur de la jambe enlacée à sa jambe . à travers la salle , la jeune fille échangea tout à coup avec lui cet éclair des deux regards qui avouent leur passion de l' instant . Oui , la vierge élégante lia son âme à l' âme diserte , tandis que tout son buste palpitait et que ses fines mains d' opale serraient nerveusement les grands effilés du schall affaissé autour de sa taille étroite . Vraiment , tandis qu' il vantait le carbonaro lord * Byron , en route pour la * Grèce insurgée , * Omer * Héricourt , dix minutes , posséda l' émotion de la jeune fille et la chair esclave de la bourgeoise . Toute la chaleur naturelle de cette femme le pénétra . Toute une âme éprise de grandeurs apparut au sombre visage de la vierge pour l' appeler . Le jeune homme se comprit aimé par une âme et par un corps . Quand la fatigue eut appesanti les paupières , chacun prit sa chandelle et s' en fut aux chambres . Dans la sienne , * Omer se félicita . Il le savait : l' artifice de sa mélancolie , précédant celui de son éloquence , lui permettait de plaire . Il pensa tenir le talisman qui ouvre les coeurs féminins et qui attire la complaisance des caresses . Cependant il n' osa poursuivre la série de ses avantages . Aux côtés du marchand rémois , l' épouse était certainement gardée . D' ailleurs , les préliminaires de la victoire suffirent au collégien ; il se louait trop du résultat de ses hardiesses pour s' occuper mieux des victimes . C' était son intelligence qu' il courtisait , cette nuit -là , et lui-même , qui avait découvert le moyen du bonheur . Il tremblait de subir une déconvenue en vérifiant par des galanteries plus expresses les bonnes volontés sentimentales . Quelques heures plus tard , ne trouverait -il pas au château des ducs l' accueil de quelque servante ? Pour l' heure , assis dans le fauteuil de paille , devant la longue mèche charbonneuse de la chandelle qui coulait , il ne pensa même point à la couper avec les mouchettes de cuivre mises sur le plateau . La glace encastrée parmi les moulures du trumeau le mira trop heureux , dans le manteau à l' espagnole qu' il laissait autour de son jeune corps mollement accoudé contre le marbre de la commode . " me vit -elle ainsi , la jeune fille ? ... me vit -elle triste et noble et sous les plis de cette sombre étoffe qui me sépare de vulgarités ? Crut -elle au deuil que porte mon visage d' enfant déçu par une sagacité précoce ? A -t-elle deviné les angoisses sataniques du doute et les désespoirs de mon front où se lit l' épitaphe des libertés abattues ? A -t-elle contemplé la forme de mon être immobile comme un tombeau , et d' où sort brusquement la voix de quarante siècles lassés d' espérance ? ... c' était bien à ce jeune homme -là que s' adressait le bref amour de son regard azuré , au jeune homme de ce miroir glauque et fendu comme un mur de ruines ... oui , mon image lui plut ainsi . Quelle langueur admirable chargeait ses longs cils ! Ses mains étaient de celles qui touchent les harpes des archanges ... les moirures changeantes de sa robe la rendaient pareille à l' ondine d' une rivière en course , qui passe sous l' ombre des feuillages , puis dans les clartés du soleil , alternativement . La fleur de ses lèvres serait exquise à baiser ... comme la douceur de ses bras au cou consolerait ma faiblesse qui s' exalte en vain ! J' y veux songer . Nous nous rencontrons au bord d' un ruisseau . Elle me voit pensif . Elle s' approche ... elle se précipite sur mon sein ... quelle joie de le penser ! " quel bruit plus éternel et plus doux sur la terre " qu' un écho de mon coeur qui m' entretient de toi ! " comme * M . * De * Lamartine exprime en ces vers ce que je ressens ! ... ma chair tremble de félicité , à l' imagination de cette entrevue . Dans l' émoi , ses tresses se détacheraient . La soyeuse caresse effleurerait ma joue et mes mains qui soutiendraient les frisons de sa nuque creuse . Je lui murmurerais ce vers : " ô néant ! ô seul * Dieu que je puisse comprendre ! ... " elle étoufferait ce blasphème atroce sous la fraîcheur de sa paume et la tiédeur de ses larmes éperdues ... dans le parc de * Lorraine , nous atteindrions ainsi , passé la charmille , la colonnade circulaire autour de la vasque muette : le dauphin ne crache plus l' eau , depuis la révolution . Là sans rien nous dire , nous nous aimerions par l' échange de nos regards . Nos coeurs goûteraient une mélancolie d' êtres faibles devant la robuste éternité de la nature ; et nos tristesses se consoleraient en savourant la douceur d' un lent désir que favoriserait un rayon de lune , l' astre des humbles et des timides , des pauvres fantômes errants ... " l' odeur du suif grésillant sur le chandelier le réveilla vers l' aube . à demi déshabillé , il se coucha , rejoua les drames de ses songes , au cours d' un nouveau sommeil . Quand il descendit en retard , la jeune fille montait déjà dans le coupé . Le bonnetier entreprit * Omer immédiatement , lui fit serrer dans le portefeuille plusieurs exemplaires d' une simple missive que le comte de * Praxi- * Blassans devait apostiller , afin de prévenir les nobles débitrices du magasin rémois . Le fâcheux se garda de lâcher sa victime , l' installa dans la voiture , entre lui et sa femme , laquelle sembla n' avoir nul souvenir du tendre enlacement sous la table , mais contraignit son voisin à vider avec elle une boîte de croquignoles . Ensuite la chaleur et la pluie rendirent plus accablante la monotonie des heures . Il s' endormit , après sa voisine , alors que l' époux étouffait mal des bâillements précurseurs . Les commis , le prêtre et la dévote ronflaient depuis les premiers tours de roue . Au relais suivant , dans la même averse , après l' aumône d' un regard qu' elle lui donna joyeuse et moqueuse , la jeune fille , à la suite du vieux gentilhomme laissa la diligence pour monter dans une caroline à deux chevaux gris . La voiture de campagne s' engagea par une route transversale , et s' effaça très vite sous les rayures de la pluie , plus bruyante que les grelots des colliers . Que visait l' ironie de la disparue , se demandait le collégien ? La brève promesse de leurs oeillades , et dont il n' avait su profiter ? Ou bien l' élan de son éloquence , méprisée maintenant par cette personne à coup sûr aristocratique et de famille ultra ? Comment poursuivre une aventure si peu commencée ? ... point d' autre solution que de déplorer son impuissance . Il enveloppa mieux sa détresse dans le noir de son manteau . Peut-être avait -il paru ridicule , d' ailleurs , à l' auberge . " on rencontre partout , à présent , des petits garçons fort impertinents et qui parlent sans mesure de mille extravagances ! " avait dit assez haut le prêtre , après avoir remercié la dévote de consentir à l' ouverture du vasistas . Or les marchands avaient souri . Mais l' homme au bolivar avait récité , pour les nuages de la vitre , la maxime de * Corneille : " chez les âmes bien nées , la valeur ... " , tandis que le bonnetier chantonnait : grâce à la vigne , unissons pour toujours l' honneur , les arts , la gloire et les amours cette allusion à l' ébriété possible qu' eût déterminée le vin mousseux indigna le fils du colonel * Héricourt . Certes il n' était pas , la veille au soir , dans son état ordinaire , mais de pareilles vapeurs n' avaient pu qu' accroître les dons de sa parole , non l' inspirer toute . Plus il songeait à son rôle de causeur historien , philosophe et politique , plus il admettait la précellence de ce mérite sur tous ceux adoptés jusqu'alors par sa personne . Il n' avait émis que les meilleures idées du bisaïeul , du père * Anselme et de l' oncle * Edme , lesquelles n' étaient point sottes , à coup sûr ! Les gens du commun avaient pu s' y méprendre , parce que l' ivresse seule délie la langue de leurs parents et amis . Entendre habilement discourir un jeune garçon , à l' âge où ils n' étaient eux-mêmes que des écoliers ignorants et timides , avait surtout excité la sotte jalousie de leurs médisances . Il convenait de s' en peu soucier . Dédaigneusement , * Omer se blottit , ferma les yeux , entre les ronflements paisibles du bonnetier et de son épouse . Lorsqu' on trouva dans une auberge de la route les gazettes apportées par la malle-poste , * Omer * Héricourt jugea bon de les acheter toutes , en homme avidement préoccupé des querelles publiques . Cet acte confirmait , pour les spectateurs , la sincérité de son apostolat ; et les railleries s' éteignirent . Pour lui , remonté en sa place , il entreprit courageusement l' étude et la comparaison des thèses soutenues par la quotidienne , le drapeau blanc , le journal des débats , le constitutionnel , la minerve . à vrai dire , chacun des articles lui sembla doué de raisons égales en valeur , bien qu' ils défendissent des politiques contraires . Dans l' incertitude , il se rendormit . Sans autres aventures , aux portes de * Reims , les marchands prirent congé de lui . La même pluie , continua de noyer les coteaux et les plaines de la * Champagne , puis les bois de * Lorraine . Au réveil , les pavés de la route royale se prolongèrent dans la cité qu' éclairait une brève illusion du soleil . Les brasseurs roulaient leurs tonneaux dans un faubourg lépreux envahi par les beuglements des vaches et les voix de mille cloches criant allégresse . Puis ce fut l' ossature géante de la ville , les murs noircis des contrescarpes , les parapets de briques , et les gazons rectangulaires des talus aux embrasures vides qu' effleuraient de leurs cimes les hauts arbres plantés sur les bords du ruisseau coulant par le fond des remparts . Une passerelle enjambant l' abîme de défense , sonna sous le pas des chevaux , quand ils eurent franchi la guérite du péage . Mais les soldats du génie tournaient déjà les grandes roues encastrées dans les pilastres de la porte , et qui servaient à mouvoir les chaînes du pont-levis . On fermait les portes ; la procession sortait de la cathédrale à cet instant même , comme l' indiquaient les tumultes des carillons partout en branle sur la cité . Aucune circulation profane ou mercantile ne devant troubler les cérémonies religieuses , la ville restait interdite , durant ces heures pieuses , aux diligences , aux voitures maraîchères , aux tombereaux des fabriques , aux porteurs de fardeaux . On fit passer vivement le coche sous les voutes de briques , dans un dédale sombre percé de meurtrières , sous des voûtes encore . Derrière , les battants de bronze furent clos . On s' arrêta sur la pente du chemin de ronde . La troupe barrait la rue de ses uniformes blancs et de ses buffleteries blanches , de ses baïonnettes nues . Parmi ses pareilles qui s' assemblaient , * Omer avisait une modiste dont il eût agréablement tâté la poitrine tiède , à travers les boutons du corsage , le soir dans les sombres ruelles , loin du réverbère . Elle était parmi celles qui épinglèrent des bouquets de chrysanthèmes contre les draps de lit crachant les lézardes et les souillures des façades . Le soleil dora les plaques des schakos militaires alignés jusqu'au reposoir terminant la montée de la voie . " parquet ! Parquet ! " les gamins chargés de gerbes , coururent poursuivis par les agents de police de qui les gourdins embarrassaient l' élan ; ils retenaient aussi leurs chapeaux instables , sur leurs crânes . Alors dans la rumeur de la foule détournée , aux commandements de " présentez les armes " , les bonnets à poil des gendarmes survinrent avec leurs panaches blancs selon la mode de * Henri * Iv , leurs baudriers jaunes , leurs chevaux lourds au pas . Quelques fenêtres s' ouvrirent encore . Des mains agitèrent de légers mouchoirs . La musique d' infanterie jouait le beau * Dunois , au rythme d' une gloire sautillante . Mais la musique se tut et les voix des chantres montèrent . Offrant la broderie d' un calice en or couronné d' épines , une bannière de velours oscillait au bout d' une hampe . Des rubans bleus en descendaient tenus par les mains de fillettes , à frisures , qu' enguirlandaient des roses artificielles . Les files d' orphelins succédèrent ; et leurs habits à queue brève , leurs cheveux pommadés , leurs cravates de satin rose , leurs gants de coton neuf . Ces jeunes rustres balançaient des cierges économiquement éteints . Sous le tulle de longs voiles , d' étiques laiderons scandaient les litanies de la vierge que trahirent les différences de leurs faussets . Les missels tremblaient dans leurs doigts . Angles verts , aurore et bleus , des rubans hiérarchiques barraient les pèlerines plates des pensionnaires que guidaient , mains jointes , des dominicaines entraînant de longs manteaux noirs ouverts sur la croix de * Malte de leurs robes en bure jaune . Ombres majestueuses , effacées par l' étamine des voiles noirs aussi , elles semblèrent chanter de très pures douleurs . * Omer les vénéra pour ce qu' il savait de leur dévotion à la règle de l' ordre . Son esprit n' estimait rien tant que cette discipline , grâce à quoi l' église pouvait reprendre la domination du monde . Il admirait ces êtres , instruments volontaires d' un seul esprit dogmatique . Malgré le soleil , les religieuses parurent des fantômes qui allaient , se survivant , des squelettes qui cachaient les ossatures de la mort sous l' ampleur du costume monastique , sous l' application des voiles aux contours tondus des crânes . Elles étaient bien plus effrayantes que les carmes déchaux qui leur donnaient le répons , foule d' hommes trapus en frocs , rasés à la tête sauf le bourrelet de cheveux , couronne de leurs physionomies hâves et touffues de barbes . Ceux -ci s' acheminaient , innombrables . On n' entendit longtemps que le cliquetis des chapelets pendus à la corde ceignant leurs reins . Ce bruit étouffait même la cadence des pas militaires frappés par les files de voltigeurs , qui , l' arme au bras , encadraient le cortège de leurs uniformes cuirassés de galons . Au milieu des moines , la confrérie de la bonne mort haussait sa bannière . Enfant , * Omer l' avait crue peinte avec les liquides mêmes échappés à la putréfaction de corps ensevelis . Pour représenter les pécheurs tordus dans les volutes des flammes , un artiste ancien de la cruelle inquisition avait usé d' atroces tons violâtres , ocres , sanguinolents , glaireux , pourris et blafards . L' image s' inclinait avec le drap funéraire dont elle occupait le centre . Cela cachait la queue du cortège déroulé , grouillant , uni par les stances d' un même psaume que dix mille voix soupiraient entre les alléluias des cloches . Toute cette ville en émoi pieux respirait la crainte de souffrir parmi les damnés en ocre dont les bras suppliants émergeaient hors de cet incendie bariolé de sang et de pus . " miserere ! " crièrent les religieuses et les moines . Un silence dura pendant lequel le pas unanime s' amortit dans les roseaux foulés . " miserere ! " gémit encore la dévotion du peuple ; et les grisettes elles-mêmes effondrées à genoux derrière la haie des soldats n' osèrent voir l' effroyable tableau des tortures infernales . Leurs nuques étroites s' inclinaient dans les fichus à ramages . La bannière au calice couronné d' épines s' arrêtait devant le reposoir , terme de la procession , sur cette face de la cité . Là , contre le mur de la dernière maison , une sorte d' estrade avait été construite . Les fillettes à frisure y admiraient des tapis . Rosaces multicolores et palmes écarlates ; fonds blancs à corbeilles fleuries ; * Diane de laine rose poursuivant un cerf de laine marron ; cigogne jouant au renard le tour de lui offrir le vase à long col , recouvraient les marches , jonchées aussi de reines-marguerites et de feuillage . Blancheur de nappes et de guipures , l' autel s' élevait dans une floraison de roses d' or sur tiges de laiton plantées en des vases d' albâtre et de faïence à devises , entre des candélabres de bronze vert , des quinquets sur colonnes , et des chandeliers de cuivre . En outre , un éléphant de porcelaine hindoue , qui supportait une tour , dominait tout , du haut d' une boîte en laque présentant les reliefs de poissons sinueux au fond des eaux . Un couvre-pied de velours vert formait le fond de l' estrade , ainsi qu' un tableau représentant saint * Louis de * Gonzague à genoux et frappé au coeur par un rayon céleste . Là vinrent aboutir les magnificences du cortège . L' évêque en or , monta , l' ostensoir aux mains , sur les rosaces , la * Diane , le cerf , la cigogne et le renard des tapis . La foule se prosterna . Les cloches et les choeurs des moines se répondirent ; et puis la procession reprit sa marche , livrant à la diligence le passage dans la cité . * Omer vénérait le pouvoir des prêtres sur les peuples . Au terme du voyage , sa mère l' embrassa , chaude , éplorée , disant : - je t' ai tout écrit dans mes lettres . Je ne veux plus , ici , qu' aimer mon fils ... le bisaïeul attendait sur le perron , avec la même face vieille , énorme et lourde , que six ans n' avaient pas changée . Du général * Lyrisse , envoyé à * Saumur pour une inspection militaire , il ne restait plus qu' un portrait : un portrait de veneur , jeune , en habit de cheval haut boutonné sur sa personne étique . Il y eut des effusions . * Médor sautait pour atteindre de sa langue la figure du maître . * Céline étreignit " son enfant " ; et sa grosse figure s' illumina . échappé à la police autrichienne , l' oncle * Edme voyageait toujours , mystérieusement , peut-être en * Grèce , à moins qu' il ne fût au port de la * Rochelle . Assis enfin dans le salon des colonnes , un peu plus sali , un peu plus fendillé , * Omer vit comment bâillait , entre la semelle et l' empeigne , une chaussure de sa mère . - tu regardes mes souliers , hein ? ... figure -toi que j' ai donné les écus de ma bourse à un bon dominicain qui n' a pas de quoi mettre des vitraux à sa chapelle ... , et je comptais sur un fermage qui ne rentre pas ... bah ! C' est une petite misère de quelques jours . Le bisaïeul haussa les épaules . * Omer répondit aux gestes navrés de * Céline . La dévotion ruinait donc maman * Virginie ! Confuse , elle baissa la tête , puis éplucha le mérinos de sa robe ternie . * Omer se navra fort . Sa mère était là , grosse du ventre , plate de la poitrine , maigre du cou , des mains : on eût dit une de ces religieuses du tiers ordre , qui prennent humblement l' extérieur des pauvres soeurs converses . Son ancien parfum d' iris , la propreté de sa collerette en guipure , de ses manchettes à dents , ses bandeaux argentés et bien lisses , entr'ouverts sur le front étroit , bombé , jauni , lui prêtaient seuls encore un air de noblesse . La reconnaissant quasi plus vieille que le parrain octogénaire , son fils eût pleuré . Heureusement , la cloche du dîner ébranla les airs et la pluie . Par la porte de la salle qu' ouvrit un valet rustique , en casaque bleue et pantalon de futaine , l' odeur du rôti pénétra . Avant le dessert , le bisaïeul parla , comme jadis , de ses idées indéfinies , de ses équipées maçonniques à travers l' * Europe . Au point même où , cinq ans plus tôt , * Omer l' avait laissée , l' existence de la famille reprit . Elle lui parut s' alanguir , morose et lente , dans une atmosphère d' ennui , au son prolongé des redites . Sous le ciel nuageux , les verdures massives du parc étaient pareilles de couleur aux mousses en laine qui formaient paravent contre la cheminée . Rien n' était changé de l' antique demeure . Il y avait seulement un peu plus de poussière , un peu plus de lézardes , un peu plus de tristesse sur les choses , un peu plus d' asthme au souffle du bisaïeul , un peu plus de dévotion dans le chagrin de la mère . Rien n' était changé , sauf lui . Parti comme un enfant vaincu , mais plein d' espoir de revanche et de conquête , il rentrait au logis comme un adolescent encore vaincu , mais sans autre espoir que celui d' une main amoureuse pour bercer sa faiblesse . Le lendemain , il courut avec une servante par les prés . Elle riait . Ses yeux quémandèrent de l' amour . Il exauça leurs désirs mutuels de promptes caresses qu' ils échangèrent , nichés dans les meules . Telle fut sa félicité , qu' il estima mesquine et basse aux heures de recueillement . Alors il n' osa plus lever qu' un oeil honteux sur le portrait de son père défiant les lignes ennemies , et la neige , et les flammes des canons . Esprit du cabinet aux boiseries grises et aux vastes rideaux de velours jaune , le bisaïeul , dans la bergère plus flétrie , était le même orateur inlassable . Sa grosse et lourde tête , entre les flocons des mèches , ne se creusa guère de plus de rides , quand il sourit avec des yeux malins et glauques , au soleil qui parut et l' éblouit . Soudain , le menton appuyé sur le bec d' ivoire de sa canne , il menaça : - ah ! Ah ! Petit ... tu fais déjà tes farces , libertin ! * Omer , lentement , détourna la mine équivoque de son visage . Il regarda le parc dressé dans l' altitude des fenêtres , ses perspectives de charmilles taillées et frissonnantes , les pins immenses , les pelouses blondes , les interminables routes des allées vertes , les gouttes écarlates ou blanches des fleurs suspendues parmi les herbes folles . Vivre autant que la nature immortelle ! ... croire vivre autant , par l' amour qui perpétue ! ... cet essai de la faiblesse humaine pour tromper l' urgence de la mort , le pouvait -on qualifier justement de " farces " ? -baste ! Reprenait le vieux , - tu n' as point tort , petit . Tu as le sang des * Lyrisse dans les veines . Et c' est tant mieux ... quand il revint de la * Toscane , mon père comptait -il plus de onze ans ? ... pourtant sa jolie prestance attirait les filles de l' opéra dans la loge du * Louis d' argent , chez le traiteur * Lebreton , puis dans la loge des arts sainte- * Marguerite , où se réunissaient les amateurs de clavecin et d' alchimie . Il m' a toujours conté qu' à l' hôtel de * Buci , dans la loge d' * Aumont , il dut jouer devant la reine * Marie * Leczinska , qui était venue l' entendre avec son confesseur jésuite . Un autre soir , il plut à la comtesse de * Mailly , laquelle passait à cette époque pour avoir déniaisé le roi * Louis * Xv : elle était déjà descendue jusqu'en son carrosse , lorsqu' elle fit mander le musicien par ses laquais et l' emmena coucher . En reconnaissance , elle lui fit cadeau d' un nécessaire , le plus joli du monde et tout d' argent façonné à la manière d' une timbale aplatie , où s' emboîtaient vingt objets délicats , fourchette , cuiller , poinçon , couteau , tube d' écritoire . " mon père aimait en dire la provenance galante , lorsqu' il s' en servait par-devant sa compagnie ; et il ne manquait point d' ajouter que sa bonne et fière allure au sofa lui avait valu l' engouement de toute la noblesse pour l' art royal ; à tel point que , malgré les destins de la guerre , qui éloignaient sur le * Rhin beaucoup de gentilshommes affiliés déjà , lord * Hernocester put dresser , l'an 1736 , les colonnes de la grande loge provinciale et y recevoir l' illustre * Swedenborg pendant son séjour à * Paris . " * Cupidon apparaît à l' hôtel de * Buci ; il y faut aller entendre cet amour qui joue du clavecin à ravir , entre des colonnes : ce sont celles du temple du roi * Salomon , à ce que l' on dit . On y écoute des grimauds parler fort pertinemment de la vertu et de choses surprenantes , comme jamais on n' en ouït depuis la mésaventure de la * Brinvilliers . Les branches d' acacia semblent y pousser , en un soupçon de temps , sur un tombeau ; et ces messieurs sont les magiciens les plus adroits qu' on puisse voir ! Courez -y avant qu' on les fasse rouer en place de grève ! " ainsi parlaient les dames ; elles répétaient les propos de la comtesse de * Mailly . Tu ris , petit ? Ah ! Rien de l' existence n' est sans comique . Il fallait conquérir des esprits frivoles , dans un siècle perverti , les aller prendre au sein de leurs plaisirs et ne pas les effrayer par des moeurs plus sévères qu' on ne les tolérait . Aussi , l' année suivante , le duc d' * Antin acceptait la grande maîtrise de l' ordre . Alors les ateliers furent envahis . Le goût public , l' imprudence même de la foule , les rapports de la police inquiétèrent les juges du * Châtelet . Ils firent murer l' établissement maçonnique du cabaretier * Chapelot , avant que d' enfermer au fort -l'évêque mon grand-père , * Fidelio , et mon père , * Octave * Lyrisse , avec les adeptes d' une autre loge installée à l' hôtel de * Soissons , dans la rue des deux-écus . " comme si les ambassadeurs des tyrans s' étaient concertés , mille rigueurs frappaient partout les enfants de la veuve , en * Hollande et en * Suède , à * Genève , * Florence , * Hambourg . Le pape * Clément * XII les excommuniait . Au sortir de prison , les * Lyrisse et beaucoup d' autres durent passer en pays anglais . Les maçons de * Londres , aimait à dire mon père , leur firent un si bon accueil que la gastronomie des loges anglaises acquit dès lors une renommée universelle : leurs chefs de cuisine , éligibles aux dignités mêmes de l' ordre , y portaient glorieusement le tablier de soie rouge et la baguette blanche . Là mourut , tout jeune encore , mon aïeul * Fidelio . Mon père , après lui avoir rendu les derniers devoirs , revint en * France prendre du service dans les chevau-légers de * Rohan , qui tenaient garnison à * Marseille . Il y consacra la loge saint- * Jean-d' * écosse , aidé d' un anspessade au régiment de * Provence et d' un apothicaire . Faute d' argent , le vénérable ne pouvait allumer qu' une mauvaise lanterne d' écurie pour les tenues ; il éclairait ainsi les adeptes réunis dans un vaste grenier à foin . Parmi les personnes curieuses d' apprendre le secret d' * Hiram et la composition de la pierre philosophale , la veuve d' un marchand grec péri à la mer distingua * Octave * Lyrisse et l' épousa . De cette union je naquis , après mon frère . Lui s' embarqua de bonne heure pour les * Indes , dans la suite du baron de * Tollendal , et y fit meilleure fortune que moi ... le parrain continuait de se souvenir , ainsi , pendant de longues heures , au gré de sa mémoire abondante . Vaguement * Omer lui prêtait attention . Tantôt , il écoutait les détails des aventures ; tantôt il pensait à l' oncle * Edme , qui voyageait en * Grèce et continuait la tâche de l' ancêtre , l' oeuvre toujours vaincue . Tantôt il espérait les ardeurs bonasses de la servante , que parfois il allait rejoindre dans une chambre inhabitée fleurant les lavandes , les poivres et les camphres des placards ; tantôt il songeait à sa longue enfance tragique , à son enfance qui souffrit les douleurs des peuples plutôt que les douleurs de l' homme . Il contemplait le vieux * Médor luttant contre le sommeil ainsi qu' un élève du père * Vadenat pendant l' explication du texte philosophique grec . - petit , tu ne m' écoutes guère , ce me semble ... morbleu ! Va te promener , si je t' ennuie ; mais , si tu restes , feins au moins de m' entendre . - mais si , mon parrain ! Je vous assure que je suis très attentif ... - il y paraît peu ... vraiment , les jeunes gens d' aujourd'hui ignorent les bonnes façons ... quand j' eus l' honneur de rencontrer , en 1773 , à * Munich , dans la loge saint- * Théodore , * M. * Adam * Weisshaupt parmi les délégués de la maçonnerie écossaise , nous écoutâmes , chapeau bas et en silence , durant quatre heures d' horloge , un discours allemand sur la nécessité tout admise de réunir les hommes instruits afin qu' ils se traitassent en égaux . Eh bien , petit , encore que ce fût l' hiver , personne n' osa tousser , et quelqu' un ayant été pris d' une quinte , se déroba tout confus , en faisant mille excuses muettes avec son chapeau . Cependant le gros bavarois qui parlait de l' illuminisme nous amusait à peine . Ce * Weisshaupt n' était qu' un méchant professeur de droit canon à l' université d' * Ingolstadt ; il avait tout de go déformé la constitution jésuite d' * Ignace et s' en serait tenu là , si les chevaliers du * Liban en voyage ne l' avaient instruit de nos secrets , dont il s' enticha , qu' il arrangea selon sa manière et celle de la sainte-vehme pour établir dans chaque boutique ses novices , ses majeurs et ses mineurs , ses prêtres et ses régents , ses mages et ses hommes-rois . Il faut dire que cette organisation jésuite lui concilia les cervelles allemandes . On n' entrait plus dans une auberge sans que le garçon apportant la choucroute vous découvrît qu' il était " frère insinuant " , qu' il recrutait pour les grands mystères et qu' il était convenable de l' appeler * Raymond * Lulle , * Spartacus ou * Solon ; le coche ne vous menait pas en * Autriche mais en * égypte , à * Wurtzburg mais à * Carthage , parce que les illuminés avaient changé les noms des pays et des villes . On ne mangeait plus une saucisse de * Francfort , mais une " thébaine " . Par ma foi , je fus moi-même introduit sous le nom de * Marc- * Aurèle dans une chambre obscure où un escogriffe me pointa son épée contre le coeur , en me faisant jurer mille choses horribles , parmi lesquelles je promis de résister-écoute -moi ceci-aux ennemis du genre humain et de la société civile . civile ! Entends -tu , petit ? Le colon latin , le maçon du camp romain contre le leude ! ... dans les réunions , on lisait les évangiles , * Confucius et * Platon , on enseignait que l' aveuglement des princes , des prêtres s' oppose au triomphe de la vertu . Il fallait , par conséquent , rassembler , autour des souverains , une légion de philosophes infatigables qui les dirigeraient selon les plans de l' ordre vers le bonheur de l' humanité . Voilà qui n' était point mal . * Voltaire et * Diderot avaient été désignés pour fréquenter * Frédéric de * Prusse et * Catherine de * Russie . Nous autres , chevaliers écossais , nous devions entreprendre cette lutte contre l' esprit des monarques ... plus tard , homme-roi , j' ai lu les livres de * Spinoza , j' ai conçu l' unité de la matière et de l' esprit ; j' ai reçu , dans une salle tendue de rouge , des bourgeois tremblants que je conviais à choisir entre le trône , la couronne et le sceptre , l' or , l' argent et les joyaux épars sur une table , ou bien , ce qu' ils ne manquaient pas de préférer congrûment , la robe blanche de notre sacerdoce et l' encens de la seule déesse , la raison , qui vingt ans plus tard fut charriée à * Paris , dans le faubourg * Honoré , sous les espèces d' une jolie fille . " j' ai donné la lumière au * Wurtemberg en compagnie d' un singulier fourbe , maigri par la débauche , taciturne , blême , qui avait les yeux faibles , une verrue sur le nez , et deux autres de chaque côté de la bouche . Il marchait trop vite pour moi dans les rues . Je le nommais * Caton , mais il s' appelait véritablement * Zwack , était circonspect et intelligent . Dans le duché de * Bade , je traînais avec moi un * Socrate toujours ivre et un * Alcibiade qui se faisait rosser par les aubergistes dans les lits des vachères . à * Mayence , l' épopte * Tibère voulut violer la soeur borgne de * Diomède , mon aéropagite ; et je dus mettre le holà , l' épée au poing . * Omer éclata de rire . L' ingénieux vieillard continuait , en caressant ses guêtres : - voilà les avantages d' une longue vie ! On fait rire la jeunesse avec des souvenirs ... tout cela menait à bien notre besogne . Dès mon troisième voyage , j' avais intronisé onze barons allemands , deux princes et l' électeur , dans les loges , filles de celles autrefois fondées , les unes par mon aïeul claveciniste , les autres par les officiers du régiment de * Vermandois , quand ils envahissaient l' * Allemagne à la suite du duc de * Broglie . Au reste , l' oeuvre était plaisante . Les gens sérieux fréquentaient chez nous pour les bibliothèques et les cabinets de physique que * Weisshaupt savait y entretenir , et les benêts pour la représentation dramatique que donnaient nos rites . Mais les premiers ne tardèrent pas à convaincre les seconds sur la divinité de la science et à leur faire admettre cette unique religion . Je leur montrais un squelette en demandant s' il avait été roi , noble ou ladre . L' adepte devait répondre qu' il n' en savait rien : " la nature détruit tout ce qui annonce l' inégalité ! " et il rentrait chez lui moins disposé à subir les violences des veneurs traquant le renard jusque dans son potager ... " chose étrange : on peut dire que c' est la chasse qui perdit l' ancien despotisme . En * Allemagne , ainsi qu' en * France , cette manie était frénétique . Votre carrosse ne courait pas vingt tours de roue sans atteindre ou croiser une sorte de rustaud juché sur une bique grise , crotté jusqu'en haut des chausses et sifflant une demi-douzaine de roquets bâtards . Les nobles , ruinés par les parades à la cour , à la guerre , avaient aliéné leurs biens , vendu leurs fermes et mangeaient , comme le paysan , dans des bicoques délabrées . En ai -je vu de ces hobereaux plus mal vêtus qu' un laboureur , et qui ne gardaient de leur prestige que ce droit de chasse ! Ils passaient le temps à la poursuite acharnée des chevreuils et des lièvres . La venaison formait le principal de leurs repas . Jaloux du dernier privilège laissé par le prince à leur orgueil héréditaire , ils l' exerçaient avec fureur , crevant les haies , traversant les moissons , pendant braconniers et massacreurs de bêtes nuisibles , réduisant à rien les bénéfices de la récolte qu' ils foulaient en tous sens . Point de cesse ! à peine si le laboureur tirait du champ sa pitance . Augmenter son domaine ne lui servait de rien . La chasse passait , et elle anéantissait l' espoir de la moisson . S' il s' indignait , on lui coupait la figure à coups de cravache . Car le hobereau , irrité de sa misère , ne laissait pas d' être cruel . Le négoce des villes , jadis prospère grâce aux emplettes du campagnard , diminua . Les petites gens du commerce et les artisans se recrutaient entre eux , pour venir à la loge , pester contre le noble . En ce temps , personne ne le pouvait faire , pour eux , dans une gazette . " bientôt , les adeptes convinrent de s' acheter réciproquement leurs denrées , à l' exclusion des autres marchands ; et ce fut une puissante raison de s' affilier à la maçonnerie . On s' étonna de leur nombre au convent des * Gaules , en 1778 . On compta trois millions de frères représentés au convent de * Wilhelmsbad , en 1782 . Le duc de * Brunswick assembla leurs délégations pour rechercher le vrai but de la maçonnerie . Parbleu ! Il l' ignorait , ce but . Les chevaliers d' * écosse n' avaient eu garde de le lui apprendre . On l' avait amusé avec des apparats et le récit des traditions ; on l' avait persuadé de révérer quelques philosophies ; on l' avait séduit par d' étranges mascarades : le docteur * Mesmer , l' ayant fait asseoir devant son baquet , avait endormi des somnambules qui touchaient alors , sans brûlure , des charbons ardents . Malgré les titres de ses grades , le duc n' en savait guère plus qu' un herboriste revêtu des insignes de la maîtrise . Il se méfia cependant , et tâcha de tirer au clair ; mais les apprentis et les maîtres du rite symbolique n' étaient pas moins ignorants . Afin de complaire aux courtisans , ils répondirent qu' ils n' étaient pas les successeurs des templiers , qu' ils rédigeaient un nouveau code universel ... or c' était celui que les jacobins * Cambacérès et * Muraire purent ensuite appliquer : celui qu' on nomme , en définitive , le code * Napoléon . " dès mon retour dans * Paris , j' entendis le comte de * Lirieux dire à * Cazotte , en plein café de la régence : " il se trame une conspiration si bien ourdie et si profonde qu' il sera difficile à la religion et aux gouvernements de ne pas succomber ! ... " j' ai entendu cela , petit ; et j' ai entendu * Cazotte insulter la révolution huit ans d' avance ... ah ! Mon garçon , ce fut la période la plus ardente de ma vie . J' étais philalèthe , puis philadelphe à * Narbonne , puis je courais les * Hollandes à cheval , derrière un ecclésiastique luthérien en grosse perruque batave et qui avait la confiance de monseigneur le prince * Ferdinand * De * Brunswick . Jamais je ne connus d' homme si habile pour obtenir de l' argent : par ses tours d' adresse , il récoltait jusqu'à neuf mille florins en une seule loge . Nous parcourûmes tous les maillons de la chaîne sympathique , en défendant la politique de la stricte observance contre les basses menées de la grande loge nationale . J' ai répandu les libelles , les pamphlets et les ouvrages des encyclopédistes . J' ai fondé partout des cabinets de lecture et des sociétés littéraires ou savantes . J' ai ouvert bien des librairies et entretenu des imprimeries adeptes . Tous les dissidents de la franc-maçonnerie s' embrassaient dans l' illuminisme . L' * Europe allait obéir comme une armée aux plans des maîtres du temple , lorsque la foudre tombe dans la rue sur un prêtre affilié , et livre son cadavre aux indiscrétions de la police bavaroise qui déplie son portefeuille . * Weisshaupt doit prendre la fuite ; on arrête beaucoup de nos frères ; un immense procès s' engage , et qu' on étouffe à grand'peine au moyen d' intrigues princières et royales ... les loges feignent de se disperser , interrompent leurs rapports . La révolution , près d' éclater en * Allemagne , avorte ... " nous la transportâmes en * France , petit ! ... et il fallut l' y ranimer . Heureusement le baquet de * Mesmer , le tarot du perruquier * Etteila , le miroir de * Cagliostro , donnaient de l' émotion à la cour et à la ville . Je pus dérouler dans maints appartements le tableau d' apprenti et celui du maître . Le monde afflua dans les vingt-quatre ateliers de * Paris ; on y étouffait à retirer les perruques ; et la maréchaussée pouvait malaisément faire circuler les carrosses devant la porte des amis réunis , aux abords de la loge de la sourdière . Près d' * Armenonville , chez le comte de * Saint- * Germain , dans la loge des théosophes , les femmes et leurs amants , férus des préceptes de * Jean- * Jacques , revenaient à l' état de nature , se mettaient dans le costume d' * éve et d' * Adam ; l' on y faisait la débauche . Le cardinal de * Rohan montrait partout l' or sorti du laboratoire alchimique de * Cagliostro , qui divisait la maçonnerie des femmes en deux rites , celui des vertueuses , celui des volages . à * Mme * De * Polignac , à la comtesse de * Brienne , à la comtesse * Dessalles , à * Mmes * De * Brassac , de * Choiseul , * D' * Espinchal , * De * Trévières , * De * La * Blache , * De * Boursonne , * De * Montchenu , * D' * Auvet , * D' * Ailly , * De * La * Farre , * D' * évreux , * De * Monteil , * D' * Erlach , * De * Genlis , à d' autres , je fis apprendre par coeur cette maxime du f . * Fichte , qui résumait les espoirs de la stricte observance : " changer la forme particulière de l' état en la forme commune et universelle de tous les hommes envisagés en tant qu' hommes . Cela signifie qu' il faut nous efforcer de réunir tous les hommes dans un état social d' où l' idée de frontière sera exclue . " pendant les tenues de maître , une jeune femme blonde , qui s' appelait * Anaïs , paraissait toute nue , un miroir à la main comme si elle sortait du puits , et elle ne donnait le baiser au récipiendaire que s' il avait pu lui dire sans faute la formule du maître de l' écossisme , * Ramsay : " le monde entier n' est qu' une grande république de laquelle chaque nation est une famille et chaque individu un fils . C' est pour faire revivre et propager ces maximes anciennes , prises dans la nature de l' homme , que notre société est établie ... " les négociants maçons commençaient déjà à mettre le marteau et la truelle , l' équerre et le compas sur leurs enseignes pour décider la préférence de l' acheteur affilié ... " vers cette époque , j' emmenai , à * Francfort- * Sur- * Le- * Mein , * Cagliostro que les archivistes des illuminés me priaient de conduire auprès d' eux : ils voulaient faire servir à nos entreprises sa fabuleuse popularité . Pendant la route , son habit de velours cerise nous attira les quolibets de la canaille . Nous descendîmes chez un conseiller aulique de la ville , lequel nous invita à visiter sa campagne . Nous y fûmes . Au milieu du jardin , dans une grotte artificielle , il démasqua un escalier de quinze marches , et nous trouvâmes au pied une chambre souterraine et ronde ; là plusieurs personnes attendaient , devant une caisse de fer ouverte remplie de rouleaux d' or . Sur la table reposait une manière de missel où chacun de nous put lire les serments des grands maîtres templiers , écrits en français avec leur sang . Par ces actes , les onze signataires s' engageaient à détruire tous les souverains , en portant les premiers coups en * France , puis en * Italie , à * Rome ... " pulvérise la tiare . Foule aux pieds les lys ... " les archivistes montrèrent à * Cagliostro les contrats passés avec les principales banques d' * Europe et qui prouvèrent l' énorme richesse de l' ordre . Vingt mille loges envoyaient à la saint- * Jean de chaque année , pour la fête du feu , une contribution totale d' un million huit cent mille marks . * Cagliostro signa le missel ; et on lui compta six cents louis . Pendant tout le trajet du retour , dans la chaise de poste , il me promit de préparer la ruine des nobles autant qu' il serait en son pouvoir . Malheureusement , l' affaire du collier tourna mal pour * M . * De * Rohan et pour lui , bien qu' elle eût au mieux favorisé nos desseins . Mais , une fois en sûreté à * Londres , il écrivit , selon sa promesse , la fameuse lettre annonçant la révolution , la prise de la bastille , la fin de la monarchie , la convocation des états généraux , le rétablissement de la vraie religion , le culte de la raison . Je ne le revis plus jamais , car il alla se faire prendre à * Rome , et mourut dans les cachots du saint-office . C' était un homme d' une intelligence éclairée et d' une belle érudition , mais trop porté vers les plaisirs de * Bacchus , de * Vénus , et les joies de la pure jactance . Son activité , en revanche , était la plus merveilleuse qu' on pût voir ; il n' était point de gens , et de toutes sortes , qu' il ne convainquît aisément . - mais , interrompit une fois * Omer , il ne persuadait que les gens simples de prendre peur à ses fantasmagories ... ou de croire aux apparitions de la lanterne magique ! -tu as tort de douter , petit . Cela n' était que la parade , mais derrière la toile on a fait de grandes choses ... ainsi , dans une des loges de * Cagliostro , la sagesse triomphante , à * Lyon , vers mil sept cent quatre-vingt-huit ... je rencontrai * M . * Mirabeau entre les cierges . Il rentrait de la mission que * M. * De * Calonne lui avait confiée pour * Berlin , signe du pardon royal après tant de disgrâces . Il était alors complètement engoué de l' illuminisme , à quoi les prussiens l' avaient récemment initié . Je lui rappelai que notre atelier saint- * Jean-d' * écosse de * Marseille avait , vingt ans plus tôt , envoyé une troupe d' acteurs jusqu'en * Brandebourg pour dresser l' autel où il avait prêté le serment . Il goûta mes souvenirs là-dessus ; et nous fîmes route ensemble jusqu'à * Paris dans ma chaise . Nous convînmes de répandre l' opinion qu' une assemblée des états généraux était nécessaire . " * M . * De * Mirabeau estimait , aussi bien que moi , que les députés du tiers et du clergé seraient presque tous imposés par nos loges de province . De fait , il n' en fut guère autrement ... les sept ateliers de * Bordeaux désignèrent aux électeurs les premiers girondins , * Vergniaud et * Gensonné , lesquels nous reçûmes à * Paris en grande pompe dans notre loge des neuf-soeurs . Le duc de * La * Rochefoucauld présidait . Aux côtés de * Pastorel , vénérable , siégeaient * Brissot et * Lacépède . Sur les colonnes étaient assis : * Dolomieu , dont les libraires vendaient alors le traité concernant les îles * Ponces et les pierres volcaniques de l' * Etna ; * Bailly , l' auteur des astronomies , qui , tout de noir vêtu , chargé d' une perruque à rouleaux , attentif et immobile , dévisageait les orateurs de son oeil grave ; * Bailly qui se moquait , en crispant les deux rides de sa joue maigre , * Bailly qui devait présider l' assemblée nationale au jeu de paume , avant que de grelotter de froid au pied de l' échafaud révolutionnaire pour avoir massacré le peuple , au champ de mars ; * Condorcet , dont nos coeurs louaient les réflexions sur l' esclavage des nègres , sans prévoir , hélas ! Qu' il lui faudrait quelque jour s' empoisonner plutôt que de se livrer à l' accusateur public ; l' oncle du chanteur * Garat , un basque de noble allure , en ce temps -là : il ne se voyait pas encore ministre de la justice , lisant à * Louis * Xvi l' arrêt de mort , ni comte et sénateur de l' empire , ni louangeur de * Wellington et d' * Alexandre quand la fortune s' éprit du tsar illuminé . Un faible caractère , petit ! ... étant à * Paris , naguère j' eus l' heur de l' aborder , tout poussif et retournant les brochures dans la boîte à quatre sous du bouquiniste , sur le quai ; quand il m' ouït le saluer , il se précipita jusqu'en sa voiture et cria au cocher de faire diligence ... je m' époussetai de l' ordure qu' il me laissa tant à l' habit qu' à l' âme ... " aux neufs-soeurs , petit , il y avait encore * Cerutti , très honteux d' avoir composé d' abord une apologie des jésuites qu' il reniait bien fort ; il croissait à l' ombre de * Mirabeau . J' y connus le beau * Camille * Desmoulins , un enfant timide , un peu fourbe malgré ses yeux tendres , toujours prêt à sourire pour s' assurer de votre sympathie , toujours inquiet de vous déplaire par son extérieur de jeune muscadin à grandes boucles brunes , et qui cachait ses mains dans ses vastes jabots de point d' * Angleterre . Et ce vil serpent , * Fourcroy , qui enseignait alors la chimie au jardin des plantes ! Il diffamait déjà son collège * Lavoisier ; il protestait que la découverte de l' oxygène , la décomposition de l' air et de l' eau ne méritaient point tout ce tapage de louanges adressées à son émule , et que ses propres mémoires sur la philosophie chimique étaient injustement méconnus . Nous autres , nous nous amusions de sa fureur . Comment prévoir que * Fourcroy , membre du comité de salut public , n' expirerait pas sous le faix de son infamie avant de remettre * Lavoisier à l' exécuteur ? Car il put sauver aisément * Chaptal et * Desault . Mais de ceux -ci il n' était point jaloux . Nous lui pardonnâmes le crime , cependant , parce qu' il avait agencé , avec * Monge et * Berthollet , la défense du camp d' * Hiram . D' ailleurs il creva d' envie , le jour où * Napoléon nomma * Fontanes grand maître de l' université . " aux neuf-soeurs , * Danton le tonnerre exaspérait tout le monde de ses mépris ; en haussant les épaules , il faisait craquer les boutonnières agrafées sur sa large poitrine ; il remuait en silence ses grosses lèvres ; il jetait en avant sa tête , comme s' il menaçait le monde du poids de ce front obstiné ; il tapait du talon pendant les discours , même quand parlait la pure voix antique de * Chénier . L' aimable * Pétion louangeait chacun , promettait , choyait , habile , parbleu ! à recevoir , en retour , les applaudissements et les acclamations . Hélas ! Ses magnifiques harangues ne le gardèrent point de mourir affreusement , proscrit par la montagne , fugitif ... le cadavre fut découvert dans un champ de * Saint- * émilion , à côté de celui de * Buzot , tous deux à demi dévorés par les loups . Voilà de bien grandes horreurs ! ... qui se fût permis alors de prétendre que notre expert , l' abbé * Sieyès , vicaire général au diocèse de * Chartres , offrirait d' abord à * Joubert et à * Moreau , ensuite à * Bonaparte , les moyens de la tyrannie ? Ah ! Il doit s' ennuyer avec ses remords en exil , dans les brumes de * Flandre ! Qui eût cru que le divin * Bonneville cachait sous le haut chapeau à boucle d' argent la cervelle qui réclamerait dans son journal , la bouche de fer , le partage des biens rustiques , et lui vaudrait d' être emprisonné par la convention et par l' empire ? Aujourd'hui , dans sa boutique , il vend moins de libelles qu' il n' en écrivit , le pauvre homme ! ... " n' importe ! Aimable ruse des neuf-soeurs , science des philosophes , tu engendras la révolution ! ... c' est un fait , et je puis le dire aujourd'hui , contre l' opinion générale . Sais -tu combien nous étions , pour mener * Paris ? Cinq mille à peine , conventionnels , journalistes , pamphlétaires , généraux et sans-culottes . Et nous avons fait trembler vingt ans le monde ... et nous le ferons trembler demain , encore . Que la foule parût nombreuse , comme au massacre de septembre : c' étaient les dix mille prostituées et malandrins de * Paris qui se joignaient à l' émeute pour méfaire . Mais nous , les vrais juges du despotisme , nous n' étions pas cinq mille . Le reste se tenait coi . " oui , muses , vous avez vengé * Hiram et * Jacques * Molay des rois et des barbares mérovingiens , vengé l' intelligence ! ... ah ! Petit , les larmes me viennent aux yeux quand j' y songe ... l' idée devenue la force ! ... voilà ce que nous avons fait , nous , les vieux ! ... je me souviens : aux neuf-soeurs , il y eut un beau jour ... le bénédictin * Pernetty , fondateur de la loge illuminée du faubourg saint- * Jacques , nous dicta et nous fit adopter les termes de la sommation qu' envoya le grand- * Orient , sous la signature de * Philippe , duc d' * Orléans , grand maître de l' ordre , aux souverains d' * Allemagne et à l' empereur * Joseph * II . Ce despote , effrayé de nos mouvements révolutionnaires , venait d' interdire la maçonnerie dans ses états . Le morceau d' architecture du bénédictin ordonnait , dans un style excellent , aux monarques initiés ( et ils l' étaient presque tous ) de se confédérer pour défendre les principes de notre assemblée nationale . " à la même heure , les deux cent quatre-vingt-deux villes maçonniques de * France , les huit cents loges fêtaient , par des batteries d' allégresse , l' admission des deux frères du roi , ce * Louis * XVIII et le comte d' * Artois , à l' orient de * Versailles . Nous pouvions nous estimer maîtres de l' * Europe . Ce fut un enthousiasme aussi beau que le jour où les neuf-soeurs s' installèrent rue saint- * Honoré , dans la bibliothèque des moines jacobins , et ouvrirent le club de ce nom . On allait à la victoire de * Jacques * Le * Templier sur le descendant de * Philippe * Le * Bel ! ... la * France entière était le jardin d' * Hiram . quand * Philippe d' * Orléans eut écrit au journal de * Paris sa renonciation à la grande maîtrise , alléguant l' inutilité du mystère et du secret dans la république , l' assemblée générale du grand- * Orient se trompa en prononçant la déchéance du duc * égalité . J' y fus et je protestai que la république était dès lors la grande loge , comme l' avait dit monseigneur . Aussitôt le président saisit l' épée de l' ordre , la brisa , et en jeta les tronçons au milieu de la salle ; l' orateur déclara que les loges de * France entraient en sommeil ... * Hiram se réveillait du moins ; et ses armées victorieuses à * Valmy annonçaient au monde le mot de liberté ... et les peuples , mon garçon , ne l' entendirent pas en vain ! " écoute -moi bien . En 1792 , j' arrivais à * Mayence comme député du suprême conseil , et je priais les frères de la ville de ne pas écarter par les armes les soldats de la république . Ils abaissèrent les ponts-levis devant dix-huit cents hommes qui ne traînaient pas un seul canon de siège dans leur convoi ; et le général * Custine entra sans coup férir . Le frère * Hoffmann , qui nous donna * Francfort , avait pareillement accueilli tout de suite les ordres dont j' étais porteur . Ce fut moi qui déguisai l' acteur * Fleury en * Frédéric * Le * Grand , et le fis apparaître dans la loge de * Verdun aux yeux du roi de * Prusse , qui tremblait au point que ses éperons s' entrechoquaient , encore qu' il fût assis , les jambes croisées , sur une banquette . Il obéit à l' injonction du fantôme et quitta les princes confédérés . Le duc de * Brunswick battit en retraite : pourtant l' affaire de * Valmy ne l' avait pas entamé comme on le crut ensuite . La vérité , petit , c' est que les * Rose- * Croix comptaient parmi eux la belle comtesse de * Litchenau , et que la promesse de son amour conseillait des actes politiques favorables à la lumière du temple . " cependant nos loges hollandaises faisaient tenir à * Dumouriez , puis à * Pichegru , les plans des monarques ; elles renseignaient sur chaque marche de l' ennemi les états-majors de la république qui fondait sur l' * Europe comme un rayon de soleil après des siècles de brumes ... nos adversaires partout étaient frappés . Aux carmes , les septembriseurs tuaient l' abbé * Lefranc , punissant ainsi la trahison du libelle intitulé : le voile levé pour les curieux , ou le secret des révolutions révélé à l' aide de la franc-maçonnerie . un frère , qui était chasseur au bataillon des filles-saint- * Thomas , le voulut sauver : il le couvrit de son corps , mais reçut deux coups de sabre à travers son uniforme . Cela n' empêcha point du reste l' anglais * John * Robinson de publier ses preuves d' une conspiration contre les religions et les gouvernements de l' * Europe . " retiens ceci , * Omer : quelles qu' aient été les peines de mon existence , je puis dire qu' en ce temps -là je remerciais chaque jour , avec un coeur sensible , le grand architecte de m' avoir créé pour prendre part à cette lutte géante , pour savoir que depuis l' adolescence je préparais dans la mesure de mes forces le miracle des événements ! -ah ! Mon parrain , quelle grandeur vous avez conçue ! -oui ; ce fut une grande , une haute joie , une joie sans pareille , et comme je t' en souhaite une . Tu pourras dire alors : j' ai connu le bonheur de sentir en moi l' effort des dieux qui triomphait . Rien ne peut égaler cela . - pas même les délices d' un amour passionné ? -non . à l' amour j' ai pourtant donné un peu de moi . J' avais vingt-quatre ans lorsque je me mariai , de façon assez étrange . C' était en 1759 ou 1760 ... j' étais un " visage de plâtre " comme on surnommait alors les jeunes officiers à cause de la poudre de nos perruques qui nous inondait la figure et les épaules . Je portais , à cette époque , l' uniforme des chevau-légers de * Rohan , comme mon père . Il avait été pris à la bataille de * Rosbach et enfermé dans une forteresse des impériaux ; la peste s' était mise parmi les captifs ; il en mourut comme bien d' autres hélas ! Je vivais , à * Marseille , dans ma garnison , seul et désenchanté de la guerre , du monde lorsque l' illustre médecin juif * Martinez * Pasqualis se présenta dans notre loge de la parfaite union , celle de la cavalerie légère . Il s' engoua de mon esprit . Il m' invita souvent à venir travailler la cabale dans son logis . Je lui rendis quelques services de secrétaire ; en retour il gagea qu' il m' unirait à une fille belle et bien dotée . Je ne sais au juste de quelle sorte il besogna ; mais une demoiselle créole qu' il avait guérie des fièvres , alors que tous les autres docteurs renonçaient à la soulager , me fit , par un billet , savoir ceci : pendant ses heures de délires , la sainte vierge lui était apparue et lui avait promis la santé si elle consentait à nos accordailles . Il en fut ainsi : car sa mère , veuve et dévote , accepta qu' elle accomplît son voeu . J' étais , d' ailleurs , un fier capitaine et de bonne réputation . Dix ans , je vécus dans l' aisance et la félicité , sur notre domaine dotal , dans la douce * Provence . Nous eûmes un fils , il est devenu général : c' est ton grand-père . J' étudiai beaucoup dans le repos du sage , au sein de la nature . Nous nous aimions . Elle mourut à trente ans d' un abcès au foie . Pour distraire mon chagrin , je voyageai . Le duc de * Chartres fut reconnu grand maître de l' ordre par les loges écossaises , en 1771 ; il me désigna comme l' un des vingt-deux inspecteurs provinciaux : je visitai les philosophes , et je liai mon sort au leur . " hormis cette passion , je ne connus que les aventures de relais . Dès lors , et jusqu'en 1794 , ma vie s' est passée dans les boues de toutes les routes . J' ai plus dormi sur les coussins des chaises de poste que dans les draps frais des lits . L' impatience m' a rongé l' âme sur le grabat des prisons . J' ai déjoué les embûches de toutes les polices , et défendu à coups de pistolet contre les hussards de l' électeur , au milieu de la forêt noire , certains papiers de l' illuminisme qui , si j' eusse succombé , auraient offert à la justice des tyrans le prétexte d' abattre les têtes par centaines . à ce jeu , je dissipai presque tout le bien que m' avait légué une chère épouse . En 1790 , la vieillesse commençait à pâlir ma figure ridée par les grimaces habituelles aux cavaliers qui clignent de l' oeil contre le soleil , la pluie , la bise . à mes tempes , autour de mon front , les cheveux manquaient en bon nombre déjà . La poudre de mon catogan blanchissait mes épaules voûtées . Mais comment se reposer à l' heure où les tyrans lançaient de toutes parts leurs sicaires à l' assaut de la république ? " et puis je n' avais point une confiance extrême dans le fils de l' avocat d' * Arras . Au club des jacobins , la voix grêle et mielleuse de * Robespierre m' incommodait . J' aurais soutenu que cette vertu sournoise visait à la tyrannie . Je ne m' accoutumai point à l' humilité feinte , ni à la froideur du personnage retiré dans son habit bleu , ni au balancement de ses jambes en bas blancs et en culottes jaunes , ni à sa hauteur impertinente , ni au perpétuel chagrin de son visage maigre entre les ailes de pigeon d' une coiffure roide . Dès que je le vis subjuguer les jacobins , je me repris à fréquenter assidûment chez les amis de la liberté , chez ceux de * Guillaume * Tell , et chez les six frères de * Saint- * Louis de la * Martinique , malgré les tracasseries des sections qui ordonnaient la clôture de tous les ateliers . * David , le peintre , et moi , nous usâmes de notre influence afin de préserver la vie de ces trois loges . On nous accusa d' y préparer des refuges pour les suspects et les aristocrates ; et nous risquâmes notre tête . Les piques des sans-culottes heurtaient notre seuil à chaque instant ; je ne sais trop ce qu' il serait advenu si le soin d' organiser mieux les philadelphes de * Narbonne ne m' eût alors éloigné de * Paris . " bientôt je retournai dans les * Hollandes . Il m' arriva de tomber malade à * Flessingue , alors que j' y manigançais , parmi les f ... de l' astre de l' * Orient , pour qu' une délégation installât une loge à la * Haye , ce qu' ils firent trois ans plus tard en ouvrant au boterhuys l' atelier des vrais bataves . Je n' en restai pas moins à l' embouchure de l' * Escaut , perclus et toussant , l' hiver , dans une chambre de briques où ronflait un énorme poêle . Lorsque le printemps revint , et quand je fus , à pas lents , promener ma convalescence le long des dunes , le malheur voulut que je prisse le menton à une rougeaude qui avait les plus jolis bras du monde , et nus , hors de courtes manches en satin vert . Je n' étais point jeune , pour m' amuser à la poupée ! Celle -ci me fit tourner la tête , à près de soixante ans ; en sorte que je l' épousai dans une sotte petite ville où les maisons étaient grandes comme des boîtes à confitures , mais où les bouilloires de cuivre éblouissaient . " je fis le satyre , six années durant , avec cette appétissante ménagère qui enfermait sa chevelure entre deux croissants d' or ; et le tout en un bonnet de dentelles à trois pièces . Je ne sais quel diable me possédait alors . Je ne me lassais pas de la donzelle ni de sa grosse chair blonde , qu' elle revêtait de cotillons noirs épais et maintenus sur le cercle d' un vertugadin d' osier . * Dieu me damne si j' y comprends rien encore ! Nos quatre enfants piaillaient à mes jarretières , jouaient avec des cuillers d' argent et de grosses montres , bavaient leur panade sur mes boucles de souliers , et mouillaient incongrûment mes livres ... à la venue du cinquième moutard , je baisai le front de mon épouse entre les spirales d' or fichées en saillie à ses tempes , et dont je lui faisais cadeau pour ses relevailles ; puis , tandis qu' elle recevait ses commères , je gagnai le port et un solide trois-mâts espagnol sur rade . Il appareilla devant que je fusse rejoint ; il me rendit en quelques jours à la liberté , et à mes fonctions naturelles qui n' étaient pas de faire des enfants , mais d' assurer le salut de la franc-maçonnerie et le triomphe de sa devise : " égalité entre les hommes . " de ma femme et de mes enfants je n' entendis plus parler , leur ayant fait tenir mon acte de décès avec témoignages à l' appui . " peu de temps après , je parvins jusqu'au gouverneur du fort de bar , qui arrêtait , dans les * Alpes , les troupes du premier consul : je lui représentai qu' en sa qualité de chef du * Liban il ne pouvait interdire le passage aux armées d' * Hiram et de * Mithra . Docile aux ordres du suprême conseil , il laissa défiler de nuit , sans trop paraître l' apercevoir , toute l' artillerie républicaine , par la route que commandaient les feux de ses bastions . Ainsi * Bonaparte déboucha sur le flanc gauche des impériaux en * Lombardie , avant la bataille de * Marengo . " ce fut , * Omer , l' un de mes derniers exploits . Je retombai malade à * Padoue , dans une antique masure où des chevaliers peints à la fresque et crevassés par les intempéries menaçaient mon repos , du haut des murailles . La vermine s' insinuait partout ; et un satané prêtre montait chaque matin m' offrir l' extrême-onction ou me faire ses prix pour le gala de mes funérailles ... j' avais , en manière de consolation , la promenade à la basilique de saint- * Antoine , et m' y traînais au moyen de béquilles . Mais des essaims de mendiants vous poursuivent sur les marches de l' autel , et il faut les satisfaire si l' on ne veut recevoir une grêle de cailloux à la sortie . " dès que je le pus , je hissai mon porte-manteau en croupe d' une haridelle qui me porta tant bien que mal à * Milan ; j' y trouvai enfin une honnête auberge , non loin du * Dôme . La polenta , de l' eau glacée , un vin du * Vésuve et une accorte gouvernante piémontaise m' aidèrent à passer le temps de cette convalescence difficile . J' eus l' honneur de donner plus tard à beaucoup d' officiers la lumière des philadelphes , dans la loge ouverte par moi au début de mon séjour . Elle essaimait dans toutes les garnisons d' * Italie . Nombre de militaires descendaient à mon auberge : je les décidai facilement à reconnaître l' excellence de notre association , qui réservait des appuis à chaque officier dans les villes inconnues où l' amenait le sort de la guerre . Il suffisait de se rendre à la loge , fût -ce en * Allemagne , en * Pologne ou en * Moravie , pour rencontrer des amis chauds , recueillir les indications relatives au gîte et aux vivres , obtenir même le crédit chez les fournisseurs affiliés , sans compter les bons propos des frères fidèles à l' esprit de la révolution . " en ce temps -là , les mouvements de troupes ne cessaient guère : je vis passer dans notre atelier presque toute l' armée de l' empire , cavalerie venue à la remonte vers la fin des campagnes , infanterie se dirigeant , par le * Tyrol , vers les camps d' * Autriche . Avec quelques officiers jadis intronisés à * Paris dans le 33e grade écossais , nous formâmes un suprême conseil affilié à l' ordre de * Misraïm , qui compta parmi ses membres , * Duroc , * Masséna , * Lauriston , * Macdonald , qui donna le mot d' ordre à toutes les armées , qui choisit * Moreau pour chef militaire . Il avait , lui , refusé à * Sieyès et à * Talleyrand de tenter le coup d' état royaliste qui manqua en fructidor an v avec * Pichegru et * Carnot , mais qui réussit en brumaire an VIII avec * Bonaparte . Tous les républicains de l' armée se rangèrent à notre opinion . Ainsi ton père partagea la disgrâce de * Moreau . - au collège , on nous l' a dit ! -confirmait * Omer , par politesse , afin de paraître prendre goût à ces souvenirs . Et il répétait la leçon du père * Anselme sur l' usurpateur , sur le procès de * Cadoudal , que les accusateurs savaient trop fidèle pour dévoiler au public des assises les secrets diplomatiques de son roi . * Moreau , sans le texte des preuves enlevé dans * Vincennes au duc d' * Enghien , n' avait pu rien affirmer ; * Pichegru , capable de tout dire , avait été étranglé dans sa prison par les mameluks . - ah ! Ah ! Fichtre ! La rencontre m' est heureuse ! Malepeste ! Tomber d' accord avec le père * Loriquet ! ... je ne m' en inquiétais certes point ... et le bisaïeul de discourir plus avant , cette après-dînée -là , d' autres encore . * Omer connut en détail les désastres des philadelphes , et pourquoi le suprême conseil remplaça * Moreau , banni , par un ami de * Bernadotte , le lieutenant-colonel * Oudet , en non-activité pour avoir protesté contre l' attentat de brumaire . Président de la loge de * Besançon , il prêchait un idéal de république fédérative , il renouvelait le programme des girondins et des feuillants . Ce nouveau chef fut réintégré en 1807 , par des influences occultes , avant d' être assassiné par les gendarmes de * Savary , le soir de * Wagram . - c' était là , vois -tu , le crime inexpiable , pour nous , illuminés , philadelphes et maçons . Nous jurâmes la perte du mauvais compagnon , du meurtrier d' * Hiram . Les loges offrirent aux ennemis de l' empereur , devenu tyran , les services qu' elles lui avaient rendus loyalement jusque -là . Nos émissaires coururent l' * Europe , et nos dignitaires prévinrent le traître de s' amender ... aussitôt nos menaces s' exécutent . Les anglais étant descendus dans l' île de * Walcheren , * Bernadotte et * Fouché , sous couleur de les combattre , lèvent les gardes nationales de * France , et manquent de peu le pouvoir . Au mois d' octobre 1809 , les sentinelles de * Schoenbrunn avisent un jeune homme qui insistait trop pour remettre une pétition à l' empereur en personne ; elles l' arrêtent . Ce fils d' un illuminé , du pasteur * Staps , est fouillé , trouvé porteur d' un poignard , qu' il avoue destiné à l' exécution du tyran , à l' oppresseur des * Allemagnes et du monde : on le passe par les armes . * Napoléon demande inquiet , l' initiation à l' illuminisme ; elle lui est octroyée dans une loge autrichienne que * Metternich tenait à sa dévotion . Les hommes-rois font grâce de la vie au récipiendaire , sous la condition qu' il signe la paix . Il s' y résigne en échange de la promesse qui l' apparente aux * Habsbourd et l' égalera , croit -il , à * Louis * Xvi : celle du mariage avec cette viennoise , sotte et sensuelle , qui avait nom * Marie- * Louise . " je revins derrière son carrosse en * France , et me fixai dans ce château , que j' avais acheté , pour mon fils , comme bien national , en 1793 , avec l' argent du comptoir des * Indes , légué par mon frère . Je n' avais pu l' habiter jusqu'alors que peu de semaines , dans les intervalles de mes voyages . Ton grand-père en profita beaucoup mieux ; il y maria ton père et ta mère ; et tu y es né . D' ici je corresponds à l' * Orient et à l' * Occident . On m' y a mandé que les peuples d' * Autriche n' ajoutaient point foi à la petite ambition de croquant qu' indiquait le second mariage de * Napoléon . Ils crurent à une fourberie pour transformer leur pays en province française . Les illuminés ne manquèrent point de pousser à ce sentiment , et commencèrent de tresser ce " lien de la vertu " , qui leur associa tant d' honnêtes personnes en haine de la tyrannie imposée à l' * Europe . Mieux encore : le mariage de * Napoléon avec la nièce de * Louis * Xvi a lieu le 2 avril 1810 ; le 2 août , nous forçons le franc-maçon * Charles * XIII de * Suède à adopter pour prince royal notre philadelphe * Bernadotte . Nous posions notre roi sur l' échiquier politique . Auparavant , les loges espagnoles avaient donné le signal de l' opposition , de la résistance et de la victoire , dès l' été de 1808 . " comme successeur du malheureux * Oudet , les philadelphes élurent le général * Malet , que * Napoléon incarcérait à * Paris pour cause de jacobinisme . Nous pensâmes soustraire ainsi notre chef à la manie d' assassinat qui avait déjà sacrifié * Joubert , * Pichegru , le duc d' * Enghien , * Oudet ... cependant le tsar * Alexandre , initié lui-même à l' art royal , comme son illustre aïeule * Catherine * II , reçut volontiers les émissaires de l' illuminisme et des loges ; et ce fut par ses estafettes que * Malet connut dans sa maison de santé , avant les gens de * Paris , l' incendie de * Moscou et la fin probable du corse , enseveli dans les neiges russes . Notre général sortit de l' hospice , revêtit son uniforme , entraîna plusieurs compagnies de soldats philadelphes ... " le bisaïeul ne contait pas cette fin d' un ami cher entre tous , de son " * Léonidas " , sans fermer un instant les yeux , comme s' il priait . Peut-être sa conscience s' interrogeait -elle pour savoir si elle justifiait le sacrifice de tant de nobles vies à la chimère vaincue . Un sentiment pénible appesantissait le coeur peureux d' * Omer . Il regardait la large face et le lacis des rides , et les paupières diaphanes dans leurs cercles de bistre . à côté de son père , qu' il se représentait gisant sous les murs de * Presbourg , c' était l' autre cadavre de la défaite , ce vieil impotent , barbouillé de tabac sous les narines , et de qui tremblait doucement la grosse lèvre blême . Aussi le jeune homme ne put -il ensuite être persuadé . Vainement la voix solennelle s' enorgueillissait d' avoir obtenu qu' * Alexandre , en juillet 1813 , écrivît au comte de * Provence la lettre refusant de soutenir la cause des bourbons et même d' accepter au quartier général russe le comte d' * Artois ou le duc du * Berry . - je te le jure , * Omer . Le tsar promit de rétablir un empereur jacobin , celui de 1803 , notre général * Moreau , qu' un émissaire et une lettre impériale allèrent chercher dans sa retraite parmi les frères des * états- * Unis . Et quand celui -ci eut été tué devant * Dresde , nous convainquîmes encore le tugend-bund , l' illuminisme et les alliés d' appeler à la succession du vainqueur de * Hohenlinden ce * Bernadotte qui avait aussi refusé de " faire le monck " , en l' an VII ... oui , oui , petit , nous avions imposé * Bernadotte , ou son fils , avec * Benjamin * Constant comme ministre ! Voilà pour quelle raison tous les maréchaux , * Marmont en tête , * Ney , les autres , abandonnèrent * Napoléon au camp d' * Essonnes ! ... ils le lui avaient fait dire , le 31 mars 1814 , sur le chemin de la cour de * France , à * Juvisy , par l' ami de ton oncle * Edme , le colonel * Fabvier , qui fut emprisonné lors du complot du bazar , l' année dernière ... ils abandonnaient l' homme de brumaire afin de se confier à un républicain . Et * Lafayette , avec les idéologues , applaudit le changement . " * Alexandre était franchement des nôtres . Attention à la preuve , petit ! ... en 1814 , le duc d' * Angoulême débarque à * Bordeaux derrière les anglais . Pour tout encouragement et aide , il reçoit de leur général l' avis de démentir lui-même le manifeste royaliste , s' il ne se veut voir contredire sur les affiches publiques par l' état-major des troupes d' occupation . Le duc d' * Orléans accourt de * Sicile en * Espagne et demande à * Wellington un simple commandement de bandes castillanes ou aragonaises : il est éconduit , et retourne . Le comte d' * Artois , entré par la * Suisse , derrière * Schwartzenberg , ne peut arracher aux alliés la permission de résidence à * Lyon : il fouette ses chevaux sur la route de * Nancy . Je l' apprends ; je le devance chez le gouverneur russe de la place , à qui je montre les documents de nos loges : et le comte d' * Artois ne peut entrer dans la ville que sans cortège , à la condition de s' enfermer en son hôtel , sous un nom d' emprunt , de n' y recevoir âme du monde , et de n' en bouger pas ... " il fallut que l' abbé de * Montesquiou achetât très cher * Talleyrand et les sénateurs de l' empire , pour qu' * Alexandre se laissât tromper et consentît au retour des bourbons . Il n' en voulait pas ; il les prétendait trop bêtes pour gouverner la généreuse pensée française : " ces gens -là exciteront le peuple à la révolution par leur sottise ; et l' * Europe sera tout ébranlée de nouveau par la chute de leur trône . " ainsi parlait * Alexandre en 1813 , dans la loge de * Dresde , aux dignitaires des illuminés et du tugend-bund . voilà ce qu' il répétait en 1814 chez * Mme * De * Staël , en annonçant l' abolition du servage dans ses états . C' était un autre * Alexandre que celui de * Troppau et de * Laybach . Il n' était pas alors le vil instrument de ce valet des souverains et des prêtres , de ce * Metternich ! ... il n' était pas celui que nous avons ... condamné ... - on dit , au collège , qu' * Alexandre espère arriver plus vite à la fraternité des nations par l' influence du christianisme , qui est tout établi , que par les nouveautés . Catholique , universelle , la religion se propose aussi de réunir les races sous une seule règle et de reconstituer à * Rome une * Babel où les hommes ne parleraient plus qu' une même langue , le latin des psaumes . * Omer eut l' audace de développer tout le rêve du père * Anselme , tout l' idéal des jésuites , malgré les interruptions et les cris de fureur . Le poing du vieillard assommait la grande table . Son visage s' empourprait de flammes héroïques et furieuses . La poudre sautait de l' écritoire sur les missives ouvertes , en désordre ; et ses yeux glauques menaçaient l' espace du parc , la nature , la fatalité victorieuse de la ruse séculaire . - ah ! Petit , tu tournes ! Toi aussi , tu écoutes les jésuites et les maîtres de la * Krüdner , et tu crois aux rêveries de cette catin mystique qui nous a gâché notre * Alexandre ! * Omer souffrait toute cette douleur . Le frère des neuf-soeurs que * Buonaparte avait trahies verrait -il jamais le triomphe de sa foi ? Ce n' était plus qu' un octogénaire massif , blotti dans une robe de chambre à palmes jaunes et rouges , cet homme qui avait arrêté la fortune de * Napoléon , conduit celle d' * Alexandre à * Paris ; ce n' était plus qu' un vieillard débile et monstrueux au fond de la bergère usée d' où il menaçait le destin des bourbons , en compulsant les pages de quelques vieux livres avec ses mains grelottantes et grises . à * Monsieur * Omer * Héricourt , au château des ducs . * Varangéville- * Lez- * Nancy . département de la * Meurthe : ( à bord de l' arétè , en rade de * Patras " * Morée " . Ce 20 de septembre 1821 . ) " c' était écrit ! comme disent nos ennemis les turcs quand on les mène au fût de colonne qui sert ici de billot : je ne t' embrasserai pas , cet été , mon cher conscrit , pour la bonne raison que je vogue entre la côte et les îles grecques , où je distribue quelques sacs d' argent libéral . C' est une commission de ton parrain . Je ne pouvais pas lui refuser de passer l' eau . " je pense à toi , tout le temps , collégien . Je vis dans la guerre de * Troie , que tu traduis sans doute en bâillant sur * Homère . * Ulysse , en fustanelle crasseuse , me découpe un melon à la pointe du kandjar . * Ajax me fait royalement largesse de sa vermine . * Agamemnon sue à grosses gouttes dans mon verre de mastic en insultant la politique russe qui enferme dans une forteresse de * Bohême notre noble * Ypsilanti , le héros de * Jassy , parce que ce fourbe de * Metternich a montré au tsar * Alexandre , dans le cabinet noir de * Laybach , les lettres échangées par les hétéries grecques , les ventes d' * Italie et les constitutionnels espagnols . En se nettoyant le nez , * Calchas prédit que la guerre éclatera partout entre les tyrans et les peuples , car , à * Naples , les vainqueurs autrichiens et le roi de plâtre emprisonnent , torturent , décapitent quiconque a une conscience ou un nom , comme s' ils entendaient mettre à bout les plus timides de ces carbonari livrés soudain aux soldats de * Vienne par la trahison du duc de * Calabre , leur frère et ami . Ton parrain a raison : notre confiance dans les princes nous perd . Je finirai par devenir une espèce * Spartacus , un babouviste , je ne sais quoi , maintenant que l' empereur empoisonné par le mauvais air de * Sainte- * Hélène , est mort . Ah ! S' il avait suivi le nègre que nous lui envoyâmes en 1817 ! Tout eût réussi . Notre trois-mâts ramenait * Napoléon en * Europe . Le grand homme n' a pas consenti . Il exigeait que la * France le rappelât d' elle-même , et toute entière . ô ingratitude humaine ! " j' ai laissé ma femme dans notre maison de * Saumur . Ta sainte mère eût imposé trop de dévotion à * Graziella , qui est déjà bien assez bigote au naturel . D' autre part , je ne pouvais l' amener ici : on se coupe trop le cou à droite et à gauche . Sur le mur de la douane , devant le sabord de ma cabine , neuf têtes de turcs saignent , pendues à des crampons . Triste spectacle pour une femme grosse , encore qu' il ne semble pas déplaire aux hirondelles qui effleurent de l' aile ces grimaces livides et crient gentiment alentour . En outre , la chaleur est accablante . Les mouches bleues recouvrent les tranches d' orange avant qu' on ait fini de les couper . Les cadavres amoncelés dans les fortifications de la ville , depuis qu' elle a été prise par les hétéries , dégagent une odeur intolérable . J' ai fui * Mitylène à toutes voiles , pour cette même raison . Une fois les morts dépouillés , on les mutile , puis on les laisse pourrir à l' air , par un esprit de rancune vraiment démesurée . Chacun les insulte en passant , fait des ordures sur eux . Les enfants s' amusent de voir enfler les tumeurs de la décomposition sur les paupières mahométanes . Il faut dire qu' à * Constantinople , en avril , les turcs ont massacré tous les grecs du fanar , et ceux du port . N' empêche , je n' avais jamais assisté à tant d' horreurs , même en * Russie , quand , le sabre au poing , nous nous disputions les reliquaires d' or byzantin dans les rues de * Moscou en flammes . J' ai vu des souliotes attacher à la queue de leurs chevaux les femmes toutes nues d' un harem , et se lancer ensuite à la charge contre les janissaires . Les malheureuses , meurtries par les fers des bêtes au galop , poussaient des hurlements atroces dans la mêlée . Les turcs , pour leur éviter le déshonneur , les tuaient à coups de cimeterre ; et , tout acharnés à cela , ils ne s' occupaient point de leurs adversaires , qui les décapitaient alors le plus commodément du monde . C' était la raison pour laquelle les descendants des atrides agissaient ainsi . " nous ne faisons pas la guerre de même façon ; chaque pays a ses moeurs particulières . Je ne crois pas qu' un français puisse regarder sans frémir un grand gaillard , en veste de soie bleue passementée d' argent , s' asseoir , pour fumer son chibouk , sur un tas de cadavres couverts de sang caillé , parmi lesquels une sorcière étique écarquille des yeux vitreux que rongent des insectes d' azur . Voilà ce que j' aperçois de ma place , en t' écrivant sur un baril . Cet * Achille arrange coquettement un fez sur ses longs cheveux noirs . Il veut plaire sans doute à la misérable * Briséis qu' il attire entre ses genoux d' une main énorme nouée aux deux poignets délicats . Elle se tord comme un ver , dans son large caleçon de brocart rose , et lui mord les doigts . Il ne lâche point . Il a fini d' assurer son fez ; il déchire l' écharpe de la captive ... je voile ici le tableau , qui n' est pas pour les petits garçons comme toi . " au reste , j' envoie une assez méchante description de scènes pareilles à * M . * Ary * Scheffer , le peintre , dont j' ai fait la connaissance , lors de mon retour de * Gênes , en mai , à * Paris , chez * M . * Buchez , étudiant , rue * Copeau . Le jeune artiste m' avait alors demandé quelques renseignements pittoresques touchant l' * Italie , ainsi qu' à mon ami * Bazar , en compagnie duquel j' avais accompli mon premier voyage à * Naples ; et aussi à * Mm . * Dugied et * Joubert , qui en sont revenus , ce printemps , avant moi , puisqu' ils ne poussèrent point jusqu'à * Novare . D' ailleurs , tu as dû voir ces messieurs chez * Corinne , un dimanche : ils apportaient des nouvelles de * Paris à la goguette , pour ce pauvre lieutenant * Boredain , qui est toujours en prison . Bref , en buvant de la bière , du punch , avec * M. * Ary * Scheffer , nous lui avions tracé un tableau des * Deux- * Siciles assez exact pour nous contenter tous ; et je crois bien qu' il sortira de notre cénacle de la rue * Copeau , transféré maintenant ailleurs , quelque chose d' assez propre à étonner le monde , peinture ou action . * M. * Ary * Scheffer nous amena , certain jour , * M. * De * Lafayette , et j' ai pu causer de la révolution avec le héros de l' indépendance américaine , avec l' ami de * Washington et de * Franklin . " au moment où je voulais me rendre en * Artois pour te dire bonjour , les amis de la vérité me prièrent d' aller m' établir à * Saumur , avec * M . * Riobé , un de nos amis : nous dûmes aller nous entendre avec mes chevaliers de la légion d' honneur , en * Maine- * Et- * Loire . Voilà comment j' emmenai * Graziella sur les bords de la * Loire , et la laissai dans une maisonnette tapissée de vigne . De braves dames saumuroises la soignent pendant ma navigation à travers les flots que fendirent les proues des birèmes portant * Ulysse . J' ai pensé que tes classes se termineront dans deux ans et qu' une panoplie turque donne bon air à l' entresol d' un étudiant . " * E . * L. " " p . - s . - le major * Gresloup est décidément au * Spielberg , prisonnier avec * Silvio * Pellico , ce grand poète milanais qu' on a enchaîné dans un cachot là-bas . Je connais le pays de * Brünn , m' y étant trouvé sous les ordres de ton père , au moment d' * Austerlitz . Je visitai la forteresse dans ce temps -là . Ce pauvre * Gresloup ne doit pas rire . Après tout , nous continuons la lutte de nos aînés contre les tyrans . veillons au salut de l' empire ! ... comme dit la chanson ... " à * Monsieur * Omer * Héricourt , aux moulins- * Héricourt , * Sainte- * Catherine- * Lez- * Arras , département du * Pas- * De- * Calais : manufacture d' * émaux * Leroy et * Beuminsel * Saumur ( * Saumur , le 5 de novembre 1821 . ) " l' enfant de * Novare est né , mon cher conscrit ! Je suis arrivé à temps de * Navarin pour lui souhaiter la bienvenue ici-bas . C' est un garçon . Je l' appelle * Omer , comme l' enfant d' * Austerlitz . Vive l' empereur ! à bas les bourbons et les tyrans ! Ma femme va bien , et je t' embrasse solidement , va ! " l' oncle * Edme " ( * Saumur , le 25 de décembre 1821 . ) " inutile de m' écrire ici , pendant les vacances des étrennes . Je pars à cheval pour * Béfort , où il faut que j' annonce à temps la catastrophe qui anéantit , pour l' heure , nos projets . " un incendie a éclaté dans la ville . Un mur en flammes s' est écroulé sur plusieurs élèves de l' école de cavalerie accourus pour combattre le fléau . Il y en eut de tués qui étaient de notre bord . Dans la poche d' un cadavre on a trouvé à l' hôpital quelques papiers compromettants . La police fait des perquisitions . On arrête plusieurs des nôtres . On saisit les courriers . Donc , motus ! Bonjour aux moulins ! " * E . * L. " à * Monsieur * Omer * Héricourt , collège de * Saint- * éloi en * Artois : ( du château des ducs , le 6 de janvier 1822 . ) " mon cher fils , " mille grâces pour tes bons souhaits de nouvel an . Que l'an 1822 de notre seigneur * Jésus- * Christ te rende la paix du coeur et de la conscience . " sois pieux , * Omer , et tu m' ôteras beaucoup d' afflictions . Il semble que le seigneur se plaise à me les envoyer toutes . Mon père était venu de * Saumur m' embrasser à l' occasion de noël . Il est parti pour * Béfort , la semaine dernière , dans l' intention d' acheter des instruments de labour ; mais il a emporté son uniforme de général de l' empire . Je ne m' en suis aperçue que le lendemain . J' aurais dû me douter de quelque folie : * M. * Koechlin , le maître de forges , et un officier , * M. * Armand * Carrel , étaient venus faire visite à mon grand-père et à mon père , vers le 15 , et ils s' étaient entretenus , en secret , tous les quatre , pendant deux jours , dans le cabinet jaune . J' apprends aujourd'hui qu' une conspiration a échoué à * Béfort , qu' on a saisi chez le colonel * Pailhès , l' ami de ton père , des aigles , des étendards et des cocardes tricolores , que les trois bataillons du 29e de ligne en garnison à * Béfort , * Neuf- * Brisach et * Huningue devaient prendre part à cette révolte impie contre le meilleur des rois légitimes , qu' un sergent rentré de semestre , le soir même , s' étonnant de voir les pierres mises aux fusils des soldats , à une heure indue , fut tout dire au commandant de place , qu' on vient d' arrêter le colonel * Pailhès , avec * M . * Buchez , un étudiant en médecine que connaît bien mon frère * Edme , et une foule de gens . Ton parrain est aux cent coups ; il brûle des papiers . Enfin , tout à l' heure seulement , un postillon allemand est venu nous avertir que mon père était sur l' autre rive du * Rhin , hors d' atteinte , et qu' il doit revenir avec deux charrues et un semoir . Apparemment , il aura feint d' avoir passé la frontière pour acheter , comme s' il n' avait pas trouvé son affaire à * Béfort . " tant de malheurs sont permis par la providence pour avertir notre famille du mécontentement de * Dieu . Ne serviront -ils point à la convaincre ? Quant à moi je suis à bout de forces . L' échafaud menace l' auteur de mes jours , après que la guerre m' a rendue veuve toute jeune . Je t' en prie , mon fils , demande à ta tante * Caroline si elle ne veut point m' offrir un asile . Quel que soit le respect que je doive à des parents vénérés , je ne puis cependant vivre toujours dans l' antre du crime et du sacrilège . Je tremble que ma foi ne me fasse un devoir de révéler ce que ma piété filiale doit celer à tous . Et si je cédais aux exhortations d' un confesseur scrupuleux , si j' éclairais la justice sur les complots abominables qui se trament dans ma demeure ? Ou être damnée pour avoir tu un exécrable régicide , ou livrer au bourreau la tête de celui qui m' engendra : telle est l' alternative dans laquelle je me débats à chaque heure du jour et de la nuit . Aie pitié de moi , mon fils . Prie * Caroline de m' arracher d' ici ... ces souffrances morales m' excèdent . Faudra -t-il donc affronter les supplices de * Satan , après la plus triste existence de veuve ? J' entends déjà siffler les lanières des démons sur mes pauvres membres . Et tu pourrais , si tu le voulais , en te consacrant à * Dieu , apaiser mon âme . Pourquoi ne le veux -tu pas , mon enfant ? Pourquoi , fils cruel , te refuser à mon voeu le plus cher ? Et tu écris que tu m' aimes ! Je suis vaincue par mon père et par mon fils . Je suis donc maudite de * Dieu , moi ! " devrais -je correspondre ainsi , mon * Omer , avec toi ? Tu es en vacances ; tu te réjouis auprès de * Caroline et de tes cousins ; et je viens , en mauvaise mère , troubler ta joie . Mais à qui confier de telles douleurs , sinon à un fils . Tu es mon seul espoir . " souvent je me plais à rêver de notre vie commune , plus tard , bientôt , dans le presbytère . Je t' aperçois . L' auréole de la piété sincère illumine ton front . L' habit sacré recouvre ton corps pur . Je m' assieds auprès de toi , à la porte d' une humble demeure bénite . Je te regarde , tout étourdie de bonheur . L' angélus du soir tinte au clocher de ton église . Le souffle des archanges balance les feuilles . Enfin autour de nous il n' y a plus de sang . à ta voix , les chrétiens se rassemblent et s' aiment . " la voilà , la bonne année que je nous souhaite ! C' est mon rêve : me réveilleras -tu dans la terreur et l' horreur ? Non , n' est -ce pas ? Tu m' aimes , mon fils , et je t' aime de tout mon coeur transpercé . Appelle -moi près de toi . Annonce -moi que tu consens à entrer au séminaire . Je suis sûre que tu vas me le promettre . Je sens palpiter déjà dans mon coeur la parole bienheureuse . écris vite . J' attends ta lettre en pleurant d' espérance . " * Virginie , veuve * Héricourt . " à * Monsieur * Omer * Héricourt , aux moulins- * Héricourt . * Sainte- * Catherine- * Lez- * Arras , département du * Pas- * De- * Calais : restaurant du roi * Clovis rue * Descartes derrière l' église * St- * étienne- * Du- * Mont huîtres et fritures de * Seine salons pour noces et sociétés ( * Paris , le 15 de janvier 1822 . ) " ah ! Mon conscrit , tu vas rire de ton ancien , tu le peux ! Figure -toi que je suis resté à cheval , sauf quelques heures , du 25 décembre au 3 janvier . Je faisais des courses urgentes . Le 2 au soir , j' ai été forcé brusquement de quitter * Béfort et d' aller voir à * Lyon le frère de mon peintre , * Ary * Scheffer . Un officier de nos amis m' a prêté pour le voyage une rosse très vive , mais dont le trot était si dur que je criais . J' ai dû la mettre au galop tout le temps . Je dormais sur la selle , si bien que je me suis réveillé deux ou trois fois le nez dans les oreilles de la bête . Alors j' ai pensé à ton système : j' ai glissé les doigts sous l' arçon et j' ai pu donner à * Morphée quelques instants . Ris à ton aise . Je devais avoir la mine d' un piètre cavalier . Foin des illusions ! Tu ressembles à un singe sur une autruche , quand tu emploies ta ruse , mon conscrit . " au reste , le somme à cheval ne fut sans doute pas très reposant : car , de * Lyon à * Marseille , pendant que nous descendions , * Mm. * Corcelle , * Scheffer et moi , le * Rhône en bateau , j' ai ronflé , paraît -il , sans cesse ; et même , après un temps de voiture , je me suis juste éveillé sur la cannebière pour t' acheter une corbeille d' oranges que j' ai mise au roulage à ton intention . Elles sont bien mûres et sanguines . N' en donne pas trop à tes jésuites ; ils ne méritent pas d' y goûter . Ils viennent de faire arrêter , à * Marseille , un de mes bons amis de la garde impériale , le capitaine * Vallé , à qui je confiai , en novembre , à mon retour de * Grèce , le soin d' organiser une compagnie de volontaires qui désirent aller se battre contre le turc en * Morée . Le franc militaire a parlé trop net dans un déjeuner , à * Toulon , et un brave garçon , mais un peu borné , le capitaine * Sicard , l' ayant pris pour un agent provocateur , a cru jouer un fameux tour à la police en le dénonçant . Et voilà mon pauvre * Vallé au clou comme conspirateur et racoleur de conjurés . " le coche d' eau nous avait juste débarqués à temps pour que nous puissions faire monter avec nous dans la malle-poste qui va de * Marseille à * Paris le commandant * Caron , imprudemment compromis par * Vallé . Nous repartîmes à toutes brides sur * Valence , où je déposai * Mm . * Scheffer et * Corcelle , puis sur * Lyon , où je déposai le commandant , qui put de là gagner la * Suisse . Quant à moi , je continuai ma route jusqu'à la capitale , et m' offris le nez des mouchards quand ils me virent descendre seul le marchepied : les préfets avaient fait jouer les bras du télégraphe . " ah ! Ce pauvre grand * Vallé ! Quand j' y pense ! ... je n' en ai pas moins fait , comme tu vois , de fameuses étapes en vingt jours ; ça m' a rappelé le bon temps de la campagne d' * Iéna , quand on poursuivait l' ennemi jusqu'à * Stettin , et que les culottes mouillées collaient à la peau du postérieur . ça me pince encore dès que j' y pense ... ouf ! Me voilà donc à * Paris . " au débotté , ce matin , j' ai vu la comtesse de * Praxi- * Blassans , à qui j' ai remis le paquet et le message dont mon père m' avait chargé à * Béfort , de la part de * Virginie . Elle m' a dit que la femme de cette canaille d' * Augustin est fort malade ayant pris froid au bal du ministère de la guerre . Il paraît qu' on l' entourait beaucoup ; on la félicitait du grade dans l' état-major des jésuites que s . M. T. C . Vient de conférer à ton oncle . Sache , à ce propos , que le gredin s' appelle maintenant d' * Héricourt , avec apostrophe ... quelle calotte il recevrait de son brave jacobin de père , si celui -ci vivait ! Quoi qu' il en soit , la pauvre dame a eu très chaud dans la cohue . Elle a été prendre l' air au balcon ; et depuis , elle tousse . On lui a tiré cinq palettes de sang pour la sauver de la congestion . Il faut que tu lui écrives un petit mot d' encouragement ... c' est une fameuse belle femme encore , et qu' on ne saurait trop soigner par billets doux quand on approche de seize ans . Les dames sont toujours sensibles à ces attentions , et les récompensent . " je t' écris ce poulet à la hâte , sur le papier de l' estaminet où nous déjeunons , après un assaut d' armes , quelques militaires de mes amis et moi . Il y a là un * M . * Hénon , chef d' institution de son état , qui n' est point pour cela un cuistre . Il vient de nous dire , sur la gloire des armées républicaines , des choses qui mettent une larme à l' oeil . Nous offrons un repas d' adieux à quelques sous-officiers et soldats du 45e de ligne qui vont former garnison à * La * Rochelle et qui sont tous de notre bord . J' ai cru me retrouver au milieu des brisquards de la garde impériale , tant ils parlaient en vrais soldats ; surtout un nommé * Bories et un certain * Goubin , qui n' ont pas l' air d' avoir froid aux yeux . N' écoute donc pas les jésuites quand ils t' assurent que leurs maîtres tiennent solidement . L' armée ne les aime pas , ni la vieille , ni la jeune . Qu' il y ait eu un incendie à * Saumur , et un imbécile à * Béfort pour revenir de semestre le soir même des préparatifs , pour n' y rien comprendre , et tout raconter aux supérieurs , croyant bien faire ; qu' il y ait eu un malentendu à * Marseille qui a fait prendre mon ami * Vallé pour un agent provocateur par le capitaine * Sicard , ce sont là des accidents . On en voit bien d' autres en campagne . Un jour ou l' autre , tout marchera droit . Et alors ... " je compte retourner à * Saumur , demain ou après-demain . J' ai hâte d' embrasser l' enfant de * Novare et ma * Graziella . Et puis des affaires m' y appellent . écris -moi chez * M . * Caffé , chirurgien : c' est plus sûr . Tu recevras aux moulins six volumes de * Voltaire reliés en veau plein , dont j' ai fait l' emplette tout à l' heure en passant le long du quai . C' est un bon auteur que tu dois cultiver si tu veux avoir des opinions voisines de la vérité ... , la vraie . " * E . * Lyrisse . " à * Monsieur * Omer * Héricourt , au collège de * Saint- * éloi , en * Artois : ( du château des ducs le 5 de mai 1822 . ) " mon fils , " ta lettre m' afflige . Comment peux -tu attribuer à l' ennui de vivre dans une campagne les justes craintes de ma foi et de mon amour maternel ? Dieu merci , la providence m' a laissé peu le loisir de me corrompre dans l' oisiveté ; et si , en te contant le menu de mes occupations , je puis te persuader du sain état de mon esprit , je veux le faire aussitôt , dans l' espoir que mes prières gagneront sur ton entêtement . " mon père nous a quittés pour se rendre à * Saumur auprès de la femme d' * Edme , qui s' y trouve seule , en butte aux avanies de la police , par la faute de son mari . J' ai dû reprendre la direction des travaux agricoles , et malgré ma lenteur dans la marche , voyager toutes les après-dînées , d' une métairie à l' autre . On attelle ton âne à la petite carriole , * Céline le conduit , et nous allons comme ça , jusqu'à la brune , surveiller les semailles de printemps . Ce n' est pas mince affaire . Le tâcheron vole du grain : on ne met pas en terre la moitié du sac . Il faut y avoir l' oeil . Au bout de la journée , je n' ai pu même lire complètement mes offices . " le matin , j' ai ma basse-cour . La vente des volailles au marché de * Nancy nous fournit la rente qui paye les gages de nos gens . Aussi je soigne mes couvées : sur dix ou douze oeufs , c' est le plus si l' on peut mener à bien l' élève de huit poulets ; encore souvent en conserve -t-on six , ou trois seulement . J' ai perdu ce matin quatre canards étouffés sous la poule . Les rats ont ravagé deux nids de couveuses , la semaine dernière , dans l' étable dallée ; et , quand mes poussins viennent au monde , il faut les nourrir au pain et au lait , les transporter au soleil sous la mue , avec leur mère , veiller à leur boisson . Si j' abandonne ces mille petits soins au jardinier , ou à * Céline , ils en omettent la plupart , et les poussins meurent . Dimanche , j' étais restée à l' église plus longtemps que d' habitude , à cause de la sainte communion que j' ai reçue à l' intention de ton salut ; je voulais assister à une seconde messe . à mon retour , dix de mes poussins s' étaient noyés en buvant au bol qu' on avait trop rempli . " voilà des malheurs que je puis , moi seule , éviter . Cela m' occupe une grande partie du jour . Par économie , j' ai engagé des allemandes à la cuisine . Elles travaillent beaucoup plus que nos paysannes , et sont dociles . Mais cela m' oblige à recevoir moi-même les marchands , les messagers et les colporteurs dont elles n' entendent guère le français ; et , de ceux -ci , il en vient à chaque instant . Je dois débattre les prix avec eux . Après ça , je me promène au potager pour voir où en sont nos salades et notre oseille . La nuit tombe , qu' on se croit encore à trois heures de relevée . " ajoute ma kyrielle de drogues à avaler , les visites de l' apothicaire et du médecin , les demi-heures où la souffrance m' anéantit , celles que réclament de moi les exigences de ton parrain , le temps consacré à la correspondance , pour les choses temporelles et mes oeuvres de piété . Pendant mes prières du soir et mon examen de conscience , je m' épouvante d' avoir oublié la moitié de mes devoirs quotidiens . Voilà quatre ans que je vis de même , et je m' étonne de la rapidité folle du temps . Ah ! Que la vie est brève pour faire son salut ! Et comme l' enfer accourt ! épargne -moi trop de douleurs , mon cher fils ! " * Virginie , veuve * Héricourt . " à * Monsieur * Omer * Héricourt , au collège des pères jésuites , * Saint- * éloi en * Artois : " cher neveu , " mon épouse bien-aimée est décédée hier dans notre hôtel , à * Paris , après une courte maladie . Priez pour elle et pour moi . " général d' * Héricourt . " au collège de * Saint- * éloi en * Artois : étude de * Me * Pierquin notaire à * Douai ( ce 20 de juillet 1822 . ) " monsieur , " * Mme veuve * Cavrois , votre estimée tante , me prie de vous représenter que madame votre mère s' est fait , depuis l'an 1814 , adresser régulièrement les quartiers de l' usufruit qui lui est échu dans la succession du colonel * Héricourt . Au moment où vous atteignez l' âge d' homme , m . Le comte de * Praxi- * Blassans , votre tuteur , désire que vous appreniez comment furent employés ces revenus . * Mme * Héricourt a touché , depuis quatre ans , sans exception , comme la loi l' y autorise , les sommes que les moulins- * Héricourt et la batellerie de la * Scarpe , d' abord , puis les charbonnages de * Roeux et la banque d' * Artois ont versées , pour jouissance d' intérêt , aux détenteurs de chaque part de la compagnie * Héricourt . Ces sommes , importantes dans l' espèce , s' élèvent environ à cent mille livres et plus . Aucune d' elles ne fut employée , que l' on sache , à votre usage personnel , vu que * Mme * Cavrois paye votre entretien et pension chez les pères , d' après son plaisir , et * Mme * De * Praxi- * Blassans l' entretien et pension de votre soeur * Denise chez les dominicaines ; vu que votre bisaïeul et parrain pourvoit aux frais de la vie commune au château des ducs . Selon toute apparence et d' après des renseignements certains , madame votre mère a soutenu , par le moyen de cet argent , des oeuvres pieuses , entre autres celle des missions apostoliques en * France , celle des bons livres et des bonnes lettres . Elle a contribué à l' édification de la basilique de saint- * Ignace à * Nancy , par l' achat de trente vitraux anciens et d' une cloche-bourdon dont elle fut la marraine . " je n' entends blâmer en aucune façon ces dépenses justifiées par une dévotion admirable et destinées à appeler la protection de * Dieu sur les voies spirituelles de votre carrière ecclésiastique , à laquelle je suis fort aise de vous savoir enfin consentant . Mais , au cas où vos hésitations se renouvelleraient pour ce qui est d' embrasser cet état , le tuteur tient à dégager sa responsabilité vis-à-vis de vous . D' autre part , il est convenable que vous puissiez dès ce jour causer à bon escient de vos intérêts matériels avec madame votre mère . Le bilan de cette année 1821 - 1822 , dressé pour la compagnie * Héricourt , fixe à vingt-sept mille huit cent trente-neuf livres sept sous , comme vous pourrez le voir sur le duplicata ci-joint , l' intérêt dû à l' usufruit de la part dont vous êtes nu-propriétaire , ainsi que votre soeur * Denise , jusqu'à la fin de vos minorités . Cette somme en sus des quarante mille livres d' annuité , retenues pour l' amortissement , les réserves , le remploi , et les extensions du principal . Cela dit , afin que vous avisiez aux comptes de * Mme * Héricourt , en votre nom et en celui de mademoiselle votre soeur . " je vous salue , monsieur , avec le plus grand plaisir . " * Pierquin . " à * Monsieur * Omer * Héricourt , au collège des pères jésuites , * Saint- * éloi en * Artois : " mon enfant , mon cher neveu , " aux pieds de la sainte vierge , je viens de finir la station de douleurs que me commande la triste date du 9 juin , chaque année . J' ai prié le seigneur et sa divine mère de te transmettre les mérites de celui qui n' est plus . " je n' ignore pas que tu les possèdes en partie déjà . * édouard ne manque pas de louer en ses lettres la gravité de ton caractère et l' élégance de tes façons . C' est par ces deux qualités que mon pauvre frère plaisait à tous ceux et celles qui eurent le bonheur de l' approcher . Aurais -je donc celui de le reconnaître en toi-même , sous les traits que j' ai tant chéris ? Plaise à la providence m' accorder cette grâce . Point d' heure où je ne supplie la suprême miséricorde de me l' octroyer . Depuis douze ans , mes yeux ont goutte à goutte imprimé leur trace sur le crucifix , dans l' attente de l' instant qui fera reparaître * Bernard * Héricourt en mon neveu . Aujourd'hui , tu es à l' âge où l' on ressemble le plus à sa mère ; dans deux ans , tu atteindras celui où l' image du père ressaisit tout l' être de son fils . Ah ! Que ma faiblesse de pauvre soeur obtienne d' exhaler sur ton sein le soupir de félicité que répriment mes sanglots depuis ces onze années d' amertume ! Parfois , je m' accompagne sur la harpe pour moduler les chants qu' il préféra . Et je crois l' entendre vanter ma voix . Je me retourne en tressaillant : le rideau cesse de s' agiter , semble , à la place qu' il quitta ; tout l' air est encore plein de lui . " que j' ai hâte de te voir achever tes études à * Paris , mon petit * Omer ! Nous serons ensemble . Tu me raconteras tes espoirs , tes ennuis , tes travaux et tes escapades , comme * Bernard me les racontait . Je te ferai pareil à lui . Tu auras pitié d' une dame un peu vieille , maniaque et triste , n' est -ce pas ? Tu voudras bien croire que ma vie d' apparat n' est qu' une obligation d' épouse , qu' un devoir pénible . " ta soeur * Denise change beaucoup . La voilà tout entière dépouillée de l' enfance , et femme . Elle a corrigé peu à peu ce qui restait en elle du garçon pétulant où je reconnaissais mon frère . Je suis tout éperdue de cela . Tu demeures mon seul espoir de revivre les années les plus belles de l' existence . Puisse cette lettre te trouver content et complètement rétabli de ta mauvaise fièvre ! Quoi qu' on en dise , la saignée est excellente pour chasser les humeurs pernicieuses . Laisse -toi saigner gentiment pour me faire plaisir et me rassurer ainsi que ta bonne mère . " chacun va bien ici . * émile est content à l' école militaire . Ton oncle * Gaétan a toute la confiance de mgr * Matthieu * De * Montmorency , qui se pousse fort avec * M . * De * Villèle au ministère . On dit que celui de maintenant va tomber pour n' avoir point su faire intervenir sa majesté à * Naples dans les affaires de son cousin * Ferdinand * De * Bourbon , au lieu de laisser l' * Autriche et la * Prusse remplir ce devoir , et que c' est une forte partie compromise par nos diplomates . Comme mon mari a prêché pour l' intervention directe de sa majesté , il croit parvenir bientôt aux affaires . Ce serait le moment pour un jeune neveu de se rapprocher des conseils et de l' appui de son oncle . Je voulais en venir là , en t' entretenant de politique aride . Rien ne saurait tant me réjouir que ta présence à * Paris , malgré toutes les représentations de ma soeur * Caroline , qui tient à satisfaire jusqu'au bout les pères jésuites . Mais nous l' emporterons . " mille bons baisers de ta tante qui t' aime . " * Aurélie , comtesse de * Praxi- * Blassans . " à * Monsieur * Omer * Héricourt , au collège des pères jésuites de * Saint- * Acheul , succursale de * Saint- * éloi , en * Artois : chambre des pairs * Paris , ce 26 de février 1822 . ) " sa majesté le roi m' a fait l' honneur et la grâce , monsieur mon neveu , de m' appeler à la charge de secrétaire d' état près de * M . * Matthieu * De * Montmorency , ministre des affaires étrangères . Je vous en informe comme d' un honneur qui touche la famille , de laquelle vous êtes le représentant et hoir pour la branche * Héricourt , ensuite de votre oncle , le général , chevalier de * Saint- * Louis , commandeur de la légion d' honneur , mais aujourd'hui veuf et sans postérité . " j' espère que vous reconnaîtrez sans faute que lui et moi avons , jusques et à présent , contribué , dans la mesure de nos forces et facultés , à jeter quelque lustre sur les noms de votre parenté , ainsi que le fit auparavant votre oncle et tuteur , feu * M. * Cavrois- * Héricourt , directeur des consulats et des courriers diplomatiques . C' est en appelant votre attention sur la déférence qui nous semble due , tant en raison de notre âge que de nos travaux , que je prends la plume afin de vous transmettre les réflexions que nous échangeâmes hier , le général et moi , la comtesse de * Praxi- * Blassans , ainsi que * Mme * Cavrois , de passage à * Paris . Ayant relu vos notes de collège , et pris connaissance de quelques renseignements particuliers qui vous concernent , nous avons résolu de vous faire , paternellement , les représentations ci-dessous . " en premier lieu : il est déplorable que votre application aux lettres latines et grecques n' égale point celle dont vous faites preuve , je me plais à le reconnaître , à l' égard des matières historiques . Sa majesté , m' interrogeant naguère sur mes proches et descendants , me dit : " vos fils et neveux sont -ils bons latinistes , monsieur le comte ? ... il faut être bon latiniste . Je réserverai toujours mes faveurs aux jeunes gens qui sauront rédiger leurs suppliques en vers latins . * Rome et * Athènes sont les deux mamelles de l' esprit français ... " ignorez -vous que sa majesté excelle dans l' exercice du distique ? Je ne doute pas qu' après un tel encouragement direct de sa majesté , vous ne redoubliez d' efforts pour mériter cette faveur insigne , en vous perfectionnant dans la culture des lettres antiques . " en deuxième lieu : cette étude -là est notoirement utile aux débuts de la carrière ecclésiastique ; et quelle que soit votre hésitation présente à embrasser cette carrière , il nous paraît urgent que vous décidiez d' y donner d' ores et déjà vos soins , d' abord pour ne point affliger outre mesure madame votre mère et , en outre , parce que l' intérêt de la famille exige la soumission de vos fantaisies à son honneur . " souffrez que je m' étende quelque peu sur ce sujet . La famille doit être la figure de l' état qui en est sorti ; destinée par * Dieu à en manifester toutes les forces et facultés dans un cercle moindre , il lui sied de les reproduire au total par le total de ses individus : car , si l' état vient à péricliter , c' est dans la famille qu' il puisera les vigueurs de sa renaissance ; et s' il prospère , c' est encore dans les familles exerçant toutes les fonctions qu' il s' attribue qu' il trouvera les hommes capables d' assurer son expansion sous toutes les formes religieuses , militaires et administratives . Or mon fils * émile , comme aîné de chevalier de * Saint- * Louis , détient le droit et privilège d' être instruit sous la protection de mgr le prince de * Condé dans l' usage des armes nobles et dans la science du capitaine . N' étant pas né , il vous serait difficile et rebutant de suivre cet état où , sous l' ordre de choses actuel , et , à dieu plaise ! éternel , un garçon de roture sera toujours en moins bonne position qu' un gentilhomme . J' eusse réservé la prêtrise à mon puîné , si la volonté expresse de Mme la comtesse de * Praxi- * blassans ne réclamait un mariage qui , pour n' avoir point mon entière approbation , n' en découle pas moins de raisons estimables et d' un legs mortuaire à quoi je n' entends point dérober les respects de mon fils * édouard . " mais , d' autre part , si je suis enclin à ne m' opposer point , en l' espèce , puisque le nom est mâle , à une union , toujours fâcheuse , de noblesse et roture , je ne crois point émettre des prétentions exagérées en souhaitant que ce sacrifice de mes convictions les plus chères soit compensé par des sacrifices pareils dans la branche que ces fiançailles avantagent . Sa majesté et son altesse royale mgr le duc d' * Angoulême daignent me laisser entendre qu' il ne serait pas impossible d' obtenir pour le général * Héricourt un brevet de garde de la porte de monsieur , et l' autorisation de joindre un nom de terre à ce titre exceptionnellement conféré pour reconnaître les bons et loyaux services d' une famille qui , en des heures difficiles obligea mgr le comte d' * Artois , lors de son passage en son comté , pour se rendre au quartier général de * Gand , dans l' année 1815 . Je ne suppose pas que vous ne prisiez à leur juste valeur les changements qu' apporterait à votre fortune une semblable marque de bienveillance royale . Dès lors il m' en coûterait moins d' autoriser une mésalliance . Mais il est d' urgence que je présente au château un état dûment justifié des charges et professions , occupées , exercées ou briguées par les parents du général . Sa majesté et monsieur , frère du roi , de qui dépend surtout l' octroi du privilège , verraient avec faveur le neveu du postulant près d' entrer au séminaire . Frère d' une vicomtesse , neveu d' un garde de la porte et d' un pair de * France , vous ne languiriez point , une fois tonsuré , dans les petites cures ; la voie du palais épiscopal vous serait tout aplanie , de fait , sans compter que j' y emploierais tous les ressorts des influences dont je dispose à cette heure . Je vous saurais gré de votre obéissance . Comptez -y . " je n' ignore point que certains scrupules honorables vous détournent présentement des voeux ecclésiastiques . Sur ce point je vous baillerai ce qu' il faut pour vous rassurer , en la personne d' un père de mes amis auquel je vous présenterai cet automne : car il sera bon que vous veniez alors à * Paris , et que vous y prolongiez votre séjour jusqu'à la mi-novembre environ . La congrégation vous recevra en qualité de probationnaire , comme mes fils . C' est un devoir auquel vous ne sauriez manquer décemment . Pour ces motifs , il convient que vous agissiez comme un aspirant au diaconat . à l' instant de recevoir l' ordination , il sera temps encore de céder à vos scrupules ou à vos passions , si tant est que vous ne soyez pas homme à les surmonter . Le mariage de votre soeur est à ce prix . à vous de voir si les dernières volontés de m . Votre père , au moment où il expirait sur le champ de bataille , méritent , pour être exaucées , que vous leur immoliez vos caprices . " quant à moi , serviteur de la royauté légitime et chef responsable d' une famille , j' entends présenter cette famille à mon souverain comme une parfaite image de l' état , ayant pour la fonction militaire , mon fils * émile ; pour la diplomatique , mon puîné * édouard ; pour la religieuse , mon neveu * Omer * Héricourt ; pour l' agricole , mon neveu * Dieudonné * Cavrois , puisque celui -ci a le goût des sciences qui préparent aux fonctions d' ingénieur et d' agronome . Son père , votre tuteur avant moi , m' a bien parlé , de son vivant , du désir que montre * Mme * Cavrois de vous voir entreprendre l' étude du droit . Mais je lui représentai qu' il n' était pas de notre rang d' avoir parenté parmi les basochiens , les avocats et les tabellions . Si les intérêts de la banque et des moulins réclament aide d' avoué , le mieux sera toujours d' en avoir un à gages . L' étude de la législation ne vous mènerait proprement qu' à la diplomatie . Outre que je réserve cette occupation à mon cadet , je pense aussi que , n' étant pas né , vous éprouveriez dans cette carrière les mêmes déboires que dans la militaire . * Mme * Cavrois s' est rendue à mon avis , après le général ; et nous sommes tombés d' accord , tous trois , avec Mme votre mère , sur le choix de votre profession , qui sera donc la prêtrise , à moins que vous n' alliez à l' encontre des volontés de ma belle-soeur , de sa fille * Denise , votre soeur , et des vénérables intentions de votre père . " enfin , et en troisième lieu , nous avons appris que vous demeuriez en rapports constants avec le capitaine * Lyrisse . Cela ne peut continuer . Dans une perquisition faite en sa maison de * Saumur par la police de sa majesté , on a trouvé des lettres de vous tout à fait intempestives . M. Le préfet de police a bien voulu me les faire remettre fort obligeamment , par égard pour l' inexpérience de votre jeunesse . L' effet n' en fut pas moins déplorable auprès de nos familiers . Je ne me soucie pas de condamner * M . * Lyrisse sur des imaginations funestes . Il partage l' humeur de tous les officiers qui comptèrent parvenir aux plus hauts grades par les chances de la guerre et que déçoit la paix consécutive à la ruine de leur maître . Leurs vues sont toutes bornées à cet ennui , et leur manie qui s' agite prétend bouleverser le monde pour leur gagner des croix , des dotations et des duchés impromptus . Ils cachent cet appétit sous d' assez pauvres déclamations , qu' on n' écoute guère , au reste , puisque toutes leurs conspirations de théâtre avortent piteusement grâce à la franchise des sujets loyaux épris de paix . Je m' étonnerais que vous ayez pu vous abandonner à entendre ces discours , si je ne savais aussi quelles autres séductions le capitaine * Lyrisse utilise auprès de vous . M. Le préfet du * Pas- * De- * Calais eut la bonté de m' en avertir . Rien ne me demeure inconnu des turpitudes de votre libertinage . Il importe d' y mettre un terme incontinent . " aussi bien , la providence veut -elle vous dérober à une influence pernicieuse . Avant-hier , le capitaine fut forcé de quitter avec précipitation le territoire français pour se garder de la police qui le recherche comme un des complices du général * Berton , duquel vous avez sans doute ouï dire qu' il marcha depuis * Thouars jusque * Saumur , en compagnie de quelques pauvres égarés brandissant le drapeau de l' usurpateur et pensant soulever ainsi la population de cette ville ou entraîner les élèves de l' école de cavalerie dans leur complot . Apprenez ici leur folie . Au pont de * Saumur , * Berton et votre oncle ne se purent concilier , sur le principal de l' affaire , avec la municipalité et la garde nationale , ceux -là ne voulant pénétrer que si la révolte éclatait d' abord au dedans , et celles -ci refusant de se compromettre avant que d' avoir vu les bonapartistes parcourir leurs rues , les armes à la main . Or les uns et les autres se séparèrent sottement , après avoir discuté par-devant le sous-préfet , six heures d' horloge . On ne joue point sa tête avec plus de niaiserie . Cent soixante personnes sont arrêtées déjà . Le général et moi avons eu bien de la difficulté à faire en sorte que le capitaine pût gagner * La * Rochelle et s' embarquer pour l' * Espagne , où il a des amis ; non sans avoir essayé dans ce port des extravagances , en compagnie de sergents du 45e de ligne , desquels l' un déjà est sous les verroux . En conséquence , nous vous mandons qu' il faut cesser toute correspondance avec votre oncle , à qui je communiquerai moi-même de vos nouvelles . " veuillez croire , monsieur mon neveu , à mon affection ferme et dévouée . " * Gaëtan , comte de * Praxi- * Blassans . " * Omer eut chaud . L' ardeur du soleil gâtait le plaisir de dominer à cheval , auprès de son cousin , le tumulte de la foule hurlant , grouillant par delà les lignes de soldats jusqu'à la grille des invalides , jusqu'aux terrasses bordées de vieux canons , et jusqu'aux solennels bâtiments sombres que coiffait l' or du dôme . La fête du roi , l' inauguration de la statue de * Louis * Xiv , place des victoires , et l' imminence du congrès de * Vérone obligeaient les * Praxi- * Blassans à traiter ce jour -là quelques-uns de la faction * Chateaubriand et de la faction * Montmorency dans l' hôtel du faubourg * Saint- * Honoré . Pour cela , dès le matin , on avait dû quitter les beaux ombrages de la propriété que le comte gardait à bail près de * Saint- * Cloud . De * Paris , le jeune provincial ne sentait que cette chaleur poussiéreuse , mettant sueurs et feux à la face des endimanchés . Déjà les tapissières du faubourg de * Grenelle encombraient la voie du quai , pleine de rires , de disputes et de chansons . Des patriarches pansus en larges pantalons blancs montés jusqu'aux aisselles , et en gilets ouverts , secouaient les guides sur l' échine de leurs petits bidets de commerce , résignés au poids d' abondantes familles dans les charrettes . La calèche de la tante * Aurélie dut s' arrêter au signe du commissaire de police ceint de l' écharpe blanche , par-dessus l' habit d' uniforme . La garde nationale plaisantait derrière les faisceaux barrant le quai : un caporal avait retiré son bicorne et soufflait avec précaution contre la neige haute de son plumet , * édouard , * Omer , continrent leurs chevaux qui piaffaient dans la chaleur bourdonnante . Tous deux sourirent vers * Delphine , plate et maussade à l' abri de son ombrelle , vers * Denise , délicieuse en mousseline grise , les bras nus et le cou nu . à chaque clameur de " vive le roi ! " elle battait innocemment des mains . En haut d' un foudre dressé sur plusieurs tonneaux vides , trois distributeurs pressaient des éponges . De leurs poings , vers les écuelles tendues , les casquettes présentées , les gueules barbues toutes béantes , coulait un vin violâtre . Ils en firent tomber au fond de l' entonnoir qu' un plaisant avait introduit dans sa bouche . Une vieille ivrognesse escalada les solives formant le bâti de l' échafaudage . à sa camisole trop mûre , une autre se pendit , afin de se hisser mieux , et l' étoffe se déchira , dénudant le squelette d' un corps parcheminé tandis que l' assaillante s' effondrait dans ses cotillons avec des cris affreux . De la garde nationale , mille lazzis saluèrent le comique de l' accident . Plusieurs , dans la foule , y répondirent , bien qu' elle guettât un signal , très attentive aux gestes des gens perchés sur deux estrades , en vis-à-vis , au milieu de l' esplanade . * Omer aperçut un soldat , sur l' une , brandir de la main gauche , un pain de quatre livres , et , de la main droite , une volaille rôtie ... alors , de partout , les groupes de populace accoururent , les doigts en l' air . Il y eut comme un champ de bras agités . Sous les cornettes sales des vieilles , les chapeaux en cuir des portefaix , les casquettes flasques , les bérets bleus , se mouvait une houle d' épaules en sarraus gris , en vestes plissées , en chemises jaunes , en fichus de * Madras . Hirsutes ou glabres , les faces crièrent . Rapidement des gamins grimpaient aux arbres proches de l' estrade où se relevèrent deux bonnets de coton bleu , deux hommes qui montrèrent des saucissons énormes . Une poularde fut lancée vers un bouquet de paumes calleuses et aussitôt saisie , disputée , tiraillée par vingt colères gesticulantes . Des poings se crispèrent et battirent des nuques baissées ; un crâne chauve sombra dans les remous des dos en gilets de lustrine sur quoi rebondirent , inopinément , un jambon roux et un pain doré , venus de l' autre estrade . Cela fit redoubler les hurlements et les bagarres de la foule , les nuages de poussière volant au soleil d' un août torride . - quelle turpitude ! Grognait * Delphine . Elle renfrogna son nez pâle , un nez d' homme , pareil à celui de son père , mais vraiment exagéré pour la figure menue d' une fille à vingt ans . Elle était toute rigide , en sa redingote de casimir , qu' ornaient vingt gros choux de satin . * Denise répondit : - dieu merci , ces bonnes gens s' amusent à leur fantaisie ... et leurs gros appétits me donnent faim ... est -ce qu' on pourra bientôt passer ? Elle se pencha . Beaucoup de sa nuque était visible à l' échancrure de sa guimpe , que retenaient sur la robe des noeuds de levantine grise . - est -ce fâcheux de bâiller encore à * Paris , en cette saison . Nous pourrions être dans notre terre de * Blassans , ou rester , du moins , à * Saint- * Cloud . - service du roi ! -répliqua * Denise , imitant la révérence du comte de * Praxi- * Blassans quand il s' excusait de quitter un bal de bonne heure . Les cavaliers s' amusèrent de la spirituelle adolescente qui avançait la lèvre supérieure en moue drôle , et faisait battre , devant ses yeux dignes , les frais papillons de ses paupières . * Omer s' étonnait d' elle , si différente de la pensionnaire qui rédigeait au couvent des lettres majestueuses . Espiègle , elle se moquait de chacun , dans un langage riche en comparaisons bizarres . Elle provoquait , à toutes ses paroles , la surprise et la joie . Ce peuple en guenilles , gibbeux , tortu , bas sur jambes ; ces trognes rouges , ces visages mafflus ; ces membres ridiculement décharnés ; ces panses abominablement grasses dans les chemises bombées ; ces faux airs belliqueux des gardes nationaux tirés à quatre épingles , certes , le matin même , devant les glaces des épouses , et par l' aide amicale des soeurs , des mères bourgeoises ; ce grand mince à favoris touffus , ce petit à la moustache colossale , le ventre serré sous les buffleteries en croix ; ce joli lieutenant ébloui par les reflets de son hausse-col ; ce capitaine cubique et important ; ce pan de chemise hors la culotte du gamin qui essayait de se maintenir , sans glisser , sur la potence du réverbère , - * Denise remarquait , notait tout , l' égayait de plaisanteries audacieuses contrastant avec la sereine immobilité de son attitude . * Delphine même se déridait parfois , bien qu' elle haussât les épaules et détournât la tête vers le cours de la * Seine : le fleuve charriait des aigrettes de lumières dans le reflet ondoyant du ciel . à l' ombre de son feutre rabattu , un violoneux faisait grincer la chanterelle de l' instrument . Son visage lamentable poussait maintes notes à prétentions de joie que démentaient trop les pièces disparates de sa houppelande , ses guêtres ficelées , les dix croûtes bossuant son bissac . Minable et sournoise , sa femelle allaitait un nourrisson gélatineux , elle supportait au dos , en un petit fauteuil , un autre enfant endormi ; le garçon de dix ans , pieds nus et haillonneux , tendait sa calotte le long des roues . où peut -on être mieux , où peut -on être mieux qu' au sein de sa famille ? reprenaient en choeur les excursionnistes entassés dans les coucous ; d' aucuns , difficilement juchés sur la planche du siège , recevaient dans l' estomac les coudes des cochers , vétérans à boucles d' oreilles et à figures militaires . Par le vasistas de son fiacre , un vieillard grinchu demanda la raison de l' arrêt . Une bordée de facéties lui répliqua , que lançait la foule des piétons , sur le trottoir du quai . * Omer désira la volupté d' accortes grisettes en robes courtes et en chapeaux paméla . Il méprisait les calicots , leurs gilets de cachemire , et leurs favoris frisés . Il se réjouissait de nourrices épanouies entre les touffes de leurs chevelures , et qui riaient aux fantassins blancs et bleus redressant leurs shakos à couronnes et à plaques de cuivre fourbi . * Denise désigna plaisamment un ménage , retour de la guinguette : le monsieur avait mis la capote de sa moitié autour de sa bonne figure fredonnante , le châle par-dessus son habit noisette ; la femme , pinçant sa jupe d' indienne , balançait , selon le mouvement de sa tête farceuse , le chapeau de haute forme ébouriffé , à la bergami , et qu' elle avait ceint de renoncules . Ensemble ils chantonnaient , heureux , franchement des stupéfactions et des rires qu' ils provoquaient parmi les gamins du ruisseau et les commis en liesse sur le toit de la patache jaune et noire , attelée de trois haridelles ; les grelots tintaient à chaque coup de queue chassant les mouches . Toutes les sincères ivresses de la joie luisaient aux grimaces de ce peuple gras et trapu , qu' il s' éborgnât pour conquérir les victuailles de la distribution royale , ou qu' il se plût aux couleurs de ses cachemires , de ses gilets , aux faux pas des commères , et aux incongruités des enfants ... comme ils se trompaient , l' oncle * Edme et le grand-père , quand ils croyaient la * France en deuil de la liberté ! Qu' on eût fusillé le maréchal des logis * Sirejean à * Saumur , arrêté le général * Berton , guillotiné le capitaine * Vallé à * Marseille , que les tyrans exterminassent les carbonari napolitains et piémontais , que le major * Gresloup languît dans les cachots du * Spielberg avec * Silvio * Pellico , que le ministère de la congrégation préparât une guerre d' * Espagne pour abolir le principe constitutionnel à * Madrid , cela , vraiment , ne semblait toucher en rien les portefaix se disputant le saucisson , ou les commis pleurant de bonheur parce qu' une grosse fille , ayant manqué le marchepied d' une voiture , montrait involontairement son pantalon de linge et ses jarretières vertes au-dessous de genoux épais . Qu' on se tuât dans les * Cyclades pour la liberté , depuis deux ans , cela ne gênait guère les bandes ravies de se promener bras dessus , bras dessous , avec les goulots de bouteilles hors des paniers . * Denise n' épargna point le bourgeois en manches de chemise qui tirait un minuscule carrosse découvert : dedans piaillaient à l' envi son rejeton affublé d' un bicorne à galon , et sa fillette suçant le nez d' un polichinelle . Autour d' un tonneau debout , en guise d' échoppe , il y eut dispute parce que la marchande qui criait , de là , les mérites de ses oranges ne voulut rien rabattre sur les dix sous du prix . Ailleurs , un hère , traînant la savate , et tout étique dans les plis sordides d' une trop ample polonaise , invitait à l' achat de numéros pour la loterie royale . Au bras d' un fils timide , chaussé de prunelle et de bas blancs , ahuri par l' éteignoir d' un chapeau morillo , telle sèche quadragénaire se cambrait , la mantille aux reins , aux coudes , maniait l' éventail , et surveillait l' oeil de son dadais qui portait l' ombrelle close . Un pensionnat , vêtu de blouses grises , de pantalons flottants et de casquettes à glands bleus , piétinait , bourdonnait . Perché derrière une berline , un petit laquais se gratta la tête , puis tira la langue à l' invalide si plat du ventre , et qui , le bicorne sur l' oreille , contait le siège de * berg- * Op- * Zoom pour un auditeur en bas et en paletot-sac . Mais une patrouille de gardes du corps excita l' admiration publique . Bottés à l' écuyère , casqués de hautes chenilles courbes , culottés de blanc , cuirassés de brandebourgs blancs , la lèvre rase et la mine funèbre entre les favoris , ils scandaient le pas à la suite des deux trompettes qui appuyaient contre la hanche le pavillon de leurs instruments lumineux . Ils ouvrirent un passage dans les lignes de la garde nationale au défilé des tapissières . * Grenelle s' en alla vers les bosquets de * Bolleville et de * Romainville , emmenant , au gré des cahots , ses familles joueuses de mirliton , ses jeunes filles d' organdi , ses jeunes gens de nankin , et ses toutous frisés comme des agneaux . Tant que les chevaux allèrent au pas dans les files de berlines , * édouard , incliné sur la selle , vers les mines provocantes de * Denise , lui conta fleurette . à chaque phrase , l' âme du jeune homme venait à son visage , une âme de passion douloureuse , défiante , qui se crispait dans le sourire amer , dans le froncement bref des sourcils . Apparemment , * Denise se jouait de ces violences intérieures ; elle les accrut par mille coquetteries délibérées . En vain * édouard , à plusieurs reprises , tenta de se redresser sur le cheval , de s' amuser aussi des gens , de parfaire sa propre élégance de jeune centaure en habit haut boutonné et en chapeau brun . Bientôt il se penchait vers la face claire de la jeune fille , sous le prétexte d' une remarque . Il s' agitait comme une flamme , se contournait , prenant à témoin de son amour la foule , semblait -il , tant son regard défiait les hommes assez hardis pour contempler ses parentes étendues sur le satin jaune de la calèche . * Omer supputa la force de cette passion . Moins pour sa soeur que pour son cousin , il estima beau de leur sacrifier ses libres espoirs en prenant la soutane . D' ailleurs , la distinction essentielle entre les aristocraties et les masses , les bergers et les troupeaux , * Omer commençait de la croire beaucoup plus positive que ne le déclaraient les enthousiasmes égalitaires des * Lyrisse . Ceux -ci rêvaient . Les * Praxi- * Blassans jugeaient sainement . * Omer * Héricourt se rendit à ses ambitions d' enfance . Il briguerait la mitre , la pourpre et la tiare ; il accomplirait l' oeuvre même de * Moïse imposant la loi divine par les sciences de l' initiation . à quoi bon vouloir la délivrance de cette multitude qui s' ébaudissait à l' heure même où les procureurs royaux réclamaient déjà la peine de mort contre les sergents de * La * Rochelle , avant de requérir contre le général * Berton et l' oncle * Edme ? à quoi bon avoir voulu la gloire et la liberté de ces foules stupides , contentes de se promener en sueur , la pipe à la bouche , sous les guirlandes d' herbes et de feuillages garnissant , par-dessus le pont de la concorde , les fils transversaux des réverbères et leurs potences repeintes ? Ce peuple ne demandait certainement ni la gloire ni la liberté , mais la poule au pot et le droit d' être vert galant à la manière de cet * Henri * Iv qu' il chantait : j' aimons les filles et j' aimons le bon vin . de nos bons drilles voilà tout le refrain . - vive le roi ! Ainsi criait à tue-tête , aux pêcheurs de la berge , un ouvrier chenu , dodelinant du chef . Les mains aux poches du pantalon fendu sur les chevilles , il gigottait en mesure . Voilà tout ce qui demeurait , en cette cervelle , de la révolution française faite pour l' affranchir , des guerres républicaines et impériales , de toute une époque héroïque vouée à son avènement . Voilà pour qui et pour quoi le colonel * Héricourt était mort dans la lutte contre les monarques , pour qui et pour quoi les * Lyrisse , depuis un siècle , couraient le monde , fondant les temples de fraternité et d' égalité , évitant à grand'peine la pendaison , la fusillade et la torture ! ... le soir , les lumières de mille bougies fleurirent de feu les salons de l' hôtel * Praxi- * Blassans ; les groupes de gentilshommes en bas de soie s' inclinèrent devant la robe jonquille de la délicieuse tante * Aurélie . Les voix des clavecins et les murmures discrets des couples se répondirent , après dîner , le long des galeries . On inaugurait , à l' occasion de cette fête , le nouveau décor médiéval de hautes boiseries marquées aux armes byzantines du comte . Les habits bleus à boutons d' or , les fracs brodés d' argent et de palmes , étincelèrent parmi les pâles épaules des femmes palpitantes , demi-nues , muées en parfums vifs et voluptueux . Quand les rangs d' invités se fendirent et s' écartèrent devant la pourpre du cardinal * Castiglioni , et quand * Aurélie se fut agenouillée pour le baisement de l' anneau , * Omer se décidait à recevoir l' ordination . Le cardinal était un haut vieillard corpulent , à la bouche desséchée . Monumental , il oscillait d' arrière en avant , comme une statue qu' un vent terrible eût ébranlée . Il cachait ses mains dans les dentelles de ses manchettes , ne les offrait qu' avec lenteur et ennui . Ses réponses aux questions de tel ou tel furent péremptoires . Elles ne permettaient pas le doute , encore moins la contradiction . Lui-même , le comte de * Praxi- * Blassans n' osa répliquer à la dédaigneuse ironie de l' oeil opaque , n' ayant conservé qu' une étincelle centrale , mais très menaçante . Le cardinal ne s' assit point . Il faisait deux pas , se posait , accueillait , saluait du menton , poussait plus avant au milieu des fonctionnaires qu' on lui présentait . * Omer se dissimulait au coin d' une cathèdre à clochetons . Jusqu'alors il n' avait ressenti que la satisfaction de porter l' habit à boutons d' or , le premier jabot de malines , la culotte de satin , les bas de soie et les escarpins à boucles , de pirouetter devant les miroirs , le claque sous le coude , en saluant son visage régulier et ses cheveux bruns partagés au milieu du front . Mais , à mesure que s' avançait le prince de l' église , le jeune homme entendait seulement soupirer sa peur de paraître gauche quand son oncle le nommerait , comme il était convenu . " je veux être brave . Mon père n' eût pas craint cet homme , ni son insolence . Qu' importe qu' il puisse être pape ? Mieux vaut le choquer par ma hardiesse : il remarquera mon arrogance ; il oublierait mon respect . Il me faut l' orgueil d' un vaincu très fier , l' orgueil du roseau pensant . " -monsieur est votre neveu , celui que ... vous destinez ... à l' état ecclésiastique ... il a vaillante mine . L' église a plus besoin de militants que de moines ... et , de deux doigts bénins , il tapa la joue de l' adolescent . Celui -ci ne sut que répondre à cette phrase prononcée avec un langoureux accent italien , mais où chaque intonation doublait la valeur des mots . Elle indiquait nettement que le prince romain n' ignorait pas les hésitations du jeune homme , ni l' influence du comte , qu' il n' en omettrait rien . Malgré sa résolution d' arrogance , * Omer s' en tint à s' incliner , et à balbutier mal afin de satisfaire à trois questions prévues . Le cardinal continua sa marche pesante et oscillante parmi les révérences creusées des dames , et les saluts bas des diplomates . Il daignait à peine un regard vers l' un , vers l' autre , un compliment facile , une affabilité brève , qui changeaient sa lourde moue , au prononcé d' un nom . Il fut , au bout de la galerie , s' asseoir en un fauteuil massif qui parut transformé en trône ; et l' on défila devant sa taille majestueuse . Un secrétaire du compte murmurait à chacun : " saluez ... , passez . " néanmoins , le cardinal arrêta * Denise quand , simple et brillante , elle se fut montrée . Il lui dit une phrase très fleurie , à peine entendue par les personnes les plus voisines . * Omer crut que son éminence la comparait à une rose . " vois comme elle séduit les plus grands , ta soeur ! " remarqua la passion oppressée d' * édouard . De fait , on entourait la jeune fille , svelte dans la cloche bleue de sa courte robe , qui découvrait les rubans grisâtres et croisés sur les bas de soie en souliers gris . Ses bras potelés et lumineux , encore enfantins , esquissaient mille gestes contenus difficilement et comme rappelés à l' ordre , prétendait -elle . Sous le faix de tresses enlacées en haut de la nuque laiteuse , elle se riait des propos , des sourires , des brocards et des louanges , telle une démone ironique sachant les causes inconnues de l' univers , des hommes et de leurs esprits . Elle tenait à la main une sorte d' écran de paille dorée ; au milieu , s' encadrait la miniature d' un paysage : sapins , ruines , rayon de lune éclairant un écossais de * Walter * Scott qui , la claymore en travers de ses genoux , rêvait assis au bord de l' abîme . Interrogée par * édouard sur les motifs de son ironie envers tous , elle n' hésita point à répondre que l' agitation vaniteuse des hommes lui semblait risible devant l' impénétrabilité des desseins providentiels par quoi tout se mène ici-bas . Elle soutint fort pertinemment la discussion . Les dominicaines l' avaient nourrie du pyrrhonisme de * Pascal , et la jolie raisonneuse pariait subtilement pour * Dieu , après avoir abusé d' aphorismes tels que : " vérité en deçà des * Pyrénées , erreur au delà ! " certes , son bagage était petit , et sa logique sautillante , mais elle n' en étonnait pas moins les causeurs habitués aux timides fadaises des autres jeunes personnes . Autour d' elle , un cercle se forma de personnages élégants qui hochaient la tête , souriaient , et secouaient par des pichenettes leurs jabots . Au moment où elle recueillait l' hommage de plusieurs propos élogieux , l' oncle * Augustin pénétra dans le cercle . Il était haut et superbe dans son uniforme de général fleuri d' or , sous les croix de * Saint- * Louis et de la légion d' honneur . Une mince épée au long de ses bas blancs , de sa culotte blanche , semblait un joyau de parade . Il baisa cérémonieusement la main de sa nièce , et cette attention de galanterie , au centre d' un groupe nombreux , la fit rougir , comblée d' orgueil . - je vois , ma nièce , après l' avoir entendu dire partout , que " vous soutenez aisément l' honneur du nom ! ... " assura -t-il sur un ton mi-plaisant et mi-sérieux . Ensuite il posa la main sur l' épaule d' * Omer , qu' il avait à peine revu deux ou trois fois depuis la première communion , et l' entraîna dans une pièce à l' écart , lui parla gravement de son chagrin : la mort de sa femme , cette belle * Malvina , si brusquement disparue . - je considère comme un devoir essentiel de vous continuer l' affection qu' elle vous portait ; et soyez sûr , mon cher neveu , que je n' y faillirai pas . J' ai promis à votre père mourant de servir votre destinée , comme celle de votre soeur : une promesse faite sous les feux des canons ennemis ne s' oublie pas . Je vous le prouverai ... j' aime votre air et votre allure . Ne vous embarrassez pas trop de ce que nous vous exhortons à souffrir la tonsure , le comte et moi . Quelques années vous séparent de la résolution définitive . On verra bien à ce moment -là . Le mieux est de ne contrecarrer personne , en évitant de vous rebeller à l' avance . Venez chez moi je vous prêterai des livres , ceux de la générale ... le capitaine * Lyrisse a dû me desservir auprès de vous ; j' aimerais dissiper d' abord le malentendu ... sachez qu' en 1814 nous ne passâmes point à l' ennemi . C' est une atroce calomnie . En quittant , derrière les troupes de * Marmont , le camp d' * Essonnes , nous pensions nous réunir autour de * Bernadotte , puisque nous n' avions pu le faire autour de * Malet , ni de * Moreau que nos amis politiques et les chefs de nos associations militaires recommandaient ... je vous expliquerai cela plus en détail ... nous obéissions à des ordres respectables . Il n' y eut là ni vilenie , ni trahison . On nous a trompés ... * Talleyrand nous a trahis . Il abusait * Alexandre en ménageant aux bourbons un retour impromptu ... fallait -il mettre la * France à feu et à sang ? Les maux de la guerre étaient immenses déjà ... mais , quand * Napoléon eut débarqué de l' île d' * Elbe , nous revînmes à lui . Le monarque imposé par les forces étrangères n' avait point tenu les promesses de la charte libérale . Nous étions dégagés par là de notre parole ... * Waterloo fut la fin d' un duel entre les deux principes . Le vaincu doit se soumettre . Si on l' observe , la charte , en somme , consacre les principales libertés acquises aux droits de l' homme ... nous savons , le comte et moi , que vous possédez , à près de seize ans , une sensibilité vive et des dispositions pour méditer ... ne gâchez pas votre esprit dans des luttes inutiles où vous êtes assuré de vous perdre , comme ce pauvre * Edme * Lyrisse dont nous avons eu tant de peine à protéger la fuite .. , à sauver la tête . Il faut apprendre à se résigner aux faits voyez -vous , mon cher : c' est tout simplement puéril de combattre la réalité . Seul , le chien enragé mord du fer . La nation s' accoutume à la royauté . Voilà le certain . La puissance vous appartiendra si vous ne contrariez pas l' assentiment général . Qu' importe la houlette dont se sert le berger pour conduire le troupeau ? Le principal est de conduire le troupeau . L' oncle * Augustin frappa l' épaule de son neveu en riant . De la cimaise au plafond une glace reflétait le veuf : les cheveux grisonnants ne vieillissaient point son visage mince , roide , un peu hâlé par les soleils et les pluies des étapes , tout éclairci par les yeux petits et profonds sous l' arcade sourcilière . Il se tenait fort droit , les jambes unies , une main à la dragonne de son épée ; l' autre se plut à flatter l' épaule d' * Omer , qui commençait de croire à la bonhomie philosophique du général . - allez , allez , mon enfant , - répétait l' oncle * Augustin , Sans chefs , la masse se désagrège et retourne vite à l' animalité . J' ai vu ça de près en * Russie pendant la retraite ... quand les officiers supérieurs eurent perdu tout prestige , nos soldats se pillaient , s' assassinaient , achevaient les faibles pour leur voler la part de butin . Certains jours , je me suis cru à une de ces époques reculées dont parlent les savants ; et il me semblait , me rappelant ma vie antérieure , que j' avais rêvé une période future et fabuleuse , un âge d' or ... * Omer aussi gardait à la mémoire le spectacle de la foule en liesse sur l' esplanade des invalides et la vision du vieil ouvrier qui , jacobin sans doute , trente ans plus tôt , avait acclamé la convention , et maintenant , en gratitude de son ivresse , acclamait le roi . à son épaule , la main de l' oncle était fraternelle ; à son oreille , la voix s' insinuait , sceptique , sincère , désenchantée , camarade . Le jeune homme se félicitait de paraître en frac , le poing dans le jabot , près du parent magnifique , qui se donnait la peine de le séduire . On souriait de les voir en confidences . Alors s' approchèrent des hommes en habit de cour fleuri d' argent , en habit d' académicien fleuri de soie verte , en uniformes blancs d' infanterie ; puis des suisses rouges , des gardes du corps bleus , un prélat en soutane violette . Le général les saluait brièvement , présentait le fils de son frère , qu' il n' avait point revu depuis des années , et marquait , en s' excusant , le souci de s' entretenir avec lui seul . Les mines légèrement surprises et vexées de ces potentats ne furent pas sans contribuer à rendre l' oncle plus chérissable . Cependant * Omer défendit ses opinions ; il voulut ne point sembler faible et versatile : tourner trop brusquement la voile au vent nouveau eût été nuisible . Sans combattre les avis insidieux de son parent , il résuma les convictions du bisaïeul et du capitaine , puis déclara s' y tenir en son for intérieur . Si l' on s' accordait à lui permettre de suivre concurremment , près la faculté de * Paris , les cours de théologie et de droit , il s' efforcerait assura -t-il , de prendre goût à la connaissance de * Dieu ; car il n' entendait point se vouer à la prêtrise avant que d' avoir eu des raisons intelligentes de se déterminer . Il promit d' observer , jusqu'à cette heure décisive , la réserve d' un jeune homme bien pensant . Préparée à l' avance , et conforme aux sentiments de loyauté rigide alors en usage dans la littérature , cette réponse devait plaire . Le jeune homme y montrait de la franchise , de la dignité , et de la déférence envers les décisions de ses oncles . Aussi bien ne concédait -il point tout , et savait -il obtenir de vivre , étudiant , à * Paris , ce que désirait sa convoitise d' amours fréquentes et affranchies de surveillance . Le général y vit clair : il réprima deux sourires aimables et goguenards , lorsque * Omer expliqua comment l' étude de la jurisprudence lui vaudrait une pension raisonnable de * Caroline , et comment l' étude de la théologie lui vaudrait les subsides de sa mère . Le bel homme ne le quittait pas et racontait ses campagnes , ses aventures , la passion charmante d' une pauvre vivandière qui l' avait , depuis la * Bérésina jusqu'à * Wilna , ramené dans sa carriole parce qu' il ne pouvait mouvoir son pied gelé , parce qu' il souffrait horriblement aux deux doigts de la main gauche entamés par un sabre cosaque . Il se déganta pour les faire voir , courbés à la première phalange , recroquevillés sur la paume , annelés de cicatrices . Ensuite il dénigra la profession des armes , et la servitude de la discipline . Au contraire , les prélats entourés de la vénération publique , majestueusement logés dans les édifices épiscopaux , ayant pour amies les jeunes veuves que consolent la dévotion et le confesseur , vêtus de riches costumes et servis par des bedeaux proprets dans la vaisselle plate , ces gens -là lui avaient toujours paru les plus heureux des mortels . Tous les avantages que donne la gloire d' un haut commandement militaire , tous ceux qu' obtient la réputation d' un ministre en faveur , les évêques en profitaient sans connaître les fatigues effroyables de la guerre , ni les craintes perpétuelles de déchéance politique . Il leur suffisait de traduire * Horace en vers blancs , et de le mettre en action . Le général décrivit quelle curieuse petite maison , aménagée pour les joies sensuelles il avait découverte , durant la campagne de * Wagram , dans le parc d' un chanoine , en * Bohême . écoutant ces récits , * Omer retrouva les plaisirs mêmes que lui avait appris le capitaine * Lyrisse . Plus de distinction véritable et plus de finesse paraient le langage maintenu au ton discret de l' aveu . La camaraderie de l' oncle * Augustin initiait à tout autre chose qu' à l' enthousiasme furieux du demi-solde . On y sentait une manière supérieure de juger les vertus des hommes et leurs vices , non pas comme le censeur qui condamne brutalement ou bien approuve bruyamment , mais comme le spectateur perspicace des obligations qu' imposent à chacun ses instincts passionnés , ses orgueils ambitieux , ses intérêts chers . Le capitaine voyait la vie comme une page nettement divisée en deux colonnes , l' une renfermant tout le beau , l' autre tout le laid . Le général y apercevait mille divisions et subdivisions teintées différemment , dont les limites se mêlaient comme celles des zones colorées de l' arc-en-ciel . En chaque vice , il signalait une énergie louable ; en chaque vertu , une défaillance nécessaire et fâcheuse ; puis souriait de l' un et de l' autre , drôlement . L' arrogance du comte lui était étrangère . Il s' en moqua d' ailleurs comme d' une naïveté , puis la vanta comme un moyen de contraindre la sottise des petites gens au respect du savoir et de la puissance , sans lesquels ils iraient aux délires révolutionnaires , à l' anarchie et à la sauvagerie des septembriseurs . Chez ce soldat qui avait aussi gagné ses grades , l' arme au poing , à travers tous les champs d' * Europe , * Omer retrouvait le même dégoût de la mort , de la lutte et du sang , que sa mère affirmait en se vouant à la douceur du * Christ . Le général évoquait les scènes de carnage avec honte et mépris , n' y insistait point , les oubliait aussitôt , détournait la tête et changeait de conversation . Un valet présenta , sur un plateau , vingt tasses épaisses portant chacune , à leur panse dorée le médaillon d' une bataille différente et très finement peinte . Le général but dans celle qui représentait * Jeanne * D' * Arc à l' assaut d' * Orléans ; le neveu prit celle ornée par le combat des pyramides , que dirigeait un * Bonaparte ascétique sur un cheval blanc dont le galop foulait des turcs à terre . Un nom d' artiste célèbre signait chaque miniature . L' oncle * Augustin approuva le luxe du service ; et ils allèrent ensemble par l' hôtel en fête , bruissant de robes et cliquetant de joyaux pendus aux bracelets des femmes . Par une fenêtre , * Omer compta les voitures qui tournaient à la file dans la cour carrée vêtue de lierre , et déposaient les visiteurs au perron d' angle , parmi l' essaim des laquais en culottes et en lourd habit brun chamarré d' argent le long des coutures . Les équipages repartaient ensuite , franchissaient la seconde issue ouverte dans le faubourg * Saint- * Honoré ; les galons des cochers s' illuminaient au passage sous les grosses lanternes du fronton . Alors d' autres calèches entraient par la première porte , selon le geste du suisse , en chapeau à plumes , qui commandait les évolutions . De cette fenêtre à celle ouverte sur le jardin qui contournait la pièce d' eau , une ancienne galerie des glaces traversait la longueur de l' hôtel . Spacieuse , elle brillait de tout le vernis miroitant sur les boiseries neuves , les chaises à dossiers ogivaux , les cathèdres sculptées , les tabourets gothiques , les bahuts monumentaux élevant , jusqu'aux poutres du plafond , les lueurs bleuâtres de vases en faïence d' * Arras , de * Delft et de * Rouen . Sur la cimaise , toute une série d' émaux limousins offraient les figures violâtres et jaunes de reîtres , de mignons et de ligueurs aux moustaches troussées , qu' avaient été les * Praxi- * Blassans du xvie siècle . Fantômes d' airain , leurs armures simples , ternes et trapues occupaient des angles . Le triomphe de * Flore historiait l' espace d' une haute tapisserie : là se pressaient des héros grecs autour d' un char portant la déesse ; ses lèvres et ses yeux avaient pâli sous l' humidité du château provençal . à la place des hauts miroirs cintrés qui , vers 1810 et 1814 , avaient ravi l' enfance d' * Omer , plusieurs très grands tableaux , encadrés de chêne , représentaient , tantôt le trouvère à genoux devant la châtelaine qui lui met au front un baiser chaste ; tantôt le chevalier , dans sa cotte de mailles , mourant , le crucifix aux lèvres , tandis que pleure l' écuyer à genoux , et qu' au fond , entre les draperies relevées de la tente , caracolent les sarrasins en fuite ; tantôt * Saint * Louis jugeant sous le chêne de * Vincennes , un seigneur piteux accusé par un serf en guenilles pittoresques ; tantôt * Jeanne * D' * Arc à cheval parmi des archanges brandissant leurs glaives de feu contre les anglais ; tantôt * Clémence * Isaure distribuant les palmes aux troubadours et aux poètes en chausses azurées , gris-de-perle , orangées et roses . Sur chacune de ces toiles , se plissaient et ondoyaient cent gonfalons chargés d' armoiries . - à la bonne heure ! Notre vieille * France renaît ! -déclara soudain près d' * Omer une dame : son turban de gaze dardait les étincelles bleuâtres de gros diamants . - oui , oui , - répondait un homme qui pirouetta sur ses talons comme s' ils eussent été rouges de nouveau . - voilà bien l' art que nous devons aimer , celui qui réveille tous les beaux sentiments d' autrefois ... si le régent et son * Dubois n' avaient point permis toutes les nouveautés de leur temps ... bien des catastrophes eussent été inconnues . - et voyez , - interrompit la dame , - quelle noble figure l' artiste a su donner au roi saint * Louis , quelle pureté et quelle noblesse dans le front , dans le regard , et quel air horrible a ce traître . - je déplore que le comte ait cru devoir choisir une oeuvre qui montre ce vilain accusant un homme né . C' est un triste exemple . Si on l' exposait dans un lieu public , cela rappellerait aux mauvais esprits la funeste époque du régicide . Ne vaut -il pas mieux , pour l' honneur de la * France , oublier et faire oublier la folie sanglante de ces monstres ? -en effet , baron , en effet ... que ces trouvères ont des figures d' anges ! Est -ce exquis , divin , non pareil ! -ah ! Madame , aux grands siècles de la royauté , les âmes étaient si belles qu' elles façonnaient du dedans l' extérieur des visages , et les arrangeaient à la perfection . - eh bien , - dit la dame , - voilà une saine habitude à reprendre , car les hommes d' à présent me paraissent fort laids . - hé ! Hé ! C' est que vous ne les voyez plus avec les illusions de la jeunesse ... - plaît -il ? L' impertinent avait disparu , et la dame , toute rouge , haussait les épaules , s' éventait . Le général * Héricourt sourit à son neveu . Ils se glissèrent parmi les groupes en extase près des toiles , ou bien admirant les panoplies . - si nous joignions votre soeur ? -proposa -t-il . - je n' ai pas moins d' affection pour elle que je n' en ai pour vous . On ne peut être plus avenante ni plus spirituelle , ni de meilleur ton . Elle a de l' enjouement et point de licence ; sa dévotion badine agréablement ; et cette manière de railler , au nom du * Christ est une piquante nouveauté . Je veux lui remettre une bagatelle que portait la générale . Qu' en pensez -vous ? Il tira de son jabot un étroit collier à deux rangs , l' un de rubis , l' autre de turquoises . La valeur des pierres était d' importance . * Omer se récria , quelque peu mordu de jalousie ; mais l' oncle lui remit une montre en or , plate comme un écu , munie d' un cadran d' argent moiré , et suspendue à un ruban de breloques , lesquelles comptaient deux têtes chinoises , taillées dans l' ambre , un cachet de cornaline à chiffre , et , sur un cabochon d' émeraude , les signes d' un talisman oriental . L' émeraude ne le cédait pas en valeur aux rubis du collier . La joie de la possession rendit d' abord * Omer silencieux . Il examinait la pierre translucide , au feu des bougies plantées en buissons dans les torchères . L' air de richesse qu' elle ajoutait à sa personne le transformerait devant les femmes . Il se promit des allures princières , négligemment hautaines , qui exciteraient l' admiration . Tirer de sa poche cette montre , avec l' émeraude et une poignée de louis pêle-mêle , vers l' instant de payer la note du restaurateur , ce geste lui parût fastueux . Il y pensait encore , quand les exclamations heureuses de sa soeur le surprirent . Elle soupesait rubis et turquoises . Le plaisir pétillait dans ses yeux . La nouvelle * Denise , celle qui n' était plus une soeur gamine et taquine , mais une beauté tout étrangère , lui apparut alors , couronnée de roses et de cheveux bruns en nattes , large d' épaules , haute de taille , sur des jambes de chasseresse . Ses dents éblouirent cependant qu' elle disait son bonheur , qu' elle attachait les joyaux à son cou fort et candide . Le général lui offrit le bras pour la conduire jusqu'aux miroirs . Elle s' appuya contre l' épaule , sorte de caresse de tout le corps reconnaissant . Choqué , le frère regarda sourire * édouard de telle manière que la face semblait celle d' un crâne ; une pâleur verdâtre abîma le visage de l' adolescent amoureux . - quel superbe cadeau d' oncle à nièce , de père à fille ! S' empressa de dire * Omer , pour calmer cette peine affreuse . Je connaissais peu mon oncle * Augustin . Son esprit est excellent . Il tient la promesse faite à notre père : c' est bien naturel ; mais il aurait pu y mettre moins de générosité . - il aime l' ostentation , - répondit * édouard qui reprenait difficilement haleine ; et je n' approuve pas qu' une jeune fille porte de pareils bijoux . * Denise revint enchantée : - vois , * édouard , combien cela me sied . Voilà qui va m' aider à tenir notre rang auprès du monde . Fi ! La longue mine ! Réjouissez -vous donc . Allez -vous blâmer mon plaisir ? ... n' ayez crainte , je ne les mettrai point avant que d' être mariée , sauf pour ce soir ... approchez . Donnez votre main . Touchez -là , monsieur . Vous tremblez ? Ma nouvelle richesse vous étonne -t-elle à ce point ? Remerciez * Dieu de me voir si plaisante , alors ! ... je suis un don de la providence ... priez afin que je ne disparaisse point à la façon des saintes qui ne font que luire une seconde dans la cellule des bienheureux ... et de continuer la plaisanterie . * édouard raffermit sa contenance ; il lui servit à propos quelques ripostes . Le général observait leur manège . Soudain * Denise le rappela poliment et lui demanda s' il recevait des nouvelles de ses commerces à * Java . Des établissements lointains , en colonies hollandaises , constituaient le legs de l' épouse défunte . Veuve de leur fondateur puis remariée avec * Augustin , elle en avait confié la régie aux * Héricourt de * Dunkerque , armateurs et corsaires . Ceux -ci avaient été pris sur l' océan par les anglais avec leur corvette la belle ariadne . mais la frégate où ils étaient captifs , pourchassée par deux navires français , dut fuir d' escale en escale jusqu'à * Surate . Là les prisonniers ne purent quitter les pontons avant 1816 .. à leur libération , l' un des frères mourut de la peste . épuisé par les fièvres , vieux déjà , * Joseph , le survivant , ne pensa point à risquer seul le long périple du voyage par le * Cap . Il gagna les établissements javanais de sa nièce , y rétablit l' ordre des affaires . Depuis , il y demeurait , annonçant de mois en mois un retour qui ne s' effectuait point , mais expédiant des lettres de change toujours plus considérables . En causant , * Denise s' inquiéta de ces revenus . La prestigieuse générale leur avait dû ses équipages célèbres dans * Paris , ses vitchouras de fourrures rares , un luxe perpétuellement renouvelé . Sur les manies du parent , l' oncle * Augustin savait mille drôleries narrées par les capitaines de navires qui lui apportaient les commissions de * Joseph . En mémoire de son frère , qui adorait ces sortes de bêtes , le solitaire élevait plusieurs centaines de perruches dans les volières de ses jardins . Il les éduquait afin qu' elles répétassent indéfiniment cette plainte et cette menace : " ah ! Ah ! Ah ! Le pauvre frère ! Il est mort ... mort ... mort à l' * Angleterre ! " le conte fit rire , parmi d' autres semblables . Obstinément * Denise questionna sur les mérites administratifs du vieux corsaire . Alors le général * Héricourt cita des sommes : - tant que ça ! Tant que ça ! -faisait la jeune fille en balançant sa jolie tête devenue fort grave . - mon dieu , oui : de quoi vous offrir , ma chère , quelques colliers et quelques autres petites satisfactions . Tout cela vous appartient , puisque je n' ai pas d' enfant . - mais si vous vous remariez ? ... ah ! Et une anxiété très vive se masqua fort mal sous l' aspect de l' enjouement . - hé ! -fit le général . - je ne suis plus très jeune . - vous êtes de belle taille et de figure noble , vous êtes un héros : général à moins de quarante ans ! Quelle femme , quelle fille n' aimerait se montrer à votre bras ? ... ah ! ça vous arrivera , monsieur le veuf , ça vous arrivera ... j' ai bien peur que vous ne soyez une mauvaise caution pour mes colliers . Elle se laissa rire , puis imita la moue penaude d' une écolière privée de cerises . Ce dont chacun se réjouit , même le comte de * Praxi- * Blassans qui vint écouter , la tabatière à la main , et la prise au pouce . Son menton osseux avançait sous le profil à perruque . Son squelette large , mais sans chair , remplissait l' habit sombre de la pairie , et le gilet de moire blanche que traversait le cordon bleu ; ses jambes sèches piétinaient impatiemment . Désireux de détourner les propos , l' oncle * Augustin lui communiqua les idées d' * Omer , et ses intentions d' étudier la théologie . Le général offrait au jeune homme un appartement dans son hôtel ; tout s' arrangerait . - fort bien ! Fort bien ! -approuva le tuteur qui renforçait par impertinence son accent nasillard . - vous désirez donc qu' il reste à * Paris ? Ma foi , j' y consentirais ... j' aime autant le voir hors du collège et le tenir de près . Mais il faut qu' il gagne cela ... soyez bachelier , monsieur mon neveu , d' abord . Deux mois suffisent pour préparer l' examen . Il n' y a point d' exemple qu' un bon élève , sur la fin de ses humanités , n' ait pu brûler les dernières étapes . Le père * Ronsin me trouvera quelque précepteur actif . Mettez -vous au travail dès demain , s' il vous plaît ... * Denise vous surveillerez votre frère . * Omer était trop content de se prévoir à * Paris , étudiant bientôt , logé chez le général , avec la double pension de * Caroline et de sa mère , pour objecter quoi que ce fût aux ordres du comte . Il saisit le bras d' * édouard , lui énuméra les plaisirs de ses projets . La fête lui sembla brillante . Il aspira l' odeur des femmes . Il flaira les nuques décolletées ; il frôla les épaules nues , se fit présenter aux jolis visages et aux rires clairs , se plut dans les glaces : il s' y contemplait , en frac sombre , de couleur ecclésiastique , en cravate blanche soutenant sa figure pâle ; elle était , ce soir -là , presque débarrassée des rougeurs et des minuscules furoncles qui gâtaient le front à l' ordinaire . - pourquoi es -tu morose ? -demandait -il à * édouard , dans un coin . - tu as , sais -tu bien , un singulier caractère ! J' entends * M . * De * Blacas vanter l' agrément de tes propos et la sûreté de tes citations grecques . Tu étonnes les membres de l' institut par ton aisance à leur rappeler une période philosophique de * Quintilien ... ton père est au comble des honneurs et jouit de la plus grande autorité . Vois ta mère exquise , et sa jolie tristesse . Vois ma soeur : elle est vraiment si belle que je m' en aperçois . Elle t' appelle ... tu fronces le sourcil . Serais -tu jaloux ? ... quoi ? ... quoi ? ... jaloux de mon oncle ! ... toi , toi ! Jaloux de ce vieux militaire à cheveux gris ! ... tu veux rire ! ... allons la retrouver . Mais ne te confesse pas : elle te criblerait de brocards ... - je crois qu' elle préfère la richesse et les honneurs à l' amour . - comment pourrait -elle ne pas marquer de la gratitude à un oncle si généreux , si bon ? -ah ! Fichtre , toi de même , toi de même tu succombes ! ... ah ! Ah ! L' émeraude est d' un bon prix ! -tais -toi ... , tu perds la raison ! ... * édouard se rua dans un corridor , y disparut . " j' avertirai * Denise " , pensa le frère . Il la chercha . La chaise de la jeune fille était vacante , et il n' aperçut pas le général . Dans le temps qu' il avait employé à l' apaisement d' * édouard , l' oncle et la nièce avaient sans doute quitté la galerie , parmi les groupes descendus au jardin qu' on illuminait . * Omer suivit une robe écossaise enguirlandée de roses , barrée de rouleaux en satin blanc , piquée de choux incarnadins . Des galants , brodés d' or et de soie violette à l' habit , rivalisaient au son des madrigaux . On s' arrêta devant un donjon de bronze où tournaient les heures d' une petite pendule ; au pied , sur l' assise de rocs , un page rêvait , le menton dans sa main . - quelle poésie ! -s'écria la dame aux choux incarnadins . - quel pittoresque ! Ne lit -on pas au front de ce bel enfant ses pensées les plus secrètes ? -à quoi estimez -vous qu' il songe , marquis ? -il met en balance le devoir qui l' appelle à servir son roi , et la passion qui le retient aux pieds de sa châtelaine . Le devoir et la passion luttent dans son coeur . Le devoir triomphera , parce que l' enfant est noble et français ... c' est l' histoire de toute la vie : aussi l' artisan de cet objet sait -il nous émouvoir . Tous nos sentiments sacrés se réveillent en nous , les sentiments de nos aïeux , ceux qui fondent la race sur ces deux assises : les devoirs envers le roi , et la galanterie envers les dames , par le moyen de qui la providence allège les douleurs humaines ... l' ambition d' * Omer , un instant , souhaita d' être ce page de bronze . On descendit les vingt-cinq marches de l' escalier , entre les balustres de pierre , les hauts vases de fonte . Dans les falbalas de feuilles lourdes , mille feux semblaient de gros fruits suspendus aux branches des marronniers . La gerbe du bassin retombait en étincelles , par-dessus les lampions multicolores et flottant à la surface . Quatre ifs flamboyaient aux quatre faces du bord rectangulaire . Le murmure des invités s' unit au bruissement des pas qui foulaient le sable . Des compagnies s' enfonçaient dans l' obscur des charmilles . Par les interstices des feuillages , mille rayons éclairaient les froissures de satin , un chatoiement de soie cambrée au creux d' une taille , les ors d' un habit voûté sur les épaules osseuses , les nuances des tulles s' envolant à la suite de démarches légères . Tel visage glabre , dur et pensif , se révéla , passant contre les mollets en marbre de * Diane . à l' écart , dans l' ombre d' un berceau de chèvrefeuille , le jeune homme cherchait le banc de pierre . Un couple y conversait . à ce moment , un bras jeune , ganté jusqu'au coude , sortit du noir , et doucement s' appuya sur le genou d' une culotte blanche que prolongeaient deux longues jambes musculeuses , croisées . * Omer douta s' il reconnaissait les escarpins du général et leurs boucles de vermeil . C' était bien le geste de sa soeur qui s' alanguissait ainsi ; c' étaient sa main , l' écran de paille dorée à miniature de paysage , et le mouchoir de dentelle blonde . Comment * Denise oubliait -elle autant la bienséance ? Il voulut paraître , et les surprendre en cette attitude trop familière . Mais il redouta de se tromper sur leurs véritables intentions et de laisser voir un trouble intempestif , car il sentit la chaleur du sang monter à son visage indigné . Alors il se détourna . * Denise risquait de perdre * édouard , pour plaire au général ! En tout cas , elle ignorait les convenances . Une vierge ne devait pas poser la main sur le genou d' un homme , fût -il son oncle . Et toute la rancune d' enfance ressuscita qu' il nourrissait à l' égard de la moqueuse , de ses dédains , de son empressement à fréquenter la noblesse , de l' égoïsme qu' elle ne dissimulait guère en l' obligeant à la prêtrise pour obtenir le mariage aristocratique avec * édouard * De * Praxi- * Blassans . " contre un bijou elle prête sa caresse . Elle a des instincts de courtisane ; des instincts qu' elle ne comprend pas , certainement , mais elle les a . Et ne comprend -elle pas qu' elle donne du plaisir en frôlant un homme de son bras ? Heureusement , le général semble un coeur loyal , incapable de profiter de cette innocence ... " * Omer ne goûta plus la fête . Il attendit impatiemment le départ de tous , pour rejoindre * Denise à part et lui reprocher cette grave inconséquence . La jeune fille nia l' attitude sans hésiter . Ensuite elle recourut aux larmes , protestant que son frère l' insultait , invoquant les saintes . Elle finit par se réfugier au fond de son appartement . Tombée sur le prie- * Dieu , dans une posture théâtrale , elle supplia le sauveur de pardonner à un frère qui la calomniait , et menaça de se plaindre au comte , dès le lendemain . * Omer se retira . Il l' avait vue très nettement au jardin . Elle mentait . Donc elle n' ignorait pas son tort . Donc tout était pire que les appréhensions mêmes . La querelle avait été vive , courte , conduite à voix basse et vite terminée par l' explosion de sanglots , par la peur d' attirer la tante * Aurélie ou * Delphine hors des appartements contigus . Le frère ne se représenta bien les détails de cet instant que dans sa chambre , celle même qu' avait habitée son père , avant le départ pour la campagne de * Hohenlinden . Les évocations de cette circonstance augmentaient sa colère . Dans la nuit , il ne pouvait abolir l' image de sa soeur haineuse et folle , la bouche furibonde , jusqu'où des larmes de rage rebondissaient au long des joues en feu . La fille du colonel * Héricourt pouvait donc s' oublier ainsi ! Ce qu' elle osait avec un oncle , hésiterait -elle à l' oser avec un autre ? Les craintes d' * édouard se justifiaient . Et elle ne pliait pas ; elle ne se repentait pas , elle mentait ; elle accusait elle-même , perfide , mauvaise , odieuse . Il résolut d' écrire à sa mère le lendemain . Ses idées ne franchirent pas ce cercle . Elles se lassèrent enfin . Il s' endormit dans la fièvre de rêves confus . Au réveil , derrière la camériste qui déposa le déjeuner sur un guéridon et s' en fut , la tante * Aurélie entrait dans la chambre . Elle s' assit : - enfin je t' ai près de moi . Tu restes à * Paris . * Dieu soit loué ! ... elle trancha les citrons qu' on avait apportés pour elle , et , commentant la fête de la veille , elle comprimait les zestes du même mouvement qu' il lui avait toujours connu : elle arrondissait les bras , elle relevait les doigts auriculaires tout arqués au-dessus de la tasse d' argent pleine de laitage et d' oeufs battus . - il y a vingt ans , ton père , ici , me racontait ses espérances . Voilà ses deux pistolets de hussard pendus encore aux côtés de la gravure . J' entends sa voix lorsque tu parles ; et comme lui , tu fais la lippe avec ta lèvre inférieure si tu n' es pas content ... embrasse -moi , ... mon petit * Omer ! ... quel malheur que je n' aie plus l' uniforme de hussard ! Je suis sûre qu' il s' ajusterait à ta belle taille ... au milieu du visage fané par la quarantaine , et légèrement ridé vers les tempes , vers les coins de la bouche pâle , de charmants yeux tendres guettaient * Omer . Elle demeurait fluette , gracieuse , en agitant de ses gestes le canezou de satin vert à noeuds cerise , et les manches de malines . Parfois , elle ordonnait les rouleaux de ses cheveux pailletés d' argent , avec une main de fillette . - si , si , tu demeureras , - reprit -elle . - l' examen ? ... la belle affaire ! ... j' en toucherai deux mots au père * Ronsin . Il doit recommander * édouard à la * Sorbonne . Pour un élève en théologie , pour mon neveu , il ne fera pas moins . Vous serez admis ensemble . Travaille bien , seulement , ces deux mois ; et si le comte te mène rue du bac aujourd'hui , tâche de plaire à ces messieurs . Le reste m' appartient . Tu ne retourneras pas chez les pères de * Saint- * Acheul : je le jure . Quand le père * Ronsin protège un candidat , il faudrait qu' il fût benêt pour ne pas obtenir , en toutes matières , des boules blanches . Elle chassa les miettes de sa robe , en rejetant de même , hors de son esprit , les difficultés . Jusqu'à ses lèvres elle porta la tasse d' argent et but avec lenteur . Quand elle eut fini , elle fut ouvrir un placard dans la boiserie grise . C' était une bibliothèque . Quelques ouvrages furent nommés dont elle recommanda la lecture . - c' est ici que je viens passer mon loisir , en compagnie de mes chers poètes , - ajouta -t-elle . -je me crois rajeunie de vingt ans alors . Dans cette chambre on n' entend rien du bruit de la maison ... je m' y oublie au cours de matinées entières ... ce tome fatigué , combien de fois je l' ai vu dans les mains de ton père , quand les peines du travail plissaient son front ! C' était un manuel de cavalerie chargé de notes marginales ; le jeune homme salua pieusement l' écriture du colonel * Héricourt . L' application à l' étude et les divers talents du mort prêtèrent à la tante * Aurélie un sujet de louanges . Pour exemple , elle montra dans un autre placard intérieurement tendu de velours , un cadre ovale de vieux bois doré . Le pastel représentait une pauvre fillette blonde , assise contre un mur , les jambes en bas bleus . Son visage imprécis n' avait rien de remarquable , sauf l' expression angoissée de grands yeux clairs , à l' abri de cils sombres , et celle affreusement douloureuse , de la bouche . - je connais ces yeux -là ... - devine ! ... - ceux de ma soeur ... c' est comme un portrait de ma soeur ... - c' est l' image d' une fille bavaroise que ton père aima , dans une aventure de guerre , plusieurs années avant son mariage . - * Denise lui ressemble singulièrement . - * Denise a les yeux de sa mère , qui fut choisie peut-être pour son regard pareil à celui de l' étrangère ... ne dis jamais à * Virginie , du moins , que je t' ai confié cela ! étonné , le fils promit . Tante * Aurélie demeura sans parler quelques minutes . Par vénération pour la mémoire du colonel , il n' osa l' interroger . Vouloir connaître les faiblesses du défunt , cela lui parut outrager le tombeau . La comtesse le regarda , et , par le langage de ses yeux tendres , de ses soupirs , lui fit un récit muet qu' il comprit mal . à ce moment , il remarqua le * René de * Chateaubriand sur un précieux guéridon incrusté de malachite , d' onyx , de jade et de lapis-lazuli , fragments polis , bien ajustés . Dans la reliure de maroquin vert , à titre d' argent , le volume , plein de signets divers par les couleurs , reposait proche le sofa recouvert de coussins jaunes , où la dame avait coutume , disait -elle , de s' étendre . * Omer ignorait le texte de l' oeuvre célèbre , mais * édouard lui en avait appris le sujet : l' amour fatal d' un frère et d' une soeur . Le fils chassa cette pensée . Certainement il ne devinait rien d' exact . La comtesse exhala quelques soupirs douloureux et rompit le silence . Elle pria son neveu d' admirer une sépia . Toute petite , * Delphine y paraissait sous la forme d' un angelot joufflu , entre deux ailes à la gouache ... mais alors , un domestique frappa : - m . Le comte prie monsieur de se rendre auprès de lui . Et la tante * Aurélie se retira pour laisser le jeune homme à sa toilette . * Omer appréhenda que * Denise l' eût calomnié . Quelles réprimandes colériques allaient remplir cette entrevue ? Il se roidit en sa loyauté . Il affirmerait respectueusement , mais sans fléchir . La peur qu' inspirait le despotisme du comte ne se calma point durant ces résolutions . Le jeune homme n' avait pas reconquis l' aisance de respirer en mesure , quand la porte de la bibliothèque se referma derrière son dos . Dans la salle aux lambris bruns et aux tables contournées devant lesquelles écrivaient deux vieillards minables et deux petits clercs malingres , * M. * De * Praxi- * Blassans développait un portefeuille de cuir rouge ; il y classa des minutes diplomatiques . - je vous donne le bonjour ! -cria -t-il . - patientez -là , je vous prie ... plusieurs minutes s' écoulèrent . Le comte grommelait . Une pièce était perdue . Il gourmanda l' un des vieillards , qui lui répondit d' ailleurs aigrement : - si monsieur le comte m' avait remis le protocole , il y aurait mention de cette remise sur le reçu que je lui signe chaque fois . Puis l' homme se moucha sans discrétion dans un lambeau bleu sali de tabac , et qu' il roula méthodiquement pour l' enfouir aux profondeurs de sa redingote usée . Le comte se démena entre des cartonniers qu' il ouvrit l' un après l' autre , au moyen d' une clé de son trousseau . Il portait ce matin -là , un habit et un gilet rougeâtre , des guêtres de toile bise à boutons de nacre qui lui montaient aux genoux . - sa majesté m' envoie à * Vienne et à * Vérone ... je pars tout à l' heure . * Omer , il me reste bien peu de temps pour vos affaires . Enfin ... allons rue du bac . Je vous présenterai . Faites en sorte d' être convenable . Vous n' omettrez point de reconnaître le cardinal * Castiglioni , s' il vous regarde . Je n' aime pas votre timidité ni votre air de carême-prenant . Un cardinal est un homme pareil à vous et moi . Vos marques de déférences s' adressent à l' église , qu' il représente , non pas à l' individu , qui est le pire faquin . Donnez -lui la révérence , mais houspillez -le de vos intérêts . Il me doit assez de chandelles , parbleu ! ... où est la dépêche de lord * Castlereagh , * Monsieur * Gagneur ? Avez -vous aussi égaré la dépêche ? Non ? Je rends grâces au ciel et à votre obligeance , par ma foi ? ... * Monsieur * Octave , avez -vous rédigé la pétition de mon neveu ... voici votre pétition pour le titre de probationnaire ... vous la présenterez proprement sur votre chapeau , quand je vous mènerai devers le fauteuil du père * Ronsin . Dégourdissez votre langue , monsieur . Vous restez muet comme une carpe ... préparez des phrases . Récitez -les mentalement ... on m' a vanté votre élocution . Vous ne m' en encombrez point céans ... voyons l' heure ... je n' ai pas de loisir ... boutonnez votre habit . Vous n' avez pas tournure d' ecclésiastique , mais de petit-maître . Serrez votre cravate et rentrez -moi ce jabot . Je n' aime pas que vous alliez en pantalon . C' est la mode nouvelle , mais une mode bonne pour le commun , et qu' on verra promptement disparaître de la société ... il faut garder ces façons pour la chambre . Allez mettre une culotte et revenez ici partager ma collation . à ces mots , il mena son neveu dans le cabinet aux médailles . En des écrins écarlates , ces effigies perpétuaient , sous maintes vitrines , les physionomies d' empereurs byzantins coiffés de pendeloques et tenant le monde sur la dextre . Le maître d' hôtel apportait le plateau couvert d' une cloche d' argent , qu' il déposa sur un guéridon . Quand le jeune homme se présenta en culottes et en souliers lacés , il trouva le comte achevant de manger son omelette à la cuiller . On leur servit la volaille froide , puis la confiture de coings , sans que l' hôte permît une parole . Un signe de sa main interrompit la première question . Le laquais versa plusieurs verres d' eau , que le vieil homme but d' un trait chacun . On descendit dans la cour . L' attelage attendait , devant l' énorme voiture haut suspendue , avec un siège drapé de vert sombre ; c' était le trône d' un gras automédon , poudré , sous les cornes du chapeau en bataille . La portière claquée , le chasseur juché debout à l' arrière , le porche franchi , * M. * De * Praxi- * Blassans recommença d' émettre ses instructions . - vous savez , je suppose , que sa majesté fait partie de la congrégation , et que m . Le comte d' * Artois en est le membre le plus actif , que mon maître , le duc * Mathieu * De * Montmorency ( illustre dans le peuple pour avoir demandé l' abolition des privilèges le 4 août , erreur dont il est bien revenu , grâces à * Dieu ) , en est le préfet , que j' en suis le vice-préfet , qu' * Alexis , marquis de * Noailles , en est le lecteur , que d' autres personnes considérables occupent les dignités de portier , de sacristain , de vice-sacristain , de secrétaire . Il importe que vous fassiez là vos débuts dans les affaires ecclésiastiques . On vous surveillera incessamment . Des gens inconnus de vous écriront à leurs supérieurs sur votre conduite particulière . Ne gênez point pour cela votre vie . Mais que vos fredaines soient discrètes et de bon genre . Rien ne vous nuirait plus que cette humilité des actes qu' on vous prêchera . Si l' on vous contraint à des manières respectueuses , feignez de le souffrir difficilement . Si l' on vous commande , obtempérez aussitôt ; mais , le devoir accompli , ne manquez pas d' avancer quelques critiques arrogantes . Votre origine roturière vous condamnerait à l' insolence de ce monde , si vous ne preniez d' abord l' air d' être déçu par sa médiocrité réelle , après en avoir attendu d' éblouissantes lumières . Acceptez le joug , mais faites paraître que vous le savez porter , la tête droite . " le hasard exige que j' aille courir en * Autriche et en * Lombardie , avec notre plénipotentiaire . Le général * Héricourt vous conseillera . Il est bon que vous logiez en son hôtel dès demain , puisqu' il vous l' offre . Ayez dehors un autre gîte , afin de ne dépendre de lui qu' en ce qui nous conviendra . Aussi bien est -il préférable qu' un jeune gentilhomme ait son chez soi . * émile vous donnera , pour le décorer , ses gravures de chevaux . Passez au manège les heures que vous déroberez à l' étude . Que tout , dans vos occupations , donne aux jésuites la crainte de vous perdre , cependant que vous leur marquerez , par des travaux que je ferai composer et des renseignements que je vous transmettrai , votre goût de les servir en homme de talent qui exige une réciprocité d' égards et d' aide . " recevez autant de dames qu' il vous plaira ; n' en visitez aucune , car elles ont des familiers dangereux . Fuyez toute intrigue qui laisserait croire à la possibilité de vous mener grâce à l' intermédiaire d' une maîtresse ... mon secrétaire , * M. * Gagneur , vous fera remettre , assez souvent , un billet parfumé . Enfermez -vous soigneusement pour l' ouvrir . écartez les domestiques , les filles et les amis . Le message contiendra quelque indication de rendez -vous . Rompez en miettes le cachet de cire ; dépliez la petite boulette qui s' en échappera . Vous y prendrez connaissance , à la loupe , d' avertissements politiques que vous communiquerez au père * Ronsin de vive voix . Refusez , jusque sur le chevalet de la torture , de faire entrevoir l' origine de ces nouvelles , même si , par leurs propos , ceux qui vous interrogeront prouvent qu' ils ne l' ignorent pas . à l' heure et au lieu fixés pour le rendez -vous sur le poulet que vous aurez soigneusement détruit après lecture secrète , soyez exact ; de manière à ce que l' on s' assure que c' est bien là une galanterie . La femme que vous rencontrerez sera quelque bonne oie dont vous amuserez votre fantaisie ; elle ne saura , naturellement , rien du jeu qu' elle cache . Mes petits messages auront trait aux affaires d' * Espagne . étudiez la question dans les journaux . * Gagneur rédige un mémoire à ce sujet ... mon intention est que les pères imaginent que le général * Lyrisse et le capitaine correspondent avec vous . Il ne me déplairait pas que vous sembliez vous intéresser aux libéraux . On juge les sergents de * La * Rochelle : montrez -vous au palais , demandez à voir les prévenus . J' enverrai des nouvelles exactes et intéressantes , autant que faire se pourra . Il m' est indifférent et il doit vous importer peu que la congrégation n' y conforme pas ses agissements ... qu' étant renseignés dûment , les dignitaires commettent des erreurs , faute de vous croire , cela ne pourrait que servir votre fortune et mes desseins . Vous grandirez incontinent dans leurs esprits ... surtout , ne manquez pas de les railler ensuite avec discrétion . Je désire que vous passiez auprès d' eux , avant cet hiver , pour une sorte d' enfant de génie ... cela vous plaît ? Ah ! Ah ! Monsieur ! ... ah ! Ah ! ... les mentors acariâtres ne sont pas toujours les pires fâcheux ! ... le comte ferma brusquement le couvercle de sa tabatière et ricana très haut . * Omer s' abandonnait à la joie intérieure , éperdu d' ambition et d' orgueil , un peu stupéfait par le mystère de son rôle et par les précautions qu' indiquait le comte . Il voulut prendre la main du bienfaiteur . Celui -ci la retira sèchement . - il n' est pas besoin d' effusions , - dit -il . - j' emploie votre personne à mon gré . Que cela vous serve en même temps que les intérêts de la famille , les miens et ceux du roi , tant mieux : plaise à vous de ne point me faire repentir . J' eusse confié la mission à * émile , s' il n' était pas logé dans sa garnison de * Grenoble , ou bien à * édouard , s' il n' était pas fou de votre soeur . Ces messieurs de la rue du bac repousseront d' abord l' idée que je passe mes affaires à des freluquets . Ils croiront à des tactiques . L' opinion qu' ils professent de ma sagesse leur masquera le meilleur de mes projets . Donc , ne craignez pas trop de paraître inconsidéré : votre étourderie feinte ou véritable ne nuira point . Faites visite à cet ami de votre père , au général * Pithouët , en dépit de ses accointances avec le général * Foy . N' oubliez même point de porter vos pas jusqu'à l' imprimerie de * Pied- * De- * Jacinthe , rue croix-des-petits-champs . L' ancien maréchal des logis qui menait le peloton de ce pauvre * Bernard à * Moesskirch tire les libelles de * Mm . * Manuel et * Laffite . Si l' on vous reproche ces fréquentations , invoquez votre sentiment filial et le désir d' entendre parler de votre père par ses compagnons d' armes . Les jésuites n' en croiront pas un mot ; cependant ils s' estimeront empêchés de faire un éclat , quoi qu' il arrive . Protestez en outre de votre dévotion à la liberté et de votre haine envers la tyrannie , en accolant à celle -ci le nom des * Bonapartes , et à celle -là la louange de sa majesté . Vous entendrez chacun discourir à propos de ce parallèle ... nous approchons ... secouez -vous , de grâce ... , et me dégelez votre langue . Prestement , sans le secours du chasseur , * M. * De * Praxi- * Blassans sauta sur le trottoir , pirouetta dans son habit rougeâtre , heurta l' huis d' une maison ancienne aux murs récemment badigeonnés . Derrière son oncle , passé les herbes d' un étroit jardin , le jeune homme gravit un perron , s' engagea dans des corridors où l' éblouit la brusque et fraîche obscurité succédant à l' intense clarté du dehors . Une porte s' entre-bâilla . La stature du général baron de * Cavanon fut reconnue . Il tendit le goupillon d' eau bénite . Une voix lisait en chaire . Le comte se signa ; lui et son neveu se prosternèrent ensemble sur les dalles , dans la direction de l' autel qui bornait la longueur de la chapelle . Des auditeurs recueillis la remplissaient . - communiez -vous ? -interrogea le murmure du baron . Et , sur l' affirmative , il fut vers un tableau noir marquer le nom à la craie sous plusieurs autres . - j' ai une dispense de sa sainteté pour le jeûne expliqua * M . * De * Praxi- * Blassans à l' oreille de son neveu , qui savourait encore le goût de la volaille mangée de compagnie . Or le pape même ne dispense pas du jeûne réglementaire précédant la sainte absorption de l' hostie . Cependant le comte recevait la nourriture sacramentelle , le jeune homme s' ébahissait . Pour chancelante que fût sa foi , il n' eut osé pareille infraction . - * Omer , relevez -vous . Allez prendre place près de la porte . Je vous ferai quérir lorsqu' il sera temps . Le baron l' installa au coin d' une banquette . * édouard était assis tout près , attentif à l' épisode de la vie des saints que * M. * De * Noailles , sévère et roide , psalmodiait d' une voix légèrement poussive . Au fond du choeur , derrière la croix , une bannière de pourpre élevait la maxime brodée d' argent , cor unum , anima , una , qu' * Omer avait lue sur les bagues de ses cousins et certain papier à lettres de * Praxi- * Blassans . Il distingua le corps monumental de son éminence * Castiglioni , dans un fauteuil à droite de l' autel . * M. * De * Praxi- * Blassans , après l' avoir salué , fut choisir une chaise à gauche , entre deux personnages solennels . D' autres congréganistes entrèrent successivement , touchèrent le goupillon , se prosternèrent , prièrent un instant , et allèrent occuper leurs places sur les banquettes de velours bleu-ciel qui garnissaient la salle entière . Lambrissés à mi-hauteur , les murs étaient , au-dessus , illustrés par les tableaux d' un chemin de la croix . Enfin l' officiant , le père * Ronsin , revêtu de la chasuble , s' avança , précédé de quatre gentilshommes à cordon bleu . L' un , vieillard menu , trottinait , agitant la clochette . Un autre , maigre et chauve , portant les burettes , traînait la jambe sur le damier de marbre . Quand le cortège eut atteint le pied de l' autel , chacun s' agenouilla . La messe fut dite jusqu'à la communion sans particularité . Le récipiendaire y prêta toute son attention . Véritablement il désirait acquérir cette ferveur qui munit les saints d' énergie , de puissance et de félicité . La rigueur du père * Anselme était une exception . Quel que fût son goût du plaisir , * Omer commençait la réalisation de son espoir ancien , celui d' être , sous la chape épiscopale , un nouveau * Moïse donnant au monde la loi , recevant son adoration . Il remercia * Dieu . Il récita deux prières afin d' obtenir le salut du comte , qui favorisait ses débuts d' une façon aussi généreuse qu' extraordinaire . De cette conversation en voiture , * Omer se répétait les termes . Ils l' enchantaient . Ils précisaient , justement , ce qu' il avait toujours conçu de la mission ecclésiastique : une manière de pouvoir politique propre à dominer les foules , à régir les instincts du peuple en l' intéressant aux belles histoires du sauveur et des saints . Le bisaïeul lui avait appris autrefois que des initiés égyptiens , au fond du sanctuaire , commandaient les gestes du roi et , par lui , gouvernaient la multitude , ses croyances , ses enthousiasmes , ses labeurs . * M. * De * Praxi- * Blassans , ne jugeait pas différemment le rôle du prêtre . Il importait à peine de discuter le dogme , d' en douter , de le nier . Il suffisait de l' admettre ainsi qu' un symbole excellent de morale , de pitié et de fraternité chrétiennes . Par son entremise , reconnue souveraine sur les masses catholiques , il fallait conquérir l' autorité . Combien plus sûr cet avenir que celui de la révolte constamment vaincue dont les * Lyrisse s' obstinaient à être les apôtres chétifs , un peu ridicules en somme : des chiens furieux qui mordaient inutilement du fer , selon le mot du général * Augustin ! Et le jeune homme songeait au cadavre inerte de son père , terrassé par la mort ; il lui compara le victorieux * Praxi- * Blassans , triomphant parmi les luxes de son hôtel , prêt à partir pour * Vérone . Là , par la bouche de * Mathieu * De * Montmorency , il dicterait à l' * Espagne le destin . Aussi , quand les gentilshommes servants , celui qui traînait la jambe et le vieillard trotte-menu , vinrent au banc de probation chercher un capitaine de hussards pour le conduire devant l' autel , où il s' agenouilla , le cierge au poing , * Omer * Héricourt souhaitait pour lui-même une pareille et prochaine distinction . D' une voix émue l' officier prononça la formule latine . Elle le plaçait sous l' invocation de la vierge , l' engageait à ne permettre point que , par ses subordonnés , aucune chose fût faite contre l' honneur de l' immaculée conception . Promu dans l' état-major du duc d' * Angoulême , cet heureux fêterait bientôt ses fiançailles avec la fille d' un riche munitionnaire de l' empire qui , de son futur gendre , exigeait le titre d' aide de camp à la cour . * édouard avait dit à son cousin les négociations , les difficultés de cette entreprise et la tenace , l' admirable passion du jeune hussard , qui avait su déjouer les manigances de parents hostiles à ce mariage , qui avait su recourir à la protection de * Marie et du père * Ronsin , se confier à eux pour atteindre le but de ses ardents espoirs . * édouard citait en exemple la belle audace de cet amour persévérant . 2 mule de * Roméo , * Werther , * Obermann et * Childe- * Harold , ce hussard communiait à genoux , remerciait le ciel . Les servants le reconduisirent ensuite jusqu'à une banquette de congréganistes , de celles toutes voisines de l' autel ; et là , le saluèrent avec des révérences , qu' il rendit . Par groupes de quatre , les dignitaires et les autres congréganistes reçurent à leur tour le sacrement eucharistique . Alors * Omer put mieux voir ce fameux père * Ronsin qui était un prêtre , de physique et de taille ordinaires ; mais ses yeux crispés semblaient deux foyers de soupçons perspicaces , inexorables . Il mordait continûment , comme afin de la châtier , sa bouche lippue . à chaque congréganiste il posa l' hostie sur la langue , avec un souci méticuleux d' horloger accrochant un rouage dans la montre . De singuliers personnages défilèrent entre les banquettes ; un gros gentilhomme enflé par son jabot , sur des jambes d' un galbe parfait vêtues de bas blancs ; tel autre au front proéminent , au nez pointu , mais rendu respectable par une chevelure d' argent soyeux . Un cou entortillé d' une cravate blanche supportait , entre deux pointes de toile une jeune figure brune ; penchée en avant , elle entraînait un énorme col d' habit et un corps fin . De courts mollets maigriots frétillaient en pantalon collant et en guêtres anglaises sous un torse large habillé de marron . Néanmoins l' ensemble de la compagnie portait beau . Les seigneurs abandonnèrent la sainte table avec les allures de courtisans qui savourent encore l' élégance de l' entretien obtenu du prince . Ils s' agenouillèrent à la façon des nobles chevaliers d' antan ; ils entonnèrent le magnificat final , et marièrent assez bien leurs faussets de vieillards , leurs hennissements d' hommes mûrs , leurs clameurs de probationnaires . Pendant qu' on récitait en choeur lugubre le de profundis , le père * Ronsin se retira vers la sacristie , entre les servants qui revinrent aussitôt établir , devant l' autel , un fauteuil destiné au fameux jésuite , pour le sermon . Sa rhétorique ne différait guère des homélies courantes . Toutefois , par la subtilité d' une digression , elle prouvait , en syllogismes corrects , comment la providence ne saurait vouloir obtenir de l' homme plus que les forces et les vertus ordinaires , comment il appartenait à la justice divine d' exiger le repentir , la contrition , la prière et la piété , toutes choses faciles , mais non l' ascétisme farouche , grâce uniquement dispensée aux saints : car * Dieu les a élus comme modèles de perfection , afin que le premier venu pût s' en approcher , sans réussir à les égaler . Donc il ne seyait pas de vouloir conquérir tout de suite la perfection chrétienne , chose impossible à la majorité des hommes et à leur faiblesse naturelle , mais de vouloir purifier , par l' exercice de la dévotion et la fréquence des sacrements , l' âme que gâte l' habitude du vice . Après le père * Ronsin , le cardinal * Castiglioni parla , debout , en balançant sa corpulence , derrière la grille qui fermait le sanctuaire , à hauteur de genoux . Il réclama des neuvaines pour le roi * Ferdinand de * Naples et pour le roi * Ferdinand d' * Espagne , l' un échappé miraculeusement aux complots des impies , l' autre emprisonné presque , dans son palais , par les tristes disciples des jacobins régicides . Faisant allusion au supplice de * Louis * Xvi , il assura redouter qu' un sort aussi funeste ne terminât les jours du malheureux souverain , dans les * Castilles . Bourbons tous deux , cousins de * Louis * XVIII , ces princes devaient plus spécialement compter sur les oraisons des sujets fidèles au roi de * France . On supplierait le seigneur d' inspirer les monarques tout à l' heure réunis dans * Vérone et prêts à secourir de si touchantes infortunes . Au nom des chrétiens d' * Italie et d' * Espagne , il présentait cette requête . Ne serait -elle pas entendue ? Un murmure d' approbation fit mouvoir les têtes . Les épaules se rapprochèrent . On se leva bruyamment , la conférence était finie . Du haut de sa monumentale stature , l' éminence recevait les félicitations des dignitaires . Ce fut alors qu' * édouard mena son cousin , après un signe du comte , jusqu'au fauteuil du père * Ronsin , qui causait affablement . * Omer marcha droit au jésuite , s' inclina , durant la phrase qui le présentait . Le comte remercia de l' exception faite en faveur de son neveu pour l' admettre d' emblée aux offices de la sainte congrégation . Le père * Ronsin feignit se rappeler mal l' octroi de cette faveur , bien qu' il approuvât de la tête et d' un sourire court , vite réprimé dans la morsure de ses lèvres . - en effet ... , en effet ... eh bien , * Monsieur * Héricourt ? ... vous plaisez -vous aux occupations spirituelles de vos parents ? -certainement , mon père ; et je me sens tout édifié par de si bons discours . Je m' en réjouis d' autant plus que j' ai peine , d' ordinaire , à réduire les rébellions de mon coeur qui s' insurge facilement contre la contrainte des doctrines . Cela me désole . Il faut que je châtie à tout moment mes inclinations libertines . - ne vous châtiez point tant . Connaissez -vous cet admirable chapitre de saint * François * De * Sales , qu' il intitule : de la douceur envers nous-mêmes ? écoutez -le parler : " je dis aussi que nous nous punissons nous-mêmes plus utilement de nos fautes par une douleur ... tranquille ... ( le père leva le doigt devant son oeil soupçonneux ) ... tranquille et constante que par un repentir passager d' aigreur et d' indignation . " méditez cette belle et profonde sagesse , monsieur . On enseigne trop souvent notre sainte religion sous des couleurs atroces . L' église est une mère , et non pas une marâtre . Elle n' ignore rien de la force du démon ni de la chétivité du fidèle . Dans la vertu comme dans le reste , " une sobriété modérée et toujours égale est préférable à une abstinence violente et mêlée de certains intervalles d' un grand relâchement " . Telle est la règle que vous trouverez en honneur dans notre compagnie , monsieur , au cas que vous la fréquentiez . - c' est mon plus grand désir , mon père ; et je vous supplie d' accueillir ma pétition , que je vous présente ici . * Omer tira le pli de son gilet et l' offrit sur le flanc de son chapeau . Le père * Ronsin prit le papier , le transmit à son servant , et dit : - puisque nous semblons d' accord , votre demande sera soigneusement examinée , monsieur . A l' air de son oncle , un peu moqueur envers le jésuite , * Omer comprit qu' il avait parlé congrûment , sur le ton nécessaire , des " rébellions de son coeur " , de ses " inclinations libertines " . Il n' avait point manqué de dire cela très haut , à voix franche , en dépit des yeux froncés au visage de l' inquisiteur , en dépit de la sévérité subitement visible sur ses lèvres intérieurement mordues . Le jeune homme avait eu soin de préparer sa réplique , durant la messe . Il se félicita du succès , mais avec l' inquiétude d' avoir dépassé les instructions . Le cardinal le dévisageait sans indulgence . Même , il dit aux oreilles des voisins qu' il ne seyait pas trop aux écoliers de faire le pape avant la première entrevue avec le barbier . De nobles vieillards soupirèrent en haussant les épaules , et en puisant du tabac dans leurs boîtes d' or . Le reste de la séance se passa en présentations . * Omer offrit ses hommages à des gens froids et malveillants , qui affectèrent de la hauteur , et le congédièrent après l' avoir toisé . Il admira le sens exact que le comte possédait de la situation . à * Monsieur * Omer * Héricourt , en l' hôtel de * Praxi- * Blassans , faubourg * Saint- * Honoré , * Paris : ( de * Madrid , ce 15 d' août 1822 . ) " mon cher petit-fils , " ne cesse pas de rassurer ta mère sur les causes de mon séjour ici . Mes lettres ne la persuadent point . Explique -lui la vérité que voici . Lors de mon passage à * Saumur où j' avais été prendre ma bru , cette autre * éponine , pour la conduire auprès de son * Sabinus , mon fils , à * Saint- * Sébastien , j' ai vu quantité de chevaux refusés par la commission militaire de remonte ; les maquignons du pays semblaient aux abois . En réponse à ma lettre , * Edme m' apprit que la cavalerie légère de * Castille cherchait à bon comte des poulains de trois ans pour distribuer dans les escadrons , et il pressa mon projet de lier partie entre la remonte espagnole et les éleveurs angevins . Comme notre bourse n' est point garnie à souhait , nous nous occupons de cette entreprise qui semble proche de réussir ; mais il fallait agir auprès du gouvernement constitutionnel , à * Madrid . C' est une simple affaire commerciale qui me retient au delà des * Pyrénées . * Pompée cède le pas à * Verrès . " au surplus , je puis te dire , à toi seul , que ta mère m' agace à l' excès en répétant vingt fois le jour qu' il sera convenable de rendre les biens nationaux aux prêtres et aux émigrés , que notre château , acheté comme tel , doit revenir justement à la famille de * Bellemont , héritière française du nom de * Lorraine avec les * Habsbourg d' * Autriche . Apparemment , ces gens -là font travailler ma pauvre folle de fille par les missionnaires qui embarrassent * Nancy de leurs processions et de leurs fanfares , qui vont planter à tout coin de route des calvaires , et qui intriguent pour obtenir le château dans la seule fin d' y installer un couvent , à ce qu' ils disent , mais qui le revendraient , sous bénéfice , à * Mm . * De * Bellemont- * Lorraine . Ces sortes de spéculations sont ordinaires aux révérends pères . Je résiste . C' est le seul patrimoine de mes deux * Omer , l' enfant d' * Austerlitz et l' enfant de * Novare . Assez de sang généreux fut répandu par les * Lyrisse , soit aux * Indes , soit sur les champs de bataille d' * Europe , pour consacrer la légitimité de nos achats . Les ducs de * Guise , qui bâtirent avec l' argent de leurs butins , n' avaient pas acquis le domaine plus noblement . à vous deux , mes petits-fils , de juger , plus tard , si votre conscience commande ce transfert . Mon père et moi , tant que nous vivrons , et tant que nos testaments seront respectés , ne permettrons pas qu' on aliène le champ de * Cincinnatus . Mais à notre âge , il est dur de compter la discorde parmi ses dieux lares ; ma fille devient la chipie la plus acariâtre qu' on puisse ouïr . " et puis , je n' ai point de grâces à rendre aux bourbons , qui m' ont fendu l' oreille , privé de mes commandements , après m' avoir fait courir de camp en camp , cinq ou six années , jusqu'à ce que j' eusse formé leurs jeunes officiers de remonte et les eusse mis en état de remplacer partout le vétéran . Je me moque de * M . * De * Bellemont qui était à * Coblentz et qui combattit contre nos légions , sur le * Rhin , dans l' armée des tyrans germains , franks et kalmouks . Quand il est revenu dans les fourgons de l' étranger , son * Caligula avait reconnu la charte qui nous assure la libre jouissance des biens et des lois de la révolution . Si l' on veut y toucher , nous décrocherons encore une fois nos boucliers et nos glaives dans le temple de * Janus . " à ce propos , je te dois des nouvelles de mon fils , puisque tu as promis de ne lui plus écrire . Cela te regarde . Tu es un enfant , à qui l' on en impose avec des promesses . Reste à savoir celles que le chevalier de * Saint- * Louis et le pair de * France pourront tenir d' ici dix ans . Il est vrai qu' à cette heure ils nous exterminent . ça ne durera pas toujours . * Edme se porte à merveille , sauf une estafilade à la main . Il l' a reçue en juillet , dans une algarade à * Madrid , sur la place de la constitution , entre les gardes du corps absolutistes et les " exaltés " , dont nous sommes . La chaleur envenima la plaie ; et elle se guérit mal , pour se rouvrir souvent . ça ne l' empêche pas d' aller et venir . Le petit * Omer pousse à ravir , mais la maman a les fièvres romaines . Auparavant , elle prononçait quatre paroles en douze heures ; maintenant elle ne souffle plus mot . " * Edme , lui , en contumax allègre , attend la peine de mort . Dame nature l' avait aussi condamné à cela dès la naissance , à ce qu' il assure , et la cour d' assises de la * Vienne ne lui apprendra rien là-dessus . Il se plaît à vivre dans le seul coin d' * Europe où , depuis * Novare et le massacre de * Chio , la liberté respire encore : car en juillet , la milice de * Madrid a mis vertement à la raison la garde royale et * Ferdinand * VII ; et nous avons aidé à cette besogne . Aussi le roi signe , sans regimber , les motions libérales , ce dont enragent les prélats , trappistes , dominicains , inquisiteurs et autres moines , dignes alliés de la peste qui a sévi durant l' automne de l' an dernier : voici qu' ils trouvent le moyen de faire protéger la retraite de leurs bandes et de " l' armée de la foi " , que nous rossons , par les troupes françaises qu' entretient , aux * Pyrénées , le ministère de la congrégation , sous allure de cordon sanitaire . " je voudrais que tu fusses témoin de la gloire et de l' estime qui environnent ici mon fils , entre tous les anciens soldats de l' empereur exilés de * France à la suite des derniers événements . On a horreur de notre moderne * Caligula et des monstres qui le servent . Les journaux nous arrivent pour nous apprendre comment coule le sang le plus pur de l' armée . En mai , c' était notre jeune maréchal des logis * Sirejean , que nous eûmes bien souvent à notre table , car il était célèbre à * Saumur par son appétit et le vernis magnifique de ses bottes . Je l' ai vu commander lui-même le feu , sans cesser de regarder fermement le peloton d' exécution . Mon pauvre ami le capitaine * Vallé , de la garde impériale , a eu son tour en juin . Ils lui ont même refusé la mort du soldat , ils l' ont couché sur l' échafaud , après lui avoir fait parcourir à pied le chemin , depuis la prison jusqu'au lieu du supplice . Les journaux rapportent qu' en passant sur le cours de * Toulon il s' arrêta devant un liquoriste et demanda un verre d' eau-de-vie qu' il but à la santé de la * France et des braves ! Je le reconnais là : coeur d' or dans un corps de fer . Le tyran a fait abattre par ses estafiers la tête du héros . Il ménage le même sort aux amis de ton oncle , les quatre sergents , * Bories , * Goubin , * Raoulx , * Pommier . En janvier , * Edme déjeunait avec eux à * Paris , au restaurant du roi * Clovis , et , quand le 45e fut déplacé , il dîna fréquemment en leur compagnie dans ses voyages de * Saumur à * La * Rochelle . " on doit tout te cacher dans les jésuitières . Sais -tu que des agents provocateurs choisis parmi les sous-officiers des chasseurs de l' * Allier ont mis à leur tête le colonel * Caron aux cris de : " vive * Napoléon * II ! " pour le livrer quelques heures plus tard à la police , en l' injuriant d' une façon ignoble ? Outre cela , le maréchal des logis * Woelfeld use du même subterfuge pour s' emparer du général * Berton qu' il attire traîtreusement dans une auberge . Et ces bandits qui manquent effrontément à l' honneur militaire reçoivent , au prix de ces trahisons infâmes , l' épaulette d' officier ! Voilà bien des crimes pour assurer une couronne . tantoe molis erat romanam , condere gentem ! " le docteur * Caffé avait mis au monde ton cousin * Omer . Il est en prison , comme le sont * Jaglin et * Saugé pour avoir crié à * Thouars " vive la république ! " ce qu' on n' avait pas entendu depuis la convention . Et leurs têtes branlent sur leurs épaules ! ... " ah ! Mon cher enfant , quels que soient ta conscience et ton devoir , même si tu revêts la soutane du serviteur de la miséricorde divine , pourras -tu condamner , toi aussi , la mémoire de ces grands soldats qui continuent la bataille immortelle de la révolution contre les crimes de la tyrannie ; et qui la continuent seuls contre l' * Europe , les armées des souverains , le sommeil des peuples et la volonté des dieux ? Non , tu ne les condamneras pas , parce que tu apprendras à respecter leurs idées dans la personne d' * Edme et dans la mienne . Je n' en veux pas douter . " les amis qui nous arrivent en foule de * Saumur et de * Paris , pour échapper au martyre , nous avisent qu' à * Vérone les tyrans complotent d' envoyer ici les armées de * Caligula . Il va renforcer le corps d' observation , aux * Pyrénées , pour rétablir ensuite le pouvoir absolu à * Madrid , comme à * Naples et à * Turin . Cela seul nous porte , ton oncle et moi , à causer parfois de politique , au café , ou entre nous . à la vérité , nous nous occupons uniquement de vendre des chevaux , et le marché s' échauffe à l' occasion de ces bruits de guerre . Il faut bien y faire attention , en passant , pour le succès de nos commerces . Ne manque donc point de rassurer * Virginie , de ton côté . Je lui écris dans le même sens . " ton grand-père dévoué . " général * Lyrisse . " l' affection d' * édouard * De * Praxi- * Blassans pour son cousin augmentait . Il qualifia de " sacrifice à l' antique " la décision d' * Omer . Au reste , elle levait le plus grave obstacle au bonheur des fiançailles . Le comte étant parti pour * Vienne , sa rigueur ne guetterait plus les folies amoureuses de son fils . Une heure après le retour de la rue du bac , * Denise elle-même était venue , des larmes de véritable émotion aux cils , remercier son frère dans le jardin . Elle lui offrit d' abord une bague de probationnaire . Puis , couchant sa tête sur l' épaule amie , elle demanda , dans un soupir , pardon " d' avoir été méchante " . - et imprudente ! -dit le jeune homme , désireux qu' elle avouât trop de galanterie envers l' oncle * Augustin , qu' elle s' humiliât ainsi par repentir . Il comptait que la crainte de cette humiliation la garderait dorénavant . La soeur hésita quelque peu . Il la pressa de répéter l' adjectif accusateur . Elle grogna dans une moue déjà rebelle : - imprudente ? ... mais je n' ai pas été imprudente ; j' ai été tout bonnement sincère ... savais -je que ce fût défendu ? -à d' autres ! -interrompit le frère . Quelques minutes , ils marchèrent côte à côte , en silence . Et il avait alors senti qu' elle l' examinait , le jugeait et le haïssait , qu' elle ne pardonnait pas tant de clairvoyance . Malgré les changements dus à sa nouvelle vie , la mémoire d' * Omer conserva l' obsession précise de ces querelles pendant les cinq premières journées où , reclus avec les livres , il lui fallut parcourir dans un examen rapide les matières exigibles au baccalauréat , sous la férule d' un précepteur jésuite . Le général établit quelques prescriptions sévères , pour que l' étudiant ne s' amusât point avant de posséder les éléments de la logique et des mathématiques . Deux courtes promenades le long des quais , en compagnie du père , furent , après le repas de midi et après souper , les seuls repos . Ce maître avait l' esprit d' obstination . Devant le tableau noir , il retenait son disciple de l' aube à la nuit , sans miséricorde . Dès le matin , le général proposait lui-même quelques problèmes , avant de se rendre aux bureaux de l' état-major , aux casernes , au champ de mars . Sa politesse était charmante et raffinée , sa rigueur inflexible . - pardonnez -moi si je vous harcèle , mon cher enfant . Pour mon bien autant que pour le vôtre , vous devez être inscrit en novembre sur les registres de la faculté de théologie . Excusez -moi , car * M . * De * Frayssinous y compte ... je pense inutile que vous alliez aujourd'hui à la promenade . Le temps se brouille , la chaleur est incommode . Demeurez donc . Vous avez besoin de fortifier votre connaissance de la philosophie . Et , plaisantant , il prononçait d' une voix militaire : - ordre du général * Héricourt ! ... le lieutenant * Omer prendra le service de garde , ce matin , et ne le quittera point jusqu'à nouvel ordre . Il fera exécuter aux troupes sous ses ordres des mouvements d' équations à deux inconnues , et les exercera dans la pratique du syllogisme en baralipton ... puis il riait , saluait et s' esquivait élégamment . Il ne reparaissait plus dans son hôtel , rue de * Babylone , même point à l' heure des repas . * Omer et son précepteur mangeaient seuls dans la vaste salle aux parois d' acajou poli et aux glaces étroites , encadrées de bronze vert . Deux laquais militaires servaient sans bruit quelques mets simples sur des plats de vieille argenterie massive et parée de blasons allemands , autrichiens , russes ; les cahots des fourgons la transportant , après les pillages , l' avaient bossuée . L' ecclésiastique l' admirait , déchiffrait les devises et traduisait . Bel homme , en soutane fine , il présentait des mains de vieille dame qui jouaient mille rôles prestes pour indiquer les phases d' un raisonnement , décrire une oeuvre d' art ou caresser le calice d' un verre plein , dont il savourait la liqueur en gourmet adroit . Il ne fardait pas son dédain . émettre un avis attirait à l' élève des critiques insolentes : ce savant paraissait quelque génie doué comme un prince de conte oriental , et qui méprisait à bon escient . * Omer n' osa plus souffler mot . C' était d' ailleurs sa coutume quand il se trouvait en présence de gens supérieurs . Il adoptait le silence comme règle d' orgueil , afin d' éviter les reculades dans la discussion , et les victoires du contradicteur . Le comte , le général , le grand-père , le bisaïeul et le capitaine * Lyrisse pouvaient à leur aise discourir : il ne proposait les objections qu' à part soi . Sa mère et ses tantes jouissaient du même avantage . Il leur répliquait peu ; il éludait habilement . Le père * Desromes n' avait donc point à réprimer des turbulences , ni à relever des erreurs de conversation . Il s' accommoda de cet élève muet , sage , d' intelligence sûre , mais rétive . Soigneux du détail , le professeur dessinait des cathédrales , des confessionnaux , des vierges , des christs et des scènes de piété pendant qu' * Omer étudiait ses livres ou rédigeait une dissertation . Quand l' habitude fut prise , l' élève vit entrer son maître avec un large carton . Une esquisse y représentait l' empereur * Henri * Iv à genoux dans la neige , et attendant que le pape * Hildebrand fît ouvrir la porte du château de * Canossa pour le recevoir à merci . Le suppliant avait jeté sa couronne de * Charlemagne , sa lourde épée à fourreau de velours incrusté de gemmes , l' hermine de son manteau armorial ; et il pleurait , les mains jointes contre la lourde porte romane , bardée , cloutée , percée d' un judas ; une croix de fer barrait cette étroite ouverture ; et derrière , un moine ascétique , s' appuyant sur une crosse épiscopale , contemplait l' empereur . Sur la figure du moine , apitoyée , ironiquement indulgente , le dessinateur reportait avec complaisance la pointe du crayon . Il y ajoutait toujours quelque chose de plus aigu dans l' ironie , de plus railleur dans l' indulgence , de plus amer dans la physionomie , de plus glorieux dans le pli de la bouche austère . La croix du judas signifiait , selon le commentaire du jésuite , l' intercession de * Dieu entre la monarchie et l' église . Mais , cela dit , il renvoyait vite * Omer à ses cahiers . Loin de courir * Paris , et de se livrer au plaisir , l' étudiant mena donc plusieurs jours cette vie de cloître . Malheureusement , son application ne durait pas . Au bout d' une demi-heure , et quelle que fût sa volonté d' apprendre , il délaissait * Thalès de * Milet , saint * Thomas * D' * Aquin , * Descartes , * M . * De * Bonald , pour rêver , ivre d' espoir , à la magnificence de son avenir . Il riait d' * édouard qui croyait à un sacrifice , lorsque les promesses de triompher payaient , et au delà , l' abdication d' une liberté fausse , démentie par les événements , vaincue chaque jour sur l' échafaud , devant les murs d' exécution militaire , et dans les cachots des forteresses ... et la liberté de quoi ? De se marier ! Alors l' étonnante duplicité de la soeur occupait sa mémoire . Entre les pages du livre et ses yeux , elle apparaissait , dépourvue de charmes et de splendeurs , à la sincérité d' un frère . à l' heure du réveil , il l' avait toujours vue maussade et fanée . Il savait trop la nuque blême , les rougeurs parsemées fréquemment sur le visage , les mains sans finesses , le mauvais teint d' une enfant gourmande , les petites dents ternies et les cheveux de ficelles emmêlées avant la toilette . Certes , les soirs de fête , quand les atours sanglaient la taille flexible , quand des fleurs fraîches unissaient leurs couleurs humides aux tresses luisantes et dorées , quand l' usage discret du fard avait blanchi les tares de la peau , quand un emplâtre de cantharides secrètement collé à la hanche avait mis aux joues et aux yeux les flammes d' une fièvre légère , elle semblait quelque bizarre créature tour à tour angélique et démoniaque , spirituelle , belle , alerte et redoutable , dégagée de toute crainte mais imposant du respect . C' étaient les moments d' exception . Par les corridors , le matin , emmaillotée de peignoirs sales aux parfums de poussière , affligée d' un bandeau qui contenait une fluxion naissante ou décroissante , elle allait de chambre en chambre , bavarder et bâiller , les pieds nus et rouges dans des savates de velours à trous . Elle se montrait alors insolente pour maman * Virginie qu' elle traitait de " vieille folle " . En outre , elle mâchonnait toujours quelque rogaton volé à la cuisine . Ainsi l' avait -il vue jadis et naguère , durant les semaines qu' elle ne passait point chez les * Praxi- * Blassans , par hasard . Brutale , robuste , elle le souffletait à la première réplique . Heureusement que le comte l' avait , de bonne heure envoyée au couvent d' * Esquermes . Que * Denise redevînt telle dans son intérieur , après les noces , son frère n' en doutait pas . * édouard lui inspirait de la commisération . Fallait -il l' avertir ? C' était un problème agité sans fin par ses réflexions . Qui convenait -il de tromper ? Le loyal cousin , poétiquement , naïvement épris , ou la soeur qui poursuivait en cette affaire les seuls avantages de la noblesse et de la fortune ? Parfois le jeune homme accusait de rigueur son jugement sur elle . Il raisonnait : " elle m' embrassa , véritablement confuse de sa faute que j' avais surprise . Ou bien n' était -elle pas confuse , plutôt , de penser que , malgré ses dénégations , je persistais à la croire encline à trop choyer un oncle généreux ? était -ce le repentir ou bien mon offense à sa vanité qui lui donna de la honte ? Ne proclame -t-elle point , au milieu de toutes les discussions , son indépendance ? Je l' entends d' ici : " apprends que je ne serai jamais une victime ; je ne le veux pas ! ... je ne le veux pas ! ... je ne laisserai personne dominer la fille du colonel * Héricourt ... dussé -je périr , je ne me soumettrai que s' il me plaît de me soumettre ! " je me rappelle son visage crispé par la colère , ses grimaces inondées de larmes , ses poings qui frappent l' air . Ma tante * Caroline l' assure : ce caractère entier , violent , est celui même de notre grand-père * Héricourt ; et ses deux épouses moururent à la peine , tant il les harcela de ses fureurs , pour obtenir la plus grande somme de travail , cette activité , cette économie , sources de notre aisance . " oh ! Oui , * Denise montre bien le même génie âpre et calculateur qui sut acheter les biens nationaux , embrasser à temps la cause jacobine et bâtir les moulins , vouer les fils du premier lit aux commerces de la mer , marier les filles du second lit à un diplomate puissant , à un fonctionnaire influent , et jeter les deux cadets à la conquête de l' * Europe , derrière * Napoléon . Encore que je ne l' aie pas connu , il me semble écouter ses conseils quand ma soeur expose , entre nous , la nécessité d' anoblir , en s' attachant aux serviteurs du roi , nos domaines acquis sous la révolution . Le comte et le général l' approuvent . Il n' y a que les vaincus , les * Lyrisse pour la blâmer . Elle a raison quand elle affirme : " il ne faut pas être des vaincus . " l' héritage de l' oncle * Augustin lui paraît à présent désirable , car la guerre peut terminer ses jours brusquement comme elle termina ceux de notre père . Cela seul guide ma soeur . Peut-être en prodiguant ses grâces ne visait -elle à rien qu' à des amabilités de légataire ? Peut-être sa naïveté de vierge ignore -t-elle la valeur de sa familiarité ... non , les dames dominicaines d' * Esquermes sont célèbres pour leurs leçons de bienséance qui prévoient tout . Elles mettent en garde les jeunes personnes innocentes sous le prétexte de défenses pieuses qui dissimulent les motifs réels des recommandations . Ma soeur était émue en demandant pardon de sa colère , ce qui voulait dire : de sa faute . Donc elle en savait l' importance . J' aurais dû lui prouver alors que je sondais son âme , que je devinais clairement ses calculs . J' aurais dû lui en faire apparaître la bassesse . J' aurais dû remplir envers elle les devoirs de mon père . J' ai craint qu' elle ne se rebiffât , que des injures irréparables ne fussent prononcées . J' ai été lâche et peureux . J' ai craint qu' elle ne détournât * édouard de moi , qu' elle ne me desservît auprès de tante * Aurélie et du comte . Ah ! Je suis bien un peureux , un lâche et un vaincu . Ce n' est pas seulement mon père que tua le boulet de * Presbourg , c' est toute l' énergie et le courage de son fils ... " enfin ! Travaillons ... lisons * M . * De * Bonald ... où en étais -je ? Voici : " l' homme pense sa parole avant de parler sa pensée . " beau sujet de développement . En effet , tout petit , je pensais à des choses immenses , à beaucoup des idées que la philosophie m' enseigne aujourd'hui avec plus de précision , avec des catégories . Ce qui me faisait défaut , c' était le mot , l' expression , le langage , et les divisions . * M. * De * Bonald a raison sur ce point . Et je vais soutenir sa thèse . N' a -t-il pas écrit encore : " l' homme est une intelligence servie par des organes . " ? et mon maître perfectionne , en ce moment sous l' esquisse de * Canossa , des caractères gothiques : " l' esprit dompte la force . " la force , c' est l' empereur * Henri * Iv à genoux dans la neige , c' est * Napoléon mort exilé dans le lointain océan d' * Afrique ; l' esprit , c' est le pape * Hildebrand , c' est la congrégation du père * Ronsin , c' est le rêve social du père * Anselme , celui de * Grégoire * De * Tours , qu' ils imposeront définitivement aux monarques barbares de la sainte-alliance , à notre roi frank , à l' empereur germain , au césar des mongols et des finnois . Tous les conquérants acceptent la suprématie du christianisme dont ils vainquirent les soldats latins , dont ils asservirent les fidèles . L' esprit dompte la force . Que je devienne donc un prêtre méditatif et puissant , si je n' ai même pas le courage d' affronter la rancune d' une fille orgueilleuse ... " après tout , fallait -il des paroles ? * Denise a compris les reproches que lui exprimaient seuls mon attitude grave , mon sourire amer , et toute la mélancolie de mon visage . Quand elle pleurait contre mon épaule , n' avouait -elle pas autant qu' il fallait ? Ses petits gémissements ne signifièrent -ils pas qu' elle comparaît à son imprudence ce qu' elle estime être mon sacrifice ? Elle se condamnait devant moi . Et n' était -ce pas une grande impudeur de ma part que d' exiger qu' elle se complût à découvrir les raisons du péché commis le soir de la réception diplomatique ; s' il y eut péché ? Voilà certainement pourquoi j' arrêtai mes blâmes : j' ai craint aussi de la corrompre en insistant , comme elle m' en accuse . Oui ... mais elle-même n' a -t-elle pas pressenti que j' éprouverais ce scrupule ? Sa ruse n' a -t-elle pas spéculé là-dessus , pour m' en faire accroire , pour m' imposer le silence , et , par suite , un doute favorable à sa dissimulation ? Je flairai son odeur de duplicité et d' astuce . Car j' ai compris qu' elle m' examinait , qu' elle me fouillait le coeur , qu' elle tremblait d' y lire ma clairvoyance , qu' elle la lisait , et qu' elle me détestait parce que je n' ignorais plus son abomination . Oh ! Je me souviens ... je me souviens ... en son air de docilité coquette , gentille et repentante , quel éclair blafard jaillit soudain de ses yeux ! Comme tous ses traits se tendirent ! Presque aussitôt , elle se maîtrisa . Elle reparut une petite soeur attristée d' être en butte à de vilains soupçons , une soeur douce , plaignant le mauvais esprit de son frère , une soeur innocente et sainte , prête à intercéder auprès de la sainte vierge , en faveur d' un frère vicieux et méchant . " ah ! Pauvre * édouard ! Aime . Récite des vers à la nuit chaude . Interpelle le scintillement des étoiles . Mesure l' harmonie des poètes et les profondes pensées des moralistes afin d' accroître le sublime de ta passion .. , hélas ! Tu chéris la fille du vaincu , celle qui garde dans le sang la fatalité de la faiblesse : la ruse et le mensonge ... pauvre * édouard ! " or , quelle force que la faiblesse ! ô vous grands saints ! * Rémi qui imposas aux barbares la fraternité du * Christ , qui fis baisser la tête du fier * Sicambre ; * Grégoire qui continuas son oeuvre , qui gouvernas les * Frédégonde et les * Brunehaut , qui soumis , à la politesse latine la brutalité franque ... ô vous , faibles sublimes , vainqueurs des forts , vous à l' idée de qui le monde d' * Occident obéit treize cents ans après votre mort de bienheureux ensevelis dans le froc ou la dalmatique ... ne ressusciterez -vous pas pour dire la puissance de la faiblesse , et l' empire de son génie sur les siècles ! ... " ainsi méditait * Omer entre ses moments d' application . Plus il étudiait , plus se développait en lui la certitude qu' en tous les temps l' intelligence , comme une riposte différente et nouvelle remplaçant le glaive brisé et les muscles garrottés , était née de la réflexion des vaincus ; que , dans le cerveau du premier esclave réduit aux exercices de l' imagination , germa la première fleur de la pensée , la première intuition de la science , le premier espoir de justice . La pensée , la science et la justice , sous leurs formes enseignées par les dieux antiques , par le messie chrétien , avaient prévalu contre les vigueurs des conquérants . Et c' était le miracle : douze pauvres pêcheurs , fidèles à un ami obscur et supplicié fondent sans le savoir une religion , méconnue deux cents années , mais fermentant parmi de tristes populaces , pour , tout à coup , s' épanouir sur le monde et sur le temps . Un robuste orgueil enchanta le jeune homme ; être de ceux qui restaureraient sans doute l' esprit de saint * Thomas * D' * Aquin , l' omniscience de * Roger * Bacon , l' érudition dominicaine , le communisme de saint * Bernard , prédécesseur du fameux * Gracchus * Babeuf , le pouvoir triomphal de * Sixte- * Quint et de * Richelieu , l' intelligence constituante de l' abbé * Sieyès ! Au miroir dressé entre deux colonnettes , sur la boîte à brosses , il aima s' apercevoir , lui , ses livres ouverts , et sa plume d' oie devant son visage pâle . Il s' égalait à ces princes et à ces docteurs de l' église . Pourquoi ne deviendrait -il pas le moine malin appuyé sur la crosse épiscopale , dans le dessin perpétuellement inachevé du maître , et qui regardait , par delà le signe de * Dieu , un pitoyable empereur prosterné dans la neige ? Pour lui fumerait l' encens de la messe et des processions , pour lui de pieux ouvriers déjà tissaient l' or de la dalmatique diaconale et des chasubles , pour lui se balanceraient les panaches du dais liturgique , pour lui des orfèvres cisèleraient l' argent des ostensoirs ; pour son cortège , les veuves filaient le lin des surplis et la laine des soutanes ; pour lui , peut-être , les ouvriers napolitains teindraient de pourpre l' étoffe cardinalice . Voilà ce que son heureux sacrifice enlevait à son cousin * édouard * De * Praxi- * Blassans . Celui -ci ne recevait , par contre , que la fragile affection de * Mlle * Denise * Héricourt . Comme une mauvaise action * Omer considéra presque le silence qu' il résolut de garder sur les défauts de la jeune fille ; mais toute révélation n' eût -elle pas fait souffrir l' infortuné et détruit l' espérance de tante * Aurélie , du père mort , qui s' étaient promis jadis de consommer par le mariage de leurs enfants l' union de leurs âmes fraternelles ? Aux premiers jours de septembre l' étudiant reçut la visite de l' amoureux qu' accompagnait * M. * Gagneur , le secrétaire du comte . Les deux cousins s' embrassèrent , tout émus et contents l' un de l' autre . Ils protestèrent qu' ils se vouaient leurs vies . * édouard parlait en vers de la jeune fille . Il était complètement fou . La voiture des * Praxi- * Blassans les emmena vers l' allée des veuves , après avoir dépassé les grilles des invalides . C' était là-bas , non loin des champs-élysées , que le factotum avait choisi le domicile particulier du jeune * Héricourt ; il déclara convenable de ne point loger un élève en théologie parmi les autres étudiants de qui les manières sont dissipées . Au mois de mars , les gendarmes avaient dû réprimer leurs désordres dans le jardin du roi et sur la place * Vendôme . Le neveu d' un pair ne devait pas se mêler à ces tumultes . * Omer eut quelque déception à se voir séparer de la jeunesse et des grisettes , et à s' installer loin de la chaumière . Il apprit , en revanche , qu' il occuperait une maison voisine de celle où * Tallien , le conventionnel de * Thermidor , avait habité ; et il la découvrit bientôt , toute basse , munie de contrevents verts , sous la protection d' une barrière en bois goudronné . On avait repeint en brun la porte , le marteau de fer , les poutrelles croisées dans le plâtre rose de la façade ; on avait remis quelques tuiles neuves parmi celles devenues noirâtres et moussues . Un peu plus loin , des camions chargés de pierres de taille défilaient vers les marécages du cours-la-reine , où l' on construisait une rue dédiée à * François * Ier . Sans trop de satisfaction , * Omer fit connaissance de son domestique chauve , glabre , épais et bas sur jambes , qui lui montra la bibliothèque , les volumes latins et grecs , reliés en veau . Il flaira le parfum du vernis frais noircissant le bois des vieux fauteuils rococo , et d' une table ovale fort massive . Présent d' * Aurélie , deux coupes d' argent , l' une remplie d' encre , l' autre de sable , brillaient dans une écritoire de thuya . à l' étage , il y avait un aimable salon tendu de damas cramoisi , pourvu d' une ottomane et de carreaux en velours pareil , de rideaux à plis lourds . Des lames de verre , rouges , jaunes , bleues encadraient les vitres dépolies . Une guitare était pendue à un clou . * Briséis , à genoux devant le corps de * Patrocle , se désolait dans une vaste gravure . Un tapis de soie turc recouvrait le guéridon . Les belles armes envoyées de * Grèce par l' oncle * Edme rayonnaient sur le mur vers une rondache centrale . * Omer pensa qu' il se tiendrait plutôt là , et ne jeta qu' un regard dans le cabinet à coucher où , sur la tapisserie , se répétait à l' infini le médaillon de * Poniatowski sautant à cheval dans l' * Elster . Des lés de calicot formaient tente au-dessus du lit . Un paravent de percale rose dissimulait un lavabo . Par toute la maison , et un peu au hasard , les lithographies de * Carle * Vernet , ses chevaux de courses , ses scènes de chasse intéressèrent le jeune homme , entre les portraits de saint * Louis * De * Gonzague , du pape et de saint * François , entre les images des cathédrales illustres . Dans le vestibule , une selle neuve , des étrivières et des brides garnissaient en évidence deux tréteaux . à la fenêtre , * M. * Gagneur indiqua le manège tenu par un garde-du-corps qui attendrait son nouvel élève , chaque matin , dès cinq heures ; puis il dit : - * M. * Héricourt devra coucher ici , tous les soirs ; et le matin , après la leçon d' équitation , aller à l' hôtel du général , pour y travailler . Après dîner , il aura le loisir de la promenade ... je prends congé , messieurs . Serviteur ! Les cousins ne s' attardèrent pas dans la maisonnette , * édouard voulut rejoindre * Denise à leur campagne de * Saint- * Cloud . - elle est divine quand elle s' avance , une rose à la main , par les allées du parc . Elle semble une immortelle , que la faux du temps n' effleurera jamais ; elle paraît aussi éternelle que la magnificence du firmament et les chants harmonieux de la nature environnante . Elle triomphe de la mort ... il faut que je la revoie , allons prendre des chevaux au faubourg * Saint- * Honoré , et galopons jusqu'à * Saint- * Cloud . En effet , ils rencontrèrent * Denise dans une allée du parc , non loin des communs . Elle ne tenait pas à la main une rose , mais un pilon de volaille qu' elle rongeait en marchant , et son visage portait quelques souillures de graisse rôtie . N' ayant pas reconnu d' abord les cavaliers , elle continua de satisfaire , en chantonnant , une gourmandise qui lui gonflait la joue . - quelle charmante , quelle pure , quelle délicieuse simplicité ! -murmura la passion de l' adolescent . * Omer retrouvait la soeur telle qu' aux jours d' enfance , lorsqu' elle volait à la cuisine , durant les absences des domestiques , et qu' elle recevait , ensuite , le fouet dans la lingerie . à la vue de son cousin , elle jeta l' os de poulet , avala d' un coup , au risque de s' étouffer , ce qui demeurait en sa bouche , et s' essuya les lèvres , avec promptitude , mais ne s' excusa point , ni ne rougit . Au dîner , elle ne parut pas avant le second service , entra , toute fardée , avec un petit chien de six semaines qu' elle fit laper dans son assiette . Tante * Aurélie , doucement , lui représenta que cela choquait la politesse . Aigrement , * Delphine renchérit sur le blâme . Les deux filles se disputèrent : - je ne veux pas recevoir d' observations , moi ! Je ne recevrai d' observations de personne ! Cria * Denise . Le petit chien effaré soulagea sa colique en un coin . Elle ne fit qu' en rire aux éclats , tandis que * Delphine , levée de table , déclarait ne pouvoir prendre ses repas devant un spectacle aussi dégoûtant . - tu n' as qu' à sortir si ça te déplaît ! -riposta la soeur d' * Omer . * Delphine se soumit , maugréa , comme le laquais grognon qui vint , avec une serviette , étancher l' immondice . - penses -tu que cela charme tes convives quand tu seras maîtresse de maison ? -demanda la tante * Aurélie . -voyons , mère , ne la tourmentez pas ! -reprit * édouard . * Denise a le coeur trop sensible ; elle ne peut laisser seule cette pauvre bête qui geint à fendre l' âme dès qu' on l' enferme ! -si le comte était là , cependant ... - parbleu , puisqu' il n' y est point , ayons la paix ! -conclut -il sur un ton furieux . Tante * Aurélie baissa la tête , murmura : - je devrais te réprimander sévèrement . Vous abusez l' un et l' autre de ma faiblesse . Fi donc ! La tante se détourna , contempla le crépuscule du parc . Filtré par les feuillages desséchés des tilleuls , le soleil frappait d' une lumière oblique les ombres de la pelouse étendue jusqu'à la grille . Des vapeurs d' or poudroyaient autour des barreaux , franchissaient leurs intervalles , illuminaient les grands rinceaux de fer , les herses hérissées du saut-de-loup . Une avenue enclose de peupliers géants était droite et fraîche sous un ciel pers . Des rectangles de géraniums rouges ornaient les boulingrins ; ils atteignaient , là-bas , les eaux miroitantes de l' étang . * Omer aussi regarda voguer les cygnes , pour ne point voir sa soeur cueillir sans vergogne toutes les cerises du compotier mis devant elle , encore qu' on apportât seulement le rôti de faisandeaux . - servez plus vite ! -ordonna la comtesse . * Omer fut honteux de sa soeur . Elle colportait les habitudes de * Dieudonné * Cavrois . Avant que les plats fussent inclinés , par le maître d' hôtel devant la première personne à servir , elle s' informait avidement de leur contenu . Dès que sa tante mordait au premier morceau , * Denise l' interrogeait sur la succulence du mets , le jugeait dès lors à haute voix , le condamnait ou le vantait , bestiale , les yeux ivres de concupiscence . à l' arrivée du plat , elle retournait les tranches , choisissait à l' aise , insoucieuse de l' attente d' autrui . Elle confisqua presque toute la crème de l' entremets , et laissa la croûte seule aux convives assis après elle , à droite . - quelle bel appétit , quelle jolie santé ! Comme elle est saine , ta soeur ! -proclamait * édouard . Sous l' uniforme de lieutenant , * émile était là , venu en congé . Silencieux et grave , il s' écartait d' elle doucement et détournait aussi la tête pour ne pas trop assister à cette goinfrerie . Il disserta doctement sur les intentions du comte d' * Artois relatives au jeune clergé et à la jeune diplomatie . Il souhaita qu' * édouard fût admis à l' école des chartes , qu' on fondait alors pour les gentilshommes . Il énuméra les avantages . Mais * Denise enflait sa voix afin de couvrir cette conversation ennuyeuse , et elle cria son avis sur les plumes d' une coiffure arborée par * Mme * Dorval dans le château de * Kenilworth , à la porte-saint- * Martin . * émile dut se taire offensé . Le rouge envahit son front , entre les mèches de ses cheveux . Il rangea méthodiquement les argenteries de son couvert , et ne souffla plus mot . Au nom du duc de * Berry , prononcé par un prêtre qui l' accusa timidement d' avoir affecté , toute sa vie , des allures soldatesques , * Denise répliqua vertement qu' elle approuvait ce genre -là . - j' ai du sang de soldat dans les veines , moi ! Je n' aime rien tant que la gloire ! Quel sacrifice l' emporte sur celui de la vie ? L' homme qui risque sa vie , par grandeur d' âme , a le droit de prétendre à tout . Aucun ne l' égale ... voilà mon opinion . - qui te la demandait ? -fit doucement * émile . Tante * Aurélie quitta sa chaise , et les laquais furent ouvrir à deux battants la porte du salon . Chacun se retira , feignant d' ignorer la confusion de la jeune fille , sa colère blême . Dans le jardin * émile et * Delphine la blâmèrent . En acceptant le bras d' * Omer , la comtesse lui dit : - dieu merci , j' aime beaucoup * Denise ; cependant , elle me donne de mortelles inquiétudes . Elle est impérieuse et violente comme mon père . Elle ne cède jamais . Ceux que ne séduit pas sa beauté la jugent déjà sévèrement . Puisse son ange gardien la sauver ! Je crains fort pour son avenir . Que faire ? Une chose me chagrine entre toutes . Le comte est -il présent , elle se tient coite , elle vous a des façons d' infante espagnole . Lui parti , elle insulte , elle tranche , elle affecte les plus détestables manies . Donc elle ne se conduit bien que par peur . Elle ne fait rien par bonté , puisqu' elle n' a pas de politesse , cette politesse qui est la crainte de gêner autrui . Sa gourmandise me dégoûte fort , ainsi que ses effusions pour les petits chiens incongrus . Elle le sait . Il lui importe peu que je souffre de cela . C' est d' un mauvais coeur . Sa conduite devant mon mari dénote une hypocrisie assez vilaine . J' appréhende tout de son caractère qui ne s' amende point . * édouard peut souffrir beaucoup en ménage . Et j' adore mon fils . Si elle ne change pas d' habitudes , elle nuira certainement à la carrière de son mari . Elle écartera de lui les personnes de la société qui ne tolèrent point de tels manquements à l' étiquette , et se soucient peu de subir des insolences . Je ne veux pas , dieu m' en garde , supposer que ces peccadilles deviennent jamais un obstacle à leur mariage , mon plus cher désir , et celui de mon malheureux frère . Mais que le comte s' aperçoive ou se renseigne ... que deviendrons -nous ? -on pourrait la remettre au couvent , - proposa * Delphine . -il est vrai que nos saintes mères renoncent à la dompter . Elle se rend odieuse . Pour moi , je vous l' assure , maman , si je devais continuer longtemps à subir les avanies qu' elle me fait , je n' hésiterais plus davantage à prendre le voile , quelque douleur que je dusse éprouver à vous quitter . Là-dessus , * Delphine étouffa malaisément de forts sanglots , qui secouaient sa poitrine plate et les os de ses épaules . * Aurélie l' embrassa tendrement , calma cette laide grimace pleurante . * Omer se désola . Ces accusations confirmaient trop ses craintes . Tous quatre s' assirent sur un banc de pierre . * émile mit la main dans son habit de lancier , réfléchit : - mon bon * Omer , - finit -il par dire , - tu viens de prouver à ta soeur , en briguant le titre de probationnaire , ton souci d' aider à ses ambitions . Tu lui seras moins suspect que tout autre si tu l' exhortes à se défaire de ces graves défauts , dans son intérêt même . Je t' invite à lui répéter les paroles de ma mère , en y ajoutant tout ce que pourra te suggérer ton amitié de frère , et ta raison de chef de famille , puisque tu l' es , en somme . Ajoute que moi-même te charge de cette démarche . Nomme -moi . Je ne doute pas qu' elle ne s' en trouve assez marrie pour accepter tes arguments , puisque * édouard m' écoute souvent . Elle ne l' ignore pas . * Omer ne tarda point . Dès qu' il l' eut seule à seul , il morigéna * Denise . Aux premières ripostes de l' arrogante , il s' emporta . Leur père serait -il vaincu dans la mort même ? Tous ses voeux , proclamés quand les dernières gouttes du sang glorieux s' épanchaient sur la terre autrichienne , une fille impie oserait -elle les méconnaître ? La colère de l' orateur poussa la coupable contre un taillis , et ne lui concéda rien . Elle finit par sangloter abondamment : - lâche ! Lâche ! Tu profites de cet instant pour m' insulter , misérable ! Un dieu de fureur , alors , vociféra par la bouche du frère . Il entendit résonner une de ses phrases , et l' admira . Il prépara le triomphe de son éloquence . * Denise le regardait , les yeux agrandis , la bouche béante , en s' essuyant les joues avec son mouchoir tassé . * Omer aperçut ses propres gestes en ombres rouges : le couchant ensanglantait les déchirures du feuillage . Il écouta sonner ses objurgations . Il lui parut qu' il lisait dans un auteur ancien ses prosopopées ; il imagina qu' au détour de l' allée , tout à l' heure , la lune éclairerait un temple blanc de * Diane . Il crut qu' il était , dix-neuf siècles plus tôt , un jeune citoyen d' * Athènes rappelant ses devoirs à une soeur égarée par des dieux jaloux . Et la magnificence de la vertu antique l' émut . N' allait -elle pas convaincre , par son discours , l' enfant indocile ? Il le pensa . - la passion d' * édouard et ce qu' elle promet , dit -il , méritent bien quelques efforts pour se contraindre . Je l' entends parler de toi depuis un an . Il te consacre sa vie , sincèrement et follement ... - caprice de freluquet ! Nous ne pouvons nous marier avant l' automne de l' année prochaine . Qui m' assure qu' il me sera fidèle ? ... et puis , au dernier moment , la dispense du pape , nécessaire à une union entre cousins germains , ne peut -elle être refusée grâce aux intrigues du comte ? -il est infâme de parler ainsi d' un loyal gentilhomme ! -je vois , mon frère , que tu le connais à peine ... le loyal gentilhomme ! -il te comble de bienfaits depuis quinze ans . - lui ? ... non pas . Ma tante . Oui ! ... parce qu' elle prolonge un rêve de femme sensible ... - que veux -tu dire ? -oh ! Rien ... rien que tu ne saches ... elle regarda fixement son mouchoir mouillé qu' elle tenait entre ses doigts fébriles . Elle s' expliqua clairement , à voix rapide . Mariés , l' un à une femme indolente , dévote , résignée , de nature trop contraire à son action , l' autre à un époux dédaigneux , toujours en voyages , ou qui , présent , se confinait dans ses études diplomatiques à moins qu' il n' en sortît pour répandre sur chacun des blâmes criards , pour ennuyer du récit de ses lectures , leur père , leur tante s' étaient chéris . La jeune fille démontra que la tendresse d' * Aurélie et le simple héroïsme de * Bernard * Héricourt avaient trouvé dans leur affection fraternelle le refuge de sentiments incompris . Alors ils avaient espéré , pour leur vieillesse , que les deux enfants , nés presque à la même date , vécussent un amour plus fort qu' ils n' avaient pu connaître . * Denise devinait tout . Elle rapprochait mille incidents survenus au cours de son enfance . Rien n' avait échappé à l' espionnage peut-être innocent , peut-être habile de la petite observatrice . Elle développa ce qui dans le langage triste de la tante n' était qu' allusions timides , que réticences . * Omer ne put nier l' évidence . Il en ressentit une émotion profonde . Que de beautés douloureuses dans ce dévouement mutuel , dans cette sympathie complète ! Il fallait entièrement admirer ce désir de voir s' aimer passionnément la fille et le fils . Que le père , une heure du moins , soulevât la pierre du tombeau pour assister aux fiançailles ! * Omer le souhaita par toute la force d' une prière mentale qui pantela comme son coeur et sa poitrine oppressés . * édouard fougueux , pâle dans ses boucles brunes , beau par l' amertume de son sourire , * Denise , la * Denise des fêtes , enfantine et femme à la fois , de taille élégante et de teint lumineux , se baisant les lèvres devant la tante et le père assis , qui goûtaient le trouble même des fiancés , qui unissaient leurs âmes en ces deux corps engendrés de leurs chairs , ce fut une image touchante et splendide dont ne se lassa point le silence d' * Omer . Il lui parut qu' en ses organes l' esprit de son père s' enivrait de ce songe , et se substituait au fils , frémissait en lui . Plus tard , * Denise reprit gravement : - voilà le rêve des morts . - celui des vivants aussi . - moins que tu ne le penses . - voudrais -tu manquer à ta promesse ? - * édouard ne ressemble pas aux héros comme notre père ... - il possède l' intelligence active du comte . - présentement , c' est encore un collégien qui fait des devoirs en vers , et me prend pour sujet de ses compositions ... sans doute , il changera ... je goûte peu les acteurs , les poètes , les baladins , les troubadours de pendules , moi ! -peste ! Tu es difficile ! ... - comment la fille du colonel * Héricourt pourrait -elle chérir les gens de cette sorte ? ... réfléchis ... j' adore la gloire . Elle est dans notre sang . Quand passent les musiques des régiments , tout mon coeur tressaille ... - fais un signe : * édouard prendra l' épaulette , comme son frère . - l' épaulette n' est rien sans les exploits ... - il ne peut guère , à dix-huit ans , avoir conquis l' * Europe ! Patience ! -d'abord le comte est inflexible : il l' obligera sûrement à s' employer dans les ambassades ... quelle destinée ! La moindre altesse vous humilie d' après les prescriptions de l' étiquette ... le comte lui-même , qu' a -t-il été , toute sa vie ? Le domestique du prince de * Bénévent , avant de voyager avec la valise de * M . * De * Montmorency ! ... - holà , ma soeur , deviendrais -tu jacobine , ou jacoquine , comme disait notre pauvre tante * Malvina ? -je n' entends pas , du moins , essuyer les affronts que vous infligent les gens de cour . Tu as vu les manières du cardinal dans les salons , et comment notre tante lui dut céder le pas . Moi , j' enrageais . - il te fut aimable , cependant . - la belle affaire ! Il n' est pas de porteur d' eau qui ne crie devant ma voiture : " mafi ! Le beau brin de fille ! ... " cela n' est pas pour m' amadouer ... j' ai trop d' honneur pour me contenter de compliments que n' importe quel passant adresse à n' importe quelle grisette ... il n' y a qu' une existence que j' envie , dans toute la famille : celle de la tante * Malvina . -oh ! -certes ! ... elle eut pour mari un héros qu' elle suivit en chaise de poste à travers tous les champs de bataille . Elle le vit entrer triomphant à * Vienne , avec l' état-major du maréchal * Oudinot . Les femmes lui jetaient des fleurs par les fenêtres ! Ses soldats l' acclamaient . Le courage même de ces braves saluait son courage ... quelle grandeur ! Quelle ivresse ! Quel moment inoubliable ! On peut mourir après ça . On a tout connu du bonheur quand le vainqueur est venu mettre à vos genoux ses lauriers et son épée . Elle persista sur ce ton . D' abord stupide , * Omer bientôt trembla de douleur . * Denise choisissait l' oncle * Augustin à la place d' * édouard . Elle dénonçait le voeu du colonel * Héricourt et de la tante * Aurélie , au moment précis où elle venait de lui en faire entendre la beauté discrète , longue et nourrie de sublimes tristesses . Il ne répondit point , refusa de comprendre . Elle discourait encore . Elle s' exalta . Même , cette voix qu' il étudiait révéla de la franchise . Peut-être * Denise se croyait -elle éprise de la gloire , en fille de soldat . Peut-être n' avait -elle pas été conçue entre deux campagnes sans avoir gardé les espérances de victoire qui échauffaient alors le coeur de son père . * Omer l' écoutait dans la nuit bleuâtre . Elle décrivit la succession de ses sentiments . Petite , elle désirait le mariage noble , comme un affranchissement de la médiocrité où vivait leur mère . Parvenir au luxe des * Praxi- * Blassans , et le pouvoir dire sien , lui semblait le rêve . Maintenant elle pesait les obligations inévitables . Outre * édouard , c' était la colère maniaque du comte qu' elle épouserait , son autorité sévère , l' acrimonie quotidienne de * Delphine , la froideur d' * émile , qui relevait tous les défauts de sa cousine , qui combattait sa gourmandise et ses façons indépendantes , qui la fuyait ostensiblement , avec l' affectation de ne se commettre pas en si vulgaire compagnie . - ici , chacun exagère mes défauts ! S' écria -t-elle . Personne , sauf * édouard , ne rend justice à mes qualités . Et personne non plus ne blâme les défauts des autres . Le comte peut imposer ses longs discours endormants : qui les lui reproche ? Ma tante peut pleurnicher à son aise , et relire à haute voix des vers insupportables , du matin au soir : on feint d' y prendre plaisir . * Delphine peut soumettre la vie commune à ses heures d' offices , aux engagements de ses neuvaines , aux visites de religieuses moroses et ridicules dont la présence interdit les gais propos : chacun la loue de sa piété acariâtre , ou bien la lui passe . * émile peut battre , à coups de fouet , ses chiens de chasse qui hurlent , les pauvres bêtes ! C' est parfait ! Moi seule suis en butte à toutes les récriminations . Le comte m' accuse de m' habiller à la manière des femmes perdues . La tante * Aurélie me gourmande parce que j' ai besoin de la voiture pour aller chez la couturière ; * Delphine ne saurait pas supporter , la délicate ! Mon petit chien à table ; * émile m' accuse de sottise parce que je refuse de lire , toute la journée , * Plutarque . Toi , tu m' insultes en m' imputant des inconvenances imaginaires ... je suis à bout de patience ... et s' il me faut acheter à ce prix -là le nom de * Praxi- * Blassans , je préfère me marier tout de suite avec le premier qui demandera ma main , avec le premier homme honorable , s' entend , fût -il plus âgé que moi . Il ne manque pas de colonels ou de généraux pour qui ma part des moulins * Héricourt ... - et le voeu de notre père ? ... - ce n' était pas de voir sa fille malheureuse , avilie par tous , humiliée par tous ... je veux fuir d' ici ... je ne veux être ni la domestique des fantaisies , ni l' esclave des manies des autres ! Mon honneur et ma dignité me le défendent ! Je veux manger comme il me plaît , ce qui me plaît , et partager avec mon chien , sans qu' on m' afflige . Je ne veux pas me vêtir de noir comme une orpheline d' oeuvre de charité . Je veux rire et causer , en dépit des espions , avec qui m' amuse . Je veux être chez moi ma maîtresse , enfin ! ... c' est justement tout ce qu' on m' interdit , tout ce qu' on m' interdira , si je reste dans cette famille ... d' abord , je n' épouserai qu' un soldat glorieux ... - prends garde de retourner au couvent ! ... - * édouard ne le permettrait pas . - alors , tu ne rougis pas d' utiliser sa passion pour tes folies , quand tu te détermines à tromper son amour ? -je ... je ... elle se tut , réfléchit , suffoqua , puis fondit en larmes ... - ce que tu te proposes là , - reprit * Omer , - c' est une déloyauté atroce ! Et tu parles d' honneur ! -pardonne -moi , je suis méchante ... mais tout le monde me hait ... elle sanglotait encore . Soudain , elle s' enfuit par le détour des bosquets . Dans la voiture qui les ramenait à * Paris , * Omer instruisit * émile de cet entretien . L' officier n' en fut guère surpris . - ma mère a gâté le naturel de sa nièce , qu' elle élevait avec un dévouement jaloux , dit -il . Elle la choyait comme l' image même de son frère , ou mieux comme la présence du défunt évoquée , en quelque manière , dans ce petit corps vivace . Quand * Denise tomba malade , à neuf ans , la crainte de la perdre excusa de fâcheuses faiblesses . Ta soeur s' accoutuma à entendre louer ses pires habitudes d' enfant volontaire . à dix ans , elle était déjà telle qu' aujourd'hui . Alors mon père exigea qu' elle fût au couvent ; mais les religieuses ne changèrent que la surface . Maintenant elle va nous donner de l' embarras . Aussi bien mon père ne tolérera ce mariage avec * édouard qu' autant qu' elle se sera mieux résignée aux convenances ... une femme d' ambassadeur doit avoir des attitudes décentes et réservées : elle ne les possède pas . Tu me dis que le général tente de la séduire . Je ne laissais pas que de m' y attendre . Depuis le veuvage qui lui octroie la jouissance des biens de sa hollandaise , il a déposé à * Londres , en garantie , les titres des comptoirs de * Java , pour faciliter les relations entre la banque d' * Artois et la banque d' * Angleterre . à ce qu' il semble , ce nouveau contrat donne un caractère de sûreté aux agiotages de la tante * Cavrois . Jusqu'à cette heure , on pouvait taxer de témérité les entreprises où elle s' acharne ; le succès de cet arrangement les justifie par hasard . Est -ce à dire que nous allons brasser les millions ? Point du tout . Pendant cinq ou six années , il faudra bien de la prudence et de l' économie pour dégager les fonds , faire rentrer les créances , et amortir les emprunts de la compagnie * Héricourt . Passé ce temps , et à moins de catastrophes , la fortune de la famille sera solidement , amplement constituée sur des assises durables . En récompense de son aide , * Augustin se flatte de réunir dans son ménage , deux parts de la compagnie * Héricourt . Il a jugé facile pour un général bien fait , qui ne compte pas quarante ans , de tourner la tête à notre petite étourdie . Cette union lui donnerait la haute main sur toutes les affaires de la banque , des moulins et des charbonnages . C' est à quoi il convient de s' opposer ... tu dois avertir la tante * Cavrois ... " * Adonis ne dédaigna point l' amour de la grande * Diane . Ne permettrez -vous pas à une mortelle , demain , au lever de la lune , de venir baiser votre front qu' elle adore depuis la fête du faubourg * Saint- * Honoré ? - * Aloyse . " * Omer examina la cire de ce billet et crut qu' une lame chaude l' avait déjà fendue . La trace plate , vernie , demeurait visible . Toutefois , il n' en acquit point la certitude . Alors , il alla fermer au verrou la porte de sa chambre . Il brisa le sceau rouge , relief épais d' une marguerite , en le frappant avec le manche du canif . Une boulette se dégagea d' une fêlure . Il la put extraire puis dérouler , infime et minuscule . Cela formait une bande ténue de papier végétal à peine plus large qu' un fil de laine . * Omer dut prendre une loupe pour déchiffrer ces mots écrits à la pointe d' une aiguille : " m ... reçoit en route des courriers d' * Alexandre qui blâment les timidités de * M . * De * Villèle . M. . . est l' agent du tsar . " après avoir scrupuleusement épelé , relu le message , il appuya la tête sur un coussin de l' ottomane , songea . Il lui parut nécessaire de mener à bien cette intrigue dont le diplomate lui remettait les fils . Réussir en cela devenait plus urgent depuis l' amour de la soeur pour le général . Amour moins réel , sans doute , au coeur de la jeune fille , que son envie de quitter une maison où l' on refrénait sa brutale indépendance ; mais cela , justement , rendait plus certain le péril . Si * Denise abandonnait * édouard , il se réfugierait aussi dans l' état ecclésiastique . La protection du comte guiderait -elle également le fils et le neveu dans la même carrière ? Certes non . * Omer serait probablement sacrifié . Or , la malignité découverte en * Denise , la cupidité de l' oncle * Augustin , si dévoué en apparence , si fin en son indulgence lasse ; l' esprit sévère d' * émile , la haine de * Delphine contre les gens de pensée libre , l' humanité toute hideuse révélée brusquement , accroissaient le dégoût de l' étudiant pour le monde . Plus que jamais l' église et ses ambitions le séduisirent . à tous ces méchants , à ces pécheurs , il imposerait la loi divine qui pardonne et qui châtie , qui retranche et qui dispense . Que son âme était meilleure ! Comme elle saurait prescrire aux fidèles l' exercice de la vertu ! Ah ! Comme ils l' avaient trompé sur lui-même au tribunal de la pénitence , les pères qui l' avaient flétri d' épithètes outrageantes ! Auprès des autres , il était un saint , lui , un saint comme le bisaïeul , comme sa mère , comme les * Lyrisse . Les peccadilles de sa luxure ? Saint * Augustin ne les avait -il point pratiquées , avant de devenir un exemple de sagesse et de pieuse intelligence ? Le père * Anselme parlait en rigoriste absurde . Au contraire , l' outrecuidance du cardinal * Castiglioni envers les invités du comte et les fidèles du père * Ronsin parut logique . Voilà de quelle hauteur il seyait de tenir les rênes , sous quoi l' attelage obéit et trotte . Aussi bien fallait -il laisser les brutes dans la boue de * Canossa , comme l' empereur allemand , devant la porte close de la vertu spirituelle . Parce que le monde était satanique ou bête , il importait de le vaincre et régir . Donc , il convenait d' atteindre à la domination . " il y a trop de hontes en chacun . Arrière la pitié et le scrupule ! Que la robe du prêtre interpose entre le vulgaire et moi le signe sacré . Je ne serai pas du troupeau ! " proclama -t-il devant la glace . Il déboucha le flacon déposé là par les soins d' * Aurélie ; il aspira le parfum qui chasserait de son esprit la puanteur des âmes . * édouard même lui déplaisait . Savant et fort , se pouvait -il avilir dans l' adoration d' une fille pareille , s' aveugler devant ces vices , cette gourmandise de sauvage , cette bassesse d' âme trop consciente de soi pour ne point prétendre se rehausser par l' outrance d' un faux orgueil ? Ah ! Il n' était pas digne de la tiare , ce " pourceau de * Circé " ! Permettre que fussent rompues les fiançailles d' * édouard , c' était lui céder la place dans la congrégation ; c' était lui rendre l' avenir épiscopal promis par le comte , par le fil de papier végétal qu' * Omer à cet instant réduisit en miettes . Il brûla ces fragments à la chandelle . Avant tout , l' utile était de plaire à l' oncle * Praxi- * Blassans , et d' acquérir de l' influence dans le milieu du père * Ronsin . Sans quoi l' avenir avorterait . " pour moi , pour les intérêts de la famille , que le général absorberait à lui seul , il importe que les projets de ma soeur échouent . D' ailleurs , j' accepte en legs les intentions de mon père . Le devoir est de les faire réussir par delà le tombeau . J' écrirai tout à ma mère demain . J' ouvrirai les yeux de ma tante * Aurélie . Auparavant , je me renseignerai sur l' oncle * Augustin en faisant visite au général * Pithouët , l' ami de mon père et du général * Foy ! " ces résolutions prises , le jeune homme s' estima grand politique . Il les notait en ordre , au crayon , sur des tablettes . Une fois couché , il se commanda de n' y songer plus , et bâtit là des conjectures sur la carnation de la personne qui , d' après la teneur du billet , s' offrirait au rendez -vous du lendemain . Il s' endormit en un rêve aimable , interrompu par une secousse : son domestique tirait la manche de sa chemise et l' avertissait du matin . Après la leçon du manège , * Omer traversa le pont , suivit les quais où les tondeurs de chiens disposaient leurs ustensiles , gagna la rue du bac pleine de cris de * Paris , qui proposèrent aux fenêtres la marée fraîche , les cartons à chapeaux , les billets de la loterie royale . Son cheval faillit bousculer un auvergnat que les ailes en cuir d' un large chapeau empêchaient de voir . Les deux seaux pleins brillaient aux bouts du joug affermi sur l' épaule : l' un s' épancha quelque peu ; l' homme jura . Les concierges expédiaient la poussière dans le ruisseau . * Omer mena prudemment sa bête parmi les épluchures de carottes et d' oranges , les groupes de ménagères apportant leur pot devant la charrette du laitier , les disputes des balayeurs et les roues énormes des haquets charriant du charbon de bois , à la file . Fier de dominer le commun , il fut néanmoins satisfait de mettre pied à terre dans la cour de l' hôtel , sans avoir bousculé un seul piéton . à son habitude l' oncle * Augustin le reçut dans son cabinet , le sourire sur ses lèvres moqueuses , et une main offerte , l' autre dans son habit de petite tenue . - je dînais hier avec * Broussais chez le maréchal * Soult . Le docteur prétend guérir les tumeurs dans le ventre . J' écris , ce matin , à * Virginie de venir s' installer ici pour le temps de la médication ... trêve de remerciements ! On ne saurait moins faire . Je suis charmé de vous avoir ici l' un et l' autre ; et , si * Broussais allège ce mal , j' en serai fort heureux . Au reste , ma maison a besoin de surveillance ; et j' aimerais que * Virginie eût l' oeil à mes comptes . Vous me passez cet égoïsme ? ... je ne fais rien pour rien , moi ! Il rit aimablement , demanda quelques détails sur le logis de son neveu , et plaisanta les coquines qui le fréquenteraient . Il fit goûter un excellent madère , des biscuits , une poire fondante , parla de chevaux et de chasse , de femmes aussi , compara les qualités voluptueuses des polonaises et des hongroises , en camarade jovial ; puis s' esquiva soudain , laissant * Omer aux mains du père * Desromes . La journée se passa comme les précédentes . Le jésuite ajouta des hachures aux piliers de * Canossa , pendant les heures d' étude silencieuse . Cette invitation de l' oncle à * Mme * Héricourt tourmenta le jeune homme . était -ce bienveillance fortuite , ou quelque chapitre ajouté à un plan complet de séduction tramé contre la fille et contre la mère ? Il repoussa toute certitude , et s' en fut , un peu hagard , vers cinq heures , chez le général * Pithouët . Rue de * Bourgogne , dans un sombre entresol , le député de la gauche libérale ne fut pas affable . Sur la chaise de roide acajou , le visiteur se crut accusé par des allusions et des ironies . L' homme maigre aux courts favoris ras multipliait les éloges exclusifs des * Lyrisse . Dès les premières phrases , il assura qu' ils " étaient de la même trempe " que le colonel * Héricourt . - je dépends de mon tuteur , - insinuait * Omer ; - et on m' interdit de correspondre avec le capitaine , qui est l' homme du monde que j' aime et que j' estime le plus . Me voici précisément , mon général , afin d' obtenir que vous lui fassiez savoir la constance de mon dévouement . Ces mots calmèrent la malveillance du général . Il remercia et se chargea de la commission . Alors , et par politesse , * Omer vanta le don somptueux de la vierge espagnole rapportée en 1812 , au château de * Lorraine , par son oncle * Edme , qui la tenait du général * Pithouët . - si ma poupée de * Séville vous avait inspiré des sentiments contraires à ceux du colonel * Héricourt , je m' en consolerais difficilement ... je suis en correspondance avec votre bisaïeul . Il me mande souvent combien le chagrinent les nouvelles habitudes qu' on vous impose à * Paris ... - monsieur ... j' étudierai le droit en même temps que la théologie . Plus tard , je donnerai la préférence à l' une ou l' autre des carrières qu' ouvrent ces deux sciences . Pour l' heure , des intérêts de famille m' obligent à la docilité envers mon tuteur . Enfin , par respect envers une malheureuse mère que mon impiété certaine désespérerait , je tiens à paraître m' éclairer sur les choses de la religion . - cela vous honore , monsieur ... nonobstant , défiez -vous de vos maîtres , les jésuites ... lisez -vous un journal indépendant , parfois ? Savez -vous que les amis de la congrégation , le procureur * Marchangy et son substitut , préparent le plus atroce des crimes , la condamnation à la peine capitale de pauvres jeunes gens , des sous-officiers , coupables uniquement de chérir l' idéal pour lequel moururent leurs pères et grands-pères ... c' est une infamie ! -hé ! Pourquoi non ? Les hommes sont faibles . Ils briguent des faveurs . Ils sollicitent des places . Comment désobéir à ceux qui tiennent sous leur pouvoir occulte les ministres et le roi , qui les effrayent par la crainte des fanatiques , de l' impopularité , et par les souvenirs des excès de la terreur ? ... ah ! Monsieur , laissez -moi regretter que le fils de mon ancien colonel se soumette à de si rusés charlatans ! -ce n' est pas l' effet de ma volonté seule . Et puis ... à mon âge ... peut-être a -t-on besoin de voir , de connaître , de comparer , avant de soutenir une opinion . - à votre âge , monsieur , nous n' avions besoin que d' écouter battre notre coeur , pour suivre le drapeau de la république . - vous étiez alors , mon général , les fils ou les frères de ces jacobins qui ébranlaient le monde . Vous étiez forts . J' ai grandi parmi le deuil , les morts et les désastres . Cela me fit une âme tremblante . Je n' ose rien . Le vieux soldat hochait la tête . De long en large , il marchait par l' obscurité de la pièce , que décoraient deux merveilleux tableaux représentant des scènes monastiques , et un superbe buste antique de * Trajan sur une gaine de bois marbré . - vous venez , jeune homme , dit -il , de prononcer une parole remarquable , trop remarquable pour votre âge , malheureusement . Vous êtes , à ce que je vois , un petit vieillard très réfléchi , un digne élève pleurnicheur de la poésie nouvelle et de * M . * De * Lamartine , garde du corps . N' importe ! ... vous rencontrerez bientôt dans les environs de la * Sorbonne des étudiants que la défaite de la révolution n' a point dissuadés de la servir . Ces étudiants -là sont moins prudents que vous , * Monsieur * Héricourt . Ils se font tuer comme * Lallemand pour défendre , contre les injures des chouans , le marquis de * Chauvelin qui sauvegarde les principes de la charte ! C' est dans leurs rangs que j' espère vous voir un jour . Alors nous reparlerons ensemble de votre père , de la république , et même de l' empereur ... la voix du général s' enflait et résonnait dans la pièce au plafond bas . Il parut un acteur , hors de son cadre , et qui cherchait à faire impression . La vanité d' * Omer se rebiffa . - je n' eus pas le bonheur de recevoir l' éducation d' un seul principe . Leurs opinions divisent mes parents . Il y a celle des * Lyrisse que j' admire , puis celle de ma mère , du comte de * Praxi- * Blassans , mon tuteur , et du général * Héricourt ... - oh ! Du moment que le général * Héricourt prêche une doctrine , ne doutez pas que c' est la meilleure pour ses intérêts , mais la pire pour la dignité humaine ! ... oh ! Le général * Héricourt ! ... le protégé de * Soult et de * Marmont ... ah ! Ah ! Vraiment ... il se mêle d' éduquer la jeunesse ? Il lui manquait cela , morbleu ! Il lui manquait cela ! ... * Augustin * Héricourt éduquant la jeunesse sous le portique et dans les jardins d' * Académus ! Que * M. * Baour- * Lormian composerait là-dessus un beau poème ! ... ah ! Vous écoutez les leçons du général * Héricourt , mon petit ami ? ... oh ! Oh ! Vous irez loin ... jusqu'aux marches du trône ... à moins que ce ne soit jusqu'au fond du bagne ... le député marchait , ricanait , sautait , se frottait les mains , se croisait et se décroisait les bras , levait les paumes au ciel , comme * énée dans les phases critiques de l' épopée latine . Il était chauve et osseux , avec un grand nez en l' air , des mains loyales qui se posaient alternativement sur le coeur de son habit tête-de-nègre , ou s' enfouissaient dans les fentes de son pantalon américain . La pédagogie de l' oncle * Augustin intéressait énormément l' acerbe et bruyante ironie du général . - * Augustin * Héricourt ... il rendrait des points à * M. * Fouché , duc d' * Otrante , pour les délicatesses de la fourberie ! -je crois cependant qu' il a toujours agi en brave officier . - oh ! Brave ! Je ne le conteste pas . Nous fûmes sacrebleu ! Quelques millions de braves comme ça . Mais à la bravoure votre oncle ajoute d' autres qualités ... moins communes . Il est doué pour l' administration , s' il vous plaît ... c' est un remarquable administrateur ... à la * Bérésina , tous les fourgons pleins qu' il avait acquis de ses malheureux frères d' armes étaient passés avant ceux mêmes de * Napoléon ; et ses commis achetaient pour un morceau de pain les chariots des morts et leur contenu . Il n' a pas laissé beaucoup à faire aux juifs de * Wilna , monsieur votre oncle ! ... on dit que la congrégation le désigne déjà pour commander , sur la frontière d' * Espagne , les trois brigades unies aux moines de l' armée de la foi contre les constitutionnels . Je ne suis pas en peine de supputer ce qu' il en rapportera d' avantageux , outre ses grades . " peut-être un buste de * Trajan ! " eut envie de répondre * Omer , qui fixement admirait l' antique , et les deux scènes peintes de la vie monacale . Il réprima son impertinence : " voilà mon père , s' il vivait ! -lui répéta son émotion subite . - il parlerait comme cet homme maigre et violent ... l' oncle * Augustin estimerait que celui -ci se croit honnête parce qu' il a moins réussi . " -monsieur , j' aimerai recevoir vos conseils , si vous tenez pour agréable de m' en donner quelquefois . - volontiers , jeune homme . Revenez ici quand vous serez inscrit sur les registres de la faculté . Je vous indiquerai les adresses des étudiants sains d' esprit , et qui pourront être utiles à votre état moral . à vous revoir , monsieur ... - serviteur ! * Omer descendit lentement les marches étroites et bien cirées . à son imagination l' oncle * Augustin se présentait avec ses longues jambes croisées en bas de soie blanche , sa poitrine d' or , son sourire amical et moqueur , dans le rayon de lumière qui dénonçait le bras nu de * Denise mollement étendu contre le genou du général , le soir de la réception diplomatique . Les accusations du soldat libéral confirmaient les médisances d' * émile , évidemment . évidemment ! ... * Omer sourit de pitié . Et , dans un soupir , il exhala son mépris des hommes . La chaleur était lourde . Le jeune homme gagna les quais dans l' espoir de la fraîcheur que donne à la campagne le voisinage des rivières . Mais il n' y respira point un air moins accablant , malgré les approches du crépuscule . Il ôta son chapeau et il essuya ses paupières moites . à l' ombre des maisons , il chemina . Il sautait les flaques de boues ménagères afin de ne point salir le coutil vierge de son pantalon . Les sonnettes suspendues au bât de l' âne que poussait un marchand d' encre le poursuivirent quelque temps . Leurs voix légères lui parurent une raillerie . " je dédaigne les richesses et les honneurs ? -s'interrogea -t-il . - non . Je ruse avec moi-même . Ce que je dédaigne , je le convoite . La situation de l' oncle * Augustin me tente plus que tout . Et je comprends * Denise . En somme , je pense comme elle . Je voudrais la même gloire , la même richesse ; mais je voudrais y parvenir par des moyens qu' approuveraient un * émile , un * Pithouët , un * Lyrisse même . Cela est -il possible ? ... non , sans doute : car l' oncle * Augustin est un maître ; il sait les hommes ; il prévoit tous les événements , et , s' il avait pu joindre à tant d' avantages celui fort important d' être applaudi par ces incorruptibles même , il l' eût joint ... suis -je capable de renoncer plutôt que d' obéir aux conseils pernicieux de mes ambitions ? Suis -je capable de borner mes efforts à l' honnête et au juste stricts des anciens , et de ne point balancer à perdre tout plutôt qu' un scrupule ? ... je ne le crois pas , véritablement ... d' une part , les épaulettes du général * Héricourt , son hôtel , sa fortune . D' autre part , la vie errante du capitaine * Lyrisse qui sauve à grand'peine sa tête . S' il m' était permis de choisir , je n' aurais pas la sottise de passer les * Pyrénées , je prendrais le chemin de la rue de * Babylone ... ce serait mal . Mais je me juge faible . J' ai des instincts d' esclave . Il m' appartient de le reconnaître maintenant ... saurai -je vivre chaste ? Non . Je préfère mentir et m' assouvir en secret . L' idéal du père * Anselme ne me concerne pas . Je ne serai jamais un ascète ni un saint ; je dépendrai toujours de ma nature : homme parmi les hommes ... l' honnête , le juste et la vertu sont des moyens de gagner , en excitant la louange publique . Si la louange publique ne m' attribue pas ce que j' attends de sa complaisance , je serai dupe , parce que je ne place pas dans le juste , l' honnête , et la vertu le bonheur entier , mais dans la récompense promise à de tels mérites ... " quoi ! Ma mère ne prie -t-elle pas afin de s' assurer les extases du ciel ? * Edme risque sa vie pour devenir très vite le * Bonaparte de la république future . Le général * Pithouët accuse le général * Héricourt , * Praxi- * Blassans et la congrégation , afin de les remplacer au pouvoir . J' ai entendu le comte reprocher à mon bisaïeul de lui avoir nui d' une manière indirecte , parce qu' en invoquant les privilèges maçonniques , au mois de janvier 1814 , il contraignit l' état-major russe à payer trop cher les grains emmagasinés après * Leipzig au château , par la tante * Caroline ... on en fit des gorges chaudes , à * Schoenbrünn , durant le congrès de * Vienne ... maman * Virginie ne blâme -t-elle pas les * Lyrisse de refuser la restitution du château contre le capital dérisoire déboursé pour acquérir ce bien national , au temps où la convention payait ainsi le dévouement jacobin ? " qui veut faire l' ange fait la bête ! " disait mon directeur , le père * Corbinon . Et c' est une belle leçon d' humilité chrétienne que donnent à chaque instant les pères jésuites . Ils jaugent les gens à leur valeur ; et ils les guident dans le plat chemin qu' ils peuvent suivre , sans les conduire aux sommets inaccessibles où l' on risque de se casser le cou . Le père * Ronsin et le cardinal * Castiglioni parlent dans le même sens . C' est le bon . Il faut s' y tenir ... mépriser , se mépriser , admettre , et agir . C' est le système d' * Augustin * Héricourt . Il manie les hommes à l' usage de son destin . Après tout , c' est peut-être un fier courage d' oser se connaître sincèrement . Il me semble que je me connais aujourd'hui , comme il doit se connaître ... " que décider de ma conduite à son égard ? Nous voici face à face . Je peux , en m' opposant à ses desseins encourir sa colère ; je peux , en les secondant , obtenir son appui ... mais ce mariage ruinera mon avenir ecclésiastique . Et puis , me mettre en sa main ! Quelle imprudence , s' il gouverne , par là , toute la compagnie * Héricourt ! ... mais , si je le contredis , il me brisera . Et il compte ma soeur pour alliée ... faut -il me donner aux * Praxi- * Blassans ? ... qui triomphera ? - * Dieu ! - oui , * Dieu : ce qu' on ignore des causes ... m' en remettre à * Dieu , comme un prêtre résigné ? Oh ! Non . Il faut m' élever au-dessus du général , au-dessus . La magnificence de * Dieu ne peut être servie que par un maître souverain à son exemple . Il faut être son reflet ou rien ... " pourquoi pas rien ? Pourquoi pas un personnage obscur , sensuel , ironique en lui-même ? Pourquoi pas le vaincu ? Pourquoi pas un sourire de malice dans la pénombre ? ... * Satan ! Alors ? Le déchu ? Oh ! Non . ça me fait peur ... ça me fait peur . Sait -on ? Il y a peut-être l' enfer . Il y a peut-être le ciel ... je viens d' être tenté par le malin , seigneur ! ... sainte vierge , protégez -moi ! un sourire de malice dans la pénombre ... quelle singulière image ! Je frissonne . Ce sourire , il me semble que je le vois ... " les arbres du quai ... la potence recourbée du réverbère ; les livres du bouquiniste qui plaisante en piétinant le pavé de ses vieilles bottes à revers ... ce misérable savant aux jambes étiques dans des bas rayés ... voici la marchande de couvre-chefs qui s' avance une casquette d' homme sur la tête , et aux bras deux paniers pleins de casquettes différentes ... voici la marchande d' oublies qui agite sa crécelle ... ce lancier est vraiment bel homme sur son cheval alezan ... " un sourire de malice dans la pénombre ... non ... non ... d' ailleurs , le pourrais -je ? Ma mère souffre tant que j' accepterai la tonsure ... ah ! Je compatis trop à sa peur de cet enfer devant qui je viens moi-même de frissonner . Je connais moins ma mère que je ne connais mes cousins . Je l' aime bien moins que je n' aime le capitaine * Lyrisse . Elle me demeure étrangère et fâcheuse . Quel motif ai -je pour abdiquer toutes les convoitises de la vie ? Je n' en ai pas d' autre que le sens du devoir : il ne faut plus que ma mère tremble d' effroi ! ... j' ignore tout de mon père ; et cependant je m' opposerai au mariage du général avec * Denise , dût -il m' en coûter . Je le sais ... une force inconnue , qui se rit de ma logique , me plie , me contraint à sacrifier mon égoïsme à la seule vanité de paraître un fils pieux . Celle -ci l' emporte sur tous les orgueils . Le sang des ancêtres commande à ma volonté . Que je sois uniquement désireux des plaisirs sensuels et de jolis vêtements , cela n' est plus rien devant l' indignation qui m' étourdit à l' idée de voir ma soeur trahir le dernier voeu de mon père . La sincérité de mes goûts n' est rien devant la compassion qui me gonfle les paupières de larmes quand je pense à la faiblesse et à la douleur de ma mère ... les beaux sentiments , contraires à ma nature , sont plus puissants que ma nature véritable . je te sens là , main de * Dieu .. , je te sens là . Tu m' étrangles ! Tu me vaincs , moi , ma logique et mes instincts apparents ! " à discourir ainsi , en silence , la tête basse et l' oreille distraite , il oubliait sa vague intention d' apercevoir , au palais de justice , les soldats de * La * Rochelle que l' on y jugeait . Les tours noirâtres , sévères , du vieux palais , une porte massive , l' aspect rigide et morne des sentinelles veillant l' arme au bras , devant les guichets de la conciergerie , lui marquèrent soudain le but de sa promenade . Il allait voir des jeunes gens fort dissemblables de lui . Sans doute , la cause de leur énergie résidait en ceci qu' une humble position interdit les rêves de grandeur légitime . Riches , instruits , apparentés , ils se fussent soumis à l' ordre des choses . Ils n' eussent pas " mâché du fer " . * Omer désirait lire sur leurs visages la joie de leur noblesse qui défiait le tyran , et qui bravait le supplice . N' éprouvaient -ils pas la jouissance sublime du jeu , à cette heure où il leur était licite de douter encore si la gloire ne remplacerait point l' infamie promise de l' échafaud , et s' ils ne posaient pas le pied sur le premier degré d' une longue vie d' honneurs d' acclamations saluant leur tâche exemplaire ? Ils risquaient leurs têtes en soldats , pour un drapeau , pour les trois couleurs de la république . Ils étaient géants . Ils étaient heureux de se concevoir ainsi . Comme il traversait la cour , il avisa maintes polonaises à brandebourg et maintes paires de bottes à coeur habillant les demi-soldes qui faisaient retentir contre le pavage les épées contenues dans leurs cannes . Des jeunes gens négligés , avec des gourdins sous le bras , se parlaient dans les mèches recouvrant leurs oreilles . Par ostentation , des messieurs dépliaient au large leurs journaux . Au seuil des portes , il tenta de se frayer passage dans une masse de personnes murmurantes . à la vue d' un gendarme , il comprit qu' on barrait le chemin . Quelques-uns protestaient , disant : - la loi exige la publicité des débats judiciaires ... on doit nous laisser entrer dans la salle des assises . - ils ont fait remplir les places du public par des gardes du corps en bourgeois et par des mouchards , avant l' ouverture de l' audience . - monsieur , c' est toujours la même chose ! -et après on nous déclare qu' il ne reste pas de quoi caser une nèfle ! - messieurs , veuillez descendre , et parler plus bas ! -pria le militaire , honteux entre ses favoris . * Omer vit bien qu' on ne lui permettrait pas de pénétrer dans le lieu du jugement . L' heure tardive justifiait toutes les raisons qu' on donna pour refuser de l' introduire . Alors il s' intéressa plutôt à un chapeau de femme en gaze verte ombragé de marabouts exubérants , à une simple robe de percale ouverte sur des épaules hâlées ; il aperçut une gorge qu' il souhaita caresser à travers le fichu de barège . Mais la visière de la capote masquait le visage . - on ne pourra pas les revoir aujourd'hui ! Ah ! Mon dieu ! -fit cette femme . Un soupir de lamentation s' exhala de ses grosses boucles . L' allure navrée , elle descendit les marches ... la vérité de ce chagrin étonna d' abord * Omer . D' autres gens qui discutaient , qui s' indignaient éloquemment , dans l' intention de convaincre l' entourage , ne remarquèrent pas la désolée . Quel enthousiasme libéral l' animait donc ? Son amant , son frère , son mari l' avaient -ils instruite de l' héroïsme tourmenté derrière ces murailles lugubres ? Ou naïvement plaignait -elle les captifs , pareils à ceux des romances qu' elle chantait sans doute pendant les heures de couture ? captif aux rivages du more , un guerrier courbé sous les fers ... , fredonna la mémoire du moqueur . Après avoir passé , derrière l' inconnue , les grilles du bâtiment , il la vit s' engager sur le pont au change . C' était justement le chemin du palais-royal : il comptait y faire emplette de livres , à la librairie * Ladvocat , excuse pour le désir intime de frôler , aux galeries de bois , les courtisanes parisiennes . Sans autres illusions que de fort vagues sur le résultat de la poursuite , il ne se dissuada point d' étudier les formes encloses dans la robe de percale et sous le fichu de barège . Pour éviter l' obsession des mendiants qui s' élancèrent du ruisseau , la promeneuse se détourna vers le parapet , * Omer nota qu' elle avait de beaux traits à la * Minerve , un regard attendrissant , nuageux , chargé de peine . Elle esquiva mal les pleurnicheries d' un truand , qui portait , à la hauteur du nez , sa jambe gauche maintenue par une courte lisière en sautoir . Contre la robe de la passante , à l' aide de béquilles , un autre sautillait sur le trépied de bois , soutien de son tronc gras et loqueteux , de sa tête hideuse et hirsute . La dame se hâta de fuir les prières d' un boiteux arborant la pieuse image du calvaire à son vieux chapeau d' officier . Vers elle un cul-de-jatte roula qui avait des tibias secs liés en x contre son ventre ; il se poussait activement , le nez camard au centre d' une figure sarcastique et rasée . * Omer leur distribua des liards , pour délivrer la jolie personne et obtenir la récompense d' une oeillade . Il la reçut si furtive et triste qu' il jugea toute galanterie de paroles inopportune . à travers le dédale des petites rues , fraîches et sales , que coloraient aux fenêtres les jacinthes en pots et les capucines agrafées le long des ficelles , ils gagnèrent le palais-royal . Un moment , le chapeau de gaze verte disparut derrière un groupe entourant la voiture aux singes . Habillés en marquis , les animaux multipliaient des cabrioles au bout de leurs chaînes , grimaçaient en croquant des noisettes , pour la liesse des badauds , des soldats , des commères et des mitrons . Plus loin , la promeneuse fut arrêtée par ceux qu' amusait un petit * Pierrot debout sur le ventre d' une acrobate dont le corps à la renverse formait un arc . On regardait grossir les veines au front de la saltimbanque court-vêtue et haleter sa poitrine dans la guimpe sale . Sur les paillettes et le velours de ce maigre ventre tendu , * Pierrot , leste , souriait et se trémoussait . En haut d' une chaise , * Jocrisse battait le tambour . La jeune femme essaya de se glisser entre les spectateurs , mais un garçon que chargeait une manne de bouteilles pleines ne parut pas remarquer l' insistance de sa voisine . * Omer écarta le butor et creusa dans la foule un passage . Elle remercia d' un regard nouveau . Ce fut l' offre d' une politesse morne et sans joie . Il s' y mêlait tant de tristesse que le jeune homme ne se permit pas de saluer . D' ailleurs , il n' osait en public aborder une élégante de cette condition . Elle portait une toilette trop propre pour une servante , pour une grisette , trop claire pour une bourgeoise , trop simple pour une courtisane digne d' un fashionable . * Omer craignit autant de se compromettre que d' être rabroué . Ce n' était plus la solitude des campagnes propice à l' audace . Ici cent yeux railleurs le guettaient sous le chapeau de cuir du manoeuvre , sous la casquette de l' ouvrier , l' ombrelle de la flâneuse , le bonnet de la servante cauchoise , la coiffe de la marchande , le bicorne du soldat . La honte de pécher sous cet examen le détourna de tenter incontinent l' aventure . Mais les soubresauts de son coeur se précipitèrent , au moindre ralentissement de cette marche féminine qui révélait les formes harmonieuses d' une * Oréade chantée dans un poème à la grecque . Il eut voulu respirer l' odeur de cette poitrine . Et ce lui devint une obsession physique plus puissante que sa raison . Peu à peu le besoin de cette volupté grandit jusqu'à l' étourdir . * Omer appréhendait que la fille ne s' arrêtât pour lui faciliter l' approche . Pourrait -il alors décider son orgueil à risquer l' affront improbable d' être raillé ? Il en douta . Une seule chance de rebuffade , contre cent de bon accueil , suffisait à rendre farouche et timide sa passion envers cette belle personne élégante dans une simple percale brodée d' épis en soie . Surtout il avait peur de la fâcher en lui parlant aussitôt , avant qu' elle fût convaincue par l' assiduité de la poursuite . Et il s' oublia dans cette hésitation . En dépit de son goût , il s' ingénia donc à ne pas la rejoindre . Au bout de la rue , les édifices du palais-royal apparurent , ses grilles , et le porche qu' il franchit à la suite de la nymphe . Il souhaita ce miracle : que l' effondrement soudain de la chaussée dans les caves les isolât tous deux , sains et saufs , loin des curiosités , parmi les décombres , les ruines , le silence ; et là , d' elle-même ne le supplierait -elle pas d' accorder aide et protection en échange d' un amour obligeant ? Puis il condamna le ridicule de sa divagation et prit garde aux toiles goudronnées qui remplaçaient , de -ci , de -là , les verres poussiéreux de la toiture . Il entendit les discours du charlatan ventriloque . était -ce là ce fameux endroit du plaisir parisien ? Planches et plâtre mal ajustés dans les portiques en hautes solives , les façades parallèles des boutiques , avec l' abondance de leurs marchandises diverses , endiguaient la procession de mille femmes découvertes jusqu'au milieu du dos et jusqu'aux cimes de la gorge . En habits sombres , les hommes , gouailleurs et bavards , déclamaient . Une longue arête médiane de loges consacrées à la librairie , au commerce de modes , à la tabletterie , à d' autres menus négoces , divisait en deux courants cette cohue sentant la pommade et la fumée . Le chapeau de gaze verte disparut derrière un groupe de bolivars surannés et de faces à favoris gris : on discutait autour d' une brochure que lisait un jeune homme . * Omer ne put rejoindre . Il enragea . Ses nerfs tremblaient dans son corps . Les jambes en bas blancs que dévoilaient les courtisanes , ornées d' énormes accroche-coeur sur les joues , le vinrent distraire à peine . Il flotta quelques instants parmi les remous de cette foule . Elle l' ahurissait un peu . Son vice épia cependant chacune de celles qui , de la mine , lui proposaient leurs figures peintes , leurs épaules fardées , les parfums lubriques et les nonchalances de leurs corps grêles ou pesants . De nouvelles figures s' imposaient bientôt , dont il attendait plus de charmes . Il les compara toutes à la jeune femme . Il cherchait encore le chapeau vert parmi la foule galante . S' il trouvait des mérites aux racoleuses , elles ne le contentaient pas entièrement . " celle -ci , vêtue à la mode cauchoise , vaut bien le sermon du confesseur et les sept psaumes , pour pénitence ... celle -là , malgré l' éclat de son costume breton , ne vaut que les litanies ... et , pour cette rousse en bonnet bourguignon je réciterais sans me plaindre vingt dizaines de chapelet ... huit jours de maigre ne payeraient pas trop la volupté que promettent les hanches de cette manière d' * Andalouse en mantille ... " ainsi plaisantait -il avec lui-même , sûr que la providence tarifait de la sorte ces peccadilles , et pardonnait avec son indulgence certaine , une fois la pénitence correctement accomplie : " pareilles fautes ne méritent pas les foudres . Aucun docteur n' a pu les brandir à propos des joies naturelles dispensées dans la couche par une accorte créature ... la sévérité de l' église châtie seulement ceux qui , lâches , asservissent leur âme à l' amour , et en font le principal de l' existence , au lieu de le prendre pour une légère fantaisie . C' est de cela qu' il faut se garder ... tout à l' heure , je songeais combien il eût été excellent d' attendre la vieillesse dans un pays de soleil , en compagnie de la fille souple que j' ai perdue par ici ... comme il serait absurde de ne pas la retrouver ! ... cherchons . Après tout , je ne m' embarquerai pas ce soir même pour les grandes * Indes avec elle , sans doute ! ... " * Omer avait sans cesse besoin de s' excuser par des raisonnements . Cela ne l' arrêtait pas dans l' exercice de sa sensualité . Néanmoins il finit par craindre d' être vu au moment de rire avec l' une des filles : la jeune femme qu' il prétendait atteindre s' en fût vexée , et l' eût ensuite éconduit ; le rapport d' un surveillant jésuite l' eût trop desservi ; les pères ne toléraient les plaisirs que discrètement pris , hors des lieux mal famés . Donc il se contenta d' attendre l' instant qui ramènerait en ce point des galeries la femme inconnue , non sans regarder , apprécier , bayer aux pancartes et aux enseignes , admirer les cachemires pendus aux vitrines et les chapeaux féminins monstrueusement chargés de soies , de fleurs , de plumes , que des supports élevaient à hauteur du visage . Il rit de la grisette bigle , assise sur un haut tabouret , et qui lui présenta une ombrelle à ramages ; la demoiselle fit brusquement jouer les ressorts vers son nez . - monsieur n' a donc aucune belle à mettre dessous ? * Omer jugea que le ton de ces ramages ne s' accorderait point avec celui du chapeau vert . Mille cris se croisaient de baraque à baraque . Des étoffes d' * Asie ondoyaient autour des pilastres soutenant les linteaux des boutiques . Des rangées de jeunes gens lisaient les brochures entre les pages non coupées , aux devantures des éditeurs . Des chapeaux gris s' agitaient au bout de mains qui défendaient une opinion littéraire . Les pas traînaient . Les voix murmuraient . Les rires de filles retentissaient . Une querelle glapit au milieu d' un cercle de têtes , de coiffures enrubannées et d' épaules palpitantes . Quand * Omer baissa les yeux , il avisa le chapeau de gaze verte , l' écharpe de barège et la robe de percale : la jeune femme réclamait au commis un exemplaire du célèbre pamphlet de * Paul- * Louis * Vigneron . * Omer connut alors la puissance d' une physionomie très mobile , qui lui donna l' étrange idée d' un ciel à travers quoi le vent pousserait des nuages divers de formes et différemment éclairés : courroux , mépris , indifférence , curiosité , indulgence et malice se succédèrent en ces yeux de cristal , et sur ces lèvres comme rougies par le reflet d' un soleil couchant . * Omer ne sut quelle contenance prendre , à voir tant d' impressions contraires provoquées par sa personne . Ses joues brûlèrent puis froidirent ; ses doigts s' agitaient inutilement . Il crut possible d' embrasser ce buste large , cette taille étroite , ces souples mouvements , et le parfum de cette chair brune , un peu rustique . Il perdit le sang-froid . ébloui , étourdi , gauche , stupide , esclave d' une ivresse nerveuse , il se réfugia dans le rôle d' un lecteur venu là pour l' acquisition de volumes . Il énuméra des titres au vendeur ; il ajouta celui demandé par l' inconnue , en sorte qu' elle sût pressentir , à son gré , une intention ou une coïncidence . Quelques secondes , le marchand se fit attendre . Elle feuilletait indifféremment le solitaire du vicomte d' * Arlincourt . * Omer pensa qu' elle le devait prendre pour un godiche , et il se hasarda jusqu'à dire , en tremblant d' être rabroué , et en s' adressant au réflecteur du quinquet pendu là : - on attendrait moins longtemps une histoire romanesque qu' un livre de pensées . La première est toujours sous la main d' un bon libraire , à ce que je vois . La jeune dame sourit un peu , comme par approbation , et elle entr'ouvrit l' ouvrage de * Nodier : * Trilby ou le lutin d' * Argail . à ce moment , elle sembla satisfaite de se voir courtisée . * Omer reprit tout l' aplomb enseigné par le capitaine * Lyrisse dans les champs de l' * Artois . - quand on a vu le palais de justice , aujourd'hui , cela vous donne l' envie de lire les pamphlétaires ... si beaucoup de personnes nous imitent , sa majesté perdra quelques sujets loyaux ... eh bien , voilà ces volumes , enfin ! Craignez -vous donc des perquisitions de la censure , la confiscation et l' interdit , pour les cacher au fond de votre boutique ? -monsieur , - répondit l' employé , - on dit que * M. * De * Chabrol a donné des ordres en ce sens . - alors , madame , fuyons vite avec notre trésor ! Conseilla -t-il en saluant . Là-dessus , il put mieux s' approcher d' elle , qui ne recula guère . Telle une jeune * Cybèle de mythologie , habillée à la mode de * Tivoli par une métamorphose inopinée , elle lui répondait avec un sourire simple et grave . * Omer sut alors combien il l' avait désirée jadis , et longtemps , lorsqu' il s' attardait à l' amour des gravures dans les vieux tomes , dès les premières pages de ces " philosophies de la nature " , oeuvres d' anonymes encyclopédistes . Tous les frontispices avaient représenté cette fille même sous les traits de déesses aux fronts pensifs , aux draperies légères , aux mains pleines des fruits symboliques de la science . à leur ressemblance , la passante lui parut un emblème et une idée . En elle il continua soudain d' adorer les images en taille-douce , l' âme et l' esprit de ces livres plaisants qui garnissaient les armoires des moulins- * Héricourt , depuis la fin du XVIIe siècle . Et il ne cessait pas d' applaudir son imagination , qui retrouvait tout à coup la maîtresse ancienne de ses rêves puérils et de ses insomnies fiévreuses . Elle eut quelque peine à remettre sa bourse dans son réticule , et il profita de cette halte nécessaire pour user de l' éloquence qui , depuis son succès d' auberge , lui avait acquis les faveurs de jolies boutiquières libérales , à * Nancy comme dans * Arras . Bien qu' elle ne répondît pas , la dame l' écoutait moqueuse , étonnée , sérieuse , tout à coup maussade , ainsi que signifièrent les moues de sa figure changeante . Il la loua de s' occuper des sergents et du complot ; il dit ce qu' il savait , vanta leur courage , l' abnégation de leur sacrifice . Comme il prononçait , au milieu de sa rhétorique , le mot d' échafaud , il vit toute la figure de sa compagne se rétrécir par l' effet d' une pâleur sinistre , ses yeux de cristal vaciller , et une larme venir aux cils , qu' elle essuya vite . - ah ! Monsieur , - soupira -t-elle , pensez -vous qu' un tel malheur puisse advenir ? ... - peut-être me trompé -je , mais , à entendre vos accents , je croirais vraiment que vous en savez long sur cette épouvantable affaire . - l' un de ces malheureux fréquentait chez moi ; je crains qu' on ne m' abuse ... elle n' acheva point , regarda de tous côtés avec inquiétude , puis elle fit signe qu' il la suivît à distance . Elle était donc véritablement une héroïne des idées philosophiques , la parente ou l' amie du conspirateur qui risquait de mourir en leur nom ! * Omer espéra que les événements prépareraient son triomphe d' amant sur cette déesse des livres . Il se crut maître de ce beau corps . Afin d' y réussir , il n' épargna rien : l' ayant rejointe , il lui conta , le long des galeries de pierre , sa vie et quels parents d' importance le renseignaient sur tout . Il fit une allusion très obscure à la dépêche secrète qui lui était parvenue , relative aux affaires d' * Espagne . Il jouait ostensiblement avec la breloque donnée par le général * Héricourt . Malgré qu' il obéît à certaines raisons de famille , assura -t-il , son dévouement était acquis aux idées de la révolution et aux efforts des carbonari . Il parla de * Brutus , maudit * Tarquin , déclara quelle ardente sympathie l' avait ému quand il l' avait aperçue triste , entre les libéraux , à la porte du palais de justice . - vous sembliez la déesse de cette morne haine qui nous animait tous ; et je vous ai suivie comme ... on suit son destin ... doutant s' il avait dit une chose absurde ou remarquable , il baissa la tête , et renforça l' apparence habituelle de sa mélancolie . La dame n' eut pas comme lui le souvenir d' avoir lu cette métaphore dans un roman de * Sophie * Gay , car elle parut , à travers ses sourires peureux , tout à fait surprise , troublée , navrée , puis calme . Ses yeux de cristal changèrent de nuance à quatre reprises pour se fixer au vert pâle et briller ainsi doucement . - il m' importe peu que vous soyez sincère , - dit sa voix sourde et modulée . - j' incline à le croire . Cela suffit pour que vos paroles me plaisent ... , et que vous ne me déplaisiez pas . Je n' ai guère le coeur aux amusements . Vous désirez que je reste en votre compagnie quelques minutes : j' y resterai donc . Votre jeunesse et votre air me laissent croire que je n' ai rien à craindre de vous ... hélas ! Oui , mon désespoir est sans bornes . L' un de ces malheureux me doit sa perte ; je le fis rencontrer avec plusieurs de mes amis , anciens officiers de l' empire , dont il écouta les conseils . - connaîtriez -vous , par hasard , le capitaine * Lyrisse ? Interrogea -t-il , ravi . - celui qui est en * Espagne ? ... certainement ! Je l' ai mis en relation moi-même avec * Lefèvre , * Pommier , * Bories , au restaurant du roi * Clovis , dans la salle d' escrime . - le capitaine * Lyrisse est mon oncle ... - ah ! * Omer jugea la conquête facile ; son être en désir palpita . Il remerciait son éloquence révolutionnaire . Immobile devant lui , la femme posait deux ou trois questions pour vérifier leur commune sympathie à l' égard de l' exilé . Puis elle se tut . Ils inspectaient leurs yeux , et sondaient leur franchise , effrayés un peu de se comprendre réunis par les influences d' une idée géante et mortelle . Elle les menait . Inconnus l' un de l' autre , ils s' y dévouaient également , au moyen de la parole , au moyen de l' amour . Mais tout à coup * Omer supposa que la passante se livrait aux conspirateurs pour les trahir . Ne s' attribuait -elle pas un faux rôle ? Peut-être ne connaissait -elle aucun des soldats incriminés . Peut-être se préparait -elle surtout à le séduire , en se vantant de relations avec des gens dont elle ne savait rien que par ouï-dire . Peut-être prétendait -elle ainsi se rendre plus intéressante et fatale . Sans doute usait -elle d' un pur moyen de galanterie ... alors un drame atroce fut au coeur d' * Omer , en son coeur de seize ans que l' amour , tout à coup , foudroyait . Il sentit une passion démente pour cette fille le pénétrer et le soumettre ; passion ancienne , longuement choyée dans les livres , aux heures ardentes de la puberté que les murs du collège emprisonnent ; passion d' une chair nerveuse qu' enivraient les chaudes odeurs de ce corsage vivant et soupirant presque contre lui ; passion d' une intelligence qui , durant des mois , avait voulu la possession de cette même déesse , grande , sévère et rude , sur les gravures . C' était l' imminence d' un bonheur indubitable , d' une félicité à la fois sensuelle , active et mentale , sans pareille . Il lui fallut se contraindre pour ne pas saisir cette femme comme un fruit magnifique , qu' on cueille et qu' on savoure . Un instant , il se vit dans un paysage de printemps : elle , consolée par leur amour en pleurs , se résignait noblement à subir le triomphe de la tyrannie ; ils souffraient ensemble , avant que de confondre leurs sanglots avec leurs baisers ... tous les vers de * Lamartine accourus en sa mémoire l' engageaient à connaître cette vie sublime de larmes et de luxure . Puis le soupçon criait son avertissement sinistre . * Omer s' estimait incapable de cacher les secrets de l' oncle * Edme et du bisaïeul aux curiosités de cette fille superbe , mais équivoque et rencontrée dans un endroit qu' infestaient les gens de police . Comment se garderait -il contre les caresses d' une telle femme , et dans les langueurs d' un tel amour ? Et c' était une lutte déchirante , en son être qui chancelait . Au milieu de la galerie à peu près déserte , leur silence se prolongea . Derrière la vitrine d' un magasin de débauche , trois jeunes filles à demi nues , sous des toilettes de cour en dentelles brodées d' argent , somnolaient , pareilles à des statues peintes , sur des sofas de velours impérial et de bois doré . Comme il se promettait de découvrir d' aussi belles chairs sous les vêtements de l' inconnue , elle lui sourit , puis tressaillit , et , de nouveau , regarda autour d' elle avec inquiétude . Pourquoi pensa -t-il subitement qu' elle cherchait ainsi la présence attendue d' un mouchard ? Il en fut certain . Il la crut employée par la police afin d' attirer à ses trousses , sur les marches du palais de justice , en feignant des opinions libérales , les gens simples et avides de volupté . On contait partout que ces sortes de sirènes obtenaient les confidences d' amants trop naïfs . * Fouché , duc d' * Otrante , en avait salarié un grand nombre qui le renseignèrent et lui permirent de traiter à point avec les alliés en 1815 , d' entraver les complots des brigands de la * Loire . Par l' une d' elles , le jeune général * Labédoyère n' avait -il pas été dénoncé , perdu ? Vivement , * Omer se rappela ce qu' il avait dit à cette belle personne , dont le visage changeait , si mobile , ainsi que pour de nombreux déguisements . Son imprudence poussée aux dernières limites le fit blémir . Il ne voulut que s' écarter de la dangereuse tentatrice . - je dois me retirer ! -balbutia -t-il . Aussitôt il ajouta : - ne vous reverrai -je pas ? Quel est votre nom ? -mes amis m' appellent * Aquilina ... demain encore , j' essaierai de parvenir à la salle d' audience où l' on juge ces infortunés . Si vous venez là-bas , nous tâcherons de forcer ensemble la consigne ... d' un signe , il promit de se rendre au palais de justice , avant l' heure dite , et s' en fut tout vibrant de douleur . Le père * Ronsin se laissa difficilement aborder par * Omer , aux missions de la rue du bac , pour l' entendre dire que * M . * De * Montmorency avait , en route , reçu les courriers du tsar , ce qui présageait une politique russe de la diplomatie française à * Vérone . Avec une politesse sévère , le prêtre prépara le geste impatient qui bientôt congédierait . Penché de son fauteuil vers des écrits , il en détournait à peine un oeil pour inspecter le visiteur . Vêtu d' une douillette brune , la calotte au front , les jambes ramenées sous le siège , il demeurait accroupi dans la posture d' un furieux chat gris . Sa paupière resta clignée par affectation de fatigue ou de migraine . Il examina vaguement les pièces dont la présentation formait le prétexte de l' entrevue ; enfin il se remit au travail avec un " excusez -moi , monsieur " bien sec . La plume d' oie tout ébouriffée grinça de nouveau . à ce bruit discret , un sacristain , qui guettait derrière la tenture , la souleva , fit la révérence devant * Omer , le reconduisit . " quelle insolence ! Quelle hauteur ! -pensait le jeune homme pendant le retour en cabriolet . - comme je suis peu devant cet ecclésiastique ! ... baste ! Je rirai le dernier , si mon oncle * Praxi- * Blassans a vu clair en voyage . Pensons à ma belle espionne . Certes , je n' irai pas demain là-bas . Elle me ferait tout trahir , moi-même et les miens , pour un baiser , pour une faveur ... et que n' obtiendrait -elle pas , si , m' ayant offert à goûter la splendeur de son corps , elle mettait ensuite au prix d' une forfaiture la reprise de nos voluptés ! ... quelle folie que l' espoir d' éprouver la vigueur de ses beaux membres sveltes ! Quel suave épanouissement de mon être si je savourais sa gorge digne de * Cybèle ! ... et combien a -t-elle de visages ! Tantôt elle semble une petite fille inquiète et triste dans une chevelure abondante . Tantôt ses regards approfondissent l' âme , y fouillent et y déterrent de l' inconnu , comme ceux d' une sibylle antique devinant l' avenir des rois . Elle pleure soudain : et c' est la douleur tragique d' * électre , toute la * Grèce apparue entre ses mèches brunes . Elle incline sa figure : on se croit un enfant rose devant l' amour d' une jeune mère tendre , et délicatement attentive ... elle paraît avoir tous les âges et toutes les passions . Cependant elle demeure elle-même , une beauté mate , un peu dure et près d' attendrir pourtant ; un ciel sur quoi passent les nuées de l' aube , de midi , du couchant du crépuscule et de la nuit ... si j' ai tant vu d' elle , en cette rencontre , pendant quelques minutes , que ne découvre pas celui qu' elle aime , à toutes les heures du temps ? ... " ah ! Je souffre . L' air m' oppresse ... mon dieu ! Qu' il serait bon d' égorger son honneur , son avenir , sa loyauté , sa famille et sa patrie sur l' autel de cette volupté ! ... ce serait beau . Ce serait une noble sauvagerie . Ce serait une magnifique indépendance . Et quel mépris légitime des hommes affirmerait cette injure à leurs lois , à leur idéal , à leurs mensonges ! ... ah ! Je suis trop faible ! Et je suis vaincu ... ma mère ! ... voilà les supplications de ma mère qui retentissent en moi ... elle me veut chaste et prêtre pour ne pas mourir de désespoir . Et j' immole aussitôt mon rêve , mon désir , ma sincérité , mon enthousiasme ... immole , immole donc , esclave débile de la pitié ! ... accepte la tonsure . Tourne -toi vers * Dieu ! Sois le symbole des douleurs et des renoncements ! Assure le joug sur ton cou ... " il réprima sa rage , pour ne pas étonner le vieux militaire qui fouettait le cheval de son cabriolet . Ces déclamations intérieures se succédèrent et se répétèrent quand il fut chez lui , dans le salon cramoisi . Il se versa de grands verres d' eau . Il espéra que son exaltation était passagère : un mal engendré par le frôlement des filles aux galeries de bois , et qui s' apaiserait . * Aloyse , la signataire du billet mystérieux , vint à la brune . Elle se débarrassa fort adroitement d' un coqueluchon de soie , dégrafa une mante légère et se laissa reconnaître pour une dame entrevue dans les salons des * Praxi- * Blassans , le soir de la fête , dame à sourcils trop noirs confondus vers la racine du nez , à bouche trop rouge , à cheveux touffus sous un turban de crêpe . Elle minauda , se trouvant hardie de faire visite à un jeune homme . Le canezou de mousseline chargé de vingt pompons polychromes découvrait à demi sa poitrine abondante et jaune . Mais elle avait quelque sveltesse dans le sautillement . Par malheur , les veines et les tendons saillaient à travers la peau trop fine , comme écaillée en maintes places . Les termes chaleureux du poulet ne furent pas convertis en réalisations immédiates . Ce fut à peine si l' intruse permit qu' on lui baisât la main . Elle parla beaucoup de mythologie , de * Ganymède et de * Bacchus , de * Diane et d' * Adonis , de poésie , de rêve sublime . * Omer abandonna le divan à sa visiteuse et vint s' accouder au guéridon . Il n' eut point à inventer de propos ; elle s' affichait érudite et bavarde ; il écouta complaisamment les louanges qu' elle prodiguait avant sa prière d' intercéder pour une affaire de pension : le comte , fort bien en cour , était homme à faire agréer cette requête . * Omer se félicita de saluer enfin la dame au départ . Il soupa seul , réfléchissant au contraste entre cette insolente créature et l' admirable * Aquilina ; il s' endormit là-dessus . Le lendemain , comme il récitait ses prières habituelles qu' il mêla de rêveries , il pensa tout à coup : " une oraison de ma pauvre mère m' a peut-être sauvé des embûches que dressait la passante du palais de justice . " car maman * Virginie priait pour son fils , deux ou trois fois le jour . Précisément , il avait rencontré la touchante * Aquilina vers cinq heures , avait eu sa compagnie jusqu'à six . à cette phase de la journée , sa mère revenue des champs , avait coutume de se rendre à la chapelle . Elle se demandait alors quelles pouvaient être les peines de son père , d' * Aurélie , de son fils et de son frère , afin de solliciter , en leur faveur , le secours de la sainte vierge . Cette concordance entre les heures frappa l' imagination d' * Omer . Durant qu' il avait suivi l' ensorceleuse par les rues à saltimbanques , * Virginie , laissant les guérets , avait dû se diriger vers le château . * Céline conduisait l' âne de la petite voiture qui craquait contre les ornières sèches . Ensemble , elles avaient sans doute parlé de l' étudiant . * Céline l' aimait toujours , elle qui avait offert tant de plaisirs à la malice de l' enfant , sans réclamer même une parole de reconnaissance . Il se la représentait un peu lourde et ronde , la figure épanouie de belle humeur , dans le volant jauni de sa coiffe . Elle invectivait plaisamment le baudet . Maman * Virginie avait peur d' un cahot , se signait , souhaitait d' atteindre au prochain calvaire . Toutes deux avaient -elles uni leurs âmes dévouées dans le pur désir de savoir leur enfant garanti contre tous les maléfices de la tentation ? à cette heure même , l' oraison de la mère avait dû s' exalter en voeux ardents pour que le péril de nouvelles rencontres amoureuses fut écarté du jeune galant . " oh ! Mère , mère , que ta piété est puissante , qui sauve ton enfant à la limite de périr et sans que tu t' en doutes même ! S' écria -t-il intérieurement . " chez le général * Héricourt , il négligea de s' assimiler la réfutation des erreurs propagées au temps de * Marcile * Ficin dans les universités scolastiques : inutilement le livre ouvert l' y conviait . Il regretta de plus en plus l' espoir perdu d' aimer * Aquilina . Avec son image , il cessait d' être lui-même et lui seul : la parole d' * Aquilina doublait les propos de son âme ; il y eut constamment des gestes féminins entre les livres et lui , le professeur et lui ; l' odeur de la souple créature se mêlait à l' air des salles , au goût des mets , à la saveur de la boisson . S' il parvenait à lire une phrase de philosophie , il en appliquait la thèse aux émois éprouvés durant l' heure de la divine poursuite . De minute en minute , ce souvenir se multipliait , s' accroissait de petits souvenirs : une maille lâchée de la mitaine lui avait permis d' apercevoir la nacre du poignet ; la prunelle du soulier gris épousait avec exactitude la forme longue des orteils ; et la sanguine rose de l' oreille , et mille et une babioles ! ... il la comparait à * Denise , à ce qu' il se représentait de la jeunesse d' * Aurélie , à la petite * Elvire * Gresloup même , afin de l' estimer autrement séduisante . Sous les blâmes du maître , qui lui reprochait de l' étourderie , * Omer voulut se ressaisir , inquiet de se concevoir comme l' esclave de cette inconnue . Il l' évoquait nonchalante devant un miroir , et active dans la rue . à l' heure où il pensa qu' elle se dirigeait vers la salle d' audience , il se trouva possédé d' un grand trouble , quelle que fût sa résolution de ne pas sortir . D' ailleurs , le général * Héricourt rentra par hasard et , le jésuite s' étant plaint , il se montra sévère . * Omer dut écrire sous la dictée , en manière de punition , jusqu'au soir . Ce fut la deuxième coïncidence , survenue comme la veille , à l' heure même de l' oraison maternelle , pour abolir la minime chance qui lui restât de se résoudre aux avis dangereux du vice ... pourquoi le général , toujours absent , était -il soudain rentré ? La providence agissait . L' ange gardien tendait son aile entre l' enfer et l' adolescent , entre la mort et la jeunesse . * Omer fut entièrement convaincu par ce hasard . La crainte de l' espionne cessa d' être contredite par ses raisonnements . Il s' occupa de haïr celle qui le dominait de sa présence immatérielle ; cela le révoltait d' être vaincu par l' amour aussi . Suffisait -il qu' une passante l' eût écouté pour que son âme faible ne s' appartînt plus ? L' influence de cette promeneuse , en robe de percale et en chapeau de gaze , le dominerait -elle ? Il regimba , contractant ses mâchoires , s' obstinant à comprendre le texte dicté par la voix molle et dédaigneuse de l' ecclésiastique . En vain ! L' aimée s' imposa mieux . * Omer voulut courir au palais de justice . Il frémit de rage amoureuse . Il composa vingt romans qui se terminaient par la gloire de leurs chairs en extase , de leurs tendresses réunies . " être deux roseaux pensants sur la rive du lac où se reflètent les saisons de la vie , ses soleils et ses orages ; plier et ne point rompre , attendre la caresse du vent amoureux qui redresse ... et puis s' étioler doucement avec l' automne ! " pour s' arracher à l' obsession , il s' obligea de méditer sur le miracle qui l' avait averti de fuir l' espionne , à l' heure même où * Mme * Héricourt implorait la vierge pour son fils . L' esprit de l' étudiant n' accordait pas toute certitude aux principes de l' église . La parole du père * Anselme n' avait convaincu le disciple qu' à demi . Cependant les vues de * Dieu sont manifestes ... d' autre part , la haine priante de * Jacques * Molay , conduit au supplice du feu , avait suffi pour faire tomber , quatre siècles plus tard , la tête du capétien sur l' échafaud révolutionnaire . Que ne pouvait donc pas obtenir la dévotion d' une mère qui , dans la consécration de son fils à * Dieu , voyait le seul moyen d' éviter les supplices éternels ! * Omer choisit cette persuasion . Il laissa ricaner * Voltaire à la porte de sa logique ; il goûta l' idée de la prière efficace . Noble tableau qu' il contempla , dans son esprit , tout le jour , des larmes aux yeux . Il pleurait sur lui-même , aussi , que commandait malgré tout , la volonté des parents , des ancêtres , de la tradition . * Aquilina , seul bien désirable et offert , ne pouvait être chérie , parce qu' à l' autre bout de la * France une pauvre femme désolée , dans sa chapelle , avait fait signe à * Dieu ! Il s' enveloppa de plus de mélancolie , s' astreignit à plus de résignation . Le général * Héricourt , qui avait écrit jusqu'au soir dans la bibliothèque , pria son neveu à souper et congédia le précepteur . - le duc d' * Angoulême me désignera , j' en ai l' assurance , maintenant , comme inspecteur de l' infanterie qu' on envoie renforcer le corps d' observation sur les * Pyrénées . Je ne tarderai pas à rejoindre mon nouveau poste . Cette charge me permet de croire que d' autres faveurs importantes nous seront octroyées . On dit , à * Saint- * Cloud , que * Praxi- * Blassans a fait tenir à * M . * De * Villèle un courrier qui dévoile admirablement les machinations des souverains étrangers contre la * France ; on ne parle que de sa perspicacité . Vous voyez , * Omer , la fortune de la famille se développe . Pardonnez -moi si je vous presse avec insistance d' y aider par le bon résultat de vos études ... j' aimerais vous voir pourvu bientôt ... et en état de faire figure partout , comme les autres ... vous portez le nom d' * Héricourt . Vous êtes l' héritier principal des biens et des titres que je puis avoir . Un boulet espagnol peut vous mettre , par hasard , avant peu , dans la position de me succéder ... comme chef de famille ... le vieux * Joseph n' a point de postérité qu' un bâtard mulâtre qui fait le joli coeur à * Java . D' ailleurs , mes frères du premier lit ont renoncé jadis à toute prétention sur les moulins , en échange des docks et des navires , de la maison installée à * Dunkerque . à vous seul doit revenir l' hoirie ... je suis rentré de bonne heure aujourd'hui pour commencer mes préparatifs de campagne , commander ma sellerie et mes équipages , et en outre , pour rédiger une manière de testament . Nous lirons cela tout à l' heure ensemble ... il vous oblige , ce testament , à de grandes responsabilités , mon cher enfant ... quittez -moi cet air de circonstance ... je commence par vous dire que je n' ai pas le moindre pressentiment de ma fin ; et que je compte revenir de là-bas les membres au complet . Mais ... c' est en se promenant que * Moreau fut tué avant * Leipzig ... j' ai eu de la vie le meilleur qu' elle pût m' offrir ; ce qui m' arrivera maintenant d' heureux fut trop attendu pour que j' en jouisse beaucoup ... et , depuis la mort de l' infortunée * Malvina ... j' ai moins de raisons de félicité ... il frappait délicatement sur la nappe avec la pointe d' un couteau d' argent . Les gestes silencieux des laquais apportèrent , enlevèrent des plats , versèrent à boire . Il fit honneur au chaud-froid de perdrix , aux blancs-mangers . Subitement , il but quatre ou cinq rasades d' un vieux bourgogne illustre dans la famille , et qu' il s' était attribué , au désespoir de la tante * Caroline , à la jalousie du comte . * Omer pensa d' abord que l' oncle * Augustin lui proposait de consentir au mariage avec * Denise , moyennant un legs . Mais le bel homme aux cheveux gris ne souffla mot de sa nièce . Il parut sincèrement triste . - je me loue d' avoir prié * Virginie de venir , - reprit -il : - nous passerons en famille ces derniers jours . Quand je cause avec vous , je me plais à croire que mon pauvre frère assiste à l' entretien ... pouah ! La vilaine chose que la guerre ! Tressaillant sous sa grande robe de chambre à la turque , soutachée de soie , il fit un geste de dégoût comme à l' aspect d' une ordure abominable . * Omer cherchait à comprendre ce que signifiait cette affectation de délicatesse propre à donner de l' étonnement ... son oncle * Augustin lui parut dangereux . Il eût voulu lui redire à mots couverts l' opinion fâcheuse du général * Pithouët . Mais le moyen de répondre par des allusions désagréables au parent qui énumérait les richesses mobilières et immobilières de l' héritage , qui prolongeait ses indications sur la manière de gérer les biens , comme s' ils devaient appartenir , sur l' heure , au légataire ? Le jeune homme s' empêcha mal de souhaiter la mort du testateur . Au cours du dialogue qui suivit le dîner , son imagination aperçut vingt fois le corps du général étendu sur la plaine déserte , à la clarté de la lune , ou bien écroulé parmi les pierres des remparts de * Saragosse , ou porté en grand honneur , dans un drapeau , vers la fosse , entre deux haies d' infanterie présentant les armes , tambours voilés . Au retour , dans l' allée des veuves , * Omer évoqua ses souvenirs de la guerre atroce qui , de 1809 à 1812 , avait dévoré des régiments de héros dans les sierras . à peine se rappela -t-il que son oncle * Augustin convoitait la dot de la soeur . Ni les paroles graves , ni les amicales instructions du général n' avaient permis d' entendre qu' il eût ce dessein . Aussi bien ne convenait -il pas que le nom d' * Héricourt , représentant la fortune des moulins , des charbonnages et de la banque , prévalût dans la famille ? Il y avait intérêt de race à rendre puissant le nom des aïeux . * Praxi- * Blassans n' avait jadis conclu son mariage que pour remettre en état ses affaires d' émigré , avec les biens d' * Aurélie . Le fils de la tante * Cavrois , engraissé par sa gourmandise flamande , ne laissait guère à penser qu' il rehaussât d' un grand prestige les traditions des ancêtres . Ce n' était point tout que de posséder le domaine d' * Artois , il fallait l' ennoblir par la gloire . Le colonel * Bernard * Héricourt , le général * Augustin * Héricourt avaient , pour cela , l' un prodigué sa vie , l' autre donné son sang . Et qui savait ce qu' eût résolu le mort de * Presbourg , s' il avait pu constater le faible penchant de sa fille pour * édouard * De * Praxi- * Blassans ? Entre les heures où il arrangeait des romans autour d' * Aquilina perdue , * Omer raisonnait ainsi , se répétant les discours du bel oncle spirituel . Parfois les accusations du général * Pithouët venaient y contredire , dans sa mémoire . L' image de cet homme colérique , gesticulant à travers l' entresol obscur , se confondait avec celle du colonel * Héricourt insultant * Napoléon dans le logis bas de la chaussée- * D' * Antin , autrefois , pour la peur du petit * Omer qui se réfugiait derrière une chaise , pour les sanglots de * Denise qu' emportait la bonne * Céline . Et cependant le jeune homme ne pouvait se défendre d' incliner vers l' intelligence de l' oncle * Augustin , vers celle du comte , au détriment de l' étroite sévérité honnête . Le buste antique de * Trajan et les toiles précieuses , dans l' entresol de la rue de * Bourgogne , témoignaient aussi de trop d' accommodements entre une conscience rigide et les cupidités de la guerre . Las de cette oscillation logique , * Omer en revenait à son désir obstiné d' * Aquilina . " quel abîme que l' âme humaine ! -songeait -il en refermant le volume de * Lamartine ; - et quel effroi pour le jeune homme qui prétend vivre d' honneur , de gloire , d' amour ! ... je souffre parce que je convoite l' intimité d' une femme dont je redoute les ruses . Ma faiblesse est si grande que je reste sûr , si jamais je puis la revoir , de tomber dans ses embûches , bien qu' averti . Je me dérobe à de magnifiques délires par lâcheté , par crainte de trahir les miens dans la folie d' un embrassement . Deviendrai -je jamais l' homme fort et certain de garder prudemment un secret , même lorsque le veut connaître une beauté pantelante d' amour ? ... * Dieu est -il donc le seul refuge des faibles ? ... ô seigneur ! La piété de ma sainte mère , à deux reprises , par un miracle , m' a sauvé . Et je doute encore ! ... toi aussi , * Jésus , tu promets tout à qui t' honore ! ... tu promets la victoire d' * Hildebrand , la gloire de * Léon * X , l' extase heureuse et perpétuelle de saint * François , la fougueuse passion solitaire de sainte * Thérèse . Que n' as -tu pas donné à tes serviteurs déjà ? ... et je doute ici , dans ma mélancolie misérable ... ô mère , viens ! ... accours ! Je veux pleurer sur ton coeur plein de foi ! " deux jours après , maman * Virginie apparut à la portière du coupé , quand la diligence entra dans la cour de * Laffite et * Caillard , au trot des cinq chevaux pommelés , le fouet claquant à la main du postillon , les chiens aboyant , le cor sonnant sa fanfare du haut de l' impériale pleine de jeunes gens chevelus et de militaires en bonnet de police . La grosse voiture jaune tourna , s' arrêta , les compartiments de velours rouge s' ouvrirent . Les commissionnaires agitaient leurs casquettes retombantes , et criaient les adresses des hôtels . De l' intérieur , quelques bourgeois sautèrent avec des portemanteaux . De la rotonde dégringolèrent plusieurs paysans coiffés de bonnets de coton et chargés de corbeilles . Les embrassades s' accomplirent . Les malles glissèrent le long de l' échelle vers les bras tendus d' hommes en vestes qui les assurèrent sur leurs épaules et leurs nuques , sur leurs larges chapeaux de cuir . Maman * Virginie eut de la peine à descendre malgré l' aide de son fils et d' * Augustin . Elle ne voulut pas quitter un sac de nuit en tapisserie à rosaces , ni son cabas bourré de formulaires liturgiques , ni une fiole de baume ; cependant elle oublia dans la voiture son écharpe , et le flacon de sels . Sous le turban de crêpe noir elle n' avait point la mine maladive , mais sèche et bistrée , animée par ses yeux clairs entre les cils sombres . Elle marchait avec une canne . * Omer faillit pleurer ; mais la vérité de son dévouement filial demeurait tout intérieure : il ne sut que dire , étonné de ne point voir sa mère dans une auréole , et les mains jointes . C' était la sainte du miracle pourtant , cette dame épaisse qui , sous une mante légère , cachait sa taille difforme . Le général gardait à la main son chapeau , sans vouloir se couvrir . Arrondissant un bras , il l' offrit pour gagner la calèche . * Virginie donna des nouvelles du bisaïeul immuable . Très gaillard , il voulait entreprendre le voyage de * Paris , pour des intérêts sataniques , hélas ! Il l' eut accompagnée si elle avait consenti à laisser le château sans maître ... ensuite elle se plaignit de douleurs au foie . Durant le trajet , ce fut la matière de l' entretien . Le général y déploya une élégante et joyeuse bonhomie qui réduisait à rien les appréhensions . Il expliqua les doctrines rassurantes de * Broussais . Le fils tenait dans ses mains les doigts paisibles , en mitaines , de maman * Virginie . Il la regardait avidement , sans chasser l' absurde espérance d' apercevoir le sacré-coeur dans ces yeux à la fois heureux et inquiets , affables et douloureux , bons et défensifs . Quand elle le reçut , seul , dans le boudoir chinois de * Malvina , tout réinstallé pour la voyageuse , il lui baisa la main , qu' elle avait fraîche et insensible . Assis à ses pieds sur un coussin de damas jaune , il lui demanda quand elle avait prié pour lui . Toute l' âme du jeune homme tremblait en écoutant la réponse ; il forma le voeu de s' offrir à * Dieu , si maman * Virginie affirmait ce qu' il avait pressenti . Elle l' affirma le plus simplement du monde . Alors la crise qui le torturait depuis quatre jours acheva de le vaincre ... la fièvre de ses désirs réprimée l' étourdit . Il cacha sa face dans les jupes de sa mère , et ravala des sanglots . Le suprême espoir d' aimer * Aquilina venait d' être anéanti : si sa mère n' avait point prié à l' heure précise de la séparation dans le palais-royal , il eût essayé de revoir la passante . Rien n' était plus ... ivre de douleur , étranglé par l' angoisse , il confessa tout entre les mains pacifiques de la sainte . Ensuite il confia ses doutes sur l' innocence de * Denise , sur l' affection de l' oncle * Augustin , sur la probe intelligence du général * Pithouët , comme il avait dit son horreur de prévoir une espionne dans la belle et sensible amie des conspirateurs . Les apparences heureuses s' évanouissaient . Il déclama son désespoir . - ne blasphème pas ! évite le jugement téméraire ... garde -toi de juger faussement tes frères ... c' est une preuve d' orgueil , mon pauvre enfant ... mon pauvre enfant ... ne crains -tu pas de reprocher à autrui les fautes mêmes dont tu te sens capable ? C' est à * Dieu de juger les criminels , et non pas aux hommes . - il n' y a pas de sincérité humaine , je t' assure , ma mère , rien n' est vrai ! -rien autre que * Dieu . - * Dieu ? ... le fils et la mère se regardaient . L' amertume et la compassion se contemplèrent . - * Dieu ! .. " ce que nous souhaitons de grand , de noble et de juste ... notre rêve de bonté ; ce que nous admirons : le sacrifice de * Jésus en croix ... la douleur de * Marie ... le triomphe des anges beaux comme nos idées de vertu ... " , m' a dit un jour le prêtre qui consolait mes douleurs de veuve au confessionnal . - à ce compte , * Dieu serait nous-mêmes qui souhaitons , qui rêvons , qui admirons ? -oui , quand la grâce te touche . Non , quand elle s' éloigne de toi ... il ne faut qu' obtenir la grâce ! -tu connais la grâce , toi ? -comment vivrais -je sans elle , dans ce désert de larmes ! Tout se flétrit . Les souvenirs , même les plus chers et les plus doux , s' effacent ! C' est à peine aujourd'hui si la figure de ton père ressuscite quelquefois , avec ses sourires d' affection , ou ses rires de bonheur . Il faut que je m' en remette à son portrait pour le revoir totalement . Le bonheur perdu n' a même pas de lendemain ... tout prend la figure du remords atroce . Il me ronge . Ne pas me souvenir , c' est le remords de mon ingratitude . Me souvenir , c' est le remords d' une jeunesse trop frivole ... - aucune joie n' est donc permise ! ... - toute joie est mauvaise hors de * Dieu ... ne l' admets -tu pas maintenant ? Ne viens -tu pas de le proclamer en accusant * Denise , tes oncles , tes cousins , cette fille ? ... toute la joie que tu recevais d' eux , était passagère et menteuse . - mais pourquoi l' immensité de * Dieu ne comprendrait -elle pas nos plaisirs ? -parce qu' ils nous détournent de méditer sur son essence , parce que , dans nos joies , notre orgueil l' oublie . - tous les prêtres n' usent pas de sévérité ... - non , car ils craignent d' effaroucher les impies qu' ils tentent de ramener à la religion . Mais n' es -tu pas capable de l' effort qui vise tout de suite le but final , sans errer d' abord ! * Omer ne répondit rien . Tout autre propos eût abouti à l' expression de cette folie dévote . Il essaya plus tard d' interroger sa mère sur le bisaïeul : elle s' en tint à son idée sèche d' un écrivassier maniaque , solide , vivant à l' écart , mangeant dans son cabinet , dépouillant des courriers , recevant des personnages équivoques ou dangereux . De * Médor , elle dit qu' on avait retrouvé son cadavre dévoré par les fourmis dans un buisson , et refusa de répliquer à l' attendrissement d' * Omer . Converti à la royauté , à la religion , tandis que le général et le capitaine * Lyrisse se joignaient aux scélérats constitutionnels de l' * Espagne , l' oncle * Augustin était pour elle un exemple de loyal repentir , une âme haute capable de reconnaître et d' abjurer ses erreurs . élevée par les dominicaines , * Denise n' accomplirait que des actes dignes , puisque la supérieure d' * Esquermes l' avait écrit . Maman * Virginie excusait " les crimes " de son père par la vieillesse ; ceux de son frère lui semblaient impardonnables . Chacun de ces verdicts parut définitif . * Omer les combattit en vain ; avec les mêmes mots de la même phrase , * Mme * Héricourt , obstinément , répétait son opinion . D' une lippe dégoûtée , d' un sourire triste et béant , elle niait toute critique de son jugement inébranlable . Et la seule sensibilité qu' elle montrât , envers son fils , s' exprimait en véhémentes exhortations pour qu' il prît la soutane , plutôt même le froc . En lui conseillant cela , * Virginie le couvait d' un oeil effrayé , comme à l' attente d' une catastrophe . Elle avait la sclérotique jaune des personnes atteintes au foie ; sur ce globe saillant , la pupille claire allait , venait , comme au spectacle d' affreuses images interposées entre * Omer et elle . - tu me regardes , mère , ainsi qu' on regarde un enfant à l' agonie ! -l'agonie de ton âme , n' est -ce pas pire que l' agonie de ton corps ? ... elle pleura lentement , les mains jointes . Son chagrin effraya le jeune homme qui la considérait , si lourde dans la sombre robe . N' était -elle pas semblable à cette pierre noire que les initiés du temple d' * Ammon trouvaient au fond du sanctuaire suprême ? Une grande voix lugubre leur criait alors , des souterrains : " le dieu de lumière est un dieu noir ! " signifiant par ces deux contraires le mystère insondable pour la science humaine . L' apparence de sa mère , si lointaine d' âme , lui rappela ce roc immuable et sans légende . Face close , elle ne montrait aucune clarté de * Dieu ... et ce lui fut une infinie désolation , pendant qu' il la baisait aux paupières trop fines et fripées sur les yeux trop gros et brûlants . Il comprenait les larmes du * Christ dans le jardin des oliviers : devant sa mère , il se fût incliné , les bras en croix , comme devant la vision du calice que le père ne détourne d' aucun de ses enfants . Le général se fit annoncer : la calèche allait conduire la malade chez le docteur . * Omer ne fut pas invité à les suivre . Il en conclut que l' oncle voulait affermir son influence sur maman * Virginie , soit par la nomenclature des richesses inscrites à son testament , par le texte du legs , soit par le récit des prouesses qui le maintenaient bien en cour sous le ministère de la congrégation . Sans doute , il réussirait parfaitement à la persuader ; il obtiendrait d' elle une confiance inutilement sollicitée par un fils dont elle récusait sans examen les craintes : elle se gaussait de l' entendre prévoir un mariage agencé entre l' habile * Augustin et la naïve * Denise . Pendant leur absence , * Omer mesura la solitude absolue de son esprit qui ne s' alliait à nul autre . Sa mère elle-même se défiait ; sa soeur le haïssait ; l' oncle * Héricourt le jouait ; le comte le maniait comme un instrument d' intrigue ; * édouard l' aimait par reconnaissance , rien que par ce motif , et s' occupait uniquement de marivaudage ; quant à * émile , ses devoirs de lieutenant l' avaient rappelé dans sa garnison , loin de * Paris . " il faut se résigner à * Dieu ... prions ! " se dit * Omer . Mais il n' écoutait pas les mots des oraisons qu' il prononçait à demi-voix . D' abord superbe et triste , l' aspect du * Christ aux grandes boucles se transfigurait bientôt , en son imagination , pour revêtir , sans toutefois cesser d' y transparaître , la face changeante d' * Aqualina ... de jeunes soldats ardents avaient , dans cette beauté même , incarné l' idéal de leur héroïsme libéral et patriotique . Cet idéal était un dieu sans doute , un de ces dieux à la façon romaine de la * Vénus * Victrix ... alors lui revint dans la mémoire cette parole étonnante du père * Anselme qu' il admirait maintenant : " il n' y a qu' un seul * Dieu ; les autres sont ses masques ! ... " masque de * Dieu , la liberté pour qui des martyrs allaient connaître la mort ignominieuse ? Masque de * Dieu , l' amour ? Qu' était -ce que le divin , en somme ? La toute-puissance , celle même de créer en * Aquilina un délire d' amour ... il rêva de ce pouvoir , et d' un autre qui persisterait , éternel , parmi les transformations de la nature . * Dieu lui fut la faculté sans limites de vivre toutes les existences , d' être , selon l' image du poète , ce grand tout qui soi-même s' adore par les voix des créatures et le scintillement des mondes . Et la raison naïve de l' adolescent s' excitait sans fin à ce jeu de métaphores faciles . Connaître * Dieu , n' était -ce pas le devenir , régner avec lui , dompter ensemble ? Dans cette science se cachait le pouvoir qui plie les orgueils , qui dénonce les ruses , qui redresse la faiblesse , la coiffe d' une mitre , d' une tiare , et jette les royaumes des conquérants à ses pieds pontificaux . Parmi les foudres du * Sinaï , * Moïse écrit la loi , sous la figure éclatante apparue dans le buisson d' * Horeb . Il masque * Dieu . Auprès de cela , que valait une chair esclave de femme amoureuse ? * Omer rit de sa sottise . Il réconforta sa mélancolie . Quelle chétive personne serait cette * Aquilina vieillie , cassée , perdue parmi la foule à genoux , dans l' ombre d' une main bénissante et souveraine des âmes ! Il exalta son espoir du divin qui est aux cieux , dont le nom est sanctifié par ceux qui le comprennent totalement , dont le règne arrive dans les esprits savants , dont la volonté s' accomplit sur les planètes du firmament , qui donne le pain quotidien , qui pardonne les offenses envers la chasteté comme on pardonne aux mères défiantes , aux oncles traîtres , aux samaritaines et aux sulamites , qui ne laisse point succomber les soeurs folles à la tentation , mais qui délivre du mal les hommes de bonne volonté ... ainsi la prière le calma . Le général * Héricourt avait invité d' avance * Denise et la tante * Praxi- * Blassans à venir souper avec la voyageuse et son fils . De * Saint- * Cloud , * Aurélie et sa nièce arrivèrent à l' heure juste . Les grelots de leur voiture attelée en poste sonnèrent au moment même où * Virginie dépouillait sa mante de levantine , et la jetait sur une plaque ovale de malachite soutenue , au milieu du salon , par un trépied de bronze . * Denise , en un bond , fut au cou de sa mère : - dieu merci ! Te voilà , ma vieille sainte ... qu' a dit * Broussais ? ... ah ! Tant mieux ! ... la belle mine que vous avez , maman chérie , pour une malade ! ... vous n' avez pas souffert du froid , dans la diligence ? Pourquoi n' être point venue en chaise ! ... ta ! Ta ! Ta ! De l' argent ... fi l' avare ! Vous tricotez , je gage , un fameux bas de laine , là-bas , dans la grande bicoque , pour y mettre un trésor bien lourd ! ... bel oncle , je vous souhaite le bonjour ... vous avez aujourd'hui votre air de ténébreux * Childe * Harold ! N' est -ce pas , tante * Aurélie ? C' est * Childe * Harold en * Espagne ! ... ah ! Le voir debout , à la cime d' une sierra , en posture de dédaigner l' ignominie humaine ! Elle déclamait ces choses d' une voix drôle , parmi les jappements du petit chien rageur qui tentait de mordre les bottes du général . Durant plusieurs minutes on ne put s' entendre : la fureur de la bestiole dominait tout . Qu' * Aurélie ne pût se faire écouter , et crispât les rides de son front las , cela ne choquait point * Denise , ravie de soi , de son chien , du tumulte , de sa redingote en mousseline rose ballonnée sur les épaules , de ses manchettes bouffantes , des torsades épaisses cerclant le bas de son costume qui rappelait , par l' ampleur du col * Médicis et par la roideur de la collerette , certaines modes en honneur au temps des * Valois . Cependant que le bichon hurlait , elle se mira dans une glace d' acajou penchée entre deux colonnes de cuivre . Il lui importait peu qu' on ne pût émettre une phrase qui ne fût étouffée par les interruptions du chien . à un ordre de sa mère , elle finit néanmoins par s' accroupir devant lui , l' appelant : - amour ! ... oh ! L' amour qui fait du bruit méchant ... avec sa petite gueule rose ! Elle le cueillit , le serra contre son coeur , lui offrit tout son visage à lécher . - ma fille , tu gagneras des boutons ! * Denise haussa les épaules , laissa battre insolemment ses cils , frémir ses narines , tandis qu' elle berçait l' asthmatique et adipeux amour . * Omer lui décocha quelques réprimandes dissimulées sous la plaisanterie . Elle répliqua vivement qu' elle ne s' estimait point si ridicule . Ne courait -on pas en foule au cirque olympique pour voir le petit éléphant * Baba dérober un mouchoir dans la poche de son cornac , ou le cheval * Génie recevoir étendu sur un sofa et affublé d' une robe , les galanteries du cerf * Coco ? Si * Paris s' amusait à de telles sottises , était -il raisonnable d' attaquer son affection pour amour , le seul être , après tout , qui lui fit fête quand elle rentrait , personne d' autre ne se dérangeant pour elle ? -même * édouard ? -oh ! ... elle le négligea de sa moue , en se tournant vers l' oncle * Augustin , qui , sous un prétexte improbable , avait été revêtir l' uniforme de grande tenue avant qu' elle arrivât . Cette bizarrerie réveilla toutes les suspicions du jeune homme . Il essaya de la faire remarquer à sa mère ; mais celle -ci , sans répondre , témoignait à haute voix de la gratitude pour le testament du général . - quel testament ? -questionna * Denise , étonnée . - quand on part en campagne , ma chère , il est de règle d' écrire son testament ... - est -ce donc la guerre ? -sans doute ... on ne double pas , pour de simples manoeuvres , les troupes du corps d' observation sur la frontière . * Praxi- * Blassans va préparer le bal au congrès de * Vérone ! -ciel ! Aussitôt sa figure se contracta , blêmit . Elle laissa tomber le petit chien , qui poussa des cris aigus , étranglés par l' angoisse et le désespoir , puis se réfugia sous un guéridon . - eh bien , qu' est -ce ? * Denise ! Demanda sa mère . Quel petit coeur sensible ! Crois -tu , * Aurélie ? ... mais elle est aussi pâle qu' une morte ! Immobile , le général examinait attentivement le trouble de sa nièce . Elle toussait , afin de faire paraître une raison de cacher son visage dans le mouchoir . L' oncle * Augustin mit ostensiblement la main , sur les décorations qui lui couvraient le coeur : - hé quoi , * Denise ? ... hé quoi ? ... une fille de militaire ! ... allez -vous avoir vos vapeurs comme une petite bourgeoise de la rue * Saint- * Denis , quand son mari va monter la garde un jour d' émeute ! * Omer remarqua très bien qu' il accommodait le ton de ses paroles au simulacre d' une profonde émotion malaisément contenue . Le général tira son mouchoir aussi , et s' essuya les tempes , de jolies tempes creuses , hâlées , d' où se projetait , droit , le profil d' une face aux yeux ardents , au nez courbe , à la bouche nue , rouge , arquée , retroussée , mobile et riche en significations . - ah ! -reprit la mère , - ma petite chérie , ton oncle en a vu d' autres ! ... la providence garde ceux qui se dévouent à * Dieu et à leur roi ! ... mais soudain * Mme * Héricourt parut gênée par une appréhension secrète . Elle baissa les yeux . Elle s' occupa de chasser quelques poussières illusoires le long de sa robe . La tante * Aurélie regardait soigneusement les muses de stuc assises , une lyre à la main , dans la voussure du plafond . Une sorte de nuage noya son oeil tendre . Alors le silence de chacun exprima des sentiments tragiques devinés par tous . * Denise ramenait , en les frottant , le rose à ses joues . Elle appela le petit chien , pour dissimuler , et se plaignit de la température . - le souvenir de * Bernard , dit sourdement * Aurélie , nous a toujours rendu pénibles les départs des nôtres pour la guerre ... j' aime à penser que ce souvenir , * Denise , ne te quitte pas non plus . Sa nièce ne répondit rien . Elle étancha deux larmes , sans épargner ses caresses à la bestiole , qui s' arrangea pour dormir sur les genoux et grogna . Nerveuse , * Aurélie serrait en pelote les dentelles de son mouchoir . Maman * Virginie , ayant croisé les doigts , murmurait une prière . Apparemment , le général flaira le péril qu' il y avait à découvrir , dès cette minute , son dessein . Le temps qui s' obscurcit , une lointaine détonation , le sifflement d' une chaude bise qui retroussa les feuilles du platane dans la cour , lui permirent de craindre à haute voix l' orage , puis de le souhaiter , changeant de propos . - j' aime l' orage ! -affirma * Denise . - la puissance de * Dieu nous apparaît mieux alors , et d' une façon toute sensible , - déclara * Virginie sous un signe de croix . - oh ! Moi , reprit l' enfant , - je suis comme lord * Byron . J' aime la tempête , la foudre et l' éclair . Ah , qu' il me plairait de braver les flots en furie sur un esquif , pendant que le feu sillonnerait l' air au-dessus de moi ! -comment ! Tu lis les ouvrages de cet athée ? - gémit sa mère . - non ... la gouvernante anglaise de * Mathilde de * Chaumont en sait les poèmes par coeur . Elle nous traduit les plus beaux passages ... - lord * Byron est un grand désolé ! -jugea l' oncle * Augustin . -vous aussi : vous êtes sévère à la façon de * Childe * Harold pour ce que les hommes admirent et recherchent . Tout vous paraît mesquin , parce que vous possédez une âme trop haute . - oh ! -douta modestement le sourire satisfait du général . - je le sais bien , moi ! -conclut -elle , en promettant beaucoup par l' intonation passionnée de ce " moi " . - vous vivez donc avec * Gulnare et * Conrad , * Kaled et * Lara , ma chère ? -je les connais par les récits de la gouvernante ... que cette * Gulnare fut heureuse d' aimer le corsaire et d' en être aimée , d' être sauvée par lui , de le suivre , déguisée en page , au milieu des plus grands périls , de les braver auprès de lui ! ... voilà la vie que je désire . - tout cela est fort contraire à la décence que doit observer une jeune personne de la société ! - fit observer doucement la tante * Aurélie . - mais pourquoi laisses -tu ma fille fréquenter cette * Mathilde * De * Chaumont , et cette gouvernante immorale ? -mon dieu , * Virginie , il sied que les jeunes personnes aient des notions sur la littérature anglaise ... et je ne m' imagine pas que * Denise puisse prendre à la lettre les belles folies du lord ... - de pareilles abominations ne peuvent pas éduquer le goût naturel , mais le gâter ! -ne sais -tu pas que le génie de lord * Byron a chanté la plus magnifique tristesse qui soit au coeur humain ? -n'importe ; il ne me plaît guère que * Denise ... et tu vois , tu vois la conséquence ! ... * Mme * Héricourt leva les mains au ciel , secoua la tête , ouvrit démesurément ses gros yeux navrés . - mais , ma chère maman , - cria * Denise , - je n' ai pas envie de prendre le voile , moi ! Il faut bien s' y résigner . Le sang de mon père bout dans mes veines ! ... je voudrais être homme , adorer le dieu des combats ! Pour les grands coeurs , la mort a des appâts inconnus aux âmes faibles ... * Dieu ! Si mon esprit vivait dans le corps de mon frère ! ... - on croirait entendre , par ma foi , Mme la duchesse d' * Angoulême ! -plaisanta le général . - " le seul homme de la famille " -appuya l' ironie d' * Omer , citant la parole de * Napoléon . - oh bien ! -accorda -t-elle , - je te permets de rire . Je sais ... tu n' auras jamais de goût ni d' attrait pour ce jeu redoutable dont le sang du héros paye les fiches ... tu ne joueras jamais aux dés avec le sort , toi ! ... - holà ! -fit le général . - peste ! Ma chère , vous lui dites son fait ... ah ! Le pauvre garçon ! ... * Denise , je vous défends de médire de mon héritier ... - si vous attendez de lui qu' il couvre de gloire le nom des * Héricourt ! ... ah ! ... lui et son cousin * édouard se ressemblent ! à leur âge , vous vous échappiez des moulins , caché dans les chariots de fournitures sous les sacs de blé , pour rejoindre mon père à l' armée du * Rhin ... n' ayez pas peur , ils n' iront pas vous rejoindre à l' armée d' * Espagne ! * Omer n' avait jamais vu la soeur aussi méchante . Préparée à tout , elle ne déclamait pas . Elle n' égarait pas ses gestes plus loin que ne l' exigeait la caresse dont elle flattait méticuleusement le poil roux du bichon . L' élégance de ses grâces était parfaite . Elle comprimait tous les éclats de sa voix ; elle affectait un calme démenti par l' audace des images et des mots . Parfois sa face devenait comme de marbre verdâtre , impassible . Elle semblait vouloir donner l' exemple d' un caractère irréductible , en dépit de convenances parfaites . La crispation fréquente des narines marquait seulement du dégoût . Son frère , contre l' attaque directe , regimba . Comment admettre que * Denise se vantât de perpétuer l' énergie de leur père , dans l' heure même où elle méditait de forfaire au voeu du mort ? Cette impudence l' irrita . Il voulut formuler une réplique , mais craignit de précipiter le destin en indiquant avec précision le malheur qu' il attendait . Toutefois à l' engouement pour l' oncle * Augustin il opposa les opinions des * Lyrisse et du général * Pithouët . La violence de leurs idées en sommeil renaissait au nom de cette guerre d' * Espagne . - peut-être , ma soeur , si j' allais du côté que vous dites , ne serait -ce pas en deçà , mais au delà des * Pyrénées , dans la région que notre grand-père * Lyrisse et l' oncle * Edme s' apprêtent à défendre . Il admira son courage civique , qui les blâmait tous . - bien répondu ! -marqua le général * Augustin , avec un grand rire . - à la bonne heure ! -hélas ! Mon pauvre ami , tu seras toujours avec les gens de peu , toi ! -soupira * Denise . Cette parole cingla la fureur d' * Omer : - enfin , -cria -t-il , - tu m' as écrit à maintes reprises que ton avenir dépendait de mon ordination ... j' agis au mieux de tes projets . Il ne t' appartient pas de me proposer aujourd'hui les exemples de l' état militaire , puisque aussi bien que notre mère tu m' en as détourné ... vraiment , cela ne t' appartient pas ! ... à moins , - ajouta -t-il en hésitant , - que tu ne renonces aux projets d' autrefois ... à moins que tu ne renonces à tout ce que désira notre père ... ayant marché jusqu'à la robe rose , il s' arrêta , les mains étendues , tout vibrant de la peur que la mauvaise fille ne s' affranchît , tout épouvanté devant ce que ses paroles nécessitaient de net et d' irréparable . Elle ne répondit rien encore . Elle enferma son âme dans l' impassibilité de son visage verdâtre . Mais elle ne protesta point de son attachement aux idées de leur père , de la tante * Aurélie . Le silence fut un aveu . Chacun l' entendit de la sorte , car chacun regarda la comtesse de * Praxi- * Blassans ... à sa place , dans le fauteuil de bois doré et de velours pourpre , il ne restait plus qu' une vieille créature lamentable , dont les joues se fanèrent instantanément , dont les mains s' agitaient au hasard devant ses yeux clos . - * Omer ! ... * Omer , que veux -tu dire ? - gémit -elle . Puis avec hauteur et indignation , elle avertit : - prends garde à ce que tu veux dire ... , * Omer ! Aux derniers mots , le son de cette prière vint comme du fond d' un abîme . * Omer ne parla plus . D' ailleurs il pouvait encore se tromper . Muni , depuis le veuvage , d' une fortune considérable , l' oncle * Augustin n' était pas obligé de céder à sa convoitise du bien * Héricourt . Une taille de jeune homme , une belle figure , une situation glorieuse lui permettaient de vouloir les joies diverses des aventures illicites . Peut-être se souciait -il peu de jouer les rôles byroniens , sa vie durant , pour les émois d' une petite fille que des lectures affolaient et persuadaient de courir , vêtue en page , aux côtés d' un * Lara botté , chamarré . Le général s' en fut au bout de la pièce , par discrétion . Il feuilleta des brochures , il déplia des cartes militaires . Un moment il y eut le seul bruit du papier qu' il étendait sur le marbre de la table haussée par des sphinx d' acajou . * Denise leva la tête vers son oncle , et le contempla qui déchiffrait avec indifférence , semblait -il , la topographie du pays basque . Alors elle laissa , muette et grave , ruisseler contre ses joues des larmes d' enfant . * Aurélie les regarda du fond de son trône où elle gisait vagissante , éperdue , effondrée dans sa robe grise et son écharpe noire , le chapeau de paille à visière tombé des genoux , les mains contenant son coeur torturé . - * Denise ! ... * Denise ! -implora -t-elle comme si elle l' appelait d' un pays lointain . - * Denise ! ... ne te souviendras -tu pas de ma tendresse ? Je t' ai élevée pour l' accomplissement d' un désir sacré ! ... * Denise ? Alors la figure de la jeune fille se contracta vers ses lèvres , qui s' ouvrirent , se froncèrent autour des narines . Un hoquet de douleur la secoua ; elle fondit en sanglots ... - c' est donc vrai , ma fille ? ... tu n' acceptes pas de réaliser le voeu de ton père ? -cria * Virginie . -je ne peux pas ! Je ne peux pas ! -scandèrent les sanglots . Le général s' était dressé . Du fond de la pièce , debout derrière ses cartes et ses brochures , il déclara : - j' aime * Denise comme elle m' aime ... je vous demande sa main , * Virginie . -c'est infâme , c' est abominable , ô mon dieu ! Ainsi la tante * Aurélie se lamentait . Elle s' affaissa dans le fauteuil , en se tordant les mains . * Omer sentit fléchir ses jambes à la vue d' un si terrible désespoir ... il s' indigna contre celle qui le provoquait . - ma soeur ! ... * Denise ! ... l' espérance du mort n' est donc plus sacrée pour toi ? -je ne peux pas ! ... je ne peux pas ! -scandèrent encore les sanglots de la jeune fille . Elle se cacha , suffoquant , sous le mouchoir trempé . * Omer répéta sa phrase , qu' il estimait digne d' être prononcée au théâtre , imprimée dans l' histoire . * Corneille en eût fait un vers ... cette sensation d' artifice ne l' empêchait point de souffrir à l' unisson des autres , dans cette grande salle aux sombres lambris rougeâtres , aux sphinx d' acajou , aux muses de stuc , aux vastes glaces cintrées , aux lustres qui se miraient dans les lumières profondes du plancher en losanges . - * Denise ! * Denise ? L' espérance du mort n' est donc plus sacrée pour toi ? -ah ! Ah ! Mon frère ... pardon ! ... pardon ! ... je ne peux pas ! ... je ne peux pas ! ... elle glissait de la chaise à terre . Le petit chien , ébaubi , se gratta l' oreille , puis se blottit près la jupe de la pleureuse , qui avait enfoui sa tête dans ses bras croisés sur le siège . - * Dieu ne peut me conseiller de vous unir ensemble , * Augustin ! - * Virginie , je vous le jure , j' aime * Denise . Elle a cette illusion que je possède les mérites de * Bernard ; elle a cette illusion que j' ai participé à ses exploits , que j' ai son courage , que je continue sa gloire ... c' est un peu de son père qu' elle aime en moi . - oui ! Oui ! ... - soupira * Denise . - alors , ne l' accusez pas d' anéantir les espérances de son père ; c' est pour vivre près de celui qu' elle imagine à la ressemblance de ce grand homme qu' elle m' a choisi plutôt qu' un freluquet ... ne doutez pas de son respect filial . Ses sentiments à mon endroit témoignent de ce respect . - qu' en savez -vous , mon oncle ? -dit * Omer . - qu' en savez -vous ? -cria la tante * Aurélie . - * Denise est une enfant . Elle ignore tout ... votre uniforme et vos aventures de guerre l' éblouissent ... elle vous aime comme le personnage d' une gravure de roman ... mais plus tard ? -oui , plus tard ? Dit * Virginie . - cela ne regarde que moi seul , - répliqua durement le général . - les goûts de ma fiancée sont ceux de bien des françaises pour les compagnons de l' empereur ... vous-mêmes , * Omer , n' avez -vous pas une vive sympathie pour le capitaine * Lyrisse parce qu' il raconte chaleureusement la gloire de nos armes ? Il n' y a rien d' étonnant à ce que votre soeur aime la gloire aussi . - il y a d' autres gloires que la gloire militaire ... - celle -là seule est impérissable qui s' inscrit avec le sang des batailles ... elle récompense le plus haut sacrifice que l' homme puisse faire , celui de la vie , pour une idée ... - ou pour ... quelques idées ! -insinua froidement * Aurélie , derrière ses mains collées à son visage . - personne ne saurait mettre en doute ma loyauté ... un soldat sert la patrie d' abord , les souverains ensuite . J' ai servi la * France , qu' elle fût républicaine , impérialiste ou royaliste , parce que mon épée lui appartient avant d' appartenir à mes raisonnements ... sachez -le ... je n' ai pas , comme le comte de * Praxi- * Blassans , été voir d' abord à l' étranger qui payait le mieux les services , * Condé ou le premier consul , pour me décider en faveur du plus puissant , avec l' intention de le trahir dans la suite ! Je n' ai pas acheté , un à un , les sénateurs , en avril 1814 , pour le comte de * Talleyrand ! ... voilà ce que je n' ai pas fait , moi ! Le général marchait à grands pas . Ses éperons sonnèrent . Ses sourcils noirs se froncèrent vers ses cheveux argentés . Il laissa tout à coup sa fureur bondir . - s' il s' agit d' honneur , je me contente du jugement de mes pairs , * Soult , * Oudinot , * Marmont , * Gouvion * Saint- * Cyr , * Bourmont . De quel droit irez -vous contredire ces hommes généreux qui ont répandu leur sang par toute l' * Europe ? De quel droit nierez -vous la rigueur de leurs consciences , vous , * Aurélie , vous , la femme d' un diplomate retors qui , à ce moment même , trahit * M . * De * Villèle pour * M. * Mathieu * De * Montmorency , avant qu' il perde celui -ci pour s' inféoder à * M . * De * Chateaubriand , et qui mêle cet enfant à ses machinations auprès du père * Ronsin ? ... et , tenez , je n' insisterai pas . Je comprends trop pourquoi mon pauvre frère , qui était un soldat loyal , accapara toute votre affection , à la place de ce gentilhomme adroit . Je prise et j' admire cette profonde et noble amitié qui vous lia tous deux , qui vous fit promettre de marier ensemble vos enfants nés à la même date ... vous détestiez la ruse de * Praxi- * Blassans . Vous aimiez la franchise de * Bernard ... * Denise est comme vous . Elle craint l' esprit d' * édouard , élevé dans la société fourbe des diplomates . Elle me l' a dit mille fois . Le caractère de * Praxi- * Blassans effraie la simplicité de son coeur noble et généreux comme celui de son père . - oh ! Oui , cela m' effraie ! -protesta * Denise , toujours immobile et qui reniflait ses larmes . - oh ! Oui ... - * Denise ! * Denise ! -s'écria la tante * Aurélie , du fond de l' ombre . - j' ai instruit * édouard en vue de ton seul bonheur . Je l' ai formé à l' image de ton père , autant qu' il me fut possible . Il t' aime tant ! Il t' adore avec tout l' amour que j' ai su cultiver en son coeur . C' est pour toi que je lui fis lire les poèmes qui enchantent l' âme et qui donnent l' envie d' aimer passionnément . Je lui enseignai que la * Béatrice du * Dante , c' était toi ; que la * Laure de * Pétrarque , c' était toi ; que la * Virginie de * Bernardin * De * Saint- * Pierre , c' était toi . Je lui appris lentement à chérir comme j' aurais voulu être chérie , comme j' avais rêvé , toute ma vie , d' être chérie . Maintenant il t' aime , il t' adore . Il mourra de ton abandon . Quoi ! * Denise , me rendrais -tu criminelle et marâtre devant un fils qui m' accuserait de n' avoir pas su prévoir sa douleur ? Rejetterais -tu dans mes bras un enfant désespéré , blasphémant contre la nature ? ... * Denise ! - * édouard n' aime pas , - ripostait la jeune fille d' une voix sourde et grelottante . - il entend surtout me dominer . Il espionne mes gestes , il me demande compte de toutes mes paroles , il soupçonne tous mes pas . Il ne m' aime pas ; il veut me dominer , voilà tout ... avec un titre de noblesse et quelque fortune , il m' achèterait comme un animal de luxe , qui plaît , qu' on flatte , qu' on mène , qui cède , qui obéit , qui tremble ... il veut savoir mes pensées ! Il ordonne déjà mes attitudes ! ( elle releva la tête et ses accents devinrent colériques . ) il réprimande ! Il autorise ! ... c' est à en mourir ! ... la fille du colonel * Héricourt n' est pas de celles que peuvent soumettre les caprices d' un petit garçon vaniteux ... si j' accepte un maître , c' est qu' il aura prouvé d' abord sa puissance sur les hommes . Et , puisque je dois tout dire : eh bien , votre fils , ma tante , cherche en moi une amie de ses péchés et non pas une épouse de son âme ... - mais c' est l' amour , ça ! -dit * Omer . Cette fois * Denise s' agitait , gesticulait . Elle se releva , s' essuya la figure , défripa sa robe , pinça les crevés de la mousseline sur ses manches ... son frère la jugea fort ridicule . Il supposait aisément les raisons qui poussaient le général à demander la main de la jeune fille , mais il ne s' expliquait pas comment elle préférait à la jeunesse d' * édouard l' élégant et froid égoïsme de l' oncle , sa figure un peu trop desséchée , les rides certainement menues , mais évidentes , de la patte d' oie , les cheveux argentés , et la poigne de fer qu' on soupçonnait sous cette politesse affable . * Omer n' osa présenter tout haut ces remarques , parce qu' il prévoyait le triomphe du général : dès lors , il eût été maladroit d' agir en adversaire . Il compta qu' il ménageait suffisamment les scrupules de son propre orgueil en n' épargnant point à * Denise les objections de sa rhétorique . * Mme * Héricourt ne disait rien . Les yeux au plafond , les mains jointes , elle présentait à * Dieu ses tourments . * Aurélie gardait ses longs doigts d' opale , enrichis de joyaux bleus et verts , contre ses paupières , contre sa figure un peu mauve dans sa pâleur . Le chapeau de paille était tombé à ses pieds ; elle ne se révélait vivante que par de légers bruits de soie grise dans les volants horizontaux de sa robe . Pourtant elle se plaignit avec douceur : - mon dieu , avoir choyé , quinze ans , sur mon coeur cette enfant -là ... avoir avidement recherché dans ses yeux jolis le regard fort de mon frère ... avoir cru l' y retrouver , pour ... oh ! C' est trop de peine ! C' est trop de peine ! ... que reste -t-il de ma vie alors ? ... dis -moi , * Denise , quelle pitié as -tu de moi ? ... tu fus mon enfant à qui j' ai sacrifié mes deux aînés . Ma fille est jalouse de toi , tant je t' aime ! * Delphine veut entrer au couvent parce que je la délaisse ... et voici que tu renies tout , tout ... la parole sacrée du mort ... et comment peux -tu penser que ta mère consente à cette union ? ... réfléchis ... - je ne peux pas ... je ne peux pas laisser * Augustin partir seul pour l' * Espagne . Je m' enfuirai plutôt . Je tenterai toutes les folies ... je ne peux pas ... je ne peux pas faire autrement ... je t' aime , ma tante , mais je l' aime plus que toi , plus que maman , plus que tous ... plus que moi-même ... c' est ainsi ... et je n' y peux rien ... et vous n' y pourrez rien non plus ... la jeune fille dit cela très sûrement , très simplement . Elle écrasa de nouvelles larmes venues aux coins de ses yeux . Une porte se referma : le général avait disparu pour laisser * Denise les convaincre sans honte . - ma chère maman , - dit -elle , -laisse -moi me marier avec mon oncle ! Je te le jure : c' est notre bonheur que tu permettras ... ma chère tante , comment vous plaire si j' épouse * édouard contre mon gré ? Je l' estime assez pour ne pas vouloir qu' il soit malheureux . Ma chère maman , je t' en prie à genoux ... , tu vois : je suis à tes genoux ; permets -moi d' épouser * Augustin ... - en vérité , je ne le puis pas . Ton père m' a légué un voeu auquel tu dois obéir ... écoute , * Denise . Tu es une enfant . Tu ne devines pas qu' une enfant ne saurait se marier à un homme de cet âge . Le succès n' est pas tout ... veux -tu aller faire une retraite au couvent , avec moi ? Nous demanderons conseil à * Dieu ? ... si tu acceptes , je ne rendrai pas aujourd'hui de réponse à mon beau-frère ... inutile de me demander autre chose ... seul , * Dieu peut te rendre sage et docile ... le monde a donc perverti en si peu de temps une petite fille pieuse , seigneur ! * Mme * Héricourt ne se laissait point fléchir . Invoquant sa correspondance avec les religieuses , qui dissertaient naguère sur leur élève comme sur une jeune personne accomplie , elle accusait indirectement * Aurélie de tout le mal . * Denise se reprit à sangloter dans les jupes de sa mère , qui lissait les boucles de ses cheveux artistement calamistrés autour du front , et la coque de tresses érigée en haut de la tête . Le petit chien ronflait dans un fauteuil , sous le noeud de soie blanche . * Mme * De * Praxi- * Blassans s' essoufflait , immobile et silencieuse derrière ses belles mains qui portaient tant d' opales , de turquoises , de rubis et de diamants au milieu des anneaux d' or . Derrière ce masque de lumières somptueuses , elle était comme morte , sur un trône impérial . - ah ! Ma pauvre * Aurélie , on dirait que j' entends saigner ton coeur , goutte à goutte , - dit tout à coup sa belle-soeur . - tu l' aimais , notre * Bernard , tu l' aimais bien plus que je ne savais l' aimer , moi ... te rappelles -tu ? C' était en 1804 , pendant l' été , en * Lorraine . Il attendait au camp de * Boulogne que l' empereur lui rendît son grade , après l' affaire du général * Moreau ... un soir , tu entras dans le salon des colonnes ; tu paraissais hors de toi ... tu m' as remis une bourse , et tu m' as conjurée de rejoindre * Bernard , parce qu' il devait être très malheureux ; et tu m' as tant priée , suppliée , que j' ai fait atteler la chaise sur l' heure , et que je suis partie , la tête toute pleine de ta peur et de ton affection pour lui ; et quand je suis arrivée là-bas , près de la mer , je l' ai trouvé , comme tu l' avais craint , devant ses pistolets chargés sur la table ... alors je lui ai répété mot pour mot ce que tu m' avais dit de tendre pour lui , et il baisait éperdument tes paroles sur ma bouche ... ah ! J' ai compris ce jour -là , que je ne saurais jamais le chérir qu' en t' écoutant l' aimer ... nous étions bénies de * Dieu quand j' ai su que nous étions grosses du même mois , que nous mettrions , le même mois , au monde nos deux enfants , conçus au moment le plus fort de ton amour fraternel , de mon amour d' épouse ... et quand ils sont nés , les chérubins , comme nous avons pensé tous trois à voir un jour marcher par les chemins du parc , au printemps , le garçon et la fille qui lui ressembleraient et qui nous ressembleraient ... nous avons frémi de bonheur en imaginant quelles âmes , les nôtres , échangeraient leurs lèvres , le soir de leurs fiançailles ... nous nous serions vus vivre tous trois en eux deux , corps et coeurs ... te souviens -tu ? ... tu pleures , ma mie ? Tu pleures ... et cette enfant pleure sur mes genoux , * Aurélie ! ... et quand * Dieu eut enlevé glorieusement * Bernard à notre passion , comme il nous a paru qu' il continuait de vivre , puisque * édouard et * Denise grandissaient côte à côte pour ce baiser des noces que nous avions rêvées ensemble ... tu pleures , * Aurélie ! ... tu pleures ... hélas ! Rien n' est sûr de ce que nous proposons , en dehors de * Dieu ... entends -tu , * Denise entends -tu pleurer ta tante * Aurélie ? Entends -tu , ainsi que moi , saigner son coeur goutte à goutte ? ... - ma soeur , tu pourrais entendre saigner aussi le corps de notre père comme il saignait quand il désira ton mariage avec * édouard , sur le champ de bataille de * Presbourg ! * Omer articula religieusement ces mots . Il lui semblait que le mort habitait sa chair de fils , parlait en lui , et suppliait , par lui , sa soeur agenouillée dans cette robe rose , sa soeur qui sanglota plus fort , sa soeur qui n' était qu' une nuque frêle et fauve sous les cheveux bien étirés vers les hautes coques de la coiffure ... * Aurélie n' ôta point le masque de lumière que lui faisaient les joyaux de ses mains , mais elle soupira ces mots : - * Denise ! * Denise ! N' entends -tu pas pleurer l' espoir de nos trois vies , * Denise ? ... au moins des deux vies qui t' ont engendrée , * Denise ! ... alors un frisson terrible tordit l' enfant sur les genoux de sa mère , et elle s' écria , sans lever la tête : - je ne peux pas entendre ... je ne peux plus entendre ... je suis l' épouse d' * Augustin , car j' ai obtenu qu' il fît de moi sa femme ... avant le sacrement ... l' angoisse d' * Aurélie cria . Et pendant que * Mme * Héricourt étreignait les poings de sa fille , la repoussait , l' interrogeait , pendant que * Denise , de hoquets en sanglots , confessait les visites secrètes du général , comment il chevauchait , chaque midi , jusqu'au domaine de * Saint- * Cloud , et les hymnes de séduction , et toute la comédie : le saut de loup que franchit le cavalier pour baiser la main de la jeune fille pour abuser ensuite d' une innocente , d' une imprudente , d' une ardente enfant , * Omer pensait : " l' espoir même de mon père est anéanti à cette heure , après son corps tué à * Presbourg , après ses triomphes abolis à * Waterloo ... l' espoir même de mon père est vaincu ... tout ce qu' il crut sacré , le voilà vaincu ... " aux exclamations de ces fureurs et de ces douleurs , reparut le général . - * Augustin , * Dieu vous pardonne ! ... voici votre femme , - accorda * Mme * Héricourt . - qu' on appelle mes gens ! Priait * Aurélie : je veux partir . Le général releva tendrement * Denise et la conduisit à un siège . Puis il déclara : - * Omer je vous en donne ma parole d' honneur , je rendrai la générale * Héricourt la femme la plus glorieuse de * France ! -je le souhaite , monsieur , et vous salue , - répondit gravement le frère . Il ne se révoltait pas contre la puissance de cet homme . Il ne voulut même pas arracher les breloques et la montre pour les lui jeter à la face ... il quitta simplement l' hôtel avec sa mère et sa tante qui une fois en calèche , s' évanouit . On la transporta dans la petite maison de l' allée des veuves ; et l' on eut quelque mal à lui faire reprendre ses esprits . Alors elle ne parla plus , resta telle qu' un mince cadavre de vieille , en robe de soie grise , en écharpe noire ; un petit cadavre masqué de joyaux multicolores par les mains qui voilaient la déchéance de son visage . Sur le tard , les deux femmes regagnèrent * Saint- * Cloud . Resté seul , * Omer médita la parole de * Mme * Héricourt : " tu vois bien : il n' y a que * Dieu ... " oui , certainement il ne restait que les magnifiques illusions divines . Hommes , femmes , lui parurent de rusés criminels , ou des brutes violentes et maîtresses . Le général * Héricourt lui semblait un travestissement de ce beau * Lucifer , vainqueur des âmes , qu' à tant de vitrines les gravures montraient assis sur la cime d' une roche abrupte , enclos dans ses ailes de nuit et méditant , les doigts contre le rire arqué de sa bouche sardonique . L' amour était son oeuvre : mensonge , viol et trahison . La gloire était son oeuvre : vol , meurtre et jactance . * Omer condamnait son désir d' * Aquilina et les affres de sa passion quand il se fut agenouillé devant le crucifix pour se livrer à * Dieu , à son omnipotence : elle finira par régner sur le monde et par chasser * Satan de tous les coeurs . Le surlendemain , il reçut la visite matinale d' * édouard : * Omer s' attendait à le voir abattu par le chagrin , défait près du suicide . Au contraire , le cousin exhala sa fureur d' avoir sollicité l' affection d' une sotte , d' avoir renoncé un moment pour elle à la brillante carrière ecclésiastique que son père lui pouvait offrir . Et , parce qu' * Omer excusait * Denise , certain qu' au fond il la regrettait , * édouard s' irrita : - ta soeur ne vaut pas la crosse et la mitre ! ... il ne faut servir que * Dieu , ne parlons plus d' elle . J' ai été fou , deux nuits . Ce matin , je suis fort . L' était -il , vraiment ? Ils s' embrassèrent et s' entretinrent de théologie , en souffrant . * Omer s' étonna : l' orgueil extrême du cousin le guérirait . Le dépit d' avoir été méconnu étoufferait les rancoeurs de l' amour trahi . * édouard était plus fort que ses chagrins . La comtesse était partie en poste pour sa terre de * Blassans . Les jours furent occupés par les démarches précédant les noces . Il convenait d' obtenir les dispenses ecclésiastiques pour l' union entre parents . * Denise accepta de rester en retraite chez les religieuses de * Picpus jusqu'à l' heure de la cérémonie , qu' on célébrerait dans leur chapelle . Un soir , elle se dit souffrante , fit venir le médecin et sa mère qui sortit du cloître , sûre de la virginité de sa fille . Le docteur l' avait certifié : c' était une ruse que cet aveu de séduction totale . Avec les notaires , * Denise discutait les termes du contrat d' après les messages reçus de * Caroline . L' étudiant découvrit encore , sous les cachets des lettres qu' envoya * Aloyse , deux boulettes diplomatiques . Il fut en dire le contenu au père * Ronsin , qui le reçut mieux . Entre temps , * Omer ne quittait pas * édouard , ni * Mme * Héricourt très malade . Le nom de la pécheresse , ils ne le prononçaient pas , mais ils s' éclairaient mutuellement , tous trois , sur ce qu' ils estimaient connaître des mystères religieux . Les deux jeunes gens souhaitaient encore d' établir le bonheur des hommes , avec le secours providentiel . * Mme * Héricourt ne songeait plus qu' à éviter l' enfer ... elle décrivit des visions affreuses qui ne manquaient pas de l' assaillir , chaque nuit , pendant le sommeil . - tout à coup , - disait -elle , -je sens le monde s' abîmer sous moi . La terreur étrangle mes cris . Puis , tout s' éclaire d' une lueur blafarde . Je me vois rouler dans un mouvement confus d' avalanche . Le feu hurle ; les vents écorchent et sifflent . Et peu à peu je distingue , autour des plaintes , autour des lamentations , les chairs flétries de milliers de gens qui tombent indéfiniment , comme les eaux d' une cataracte humaine sans limites , depuis les hauteurs oubliées jusque vers les profondeurs insoupçonnables . Les grimaces atroces des douleurs sautent avec les visages , comme les flocons d' écume sur le torrent . Une bouche sanglante appelle un nom . Deux yeux glauques regardent l' épouvante . Un nez s' écarquille à flairer la foudre qui cingle . Tous les crânes sont chauves ; toutes les figures trouées par des ulcères bleuâtres . Les mains saigneuses griffent le vide . Les jambes crevées par leurs tibias rompus se ramassent autour des ventres flasques , pour retarder l' instant de toucher les flammes éternelles qu' on entend tonner et mugir ... souvent une face hideuse point dans l' infini livide : c' est un ricanement démoniaque entre deux oreilles de chat vert , et une queue de singe qui se tord par-dessous . Ensuite un oeil triangulaire grossit et toute une tête grandit , accourt , précédée par les glaces de l' effroi qu' elle darde ... la cataracte entière des damnés gémit et se tord . En une seconde , les chairs gèlent ; les ongles se fendent , la peau se rétrécit , craque . Les os éclatent , percent les muscles . Les yeux deviennent deux glaçons si froids qu' ils brûlent l' intérieur de la cervelle ; elle enfle et fait s' ouvrir le crâne comme la coque trop étroite d' un marron mûr . Alors on est effleuré par l' oeil triangulaire de * Belzébuth , qui est un pôle de neiges entassées ... le gouffre de son ricanement aspire les ondes de la cataracte . Elle s' y précipite avec les corps noués les uns aux autres , les poings serrés , les terreurs qui beuglent , les blessures d' où jaillissent les fontaines de sang noir et tiède ... à ce moment , des faux invisibles coupent les membres , tranchent les ventres . Les intestins coulent des plaies . Les mâchoires sautent des bouches avec des lambeaux de joues . Les échines sont cassées en deux , ainsi que les branches sous le genou d' un bûcheron robuste . Des morsures creusent la vie pantelante . On souffre à peine de la torture présente , tant on redoute la torture prochaine ... les poitrines s' ouvrent à deux battants , tandis que les nerfs se rompent comme des ficelles étirées , que les chairs se déchirent comme des étoffes , que les viscères pendillent au bout des veines bleues ... immobile dans le fauteuil , * Virginie contemplait le cauchemar , muette subitement . Ses gros yeux saillaient des paupières inertes ; ses mains tremblaient sur ses genoux , et des frissons la traversaient ... - les mots manquent pour décrire-reprenait -elle . - et qui sait ? J' ai peur de décrire ... les choses se réaliseraient peut-être , si je les racontais toutes ... ce sont des mystères indicibles ... oh ! Cette rapidité de douleurs en torrent dans lesquelles on roule , tandis que les moitiés du corps fendu en deux heurtent on ne sait quels rocs , on ne sait quelles créatures visqueuses et plates mêlées aux flots des damnés ... et puis il y a des apparitions ... souvent , j' aperçois * Bernard , qui repousse la lourde terre et l' herbe de sa tombe : il a son casque de dragon sur sa tête pourrie mais reconnaissable pourtant , ses épaulettes d' argent , son habit vert , et sa croix ; au lieu de jambes , il entraîne des débris fangeux et sanglants dans la chute universelle ... la colère de son regard cherche * Napoléon , que je vois alors descendre avec un flot de soldats hargneux qui le percent de leurs baïonnettes , qui l' amputent avec leurs sabres , qui l' atteignent à coups de feu ; les boulets emportent ses membres , repoussés aussitôt afin de souffrir les blessures des millions d' hommes morts pour son ambition . * Bernard l' avise et , soudain , la pourriture de sa face disparaît , son visage net et sain brille de haine ; il se penche sur le bronze d' un canon ; la fumée l' enveloppe ; je le revois alors admirant sa vengeance : * Napoléon à terre , dans une mare rouge , les jambes déchiquetées , comme furent déchiquetées celles de ton père par le boulet de * Presbourg ... pendant que * Bernard se repaît du spectacle effroyable , ses yeux se vitrifient , des pustules gonflent ses joues , sur les dents la peau se colle , s' étire , s' applique , fond , et dans le casque il n' y a plus qu' un crâne affreux ... oh ! ... cependant * Napoléon se redresse pour trébucher sous les douze balles des exécuteurs que commande un beau jeune homme , le duc d' * Enghien . Puis le fantôme disparaît dans l' avalanche de fantômes en uniformes , qui ont pour voix confuses des roulements de tambour et des détonations d' artillerie ... ensuite la cataracte tombe , tombe , tombe ... ah ! Pourquoi , mon dieu , pourquoi me faut -il vivre déjà dans l' horreur de l' enfer ? Son fils et son neveu la calmaient à peine . Ces images grossières et naïvement abominables la hantaient presque toujours . Elle n' y échappait qu' à l' église , parmi les odeurs des cires , de l' encens , les sons des orgues , des choeurs sacrés , sous les rayons colorés des vitraux . Elle emmenait avec elle les deux probationnaires , dont elle réclamait les oraisons . à genoux sur le prie- * Dieu , non loin de l' autel doré , du * Christ en croix , * Omer goûtait une jouissance bizarre à reconnaître sa détresse . Fini le temps où chez * Corinne , à la * Goguette , il accompagnait le capitaine * Lyrisse , se croyant près de rétablir en * Artois la république des philadelphes ! Nul enthousiasme ne persistait en son âme débile . Pauvres , proscrits , les * Lyrisse erraient par l' * Espagne , à la veille de combattre les soldats de cette * France dont ils avaient conduit les étendards jusqu'aux frontières de l' * Asie . Quelle fin misérable leur était réservée ? Vaincus , ils l' étaient encore plus que le bisaïeul enseveli dans ses paperasses entre les vieux murs du château que délabraient les ouragans de la saison . Et maintenant , * Omer pouvait -il conserver l' espoir de porter quelque jour la mitre épiscopale ? * édouard * De * Praxi- * Blassans allait obtenir de son père la protection promise d' abord au frère de sa fiancée . Toute la vie , sans doute , * Omer serait un prêtre obscur disant la messe du matin dans une triste et froide église de province , écoutant au confessionnal les stupides aveux des maritornes , des servantes , des boutiquiers et des rustres . Parmi les exercices de piété , c' était le chemin de la croix qui lui plaisait le mieux . De station en station , il substituait ses malheurs à ceux du * Christ ; il s' attristait sur lui-même , qui ne pouvait s' affranchir comme * Denise , et qui demeurait le serviteur de la démence maternelle . Un jour , il envia l' audace de cette fille vicieuse , gourmande et colérique , si fière de ses fautes . Il se demandait si ce n' était point la vérité que d' acquérir l' indépendance de ses passions , que de triompher du devoir traditionnel , que de vaincre la loi , comme les jacobins avaient vaincu le roi , comme les soldats de la république , du consulat et de l' empire même avaient vaincu les monarques de l' * Europe ? ... * Denise avait rompu les fers rivés à son avenir par le voeu du colonel * Héricourt . Lui restait l' esclave de la compassion pour sa mère , de l' obéissance . Et il admit que * Denise déployât l' énergie qui fait les grandes choses . Au contraire , il se rangeait dans la catégorie des bonnes gens dociles aux volontés des forts . Il abdiquait sa vie volontaire . Et pourtant ceci se nommait le bien ; cela se nommait le mal . Sa faiblesse l' invitait au bien . Les entraves de la loi garrottaient ses gestes . Il n' eût pas , lui , renié le voeu du père , même s' il se fût agi d' épouser la laide , l' acariâtre * Delphine . Ne s' était -il pas soumis , pour l' honneur de ce voeu , aux remontrances du comte ; n' avait -il pas loyalement cessé d' écrire au capitaine * Lyrisse ; n' avait -il pas renoncé à toute la fièvre amusante et belle des conspirateurs ? Aujourd'hui cependant , l' acte de sa soeur le débarrassait des serments : rien n' empêchait qu' il sautât en selle , que d' un seul galop il gagnât * Bayonne et l' * Espagne constitutionnelle pour y combattre au milieu des carbonari , des demi-soldes , des chevaliers de la liberté , contre les tyrans . Rien ne l' empêchait que peu de chose : l' allure pitoyable d' une pauvre veuve au visage incolore , contemplant son propre effroi de l' enfer , dans la solitude d' une église . Et cette malheureuse qu' aimaient seules la raison d' * Omer , la pitié d' * Omer , non ses instincts spontanés , cette malheureuse le retenait par des liens plus étroits que ceux des passions violentes ou des idées héroïques . Au jour marqué pour l' exécution des quatre soldats de * La * Rochelle , jugeant sa mère trop triste dans le petit salon cramoisi de l' allée des veuves , où elle était venue se lamenter , * Omer faillit ne point la quitter , si grand que fût son désir d' admirer les figures de ces hommes . Il avait lu dans les journaux les débats du procès , les fières réponses de * Bories aux juges , l' odieux acharnement du ministère public contre des jeunes gens épris d' une liberté toute verbale , et qu' avait compromis l' unique tort du dîner avec le général * Berton , après le complot avorté sur le pont de * Saumur . Il prétendit voir , au passage , ces nobles faces et les plus vrais des héroïsmes , afin de leur jeter , si possible , un salut . Surtout il espéra que les dix mille carbonari de la capitale tenteraient les hasards d' une émeute pour délivrer leurs " bons cousins " . Le capitaine * Lyrisse avait toujours vanté les dévouements romains et les courages mystérieux de ses amis ! * Omer ne douta point d' assister à une scène grandiose , où reparaîtrait l' élan de la liberté latine en lutte contre les rois . Sa mémoire des auteurs classiques assimilait aux * Brutus les amis inconnus des condamnés . Il déplora que la raison et les circonstances le retinssent dans l' autre parti . Mais il souhaitait furieusement la réussite du complot et la délivrance des victimes . De ce spectacle probable il attendait des émotions très vives . Pendant toute la première partie du jour , il trembla de ne les pouvoir éprouver . Enfin les peines de maman * Virginie se turent . L' herboriste vint la saigner à deux heures , et la faiblesse qui suivit la perte du sang lui valut un peu de sommeil . * Omer envoya chercher son cheval au manège . Il se mit en selle et trotta vers le palais de justice . En silence lugubre , des gens se hâtaient le long du quai . Des rues ils sortaient en bande , la canne au poing . Un peloton de gendarmes au grand trot passa , la jugulaire à la lèvre , et la mine dure , dans un cliquetis de fer . Les redingotes brunes , les chapeaux militaires et les gourdins des policiers apparurent au débouché des passages , sous les potences des réverbères , devant les fontaines publiques , près des marchands de coco , dont le kiosque portatif attirait en groupes les buveurs . Derrière les échoppes des savetiers et des ravaudeuses se dissimulaient maintes silhouettes de mouchards , reconnues , puis raillées par les commères qui avaient , autour de leurs coiffes , noué des rubans noirs ou rouges . à mesure qu' * Omer s' approchait du pont au change , l' affluence s' augmentait moins de populaire que de petite bourgeoisie . Polonaises à brandebourgs , chapeaux poilus , habits marrons , pantalons de casimir , gilets à châles , habillaient de funèbres jeunes gens . Des vieillards à favoris gris et des civils à tournure martiale se cambraient dans de longues redingotes bleues , se saluaient comme aux enterrements . De -ci de -là , le cavalier aperçut quelques bonnets de coton à rayures sur la tête d' apprentis en vestes , dans les rangs de la multitude . Pas une parole ne se mêlait au bruit des pas foulant le sol . Aux fenêtres , les personnes accoudées entre des pots de fleurs échangeaient à voix basse leurs réflexions . Les buffleteries jaunes des gendarmes à pied , leurs bicornes en bataille , leurs baïonnettes ternes limitèrent la procession de la foule . Une farouche prudence fermait les bouches furieuses , éteignait les regards . Devant un estaminet , un monsieur qui proclamait à haute voix l' indignation d' un journal fut d' ailleurs enlevé par un essaim de mouchards . Vivement ils bousculèrent le remous de la cohue , et crossèrent de leurs gourdins les criards . Une fille qu' on avait frappée rajusta son fichu de madras en pleurant , tandis qu' une marchande de papiers peints ramassait à la hâte ses rouleaux à l' étal sur le pavé ; elle les sauva du piétinement . Au quai de la mégisserie , les habits blancs des légions apparurent en lignes , sous les pompons cramoisis des hauts shakos chargeant les figures moroses . * Omer mena sa monture vers un officier dont il reconnut la moustache par-dessus le hausse-col à fleurs de lys : * émile * De * Praxi- * Blassans avait présenté son cousin à ce lieutenant , fils de pair , au hasard d' une rencontre . Le passage d' * Omer fut facilité . Il put traverser à cheval le pont au change encombré de troupes , prendre place à côté d' un chef de bataillon , * M. * De * Sorges , qui voulut accueillir affablement le neveu du comte . - vous venez voir ce sacrifice ... ah ! Ils sont bien coupables , monsieur , les jacobins qui excitent de pauvres étourneaux à se compromettre pour leurs folies , et qui les abandonnent ensuite , sans vergogne . Je n' aimais pas beaucoup les libéraux ; maintenant je les méprise . Corrompre de braves sous-officiers , monsieur ! Introduire dans l' armée les troubles de la politique ! C' est un crime infâme , monsieur , et qu' aucun châtiment ne saurait punir assez . Le commandant caressait la crinière blanche de son cheval ; il balançait sa maigre tête rasée aux lèvres , fleurie , jusqu'aux narines , de favoris en touffes que cerclait la jugulaire de cuivre . Il craignait la pluie pour ses épaulettes neuves : un nuage s' étendait sous le ciel . * Omer crut à l' intervention des carbonari . Dans la masse humaine qu' écartait de la voie publique une double haie d' infanterie , il chercha les physionomies des conspirateurs . Un jeune homme pâle plongeait la main dans son gilet , pour s' assurer d' un poignard , peut-être ; il en tira seulement un mouchoir écarlate . Mais , non loin de l' horloge royale qui parait la tour carrée du vieux bâtiment de justice , se formait un groupe d' étudiants , de calicots , de demi-soldes et de ces faubouriens qui portaient , la plupart , aux oreilles , les anneaux d' or distinguant jadis les grenadiers de l' empire . Une file de cabriolets de place les flanquait à droite . Tous ces cochers avaient dû servir dans les cuirassiers de * Nansouty , les chasseurs de * Marbot ou les hussards de * Lassalle . Ils se firent des clins d' oeil en se montrant du fouet l' infanterie blanche qui barrait le pont . Elle se roidit sous les armes , au commandement : - garde à vos ! De lourdes portes grincèrent dans le porche noir de la conciergerie . Un peloton de gendarmes déboucha , sabre au clair , puis s' arrêta net entre les sombres murailles et le quai . Un murmure anima les visages pressés . La foule s' irrita contre la crécelle d' une vieille marchande d' oublies , puis se tut , s' immobilisa . à la surface des figures haussées en un seul champ blême , toutes les âmes apparurent , anxieuses . Parmi les mentons levés sur les cravates de crin , les narines poudrées de tabac , les mains assurant les chapeaux roux et les casquettes de velours à longues visières , quelques visages de femmes pâlirent au fond des larges cornets de mousseline , de paille , entre les choux roses et verts de leurs brides . Une ombrelle se ferma , s' abattit . Juchée sur le bât de son âne , une maraîchère , pour se signer , porta sa vieille main au foulard de ses cheveux gris , au madras de ses épaules ; au tablier bleu de sa taille . - arme bras ! -répétèrent les officiers . Leurs épaulettes scintillèrent . * M. * De * Sorges tira sa fine épée , la dressa contre sa hanche . Le cheval à crinière blanche frappa le pavé de son sabot , régulièrement . Plusieurs radeaux chargés de bois se suivirent au fil de la * Seine , grise et molle , derrière l' attelage haleur en marche sur la berge . Les jurons du charretier retentirent , solitaires . Mais , des garde-fous qu' occupaient , assis , les gamins et les filles , mille injures lui enjoignirent de cesser le tapage de sa besogne . Ses bêtes s' arrêtèrent . Et rien qu' un lugubre silence emplit l' espace entre les façades jaunes des maisons , les donjons noirâtres du palais , par-dessus les rangées blanches de soldats et la houle figée de la multitude engorgeant les quais , les boyaux des rues . * Omer frissonna . Le destin de quatre héros voués à la mort infâme de la guillotine s' apparentait à celui de l' oncle * Edme . Pour jamais aussi devait -elle périr , cette affection de neveu qui avait prêté à l' âme du jeune homme les uniques heures de vaillance , d' espoirs virils , maintenant finis ? Cette * Aquilina , si désirée en quelques jours de démence , ne l' avait été qu' au rappel des illusions révolutionnaires : c' était cela qu' évoquaient sa parole et les traits de sa face changeante . Auprès de l' oncle * Edme , auprès d' elle , * Omer s' était senti capable de grandes actions . Loin d' eux , il s' avouait n' avoir eu qu' une âme de défaite , une âme de résignation . Et ces quatre pauvres soldats allaient mourir pour avoir vécu complètement , eux , et en toute intensité , quelques brèves heures d' une semblable passion . C' était presque à la mort de son âme qu' * Omer assistait , transi , malgré la moiteur de l' air et les chaudes odeurs que dégageait le poil de sa monture . à ce moment , les gendarmes rassemblèrent les rênes . Les lourds chevaux du peloton s' ébranlèrent . Ils avançaient au son de leurs pas ferrés , au bruit des gourmettes . Les cavaliers n' osèrent pas voir la haine du peuple : ils regardaient , droit devant eux , les lignes de baïonnettes , et le pavé vide , puis les réflecteurs luisants des réverbères . Après eux , après leurs dos barrés par les bandoulières des gibernes , après les ganses blafardes de leurs bicornes , et les croupes larges de leurs bêtes , deux haridelles trottinèrent , attelées à un carrosse noir qui contenait , invisible , le bourreau . Le coeur d' * Omer se crispa . Il lui fallut soupirer douloureusement . Une escouade précéda le cheval qui allongeait l' amble , entre les brancards de la charrette à claire-voie . On vit un fier adolescent blond . Son oeil défiait les troupes . Il semblait un martyr triomphant de foi , dans la blancheur de sa chemise que soulevait sa poitrine oppressée . Il aperçut les cochers de coucous , les chapeaux levés des étudiants , des calicots et des demi-soldes , le mouchoir écarlate du jeune homme pâle . Alors il dirigea vers eux son regard ébloui d' espérance . Rien ne bougea dans cette masse qui , certes , attendait un signal . La charrette roula , cahotant le fier soldat , un prêtre poudré sous la calotte noire , et un gardien malingre . à la suite de trois gendarmes à cheval , la seconde charrette emportait une sorte de colosse brun , au front obstine , qui menaça de sa mâchoire , de son oeil fauve et fou , le commandant de * Sorges , * Omer ... il tentait sans doute de rompre la corde nouant ses mains derrière le dos . Toute l' énergie de la bête aux abois agitait le rictus de la bouche convulsive , et les plis du front court . " comme il doit souffrir de ne pas se résigner ! " se dit * Omer , qui voulait savoir l' intime de leurs émotions . Il fit un grand effort pour y parvenir . Mais rien ne se révélait que de prévu et d' ordinaire , en ces deux hommes , l' un ivre de foi , l' autre tordu de fureur impuissante . Le troisième , aux joues creuses et verdâtres , aux yeux pareils à de la craie , sous des sourcils noirs , se mordait cruellement les lèvres pour ne pas laisser fuir un cri . Dans le squelette de son torse sec , se succédaient visiblement les soubresauts d' une vie rétive à l' approche du supplice . La sueur collait les cheveux au crâne , brillait aux tempes , ruisselait sur les joues , sur le cou nerveux , essoufflé , jusqu'au linge chiffonné autour des épaules . Cependant le corps , arc-bouté à la barre de la charrette , ne fléchissait pas . " quelle lutte de la raison courageuse contre une sensibilité timide ! Voilà , certes , - jugeait * Omer , -le plus noble des trois , bien qu' il soit le plus lâche ... le premier semble déjà se croire au paradis des martyrs ; l' autre jouit encore de sa rage ; mais celui -ci pleure une existence qui , sans doute , s' annonçait noble et charmante ; et rien , ni l' espérance de la gloire , ni l' ivresse de la lutte , ne remédie à son désespoir . Pourtant il se tient debout : il ne veut pas laisser mourir son orgueil avant son corps ... " une plainte perça le silence . Par-dessus la haie d' infanterie , une main de femme lançait une fleur qui retomba entre des baïonnettes . Un visage de terreur agonisait dans un chapeau de gaze : le chapeau d' * Aquilina ... c' était son écharpe de barège que des gens lui rattachaient aux épaules pendant qu' ils l' entraînaient , inerte dans la robe de percale brodée d' épis . Sur la face changeante une grimace livide entourait le cristal terni des yeux . Les dents claquaient avec un bruit dominant les rumeurs des curieux que dispersa tout de suite la brutalité des recors . Saisie par eux , hissée sous la capote d' un cabriolet , dont un policier prit les guides et détourna le cheval , * Aquilina disparut dans l' instant même où s' imposait la certitude de sa présence . Stupéfait , * Omer admit cette évidence : " elle n' est donc pas une espionne ... elle est donc la sincère amante d' un martyr ... " mais la quatrième charrette et ses gendarmes défilèrent , qu' il aperçut à peine . - * Bories ! ... * Bories ! -nomma l' immense rumeur de la foule . L' amant éperdu entrevit mal le jeune dieu palpitant et beau qu' acclamait l' émotion publique , comme le génie de la mort glorieuse . Le martyr passa , noble et serein , avec l' air d' un maître que salue son peuple . " mon * Dieu , - priait * Omer , - vous avez donc voulu faire dérisoire ma prudence ! Par cette femme , si je l' avais pu croire noble d' esprit , j' eusse approfondi le bonheur d' exister . Je le sentais bien ; j' en avais la foi , même . Hélas ! Ma ruse , ma ruse de faible , a soupçonné la ruse dans sa franchise . Mon erreur fut entière . J' ai évité celle de qui la passion eût fleuri ma jeunesse ... je pourrais me mettre à la recherche d' * Aquilina ? ... dans quelle rue courir ? à quelles portes frapper ? Quelles malices affronter ? Parviendrai -je à découvrir où elle cache ses larmes ? La police me renseignerait ? ... j' aurai honte d' indiquer ainsi ma luxure à des inconnus ... au demeurant , suis -je assuré , à cette heure , de goûter auprès d' elle des plaisirs ? ... rien n' est vrai de ce que je présume ... certes , elle me garde rancune d' avoir omis le rendez -vous au palais de justice . Peut-être refuserait -elle mes avances ... elle refusera , si elle est la vaillante que je devine , car elle m' accuse de couardise . Je suis pour elle un petit garçon curieux , timide et lâche , qui n' ai point osé revenir devant les gendarmes ... comment son désespoir d' héroïne accueillerait -il la requête d' un amant aussi piteux ? Elle se déroberait ... où la rencontrer , quand même ? Quels portiers interrogerai -je ? Quelle piste suivre dans l' énorme * Paris ? ... me voici déjà las de cette recherche que je n' ai pas commencée ... à quoi bon ? ... l' aventure finit comme ça ... " la providence voulut m' instruire sur la fragilité de ma raison . Elle appela sur mon chemin une fille qui me parut déesse . Le parfum qu' exhalait sa poitrine enivra la fièvre de mes seize ans . Les circonstances de notre rencontre lui prêtèrent la magnificence d' une héroïne tragique . Elle a tout été dans mon esprit : la femme de volupté et l' amante fatale qui jette les fleurs sur le billot d' un martyr , après l' espionne astucieuse dont les caresses enchaînent , dont le baiser trahit , dont l' astuce livre . Mes sens et mon imagination l' ont éperdûment désirée . Ma raison l' a crainte : j' ai obéi à ma raison . J' ai bâillonné la bouche de mon instinct ; je n' ai pas écouté les voix séductrices de mon imagination ... j' ai cru que ma mère , en priant au loin , avait averti mon imprudence capable de nuire à l' oncle * Edme et à ses amis . Tout ce que j' estimais subtil en moi confirmait ma foi dans ce miracle et , par conséquent , le péril de m' abandonner à cette passion naissante . Or voilà qu' aujourd'hui la providence remet cette femme sur mon chemin pour me la montrer sincère , héroïque et belle d' âme comme le supposait l' ardeur de mon rêve ... ah ! Ma prétendue sagesse , qui a troqué tant de bonheur possible contre l' orgueil inutile et faux d' être un esprit adroit , prévoyant , pieux . ô * Dieu ! Comme vous avez terrassé mon orgueil ! Oui , vous me l' enseignez avec rudesse : ma nature hésitante et débile ne connaîtra jamais ni la vaillance ni l' amour . J' ai miré ma faiblesse au visage changeant d' * Aquilina ! " ô mon * Dieu que vos desseins sont obscurs ! Sur ce chemin du supplice , pareil à celui , seigneur , où vous portiez la croix , la providence fait apparaître la figure de cette femme jetant une dernière fleur à son amant ; et je suis convaincu de mon insanité ... est -ce donc l' oraison de ma mère , l' oraison dite au loin , dans cette chapelle de * Lorraine , qui m' a détourné de suivre l' inconnue ? Sans doute , votre divine volonté a jugé que ma faiblesse était impropre à endurer avec honneur les feux de la passion . Elle s' est servie de ma ruse soupçonneuse , de ma seule force , pour me faire connaître le néant de mon intelligence qui s' y fiait ... rien n' est sûr en moi , ni l' enthousiasme , ni l' énergie virile , ni l' amour , ni la ruse même . ô mon * Dieu , rien n' est véritable en moi que * Dieu , que votre volonté ! ... je servirai donc aveuglément votre puissance , seigneur . Je vivrai donc sous l' habit du prêtre qui se prosterne dans la poussière , au pied de la croix ... car je sais maintenant que je ne suis rien ... " les troupes rompirent leurs haies , se formèrent par quatre files . Le cortège n' était plus au loin qu' une masse de cavalerie s' éloignant à travers des flots humains . Des gens coururent pour revoir ailleurs les victimes . - monsieur , je vous salue , - dit le commandant de * Sorges . Je me félicite d' avoir rencontré le fils du colonel * Héricourt , du célèbre dragon d' * Austerlitz . * Omer balbutia sa réponse , effleura son cheval de l' éperon , et repassa le pont au change . " * Austerlitz ? ... je suis un enfant conçu dans la gloire d' * Austerlitz , quand ma mère eut rejoint le vainqueur aux bivouacs de * Moravie ? Je suis l' enfant d' * Austerlitz , comme dit l' oncle * Edme ... ah bien oui ! ... " * Omer ricana . Vraiment , il ne s' imaginait pas vainqueur et fort à l' exemple de son père ; vraiment non . Il était une triste poussière desséchée , dont se jouaient les hasards , ou la providence . à un âge , il avait , dans la * Goguette , chez * Corinne , voulu poursuivre les oeuvres de triomphe entreprises par sa race , par l' aïeul jacobin , par le dragon des victoires républicaines et impériales . De toute cette illusion que restait -il ? Un grand-père , un oncle proscrits en * Espagne et réduits à l' état de maquignons ; et le souvenir , déjà le souvenir seul , de quatre jeunes gens avec lesquels il aurait pu sans doute s' exalter . Quatre martyrs dont les têtes , à cette heure , roulaient sanglantes sur le plancher de l' échafaud , sans que cette foule , lâche et faible comme lui-même , leur donnât du secours ! De tout il ne restait qu' une attitude : celle du troisième condamné qui ne voulait pas laisser mourir l' orgueil avant le corps , et qui se mordait les lèvres pour retenir le cri de sa détresse . La fleur inutile d' * Aquilina s' était adressée à celui -là , comme elle avait naguère adressé à * Omer * Héricourt un sourire d' accueil , méconnu par le soupçon . Non , il ne fallait pas laisser mourir l' orgueil avant le corps . Aussi convenait -il de demander à la puissance de * Dieu le vêtement qui honore , du moins , la misère d' exister . Il seyait de compatir filialement à la démence d' une mère . Cela seul était le bien . Il fallait revêtir la soutane , cette forme souple et vague où disparaissent les dessins des membres , où l' homme quitte l' apparence de la vigueur animale pour le flottement de l' ombre . " car je sens que je ne suis rien ... " il atteignait le pont-royal . Les arbres entourant les bains frémissaient à la brise du crépuscule . * Omer avisa l' entrée de la rue du bac . Il y trouverait l' hôtel des missions . Jusqu'alors , et pour s' octroyer le répit d' hésiter encore un peu , il avait sournoisement ajourné une démarche rituelle et indispensable auprès du père * Ronsin , si l' on voulait être inscrit officiellement , au nombre des probationnaires , sur les listes de la congrégation . Il jugea l' heure venue d' accomplir ce devoir . Appelant l' auvergnat installé au coin du pont , il ordonna de garder son cheval , et mit pied à terre . Humblement , * Omer * Héricourt s' achemina vers la maison de * Dieu .