_: CHAPITRE XVII plût à * Dieu que j' eusse fait comprendre à quelques belles âmes qu' il y a dans le culte pur des facultés humaines et des objets divins qu' elles atteignent une religion tout aussi suave , tout aussi riche en délices , que les cultes les plus vénérables . Celui qui peut comprendre la prédication d' un * Jocelyn de village , et ces paraboles , où le maître , abaissé jusqu'au sens des humains , faisait toucher le ciel aux plus petites mains . Il faut le reconnaître , quelque douloureux que soit cet aveu , la perfection , dans l' état actuel de la société , n' est possible qu' à très peu d' hommes . car c' est au contraire son titre de gloire . * Ammonius * Saccas , le fondateur de la plus haute et de la plus savante école philosophique de l' antiquité , était un portefaix . Que lui disent les héros de * Louis * Xiv , Pour apprécier notre littérature , il faut être lettré , critique , bel esprit . Ma plus vive peine est de songer que tous ne peuvent partager mon bonheur . Un des lieux communs le plus souvent répétés par les esprits vulgaires est celui -ci : Que si votre religion est pour un petit nombre , que si elle exclut les pauvres et les humbles , elle n' est pas la vraie ; bien plus elle est barbare et immorale , puisqu' elle bannit du royaume du ciel ceux qui sont déjà déshérités des joies de la terre . Oui , je l' avoue , la religion rationnelle et pure n' est accessible qu' au petit nombre . Le nombre des philosophes a été comme imperceptible dans l' humanité . La plus modeste des religions a eu mille fois plus de sectateurs et a plus influé sur les destinées du genre humain que toutes les écoles réunies . La philosophie à notre manière suppose une longue culture et des habitudes d' esprit dont très peu sont capables . Je ne sais si hors de * Paris il est possible en * France de se mettre bien délicatement à ce point de vue , et je craindrais de trop dire en avançant qu' il y a actuellement au monde deux ou trois milliers de personnes capables d' adorer de cette manière . Mais les humbles ne sont pas pour cela exclus de l' idéal . Leurs formules , quoique inférieures , suffisent pour leur faire mener une noble vie , et le peuple surtout a dans ses grands instincts et sa puissante spontanéité une ample compensation de ce qui lui est refusé en fait de science et de réflexion . J' ai goûté dans mon enfance et dans ma première jeunesse les plus pures joies du croyant , et , je le dis du fond de mon âme , ces joies n' étaient rien comparées à celles que j' ai senties dans la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai . est -il donc déshérité de la vie céleste ? Tout homme , par le seul fait de sa participation à la nature humaine , a son droit à l' idéal ; mais ce serait aller contre l' évidence que de prétendre que tous sont également aptes à en goûter les délices . Tout en disant avec * M . * Michelet : " oh ! Qui me soulagera de la dure inégalité ! " tout en reconnaissant qu' en fait d' intelligence , l' inégalité est plus pénible au privilégié qu' à l' inférieur , il faut avouer que cette inégalité est dans la nature et que la formule théologique conserve ici sa parfaite vérité : tous ont la grâce suffisante pour faire leur salut , mais tous ne sont pas appelés à la même perfection . * Marie a la meilleure part qui ne lui sera point enlevée . Ce qu' il y a de sûr , c' est que si l' humanité était aussi cultivée que nous , elle aurait la même religion que nous . Si donc vous reprochez au philosophe l' excellence exceptionnelle de sa religion , reprochez aussi à celui qui cherche dans la vie ascétique une plus haute perfection d' être appelé à un état exceptionnel ; reprochez à celui qui cultive son esprit de sortir de la ligne vulgaire de l' humanité . Je souhaite à tous mes frères restés dans l' orthodoxie une paix comparable à celle où je vis depuis que ma lutte a pris fin et que la tempête apaisée m' a laissé au milieu de ce grand océan pacifique , mer sans vagues et sans rivages , où l' on n' a d' autre étoile que la raison , ni d' autre boussole que son coeur . Faut -il en conclure que la perfection est mauvaise et injurieuse à l' humanité ? Non , certes ; il faut seulement regretter qu' elle soit assujettie à des conditions si étroites . C' est un intolérable orgueil de la part du philosophe de croire qu' il a le monopole de la vie supérieure ; ce serait chez lui un égoïsme tout à fait coupable de se réjouir de son isolement et de prolonger à dessein l' abrutissement de ses semblables pour ne point avoir d' égaux . Mais on ne peut lui faire un crime de s' élever au-dessus de la dépression commune , et de s' écrier avec saint * Paul : cupio omnes fieri qualis et ego sum . ne dites donc plus : l' infériorité de la philosophie est d' être accessible à un petit nombre ; Un scrupule cependant s' élève parfois en mon âme , et la pensée que j' ai cherché à exprimer dans ces pages serait incomplète , si je n' en présentais ici la solution . La seule conclusion pratique à tirer de cette triste vérité , c' est qu' il faut travailler à avancer l' heureux jour où tous les hommes auront place au soleil de l' intelligence et seront appelés à la vraie lumière des enfants de * Dieu . Ce serait un bien doux mais bien chimérique optimisme d' espérer que ce jour est près de nous . Mais c' est le propre de la foi d' espérer contre l' espérance , et il n' est rien après tout que le passé ne nous autorise à attendre de l' avenir de l' humanité . Combien en effet les conditions de la culture intellectuelle étaient dans l' antiquité grecque différentes de ce qu' elles sont aujourd'hui ! Aujourd'hui la science et la philosophie sont une profession . " on ne passe point dans le monde , dit * Pascal , pour se connaître en vers , si l' on n' a mis l' enseigne de poète , ni pour être habile en mathématiques , si l' on n' a mis celle de mathématicien . " dans les beaux siècles de l' antiquité , on était philosophe ou poète , comme on est honnête homme dans toutes les positions de la vie . Nul intérêt pratique , nulle institution officielle n' étaient nécessaires pour exciter le zèle de la recherche ou la production poétique . La curiosité spontanée , l' instinct des belles choses y suffisaient . Aussi bien c' est la grande objection que l' on répète sans cesse contre le rationalisme ; imaginez donc un fort de la halle créant chez nous un ordre de spéculation analogue à la philosophie de * Schelling ou de * Hegel ! Quand je pense à ce noble peuple d' * Athènes , où tous sentaient et vivaient de la vie de la nation , à ce peuple qui applaudissait aux pièces de * Sophocle , à ce peuple qui critiquait * Isocrate , où les femmes disaient : c' est là ce * Démosthène ! Où une marchande d' herbes reconnaissait * Théophraste pour étranger , où tous avaient fait leur éducation au même gymnase et dans les mêmes chants , où tous savaient et comprenaient * Homère de la même manière , je ne puis m' empêcher de concevoir quelque humeur contre notre société si profondément divisée en hommes cultivés et en barbares . Là tous avaient part aux mêmes souvenirs , tous se glorifiaient des mêmes trophées , tous avaient contemplé la même * Minerve et le même * Jupiter . Que sont , pour notre peuple , * Racine , * Bossuet , * Buffon , * Fléchier ? j' éprouve le besoin de dire mon sentiment sur ce point . * Condé , * Turenne ? Que lui disent * Nordlingue et * Fontenoy ? Le peuple est chez nous déshérité de la vie intellectuelle ; il n' y a pas pour lui de littérature . Immense malheur pour le peuple , malheur plus grand encore pour la littérature ! Il n' y avait qu' un seul goût à * Athènes , le goût du peuple , le bon goût . Il y a chez nous le goût du peuple et le goût des hommes d' esprit , le genre distingué et le petit genre . La science et l' humanisme , peut -on me dire , vous offrent un aliment religieux suffisant . Le vulgaire admire de confiance et n' ose hasarder de lui-même un jugement sur ces oeuvres qui le dépassent . L' * Allemagne ne connaît pas le goût provincial , parce qu' elle n' a pas le goût de la capitale ; l' antiquité ne connaissait pas le genre niais et populacier , parce qu' elle n' avait pas de littérature aristocratique . Je ne conçois pas qu' une âme élevée puisse rester indifférente à un tel spectacle et ne souffre pas en voyant la plus grande partie de l' humanité exclue du bien qu' elle possède et qui ne demanderait qu' à se partager . Il y a des gens qui ne conçoivent pas le bonheur sans faveur exceptionnelle , et qui n' apprécieraient plus la fortune , l' éducation , l' esprit , si tout le monde en avait . Ceux -là n' aiment pas la perfection en elle-même , mais la supériorité relative ; ce sont des orgueilleux et des égoïstes . Pour moi , je ne comprends le parfait bonheur que quand tous seront parfaits . Je n' imagine pas comment l' opulent peut jouir de plein coeur de son opulence , tandis qu' il est obligé de se voiler la face devant la misère d' une portion de ses semblables . Mais cette religion peut -elle être celle de tous ? Il n' y aura de bonheur que quand tous seront égaux , mais il n' y aura d' égalité que quand tous seront parfaits . Quelle douleur pour le savant et le penseur de se voir par leur excellence même isolés de l' humanité , ayant leur monde à part , leur croyance à part ! Et vous vous étonnez qu' avec cela ils soient parfois tristes et solitaires ! Mais ils posséderaient l' infini , la vérité absolue , qu' ils devraient souffrir de le posséder seuls , et regretter les rêves vulgaires qu' ils savouraient au moins en commun avec tous . Il y a des âmes qui ne peuvent souffrir cet isolement et qui aiment mieux se rattacher à des fables que de faire bande à part dans l' humanité . Je les aime ... toutefois le savant ne peut prendre ce parti , quand il le voudrait , car ce qui lui a été démontré faux est pour lui désormais inacceptable . C' est sans doute un lamentable spectacle que celui des souffrances physiques du pauvre . J' avoue pourtant qu' elles me touchent infiniment moins que de voir l' immense majorité de l' humanité condamnée à l' ilotisme intellectuel , de voir des hommes semblables à moi , ayant peut-être des facultés intellectuelles et morales supérieures aux miennes , réduits à l' abrutissement , infortunés traversant la vie , naissant , vivant et mourant sans avoir un seul instant levé les yeux du servile instrument qui leur donne du pain , sans avoir un seul moment respiré * Dieu . L' homme du peuple , courbé sous le poids d' un travail de toutes les heures , l' intelligence bornée , fermée à jamais aux secrets de la vie supérieure , peut -il espérer d' avoir part à ce culte des parfaits ? initier les classes déshéritées de la fortune à une culture intellectuelle réservée d' ordinaire aux classes supérieures de la société , c' est leur ouvrir une source de peines et de souffrances . Leur instruction ne servira qu' à leur faire sentir la disproportion sociale et à leur rendre leur condition intolérable . C' est là , dis -je , une considération toute bourgeoise , n' envisageant la culture intellectuelle que comme un complément de la fortune et non comme un bien moral . Oui , je l' avoue , les simples sont les plus heureux ; est -ce une raison pour ne pas s' élever ? Oui , ces pauvres gens seront plus malheureux , quand leurs yeux seront ouverts . Mais il ne s' agit pas d' être heureux , il s' agit d' être parfait . Ils ont droit comme les autres à la noble souffrance . Songez donc qu' il s' agit de la vraie religion , de la seule chose sérieuse et sainte . Je comprends la plus radicale divergence sur les meilleurs moyens pour opérer le plus grand bien de l' humanité ; mais je ne comprends pas que des âmes honnêtes diffèrent sur le but , et substituent des fins égoïstes à la grande fin divine : perfection et vie pour tous . Sur cette première question , il n' y a que deux classes d' hommes : les hommes honnêtes qui se subordonnent à la grande fin sociale , et les hommes immoraux qui veulent jouir et se soucient peu que ce soit aux dépens des autres . S' il était vrai que l' humanité fût constituée de telle sorte qu' il n' y eût rien à faire pour le bien général , s' il était vrai que la politique consistât à étouffer les cris des malheureux et à se croiser les bras sur des maux irrémédiables , rien ne pourrait décider les belles âmes à supporter la vie . Si le monde était fait comme cela , il faudrait maudire * Dieu et puis se suicider . Il ne suffit pas pour le progrès de l' esprit humain que quelques penseurs isolés arrivent à des points de vue fort avancés , et que quelques têtes s' élèvent comme des folles avoines au-dessus du niveau commun . Que sert telle magnifique découverte , si tout au plus une centaine de personnes en profitent ? En quoi l' humanité est -elle plus avancée , si sept ou huit personnes ont aperçu la haute raison des choses ? Un résultat n' est acquis que quand il est entré dans la grande circulation . Or les résultats de la haute science ne sont pas de ceux qu' il suffit d' énoncer . Il faut y élever les esprits . * Kant et * Hegel auraient beau avoir raison ; leur science dans l' état actuel demeurerait incommunicable . Serait -ce leur faute ? Non ; ce serait la faute des barbares qui ne les peuvent comprendre , ou plutôt la faute de la société qui suppose fatalement des barbares . Une civilisation n' est réellement forte que quand elle a une base étendue . L' antiquité eut des penseurs presque aussi avancés que les nôtres ; et pourtant la civilisation antique périt par sa paucité , sous la multitude des barbares . Elle ne portait pas sur assez d' hommes ; elle a disparu , non faute d' intensité , mais faute d' extension . Il devient tout à fait urgent , ce me semble , d' élargir le tourbillon de l' humanité ; autrement des individus pourraient atteindre le ciel quand la masse se traînerait encore sur terre . Ce progrès -là ne serait pas de bon aloi , et demeurerait comme non accompli . Si la culture intellectuelle n' était qu' une jouissance , il ne faudrait pas trouver mauvais que plusieurs n' y eussent point de part , car l' homme n' a pas de droit à la jouissance . Mais du moment où elle est une religion , et la religion la plus parfaite , il devient barbare d' en priver une seule âme . Autrefois , au temps du christianisme , cela n' était pas si révoltant : au contraire , le sort du malheureux et du simple était en un sens digne d' envie , puisqu' ils étaient plus près du royaume de * Dieu . Mais on a détruit le charme , il n' y a plus de retour possible . De là une affreuse , une horrible situation ; des hommes condamnés à souffrir sans une pensée morale , sans une idée élevée , sans un sentiment noble , retenus par la force seule comme des brutes en cage . Oh ! Cela est intolérable ! Que faire ? Lâcher les brutes sur les hommes ? Oh ! Non , non ; car il faut sauver l' humanité et la civilisation à tout prix . Garder sévèrement les brutes et les assommer quand elles se ruent ? Cela est horrible à dire . Non ! Il faut en faire des hommes , il faut leur donner part aux délices de l' idéal , il faut les élever , les ennoblir , les rendre dignes de la liberté . Jusque -là , prêcher la liberté sera prêcher la destruction , à peu près comme si , par respect pour le droit des ours et des lions , on allait ouvrir les barreaux d' une ménagerie . Jusque -là , les déchirements sont nécessaires , et , bien que condamnables dans l' appréciation analytique des faits , ils sont légitimes en somme . L' avenir les absoudra , en les blâmant , comme nous absolvons la grande révolution , tout en déplorant ses actes coupables et en stigmatisant ceux qui les ont provoqués . Mon dieu ! C' est perdre son temps que de se tourmenter sur ces problèmes . Ils sont spéculativement insolubles : ils seront résolus par la brutalité . C' est raisonner sur le cratère d' un volcan , ou au pied d' une digue , quand le flot monte . Bien des fois l' humanité dans sa marche s' est ainsi trouvée arrêtée comme une armée devant un précipice infranchissable . Les habiles alors perdent la tête , la prudence humaine est aux abois . Les sages voudraient qu' on reculât et qu' on tournât le précipice . Mais le flot de derrière pousse toujours ; les premiers rangs tombent dans le gouffre , et quand leurs cadavres ont comblé l' abîme , les derniers venus passent du plain-pied par-dessus . Dieu soit béni ! L' abîme est franchi ! On plante une croix à l' endroit , et les bons coeurs viennent y pleurer . Ou bien c' est comme une armée qui doit traverser un fleuve large et profond . Les sages veulent construire un pont ou des bateaux : les impatients lancent à la hâte les escadrons à la nage ; les trois quarts y périssent ; mais enfin le fleuve est passé . L' humanité ayant à sa disposition des forces infinies ne s' en montre pas économe . Ces terribles problèmes sont insolubles à la pensée . Il n' y a qu' à croiser les bras avec désespoir . L' humanité sautera l' obstacle et fera tout pour le mieux . Absolution pour les vivants , et eau bénite pour les morts ! Ah ! Qu' il est heureux que la passion se charge de ces cruelles exécutions ! Les belles âmes seraient trop timides et iraient trop mollement ! Quand il s' agit de fonder l' avenir en frappant le passé , il faut de ces redoutables sapeurs , qui ne se laissent pas amollir aux pleurs de femmes et ne ménagent pas les coups de hache . Les révolutions seules savent détruire les institutions depuis longtemps condamnées . En temps de calme , on ne peut se résoudre à frapper , lors même que ce qu' on frappe n' a plus de raison d' être . Ceux qui croient que la rénovation qui avait été nécessitée par tout le travail intellectuel du XVIIIe siècle eût pu se faire pacifiquement se trompent . On eût cherché à pactiser , on se fût arrêté à mille considérations personnelles , qui en temps de calme sont fort prisées ; on n' eût osé détruire franchement ni les privilèges ni les ordres religieux , ni tant d' autres abus . La tempête s' en charge . Le pouvoir temporel des papes est assurément périmé . Eh bien ! Tout le monde en serait persuadé qu' on ne se déciderait point encore à balayer cette ruine . Il faudrait attendre pour cela le prochain tremblement de terre . Rien ne se fait par le calme : on n' ose qu' en révolution . On doit toujours essayer de mener l' humanité par les voies pacifiques et de faire glisser les révolutions sur les pentes douces du temps ; mais , si l' on est tant soit peu critique , on est obligé de se dire en même temps que cela est impossible , que la chose ne se fera pas ainsi . Mais enfin elle se fera de manière ou d' autre . C' est peine perdue de calculer et de ménager savamment les moyens ; car la brutalité s' en mêlera , et on ne calcule pas avec la brutalité . Il y a là une antinomie et un équilibre instable comme dans tant d' autres questions relatives à l' humanité , quand on les envisage exclusivement dans le présent . Il y a des hommes nécessairement détestés et maudits de leur siècle ; l' avenir les explique et arrive à dire froidement . Il a fallu qu' il y eût aussi de ces gens -là . Du reste cette réhabilitation d' outre-tombe n' est pas pour eux de vigoureuse justice ; car comme ils sont presque toujours immoraux , ils ont trouvé leur récompense dans la satisfaction de leurs brutales passions . Je conçois idéalement un révolutionnaire vertueux , qui agirait révolutionnairement par le sentiment du devoir et en vue du bien calculé de l' humanité , de telle sorte que les circonstances seules seraient coupables de ses violences . Mais je mets en fait qu' il n' y en a pas encore eu un seul de la sorte , et peut-être même ce caractère est -il en dehors des conditions de l' humanité . Car de tels actes ne vont pas sans que la passion s' en mêle , et réciproquement de telles passions ne vont pas sans éveiller quelque vue désintéressée . Le caractère des révolutionnaires est très complexe , et les explications trop simples qu' on en donne sont arguées de fausseté par leur simplicité même . * Théophylacte raconte que * Philippicus , général de * Maurice , étant sur le point de donner une bataille , se mit à pleurer en songeant au grand nombre d' hommes qui allaient être tués . * Montesquieu appelle cela de la bigoterie . Mais ce ne fut peut-être en effet que du bon coeur . Il est bien de pleurer sur ces redoutables nécessités , pourvu que les pleurs n' empêchent pas de marcher en avant . Dure alternative des belles âmes ! S' allier aux méchants , se faire maudire par ceux qu' on aime , ou sacrifier l' avenir ! Malheur à qui fait les révolutions ; heureux qui en hérite ! Heureux surtout ceux qui , nés dans un âge meilleur , n' auront plus besoin pour faire triompher la raison , des moyens les plus irrationnels et les plus absurdes ! Le point de vue moral est trop étroit pour expliquer l' histoire . Il faut s' élever à l' humanité , ou , pour mieux dire , il faut dépasser l' humanité et s' élever à l' être suprême , où tout est raison et où tout se concilie . Là est la lumière blanche , qui plus bas est réfractée en mille nuances séparées par d' indiscernables limites . * M. * Pierre * Leroux a raison . Nous avons détruit le paradis et l' enfer . Avons -nous bien fait , avons -nous mal fait , je ne sais . Ce qu' il y a de sûr , c' est que la chose est faite . On ne replante pas un paradis , on ne rallume pas un enfer . Il ne faut pas rester en chemin . Il faut faire descendre le paradis ici-bas pour tous . Or le paradis sera ici-bas quand tous auront part à la lumière , à la perfection , à la beauté , et par là au bonheur . Quand le prêtre , au milieu d' une assemblée de croyants , prêchait la résignation et la soumission , parce qu' il ne s' agissait après tout que de souffrir quelques jours , après quoi viendrait l' éternité , où toutes ces souffrances seraient comptées pour des mérites , à la bonne heure . Mais nous avons détruit l' influence du prêtre , et il ne dépend pas de nous de la rétablir . Nous n' en voulons plus pour nous ; il serait par trop étrange que nous en voulussions pour les autres . Supposé que nous eussions encore quelque influence sur le peuple , supposé que notre recommandation fût de quelque prix à ses yeux , et n' excitât pas plutôt ses défiances , imaginez de quel air , nous , incrédules , nous irions prêcher le christianisme , dont nous reconnaissons n' avoir plus besoin , à des gens qui en ont besoin pour notre repos . De quel nom appeler un tel rôle ? Et quand il ne serait pas immoral , ne serait -il pas , de tous les rôles , le plus gauche , le plus ridicule , le plus impossible ? Car , depuis le commencement du monde , où a -t-on vu un seul exemple de ce miracle : l' incrédulité menteuse et hypocrite faisant des croyants . La conviction seule opère la conviction . J' ai lu , je ne sais où , une histoire de bronzes qui garantissaient en bonne forme à une vieille femme le paradis dans l' autre monde , si elle voulait leur donner sa fortune en celui -ci . Mais le sceptique qui prêche le paradis et l' enfer , auxquels il ne croit pas , au peuple qui n' y croit pas davantage , ne joue -t-il pas un rôle mille fois plus équivoque . " amis , laissez -moi la jouissance de ce monde -ci , et je vous promets la jouissance de l' autre . " voilà certes une bonne scène de comédie . Le peuple , qui a un instinct très délicat du comique , en rira . * Dieu me garde de dire que la croyance à l' immortalité ne soit pas en un sens nécessaire et sacrée . Mais je maintiens que quand un sceptique prêche au pauvre ce dogme consolateur sans y croire , afin de le faire tenir tranquille , cela doit s' appeler une escroquerie ; c' est payer en billets qu' on sait faux , c' est détourner le simple par une chimère de la poursuite du réel . On ne peut nier que la trop grande préoccupation de la vie future ne soit à quelques égards nuisible au bien-être de l' humanité . Quand on pense que toute chose se retrouvera là-haut rétablie , ce n' est plus tant la peine de poursuivre l' ordre et l' équité ici-bas . Notre principe , à nous , c' est qu' il faut régler la vie présente comme si la vie future n' existait pas , qu' il n' est jamais permis pour justifier un état ou un acte social de s' en référer à l' au-delà . En appeler incessamment à la vie future , c' est endormir l' esprit de réforme , c' est ralentir le zèle pour l' organisation rationnelle de l' humanité . Tout le travail de réforme sociale accompli par la bourgeoisie française depuis le XVIIIe siècle repose sur ce principe implicitement reconnu , qu' il faut organiser la vie présente sans égard pour la vie future . C' est le plus sûr moyen de ne duper personne . Au moins , dira -t-on , laissez faire le prêtre , qui croit , lui , et qui , par conséquent , peut opérer la conviction . - à la bonne heure ; mais ne comptez pas trop sur cet apostolat improvisé au moment de la peur : le peuple sentira que vous êtes bien aises qu' on lui prêche ainsi , et puis il vous verra incrédules . Stipendiez des missionnaires pour prêcher des missions dans tous les villages ; votre incrédulité sera une prédication plus éloquente que la leur . - eh bien ! Nous allons nous convertir ! Pour faire croire le peuple , il faut que nous croyions ; nous allons croire . - de tous les partis , c' est ici le plus impossible ; les religions ne ressuscitent pas ; ne se convertit pas qui veut . Vous croirez au moment de la peur , vous chercherez à croire . Oh ! Les étranges chrétiens que les chrétiens de la peur ! Au premier beau soleil , vous redeviendrez incrédules . Vous avez pu chasser * Voltaire de votre bibliothèque , vous ne le chasserez pas de votre souvenir ; car * Voltaire , c' est vous-même . Il faut donc renoncer à contenir le peuple avec les vieilles idées . Reste la force ; faites bonne garde . - oh ! Ne vous y fiez pas : les ilotes en minorité sont encore les plus forts . Il suffira d' une maladresse , d' un faux pas , pour qu' ils vous poussent , vous renversent et vous écrasent . êtes -vous bien sûrs de ne pas faire un faux pas en vingt ans ? Songez qu' ils sont là , derrière vous , attendant le moment . Et puis , cela est immoral et intolérable , quand on y songe . Le bonheur que je goûte n' est qu' à la condition de la dépression d' une partie de mes semblables . Si un moment les dogues qui font la garde à la porte de l' ergastulum se relâchaient de leur violence , malheur ! Ce serait fini . Je n' ai jamais compris la sécurité dans un pays toujours menacé de l' invasion des eaux , ni le bonheur moral dans une société qui suppose l' avilissement d' une partie de la race humaine . Remarquez , je vous prie , la fatalité qui a conduit les choses à ce point , et qui a rivé chacun des anneaux de la chaîne , et ne croyez pas avoir tout dit quand vous avez déclamé contre tel ou tel . C' est fatalement que l' humanité cultivée a brisé le joug des anciennes croyances ; elle a été amenée à les trouver inacceptables ; est -ce sa faute ? Peut -on croire ce que l' on veut ? Il n' y a rien de plus fatal que la raison . C' est fatalement , et sans que les philosophes l' aient cherché , que le peuple est devenu à son tour incrédule . à qui la faute encore , puisqu' il n' a pas dépendu des premiers incrédules de rester croyants , et qu' ils eussent été hypocrites en simulant des croyances qu' ils n' avaient pas , ce qui d' ailleurs eût été peu efficace ; car le mensonge ne peut rien dans l' histoire de l' humanité . C' est fatalement enfin que le peuple incrédule s' est élevé contre ses maîtres en incrédulité et leur a dit : donnez -moi une part ici-bas , puisque vous m' enlevez la part du ciel . Tout est donc nécessaire dans ce développement de l' esprit moderne ; toute la marche de l' * Europe depuis quatre siècles se résume en cette conclusion pratique : élever et ennoblir le peuple , donner part à tous aux délices de l' esprit . Qu' on tourne le problème sous toutes ses faces , on en reviendra là . à mes yeux , c' est la question capitale du XIXe siècle : toutes les autres réformes sont secondaires et prématurées ; car elles supposent celle -là . Maintenir une portion de l' humanité dans la brutalité , est immoral et dangereux ; lui rendre la chaîne des anciennes croyances religieuses , qui la moralisaient suffisamment , est impossible . Il reste donc un seul parti , c' est d' élargir la grande famille , de donner place à tous au banquet de la lumière . * Rome n' échappa aux guerres sociales qu' en ouvrant ses rangs aux alliés , après les avoir vaincus . Grâce à * Dieu , nous aussi nous avons vaincu . Hâtons -nous donc d' ouvrir nos rangs . La société n' est pas , à mes yeux , un simple lien de convention , une institution extérieure et de police . la société a charge d' âme , elle a des devoirs envers l' individu ; elle ne lui doit pas la vie , mais la possibilité de la vie , c' est-à-dire le premier fond qui , fécondé par le travail de chacun , doit devenir l' aliment de sa vie physique , intellectuelle et morale . La société n' est pas la réunion atomistique et fortuite des individus , comme est , par exemple , le lien qui réunit les passagers à bord d' un même vaisseau . Elle est primitive . Si l' individu était antérieur à la société , il faudrait son acceptation pour qu' il fût considéré comme membre de la société et assujetti à ses lois , et on concevrait , à la rigueur , qu' il peut refuser de participer à ses charges et à ses avantages . Mais du moment que l' homme naît dans la société , comme il naît dans la raison , il n' est pas plus libre de récuser les lois de la société que de récuser les lois de la raison . L' homme ne naît pas libre , sauf ensuite à embrasser la servitude volontaire . Il naît partie de la société , il naît sous la loi . Il n' est pas plus recevable à se plaindre d' être soumis à une loi qu' il n' a pas acceptée , qu' il n' est recevable à se plaindre d' être né homme . Les vieilles sociétés avaient leurs livres sacrés , leurs épopées , leurs rits nationaux , leurs traditions , qui étaient comme le dépôt de l' éducation et de la culture nationale . Chaque individu , venant au monde , trouvait , outre la famille , qui ne suffit pas pour faire l' homme , la nation , dépositaire d' une autre vie plus élevée . Le christianisme , qui a détruit la conception antique de la nation et de la patrie , s' est substitué chez les peuples modernes à cette grande culture nationale , et longtemps il y a suffi . Ainsi , toujours l' homme a trouvé ouverte devant lui une grande école de vie supérieure . L' homme , comme la plante , est sauvage de sa nature : on n' est pas homme pour avoir la figure humaine ou pour raisonner sur quelques sujets grossiers à la façon des autres . On n' est homme qu' à la condition de la culture intellectuelle et morale . Je crois , comme les catholiques , que notre société profane et irréligieuse , uniquement attentive à l' ordre et à la discipline , se souciant peu de l' immoralité et de l' abrutissement des masses , pourvu qu' elles continuent à tourner la meule en silence , repose sur une impossibilité . L' état doit au peuple la religion , c' est-à-dire la culture intellectuelle et morale , il lui doit l' école , encore plus que le temple . L' individu n' est complètement responsable de ses actes que s' il a reçu sa part à l' éducation qui fait homme . De quoi punissez -vous ce misérable , qui , resté fermé depuis son enfance aux idées morales , ayant à peine le discernement du bien et du mal , poussé d' ailleurs par de grossiers appétits qui sont toute sa loi , et peut-être aussi par de pressants besoins , a forfait contre la société ? Vous le punissez d' être brute ; mais est -ce sa faute , grand dieu ! Si nul ne l' a reçu à son enfance pour le faire naître à la vie morale ? Est -ce sa faute , si son éducation n' a été que l' exemple du vice ? Et , pour remédier à ces crimes que vous n' avez pas su empêcher , vous n' avez que le bagne et l' échafaud . Le vrai coupable en tout cela , c' est la société qui n' a pas élevé et ennobli ce misérable . Quel étrange hasard , je vous prie , que presque tous les criminels naissent dans la même classe ! La nature , dirai -je avec * Pascal , n' est pas si uniforme . N' est -il pas évident que , si les dix-neuf vingtièmes des crimes punis par la société sont commis par des gens privés de toute éducation et pressés par la misère , la cause en est dans ce manque d' éducation et dans cette misère ? * Dieu me garde de songer jamais à excuser le crime ou à désarmer la société contre ses ennemis ! Mais le crime n' est crime que quand il est commis avec une parfaite conscience . Croyez -vous que ce misérable n' eût pas été , comme vous , honnête et bon , s' il avait été comme vous cultivé par une longue éducation et amélioré par les salutaires influences de la famille ? Il faut partir de ce principe que l' homme ne naît pas actuellement bon , mais avec la puissance de devenir bon , pas plus qu' il ne naît savant , mais avec la puissance de devenir savant , qu' il ne s' agit que de développer les germes de vertu qui sont en lui , que l' homme ne se porte pas au mal par son propre choix , mais par besoin , par de fatales circonstances , et surtout faute de culture morale . Certes , dans l' état présent , où la société ne peut exercer sur tous ses membres une action civilisatrice , il importe de maintenir le châtiment pour effrayer ceux que l' éducation n' a pu détourner du crime . Mais tel n' est pas l' état normal de l' humanité ; car , je le répète , on ne punit pas un homme d' être sauvage , bien que , si l' on a des sauvages à gouverner , on puisse , pour les maintenir , recourir à la sanction pénale . Alors ce n' est plus un châtiment moral , c' est un exemple , rien de plus . Je reconnais volontiers que , pour qu' un homme arrive aux dernières limites de la misère , là où la moralité expire devant le besoin , il faut qu' à une époque ou à une autre de sa vie il y ait eu de sa faute ( j' excepte bien entendu les infirmes et les femmes ) , qu' avec de la moralité et de l' intelligence on peut toujours trouver une issue et des ressources . Mais cette moralité et cette intelligence , est -ce la faute des misérables , s' ils ne l' ont pas , puisque ces facultés ont besoin d' être cultivées , et que nul n' a pris soin de les développer en eux ? Tout le mal qui est dans l' humanité vient à mes yeux du manque de culture , et la société n' est pas recevable à s' en plaindre , puisqu' elle en est , jusqu'à un certain point , responsable . En appelant démocratie et aristocratie les deux partis qui se disputent le monde , on peut dire que l' un et l' autre sont , dans l' état actuel de l' humanité , également impossibles . Car les masses étant aveugles et inintelligentes , n' en appeler qu' à elles , c' est en appeler de la civilisation à la barbarie . D' autre part , l' aristocratie constitue un odieux monopole , si elle ne se propose pas pour but la tutelle des masses , c' est-à-dire leur exaltation progressive . J' ai été spectateur de ces fatales journées dont il faudra dire : excidat illa dies aevo , nec postera credant saecula , nos etiam taceamus , et oblita multa nocte tegi nostrae patiamur crimina gentis . * Dieu sait si un moment j' ai souhaité le triomphe des barbares . Et pourtant je souffrais quand j' entendais des hommes honnêtes déverser le rire , le mépris ou la colère sur ces lamentables folies ; je m' irritais quand j' entendais applaudir à de sanglantes vengeances ou regretter qu' on n' en eût pas fait assez . Car enfin , ces insensés savaient -ils ce qu' ils faisaient , et était -ce leur faute si la société les avait laissés dans cet état d' imbécillité où ils devaient , au premier jour d' épreuve , devenir le jouet des insensés et des pervers ? Plus que personne , je gémis des folies populaires , et je veux qu' on les réprime . Mais ces folies n' excitent en moi qu' un regret , c' est qu' une moitié de l' humanité soit ainsi abandonnée à sa bestialité native , et je ne comprends pas comment toute âme honnête et clairvoyante n' en tire pas immédiatement cette conséquence : de ces bêtes , faisons des hommes . Ceux qui rient cruellement de ces folies m' irritent ; car ces folies sont , en partie , leur ouvrage . On disait naguère , à propos de cette lamentable * Italie : " voyez , je vous prie , si ce peuple est digne de sa liberté ; voyez comme il en use et comme il sait la défendre . " -ah ! Sans doute ; mais à qui la faute ? à ceux qu' on a condamnés à la nullité , et qui , vieillards , se réveillent enfants ; ou à ceux qui les ont tenus dans la dépression , et qui viennent après cela reprocher à un grand pays l' immoralité qu' ils ont faite ? Cette indignation restera une des plus vigoureuses de ma jeunesse . Un tuteur a rendu son pupille idiot pour conserver la gestion de ses biens . Un hasard remet un instant au pupille l' usage de sa fortune , et , bien entendu , il fait des folies ; d' où le tuteur tire un bon argument pour qu' on lui rende le soin de son pupille ! Il ne s' agit donc plus de dire : à la porte les barbares ! Mais : plus de barbares ! Tandis qu' il y en aura , on pourra craindre une invasion . S' il y avait en face l' une de l' autre deux races d' hommes , l' une civilisée , l' autre incivilisable , la seule politique devrait être d' anéantir la race incivilisable , ou de l' assujettir rigoureusement à l' autre . S' il était vrai , comme le pense * Aristote , que , de même que l' âme est destinée à commander et le corps à obéir , de même il y a dans la société des hommes qui ont leur raison en eux-mêmes , et d' autres qui , ayant leur raison hors d' eux-mêmes , ne sont bons qu' à exécuter la volonté des autres , ceux -ci seraient naturellement esclaves ; il serait juste et utile pour eux d' obéir , leur révolte serait un malheur et un crime aussi grand que si le corps se révoltait contre l' âme . à ce point de vue , les conquêtes de la démocratie seraient les conquêtes de l' esprit du mal , le triomphe de la chair sur l' esprit . Mais c' est ce point de vue même qui est décevant : un progrès irrécusable a banni cette aristocratique théorie , et posé l' inviolabilité du droit des faibles de corps et d' esprit vis-à-vis des forts . Tous les hommes portent en eux les mêmes principes de moralité . Il est impossible d' aimer le peuple tel qu' il est , et il n' y a que des méchants qui veuillent le conserver tel , pour le faire jouer à leur guise . Mais qu' ils y prennent garde ; un jour la bête pourra bien se jeter sur eux . Je suis intimement convaincu pour ma part que , si l' on ne se hâte d' élever le peuple , nous sommes à la veille d' une affreuse barbarie . Car , si le peuple triomphe tel qu' il est , ce sera pis que les francs et les vandales . Il détruira lui-même l' instrument qui aurait pu servir à l' élever ; il faudra attendre que la civilisation sorte de nouveau spontanément du fond de sa nature . Il faudra traverser un autre moyen âge , pour renouer le fil brisé de la tradition savante . La morale , comme la politique , se résume donc en ce grand mot : élever le peuple . La morale aurait dû le prescrire , en tout temps ; la politique le prescrit plus impérieusement que jamais , depuis que le peuple a été admis à la participation aux droits politiques . Le suffrage universel ne sera légitime que quand tous auront cette part d' intelligence sans laquelle on ne mérite pas le titre d' homme , et si , avant ce temps , il doit être conservé , c' est uniquement comme pouvant servir puissamment à l' avancer . La stupidité n' a pas le droit de gouverner le monde . Comment , je vous prie , confier les destinées de l' humanité à des malheureux , ouverts par leur ignorance à toutes les captations du charlatanisme , ayant à peine le droit de compter pour des personnes morales ? état déplorable que celui où , pour obtenir les suffrages d' une multitude omnipotente , il ne s' agit pas d' être vrai , savant , habile , vertueux , mais d' avoir un nom ou d' être un audacieux charlatan ! Je suppose un savant et laborieux chercheur , qui ait trouvé , sinon la solution définitive , du moins la solution la plus avancée du grand problème social . Il est incontestable que cette solution serait si compliquée qu' il y aurait au plus vingt personnes au monde capables de la comprendre . Souhaitons -lui de la patience , s' il est obligé d' attendre , pour faire prévaloir sa découverte , l' adhésion du suffrage universel . Un empirique qui crie bien haut qu' il a trouvé la solution , qu' elle est claire comme le jour , qu' il faut avoir la mauvaise foi de gens intéressés pour s' y refuser , qui répète tous les jours dans les colonnes d' un journal de banales déclamations : celui -là , incontestablement , fera plus vite fortune que celui qui attend le succès de la science et de la raison . Qu' il soit donc bien reconnu que ceux qui se refusent à éclairer le peuple sont des gens qui veulent l' exploiter , et qui ont besoin de son aveuglement pour réussir . Honte à ceux qui , en parlant d' appel au peuple , savent bien qu' ils ne font appel qu' à l' imbécillité ! Honte à ceux qui fondent leurs espérances sur la stupidité , qui se réjouissent de la multitude des sots comme de la multitude de leurs partisans , et croient triompher quand , grâce à une ignorance qu' ils ont faite et qu' ils entretiennent , ils peuvent dire : vous voyez bien que le peuple ne veut pas de vos idées modernes . S' il n' y avait plus d' imbéciles à jouer , le métier des sycophantes et des flatteurs du peuple tomberait bien vite . Les moyens immoraux de gouvernement , police machiavélique , restrictions à certaines libertés naturelles , etc. , ont été jusqu'ici nécessaires et légitimes . Ils cesseront de l' être , quand l' état sera composé d' hommes intelligents et cultivés . La question de la réforme gouvernementale n' est donc plus politique ; elle est morale et religieuse ; le ministère de l' instruction publique est le plus sérieux , ou , pour mieux dire , le seul sérieux des ministères . Que l' on parcoure toutes les antinomies nécessaires de la politique actuelle , on reconnaîtra , ce me semble , que la réhabilitation intellectuelle du peuple est le remède à toutes , et que les institutions les plus libérales seront les plus dangereuses , tant que durera ce qu' on a si bien appelé l' esclavage de l' ignorance . jusque -là le gouvernement a priori sera le plus détestable des gouvernements . Au premier réveil du libéralisme moderne , on put croire un instant que l' absolutisme ne reposait que sur la force des gouvernements . Mais il nous a été révélé qu' il repose bien plus encore sur la sottise et l' ignorance des gouvernés , puisque nous avons vu les peuples délivrés regretter leurs chaînes et les redemander . Détruire une tyrannie n' est pas grand'chose , cela s' est vu mille fois dans l' histoire . Mais s' en passer ... au yeux de quelques-uns , cela est la plus belle apologie des gouvernants ; à mes yeux , c' est leur plus grand crime . Leur crime est de s' être rendus nécessaires , et d' avoir maintenu des hommes dans un tel avilissement qu' ils appellent d' eux-mêmes les fers et la honte . * M. * De * Falloux s' étonne que le tiers état de 89 ait songé à venger des pères qui ne s' étaient pas trouvés offensés . cela est vrai ; et ce qu' il y a de plus révoltant , ce qui appelait surtout la vengeance , c' est que ces pères , en effet , ne se soient pas trouvés offensés . Le plus grand bien de l' humanité devant être le but de tout gouvernement , il s' ensuit que l' opinion de la majorité n' a réellement droit de s' imposer que quand cette majorité représente la raison et l' opinion la plus éclairée . Quoi ! Pour complaire à des masses ignorantes , vous irez porter un préjudice , peut-être irréparable , à l' humanité ? Jamais je ne reconnaîtrai la souveraineté de la déraison . Le seul souverain de droit divin , c' est la raison ; la majorité n' a de pouvoir qu' en tant qu' elle est censée représenter la raison . Dans l' état normal des choses , la majorité sera en effet le criterium le plus direct pour reconnaître le parti qui a raison . S' il y avait un meilleur moyen pour reconnaître le vrai , il faudrait y recourir et ne pas tenir compte de la majorité . à entendre certains politiques , qui se disent libéraux , le gouvernement n' a autre chose à faire qu' à obéir à l' opinion , sans se permettre jamais de diriger le mouvement . C' est une intolérable tyrannie , disent -ils , que le pouvoir central impose aux provinces des institutions , des hommes , des écoles , peu en harmonie avec les préjugés de ces provinces . Ils trouvent mauvais que les administrateurs et les instituteurs des provinces viennent puiser à * Paris une éducation qui les rendra supérieurs à leurs administrés . C' est là un étrange scrupule ! * Paris ayant une supériorité d' initiative et représentant un état plus avancé de civilisation , a bien réellement droit de s' imposer et d' entraîner vers le parfait les masses plus lourdes . Honte à ceux qui n' ont d' autre appui que l' ignorance et la sottise , et s' efforcent de les maintenir comme leurs meilleurs auxiliaires ! La question de l' éducation de l' humanité et du progrès de la civilisation prime toutes les autres . On ne fait pas tort à un enfant , en sollicitant sa nonchalance native , pour le plus grand bien de sa culture intellectuelle et morale . Longtemps encore l' humanité aura besoin qu' on lui fasse du bien malgré elle . Gouverner pour le progrès , c' est gouverner de droit divin . Le suffrage universel suppose deux choses : 1 que tous sont compétents pour juger les questions gouvernementales ; 2 qu' il n' y a pas , à l' époque où il est établi , de dogme absolu ; que l' humanité , à ce moment , est sans foi et dans cet état que * M. * Jouffroy a appelé le scepticisme de fait . ces époques sont des époques de libéralisme et de tolérance . L' un ne possédant pas plus que l' autre la vérité , ce qu' il y a de plus simple , c' est de se compter ; le nombre fait la raison , du moins une raison extérieure et pratique , qui peut très bien ne pas convertir la minorité , mais qui s' impose à elle . Au fond , cela est peu logique . Car le nombre n' étant pas un indice de vérité intrinsèque , la minorité pourrait dire : " vous vous imposez à nous , non pas parce que vous avez raison , mais parce que vous êtes plus nombreux ; cela serait juste , si le nombre représentait la force ; car alors , au lieu de se battre , il serait plus raisonnable de se compter pour s' épargner un mal inutile . Mais , bien que moins nombreux que vous , nous avons de meilleurs bras et nous sommes plus braves ; battons -nous . Nous n' avons pas plus raison les uns que les autres ; vous êtes plus nombreux , nous sommes plus forts , essayons . " c' est qu' un tel milieu n' est pas normal pour l' humanité ; c' est que la raison seule , c' est-à-dire le dogme établi , donne le droit de s' imposer , c' est que le nombre est en effet un caractère tout aussi superficiel que la force ; c' est que rien ne peut s' établir que sur la base de la raison . Je le dis avec timidité , et avec la certitude que ceux qui liront ces pages ne me prendront pas pour un séditieux , je le dis comme critique pur , en me posant devant les révolutions du présent comme nous sommes devant les révolutions de * Rome , par exemple , comme on sera dans cinq cents ans vis-à-vis des nôtres : l' insurrection triomphante est parfois un meilleur criterium du parti qui a raison que la majorité numérique . Car la majorité est souvent formée ou du moins appuyée de gens fort nuls , inertes , soucieux de leur seul repos , qui ne méritent pas d' être comptés dans l' humanité ; au lieu qu' une opinion capable de soulever les masses et surtout de les faire triompher , témoigne par là de sa force . Le scrutin de la bataille en vaut bien un autre ; car , à celui -là , on ne compte que les forces vives , ou plutôt on soupèse l' énergie que l' opinion prête à ses partisans : excellent criterium ! on ne se bat pas pour la mort ; ce qui passionne le plus est le plus vivant et le plus vrai . Ceux qui aiment l' absolu et les solutions claires en appellent volontiers au nombre ; car rien de plus clair que le nombre : il n' y a qu' à compter . Mais ce serait trop commode . L' humanité n' y va pas d' une façon aussi simple . On aura beau faire , on ne trouvera d' autre base absolue que la raison , et , avant que l' humanité soit arrivée à un âge définitivement scientifique , on n' aura d' autre criterium de la raison que le fait définitif . le fait ne constitue pas la raison , mais l' indique . La meilleure preuve que l' insurrection de juin était illégitime , c' est qu' elle n' a pas réussi . Il y a là une antinomie nécessaire , insoluble , et qui durera jusqu'à ce qu' une grande forme dogmatique ait de nouveau englobé l' humanité . Aux époques de scepticisme , quand les voeux aspirent à une nouvelle forme qui n' est pas encore éclose , personne n' ayant le mot de la situation , ne possédant la vraie religion , il serait abominable que tel ou tel , de son autorité individuelle , vînt imposer sa croyance aux autres . On ne déclare toutes les religions également bonnes que quand aucune n' est suffisante . S' il y avait une religion qui fut réellement vivante , qui correspondît aux besoins de l' époque , soyez sûr qu' elle saurait se faire sa place et que la nation ne marchanderait pas avec elle . L' indifférence est en politique ce que le scepticisme est en philosophie , une halte entre deux dogmatismes , l' un mort , l' autre en germe . Pendant cet interrègne , libre à chacun de s' attacher à toute doctrine , d' être suivant son goût pythagoricien ou platonicien , stoïque ou péripatétique . Toutes les formes sont également inoffensives , et la seule tâche du pouvoir est de maintenir entre elles la police , pour les empêcher de se dévorer . Il n' en est pas ainsi dans les états dogmatiques , où il y a une raison vivante et actuelle , une doctrine hors de laquelle il n' y a point de salut . Forte de toute la vie de la nation , elle en est le premier besoin et le premier droit . Elle est en un sens supérieure à la loi politique , puisque celle -ci a en elle sa raison et sa sanction . Le gouvernement est alors absolu , et se fait au nom de la doctrine acceptée de tous . Tout fléchit devant elle , et le pouvoir spirituel , qui la représente , est autant au-dessus du pouvoir temporel que les besoins supérieurs de l' homme sont au-dessus des intérêts matériels , ou , comme on disait autrefois , que l' esprit est au-dessus de la chair . Et ce règne absolu n' est pas la tyrannie . La tyrannie ne commence que le jour où la chaîne est sentie , où l' ancien dogme a vieilli , et emploie les mêmes coups d' autorité pour se maintenir . On est parfois injuste pour les persécutions de l' église au moyen âge . Elle devait être alors intolérante ; car du moment qu' une société entière accepte un dogme et proclame que ce dogme est la vérité absolue , et cela sans opposition , on est charitable en persécutant . C' est défendre la société . Les guerres des albigeois , les persécutions contre les vaudois , les cathares , les bogomiles , les pauvres de * Lyon , ne me choquent pas plus que les croisades : c' étaient là réellement des errants , sortant de la grande forme de l' humanité , et quant aux hommes vraiment avancés du moyen âge , comme * Scot * érigène , * Arnaud * De * Bresse , * Abélard , * Frédéric * Ii , ils subissaient la juste peine d' être en avant de leur siècle . Ce qui fait que ces actes de l' inquisition du moyen âge nous indignent , c' est que nous les jugeons au point de vue de notre âge sceptique ; il est trop clair , en effet , que de nos jours où il n' y a plus de dogme , de tels faits seraient exécrables . Massacrer les autres pour son opinion est horrible . Mais pour le dogme de l' humanité ? ... la question est tout autre . Qu' un homme soit violent , cruel même , pour défendre sa croyance désintéressée , c' est fâcheux , mais toujours excusable . La persécution ne devient odieuse que quand elle est exercée par des intéressés , qui sacrifient à leur bien-être la pensée des autres . C' est pour cela qu' il faut juger tout autrement les persécutions de l' église au moyen âge et dans les temps modernes . Car , dans les temps modernes , elle a cessé d' être ce qu' elle était au moyen âge ; ce n' est plus qu' une vieille domination , usée , gênante , illégitime ; tout ce qu' elle fait pour se maintenir est odieux ; car elle n' a plus de raison d' être . La mort de * Jean * Hus m' indigne déjà ; car * Jean * Hus représentait l' avenir ; la mort de * Vanini et de * Giordano * Bruno me révolte ; car l' esprit moderne était déjà définitivement émancipé . Et quant aux absurdes persécutions religieuses de * Louis * Xiv , il n' y avait qu' une femme étroite et dure , des jésuites et * Bossuet qui fussent capables de les conseiller à un roi fatigué . Quand l' église était la domination légitime , elle avait beaucoup moins à persécuter que depuis qu' elle eut cessé de l' être . La grande et odieuse persécution , l' inquisition , n' est devenue quelque chose de monstrueux qu' au XVIe siècle , c' est-à-dire quand l' église est définitivement battue par la réforme . * Louis * Xiv n' a pas eu , que je me rappelle , un seul acte de sévérité à faire pour maintenir sa souveraineté absolue , et cela devait être ; cette souveraineté était légitime , acceptée ; nul homme ne fut plus absolu et moins tyran . La restauration , au contraire , fut toujours en batailles et en tiraillements pour un pouvoir assurément beaucoup moindre ; et de sa part la moindre violence révoltait , car elle s' imposait . La mesure des violences qu' un pouvoir est obligé de déployer pour se maintenir , et surtout l' indignation qu' excitent ses violences , est la mesure de son illégitimité . Nous sommes légitimistes à notre manière . Le gouvernement légitime est celui qui se fonde sur la raison du temps ; le gouvernement illégitime est celui qui emploie la force ou la corruption pour se maintenir malgré les faits . C' est pour n' avoir pas compris la différence de ces deux âges de l' humanité que l' on fait tant de sophismes sur les rapports de l' église et de l' état . Dans le premier âge , celui où il y a une religion vraie , qui est la forme de la société , l' état et la religion sont une même chose , et , bien loin que l' état salarie la religion , la religion se soutient par elle-même , et c' est plutôt l' état qui , à certains jours , fait appel à l' église . Elle est même supérieure à l' état , puisque l' état y puise son principe . Mais aux époques où l' état n' ayant aucune croyance dit à tout le monde : " je n' entends rien en théologie , croyez ce qu' il vous plaira " , il ne doit salarier ( alors seulement naît ce mot ignoble ) aucun culte , ou , ce qui revient à peu près au même , il doit les salarier tous . Ce qu' il donne aux religions n' est qu' une aumône ; elles doivent rougir en le recevant , et je comprends bien l' indignation des ultramontains ardents , quand ils voient * Dieu figurer sur le budget de l' état comme un fonctionnaire public . à ces époques , il n' y a plus que des opinions . Or , pourquoi l' état salarierait -il une opinion ? Je conçois l' état reconnaissant un seul culte ; je le conçois ne reconnaissant aucun culte ; mais je ne le conçois pas reconnaissant tous les cultes . La théorie libérale de l' indifférentisme est superficielle . Il faut de la doctrine à l' humanité . Si le catholicisme est le vrai , les prétentions les plus extrêmes des ultramontains sont légitimes , l' inquisition est une institution bienfaisante . En effet , comme de ce point de vue la saine croyance est le plus grand bien auquel tout le reste doit être sacrifié , le souverain fait acte de père en séparant le bon grain de l' ivraie et brûlant celle -ci . Rien ne tient devant la seule chose nécessaire , sauver les âmes . Le compelle intrare est légitime par ses résultats . Si , en sacrifiant mille âmes gangrenées , on peut espérer en sauver une , l' orthodoxie les trouvera suffisamment compensées . J' en suis bien fâché , mais rien ne dispense de la question dogmatique . Nos délicats qui maintiennent toujours cette question en dehors , s' interdisent en toute chose les solutions logiques . Il est d' un petit esprit de supposer un ordre absolument légal , contre lequel il n' y a pas d' objection et qui s' impose absolument . L' état d' une société n' est jamais tout à fait légal , ni tout à fait illégal . Tout état social est forcément illégal , en tant qu' imparfait , et tend toujours à plus de légalité , c' est-à-dire à plus de perfection . Il n' est pas moins superficiel de supposer que le gouvernement n' est que l' expression de la volonté du plus grand nombre , en sorte que le suffrage universel serait de droit naturel et que , ce suffrage étant acquis , il n' y aurait qu' à laisser la volonté du peuple s' exprimer . Cela serait trop simple . Il n' y a que des pédants de collège , des esprits clairs et superficiels qui aient pu se laisser prendre à l' apparente évidence de la théorie représentative . la masse n' a droit de gouverner que si l' on suppose qu' elle sait mieux que personne ce qui est le meilleur . Le gouvernement représente la raison , * Dieu , si l' on veut , l' humanité dans le sens élevé ( c' est-à-dire les hautes tendances de la nature humaine ) , mais non un chiffre . Le principe représentatif a été bon à soutenir contre les vieux despotismes personnels , où le souverain croyait commander de son droit propre , ce qui est bien plus absurde encore . Mais , de fait , le suffrage universel n' est légitime que s' il peut hâter l' amélioration sociale . Un despote qui réaliserait cette amélioration contre la volonté du plus grand nombre serait parfaitement dans son droit . Vienne le * Napoléon qu' il nous faut , le grand organisateur politique , et il pourra se passer de la bénédiction papale et de la sanction populaire . L' idéal d' un gouvernement serait un gouvernement scientifique , où des hommes compétents et spéciaux traiteraient les questions gouvernementales comme des questions scientifiques , et en chercheraient rationnellement la solution . Jusqu'ici c' est la naissance , l' intrigue ou le privilège du premier occupant qui ont généralement conféré les grades aux gouvernants ; le premier intrigant qui réussit à s' installer devant une table verte est qualifié homme d' état . je ne sais si un jour , sous une forme ou sous une autre , il ne se produira pas quelque chose d' analogue à l' institution des lettrés chinois , et si le gouvernement ne deviendra pas le partage naturel des hommes compétents , d' une sorte d' académie des sciences morales et politiques . La politique est une science comme une autre , et exige apparemment autant d' études et de connaissances qu' une autre . Dans les sociétés primitives , le collège des prêtres gouvernait au nom des dieux ; dans les sociétés de l' avenir , les savants gouverneront au nom de la recherche rationnelle du meilleur . Dieu merci ! Cette académie aurait de nos jours une rude tâche , s' il lui fallait démontrer à la présomption ignorante et contrôleuse la légitimité de sa conduite ! Cette manie qu' ont les sots de vouloir qu' on leur donne la raison de ce qu' ils ne peuvent comprendre et de se fâcher quand ils ne comprennent pas , est un des plus grands obstacles au progrès . Les sages de l' avenir la mépriseront . Mais comment , direz -vous , imposer à la majorité ce qui est le meilleur , si elle s' y refuse ? -ah ! Là est le grand art. Les sages anciens avaient pour cela des moyens fort commodes , des oracles , des augures , des * égéries , etc. D' autres ont eu des armées . Tous ces moyens sont devenus impossibles . La religion de l' avenir tranchera la difficulté de sa lourde épée . Apprenons au moins à n' être pas si sévères contre ceux qui ont employé un peu de duperie et ce qu' on est convenu d' appeler corruption , si réellement ( condition essentielle ) ils n' ont eu pour but que le plus grand bien de l' humanité . S' ils n' ont eu en vue , au contraire , que des considérations égoïstes , ce sont des tyrans et des infâmes . C' est rendre un mauvais service à un pupille que de lui remettre trop tôt la disposition de ses biens . Mais c' est un crime de le tenir dans l' idiotisme pour le garder indéfiniment en tutelle . Mieux vaut encore une émancipation prématurée ; car , après quelques folies , elle peut contribuer à ramener la sagesse . Jusqu'à ce que le peuple soit initié à la vie intellectuelle , l' intrigue et le mensonge sont évidemment mis aux enchères . Il s' agit de capter le vieillard aveugle , et pour cela de mentir , de flatter . Les tableaux si vivants d' * Aristophane n' ont rien d' exagéré . Le suffrage du peuple non éclairé ne peut amener que la démagogie ou l' aristocratie nobiliaire , jamais le gouvernement de la raison . Les philosophes , qui sont les souverains de droit divin , agacent le peuple et ont sur lui peu d' influence . Voyez à * Athènes le sort de tous les sages ( ... ) , * Miltiade , * Thémistocle , * Socrate , * Phocion . Ils n' ont pas d' éclat extérieur , ils ne flattent pas , ils sont sérieux et sévères , ils ne rient pas , ils parlent un langage difficile et que la multitude n' entend pas , celui de la raison . Comment voulez -vous que de telles gens , s' ils se mêlent de parler à la multitude , n' encourent pas sa disgrâce . Ceux -là seuls parlent au peuple un langage intelligible qui s' adressent à ses passions , ou qui s' intitulent ducs ou comtes . Ces deux langues -là sont faciles à comprendre . Ainsi s' explique la mauvaise humeur que le peuple a montrée de tout temps contre les philosophes , surtout quand ils ont eu la maladresse de se mêler des affaires publiques . Placé entre le charlatan et le médecin sérieux , le peuple va toujours au charlatan . Le peuple veut qu' on ne lui dise que des choses claires , faciles à comprendre , et le malheur est qu' en rien la vérité n' est à la surface . Le peuple aime qu' on plaisante . Les vues les plus superficielles et les plus rebattues présentées sur un ton de grossière plaisanterie , qui fait grincer les dents à tout esprit délicat , font battre des mains aux ignorants . Les véritables intérêts du peuple ne sont presque jamais dans ce qui en a l' apparence . Les sages qui vont à la réalité ont l' air d' être ses ennemis ; et les charlatans qui s' en tiennent aux lieux communs sont de droit ses amis . Et puis , il y a dans les sages je ne sais quoi d' orgueilleux , quelque soin qu' ils mettent à se faire humbles et condescendants . Ce n' est pas leur faute ; l' orgueil ( et ce mot ici n' a rien de condamnable ) est dans ce qu' ils sont . Le grand seigneur est orgueilleux aussi ; mais son orgueil choque moins le peuple . Celui -ci se console de n' avoir pas l' or et les cordons du grand seigneur ; mais il ne pardonne pas au penseur de lui être supérieur en intelligence , et il se croit au moins aussi compétent que lui en politique . Le peuple est bien plus indulgent pour les grands que pour les gens de classe moyenne qui sont instruits et éclairés . Ceux -ci lui paraissent sur le même niveau que lui , et il voit leur supériorité de mauvais oeil . Le roi , la famille royale sont dieux pour lui , et il a la bonhomie de les aimer . Mais pour des bourgeois simples , que leurs talents ont portés au pouvoir , il faut que ce soient des voleurs , des intrigants . Les grands sont placés trop haut pour qu' il leur porte envie : la jalousie n' a lieu qu' entre égaux . Un gouvernement d' hommes sans nom est fatalement condamné à être soupçonné , calomnié . " comment cet homme qui est mon égal a -t-il fait pour parvenir ? Il faut nécessairement que ce soit un malhonnête homme , autrement il me serait supérieur , ce qui ne peut pas être . Il a touché de près les deniers de l' état ; il doit y avoir pris quelque chose ; car si j' y étais , moi , je sais bien que j' en serais tenté " , ainsi parle la vulgaire envie . Ces soupçons n' atteignent jamais ceux qu' on regarde comme d' une autre espèce et avec lesquels on a définitivement renoncé à se comparer . Me trouvant un jour avec des paysans , je remarquai qu' ils étaient très préoccupés de la légère indemnité accordée aux représentants ; ils marchandaient , chicanaient , trouvaient mauvais qu' ils la touchassent pendant leurs congés , alors , disaient -ils , qu' ils ne travaillent pas ; et ces bonnes gens ne faisaient pas une observation sur les millions de la liste civile . Certes , si tous étaient comme nous , non seulement le gouvernement serait plus facile , mais il serait à peine besoin d' un gouvernement . Les restrictions gouvernementales sont en raison inverse de la perfection des individus . Or tous seraient comme nous , si tous avaient notre culture , si tous possédaient comme nous l' idée complète de l' humanité . Pourquoi toute liberté est -elle accompagnée d' un danger parallèle et a -t-elle besoin d' un correctif ? C' est que la liberté est pour les sages comme pour les fous . Mais quand tous seront sages , ou quand la raison publique sera assez forte pour faire justice des insensés , nulle restriction ne sera nécessaire . * Fichte a osé concevoir un état social si parfait que la pensée même du mal fût bannie de l' esprit de l' homme . Je crois comme lui que le mal moral n' aura signalé qu' un âge de l' humanité , l' âge où l' homme était délaissé par la société et ne recevait pas d' elle l' héritage religieux auquel il a droit . " il y a des hommes , dit * M . * Guizot , qui ont pleine confiance dans la nature humaine . Selon eux , laissée à elle-même , elle va au bien . Tous les maux de la société viennent des gouvernements , qui corrompent l' homme en le violentant ou en le trompant . " je suis de ceux qui ont cette confiance . Mais je crois que le mal ne vient pas de ce que les gouvernements violentent et trompent , mais de ce qu' ils n' élèvent pas . moi qui suis cultivé , je ne trouve pas de mal en moi , et spontanément en toute chose je me porte à ce qui me semble le plus beau . Si tous étaient aussi cultivés que moi , tous seraient comme moi dans l' heureuse impossibilité de mal faire . Alors il serait vrai de dire : vous êtes des dieux et les fils du très-haut . La morale a été conçue jusqu'ici d' une manière fort étroite , comme une obéissance à une loi , comme une lutte intérieure entre des lois opposées . Pour moi , je déclare que quand je fais bien , je n' obéis à personne , je ne livre aucune bataille et ne remporte aucune victoire , que je fais un acte aussi indépendant et aussi spontané que celui de l' artiste qui tire du fond de son âme la beauté pour la réaliser au dehors , que je n' ai qu' à suivre avec ravissement et parfait acquiescement l' inspiration morale qui sort du fond de mon coeur . L' homme élevé n' a qu' à suivre la délicieuse pente de son impulsion intime ; il pourrait adopter la devise de saint * Augustin et de l' abbaye de * Thélème : " fais ce que tu voudras " ; car il ne peut vouloir que de belles choses . L' homme vertueux est un artiste qui réalise le beau dans une vie humaine comme le statuaire le réalise sur le marbre , comme le musicien par des sons . Y a -t-il obéissance et lutte dans l' acte du statuaire et du musicien ? C' est là de l' orgueil , direz -vous . Il faut s' entendre . Si l' on entend par humilité le peu de cas que l' homme ferait de sa nature , la petite estime dans laquelle il tiendrait sa condition , je refuse complètement à un tel sentiment le titre de vertu , et je reproche au christianisme d' avoir parfois pris la chose de cette manière . La base de notre morale , c' est l' excellence , l' autonomie parfaite de la nature humaine ; le fond de tout notre système philosophique et littéraire , c' est l' absolution de tout ce qui est humain . Ennoblissement et émancipation de tous les hommes par l' action civilisatrice de la société , tel est donc le devoir le plus pressant du gouvernement dans la situation présente . Tout ce que l' on fait sans cela est inutile ou prématuré . On parle sans cesse de liberté , de droit de réunion , de droit d' association . Rien de mieux , si les intelligences étaient dans l' état normal ; mais jusque -là rien de plus frivole . Des imbéciles ou des ignorants auront beau se réunir , il ne sortira rien de bon de leur réunion . Les sectaires et les hommes de parti s' imaginent que la compression seule empêche leurs idées de parvenir , et s' irritent contre cette compression . Ils se trompent . Ce n' est pas le mauvais vouloir des gouvernements qui étouffe leurs idées ; c' est que leurs idées ne sont pas mûres ; de même que ce n' est pas la force des gouvernements absolus mais la dépression des sujets qui maintient les peuples dans l' assujettissement . Pensez -vous donc que , s' ils étaient mûrs pour la liberté , il ne se la feraient pas à l' heure même ? Notre libéralisme français , croyant tout expliquer par le despotisme , préoccupé exclusivement de liberté , considérant le gouvernement et les sujets comme des ennemis naturels , est en vérité bien superficiel . Persuadons -nous bien qu' il ne s' agit pas de liberté , mais de faire , de créer , de travailler . Le vrai trouve toujours assez de liberté pour se faire jour , et la liberté ne peut être que préjudiciable , quand ce sont des insensés qui la réclament . Elle n' aboutit qu' à favoriser l' anarchie , et n' est d' aucun usage pour le progrès réel de l' humanité . Qu' un commissaire de police s' introduise dans une salle où quelques têtes faibles et vides échauffent réciproquement leurs passions instinctives , nous jetons les hauts cris , la liberté est violée . Croyez -vous donc que ce seront ces pauvres gens qui résoudront le problème ? Nous usons la force pour conserver à tous le droit de radoter à leur aise ; ne vaudrait -il pas mieux chercher à parler raison et enseigner à tous à parler et à comprendre ce langage ? Fermez les clubs , ouvrez des écoles , et vous servirez vraiment la cause populaire . La liberté de tout dire suppose que ceux à qui l' on s' adresse ont l' intelligence et le discernement nécessaires pour faire la critique de ce qu' on leur dit , l' accepter s' il est bon , le rejeter s' il est mauvais . S' il y avait une classe légalement définissable de gens qui ne pussent faire ce discernement , il faudrait surveiller ce qu' on leur dit ; car la liberté n' est tolérable qu' avec le grand correctif du bon sens public , qui fait justice des erreurs . C' est pour cela que la liberté de l' enseignement est une absurdité , au point de vue de l' enfant . Car l' enfant , acceptant ce qu' on lui dit sans pouvoir en faire la critique , prenant son maître non comme un homme qui dit son avis à ses semblables afin que ceux -ci l' examinent , mais comme une autorité , il est évident qu' une surveillance doit être exercée sur ce qu' on lui enseigne et qu' une autre liberté doit être substituée à la sienne pour opérer le discernement . Comme il est impossible de tracer des catégories entre les adultes , la liberté devient , en ce qui les concerne , le seul parti possible . Mais il est certain qu' avant l' éducation du peuple toutes les libertés sont dangereuses et exigent des restrictions . En effet , dans les questions relatives à la liberté d' exprimer sa pensée , il ne faut pas seulement considérer le droit qu' a celui qui parle , droit qui est naturel et n' est limité que par le droit d' autrui , mais encore la position de celui qui écoute , lequel n' ayant pas toujours le discernement nécessaire est comme placé sous la tutelle de l' état . C' est au point de vue de celui qui écoute et non au point de vue de celui qui parle que les restrictions sont permises et légitimes . La liberté de tout dire ne pourra avoir lieu que lorsque tous auront le discernement nécessaire , et que la meilleure punition des fous sera le mépris du public . Que ne puis -je faire comprendre comme je le sens que toute notre agitation politique et libérale est vaine et creuse , qu' elle serait bonne dans un état où les esprits seraient généralement cultivés et où beaucoup d' idées scientifiques se produiraient ( car la science ne saurait exister sans liberté ) ; mais que , dans une société composée en grande majorité d' ignorants ouverts à toutes les séductions , et où la force intellectuelle est évidemment en décadence , se borner à défendre ces formes vides , c' est négliger l' essentiel pour s' attacher à des textes de lois à peu près insignifiants , puisque l' autorité peut toujours les tourner et les interpréter à son gré . * M. * Jouffroy a dit cela d' une façon merveilleuse dans cet admirable discours sur le scepticisme actuel , que je devrais transcrire ici tout entier , si je voulais exprimer sur ce sujet ma pensée complète : " chacune de nos libertés nous a paru tour à tour le bien après lequel nous soupirions , et son absence la cause de tous nos maux . Et cependant , nous les avons conquises ces libertés , et nous n' en sommes pas plus avancés , et le lendemain de chaque révolution nous nous hâtons de rédiger le vague programme de la suivante . C' est que nous nous méprenons ; c' est que chacune de ces libertés que nous avons tant désirées , c' est que la liberté elle-même n' est pas et ne saurait être le but où une société comme la nôtre aspire ... prenez l' une après l' autre toutes nos libertés , et voyez si elles sont autre chose que des garanties et des moyens : garanties contre ce qui pourrait empêcher la révolution morale , qui seule peut nous guérir , moyens de hâter cette révolution ... etc . " ce n' est pas beaucoup dire que d' avancer que les libertés publiques sont maintenant mieux garanties qu' à l' époque où apparut le christianisme : et pourtant je mets en fait qu' une grande idée trouverait de nos jours pour se répandre plus d' obstacles que n' en rencontra le christianisme naissant . Si * Jésus paraissait de nos jours , on le traduirait en police correctionnelle ; ce qui est pis que d' être crucifié . Imaginez une mort vulgaire pour couronner la vie de * Jésus , quelle différence ! On se figure trop facilement que la liberté est favorable au développement d' idées vraiment originales . Comme on a remarqué que , dans le passé , tout système nouveau est né et a grandi hors la loi , jusqu'au jour où il est devenu loi à son tour , on a pu penser qu' en reconnaissant et légalisant le droit des idées nouvelles à se produire , les choses en iraient beaucoup mieux . Or c' est le contraire qui est arrivé . Jamais on n' a pensé avec moins d' originalité que depuis qu' on a été libre de le faire . L' idée vraie et originale ne demande pas la permission de se produire , et se soucie peu que son droit soit ou non reconnu ; elle trouve toujours assez de liberté , car elle se fait toute la liberté dont elle a besoin . Le christianisme n' a pas eu besoin de la liberté de la presse ni de la liberté de réunion pour conquérir le monde . Une liberté reconnue légalement doit être réglée . Or , une liberté réglée constitue en effet une chaîne plus étroite que l' absence de la loi . En * Judée , sous * Ponce- * Pilate , le droit de réunion n' était pas reconnu , et de fait on n' en était que plus libre de se réunir : car , par là-même que le droit n' était pas reconnu , il n' était pas limité . Mieux vaut , je le répète , pour l' originalité , l' arbitraire et les inconvénients qu' il entraîne que l' inextricable toile d' araignée où nous enserrent des milliers d' articles de lois , arsenal qui fournit des armes à toute fin . Notre libéralisme formaliste ne profite réellement qu' aux agitateurs et à la petite originalité , si fatale en ce qu' elle déprécie la grande , mais sert très peu le progrès véritable de l' esprit humain . Nous usons nos forces à défendre nos libertés , sans songer que ces libertés ne sont qu' un moyen , qu' elles n' ont de prix qu' en tant qu' elles peuvent faciliter l' avènement des idées vraies . Nous tenons par dessus tout à être libres de produire , et de fait nous ne produisons pas . Nous avons horreur de la chaîne extérieure , je ne sais quelle fanfaronnade de libéralisme , et nous ne comprenons pas la grande hardiesse de la pensée . L' ombre de l' inquisition effraie jusqu'à nos catholiques , et à l' intérieur nous sommes timides et sans élan , nous nous subjuguons avec une déplorable résignation à l' opinion , à l' habitude , nous y sacrifions notre originalité ; tout ce qui sort de la banalité habituée est déclaré absurde . Sans doute l' * Allemagne , à la fin du dernier siècle et au commencement de celui -ci , avait moins de liberté extérieure que nous n' en avons . Eh bien ! Je mets en fait que tous les libres penseurs de notre république n' ont pas le quart de la hardiesse et de la liberté qui respire dans les écrits de * Lessing , de * Herder , de * Goethe , de * Kant . De fait on a pensé plus librement il y a un demi-siècle à la cour de * Weimar , sous un gouvernement absolu , que dans notre pays qui a livré tant de combats pour la liberté . * Goethe , l' ami d' un grand-duc , aurait pu se voir en * France poursuivi devant les tribunaux ; le traducteur de * Feuerbach n' a pas trouvé d' éditeur qui osât publier son livre . C' est là un peu notre manière ; nous sommes une nation extérieure et superficielle , plus jalouse des formes que des réalités . Les grandes et larges idées sur * Dieu ont été et sont , en * Allemagne , la doctrine de tout esprit cultivé philosophiquement ; en * France , nul n' a encore osé les avouer , et celui qui oserait le faire trouverait plus d' obstacles qu' il n' en eût trouvé à * Tubingue ou à * Iéna sous des gouvernements absolus . D' où viendrait l' obstacle ? De la timidité intellectuelle , qui nous ferme à toute idée , et trace autour de nous l' étroit horizon du fini . Je le répète , la * France n' a compris que la liberté extérieure , mais nullement la liberté de la pensée . L' * Espagne , au fond tout aussi libre et aussi philosophique qu' aucune autre nation , n' a pas éprouvé le besoin d' une émancipation extérieure , et croyez -vous que , si elle l' eût sérieusement voulue , elle ne l' eût pas conquise ? La liberté y est toute au dedans ; elle a aimé à penser librement dans les cachots et sur le bûcher . Ces mystiques , sainte * Thérèse , d' * Avila , * Grenade , ces infatigables théologiens , * Soto , * Banez , * Suarez , étaient au fond d' aussi hardis spéculateurs que * Descartes ou * Diderot . Occupons -nous donc de penser un peu plus librement et savamment , et un peu moins d' être libres d' exprimer notre pensée . L' homme qui a raison est toujours assez libre . Ah ! N' est -il pas bien probable que ceux qui crient à la liberté violée ne sont pas tant de gens qui , possédés par le vrai , souffrent de ne pouvoir le divulguer , que des gens qui , n' ayant aucune idée , exploitent à leur profit cette liberté qui ne devrait servir que pour le progrès rationnel de l' esprit humain ? Les novateurs qui ont eu raison aux yeux de l' avenir ont pu être persécutés ; mais la persécution n' a pas retardé d' une année peut-être le triomphe de leurs idées , et leur a plus servi par ailleurs que n' eût fait un avènement immédiat . Sans doute nous devons soigneusement maintenir les libertés que nous avons conquises avec tant d' efforts ; mais ce qui importe bien plus encore , c' est de nous convaincre que ce n' est là qu' une première condition avantageuse , si l' on a des idées , funeste , si l' on n' en a pas . Car à quoi sert d' être libre de se réunir , si l' on n' a pas de bonnes choses à se communiquer ? à quoi sert d' être libre de parler et d' écrire , si l' on n' a rien de vrai et de neuf à dire ? à chacun son rôle : persécutés et persécuteurs poussent également à l' éternelle roue ; et après tout les persécutés doivent beaucoup de reconnaissance aux persécuteurs ; car sans eux ils ne seraient pas parfaitement beaux ! La persécution a le grand avantage d' écarter la petite originalité qui cherche son profit dans une mesquine opposition . Quand on joue sa tête pour sa pensée , il n' y a que les possédés de * Dieu , les hommes entraînés par une conviction puissante et le besoin invincible de parler qui se mettent en avant . Nos demi-libertés garanties font la partie trop belle à l' intrigue : car on ne risque pas beaucoup , et les tracasseries auxquelles on peut s' exposer ne sont après tout qu' un fonds bien placé pour l' avenir . C' est trop commode . Autrefois , sur dix novateurs , neuf étaient violemment étouffés , aussi le dixième était bien vraiment et franchement original . La serpe qui émonde les rameaux faibles ne fait que donner aux autres plus de force . Aujourd'hui , plus de serpe ; mais aussi plus de sève . En somme , tout cela est assez indifférent , et l' humanité fera son chemin sans les libéraux et malgré les rétrogrades . L' esprit n' est jamais plus hardi et plus fier que quand il sent un peu la main qui pèse sur lui . Laissez -lui carte blanche , il court à l' aventure , et est si content de sa liberté qu' il ne songe qu' à la défendre , sans penser à en profiter . L' histoire de l' esprit humain nous montre toutes les idées naissant hors la loi et grandissant subrepticement . Qu' on remonte à l' origine de toutes les réformes , elles sembleront régulièrement inexécutables . Plaçons -nous par exemple en 1520 , demandons -nous comment l' idée nouvelle fera pour percer cette mer de glace . C' est impossible , la chaîne est trop forte : le pape , l' empereur , les rois , les ordres religieux , les universités : et pour soulever tout cela , un pauvre moine . C' est impossible ! C' est impossible ! Plaçons -nous encore à l' origine du rationalisme moderne . Le siècle est enlacé par les jésuites , l' oratoire , les rois , les prêtres . Les jésuites ont fait de l' éducation une machine à rétrécir les têtes et aplatir les esprits , selon l' expression de * M . * Michelet . Et vis-à-vis de tout cela , quelques obscurs savants , pauvres , sans appui dans les masses , * Galilée , * Descartes . Que prétendent -ils faire ? Comment soulever un tel poids d' autorité ? Cent cinquante ans après , c' était fait . Ainsi toutes les réformes eussent été empêchées , si la loi eût été observée à la rigueur ; mais la loi n' est jamais assez prévoyante , et l' esprit est si subtil qu' il lui suffit de la moindre issue . Il importe donc assez peu que la loi laisse ou refuse la liberté aux idées nouvelles ; car elles vont leur chemin sans cela , elles se font sans la loi et malgré la loi , et elles gagnent infiniment plus à se faire ainsi que si elles avaient grandi en toute légalité . Quand un fleuve débordé s' avance , on peut élever des digues pour arrêter sa marche , mais le flot monte toujours ; on travaille , on s' empresse , des ouvriers actifs réparent toutes les fissures , mais le flot monte toujours jusqu'à ce que le torrent surmonte l' obstacle , ou bien que , tournant la digue , il revienne par une autre voie inonder les champs qu' on voulait lui défendre . CHAPITRE XVIII la fin de l' humanité , et par conséquent le but que doit se proposer la politique , c' est de réaliser la plus haute culture humaine possible , c' est-à-dire la plus parfaite religion , par la science , la philosophie , l' art , la morale , en un mot par toutes les façons d' atteindre l' idéal qui sont de la nature de l' homme . Cette haute culture de l' humanité ne saurait avoir de solidité qu' en tant que réalisée par les individus . Par conséquent , le but serait manqué si une civilisation , quelque élevée qu' elle fût , n' était accessible qu' à un petit nombre , et surtout si elle constituait une jouissance personnelle et sans tradition . Le but ne sera atteint que quand tous les hommes auront accès à cette véritable religion , et que l' humanité entière sera cultivée . Tout homme a droit à la vraie religion , à ce qui fait l' homme parfait ; c' est-à-dire que tout homme doit trouver dans la société où il naît les moyens d' atteindre la perfection de sa nature , suivant la formule du temps ; en d' autres termes , tout homme doit trouver dans la société , en ce qui concerne l' intelligence , ce que la mère lui fournit en ce qui concerne le corps , le lait , l' aliment primordial , le fond premier qu' il ne peut se procurer lui-même . Cette perfection ne saurait aller sans un certain degré de bien-être matériel . Dans une société normale , l' homme aurait donc droit aussi au premier fond nécessaire pour se procurer cette vie . En un mot , la société doit à l' homme la possibilité de la vie , de cette vie que l' homme à son tour doit , s' il en est besoin , sacrifier à la société . Si le socialisme était la conséquence logique de l' esprit moderne , il faudrait être socialiste ; car l' esprit moderne , c' est l' indubitable . Plusieurs , en effet , dans des intentions opposées , soutiennent que le socialisme est la filiation directe de la philosophie moderne . D' où les uns concluent qu' il faut admettre le socialisme , et les autres qu' il faut rejeter la philosophie moderne . Rien ne cause plus de malentendus dans les sciences morales que l' usage absolu des noms par lesquels on désigne les systèmes . Les sages n' acceptent jamais aucun de ces noms ; car un nom est une limite . Ils critiquent les doctrines , mais ne les prennent jamais de toute pièce . Quel est l' homme de quelque valeur qui voudrait de nos jours s' affubler de ces noms de panthéiste , matérialiste , sceptique , etc ? Donnez -moi dix lignes d' un auteur , je vous prouverai qu' il est panthéiste , et avec dix autres , je prouverai qu' il ne l' est pas . Ces mots ne désignent pas une nuance unique et constante : ils varient suivant les aspects . Il est de même du socialisme . Pour moi j' adopterais volontiers comme formule de mon opinion à cet égard ce que dit * M . * Guizot : " le socialisme puise son ambition et sa force à des sources que personne ne peut tarir . Mais , dominé par les forces d' ensemble et d' ordre de la société , il sera incessamment combattu et vaincu dans ce qu' il a d' absurde et de pervers , tout en prenant progressivement sa place et sa part dans cet immense et redoutable développement de l' humanité tout entière qui s' accomplit de nos jours . " ce qui fait la force du socialisme , c' est qu' il correspond à une tendance parfaitement légitime de l' esprit moderne , et en ce sens il en est bien le développement naturel . Il faut être aveugle pour ne pas voir que l' oeuvre commencée il y a quatre cents ans dans l' ordre littéraire , scientifique , politique , c' est l' exaltation successive de toute la race humaine , la réalisation de ce cri intime de notre nature : plus de lumière ! Plus de lumière ! à l' état où en sont venues les choses , le problème est posé dans des termes excessivement difficiles . Car , d' une part il faut conserver les conquêtes de la civilisation déjà faites ; d' autre part , il faut que tous aient part aux bienfaits de cette civilisation . Or cela semble contradictoire ; car il semble , au premier coup d' oeil , que l' abjection de quelques-uns et même de la plupart soit une condition nécessaire de la société telle que l' on faite les temps modernes , et spécialement le XVIIIe siècle . Je n' hésite pas à dire que jamais , depuis l' origine des choses , l' esprit humain ne s' est posé un si terrible problème . Celui de l' esclavage dans l' antiquité l' était beaucoup moins , et il a fallu des siècles pour arriver à concevoir la possibilité d' une société sans esclaves . à mesure que l' humanité avance dans sa marche , le problème de sa destinée devient plus compliqué : car il faut combiner plus de données , balancer plus de motifs , concilier plus d' antinomies . L' humanité va ainsi , d' une main serrant dans les plis de sa robe les conquêtes du passé , de l' autre tenant l' épée pour des conquêtes nouvelles . Autrefois , la question était bien simple : l' opinion la plus avancée , par cela seul qu' elle était la plus avancée , pouvait être jugée la meilleure . Il n' en est plus de la sorte . Sans doute il faut toujours prendre le plus court chemin , et je n' approuve nullement ceux qui soutiennent qu' il faut marcher , mais non courir . Il faut toujours faire le meilleur , et le faire le plus vite possible . Mais l' essentiel est de découvrir le meilleur , et ce n' est pas chose facile . Il y a à peine cinquante ans que l' humanité a aperçu le but qu' elle avait jusque -là poursuivi sans conscience . C' est un immense progrès , mais aussi un incontestable danger . Le voyageur qui ne regarde que l' horizon de la plaine risque de ne pas voir le précipice ou la fondrière qui est à ses pieds . De même l' humanité , en ne considérant que le but éloigné , est comme tentée d' y sauter , sans égard pour les obstacles intermédiaires , contre lesquels elle pourrait se briser . Le plus remarquable caractère des utopistes est de n' être pas historiques , de ne pas tenir compte de ce à quoi nous avons été amenés par les faits . En supposant que la société qu' ils rêvent fût possible , en supposant même qu' elle fût absolument la meilleure , ce ne serait pas encore la société véritable , celle qui a été créée par tous les antécédents de l' humanité . Le problème est donc plus compliqué qu' on ne pense ; la solution ne peut être obtenue que par le balancement de deux ordres de considérations d' une part , le but à atteindre , de l' autre l' état actuel , le terrain qu' on foule aux pieds . Quand l' humanité se conduisait instinctivement , on pouvait se fier au génie divin qui la dirige ; mais on frémit en pensant aux redoutables alternatives qu' elle porte dans ses mains , depuis qu' elle est arrivée à l' âge de la conscience , et aux incalculables conséquences que pourrait avoir désormais une bévue , un caprice . En face de ces grands problèmes , les philosophes pensent et attendent ; parmi ceux qui ne sont pas philosophes , les uns nient le problème et prétendent qu' il faut maintenir à tout prix l' état actuel , les autres s' imaginent y satisfaire par des solutions trop simples et trop apparentes . Inutile de dire qu' ils ont facilement raison les uns des autres : car les novateurs opposent aux conservateurs des misères évidentes , auxquelles il faut absolument un remède , et les conservateurs n' ont pas de peine à démontrer aux novateurs qu' avec leur système il n' y aurait plus de société . Or , mieux vaut une société défectueuse qu' une société nulle . J' ai souvent fait réflexion qu' un païen du temps d' * Auguste aurait pu faire valoir pour la conservation de l' ancienne société tout ce que l' on dit de nos jours pour prouver qu' on ne doit rien changer à la société actuelle . Que veut cette religion sombre et triste ? Quelles gens que ces chrétiens , gens qui fuient la lumière , insociables , plèbe , rebut du peuple . Je m' étonnerais fort si quelqu' un des satisfaits du temps n' a pas dit comme ceux du nôtre : " il faut non pas réfuter le christianisme ; ce qu' il faut , c' est le supprimer . La société est en présence du christianisme comme en présence d' un ennemi implacable ; il faut que la société l' anéantisse ou qu' elle soit anéantie . Dans ces termes , toute discussion se réduit à une lutte , et toute raison à une arme . que fait -on vis-à-vis d' un ennemi irréconciliable ? Fait -on de la controverse ? Non , on fait de la guerre . ainsi la société doit se défendre contre le christianisme , non par des raisonnements , mais par la force . elle doit , non pas discuter ou réfuter ses doctrines , mais les supprimer . " je suppose * Sénèque , tombant par hasard sur ce passage de saint * Paul : non est judaeus , neque graecus ; non est servus neque liber ; non est masculus neque femina ; omnes enim vos unum estis in christo . " assurément , aurait -il dit , voilà un utopiste . Comment voulez -vous qu' une société se passe d' esclaves ? Faudra -t-il donc que je cultive mes terres de mes propres mains ? C' est renverser l' ordre public . Et puis , quel est ce christus , qui joue là un rôle si étrange ? Ces gens sont dangereux . J' en parlerai à * Néron . " certes , si les esclaves , prenant à la lettre et comme immédiatement applicable la parole de saint * Paul , avaient établi leur domination sur les ruines fumantes de * Rome et de l' * Italie et privé le monde des bienfaits qu' il devait retirer de la domination romaine , * Sénèque aurait eu quelque raison . Mais si un esclave chrétien eût dit au philosophe : " ô * Annaeus , je connais l' homme qui a écrit ces paroles ; il ne prêche que soumission et patience . Ce qu' il a écrit s' accomplira , sans révolte et par les maîtres eux-mêmes . Un jour viendra où la société sera possible sans esclave , bien que vous , philosophe , ne puissiez l' imaginer , " * Sénèque n' aurait pas cru sans doute ; peut-être pourtant aurait -il consenti à ne pas faire battre de verges cet innocent rêveur . Le socialisme a donc raison , en ce qu' il voit le problème ; mais il le résout mal , ou plutôt le problème n' est pas encore possible à résoudre . La liberté individuelle , en effet , est la première cause du mal . Or , l' émancipation de l' individu est conquise , définitivement conquise , et doit être conservée à jamais . " la société , disait * Enfantin , ne se compose que d' oisifs et de travailleurs ; la politique doit avoir pour but l' amélioration morale , physique et intellectuelle du sort des travailleurs et la déchéance progressive des oisifs . " voilà un problème nettement défini . écoutez maintenant la solution : " les moyens sont , quant aux oisifs , la destruction de tous les privilèges de naissance , et , quant aux travailleurs , le classement selon les capacités et la rétribution selon les oeuvres . " voilà un remède pire que le mal . Il est dans la nécessité de l' esprit humain que , lorsqu' un problème est ainsi posé pour la première fois , certaines âmes naïves , généreuses , mais n' ayant pas assez de critique rationnelle ni une expérience suffisante de l' histoire , ni l' idée de l' extrême complexité de la nature humaine , rêvent une société trop simple , et s' imaginent avoir trouvé la solution dans quelque idée apparente ou superficielle , qui , si elle était réalisée , irait directement contre leur but . Aucun problème social n' est abordable de face ; du moment où une solution paraît claire et facile , il faut s' en défier . La vérité en cet ordre de choses est savante et cachée . Mais les esprits lourds , qui ne voient pas ces nuances , vont tout droit à travers marais et fondrières . C' est là un égarement inévitable et sans remède . Persuadées qu' elles possèdent le fin mot de l' énigme , ces bonnes âmes sont importunes , empressées ; elles veulent qu' on les laisse faire , elles s' imaginent qu' il n' y a que le vil intérêt et le mauvais vouloir qui empêchent d' adopter leurs systèmes . Ceux qui rient de ces naïfs croyants ou qui les injurient sont bien moins excusables encore ; car ils n' en savent pas plus qu' eux , et ils sont moins avancés peut-être , car ils n' ont pas aperçu le problème . Ma conviction est qu' un jour l' on dira du socialisme comme de toutes les réformes : il a atteint son but , non pas comme le voulaient les sectaires , mais pour le plus grand bien de l' humanité . Les réformes ne triomphent jamais directement ; elles triomphent en forçant leurs adversaires , pour les vaincre , à se rapprocher d' elles . C' est une tempête qui entraîne à reculons ceux qui essaient de lui faire face , un fleuve qui emporte ceux qui le refluent , un noeud qu' on serre en voulant le délier , un feu qu' on allume en soufflant dessus pour l' éteindre . L' humanité , comme le * Dieu biblique , fait sa volonté par les efforts de ses ennemis . Examinez l' histoire de toutes les grandes réformes . Il semble au premier coup d' oeil qu' elles ont été vaincues . Mais de fait la réaction qui leur a résisté n' en a triomphé qu' en leur cédant ce qu' elles renfermaient de juste et de légitime . On pourrait dire des réformes comme des croisades : aucune n' a réussi ; toutes ont réussi . Leur défaite est leur victoire , ou plutôt nul ne triomphe absolument dans ces grandes luttes , si ce n' est l' humanité , qui fait son profit et de l' énergique initiative des novateurs , et de la réaction , qui sans le vouloir corrige et améliore ce qu' elle voulait étouffer . Il faut , à mon sens , savoir bon gré à ceux qui tentent un problème , lors même qu' ils sont fatalement condamnés à ne pas le résoudre . Car , avant d' arriver à la bonne solution , il faut en essayer beaucoup de mauvaises , il faut rêver la panacée et la pierre philosophale . Je ne puis faire grand cas de cette sagesse toute négative , si en faveur parmi nous , qui consiste à critiquer les chercheurs et à se tenir immobile dans sa nullité pour rester possible et ne pas être subversif . C' est un petit mérite de ne pas tomber quand on ne fait aucun mouvement . Les premiers qui abordent un nouvel ordre d' idées sont condamnés à être des charlatans de plus ou moins bonne foi . Il nous est facile aujourd'hui de railler * Paracelse , * Agrippa , * Cardan , van * Helmont , et pourtant sans eux nous ne serions pas ce que nous sommes . L' humanité n' arrive à la vérité que par des erreurs successives . C' est le vieux * Balaam qui tombe et ses yeux s' ouvrent . à voir les flots rouler sur la plage leurs montagnes toujours croulantes , le sentiment qu' on éprouve est celui de l' impuissance . Cette vague venait si fière , et elle s' est brisée au grain de sable , et elle expire en caressant faiblement la rive qu' elle semblait vouloir dévorer . Mais en y songeant , on trouve que ce travail n' est pas si vain qu' il semble ; car chaque vague , en expirant , gagne toujours quelque chose , et toutes les vagues réunies font la marée montante , contre laquelle le ciel et l' enfer seraient impuissants . Les nations étrangères se moquent souvent des pas de clercs que fait la * France en fait de révolutions , et des déconvenues qui la font revenir tout bonnement au point d' où elle était partie , après avoir payé chèrement sa promenade . Il leur est facile , à eux qui ne tentent rien , et nous laissent faire les expériences à nos dépens , de rire quand nous faisons un faux pas sur ce terrain inconnu . Mais qu' ils essaient aussi quelque chose , et nous verrons ... l' * Angleterre , par exemple , se repose obstinément sur les plus flagrantes contradictions . Son système religieux est de tous le plus absurde , et elle s' y rattache avec frénésie . Elle refuse de voir . Son repos et sa prospérité font sa honte et arguent sa nullité . Telle est donc la situation de l' esprit humain . Un immense problème est là devant lui ; la solution est urgente , il la faut à l' heure même ; et la solution est impossible , elle ne sera peut-être mûre que dans un siècle . Alors viennent les empiriques avec leur triste naïveté ; chacun d' eux a trouvé du premier coup ce qui embarrasse si fort les sages , chacun d' eux promet de pacifier toute chose , ne mettant qu' une condition au salut de la société , c' est qu' on les laisse faire . Les sages qui savent combien le problème est difficile , haussent les épaules . Mais le peuple n' a pas le sentiment de la difficulté des problèmes , et la raison en est évidente : il se les figure d' une manière trop simple , et il ne tient pas compte de tous les éléments . Chercher l' équilibre stable et le repos à une pareille époque , c' est chercher l' impossible ; on est fatalement dans le provisoire et l' instable . Le calme n' est qu' un armistice , un point d' arrêt pour prendre haleine . L' humanité , quand elle est fatiguée , consent à surseoir ; mais surseoir n' est pas se reposer . Il est impossible à la société de trouver le calme dans un état où elle souffre d' une plaie réelle , comme celle qu' elle porte de nos jours . La conscience seule du mal empêche le repos . On ne fait que sommeiller entre deux accès . à une telle époque nul n' a raison , si ce n' est le critique qui ne prononce pas . Car le siècle est sous le coup d' un problème à la fois inévitable et insoluble . à ces époques , l' embarras et l' indécision sont le vrai ; celui qui n' est pas embarrassé est un petit esprit ou un charlatan . La vie de l' humanité , comme la vie de l' individu , pose sur des contradictions nécessaires . La vie n' est qu' une transition , un intolérable longtemps continué . Il n' y a pas de moment où l' on puisse dire qu' on repose sur le stable ; on espère y arriver , et ainsi l' on va toujours . Il ne faut donc pas s' étonner de ces antinomies insolubles . Il n' y a que les esprits étroits qui puissent se faire à chaque moment un système net , arrondi , et s' imaginer qu' avec une constitution a priori on pourra combler ce vide infini . L' homme de parti a besoin de croire qu' il a absolument raison , qu' il combat pour la sainte cause , que ceux qu' il a en face de lui sont des scélérats et des pervers . L' homme de parti veut imposer ses colères à l' avenir , sans songer que l' avenir n' a de colère contre personne , que * Spartacus et * Jean * De * Leyde ne sont pour nous qu' intéressants . Chose étrange ! On est impartial et critique pour les fanatismes du passé , et on est soi-même fanatique . On se barricade dans son parti pour ne pas voir les raisons du parti contraire . Le sage n' a de colère contre personne , car il sait que la nature humaine ne se passionne que pour la vérité incomplète . Il sait que tous les partis ont à la fois tort et raison . Les conservateurs ont tort ; car l' état qu' ils défendent comme bon et qu' ils ont raison de défendre , est mauvais et intolérable . Les révolutionnaires ont tort ; car , s' ils voient le mal , ils n' ont pas plus que les autres l' idée organisatrice . Or il est absurde de détruire , quand on n' a rien à mettre en place . La révolution sera légitime et sainte , quand , l' idée régénératrice , c' est-à-dire la religion nouvelle , ayant été découverte , il ne s' agira plus que de renverser l' état vieilli pour lui faire sa place légitime ; ou plutôt alors la révolution n' aura pas besoin d' être faite ; elle se fera d' elle-même . Toute constitution serait par elle immédiatement abrogée ; car elle serait souveraine absolue . Il en fut ainsi en 89 . La révolution était mûre alors ; elle était déjà faite dans les moeurs ; tout le monde voyait une flagrante contradiction entre les idées nouvelles , créées par le XVIIIe siècle , et les institutions existantes . Il en fut de même en 1830 : la révolution libérale avait précédé , les principes étaient acceptés d' avance . En fut -il ainsi en 1848 ? L' avenir le dira ; toujours est -il remarquable que les plus embarrassés au lendemain de la victoire ont été les vainqueurs . La révolution de 1848 n' est rien en tant que révolution politique ; comparez les hommes et la politique d' aujourd'hui aux hommes et à la politique d' avant février , vous trouverez la plus parfaite identité . Elle ne signifie qu' en tant que révolution sociale . Or comme telle , elle était certainement prématurée , puisqu' elle a avorté . Les révolutions doivent se faire pour des principes acquis , et non pour des tendances , qui ne sont point encore arrivées à se formuler d' une manière pratique . Là est donc le secret de notre situation . L' état actuel étant défectueux et senti défectueux , quiconque se propose comme pouvant y apporter le remède est le bienvenu . Le lendemain d' une révolution se pose le germe d' une autre révolution . De là la faveur assurée à tout parti qui n' a pas encore fait ses preuves . Mais aussitôt qu' il a triomphé , il est aussi embarrassé que les autres ; car il n' en sait pas davantage . De là , l' impopularité nécessaire de tout pouvoir , et la position fatale faite à tout gouvernement . Car on exige de lui sur l' heure ce qu' il ne peut donner , et ce que personne ne possède , la solution du problème du moment . Tout gouvernement devient ainsi , par la force des choses , un point de mire exposé à tous les coups , et est fatalement condamné à ne pouvoir remplir sa tâche . C' est une tactique déloyale de rappeler aux gouvernants ce qu' ils ont dit et promis durant leur période d' opposition , et de les mettre en contradiction avec eux-mêmes ; car cette contradiction est nécessaire , et ceux qui déclarent si fermement qu' ils feraient autrement s' ils étaient au pouvoir , mentent ou se trompent . S' ils étaient au pouvoir , ils subiraient les mêmes nécessités et feraient de même . Depuis soixante ans , il n' y a pas eu un chef de l' état qui ne soit mort sur l' échafaud ou dans l' exil , et cela est nécessaire . L' échafaud ou dans l' exil , et cela était nécessaire . Tout autre aura le même sort , si une loi périodique , qui lui serait au fond plus favorable qu' on ne pense , ne vient à temps le délivrer du pouvoir . Comment voulez -vous qu' on ne succombe pas sous une tâche impossible ? Au fond , cela fait honneur à la * France ; cela prouve qu' elle s' est fait une haute idée du parfait . C' est notre gloire d' être difficiles et mécontents . La médiocrité est facilement satisfaite ; les grandes âmes sont toujours inquiètes , agitées , car elles aspirent sans cesse au meilleur . L' infini seul pourrait les rassasier . L' humanité est ainsi dans la position d' un malade , qui souffre dans toutes les positions , et pourtant se laisse toujours leurrer par l' espérance qu' il sera mieux en changeant de côté . Les révolutions sont les ébranlements de cet éternel * Encelade se retournant sur lui-même quand l' * Etna pèse trop fort . Il est superficiel d' envisager l' histoire comme composée de périodes de stabilité et de périodes de transition . C' est la transition qui est l' état habituel . Sans doute l' humanité demeure plus ou moins longtemps sur certaines idées ; mais c' est comme l' oiseau de paradis de la légende , qui couve en volant . Tout est but , tout est moyen . Dans la vie humaine , l' âge mûr n' est pas le but de la jeunesse , la vieillesse n' est pas le but de l' âge mûr . Le but , c' est la vie entière prise dans son unité . Il y a une illusion d' optique à laquelle nous autres , nés de 1815 à 1830 , nous sommes sujets . Nous n' avons pas vu de grandes choses ; alors nous nous reportons pour tout à la révolution : c' est là notre horizon , la colline de notre enfance , notre bout du monde ; or , il se trouve que cet horizon est une montagne ; nous mesurons tout sur cette mesure . Ceci est trompeur , et ne peut pas fournir d' induction pour l' avenir . Car , depuis l' invasion qui fait la limite de l' histoire ancienne et de l' histoire moderne , il n' y a pas de fait comme celui -là , et peut-être n' y en aura -t-il pas avant des siècles . Or , sitôt qu' il est question de révolution , s' agirait -il d' un enfantillage , nous nous reportons à cette gigantesque cataracte , et jamais aux changements bien plus lents que présente l' histoire antérieure , le XVIe et le XVIIe siècle , par exemple . Je me garderai de suivre l' économie politique dans ses déductions ; les économistes attribueraient sans doute à mon incompétence les défiances que ces déductions m' inspirent ; mais je suis compétent en morale et en philosophie de l' humanité . Je ne m' occupe pas des moyens ; je dis ce qui doit être et par conséquent ce qui sera . Eh bien , j' ai la certitude que l' humanité arrivera avant un siècle à réaliser ce à quoi elle tend actuellement , sauf , bien entendu , à obéir alors à de nouveaux besoins . Alors on sera critique pour tous les partis , et pour ceux qui résistèrent , et pour ceux qui s' imaginèrent reconstruire la société comme on bâtit un château de cartes . Chacun aura son rôle , et nous , les critiques , comme les autres . Ce qu' il y a de sûr , c' est que personne n' aura absolument raison ni absolument tort . * Barbès lui-même , le révolutionnaire irrationnel , aura ce jour -là sa légitimité ; on se l' expliquera et on s' y intéressera . L' erreur commune des socialistes et de leurs adversaires est de supposer que la question de l' humanité est une question de bien-être et de jouissance . Si cela était , * Fourier et * Cabet auraient parfaitement raison . Il est horrible qu' un homme soit sacrifié à la jouissance d' un autre . L' inégalité n' est concevable et juste qu' au point de vue de la société morale . S' il ne s' agissait que de jouir , mieux vaudrait pour tous le brouet noir que pour les uns les délices , pour les autres la faim . En vérité , serait -ce la peine de sacrifier sa vie et son bonheur au bien de la société , si tout se bornait à procurer de fades jouissances à quelques niais et insipides satisfaits , qui se sont mis eux-mêmes au ban de l' humanité , pour vivre plus à leur aise ? Je le répète , si le but de la vie n' était que de jouir , il ne faudrait pas trouver mauvais que chacun réclamât sa part , et , à ce point de vue , toute jouissance qu' on se procurerait aux dépens des autres serait bien réellement une injustice et un vol. Les folies communistes sont donc la conséquence du honteux hédonisme des dernières années . Quand les socialistes disent : le but de la société est le bonheur de tous ; quand leurs adversaires disent : le but de la société est le bonheur de quelques-uns , tous se trompent ; mais les premiers moins que les seconds . Il faut dire : le but de la société est la plus grande perfection possible de tous , et le bien-être matériel n' a de valeur qu' en tant qu' il est dans une certaine mesure la condition indispensable de la perfection intellectuelle . L' état n' est ni une institution de police , comme le voulait * Smith , ni un bureau de bienfaisance ou un hôpital , comme le voudraient les socialistes . C' est une machine de progrès . Tout sacrifice de l' individu qui n' est pas une injustice , c' est-à-dire la spoliation d' un droit naturel , est permis pour atteindre cette fin ; car dans ce cas le sacrifice n' est pas fait à la jouissance d' un autre , il est fait à la société tout entière . C' est l' idée du sacrifice antique , l' homme pour la nation : expedit unum hominem mori pro populo . l' inégalité est légitime toutes les fois que l' inégalité est nécessaire au bien de l' humanité . Une société a droit à ce qui est nécessaire à son existence , quelque apparente injustice qui en résulte pour l' individu . Le principe : il n' y a que des individus , est vrai comme fait physique , mais non comme proposition téléologique . Dans le plan des choses , l' individu disparaît ; la grande forme esquissée par les individus est seule considérable . Les socialistes ne sont réellement pas conséquents , quand ils prêchent l' égalité . Car l' égalité ressort surtout de la considération de l' individu , et l' inégalité ne se conçoit qu' au point de vue de la société . La possibilité et les besoins de la société , les intérêts de la civilisation priment tout le reste . Ainsi , la liberté individuelle , l' émulation , la concurrence , étant la condition de toute civilisation , mieux vaut l' iniquité actuelle que les travaux forcés du socialisme . Ainsi , la culture savante et lettrée étant absolument indispensable dans le sein de l' humanité , lors même qu' elle ne pourrait être le partage que d' un très petit nombre , ce privilège flagrant serait excusé par la nécessité . Il n' y a pas en effet de tradition pour le bonheur , et il y a tradition pour la science . Je vais jusqu'à dire que , si jamais l' esclavage a pu être nécessaire à l' existence de la société , l' esclavage a été légitime ; car alors les esclaves ont été esclaves de l' humanité , esclaves de l' oeuvre divine , ce qui ne répugne pas plus que l' existence de tant d' êtres attachés fatalement au joug d' une idée qui leur est supérieure et qu' ils ne comprennent pas . S' il venait un jour où l' humanité eût de nouveau besoin d' être gouvernée à la vieille manière , de subir un code à la * Lycurgue , cela serait de droit . Réciproquement , il se peut qu' un jour le droit international s' étende à ce point que chaque nation soit sensible comme un membre à tout ce qui se fera chez les autres . Avec une moralité plus parfaite , des droits qui sont maintenant faux et dangereux seront incontestés ; car la condition de ces droits sera posée , et elle ne l' est pas encore . Cela se conçoit du moment que l' on attribue à l' humanité une fin objective ( c' est-à-dire indépendante du bien-être des individus ) la réalisation du parfait , la grande déification . La subordination des animaux à l' homme , celle des sexes entre eux ne choque personne , parce qu' elle est l' oeuvre de la nature et de l' organisation fatale des choses . Au fond , la hiérarchie des hommes selon leur degré de perfection n' est pas plus choquante . Ce qui est horrible , c' est que l' individu , de son droit propre et pour sa jouissance personnelle , enchaîne son semblable pour jouir de son travail . L' inégalité est révoltante , quand on considère uniquement l' avantage personnel et l' égoïste que le supérieur tire de l' inférieur ; elle est naturelle et juste , si on la considère comme la loi fatale de la société , la condition au moins transitoire de sa perfection . Ceux qui envisagent les droits , aussi bien que le reste , comme étant toujours les mêmes d' une manière absolue , ont des anathèmes contre les faits les plus nécessaires de l' histoire . Mais cette manière de voir a vieilli ; l' esprit humain a passé de l' absolu à l' historique ; il envisage désormais toute chose sous la catégorie du devenir . les droits se font comme toute chose ; ils se font , non pas par des lois positives , bien entendu , mais par l' exaltation successive de l' humanité , laquelle se manifeste en la conquête qu' elle fait de ces droits . Le fait ne constitue pas le droit , mais manifeste le droit . Tous les droits doivent être conquis , et ceux qui ne peuvent pas les conquérir prouvent qu' ils ne sont pas mûrs pour ces droits , que ces droits n' existent pas pour eux , si ce n' est en puissance . L' affranchissement des noirs n' a été ni conquis ni mérité par les noirs , mais par les progrès de la civilisation de leurs maîtres . Ce n' est pas parce qu' on a prouvé à une nation qu' elle a droit à son indépendance qu' elle se lève : le jeune lion se lève pour la chasse , quand il se sent assez fort , sans qu' on le lui dise . La volonté de l' humanité ne fait pas le droit , comme le voulait * Jurieu ; mais elle est , dans sa tendance générale et ses grands résultats , l' indice du droit . Les défenseurs du droit absolu , comme les juristes , et du fait aveugle , comme * Calliclès , ont tort les uns et les autres . Le fait est le criterium du droit . La révolution française n' est pas légitime , parce qu' elle s' est accomplie : mais elle s' est accomplie parce qu' elle était légitime . Le droit , c' est le progrès de l' humanité : il n' y a pas de droit contre ce progrès ; et réciproquement , le progrès suffit pour tout légitimer . Tout ce qui sert à avancer * Dieu est permis . Nous autres , français , qui avons l' esprit absolu et exclusif , nous tombons ici en d' étranges illusions , et nous faisons fort souvent ce raisonnement , qui sent encore sa scolastique : " tel système d' institution serait intolérable chez nous , au point où nous en sommes : donc il doit l' être partout , et il a dû l' être toujours . " les simples portent cela jusqu'à des naïvetés adorables . Ne voulaient -ils pas , il y a quelques mois , rendre toute l' * Europe républicaine malgré elle ? Nous voulons établir partout le gouvernement qui nous convient et auquel nous avons droit . Nous croirions faire une merveille en établissant le régime constitutionnel parmi les sauvages de l' * Océanie , et bientôt nous enverrons des notes diplomatiques au grand turc , pour l' engager à convoquer son parlement . Nous raisonnons de la même manière relativement à l' émancipation des noirs . Certes , s' il y a une réforme urgente et mûre , c' est celle -là . Mais nous en concluons qu' il faut sans transition appliquer aux noirs le régime de liberté individuelle qui nous convient à nous autres civilisés , sans songer qu' il faut avant tout faire l' éducation de ces malheureux , et que ce régime n' est pas bon pour cela . Le meilleur système que l' on puisse suivre pour faire l' éducation des races sauvages , c' est celui que la providence a suivi dans l' éducation de l' humanité ; car ce n' est pas au hasard apparemment qu' elle l' a choisi . Or , voyez par combien d' étapes les peuples ont passé . Il est certain que la civilisation ne s' improvise pas , qu' elle exige une longue discipline , et que c' est rendre un mauvais service aux races incultes que de les émanciper du premier coup . J' imagine qu' il faudrait leur faire traverser un état analogue aux théocraties anciennes . L' esclavage n' élève pas le noir , ni la liberté non plus . Libre , il dormira tout le jour , ou il ira comme l' enfant courir les bois . Il y a dans l' abolitionnisme à outrance une profonde ignorance de la psychologie de l' humanité . J' imagine , du reste , que l' étude scientifique et expérimentale de l' éducation des races sauvages deviendra un des plus beaux problèmes proposés à l' esprit européen , lorsque l' attention de l' * Europe pourra un instant se détourner d' elle-même . L' histoire de l' humanité n' est pas seulement l' histoire de son affranchissement , c' est surtout l' histoire de son éducation . que serait l' humanité si elle n' avait traversé les théocraties anciennes et les sévères législations à la * Lycurgue ? Le fouet a été nécessaire dans l' éducation de l' humanité . Nous n' envisageons plus ces formes que comme des obstacles , que l' humanité a dû briser . Elle a dû les briser sans doute , mais après en avoir fait son profit . Et n' était -ce pas elle après tout qui se les était créés ? L' effort que l' on a fait pour les détruire aveugle sur leur utilité antérieure . Les histoires révolutionnaires ont le tort de présenter la destruction des formes anciennes comme le grand résultat du progrès de l' humanité . Détruire n' est pas un but . L' humanité a vécu dans les formes anciennes jusqu'à ce qu' elles soient devenues trop étroites ; alors elle les a fait éclater ; mais croyez -vous que ce fût par colère contre ces formes ? Croyez -vous que quand l' oiseau brise son oeuf , son but soit de le briser ? Non ; son but est de passer à une vie nouvelle . Tout au plus , si l' oeuf résistait , pourrait -il y déployer un peu de colère . De même , les formes de l' humanité s' étant durcies et comme pétrifiées , il a fallu un grand effort pour les rompre ; l' humanité a dû recueillir ses forces et se proposer la destruction pour elle-même . Il est dans la loi des choses que les formes de l' humanité acquièrent une certaine solidité , que toute pensée aspire à se stéréotyper et à se poser comme éternelle . Cela devient par la suite un obstacle , quand il faut briser ; mais dites donc aussi qu' on ne devrait bâtir que des chaumières de boue ou des tentes susceptibles d' être enlevées en une heure et qui ne laissent pas de ruines , parce qu' en bâtissant des palais , on aura beaucoup de peine quand il faudra les démolir . Hélas ! Nous ne sommes que trop portés à cet établissement éphémère . L' humanité est , de nos jours , campée sous la tente . Nous avons perdu le long espoir et les vastes pensées . L' idée de démolition nous préoccupe et nous aveugle . Le christianisme , par exemple , n' est plus aujourd'hui qu' un barrage , une pyramide en travers du chemin , une montagne de pierres qui entrave les constructions nouvelles . A -t-on mal fait pour cela de bâtir la pyramide ? Le moule , en acquérant de la dureté , devient une prison . N' importe ; car il est essentiel que , pour bien imprimer ses formes , il soit dur . Il ne devient prison que du moment où l' objet moulé aspire à sortir . Alors luttes et malédictions , car on ne le voit plus que comme obstacle . Toujours la vue fatalement partielle et rendue telle par le but pratique qu' on se propose . Celui qui détruit ne peut être juste pour ce qu' il détruit ; car il ne l' envisage que comme une borne , une sottise , une absurdité . - mais songez donc que c' et l' humanité qui l' a fait . Prenez l' institution la plus odieuse , l' inquisition . L' * Espagne l' a faite , l' a soufferte , et apparemment s' en serait débarrassée , si elle l' avait voulu . Ah ! Si nous nous mettions au point de vue espagnol , nous la comprendrions sans doute . Le spéculatif seul peut être critique ; les libéraux ne le sont pas ; ils sont superficiels . L' humanité a tout fait . On ne déclame que parce que l' on se figure la chaîne comme imposée par une force étrangère à l' humanité . Or , l' humanité seule s' est donnée des chaînes . Il y a dans l' humanité des éléments qui semblent uniquement destinés à arrêter ou modérer sa marche . Il ne faut pas les juger pour cela inutiles . La réaction a sa place dans le plan providentiel ; elle travaille sans le savoir au bien de l' ensemble . Il y a des pentes où le rôle de la traction se borne à retenir . Ceux qui veulent arrêter un mouvement lui rendent un double service : ils l' accélèrent et ils le règlent . Le but de l' humanité est d' approfondir successivement tous les modes de vie , de les couver , de les digérer , pour ainsi dire , pour s' assimiler ce qu' ils contiennent de vrai et rejeter le mauvais ou l' inutile . Il est donc essentiel qu' elle les garde quelque temps , pour opérer à loisir cette analyse ; autrement la digestion trop hâtée n' aboutirait qu' à l' affaiblir ; l' assimilation d' une foule d' éléments vraiment nutritifs serait empêchée . Si les hommes qui jouent ce rôle étaient désintéressés , c' est-à-dire s' ils ne se proposaient que le plus grand progrès de l' humanité , ce seraient des héros ; car c' est un vilain rôle que celui de réagisseur , et peu apprécié . L' essentiel pour l' humanité est de bien faire ce qu' elle fait , de telle sorte qu' il n' y ait plus à y revenir . Ce n' est pas en courant çà et là , en engouffrant et rejetant toutes les idées avec une effrayante voracité , sans les mastiquer ni les digérer , qu' une oeuvre aussi sérieuse s' accomplira . Je le répète , si l' on n' envisageait dans la civilisation que le bien personnel qui en résulte pour les civilisés , peut-être faudrait -il hésiter à sacrifier pour le bien de la civilisation une portion de l' humanité à l' autre . Mais il s' agit de réaliser une forme plus ou moins belle de l' humanité ; pour cela , le sacrifice des individus est permis . Combien de générations il a fallu sacrifier pour élever les gigantesques terrasses de * Ninive et de * Babylone . Les esprits positifs trouvent cela tout simplement absurde . Sans doute , s' il s' était agi de procurer des jouissances d' orgueil à quelque tyran imbécile . Mais il s' agissait d' esquisser en pierre un des états de l' humanité . Allez , les générations ensevelies sous ces masses ont plus vécu que si elles avaient végété heureuses sous leur vigne et sous leur figuier . J' ai sous les yeux en écrivant ces lignes la grande merveille de la * France royale , * Versailles . Je repeuple en esprit ces déserts de tout le siècle qui s' est envolé . le roi au centre ; ici * Condé et les princes ; là-bas , dans cette allée , * Bossuet et les évêques ; ici au théâtre , * Racine , * Lulli , * Molière et déjà quelques libertins ; sur les balustres de l' orangerie , * Madame * De * Sévigné et les grandes dames ; là-bas , dans ces tristes murs de * Saint- * Cyr , * Madame * De * Maintenon et l' ennui . Voilà une civilisation très critiquable assurément , mais parfaitement une et complète ; c' est une forme de l' humanité , comme telle autre . Ce serait bien dommage après tout qu' elle n' eût pas été représentée . Eh bien , elle ne pouvait l' être qu' au prix de terribles sacrifices . L' abrutissement du peuple , l' arbitraire et le caprice , les intrigues de cour et les lettres de cachet , la bastille , la potence et les grands-jours sont des pièces essentielles de cet édifice , de sorte que si vous récusez les abus , récusez aussi l' édifice ; car ils entrent comme parties intégrantes dans sa construction . Je préférerais pour ma part le siècle de * Louis * Xiv , bien qu' il soit très antipathique à mon goût individuel et que je regarde comme assez niais l' engouement dont on s' était pris pour ce temps dans les dernières années de l' ancien régime , je le préférerais , dis -je , à un état parfaitement régulier , où tous les intérêts seraient assurés , toutes les libertés respectées , où chacun vivrait à son aise , ne créant rien , ne fondant rien , ne produisant rien . Car le but de l' humanité n' est pas que les individus vivent à l' aise , mais que les formes belles et caractérisées soient représentées , et que la perfection se fasse chair . Au point de vue de l' individu , la liberté , l' égalité absolues semblent de droit naturel . Au point de vue de l' espèce , le gouvernement et l' inégalité se comprennent . Mieux vaut quelque brillante personnification de l' humanité , le roi , la cour , qu' une médiocrité générale . Il faut que la noble vie se mène par quelques-uns , puisqu' elle ne peut se mener par tous . Ce privilège serait odieux , si l' on n' envisageait que la jouissance de l' individu privilégié ; il cesse de l' être si l' on y voit la réalisation d' une forme humanitaire . Notre petit système de gouvernement bourgeois , aspirant par-dessus tout à garantir les droits et à procurer le bien-être de chacun , est conçu au point de vue de l' individu , et n' a pu rien produire de grand . * Louis * Xiv eût -il bâti * Versailles , s' il eût eu des députés grincheux pour lui rogner ses budgets ? L' avènement du peuple pourra seul faire revivre ces hautes aspirations du vieux monde aristocratique . Il vaudrait mieux sans doute que tous fussent grands et nobles . Mais , tandis que cela sera impossible , il est important que la tradition de la belle vie humaine se maintienne dans l' élite . Les petits seraient -ils plus grands , parce que les grands seraient de leur taille ? L' égalité ne sera de droit que quand tous pourront être parfaits dans leur mesure . je dis dans leur mesure ; car l' égalité absolue est aussi impossible dans l' humanité que le serait l' égalité absolue des espèces dans le règne animal . L' humanité , en effet , n' existerait pas comme unité , si elle était formée d' unités parfaitement égales et sans rapport de subordination entre elles . L' unité n' existe qu' à condition que des fonctions diverses concourent à une même fin ; elle suppose la hiérarchie des parties . Mais chaque partie est parfaite quand elle est tout ce qu' elle peut être , et qu' elle fait excellemment tout ce qu' elle doit faire . Chaque individu ne sera jamais parfait ; mais l' humanité sera parfaite et tous participeront à sa perfection . Rien n' est explicable dans le monde moral au point de vue de l' individu . Tout est confusion , chaos , iniquité révoltante , si on n' envisage la résultante transcendentale où tout s' harmonise et se justifie . La nature nous montre sur une immense échelle le sacrifice de l' espèce inférieure à la réalisation d' un plan supérieur . Il en est de même dans l' humanité . Peut-être même faudrait -il dépasser encore cet horizon trop étroit et ne chercher la justice , la grande paix , la solution définitive , la complète harmonie , que dans un plus vaste ensemble , auquel l' humanité elle-même serait subordonnée , dans ce ( ... ) mystérieux , qui sera encore , quand l' humanité aura disparu . CHAPITRE XIX on se figure volontiers que la civilisation moderne doit avoir un destin analogue à la civilisation ancienne , et subir comme elle une invasion de barbares . On oublie que l' humanité ne se répète jamais et n' emploie pas deux fois le même procédé . Tout porte à croire , au contraire , que ce fait d' une civilisation étouffée par la barbarie sera unique dans l' histoire , et que la civilisation moderne est destinée à se propager indéfiniment . Il en eût été ainsi vraisemblablement de la civilisation gréco-romaine , sans le grand cataclysme qui l' emporte . Le IVe et le Ve siècle ne sont si maigres et si superstitieux dans le monde latin qu' à cause des calamités des temps . Si les barbares n' étaient pas venus , il est probable que le Ve ou le VIe siècle nous eût présenté une grande civilisation , analogue à celle de * Louis * Xiv , un christianisme grave et sévère , tempéré de philosophie . Certaines personnes se plaisent à relever les traits qui , dans notre littérature et notre philosophie , rappellent la décadence grecque et romaine , et en tirent cette conclusion , que l' esprit moderne , après avoir eu ( disent -elles ) son époque brillante au XVIIe siècle , déchoit et va s' éteignant peu à peu . Nos poètes leur rappellent * Stace et * Silius * Italicus ; nos philosophes , * Porphyre et * Proclus ; l' éclectisme , des deux côtés , clot la série . Nos éditeurs , compilateurs , abréviateurs , philologues , critiques répondraient aux rhéteurs , grammairiens , scoliastes d' * Alexandrie , de * Rhodes , de * Pergame . Nos politiques lettrés seraient les sophistes hommes d' état , * Dion * Chrysostôme , * Themistius , * Libanius . Nos jolies imitations du style classique , nos pastiches de couleur exotique sont bien du * Lucien . Mais les vrais critiques n' emploient qu' avec une extrême réserve ce mot si trompeur de décadence . les rhéteurs qui voudraient nous faire croire que * Tacite , comparé à * Tite- * Live , est un auteur de décadence , prétendront aussi sans doute que * Mm . * Thierry et * Michelet sont des décadences de * Rollin et d' * Anquetil . L' esprit humain n' a pas une marche aussi simple . Expliquez donc par une décadence ce prodigieux développement de la littérature allemande , qui , à la fin du XVIIIe siècle , a ouvert pour l' * Europe une vie nouvelle . Dites que saint * Augustin , saint * Jean * Chrysostôme , saint * Basile sont des génies de l' âge de fer . L' esprit humain ne voit pâlir une de ses faces que pour faire éclater par une autre de plus éblouissantes merveilles . La décadence n' a lieu que selon les esprits étroits qui se tiennent obstinément à un même point de vue en littérature , en art , en philosophie , en science . Certes le littérateur trouve saint * Augustin et saint * Ambroise inférieurs à * Cicéron et à * Sénèque , le savant rationaliste trouve les légendaires du moyen âge crédules et superstitieux auprès de * Lucrèce ou d' * évhémère . Mais celui qui envisage la totalité de l' esprit humain , ne sait pas ce que c' est que décadence . Le XVIIIe siècle n' a ni * Racine ni * Bossuet ; et pourtant il est bien supérieur au XVIIe ; sa littérature , c' est sa science , c' est sa critique , c' est la préface de l' encyclopédie , ce sont les lumineux essais de * Voltaire . Il n' y avait qu' une vie pour les états antiques . Renverser les vieilles institutions de * Sparte , c' était renverser * Sparte elle-même . Il fallait alors , pour être bon patriote , être conservateur à tout prix : le sage antique est obstinément attaché aux usages nationaux . Il n' en est pas de même chez nous , puisque le jour où la * France a détruit son vieil établissement a été le jour où a commencé son épopée . Pour moi , j' imagine que , dans cinq cents ans , l' histoire de * France commencera au jeu de paume et que ce qui précède sera traité en arrière-plan , comme une intéressante préface , à peu près comme ces notions sur la * Gaule antique , dont on fait aujourd'hui précéder nos histoires de * France . C' est un facile lieu commun que de parler à tout propos de palingénésie sociale , de rénovation . Il ne s' agit pas de renaître , mais de continuer à vivre : l' esprit moderne , la civilisation , est fondée à jamais , et les plus terribles révolutions ne feront que signaler les phases infiniment variées de ce développement . En prenant comme nécessaire le grand fait de l' invasion des barbares , et le critiquant a priori , on trouve qu' il eût pu se passer de deux manières . Dans la première manière ( celle qui a eu lieu en effet ) , les barbares , plus forts que * Rome , ont détruit l' édifice romain , puis , durant de longs siècles , ont cherché à rebâtir quelque chose sur le modèle de cet édifice et avec des matériaux romains . Mais une autre manière eût été également possible . * Rome était parvenue à s' assimiler parfaitement les provinces , et à les faire vivre de sa civilisation ; mais elle n' avait pu agir de même sur les barbares qui se précipitèrent au IVe et au Ve siècle . On ne peut croire que cela eût été à la rigueur impossible , quand on voit l' empressement avec lequel les barbares , dès leur entrée dans l' empire , embrassent les formes romaines , et se parent des oripeaux romains , des titres de consuls , de patrices , des costumes et des insignes romains . Nos mérovingiens , entre autres , embrassèrent la vie romaine avec une naïveté tout à fait aimable , et , quant aux deux civilisations ostrogothes et visigothes , elles sont si bien la prolongation immédiate de la civilisation romaine qu' elles ajoutèrent un chapitre important , quoique peu original , à l' histoire des littératures classiques . Les barbares ne changèrent rien d' abord à ce qu' ils trouvèrent établi . Indifférents à la culture savante , ils la regardaient sans attention et par conséquent sans colère . Quelques-uns même ( * Théodoric , * Chilpéric , etc. ) y prirent goût avec une facilité et une promptitude qui étonnent . Je crois que , si l' empire eût eu au IVe siècle des grands hommes comme au second siècle , et surtout si le christianisme eût été aussi fortement centralisé à * Rome qu' il le fut dans les siècles suivants , il eût été possible de rendre romains les barbares , avant leur entrée ou dès leur entrée , et de sauver ainsi la continuité de la machine . Il n' a tenu qu' à un fil qu' il n' y eût pas de moyen âge et que la civilisation romaine se continuât de plain-pied . Si les écoles gallo-romaines eussent été assez fortes pour faire en un siècle l' éducation des francs , l' humanité eût fait une épargne de dix siècles . Si cela ne se fit pas , ce fut la faute des écoles et des institutions , non la faute des francs ; l' esprit romain était trop affaibli pour opérer sur le champ cette oeuvre immense . La question , en un mot , était de savoir si le vieil édifice , où tant de matériaux nouveaux demandaient à entrer , se renouvellerait par une lente substitution de parties qui n' interrompît pas un instant son identité , ou s' il subirait une démolition complète pour être rebâti ensuite avec combinaison des nouveaux et des anciens matériaux , mais toujours sur l' ancien plan . Comme * Rome était trop faible pour s' assimiler immédiatement ces éléments nouveaux et violents , les choses se passèrent de cette seconde manière . Les barbares renversèrent l' empire ; mais , au fond , quand ils essayèrent de reconstruire , ils revinrent au plan de la société romaine , qui les avait frappés dès le premier moment par sa beauté , et le seul d' ailleurs qu' ils connussent . Leur conversion au christianisme , qu' était -ce , sinon leur affiliation à * Rome , par les évêques , continuateurs directs de l' habit , de la langue et des moeurs romaines ? L' empire , dont ils reprirent l' idée pour leur compte , qu' était -il , sinon une façon de se rattacher à * Rome , source unique de toute autorité légitime ? Et la papauté , quelle est son origine , si ce n' est cette même idée , que tout vient de * Rome , que * Rome est la capitale du monde ? L' empire romain ne doit pas tant être considéré comme un état qui a été renversé pour faire place à d' autres , que comme le premier essai de la civilisation universelle , se continuant à travers une extinction momentanée de la réflexion ( qui est le moyen âge ) dans la civilisation moderne . L' invasion et le moyen âge ne sont réellement que la crise provoquée par l' intrusion violente des éléments nouveaux qui venaient vivifier et élargir l' ancien cercle de vie . Ce ne sont que des accidents dans le grand voyage , accidents qui ont pu causer de fâcheux retards , bien compensés par les inappréciables avantages que l' humanité en a retirés . Tout ceci peut être appliqué trait pour trait à l' avenir de la civilisation moderne . Dans l' hypothèse , infiniment peu probable , où les barbares ( et ces barbares , bien entendu , ne doivent être cherchés que parmi nous ) , la renverseraient brusquement , et sans qu' elle eût eu le temps de se les assimiler , il est indubitable qu' après l' avoir renversée , ils retourneraient à ses ruines pour y chercher les matériaux de l' édifice futur , que nous deviendrions à leur égard des classiques et des éducateurs , que ce seraient des rhéteurs de la vieille société qui les initieraient à la vie intellectuelle et seraient l' occasion d' une autre renaissance , qu' il y aurait encore des * Martien * Capella , des * Boèce , des * Cassiodore , des * Isidore * De * Séville , bouclant en un viatique portatif et facilement maniable les données civilisatrices de l' ancienne culture , pour en former l' aliment intellectuel de la nouvelle société . Mais il est infiniment plus probable que la civilisation moderne sera assez vivace pour s' assimiler ces nouveaux barbares qui demandent à y entrer , et pour continuer sa marche avec eux . Voyez en effet comme les barbares aiment cette civilisation , comme ils s' empressent autour d' elle , comme ils cherchent à la comprendre avec leur sens naïf et délicat , comme ils l' étudient curieusement , comme ils sont contents de l' avoir devinée . Qui ne serait profondément touché en voyant l' intérêt que nos classes ignorantes prennent à cette civilisation qui est là au milieu d' eux , non pour eux ? Ils me rappellent le naïf étonnement des barbares devant ces évêques , qui parlaient latin , et devant toute cette grande machine de l' organisation romaine . Certes il eût été difficile à * Sidoine * Apollinaire et à ces beaux esprits des * Gaules de crier : " vive les barbares ! " et pourtant ils l' auraient dû , s' ils avaient eu le sentiment de l' avenir . Nous qui voyons bien les choses , après quatorze siècles , nous sommes pour les barbares . Que demandaient -ils ? Des champs , un beau soleil , la civilisation . Ah ! Bienvenu soit celui qui ne demande qu' à augmenter la famille des fils de la lumière ! Les barbares sont ceux qui reçoivent ces nouveaux hôtes à coups de pique , de peur que leur part ne soit moindre . Mais , dira -t-on , vos espérances reposent sur une contradiction . Vous reconnaissez que la culture intellectuelle , pour devenir civilisatrice , exige une vie entière d' application et d' étude . L' immense majorité du genre humain , condamnée à un travail manuel , ne pourra donc jamais en goûter les fruits ? Sans doute , si la culture intellectuelle devait toujours rester ce qu' elle est parmi nous , une profession à part , une spécialité , il faudrait désespérer de la voir devenir universelle . Un état où tous n' auraient d' autre profession que celle de poète , de littérateur , de philosophe , serait la plus étrange des caricatures . La culture intellectuelle est pour l' humanité comme si elle n' était pas , lorsqu' on n' étudie que pour écrire . La littérature sérieuse n' est pas celle du rhéteur , qui fait de la littérature pour la littérature , qui s' intéresse aux choses dites ou écrites , et non aux choses en elles-mêmes , qui n' aime pas la nature , mais aime une description , qui , froid devant un sentiment moral , ne le comprend qu' exprimé dans un vers sonore . La beauté est dans les choses ; la littérature est image et parabole . étrange personnage que ce lettré , qui ne s' occupe pas de morale ou de philosophie parce que cela est de la nature humaine , mais parce qu' il y a des ouvrages sur ce sujet , de même que l' érudit ne s' occupe d' agriculture ou de guerre , que parce qu' il y a des poèmes sur l' agriculture et des ouvrages sur la guerre ! La chose dite ou racontée est donc plus sérieuse que la chose qui est ? L' art , la littérature , l' éloquence ne sont vrais qu' en tant qu' ils ne sont pas des formes vides , mais qu' ils servent et expriment une cause humaine . Si le poète n' était , comme l' entendait * Malherbe , qu' un arrangeur de syllabes , si la littérature n' était qu' un exercice , une tentative pour faire artificiellement ce que les anciens ont fait naturellement , oh ! Je l' avoue , ce serait un bien léger malheur que tous ne pussent y être initiés . Il faut donc arriver à concevoir la possibilité d' une vie intellectuelle pour tous , non pas en ce sens que tous participent au travail scientifique , mais en ce sens que tous participent aux résultats du travail scientifique . Il faut , par conséquent , concevoir la possibilité d' associer la philosophie et la culture d' esprit à un art mécanique . C' est ce que réalisait merveilleusement la société grecque , si vraie , si peu artificielle . La * Grèce ignorait nos préjugés aristocratiques , qui frappent d' ignominie quiconque exerce une profession manuelle , et l' excluent de ce qu' on peut appeler le monde distingué . on pouvait arriver à la vie la plus noble et la plus élevée , tout en étant pauvre et en travaillant de ses mains ; ou plutôt la moralité de la personne effaçait tellement sa profession , qu' on ne voyait d' abord que la personne , tandis que maintenant on voit d' abord la profession . * Ammonius n' était pas un portefaix qui était philosophe , c' était un philosophe qui par hasard était portefaix . Ne peut -on pas espérer que l' humanité reviendra un jour à cette belle et vraie conception de la vie , où l' esprit est tout , où personne ne se définit par son métier , où la profession manuelle ne serait qu' un accessoire auquel on songerait à peine , à peu près ce qu' était pour * Spinoza le métier de polisseur de verres de lunettes , un hors-d'oeuvre qu' on ferait par la partie infime de soi-même , sans y penser et sans que les autres y pensent davantage ? Une telle oeuvre ne serait point alors plus servile qu' il n' est servile qu' en écrivant ces lignes je remue ma plume et mes doigts . Ce qui fait qu' un métier manuel est maintenant abrutissant , c' est qu' il absorbe l' individu et devient son être , son tout . La définition ( sermo explicans essentiam rei ) de ce misérable , c' est en effet cordonnier , menuisier . ce mot dit sa nature , son essence ; il n' est que cela , une machine humaine qui fait des meubles , des souliers . Essayez donc de définir pareillement * Spinoza , un fabricant de verres de lunettes , ou * Mendelssohn , un commis de boutique ! L' individualité professionnelle n' efface l' individualité morale et intellectuelle que quand celle -ci est en effet bien peu de chose . Supposez un homme instruit et noble de coeur exerçant un de ces métiers qui n' exigent que quelques heures de travail , bien loin que la vie supérieure soit fermée pour cet homme , il se trouve dans une situation mille fois plus favorable au développement philosophique que les trois quarts de ceux qui occupent des positions dites libérales . La plupart des positions libérales , en effet , absorbent tous les instants , et , qui pis est , toutes les pensées ; au lieu que le métier , n' exigeant aucune réflexion , aucune attention , laisse celui qui l' exerce vivre dans le monde des purs esprits . Pour ma part , j' ai souvent songé que , si l' on m' offrait un métier manuel qui , au moyen de quatre ou cinq heures d' occupation par jour , pût me suffire , je renoncerais pour ce métier à mon titre d' agrégé de philosophie ; car , ce métier n' occupant que mes mains , détournerait moins ma pensée que la nécessité de parler pendant deux heures de ce qui n' est pas l' objet actuel de mes réflexions . Ce seraient quatre ou cinq heures de délicieuse promenade , et j' aurais le reste du temps pour les exercices de l' esprit qui excluent toute occupation manuelle . J' acquerrais pendant ces heures de loisir les connaissances positives , je ruminerais pendant les autres ce que j' aurais acquis . Il y a certains métiers qui devraient être les métiers réservés des philosophes , comme labourer la terre , scier les pierres , pousser la navette du tisserand , et autres fonctions qui ne demandent absolument que le mouvement de la main . Toute complication , toute chose qui exigerait la moindre attention , serait un vol fait à sa pensée . Le travail des manufactures serait même à cet égard bien moins avantageux . Croyez -vous qu' un homme , dans cette position , ne serait pas plus libre pour philosopher qu' un avocat , un médecin , un banquier , un fonctionnaire ? Toute position officielle est un moule plus ou moins étroit ; pour y entrer , il faut briser et plier de force toute originalité . L' enseignement est maintenant le recours presque unique de ceux qui , ayant la vocation des travaux de l' esprit , sont réduits par des nécessités de fortune , à prendre une profession extérieure ; or l' enseignement est très préjudiciable aux grandes qualités de l' esprit ; l' enseignement absorbe , use , occupe infiniment plus que ne ferait un métier manuel . On se rappelle les lollards du moyen âge , ces tisserands mystiques , qui , en travaillant , lollaient en cadence , et mêlaient le rythme du coeur au rythme de la navette . Les béguards de * Flandre , les humiliati d' * Italie , arrivèrent aussi à une grande exaltation mystique et poétique , sous la pression vive de cet archet mystérieux , qui fait vibrer si puissamment les âmes neuves et naïves . Si la plupart de ceux qui exercent les fonctions réputées serviles sont réellement abrutis , c' est qu' ils ont la tête vide , c' est qu' on ne les applique à ces nullités que parce qu' ils sont incapables du reste , c' est que cette fonction purement animale , quelque insignifiante qu' elle soit , les absorbe et les abâtardit encore davantage . Mais , s' ils avaient la tête pleine de littérature , d' histoire , de philosophie , d' humanisme , en un mot , s' ils pouvaient , en travaillant , causer entre eux des choses supérieures , quelle différence ! Plusieurs hommes dévoués aux travaux de l' esprit s' imposent journellement un nombre d' heures d' exercices hygiéniques , quelquefois assez peu différents de ceux que les ouvriers accomplissent par besoin , ce qui , apparemment , ne les abrutit pas . Dans cet état que je rêve , le métier manuel serait la récréation du travail de l' esprit . Que si l' on m' objecte qu' il n' est aucun métier auquel on puisse suffire avec quatre ou cinq heures d' occupation par jour , je répondrai que , dans une société savamment organisée , où les pertes de temps inutiles et les superfluités improductives seraient éliminées , où tout le monde travaillerait efficacement , et surtout où les machines seraient employées non pour se passer de l' ouvrier , mais pour soulager ses bras et abréger ses heures de travail ; dans une telle société , dis -je , je suis persuadé ( bien que je ne sois nullement compétent en ces matières ) , qu' un très petit nombre d' heures de travail suffiraient pour le bien de la société , et pour les besoins de l' individu ; le reste serait à l' esprit . " si chaque instrument , dit * Aristote , pouvait , sur un ordre reçu ou même deviné , travailler de lui-même , comme les statues de * Dédale ou les trépieds de * Vulcain , qui se rendaient seuls , dit le poète , aux réunions des dieux , si les navettes tissaient toutes seules , si l' archet jouait tout seul de la cithare , les entrepreneurs se passeraient d' ouvriers et les maîtres d' esclaves . " cette simultanéité de deux vies , n' ayant rien de commun l' une avec l' autre , à cause de l' infini qui les sépare n' est nullement sans exemple . J' ai souvent éprouvé que je ne vivais jamais plus énergiquement par l' imagination et la sensibilité que quand je m' appliquais à ce que la science a de plus technique et en apparence de plus aride . Quand l' objet scientifique a par lui-même quelque intérêt esthétique ou moral , il occupe tout entier celui qui s' y applique ; quand , au contraire , il ne dit absolument rien à l' imagination et au coeur , il laisse ces deux facultés libres de vaguer à leur aise . Je conçois , dans l' érudit , une vie de coeur très active , et d' autant plus active que l' objet de son érudition offrira moins d' aliment à la sensibilité : ce sont alors comme deux rouages parfaitement indépendants l' un de l' autre . Ce qui tue , c' est le partage . Le philosophe est possible dans un état qui ne réclame que la coopération de la main , comme le travail des champs . Il est impossible , dans une position où il faut dépenser de son esprit et s' occuper sérieusement de choses mesquines , comme le négoce , la banque , etc . Effectivement , ces professions n' ont pas produit un seul homme qui marque dans l' histoire de l' esprit humain . * Dieu me garde de croire qu' un tel système de société soit actuellement applicable , ni même que , actuellement appliqué , il servît la cause de l' esprit . Il faut bien se figurer que l' immense majorité de l' humanité est encore à l' école , et que lui donner congé trop tôt serait favoriser sa paresse . Le besoin , dit * Herder , est le poids de l' horloge , qui en fait tourner toutes les roues . L' humanité n' est ce qu' elle est que par la puissante gymnastique qu' elle a traversée , et la liberté ne serait pour elle qu' une décadence si la liberté devait aboutir à diminuer son activité . Je tenais seulement à faire comprendre la possibilité d' un état où la plus haute culture intellectuelle et morale , c' est-à-dire la vraie religion , fussent accessibles aux classes maintenant réputées les dernières de la société . Ah ! Si l' ouvrier avait de l' éducation , de l' intelligence , de la morale , une culture douce et bienfaisante , croyez -vous qu' il maudirait son infériorité extérieure ? Non ; car , outre que la moralité et l' intelligence amèneraient pour lui immanquablement l' ordre et l' aisance , cette culture le ferait considérer , aimer , estimer , le placerait dans ce joli monde des âmes polies , où l' on sent finement , et d' où il souffre de se voir exilé . Le paysan ne souffre pas de son abjection morale et intellectuelle ; mais l' ouvrier des villes voit notre monde distingué , il sent que nous sommes plus parfaits que lui , il se voit condamné à vivre dans une fétide atmosphère de dépression intellectuelle et d' immoralité , lui qui a senti la bonne odeur du monde civilisé ; il est condamné à chercher sa jouissance ( car l' homme ne peut vivre sans jouissance de quelque sorte , le trappiste a les siennes ) dans d' ignobles lieux qui lui répugnent , repoussé qu' il est par son manque de culture plus encore que par l' opinion , des joies plus délicates . Oh ! Comment ne se révolterait -il pas ? Quelque chimérique qu' elle puisse paraître au point de vue de nos moeurs actuelles , je maintiens comme possible cette simultanéité de la vie intellectuelle et du travail professionnel . La * Grèce m' en est un illustre exemple ; je ne parle pas de sociétés plus naïves , comme la société indienne , la société hébraïque , où toute idée de décorum extérieur et le respect humain était complètement absente . Le brahmane dans la forêt , vêtu de quelques guenilles , se nourrissant de feuilles souvent sèches , arrive à un degré de spéculation intellectuelle , à une hauteur de conception , à une noblesse de vie , inconnus à l' immense majorité de ceux qui parmi nous s' appellent civilisés . Il y a des hommes éminemment doués par la nature , mais peu favorisés par la fortune , qui deviennent fiers et presque intraitables , et mourraient plutôt que d' accepter pour vivre ce que l' opinion regarde comme une humiliation extérieure . * Werther quitte son ambassadeur parce qu' il trouve dans son salon des sots et des impertinents ; * Chatterton se suicide parce que le lord maire lui a offert une place de valet de chambre . Cette extrême sensibilité pour l' extérieur prouve une certaine humilité d' âme et témoigne que ceux qui l' éprouvent n' ont pas encore atteint les hauts sommets philosophiques . Ils sont même à la limite d' un suprême ridicule , car , s' ils ne sont pas en effet des génies ( et qui les en assure ! Combien d' autres l' ont cru comme eux sans l' être ? ) , ils risquent de ressembler aux plus sots , aux plus ridicules , aux plus fats de tous les hommes , à ces * Chatterton manqués , à ces jeunes gens de génie méconnus , qui trouvent tout au-dessous d' eux , et anathématisent la société , parce que la société ne fait pas un douaire convenable à ceux qui se livrent à de sublimes pensées . Le génie n' est nullement humilié pour travailler de ses mains . Certes , on ne peut exiger de lui qu' il se donne de toute âme à son métier , qu' il s' absorbe dans son bureau ou son atelier . Mais rêver n' est pas une profession , et c' est une erreur de croire que les grands écrivains eussent pensé beaucoup plus s' ils n' avaient eu autre chose à faire qu' à penser . Le génie est patient et vivace , je dirai presque robuste et paysan . " la force de vivre fait essentiellement partie du génie . " c' est à travers les luttes d' une situation extérieure que les grands génies se sont développés , et , s' ils n' avaient pas eu d' autre profession que celle de penseurs , peut-être n' eussent -ils pas été si grands . * Béranger a bien été expéditionnaire . L' homme vraiment élevé a toute sa fierté au dedans . Tenir compte de l' humiliation extérieure , c' est témoigner qu' on fait encore quelque cas de ce qui n' est pas l' âme . L' esclave abruti , qui se sentait inférieur à son maître , supportait les coups comme venant de la fatalité , sans songer à réagir par la colère . L' esclave cultivé , qui se sentait l' égal de son maître , devait le haïr et le maudire , mais l' esclave philosophe , qui se sentait supérieur à son maître , ne devait se trouver en aucune façon humilié de le servir . S' irriter contre lui eût été s' égaler à lui ; mieux valait le mépriser intérieurement et se taire . Marchander les respects et les soumissions , c' eût été les prendre au sérieux . On n' est sensible qu' aux offenses de ses égaux ; les injures d' un goujat touchent ses semblables , mais ne nous atteignent pas . De même ceux que leur excellence intérieure rend susceptibles , irritables , jaloux d' une dignité extérieure proportionnée à leur valeur , n' ont point encore dépassé un certain niveau , ni compris la vraie royauté des hommes de l' esprit . L' idéal de la vie humaine serait un état , où l' homme aurait tellement dompté la nature que le besoin matériel ne fût plus un mobile , où ce besoin fût satisfait aussitôt que senti , où l' homme , roi du monde , eût à peine à dépenser quelque travail pour le maintenir sous sa dépendance , et cela presque sans y penser , et par la partie sacrifiée de sa vie , où toute l' activité humaine en un mot se tournât vers l' esprit , et où l' homme n' eût plus à vivre que de la vie céleste . Alors ce serait réellement le règne de l' esprit , la religion parfaite , le culte du * Dieu esprit et vérité . L' humanité a encore besoin d' un stimulant matériel , et maintenant un tel état serait préjudiciable ; car il n' engendrerait que la paresse . Mais cet inconvénient est tout relatif . Pour nous autres , hommes de l' esprit , le travail de la vie et les nécessités matérielles ne sont absolument qu' un obstacle : c' est une portion du temps que nous donnons pour racheter l' autre . Si nous étions délivrés du souci des besoins matériels , comme les ordres religieux ou comme le brahmane , qui s' enfonce tout nu dans la forêt , nous voguerions à pleines voiles , nous conquerrions l' infini ... la vie patriarcale réalisait cette haute indépendance de l' homme , mais c' était en sacrifiant des éléments non moins essentiels : la civilisation , en effet , n' existe qu' à la condition du développement parallèle de l' intelligence , de la morale et du bien-être . La vie antique arrivait au même résultat par l' esclavage : l' homme libre était vraiment dans une belle et noble position , dispensé des soins terrestres et libre pour l' esprit . La savante organisation de l' humanité ramènera cet état , mais avec des relations bien plus compliquées que n' en comportait la vie patriarcale , et sans avoir besoin de l' esclavage . L' oeuvre du XIXe siècle aura été la conquête de ce bien-être matériel , qui , au premier abord , peut paraître profane , mais qui devient chose sainte , si l' on considère qu' il est la condition de l' affranchissement de l' esprit . Nul plus que moi n' est opposé à ceux qui ont prêché la réhabilitation de la chair , et je crois pourtant que le christianisme a eu tort de prêcher la lutte , la révolte des sens , la mortification . Cela a pu être bon pour l' éducation de l' humanité , mais il y a quelque chose de plus parfait encore . C' est qu' on ne pense plus à la chair , c' est qu' on vive si énergiquement de la vie de l' esprit que ces tentations des hommes grossiers n' aient plus de sens . L' abstinence et la mortification sont des vertus de barbares et d' hommes matériels , qui , sujets à de grossiers appétits , ne conçoivent rien de plus héroïque que d' y résister : aussi sont -elles surtout prisées dans les pays sensuels . Aux yeux d' hommes grossiers , un homme qui jeûne , qui se flagelle , qui est chaste , qui passe sa vie sur une colonne , est l' idéal de la vertu . Car lui , le barbare , est gourmand , et il sent fort bien qu' il lui en coûterait beaucoup s' il fallait vivre de la sorte . Mais pour nous , un tel homme n' est pas vertueux : car , ces jouissances de la bouche et des sens n' étant rien pour nous , nous ne trouvons pas qu' il ait de mérite à s' en priver . L' abstinence affectée prouve qu' on fait beaucoup de cas des choses dont on se prive . * Platon était moins mortifié que * Dominique * Loricat , et apparemment plus spiritualiste . Les catholiques prétendent quelquefois que la désuétude où sont tombées les abstinences du moyen âge accusent notre sensualité : mais tout au contraire , c' est par suite des progrès de l' esprit que ces pratiques sont devenues insignifiantes et surannées . Il faut détruire l' antagonisme du corps et de l' esprit , non pas en égalant les deux termes , mais en portant l' un des termes à l' infini , de sorte que l' autre s' anéantisse et devienne comme zéro . Cela fait , accordez au corps ses jouissances ; car les lui refuser , ce serait supposer que ces misères ont quelque valeur . La devise des saint-simoniens : " sanctifiez -vous par le plaisir " , est abominable ; c' est le pur gnosticisme . Celle du christianisme : " sanctifiez -vous en vous abstenant du plaisir " , est encore imparfaite . Nous disons , nous autres spiritualistes : " sanctifiez -vous , et le plaisir deviendra pour vous insignifiant , et vous ne songerez pas au plaisir . " la sainteté , c' est de vivre de l' esprit , non du corps . Des esprits grossiers ont pu s' imaginer qu' en s' interdisant la vie du corps , ils se rendaient plus aptes à la vie de l' esprit je me demande même si , un jour , on n' arrivera pas à une conception plus élevée encore . Ce qui fait que le plaisir est pour nous une chose tout à fait profane , c' est que nous le prenons comme une jouissance personnelle ; or la jouissance personnelle n' a absolument aucune valeur suprasensible . Mais , si on prenait la volupté avec les idées mystiques que les anciens y attachaient , quand ils l' associaient aux temples , aux fêtes , si on réussissait à en éliminer toute idée de jouissance , pour n' y voir que le perfectionnement qui en résulte pour notre être , l' union mystique avec la nature , la sympathie qu' elle établit entre nous et les choses , je ne sais si on ne pourrait l' élever au rang d' une chose sacrée . Dans ma chambre nue et froide , abstème et vêtu pauvrement , je comprends , ce me semble , la beauté d' une manière assez élevée . Mais je me demande si je ne la comprendrais pas mieux encore , la tête excitée par une liqueur généreuse , paré , parfumé , seul à seul avec la * Béatrix que je n' ai vue que dans mes rêves ? Si ma pensée était là incarnée à côté de moi , ne l' aimerais -je pas , ne l' adorerais -je pas davantage ? Certes , s' il y a quelque chose d' horrible , c' est de chercher du plaisir dans l' ivresse . Mais si on ne cherche qu' à aider l' extase par un élément matériel très noble , et qui a suscité de si nobles chants , c' est tout autre chose . J' ai lu quelque part qu' un poète ou philosophe ( allemand , je crois ) s' enivrait régulièrement et par conscience une fois par mois , afin de se procurer cet état mystique , où l' on touche de plus près l' infini . En vérité , je ne sais si tous les plaisirs ne pourraient subir cette épuration , et devenir des exercices de piété , où l' on ne songerait plus à la jouissance . L' imperfection de l' état actuel , c' est que l' occupation extérieure absorbe toute la vie , en sorte qu' on est d' abord d' une profession , sauf ensuite à cultiver son esprit s' il reste du temps ou si l' on a ce goût . L' accidentel devient ainsi la vie même , et la partie vraiment humaine et religieuse disparaît presque . à regarder de près le spectacle de l' activité humaine , on reconnaît que la plus grande partie de cette activité est dépensée en pure perte . élevez -vous en esprit au-dessus de * Paris , et cherchez à analyser les mobiles qui dirigent les pas empressés de tant de milliers d' hommes . Vous trouverez que le gain , les affaires ou les besoins matériels dirigent les neuf dixièmes au moins de ces mouvements , que le plaisir sert de motif à un vingtième peut-être de cette agitation , qu' un centième à peu près de cette foule obéit à des affections douces , et qu' un millième au plus est guidé par des motifs religieux ou scientifiques . Il semble que les affaires extérieures soient le but premier de la vie , que la fin de la plus grande partie du genre humain soit de vivre sous l' empire pressant et continu de la préoccupation du pain du jour , en sorte que la vie n' aurait d' autre but que de s' alimenter elle-même . étrange cercle vicieux ! Dans un état meilleur de la société humaine , on serait d' abord homme , c' est-à-dire que le premier soin de chacun serait la perfection de sa nature . Puis , par un côté inférieur , auquel on songerait à peine , on appartiendrait à telle ou telle profession . Ce serait l' idylle antique , la vie pastorale rêvée par tous les poètes bucoliques , vie où l' occupation matérielle est si peu de chose qu' on n' y pense pas , et qu' on est exclusivement libre pour la poésie et les belles choses . Ce serait l' * Astrée , où tout le soin était d' aimer . Alors l' on dira : " nos pères eurent besoin de placer le paradis au ciel . Mais nous , nous tenons * Dieu quitte de son paradis , puisque la vie céleste est transportée ici-bas ! " un tel état de perfection n' exclurait pas la variété intellectuelle ; au contraire , les originalités y seraient bien plus caractérisées , par suite du libre développement des individualités . Que si ultérieurement la variété des esprits devait disparaître devant une culture plus avancée , ce ne serait plus un mal . Mais hâtons -nous de dire que l' uniformité serait maintenant l' extinction de l' humanité . La ruche n' a jamais été une officine de progrès . Nous traversons l' âge d' analyse , c' est-à-dire de vue partielle , âge durant lequel la diversité des esprits est nécessaire . Quand * Platon voulait que , dans sa république , tous vissent par les mêmes yeux et entendissent par les mêmes oreilles , il faisait sciemment abstraction de l' un des éléments les plus essentiels de l' humanité . L' humanité , en effet , n' est ce qu' elle est que par la variété . Quand deux oiseaux se répondent , en quoi leurs accents diffèrent -ils d' une élégie ? Par la seule variété . Bien loin de prêcher le communisme dans l' état actuel de l' esprit humain , il faudrait prêcher l' individualisme , l' originalité . Il faudrait que deux hommes ne se ressemblent pas ; car tous ceux qui se ressemblent ne comptent que pour un . Dans le syncrétisme primitif , tous les hommes d' une même race se ressemblaient comme les poissons d' une même espèce . Il n' y a pas de caractères individuels dans les épopées primitives ; ce que la vieille critique débitait sur les caractères d' * Homère est fort exagéré , et encore le monde grec , si vivant , si varié , si multiple a -t-il atteint sur ce point , du premier coup , de très fines nuances . La vieille littérature hébraïque n' offre guère d' autre catégorie d' hommes que le bon et le méchant ; et dans la littérature indienne , c' est à peine si cette catégorie existe . Tous sont présentés comme à peu près également bons nos types si délicats ne se dessinent que bien plus tard . Comme c' est l' éducation , la variété des objets d' étude qui font la variété des esprits , tout ce qui tend à faire passer tous les esprits par un moule officiel est préjudiciable au progrès de l' esprit humain . Les esprits , en effet , diffèrent beaucoup plus par ce qu' ils ont appris , par les faits sur lesquels ils appuient leurs jugements , que par leur nature même . Les habitudes de la société française , si sévères pour toute originalité , sont à ce point de vue tout à fait regrettables . " ce qui fait l' existence individuelle , dit * Madame * De * Staël , étant toujours une singularité quelconque , cette singularité prête à la plaisanterie : aussi l' homme qui la craint avant tout cherche -t-il , autant que possible , à faire disparaître en lui ce qui pourrait le signaler de quelque manière , soit en bien , soit en mal " . Les natures vraiment belles et riches ne sont pas celles où des éléments opposés se neutralisent et s' anéantissent ; ce sont celles où les extrêmes se réunissent , non pas simultanément , mais successivement , et selon la face des choses qu' il s' agit d' esquisser . L' homme parfait serait celui qui serait tout à tour inflexible comme le philosophe , faible comme une femme , rude comme un paysan breton , naïf et doux comme un enfant . Ces natures effacées , formées par une sorte de moyenne proportionnelle entre les extrêmes , sont de nulle valeur à une époque d' analyse . L' analyse , en effet , n' existe que par la diversité des points de vue , et à condition que la science complète soit épuisée par ses faces diverses ; à chacun sa tâche , à chacun son atome à explorer , telle est sa maxime . Ce qu' il faut dans un tel état , c' est la plus grande variété possible entre les individus ; car chaque originalité c' est l' esquisse d' un aspect des choses ; c' est une façon de prendre le monde . Mais il se peut qu' un jour l' humanité arrive à un tel état de perfection intellectuelle , à une synthèse si complète , que tous soient placés au point le plus légitimement gagné par les temps antérieurs , et que tous partent de là d' un commun effort pour s' élancer vers l' avenir . Et cette harmonie se réalisera , non par la théocratie , non par la suppression des individus , non par ce père-roi des saint-simoniens qui réglait la croyance comme tout le reste , mais par l' aspiration commune et libre , comme cela a lieu pour les élus dans le ciel . Lier des gerbes coupées est facile . Mais lier des gerbes vivantes chacune de leur vie propre ! ... maintenant tous sont attelés au même char ; mais les uns tirent en avant , les autres en arrière , les autres en sens divers , et de ces efforts balancés , à peine sort -il une résultante caractérisée . Alors tous tireront dans le même sens ; alors la science maintenant cultivée par un petit nombre d' hommes obscurs et perdus dans la foule sera poursuivie par des millions d' hommes , cherchant ensemble la solution des problèmes qui se poseront . ô jour où il n' y aura plus de grands hommes , car tous seront grands , et où l' humanité revenue à l' unité marchera comme un seul être à la conquête de l' idéal et du secret des choses ! Qu' est -ce qui résistera à la science , quand l' humanité elle-même sera savante , et marchera tout d' un corps à l' assaut de la vérité ? Pourquoi , dira -t-on , s' occuper de ces chimères ? Laissez là l' avenir et soyez du présent . - rien de grand , répondrai -je , ne se fait sans chimères . L' homme a besoin , pour déployer toute son activité , de placer en avant de lui un but capable de l' exciter . à quoi bon travailler pour l' avenir , si l' avenir devait être pâle et médiocre ? Ne vaudrait -il pas mieux songer à son bien-être et à son plaisir dans la vie présente que de se sacrifier pour le vide ? Les premiers musulmans auraient -ils marché jusqu'au bout du monde , si * Aboubekr ne leur eût dit : allez , le paradis est en avant . Les conquistadores eussent -ils entrepris leurs aventureuses expéditions s' ils n' eussent espéré trouver l' * Eldorado , la fontaine de * Jouvence , * Cipangu aux toits d' or ? * Alexandre poursuivait les * Griffons et les * Arimaspes . * Colomb , en rêvant les îles de * Saint- * Brandon et le paradis terrestre , trouva l' * Amérique . Avec l' idée que le paradis est par delà , on marche toujours et on trouve mieux mieux que le paradis . " le coeur , dit * Herder , ne bat que pour ce qui est loin . " les espérances , d' ailleurs , chimériques peut-être dans leur forme , ne le sont pas envisagées comme symbole de l' avenir de l' humanité . Les juifs ont eu le messie parce qu' ils l' ont fermement espéré . Aucune idée n' aboutit sans la grande gestation de la foi et l' espérance . Les premiers chrétiens s' attendaient tous les jours à voir descendre du ciel la * Jérusalem nouvelle et le * Christ venant pour régner . C' étaient des fous , n' est -ce pas , messieurs ? Ah ! L' espérance ne trompe jamais , et j' ai confiance que toutes les espérances du croyant seront accomplies et dépassées . L' humanité réalise la perfection en la désirant et en l' espérant , comme la femme imprime , dit -on , à l' enfant qu' elle porte , la ressemblance des objets qui frappent ses sens . Ces espérances sont si loin d' être indifférentes , que seules elles expliquent et rendent possible la grande vie de sacrifice et de dévouement . à quoi bon se dévouer , en effet , pour soulager des misères qui n' existent qu' au moment où elles sont senties ? Pourquoi sacrifier son bien-être à celui des autres , s' il ne s' agit après tout que d' une mesquine et insignifiante question de jouissance ? Mon bonheur est aussi précieux que celui des autres , et je serais bien bon de leur en faire le sacrifice . Si je ne croyais que l' humanité est appelée à une fin divine , la réalisation du parfait , je me ferais épicurien , si j' en étais capable , et sinon , je me suiciderais . CHAPITRE XX ce serait bien mal comprendre ma pensée que de croire que , dans ce qui précède , j' aie eu l' intention d' engager la science à descendre de ses hauteurs pour se mettre au niveau du peuple . La science populaire m' est profondément antipathique , parce que la science populaire ne saurait être la vraie science . On lisait sur le fronton de telle école antique : que nul n' entre ici s' il ne sait la géométrie . L' école philosophique des modernes porterait pour devise : que nul n' entre ici s' il ne sait l' esprit humain , l' histoire , les littératures , etc. La science perd toute sa dignité quand elle s' abaisse à ces cadres enfantins et à ce langage qui n' est pas le sien . Pour rendre intelligibles au vulgaire les hautes théories philosophiques , on est obligé de les dépouiller de leur forme véritable , de les assujettir à l' étroite mesure du bon sens , de les fausser . Il serait infiniment désirable que la masse du genre humain s' élevât à l' intelligence de la science ; mais il ne faut pas que la science s' abaisse pour se faire comprendre . Il faut qu' elle reste dans ses hauteurs et qu' elle y attire l' humanité . Je ne suis pas hostile à la littérature ouvrière . Je crois , au contraire , avec * M. * Michelet , qu' il y a chez le peuple une sève vraie et supérieure en un sens à celle de la plupart des poètes aristocratiques . Les poésies des ouvriers sont peut-être les plus originales depuis que * Lamartine et * Victor * Hugo ne chantent plus . Cela est surtout méritoire , si l' on considère que l' instrument que nous leur mettons entre les mains est tout ce qu' il y a au monde de plus aristocratique , de plus inflexible , de moins analogue à la pensée populaire . Quant aux écrits sociaux et philosophiques , où la forme est moins exigeante qu' en littérature , les ouvriers y déploient souvent une intelligence supérieure à celle de la plupart des lettrés . L' homme qui n' a que l' instruction primaire est plus près du positivisme , de la négation du surnaturel , que le bourgeois qui a fait ses classes ; car l' éducation classique porte souvent à se contenter des mots . Mais les ouvriers commettent souvent une faute vraiment impardonnable : c' est d' abandonner le genre où ils pourraient exceller pour traiter des sujets où ils ne sont pas compétents et qui exigent une toute autre culture que celle des petits livres d' école . * M. * Agricol * Perdiguier était original tant qu' il ne fut qu' ouvrier . On aimait en lui l' expression vraie de la façon de sentir d' une classe de la société , et le naïf effort du demi-lettré pour créer un instrument à sa pensée . Mais un beau jour , * M. * Agricol * Perdiguier s' est mis à vouloir faire une histoire universelle . une histoire universelle , grand dieu ! Mais * Bossuet y a échoué , et je ne connais pas un seul homme capable de l' entreprendre . * M. * Perdiguier a beau nous dire que son histoire est pour les ouvriers ; que tous ses devanciers ont traité l' histoire en hommes classiques , en pédants de collège ; je ne sache pas qu' il y ait deux histoires , une pour les lettrés , une pour les illettrés ; et je ne connais qu' une seule classe d' hommes capables de l' écrire : ce sont les savants brisés par une longue culture intellectuelle à toutes les finesses de la critique . La science et la philosophie doivent conserver leur haute indépendance , c' est-à-dire ne poursuivre que le vrai dans toute son objectivité , sans s' embarrasser d' aucune forme populaire ou mondaine . La science de salon est tout aussi peu la vraie science que la science des petits traités pour le peuple . La science se dégrade , du moment où elle s' abaisse à plaire , à amuser , à intéresser , du moment où elle cesse de correspondre directement , comme la poésie , la musique , la religion , à un besoin désintéressé de la nature humaine . Combien est rare , parmi nous , ce culte pur de toutes les parties de l' âme humaine ? Groupant à part et comme en une gerbe inutile les soins religieux , nous faisons l' essentiel de la vie des intérêts vulgaires . Savoir , dit -on , ne sert point à faire son salut ; savoir ne sert point à faire sa fortune , donc , savoir est inutile . Le grand malheur de la société contemporaine est que la culture intellectuelle n' y est point comprise comme une chose religieuse ; que la poésie , la science , la littérature , y sont envisagées comme un art de luxe qui ne s' adresse guère qu' aux classes privilégiées de la fortune . L' art grec produisait pour la patrie , pour la pensée nationale ; l' art au XVIIe siècle produisait pour le roi , ce qui était aussi , en un sens , produire pour la nation . L' art , de nos jours , ne produit guère que sur la commande expresse ou supposée des individus . L' artiste correspond à l' amateur , comme le cuisinier au gastronome . Situation déplorable à une époque surtout où , sauf de rares exceptions , le morcellement de la propriété rend impossible les grandes choses aux particuliers . La * Grèce tirait des poèmes , des temples , des statues de son intime spontanéité , pour épuiser sa propre fécondité et satisfaire à un besoin de la nature humaine . Chez nous , on accorde à l' art quelques subventions péniblement marchandées , non par le besoin qu' on éprouve de voir la pensée nationale traduite en grandes oeuvres , non par l' impulsion intime qui porte l' homme à réaliser la beauté , mais par une vue réfléchie et critique , parce qu' on reconnaît , on ne sait trop pourquoi , que l' art doit avoir sa place , et qu' on ne veut pas rester en arrière du passé . Mais si l' on n' obéissait qu' à l' amour pur et spontané des belles choses , que ferait -on ? Une des raisons que l' on faisait valoir tout récemment en faveur du projet pour l' achèvement du louvre , c' est que ce serait un moyen d' occuper les artistes . je voudrais bien savoir si * Périclès fit valoir ce motif aux athéniens , quand il s' agit de bâtir le * Parthénon . Réfléchissez aux conséquences de ce déplorable régime qui soumet l' art , et plus ou moins la littérature ou la poésie , au goût des individus . Dans l' ordre des productions de l' esprit , comme dans tous les autres , on ne reproduit que sur la demande expresse ou supposée , et par la force des choses il arrive que c' est la richesse qui fait la demande . Celui donc qui songe à vivre de la production intellectuelle doit songer avant tout à deviner la demande du riche pour s' y conformer . Or , que demande le riche en fait de productions intellectuelles ? Est -ce de la littérature sérieuse ? Est -ce de la haute philosophie , ou , dans l' art , des productions pures et sévères , de hautes créations morales ? Nullement . C' est de la littérature amusante ; ce sont des feuilletons , des romans , des pièces spirituelles où l' on flatte ses opinions , des beautés appétissantes . Ainsi , le riche réglant plus ou moins la production littéraire et artistique par son goût suffisamment connu , et ce goût étant généralement ( il y a de nobles exceptions ) vers la littérature frivole et l' art indigne de ce nom , il devait fatalement arriver qu' un tel état de choses avilît la littérature , l' art et la science . Le goût du riche , en effet , faisant le prix des choses , un jockey , une danseuse qui correspondent à ce goût sont des personnages de plus de valeur que le savant ou le philosophe , dont il ne demande pas les oeuvres . Voilà pourquoi un fabricant de romans-feuilletons peut faire une brillante fortune et arriver à ce qu' on appelle une position dans le monde , tandis qu' un savant sérieux , eût -il fait d' aussi beaux travaux que * Bopp ou * Lassen , ne pourrait en aucune manière vivre du produit vénal de ses oeuvres . J' appelle ploutocratie un état de société où la richesse est le nerf principal des choses , où l' on ne peut rien faire sans être riche , où l' objet principal de l' ambition est de devenir riche , où la capacité et la moralité s' évaluent généralement ( et avec plus ou moins de justesse ) par la fortune , de telle sorte , par exemple , que le meilleur critérium pour prendre l' élite de la nation soit le cens . On ne me contestera pas , je pense , que notre société ne réunisse ces divers caractères . Cela posé , je soutiens que tous les vices de notre développement intellectuel viennent de la ploutocratie , et que c' est par là surtout que nos sociétés modernes sont inférieures à la société grecque . En effet , du moment que la fortune devient le but principal à la vie humaine , ou du moins la condition nécessaire de toutes les autres ambitions , voyons quelle direction vont prendre les intelligences . Que faut -il pour devenir riche ? être savant , sage , philosophe ? Nullement ; ce sont là bien plutôt des obstacles . Celui qui consacre sa vie à la science peut se tenir assuré de mourir dans la misère , s' il n' a du patrimoine , ou s' il ne peut trouver à utiliser sa science , c' est-à-dire s' il ne peut trouver à vivre en dehors de la science pure . Remarquez , en effet , que quand un homme vit de son travail intellectuel , ce n' est pas généralement sa vraie science qu' il fait valoir , mais ses qualités inférieures . * M . * Letronne a plus gagné en faisant des livres élémentaires médiocres que par les admirables travaux qui ont illustré son nom . * Vico gagnait sa vie en composant des pièces de vers et de prose de la plus détestable rhétorique pour des princes et seigneurs , et ne trouva pas d' éditeur pour sa science nouvelle . tant il est vrai que ce n' est pas la valeur intrinsèque des choses qui en fait le prix , mais le rapport qu' elles ont avec ceux qui tiennent l' argent . Je puis sans orgueil me croire autant de capacité que tel commis ou tel employé . Eh bien ! Le commis peut , en servant des intérêts tout matériels , vivre honorablement . Et moi , qui vais à l' âme , moi , le prêtre de la vraie religion , je ne sais en vérité ce qui , l' an prochain , me donnera du pain . La profonde vérité de l' esprit grec vient , ce me semble , de ce que la richesse ne constituait , dans cette belle civilisation , qu' un mobile à part , mais non une condition nécessaire de toute autre ambition . De là la plus parfaite spontanéité dans le développement des caractères . On était poète ou philosophe , parce que cela est de la nature humaine et qu' on était soi-même spécialement doué dans ce sens . Chez nous , au contraire , il y a une tendance imposée à quiconque veut se faire une place dans la vie extérieure . Les facultés qu' il doit cultiver sont celles qui servent à la richesse , l' esprit industriel , l' intelligence pratique . Or ces facultés sont de très peu de valeur : elles ne rendent ni meilleur , ni plus élevé , ni plus clairvoyant dans les choses divines ; tout au contraire . Un homme sans valeur , sans morale , égoïste , paresseux , fera mieux sa fortune , en jouant à la bourse , que celui qui s' occupe de choses sérieuses . Cela n' est pas juste ; donc cela disparaîtra . La ploutocratie est donc peu favorable au légitime développement de l' intelligence . L' * Angleterre , le pays de la richesse , est de tous les pays civilisés le plus nul pour le développement philosophique de l' intelligence . Les nobles d' autrefois croyaient forligner en s' occupant de littérature . Les riches ont généralement des goûts grossiers et attachent l' idée de bon ton à des choses ridicules ou de pure convention . Un gentleman rider , fût -il un homme complètement nul , peut passer pour un modèle de fashion . moi , je dis tout bonnement que c' est un sot . La ploutocratie , dans un autre ordre d' idées , est la source de tous nos maux , par les mauvais sentiments qu' elle donne à ceux que le sort a faits pauvres . Ceux -ci , en effet , voyant qu' ils ne sont rien parce qu' ils ne possèdent pas , tournent toute leur activité vers ce but unique ; et , comme pour plusieurs cela est lent , difficile ou impossible , alors naissent les abominables pensées : jalousie , haine du riche , idée de le spolier . Le remède au mal n' est pas de faire que le pauvre puisse devenir riche , ni d' exciter en lui ce désir , mais de faire en sorte que la richesse soit chose insignifiante et secondaire ; que sans elle on puisse être très heureux , très grand , très noble et très beau ; que sans elle on puisse être influent et considéré dans l' état . Le remède , en un mot , n' est pas d' exciter chez tous un appétit que tous ne pourront satisfaire , mais de détruire cet appétit ou d' en changer l' objet , puisque aussi bien cet objet ne tient pas à l' essence de la nature humaine , qu' au contraire il en entrave le beau développement . CHAPITRE XXI la science étant un des éléments vrais de l' humanité , elle est indépendante de toute forme sociale et éternelle comme la nature humaine . Aucune révolution ne la détruira , car aucune révolution ne changera les instincts profonds de l' homme . Sans doute , tout en lui vouant son culte , on peut trouver des instants pour d' autres devoirs : mais il faut que ce soit une suspension et non une démission . Il faut maintenir la haute et idéale valeur de la science , alors même qu' on vaque à des devoirs actuellement plus pressants . Il y a , je l' avoue , des sciences qu' on pourrait appeler umbratiles , qui aiment la sécurité et la paix . Il fallait être * M . * De * Sacy pour publier en 1793 , à l' imprimerie du louvre , un ouvrage sur les antiquités de la * Perse et les médailles des rois sassanides . Mais , en prenant l' esprit humain dans son ensemble , en évaluant le progrès par le mouvement accompli dans les idées , on est amené à dire : que la volonté de * Dieu soit faite ! Et l' on reconnaît qu' une révolution de trois jours fait plus pour le progrès de l' esprit humain qu' une génération de l' académie des inscriptions . S' il est un lieu commun démenti par les faits , c' est que le temps des révolutions est peu favorable au travail de l' esprit , que la littérature , pour produire des chefs-d'oeuvre , a besoin de calme et de loisir , et que les arts méritent en effet l' épithète classique d' amis de la paix . l' histoire démontre , au contraire , que le mouvement , la guerre , les alarmes sont le vrai milieu où l' humanité se développe , que le génie ne végète puissamment que sous l' orage , et que toutes les grandes créations de la pensée sont apparues dans des situations troublées . De tous les siècles , le XVIe est sans doute celui où l' esprit humain a déployé le plus d' énergie et d' activité en tous sens : c' est le siècle créateur par excellence . La règle lui manque , il est vrai : c' est un taillis épais et luxuriant , où l' art n' a point encore dessiné des allées . Mais quelle fécondité ! Quel siècle que celui de * Luther et de * Raphaël , de * Michel- * Ange et de l' * Arioste , de * Montaigne et d' * érasme , de * Galilée et de * Copernic , de * Cardan et de * Vanini ! Tout s' y fonde : philologie , mathématiques , astronomie , sciences physiques , philosophies . Eh bien ! Ce siècle admirable , où se constitue définitivement l' esprit moderne , est le siècle de la lutte de tous contre tous : luttes religieuses , luttes politiques , luttes littéraires , luttes scientifiques . Cette * Italie , qui devançait alors l' * Europe dans les voies de la civilisation , était le théâtre de guerres barbares , telles que l' avenir , il faut l' espérer , n' en verra plus . Le sac de * Rome ne troublait pas le pinceau de * Michel- * Ange ; orphelin à six ans , mutilé à * Brescia , * Tartaglia devinait seul les mathématiques . Il n' y a que les rhéteurs qui puissent préférer l' oeuvre calme et artificielle de l' écrivain à l' oeuvre brûlante et vraie qui fut un acte , et apparut à son jour comme le cri spontané d' une âme héroïque ou passionnée . * Eschyle avait été soldat de * Salamine , avant d' en être le poète . Ce fut dans les camps et au milieu des hasards d' une vie aventureuse que * Descartes médita sa méthode . * Dante aurait -il composé au sein d' un studieux loisir ces chants , les plus originaux d' une période de dix siècles ? Les souffrances du poète , ses colères , ses passions , son exil ne sont -ils pas une moitié du poème ? Ne sent -on pas dans * Milton le blessé des luttes politiques ? * Chateaubriand aurait -il été ce qu' il est , si le XIXe siècle eût continué de plain-pied le XVIIIe ? L' état habituel d' * Athènes , c' était la terreur . jamais moeurs politiques ne furent plus violentes , jamais la sécurité des personnes ne fut moindre . L' ennemi était toujours à dix lieues ; tous les ans on le voyait paraître , tous les ans il fallait aller guerroyer contre lui . Et à l' intérieur , quelle série interminable de péripéties et de révolutions ! Aujourd'hui exilé , demain vendu comme esclave , ou condamné à boire la ciguë ; puis regretté , honoré comme un dieu , exposé tous les jours à se voir traduit à la barre du plus impitoyable tribunal révolutionnaire , l' athénien qui , au milieu de cette vie accidentée à l' infini , n' était jamais sûr du lendemain , produisait avec une spontanéité qui nous étonne . Concevons -nous que le * Parthénon et les propylées , les statues de * Phidias , les dialogues de * Platon , les sanglantes satires d' * Aristophane aient été l' oeuvre d' une époque fort ressemblante à 1793 , d' un état politique qui entraînait , proportion gardée , plus de morts violentes que notre première révolution à son paroxysme ? Où est dans ces chefs-d'oeuvre la trace de la terreur ? Je ne sais quelle timidité s' est emparée chez nous des esprits . Sitôt que le moindre nuage paraît à l' horizon , chacun se renferme , se flétrit sous la peur : " que faire en des temps comme ceux -ci ? Il faudrait de la sécurité . On n' a goût à rien produire , quand tout est mis en question . " mais songez donc que , depuis le commencement du monde , tout est ainsi en question , et que si les grands hommes dont les travaux nous ont faits ce que nous sommes eussent raisonné de la sorte , l' esprit humain serait resté éternellement stérile . * Montaigne courait le risque d' être assassiné en faisant le tour de son château , et n' en écrivait pas moins ses essais . la littérature romaine produisait ses oeuvres les plus originales à l' époque des proscriptions et des guerres civiles . Ce fatal besoin de repos nous est venu de la longue paix que nous avons traversée , et qui a si puissamment influé sur le tour de nos idées . La forte génération qui a pris la robe virile en 1815 a eu le bonheur d' être bercée au milieu des grandes choses et des grands périls , et d' avoir eu pour exercer sa jeunesse une lutte généreuse . Mais nous , qui avons commencé à penser en 1830 , nés sous les influences de * Mercure , le monde nous est apparu comme une machine régulièrement organisée ; la paix nous a semblé le milieu naturel de l' esprit humain , la lutte ne s' est montrée à nous que sous les mesquines proportions d' une opposition toute personnelle . Le moindre orage nous étonne . Conserver timidement ce que nos pères ont fait , voilà tout l' horizon qu' on nous a proposé . Malheur à la génération qui n' a eu sous les yeux qu' une police régulière , qui a conçu la vie comme un repos et l' art comme une jouissance ! Les grandes choses n' apparaissent jamais dans ces tièdes milieux . Il ne faut pas refuser toute valeur aux productions des époques de calme et de régularité . Elles sont fines , sensées , raisonnables , pleines d' une délicate critique ; elles se lisent avec agrément aux heures de loisir , mais elles n' ont rien de ferme et d' original , rien qui sente l' humanité militante , rien qui approche des oeuvres hardies de ces âges extraordinaires où tous les éléments de l' humanité en ébullition apparaissent tour à tour à la surface . L' univers ne créa qu' aux périodes primitives et sous le règne du chaos . Les monstres ne sauraient naître sous le paisible régime d' équilibre qui a succédé aux tempêtes des premiers âges . Ce n' est donc ni le bien-être ni même la liberté qui contribuent beaucoup à l' originalité et à l' énergie du développement intellectuel ; c' est le milieu des grandes choses , c' est l' activité universelle , c' est le spectacle des révolutions , c' est la passion développée par le combat . Le travail de l' esprit ne serait sérieusement menacé que le jour où l' humanité serait trop à l' aise . Grâce à * Dieu , nous n' avons pas à craindre que ce jour soit près de nous . Un journal sommait , il y a quelques mois , l' assemblée nationale de proclamer le droit au repos ; ingénieuse métaphore dont le sens n' échappait à personne . Certes , s' il ne fallait voir dans la vie que repos et plaisir , on devrait maudire l' agitation de la pensée , et traiter de pervers ceux qui viennent , pour satisfaire leur inquiétude , troubler ce doux sommeil . Les révolutions ne peuvent être que d' odieuses et absurdes perturbations aux yeux de ceux qui ne croient point au progrès . Sans l' idée du progrès on ne saurait rien comprendre aux mouvements de l' humanité . Si la vie humaine n' avait d' autre horizon que de végéter d' une façon ou d' une autre ; si la société n' était qu' une agrégation d' êtres vivant chacun pour soi et subissant invariablement les mêmes vicissitudes ; s' il ne s' agissait que de naître , de vivre et de mourir d' une manière plus ou moins semblable , le seul parti à prendre serait d' endormir l' humanité et de subir patiemment cette vulgaire monotonie . Il y en a qui se félicitent que le temps des controverses religieuses soit passé . Pour moi , je les regrette . Je regrette cette bienheureuse controverse protestante qui , durant plus de deux siècles , a aiguisé et tenu en éveil tous les esprits de l' * Europe civilisée ; je regrette le temps où * Lesdiguières et * Turenne étaient controversistes , où un livre de * Claude ou * Jurieu était un événement , où * Coton et * Turretin , en champ clos , tenaient l' * Europe attentive . Les guerres de religion sont après tout les plus raisonnables , et il n' y en aura plus désormais que de telles . Il faut être juste : jamais on n' a vécu plus à l' aise que de 1830 à 1848 , et nous attendrons longtemps peut-être un régime qui puisse permettre une aussi honnête part de liberté . Peut -on dire cependant que , pendant cette période , l' humanité se soit enrichie de beaucoup d' idées nouvelles , que la moralité , l' intelligence , la vraie religion aient fait de sensibles progrès ? De même que la vie monastique , où tout est prévu et réglé dans ses moindres détails d' une manière invariable , détruit le pittoresque de la vie et efface toute originalité , de même une civilisation régulière , en traçant à l' existence un trop étroit chemin , et en imposant à la liberté individuelle de continuelles entraves , nuit plus à la spontanéité que le régime de l' arbitraire ( 172 ) . " cette liberté formaliste , a dit * M * Villemain , fait naître plus de tracasseries que de grandes luttes , plus d' intrigues que de grandes passions . " l' esprit humain a infiniment plus travaillé sous les années de compression de la restauration que sous les années de liberté raisonnable qui ont suivi 1830 . La poésie devint égoïste et n' eut plus de valeur que comme accompagnement délicat du plaisir , l' originalité fut déplacée . On l' admira et on la rechercha curieusement dans le passé ; on la honnit dans le présent . On se passionna pour les figures caractérisées que présente l' histoire , et on fut impitoyable pour ceux des contemporains que l' avenir envisagera avec le même intérêt . Ainsi un régime qui réalisa l' idéal de l' éclectisme passera , dans l' histoire de l' esprit humain , pour une période assez inféconde . Au contraire , une époque , pourvu qu' elle sorte du milieu vulgaire , peut donner naissance aux apparitions les plus originales et les plus contradictoires . La même révolution n' a -t-elle pas produit parallèlement d' une part la vraie formule des droits de l' homme et le symbole nouveau de liberté , d' égalité , de fraternité ; d' autre part des massacres et l' échafaud en permanence ? Un même siècle n' a -t-il pas porté à la fois dans son sein le talmud et l' évangile , le plus effrayant monument de la dépression intellectuelle et la plus haute création du sens moral , * Jésus d' une part , de l' autre * Hillel et * Schammaï ? Il faut s' attendre à tout dans ces grandes crises de l' esprit humain , aux sublimités comme aux folies . Il n' y a que les pâles productions des époques de repos qui soient conséquentes avec elles-mêmes . L' apparition du * Christ serait inexplicable dans un milieu logique et régulier ; elle s' explique dans cet étrange orage que subissait alors la raison en * Judée . Ces moments solennels où la nature humaine exaltée , poussée à bout , rend les sons les plus extrêmes sont les moments des grandes révélations . Si les circonstances renaissaient , les phénomènes reparaîtraient , et nous verrions encore des christs , non plus probablement représentés par des individus , mais par un esprit nouveau , qui surgira spontanément , sans peut-être se personnifier aussi exclusivement en tel ou tel . Il ne faut pas se figurer la nature humaine comme quelque chose de si bien délimité qu' elle ne puisse atteindre au delà d' un horizon vulgaire . Il y a des trouées dans cet horizon , par lesquelles l' oeil perce l' infini ; il y a des vues qui vont comme un trait au delà du but . Il peut naître chez les races fortes et aux époques de crise des monstres dans l' ordre intellectuel , lesquels , tout en participant à la nature humaine , l' exagèrent si fort en un sens qu' ils passent presque sous la loi d' autres esprits , et aperçoivent des mondes inconnus . Ces êtres ont été moins rares qu' on ne pense aux époques primitives . Il se peut qu' un jour il apparaisse encore de ces natures étranges , placées sur la limite de l' homme et ouvertes à d' autres combinaisons . Mais assurément ces monstres ne naîtront pas dans notre petit train ordinaire . Une conception étroite et régulière de la vie affaiblit les facultés créatrices . La civilisation , par l' extrême délimitation des droits qu' elle introduit dans la société , et par les entraves qu' elle impose à la liberté individuelle , devient à la longue une chaîne fort pénible , et ôte beaucoup à l' homme du sentiment vif de son indépendance . Je comprends que des écrivains allemands aient regretté à ce point de vue la vieille vie germanique , et maudit l' influence romaine et chrétienne qui en altéra la rude sincérité . Comparez l' homme moderne emmailloté de milliers d' articles de loi , ne pouvant faire un pas sans rencontrer un sergent ou une consigne , à * Antar dans son désert , sans autre loi que le feu de sa race , ne dépendant que de lui-même , dans un monde où n' existe aucune idée de pénalité ni de coercition exercée au nom de la société . Tout est fécond excepté le bon sens . Le prophète , l' apôtre , le poète des premiers âges passeraient pour des fous au milieu de la terne médiocrité où s' est renfermée la vie humaine . Qu' un homme répande des larmes sans objet , qu' il pleure sur l' universelle douleur , qu' il rie d' un rire long et mystérieux , on l' enferme à * Bicêtre , parce qu' il ne cadre pas sa pensée dans nos moules habituels . Et je vous demande pourtant si cet homme n' est pas plus près de * Dieu qu' un petit bourgeois bien positif , tout racorni au fond de sa boutique . Qu' elle est touchante cette coutume de l' * Inde et de l' * Arabie : le fou honoré comme un favori de * Dieu , comme un homme qui voit dans le monde d' au-delà ! Le soufi et le corybante croyaient , en s' égarant la raison , toucher la divinité ; l' instinct des différents peuples a demandé des révélations à l' état sacré du sommeil . Les prophètes et les inspirés des âges antiques eussent été classés par nos médecins au rang des hallucinés . Tant il est vrai qu' une ligne indécise sépare l' exercice légitime et l' exercice exorbitant des facultés humaines , et qu' elles parcourent une gamme sériaire , dont le milieu seul est attingible . Un même instinct , ici normal , là perverti , a inspiré * Dante et le marquis de * Sade . La plus grande des religions a vu son berceau signalé par les faits du plus pur enthousiasme et par des farces de convulsionnaires telles qu' on en voit à peine chez les sectaires les plus exaltés . Il faut donc s' y résigner : les belles choses naissent dans les larmes ; ce n' est pas acheter trop cher la beauté que de l' acheter au prix de la douleur . La foi nouvelle ne naîtra que sous d' effroyables orages , et quand l' esprit humain aura été maté , déraillé , si j' ose le dire , par des événements jusqu'à présent inouïs . Nous n' avons pas encore assez souffert , pour voir le royaume du ciel . Quand quelques millions d' hommes seront morts de faim , quand des milliers se seront dévorés les uns les autres , quand la tête des autres égarée par ces funèbres scènes sera lancée hors des voies de l' ordinaire , alors on recommencera à vivre . La souffrance a été pour l' homme la maîtresse et le révélatrice des grandes choses . L' ordre est une fin , non un commencement . Cela est si vrai que les institutions portent leurs plus beaux fruits , avant qu' elles soient devenues trop officielles . Il faudrait être bien naïf pour croire que , depuis qu' il y a une conférence du quai d' * Orsay , il y aura de plus grands orateurs politiques . La première école normale était certes moins réglée que le nôtre , et n' avait pas de maîtres comparables à ceux d' aujourd'hui . Et pourtant elle a produit une admirable génération ; et la nôtre , qu' a -t-elle produit ? Une institution n' a sa force que quand elle correspond au besoin vrai et actuellement senti qui l' a fait établir . Au premier moment , elle est en apparence imparfaite , et on s' imagine trop facilement que , quand viendra la période de calme et d' organisation paisible , elle produira des merveilles . Erreur : les petits perfectionnements gâtent l' oeuvre ; la force native disparaît ; tout se pétrifie . Les règlements officiels ne donnent pas la vie , et je suis convaincu pour ma part qu' une éducation comme la nôtre aura toujours les défauts qu' on lui reproche , le mécanisme , l' artificiel . La prétention du règlement est de suppléer à l' âme , de faire avec des hommes sans dévouement et sans morale ce qu' on ferait avec des hommes dévoués et religieux : tentative impossible ; on ne simule pas la vie ; des rouages si bien combinés qu' ils soient ne feront jamais qu' un automate . Ce mal ne se corrige pas par des règlements , puisque le mal est précisément le règlement lui-même . La règle existait bien à l' origine , mais vivifiée par l' esprit , à peu près comme les cérémonies chrétiennes , devenues pure série de mouvements réglés , étaient dans l' origine vraies et sincères . Quelle différence entre chanter un bout de latin qu' on appelle l' épître et lire en société la correspondance des confrères , entre un morceau de pain bénit qui n' a plus de sens et l' agape des origines ? La séance primitive , l' agape n' avait pas besoin d' être réglée , car elle était spontanée . La peinture a produit des chefs-d'oeuvre , avant qu' il y eût des expositions annuelles . Donc elle en produira de plus beaux , quand il y aura des expositions . Les hommes de lettres et les artistes ne jouissaient pas , au XVIIe et au XVIIIe siècle , de la dignité convenable . Donc ils produiront beaucoup plus quand ils auront conquis la place qui leur est due . Conclusions erronées ; car elles supposent que la régularisation des conditions extérieures de la production intellectuelle est favorable à cette production , tandis que cette production dépend uniquement de l' abondance de la sève interne et vivante de l' humanité . Quelqu' un disait en parlant de la quiétude béate où vivait l' * Autriche avant 1848 : " que voulez -vous ? Ce sont des gens qui ont la bêtise d' être heureux . " cela n' est pas bien exact : être heureux n' est pas chose vulgaire ; il n' y a que les belles âmes qui sachent l' être . Mais être à l' aise est en effet un souhait du dernier bourgeois . Il n' y a que des niais qui puissent prôner si fort le régime de la poule au pot . Sitôt qu' un pays s' agite , nous sommes portés à envisager son état comme fâcheux . S' il jouit au contraire d' un calme plat , nous disons , et cette fois avec plus de raison : ce pays s' ennuie . L' agitation semble une regrettable transition ; le repos semble le but ; et le repos ne vient jamais , et s' il venait , ce serait le dernier malheur . Certes l' ordre est désirable et il faut y tendre ; mais l' ordre lui-même n' est désirable qu' en vue du progrès . Quand l' humanité sera arrivée à son état rationnel , mais alors seulement , les révolutions paraîtront détestables , et on devra plaindre le siècle qui en aura eu besoin . Le but de l' humanité n' est pas le repos ; c' est la perfection intellectuelle et morale . Il s' agit bien de se reposer , grand dieu ! Quand on a l' infini à parcourir et le parfait à atteindre . L' humanité ne se reposera que dans le parfait . Il serait par trop étrange que quelques profanes , par des considérations de bourse ou de boutique , arrêtassent le mouvement de l' esprit , le vrai mouvement religieux . L' état le plus dangereux pour l' humanité serait celui où la majorité se trouvant à l' aise et ne voulant pas être dérangée , maintiendrait son repos aux dépens de la pensée et d' une minorité opprimée . Ce jour -là il n' y aurait plus de salut que dans les instincts moraux de la nature humaine , lesquels sans doute ne feraient pas défaut . La force de traction de l' humanité a résidé jusqu'ici dans la minorité . Ceux qui se trouvent bien du monde tel qu' il est ne peuvent aimer le mouvement , à moins qu' ils ne s' élèvent au-dessus des vues d' intérêt personnel . Ainsi plus s' accroît le nombre des satisfaits de la vie , plus l' humanité devient lourde et difficile à remuer ; il faut la traîner . Le bien de l' humanité étant la fin suprême , la minorité ne doit nullement se faire scrupule de mener contre son gré , s' il le faut , la majorité sotte ou égoïste . Mais pour cela il faut qu' elle ait raison . Sans cela , c' est une abominable tyrannie . L' essentiel n' est pas que la volonté du plus grand nombre se fasse , mais que le bien se fasse . Quoi ! Des gens qui , pour gagner quelques sous de plus , sacrifieraient l' humanité et la patrie , auraient le droit de dire à l' esprit : tu n' iras pas plus loin ; n' enseigne pas ceci ; car cela pourrait remuer les esprits et faire tort à notre commerce ! La seule portion de l' humanité qui mérite d' être prise en considération , c' est la partie active et vivante , c' est-à-dire celle qui ne se trouve pas à l' aise . Ce sera donc bien vainement que nos pères , devenus sages , nous prieront de ne plus penser et de nous tenir immobiles , de peur de déranger la frêle machine . Nous réclamons pour nous la liberté qu' ils ont prise pour eux . Nous les laisserons se convertir , et nous en appellerons de * Voltaire malade à * Voltaire en santé . Réfléchissez donc un instant à ce que vous voulez faire , et songez que c' est la chose impossible par excellence , celle que depuis le commencement du monde tous les conservateurs intelligents ont tentée sans y réussir ; arrêter l' esprit humain , assoupir l' activité intellectuelle , persuader à la jeunesse que toute pensée est dangereuse et tourne à mal . Vous avez pensé librement , nous penserons de même ; ces grands hommes du passé que vous nous avez appris à admirer , ces illustres promoteurs de la pensée que vous répudiez aujourd'hui nous les admirerons , comme vous . Nous vous rappellerons vos leçons , nous vous défendrons contre vous-mêmes . Vous êtes vieux et malades , convertissez -vous ; mais nous , vos élèves en libéralisme , nous , jeunes et pleins de vie , nous à qui appartient l' avenir , pourquoi accepterions -nous la communauté de vos terreurs ? Comment voulez -vous qu' une génération naissante se condamne à sécher de dépit et de frayeur ? L' espérance est de notre âge , et nous aimons mieux succomber dans la lutte que de mourir de froid ou de peur . Il y a quelque chose de vraiment comique dans cette mauvaise humeur qui s' est tout à coup révélée contre les libres penseurs , comme si après tout le résultat de leurs spéculations leur était imputable , comme s' ils avaient pu faire autrement , comme s' il eût dépendu d' eux de voir les choses autrement qu' elles ne sont . On dirait que c' est par caprice et fantaisie pure qu' ils se sont attaqués un beau jour aux croyances du passé , et qu' il eût dépendu de leur bon vouloir ou de la sévérité de la censure que l' univers fût resté croyant . Un livre n' a de succès que quand il répond à la pensée secrète de tous ; un auteur ne détruit pas de croyances ; si elles tombent en apparence sous ses coups , c' est qu' elles étaient déjà bien ébranlées . J' en ai vu qui , s' imaginant que le mal venait de l' * Allemagne , regrettaient qu' il n' y eût pas eu une inquisition contre * Kant , * Hegel et * Strauss . Fatalité ! Fatalité ! Vous admirez * Luther , * Descartes , * Voltaire et vous anathématisez ceux qui , sans songer à les imiter , continuent leur oeuvre , et , s' il y avait de nos jours des * Luther , des * Descartes , des * Voltaire , vous les traiteriez d' hommes antisociaux , de dangereux novateurs . Vous blâmez le XVIIIe siècle , qu' autrefois vous aimiez ; blâmez donc aussi la renaissance , blâmez tout l' esprit moderne , blâmez l' esprit humain , blâmez la fatalité . Maudissez , sceptiques , maudissez à votre aise . Mais , quoi que vous fassiez , je vous défie de croire ; je vous défie d' engourdir l' esprit humain sous un charme éternel , je vous défie de lui persuader de ne rien faire , de rester immobile pour ne rien risquer ; car cela c' est la mort . Nous ne le supporterons pas ; nous crierons plutôt au peuple : " c' est faux , c' est faux ; on vous ment ! " que de tolérer cette irrévérencieuse façon de traiter la vérité comme chose inférieure en valeur au repos de quelques peureux . Tout le secret de la situation intellectuelle du moment est donc dans cette fatale vérité : le travail intellectuel a été abaissé au rang des jouissances , et , au jour des choses sérieuses , il est devenu insignifiant comme les jouissances elles-mêmes . La faute n' en est donc pas aux événements qui auraient dû plutôt éveiller les esprits et exciter la pensée ; elle est tout entière à la dépression générale amenée par la considération exclusive du repos ; honteux hédonisme dont nous recueillons les fruits , et dont les folies communistes ne sont après tout que la dernière conséquence . Il y a des jours où s' amuser est un crime ou tout au moins une impossibilité . La niaise littérature des coteries et des salons , la science des curieux et des amateurs est bien dépréciée par ces terribles spectacles ; le roman-feuilleton perd beaucoup de son intérêt au bas des colonnes d' un journal qui offre le récit du drame réel et passionné de chaque jour ; l' amateur doit bien craindre de voir ses collections emportées ou dérangées par le vent de l' orage . Pour prendre goût à ces paisibles jouissances , il faut n' avoir rien à faire ni rien à craindre ; pour rechercher d' aussi innocentes diversions , il faut avoir le temps de s' ennuyer . Mais rien de ce qui contribue à donner l' éveil à l' humanité n' est perdu pour le progrès véritable de l' esprit ; jamais la pensée philosophique n' est plus libre qu' aux grands jours de l' histoire . L' exercice intellectuel est plus pur alors , car il est moins entaché d' amusement . Il faut définitivement s' habituer à maintenir , au milieu de tous les bouleversements , le prix de la culture intellectuelle , de la science , de l' art , de la philosophie . Ce qui est bon est toujours bon , et si nous attendons le calme , nous attendrons longtemps peut-être . Si nos pères eussent ainsi raisonné , ils se fussent croisé les bras , et nous ne jouirions pas de leur héritage . Et qu' importe après tout que la journée de demain soit sûre ou incertaine ? Qu' importe que l' avenir nous appartienne ou ne nous appartienne pas ? Le ciel est -il moins bleu , * Béatrix est -elle moins belle , et * Dieu est -il moins grand ? Le monde croulerait , qu' il faudrait philosopher encore , et j' ai la confiance que si jamais notre planète est victime d' un nouveau cataclysme , à ce moment redoutable , il se trouvera encore des âmes d' hommes qui , au milieu du bouleversement et du chaos , auront une pensée désintéressée et scientifique , et qui , oubliant leur mort prochaine , discuteront le phénomène , et chercheront à en tirer des conséquences pour le système général des choses ( 173 ) . CHAPITRE XXII je demande pardon au lecteur pour mille aperçus partiellement exagérés qu' il ne manquera pas de découvrir dans ce qui précède , et je le supplie de juger ce livre , non par une page isolée , mais par l' esprit général . Un esprit ne peut s' exprimer que par l' esquisse successive de points de vue divers , dont chacun n' est vrai que dans l' ensemble . Une page est nécessairement fausse ; car elle ne dit qu' une chose , et la vérité n' est que le compromis entre une infinité de choses . Or ce que j' ai voulu inculquer avant tout en ce livre , c' est la foi à la raison , la foi à la nature humaine . " je voudrais qu' il servît à combattre l' espèce d' affaissement moral qui est la maladie de la génération nouvelle ; qu' il pût ramener dans le droit chemin de la vie quelqu' une de ces âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi , qui ne savent où se prendre et vont cherchant partout sans le rencontrer nulle part un objet de culte et de dévouement . Pourquoi se dire avec tant d' amertume que dans le monde constitué comme il est , il n' y a pas d' air pour toutes les poitrines , pas d' emploi pour toutes les intelligences ? L' étude sérieuse et calme n' est -elle pas là ? Et n' y a -t-il pas en elle un refuge , une espérance , une carrière à la portée de chacun de nous ? Avec elle , on traverse les mauvais jours , sans en sentir le poids , on se fait à soi-même sa destinée , on use noblement sa vie " . " voilà ce que j' ai fait , ajoutait le noble martyr de la science à qui j' emprunte cette page , et ce que je ferais encore ; si j' avais à recommencer ma route , je prendrais celle qui m' a conduit où je suis . Aveugle et souffrant sans espoir , presque sans relâche , je puis rendre ce témoignage , qui de ma part ne sera pas suspect : il y a au monde quelque chose qui vaut mieux mieux que les jouissances matérielles , mieux que la fortune , mieux que la santé même , c' est le dévouement à la science . " je sais qu' aux yeux de plusieurs , cette foi à la science et à l' esprit humain semblera un bien lourd béotisme , et qu' elle n' aura pas l' avantage de plaire à ceux qui , trop fins pour croire au vrai , trouvent le scepticisme lui-même beaucoup trop doctrinaire , et , sans plus insister sur ces pesantes catégories de vérité et d' erreur , bornent le sérieux de la vie aux jouissances de l' égoïsme et aux calculs de l' intrigue . On se raille de ceux qui s' enquièrent encore de la réalité des choses , et qui , pour se former une opinion sur la morale , la religion , les questions sociales et philosophiques , ont la bonhomie de réfléchir sur les raisons objectives , au lieu de s' adresser au criterium plus facile des intérêts et du bon ton . Le tour d' esprit est seul prisé ; la considération intrinsèque des choses est tenue pour inutile et de mauvais genre ; on fait le dégoûté , l' homme supérieur , qui ne se laisse pas prendre à ces pédanteries ; ou bien , si l' on trouve qu' il est distingué de faire le croyant , on accepte un système tout fait , dont on voit très bien les absurdités , précisément par ce qu' on trouve plaisant d' admettre des absurdités , comme pour faire enrager la raison . Ainsi , l' on devient d' autant plus lourd dans l' objet de la croyance qu' on a été plus sceptique et plus léger quant aux motifs de l' accepter . Il serait de mauvais ton de se demander un instant si c' est vrai ; on l' accepte comme on accepte telle forme d' habits ou de chapeaux ; on se fait à plaisir superstitieux , parce qu' on est sceptique , que dis -je , léger et frivole . Le grand scepticisme a toujours été peu caractérisé en * France ; à commencer par * Montaigne et * Pascal , nos sceptiques ont été ou des gens d' esprit ou des croyants , deux scepticismes très voisins l' un de l' autre , et qui s' appuient réciproquement . * Pascal voulait emprunter à * Montaigne ses arguments sceptiques et leur donner une place de premier ordre dans son apologétique . " on ne peut voir sans joie , dit -il , dans cet auteur , la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes ... et on aimerait de tout son coeur le ministre d' une si grande vengeance , si ... " . Quand le scepticisme est devenu de mode , il ne suppose ni pénétration d' esprit ni finesse de critique , mais bien plutôt hébétude et incapacité de comprendre le vrai . " il est commode , dit * Fichte , de couvrir du nom ronflant de scepticisme le manque d' intelligence . Il est agréable de faire passer aux yeux des hommes ce manque d' intelligence qui nous empêche de saisir la vérité pour une pénétration merveilleuse d' esprit , qui nous révèle des motifs de doute inconnus et inaccessibles au reste des hommes . " en se posant au delà de tout dogme , on peut à bon marché jouer l' homme avancé , qui a dépassé son siècle , et les sots , qui ne craignent rien tant que de paraître dupes , renchérissent sur ce ton facile . De même qu' au XVIIIe siècle il était de mode de ne pas croire à l' honneur des femmes , de même il n' est pas de provincial quelque peu leste qui , de nos jours , ne se fasse un genre de n' avoir aucune foi politique et de ne pas se laisser prendre à la probité des gouvernants . C' est une manière de prendre sa revanche , et aussi de faire croire qu' il est initié aux hauts secrets . L' honneur de la philosophie est d' avoir eu toujours pour ennemis les hommes frivoles et immoraux , qui , ne trouvant point en eux l' instinct des belles choses , déclarent hardiment que la nature humaine est laide et mauvaise , et embrassent avec une sorte de frénésie toute doctrine qui humilie l' homme et le tient fortement sous la dépendance . Là est le secret de la foi de cette jeunesse catholique dorée , profondément sceptique , dure et méprisante , qui trouve plaisant de se dire catholique , car c' est une manière de plus d' insulter les idées modernes . Cela dispense de sentir noblement ; à force de se dire que la nature humaine est sale et corrompue , on finit par s' y résigner et par prendre la chose de bonne grâce . L' église aura des indulgences pour les égarements du coeur , et puis il est si commode à la fatuité aristocratique de croire que la masse du genre humain est absurde et méchante , et d' avoir sous la main une lourde autorité pour couper court aux raisonnements de ces impertinents philosophes , qui osent croire à la vérité et à la beauté . ô vilaines âmes , qu' il fait nuit en vous , que vous aimez peu de choses ! Et on nous appellera les impies , et on vous appellera les croyants ! Cela n' est pas tolérable . * Dieu me garde d' insulter jamais ceux qui , dénués de sens critique et dominés par des besoins religieux très puissants , s' attachent à un des grands systèmes de croyance établis . J' aime la foi simple du paysan , la conviction sérieuse du prêtre . Je suis convaincu , pour l' honneur de la nature humaine , que le christianisme n' est chez l' immense majorité de ceux qui le professent qu' une noble forme de vie . Mais je ne puis m' empêcher de dire que , pour une grande partie de la jeunesse aristocratique , le catholicisme n' est qu' une forme du scepticisme et de la frivolité . La première base de ce catholicisme -là , c' est le mépris , la malédiction , l' ironie : malédiction contre tout ce qui a fait marcher l' esprit humain et brisé la vieille chaîne . Obligés de haïr tout ce qui a aidé l' esprit moderne à sortir du catholicisme , ces frénétiques s' engagent à haïr toute chose : * Louis * Xiv , qui , en constituant l' unité centrale de la * France , travaillait si efficacement au triomphe de l' esprit moderne , comme * Luther , la science comme l' esprit industriel , l' humanité en un mot . Ils croient faire l' apologie du christianisme en riant de tout ce qui est sérieux et philosophique . Il m' est impossible d' exprimer l' effet physiologique et psychologique que produit sur moi ce genre de parodie niaise devenu si fort à la mode en province depuis quelques années . C' est l' agacement , c' est l' irritation , c' est l' enfer . Il est si facile de tourner ainsi toute chose sérieuse et originale . Ah ! Barbares , oubliez -vous que nous avons eu * Voltaire , et que nous pourrions encore vous jeter à la face le père * Nicodème , * Abraham * Chaumeix , * Sabathier et * Nonotte ? Nous ne le faisons pas ; car vous nous avez dit que c' était déloyal . Mais pourquoi donc employer contre nous une arme que vous nous avez reprochée ? Croyez -vous que si nous voulions nous moquer des théologiens , nous n' aurions pas aussi beau jeu que vous , quand , pour amuser les badauds , vous faites plaisamment déraisonner les philosophes ? Il m' est tombé par hasard sous la main une brochure , contre l' éclectisme , où * Descartes est présenté comme un imbécile qui , pour tout problème philosophique , s' est demandé " si la raison n' est pas une chose qui déraisonne , " * Kant comme un sot qui ne sait pas s' il existe , ni si le monde existe , * Fichte comme un impertinent qui prétend " que lui , * Fichte , est à la fois * Dieu , la nature et l' humanité , " tous les philosophes , enfin , comme des fous pires que les magiciens , les alchimistes et les astrologues . Je pense au rire délicat qu' aura excité dans quelque coterie de province la lecture de ces jolies choses . Voilà un homme qui ne peut manquer de faire fortune , mieux que nous autres lourdauds qui avons la sottise de prendre les choses au sérieux ... il est temps que tous les partis qui ont à coeur la vérité renoncent à ce moyen si peu scientifique . Il y a , je le sais , un rire philosophique , qui ne saurait être banni sans porter atteinte à la nature humaine ; c' est le rire des grecs , qui aimaient à pleurer et à rire sur le même sujet , à voir la comédie après la tragédie , et souvent la parodie de la pièce même à laquelle ils venaient d' assister . Mais la plaisanterie , en matière scientifique , est toujours fausse ; car elle est l' exclusion de la haute critique . Rien n' est ridicule parmi les oeuvres de l' humanité ; pour donner ce tour aux choses sérieuses , il faut les prendre par un côté étroit et négliger ce qu' il y a en elles de majestueux et de vrai . * Voltaire se moque de la bible , par ce qu' il n' a pas le sens des oeuvres primitives de l' esprit humain . Il se serait moqué de même des * Védas , et aurait dû se moquer d' * Homère . La plaisanterie oblige à n' envisager les choses que par leur grossière apparence ; elle s' interdit les nuances délicates . Le premier pas dans la carrière philosophique est de se cuirasser contre le ridicule . Si l' on s' assujettit à la tyrannie des rieurs vulgaires , si l' on tient compte de leurs fadaises , l' on se défend toute beauté morale , toute haute aspiration , toute élévation de caractère ; car tout cela peut être ridiculisé . Le rieur a l' immense avantage d' être dispensé de fournir ses preuves : il peut , selon son humeur , déverser le ridicule sur ce qui lui plaît , et cela sans appel , dans les pays du moins où , comme en * France , sa tyrannie est acceptée pour une autorité légitime . Les seules choses qui échappent au ridicule sont les choses médiocres et vulgaires , en sorte que celui qui a la faiblesse de s' interdire tout ce qui peut y prêter , s' interdit par là même tout ce qui est élevé . Les siècles de réflexion sont exposés à voir les plus nobles sentiments et les états les plus sublimes de l' âme contrefaits par de sots plagiaires , dont le ridicule retombe parfois sur les types qu' ils prétendent imiter . Il faut un certain courage pour résister à la réaction que ces fats provoquent chez les esprits droits . C' est trop de condescendance que de se résigner à la vulgarité bourgeoise , parce qu' en poursuivant un type élevé , on risque de ressembler aux grands hommes manqués et aux aspirants malheureux du génie . On peut regretter le temps où le grand homme se formait sans y penser et sans se regarder lui-même ; mais les déportements ridicules de quelques faibles têtes ne sauraient faire condamner la volonté réfléchie et délibérée de viser à quelque chose de grand et de beau . Les faux * René et les faux * Werther ne doivent pas faire condamner les * Werther et les * René sincères . Combien d' âmes timides et pudiques la crainte de leur ressembler a reculées du beau ! Vive le penseur olympien qui , poursuivant en toute chose la vérité critique , n' a pas besoin de se faire rêveur pour échapper à la platitude de la vie bourgeoise , ni de se faire bourgeois pour éviter le ridicule des rêveurs . Je regrette parfois que * Molière , en stigmatisant les ridicules issus de l' hôtel de * Rambouillet , ait semblé proposer pour modèles des types inférieurs par un côté à ceux qu' il ridiculise . L' amour pur d' * Armande et de * Bélise dans les femmes savantes , celui même de * Cathos et de * Madelon dans les précieuses ridicules n' ont d' autre défaut que d' être affectés et de couvrir le néant sous un pathos ridicule . S' il était vrai , il serait préférable à l' amour ordinaire de * Clitandre et d' * Henriette . J' aime mieux l' affectation de l' élevé que le banal . * Boileau se moque de * Clélie , " cette admirable fille , qui vivait de façon qu' elle n' avait pas un amant qui ne fût obligé de se cacher sous le nom d' ami ; car autrement , ils eussent été chassés de chez elle . " certes la subtilité n' est pas le vrai : mieux vaut pourtant être ridicule que vulgaire , et c' est un moyen trop commode pour échapper au ridicule que de se réfugier dans la banalité . Il serait trop exorbitant que des rieurs superficiels eussent le pouvoir de rendre suspect , suivant leur caprice , tout ce qu' il y a de noble , de pur et d' élevé , de traiter l' enthousiasme d' extravagance et la morale de duperie . Une seule chose ne prête point à rire ; c' est l' atroce . Parcourez l' échelle des caractères moraux : on a pu rire de * Socrate , de * Platon , de * Jésus- * Christ , de * Dieu . On peut se moquer des savants , des poètes , des philosophes , des hommes religieux , des politiques , des plébéiens , des nobles , des riches bourgeois . On ne se moquera jamais de * Néron , ni de * Robespierre . Le rire ne saurait donc être un criterium . l' action paraît à plusieurs un moyen d' éviter la duperie où la frivolité suppose que se laissent tomber les hommes de pensée et de sentiment . Il semble que l' homme de guerre , le politique , l' homme de finances soient plus inattaquables que le philosophe ou le poète . Mais c' est une erreur . Tout est également risible , tout porte également sur une appréciation , et s' il y a quelque chose de sérieux , c' est le penseur critique , qui se pose dans l' objectivité des choses : car les choses sont sérieuses . Qui n' a senti , en face d' une fleur qui s' épanouit , d' un ruisseau qui murmure , d' un oiseau qui veille sur sa couvée , d' un rocher au milieu de la mer , que cela est sincère et vrai ? Qui n' a senti , à certains moments de calme , que les doutes qu' on élève sur la moralité humaine ne sont que façons de s' agacer soi-même , de chercher au delà de la raison ce qui est en deçà , et de se placer dans une fausse hypothèse , pour le plaisir de se torturer ? Le scepticisme seul a le droit de rire , car il n' a pas à craindre les représailles . Par quoi le prendrait -on , puisqu' il rit le premier de toutes choses ? Mais comment un croyant qui se moque d' un autre croyant ne voit -il pas qu' il s' expose , par ce qu' il croit , au même ridicule ? Laissons donc à la négation et à la frivolité le triste privilège d' être inattaquable , et glorifions -nous de prêter , par notre conviction et notre sérieux , au rire des sceptiques . L' extrême réflexion amène ainsi fatalement une sorte d' affadissement et de scepticisme léger , qui serait la mort de l' humanité , si elle y trempait tout entière . De tous les états intellectuels , c' est le plus dangereux et le plus incurable . Ceux qui en sont atteints n' ont qu' à mourir . Comment en sortiraient -ils , en effet , ces misérables qui doutent du sérieux , et qui , à chaque effort qu' ils feraient pour sortir de cette paralysie intellectuelle , seraient arrêtés par l' arrière-pensée qu' eux aussi vont se mettre au nombre de ces badauds dont ils ont ri jadis ? On ne guérit pas du raffinement . Mais l' humanité a des procédés de rajeunissement et d' oubli impossibles aux individus . Des générations jeunes et vives , et parfois des races nouvelles viennent sans cesse lui donner de la sève , et d' ailleurs ce mal , par sa nature même , ne saurait durer plus de quelques années comme mal social . Car , son essence étant de prendre les choses par des points de vue tout arbitraires , ceux qui viennent les seconds ne se croient pas obligés par les vues des premiers ; au contraire , tout ce qui est conventionnel provoque une réaction en sens contraire : il est impossible qu' une mode soit durable . le sérieux et le frivole vont ainsi s' étageant dans les fastes de la mode ; la frivolité ne tarde pas à devenir niaise , et le ridicule est pliable à tous sens . On ne tardera donc pas à rire de ces rieurs et à retrouver le goût de la vie sérieuse . Alors viendra un siècle dogmatique par la science ; on recommencera à croire au certain et à poser à deux pieds sur les choses , quand on saura qu' on est sur le solide . La religion , la philosophie , la morale , la politique , trouvent de nombreux sceptiques ; les sciences physiques n' en trouvent pas ( au moins quant à leur partie définitivement acquise et quant à leur méthode ) . La méthode de ces sciences est ainsi devenue le criterium de certitude pratique des modernes ; cela leur paraît certain et scientifique , qui est acquis d' une manière analogue aux résultats des sciences physiques , et si les sciences morales leur paraissent fournir des résultats moins positifs , c' est qu' elles ne répondent pas à ce modèle de certitude scientifique qu' ils se sont formé . C' est là la planche de salut qui sauvera le siècle du scepticisme : on admet la certitude scientifique ; on trouve seulement que l' on possède cette certitude sur trop peu de sujets . L' effort doit tendre à élargir ce cercle ; mais enfin l' instrument est admis , on croit à la possibilité de croire . Ma conviction est qu' on arrivera , dans les sciences morales , à des résultats tout aussi définitifs , bien que formulés autrement et acquis par des procédés différents . Il y a des natures qui aiment à se torturer à plaisir et à se proposer l' insoluble . La morale et le sérieux de la vie n' ont pas d' autre preuve que notre nature . Chercher au delà et douter des bases de la nature humaine , c' est s' agacer à dessein , c' est s' irriter la fibre sensible pour le plaisir équivoque qu' on trouve à se gratter . Mauvais jeu que celui -là ! Les rieurs ne régneront jamais . Le jour n' est pas loin où tous ces prétendus délicats se trouveront si nuls devant l' immensité des événements , si incapables de produire , qu' ils tomberont comme une bourse vide . L' éternel seul a du prix ; or ces frivoles ne s' attachent qu' aux floraisons successives , sachant bien qu' ils passeront comme elles . Semblables aux estomacs usés qui se dégoûtent vite et pour lesquels il faut tenter sans cesse de nouvelles combinaisons culinaires , ils attachent tout leur intérêt à la succession des manières qui toutes les dix années se supplantent les unes les autres . Littérature d' épicuriens , bien faite pour plaire à une classe riche et sans idéal , mais qui ne sera jamais celle du peuple : car le peuple est franc , fort et vrai ; littérature au petit pied , renonçant de gaieté de coeur à la grande manière de traiter la nature humaine , où tout consiste en un certain mirage de pensées et d' arrière-pensées : nulle assise , un miroitement continuel . Il ne s' agit plus de vérité , mais de bon goût et de bon ton . Il ne s' agit plus de dire ce qui est , mais ce qu' il convient de dire . " qui ne croit rien ne vaut rien " , a dit * M * De * Maistre . La vieille foi est impossible : reste donc la foi par la science , la foi critique . La critique n' est pas le scepticisme , encore moins la légèreté . La critique est fine et délicate , subtile et ailée , sans être frivole . L' * Allemagne a été durant un siècle le pays de la critique , et pourtant étaient -ce des hommes frivoles que * Lessing , * Kant , * Hegel ? En * France , on a peine à concevoir un milieu entre la lourde érudition du XVIIe siècle et la spirituelle et sceptique manière des critiques modernes . Quand on parle de sérieux , on se reporte au bon petit esprit de * Rollin , qui n' est certainement pas ce qu' il nous faut . Ce qu' il nous faut , ce n' est pas la bonhomie qui excite la défiance , parce qu' elle suppose courte vue . C' est la critique complète , à la fois élevée et savante , indulgente et impitoyable . Le bon esprit étroit est en * France très dangereux , par le soupçon qu' il fait naître , et qu' on ne manque pas d' étendre à tout ce qui est dogmatique et moral . Ce dont on a le plus horreur en * France , c' est d' être dupe . On aime mieux passer pour leste et dégagé que pour un honnête nigaud , et , du moment que l' on associe à la morale quelque idée de pesanteur d' esprit , c' est assez pour qu' on la tienne en suspicion . De là l' extrême rabais où est tombé le titre de bon esprit . Ce titre , qui devrait être le plus beau des éloges est devenu presque synonyme d' esprit faible , et est accordé avec une étrange libéralité ; on accorde , en effet , volontiers aux autres les qualités auxquelles on ne tient pas pour soi-même , et on pense qu' en accordant aux autres le bon esprit , on fera entendre qu' on est soi-même un grand ou brillant esprit . Nous craignons tant de nous laisser jouer que nous suspectons partout des attrapes , et nous sommes portés à croire que , si nos pères avaient été plus fins , ils n' eussent pas été si sérieux ni si honnêtes . Et pourtant , si la morale n' était qu' une illusion , oh ! Qu' il serait beau de s' être laissé duper par elle ! domine , si error est , a te decepti sumus . ô toi qui t' es joué de ma simplicité , je te remercie encore de m' avoir volé la vertu . Nous rejetons également le scepticisme frivole et le dogmatisme scolastique : nous sommes dogmatiques critiques . Nous croyons à la vérité , bien que nous ne prétendions pas posséder la vérité absolue . Nous ne voulons pas enfermer à jamais l' humanité dans nos formules ; mais nous sommes religieux , en ce sens que nous nous attachons fermement à la croyance du présent et que nous sommes prêts à souffrir pour elle en vue de l' avenir . L' enthousiasme et la critique sont loin de s' exclure . Nous ne nous imposons pas à l' avenir , pas plus que nous n' acceptons sans contrôle l' héritage du passé . Nous aspirons à cette haute impartialité philosophique , qui ne s' attache exclusivement à aucun parti , non parce qu' elle leur est indifférente , mais parce qu' elle voit dans chacun d' eux une part de vérité à côté d' une part d' erreur ; qui n' a pour personne ni exclusion , ni haine , parce qu' elle voit la nécessité de tous ces groupements divers et le droit qu' a chacun d' eux , en vertu de la vérité qu' il possède de faire son apparition dans le monde . L' erreur n' est pas sympathique à l' homme ; une erreur dangereuse est une contradiction comme une vérité dangereuse . Le raisonnement de * Gamaliel est invincible . Si une doctrine est vraie , il ne faut pas la craindre ; si elle est fausse , encore moins , car elle tombera d' elle-même . Ceux qui parlent de doctrines dangereuses devraient toujours ajouter dangereuses pour moi . * Cabet n' a , j' en suis sûr , provoqué la colère de personne . L' erreur pure ne provoquerait dans la nature humaine , qui après tout est bien faite , que le dégoût ou le sentiment du ridicule . Ce qui fait le prosélytisme , ce qui entraîne le monde , ce sont des vérités incomplètes . La vérité complète serait si quintessenciée , si pondérée qu' elle n' exciterait pas assez les passions , et ressemblerait au scepticisme . Cette largeur d' esprit , qui éliminerait dans son affirmation toute limite et toute exclusion , paraîtrait folie . La tête tourne quand on s' approche trop de l' identité ; l' esprit humain ne s' exerce qu' à la condition d' un cadre fini et de la négation antithétique . La passion , en même temps qu' elle adore son objet , a besoin de haïr son contraire . La * France serait -elle si bien la * France , si elle n' avait pour exalter sa personnalité l' antithèse de l' * Angleterre ? On se serre , on se concentre en soi-même contre le dehors . La passion suppose exclusion , antagonisme , partialité . Toute doctrine , comme toute institution , porte en elle le germe de vie et le germe de mort . Appelée à vivre par sa vérité , elle développe parallèlement un principe de mort qui devient avec le temps intolérable et la tue . Le fruit , dès ses premiers jours , porte en lui le principe de sa pourriture ; étouffé d' abord durant la période de croissance par les forces organisatrices , ce principe se démasque à la maturité et prend dès lors le dessus , jusqu'à l' entière décomposition . Ce qu' un système affirme , c' est sa part de vérité , ce qu' il nie , c' est sa part d' erreur . Il n' erre que parce qu' il exclut tout ce qui n' est pas lui , parce qu' il participe de la faiblesse humaine , qui ne peut tout embrasser à la fois et crée la science d' une façon analytique et successive . Le critique est celui qui prend toutes les affirmations , et aperçoit la raison de toute chose . Le critique , parcourt tous les systèmes , non comme le sceptique , pour les trouver faux , mais pour les trouver vrais à quelques égards . Et c' est pour cela que le critique est peu fait pour le prosélytisme . Car ce qui est partiel est plus fort ; les hommes ne se passionnent que pour ce qui est incomplet , ou , pour mieux dire , la passion , les attachant exclusivement à un objet , leur ferme les yeux sur tout le reste . C' est l' éternelle duperie de l' amour qui ne voit au monde que son objet . Amour exclusif est parallèle de haine et d' anathème . Le critique voit trop bien les nuances pour être énergique dans l' action . Lors même qu' il adopte un parti , il sait que ses adversaires n' ont pas tout à fait tort . Or , pour agir avec vigueur , il faut être un peu brutal , croire qu' on a absolument raison , et que ceux qu' on a en tête sont des aveugles ou des méchants . Si * M . * Cavaignac ou * M . * Changarnier eussent été aussi critiques que moi , ils ne nous eussent pas rendu le service de nous sauver en juin ; car j' avoue que , depuis février , la question ne s' est jamais posée assez nettement à mes yeux pour que j' eusse voulu me hasarder d' un côté ou de l' autre . Car , disais -je , peut-être mon frère est -il de ce côté ; peut-être serai -je tué par celui qui veut ce que je veux . Le scepticisme s' échelonne ainsi aux divers degrés de l' intelligence humaine , alternant avec le dogmatisme selon le développement plus ou moins grand des facultés intellectuelles . Au plus humble degré , est le dogmatisme absolu des ignorants et des simples , qui affirment et croient par nature et n' ont pas aperçu les motifs de douter . - quand l' esprit , longtemps bercé dans cette foi naïve , commence à découvrir qu' il a pu être le jouet de sa croyance , il entre en suspicion , et s' imagine que le plus sûr moyen pour ne pas être trompé , c' est de rejeter toute chose : premier scepticisme qui a aussi sa naïveté ( sophistes , * Montaigne , etc. ) . - un savoir plus étendu , prenant la nature humaine par son milieu , sans s' inquiéter des problèmes radicaux , essaie ensuite de fonder sur le bon sens un dogmatisme raisonnable , mais sans profondeur ( * Socrate , * Th * Reid ) . - plus de vigueur d' esprit montre bientôt le peu de fondement de cette nouvelle tentative ; on s' attaque à l' instrument même : de là un grand , terrible , sublime scepticisme * Kant , * Jouffroy , * Pascal ) . -enfin , la vue complète de l' esprit humain , la considération de l' humanité aspirant au vrai et s' enrichissant indéfiniment par l' élimination de l' erreur , amène le dogmatisme critique , qui ne redoute plus le scepticisme , car il l' a traversé , il sait ce qu' il vaut , et , bien différent du dogmatisme des premiers âges , qui n' avait pas entrevu les motifs du doute , il est assez fort pour vivre face à face avec son ennemi . Comme tous les enfants du siècle , j' ai eu mes accès de scepticisme ; autant que * Sténio j' ai aimé * Lélia ; mais par la critique j' ai touché la terre , et , lors même que telle croyance ne paraît pas aussi scientifique qu' on pourrait le désirer , je dis encore sans hésiter : il y a là du vrai , bien que je ne possède pas la formule pour l' extraire . Aux yeux des scolastiques , * Goethe est un sceptique : mais celui qui se passionne pour toutes les fleurs qu' il trouve sur son chemin et les prend pour vraies et bonnes à leur manière , ne saurait être confondu avec celui qui passe dédaigneux sans se pencher vers elles . * Goethe embrasse l' univers dans la vaste affirmation de l' amour : le sceptique n' a pour toute chose que l' étroite négation . En faisant au scepticisme moral la plus large part , - en supposant que la vie et l' univers ne soient qu' une série de phénomènes de même ordre , et dont on ne puisse dire autre chose , sinon qu' il en est ainsi ; - en accordant que pensée , sentiment , passion , beauté , vertu , ne soient que des faits , excitant en nous des sentiments divers , comme les fleurs diverses d' un jardin ou les arbres d' une forêt ( d' où il résulterait , comme * Goethe et * Byron le pensaient , que tout est poétique ) ; - en admettant que , parvenu à l' atome final , on puisse , librement et à son choix , rire ou adorer , en sorte que l' option dépende du caractère individuel de chacun , - même à ce point de vue , dis -je , où la morale n' a plus de sens , la science en aurait encore . Car ce qu' il y a de certain , c' est que ces phénomènes sont curieux ; c' est que ce monde de mouvements divers nous intéresse et nous sollicite . La morale est aussi absente du monde d' insectes qui s' agite dans une pièce d' eau , et pourtant quel ravissant intérêt à voir ces gyrins dorés , qui tournent au soleil , ces salamandres qui courent au fond , ces petits vers qui s' enfoncent dans la vase pour y chercher leur proie . C' est la vie , toujours la vie . Ceci explique comment la science formait une partie essentielle du système intellectuel de * Goethe . Chercher , discuter , regarder , spéculer , en un mot , aura toujours été la plus douce chose , quoi qu' il en soit de la réalité . Quelque * Werther qu' on puisse être , il y a tant de plaisir à décrire tout cela que la vie en redevient colorée ! * Goethe , j' en suis sûr , n' a jamais été tenté de se tirer un coup de pistolet . Il n' est pas impossible que l' humanité finisse , et qu' un jour nous n' ayons travaillé que pour la mer ou les volcans , pour les glaces ou les flammes . Mais ce qu' il y a de sûr , c' est que la connaissance et la réalisation du beau auront eu leur prix , et que la science , comme la vertu , pose dans le monde des faits d' une indiscutable valeur . Les mystiques chrétiens ont développé sous toutes les formes ce thème favori que * Marie , symbole de la contemplation , a dès ce monde la meilleure part , et que celui qui a embrassé la vie parfaite trouve ici-bas une récompense suffisante . Cela est vrai à la lettre de la science . Une des plus nobles âmes des temps modernes , * Fichte , nous assure qu' il était arrivé au bonheur parfait et que par moments il goûtait de telles jouissances , qu' il en avait presque peur . Le pauvre homme ! En même temps il mourait de misère . Que de fois , dans ma pauvre chambre , au milieu de mes livres , j' ai goûté la plénitude du bonheur , et j' ai défié le monde entier de procurer à qui que ce soit des joies plus pures que celles que je trouvais dans l' exercice calme et désintéressé de ma pensée ! Que de fois , laissant tomber ma plume , et abandonnant mon âme à ces mille sentiments qui , en se croisant , produisent un soulèvement instantané de tout notre être , j' ai dit au ciel : donne -moi seulement la vie , je me charge du reste ! Plût à * Dieu que toutes les âmes vives et pures fussent convaincues que la question de l' avenir de l' humanité est tout entière une question de doctrine et de croyance , et que la philosophie seule , c' est-à-dire la recherche rationnelle , est compétente pour la résoudre ! La révolution réellement efficace , celle qui donnera la forme à l' avenir , ne sera pas une révolution politique , ce sera une révolution religieuse et morale . La politique a fourni tout ce qu' elle pouvait fournir ; c' est désormais un champ aride et épuisé , une lutte de passions et d' intrigues , fort indifférentes pour l' humanité , intéressantes seulement pour ceux qui y prennent une action . Il y a des époques où toute la question est dans la politique : ainsi , par exemple , à la limite du moyen âge et des temps modernes , à l' époque de * Philippe * Le * Bel , de * Louis * Xi , les docteurs et les penseurs étaient peu de chose , ou n' avaient de valeur réelle qu' en tant qu' ils servaient la politique . Il en a été de même au commencement de ce siècle . La politique alors a mené le train du monde ; les gens d' esprit qui aspiraient à autre chose qu' à amuser leurs contemporains , devaient se faire hommes d' état , pour exercer sur leur époque leur légitime part d' influence . Un penseur sous l' empire n' avait qu' à se taire . Ce n' est pas une blâmable ambition qui a entraîné dans ce tourbillon toutes les sommités intellectuelles de la première moitié de ce siècle ; ces hommes éminents ont fait ce qu' ils devaient faire pour servir la société de leur temps . Mais cet âge touche à son terme ; le rôle principal va de plus en plus , ce me semble , passer aux hommes de la pensée . à côté des siècles où la politique a occupé le centre du mouvement de l' humanité , il en est d' autres où elle s' est vue acculée dans le petit monde de l' intrigue , et où le grand intérêt s' est porté sur les hommes de l' esprit . Soit , par exemple , le XVIIIe siècle : qui a tenu la haute main de l' humanité durant ce grand siècle ? Quels sont les noms qui frappent à la première vue jetée sur l' histoire de cette époque ? Est -ce * Choiseul ? Est -ce * Richelieu ? Est -ce * Maupeou ? Est -ce * Fleury ? Non ; c' est * Voltaire , c' est * Rousseau , c' est * Montesquieu , c' est toute une grande école de penseurs qui tient puissamment le siècle , le façonne et crée l' avenir . Que sont la guerre de la succession d' * Autriche , la guerre de sept ans , le pacte de famille , comparés comme événements au contrat social ou a l' esprit des lois ? les affaires étaient entre les mains d' un roi incapable , de courtisans oubliés , de grands seigneurs sans vues ni portée . Les vrais personnages historiques du temps sont des écrivains , des philosophes , des hommes d' esprit ou de génie . Et ces penseurs se mettent -ils activement aux affaires d' état , comme le fera plus tard la première génération du XIXe siècle ? Nullement ; ils restent écrivains , philosophes , moralistes , et c' est par là qu' ils agissent sur le monde . J' imagine de même que ceux qui nous rendront la grande originalité ne seront pas des politiques , mais des penseurs . Ils grandiront en dehors du monde officiel , ne songeant même pas à lui faire opposition , le laissant mourir dans son cercle épuisé . Dans les maigres pâturages des îles de la * Bretagne , chaque brebis du troupeau , attachée à un pieu central , ne peut brouter une herbe rare que dans l' étroit rayon de la corde qui la retient . Telle me paraît la condition actuelle de la politique ; elle a épuisé ses ressources pour résoudre le problème de l' humanité . La morale , la philosophie , la vraie religion ne sont pas à sa portée ; elle tourne dans une fatale impuissance . De bonne foi , si le salut du siècle présent devait venir de l' habileté , espérons -nous trouver des hommes plus habiles que * M . * Guizot , que * M. * Thiers ? Qui ne hausserait les épaules en voyant la naïve inexpérience prétendre mieux faire du premier coup que de tels hommes ? Non , on ne les dépassera pas en faisant comme eux , mais en faisant autrement qu' eux . Si de tels hommes ont été frappés d' incapacité , est -ce leur faute ? Ou ne serait -ce pas plutôt qu' aucune habileté n' est égale à la situation ? Prenons encore les trois premiers siècles de l' ère chrétienne . Où se passaient alors les grandes choses ? Où se fondait l' avenir ? Quels étaient les noms désignés aux respects des générations futures ? étaient -ce * Tibère et * Séjan ? étaient -ce * Galba , * Othon , * Vitellius , qui occupaient vraiment le centre de l' humanité , comme on le croyait sans doute de leur temps ? Le centre du monde , c' était le coin de terre le plus méprisé de l' * Orient . Les grands hommes marqués pour l' apothéose étaient des croyants enthousiastes fort étrangers aux secrets de la grande politique . Cinq siècles plus tard , on ne nommera entre les hommes illustres de ce siècle que * Pierre , * Paul , * Jean , * Matthieu , pauvres gens qui , assurément , faisaient peu figure . Qu' aurait dit * Tacite , si on lui eût annoncé que tous ces personnages qu' il fait jouer si savamment seraient alors complètement effacés devant les chefs de ces chrétiens qu' il traite avec tant de mépris ; que le nom d' * Auguste ne serait sauvé de l' oubli que parce qu' en tête des fastes de l' année chrétienne on lirait : imperante caesare augusto , christus natus est in bethlehem juda ; qu' on ne se souviendrait de * Néron que parce que , sous son règne , souffrirent , dit -on , * Pierre et * Paul , maîtres futurs de * Rome ; que le nom de * Trajan se retrouverait encore dans quelques légendes , non pour avoir vaincu les daces et poussé jusqu'au * Tigre les limites de l' empire , mais parce qu' un crédule évêque de * Rome du vie siècle , eut un jour la fantaisie de prier pour lui ? Voilà donc un immense développement , sourdement préparé durant trois siècles en dehors de la politique , grandissant parallèlement à la société officielle , persécuté par elle , et qui , à un certain jour , étouffe la politique , ou plutôt reste vivant et fort , quand le monde officiel se meurt d' épuisement . Si saint * Ambroise fût resté gouverneur de * Ligurie , en supposant même qu' il eût eu de l' avancement , et fût devenu , comme son père , préfet des gaules , il serait maintenant parfaitement oublié . Il a bien mieux fait de devenir évêque . Dites donc encore qu' il n' y a moyen de servir l' humanité qu' en se jetant dans la mêlée . Je dis , moi , au contraire , que celui qui embrasse de toute âme cet humiliant labeur , prouve par là même qu' il n' est pas appelé à la grande oeuvre . Qu' est -ce que la politique de nos jours ? Une agitation sans principe et sans loi , un combat d' ambitions rivales , un vaste théâtre de cabales , de luttes toutes personnelles . Que faut -il pour y réussir , pour être possible , comme l' on dit ? Une vive originalité ? Une pensée ardente et forte ? Une conviction impétueuse ? Ce sont là au succès d' invincibles obstacles ; il faut ne pas penser ou ne pas dire sa pensée ; il faut user tellement sa personnalité , qu' on n' existe plus ; songer toujours à dire , non pas ce qui est , mais ce qu' il convient de dire ; s' enfermer en un mot dans un cercle mort de conventions et de mensonges officiels . Et vous croyez que ce sera de là que sortira ce dont nous avons besoin , une sève originale , une nouvelle manière de sentir , un dogme capable de passionner de nouveau l' humanité ? Autant vaudrait espérer que le scepticisme engendrera la foi , et qu' une religion nouvelle sortira des bureaux d' un ministère ou des couloirs d' une assemblée . La plus haute question de la politique est celle -ci : qui sera ministre ? Mais l' humanité sera -t-elle plus avancée , je vous prie , si c' est * M ou * M qui tient le portefeuille ? Je vous affirme que * M sait tout aussi peu que * M le fin mot des choses , que le problème ne sera pas plus près de sa solution qu' il ne l' était auparavant , que tout cela est aussi insignifiant que quand on se demandait à * Rome si ce serait * Didius * Julien ou * Flavius * Sulpicianus qui l' emporterait à l' enchère , et que les sept cent cinquante personnes intelligentes qui sont là attentives autour de cette arène , saisissant avidement toutes les péripéties du combat , perdent leur temps et leur peine . Là n' est pas le lieu des grandes choses . Ce qu' il faut à l' humanité , c' est une morale et une foi ; ce sera des profondeurs de la nature humaine qu' elle sortira , et non des chemins battus et inféconds du monde officiel . Considérez combien est humiliant , aux époques comme la nôtre , le rôle de l' homme politique . Banni des hautes régions de la pensée , déshérité de l' idéal , il passe sa vie à des labeurs ingrats et sans fruit , soucis d' administration , complications bureaucratiques , mines et contremines d' intrigues . Est -ce la place d' un philosophe ? Le politique est le goujat de l' humanité et non son inspirateur . Quel est l' homme amoureux de sa perfection qui voudra s' engager dans cet étouffoir ? * M * De * Chateaubriand a , je crois , soutenu quelque part que l' intrusion des hommes de lettres dans la politique active signale l' affaiblissement de l' esprit politique chez une nation . C' est une erreur ; cela prouve un affaiblissement de l' esprit philosophique , de la spéculation , de la littérature ; cela prouve que l' on ne comprend plus la valeur et la dignité de l' intelligence , puisqu' elle ne suffit plus à occuper les esprits distingués : cela prouve enfin que le règne a passé de l' esprit et de la doctrine à l' intrigue et à la petite activité . Mais cette activité ne tardera pas à se proclamer elle-même impuissante , et l' on comprendra alors que la grande révolution ne viendra pas des hommes d' action , mais des hommes de pensée et de sentiment , et on laissera ce vulgaire labeur aux esprits inquiets , et toutes les âmes nobles et élevées , abandonnant la terre à ceux qui en ont le goût , tenant pour choses indifférentes les formes de gouvernement , les noms des gouvernants et leurs actes , se réfugieront sur les hauteurs de la nature humaine , et , brûlant de l' enthousiasme du beau et du vrai , créeront cette force nouvelle qui , descendant bientôt sur la terre , renversera les frêles abris de la politique , et deviendra à son tour la loi de l' humanité . Il ne faut pas demander aux gouvernements plus qu' ils ne peuvent donner . Ce n' est pas à eux de révéler à l' humanité la loi qu' elle cherche . Tout ce qu' on peut leur demander , aux époques comme la nôtre , c' est de maintenir tant bien que mal les conditions de la vie extérieure , de manière qu' elle soit tolérable . Il faut souhaiter aussi , sans l' espérer , qu' ils ne persécutent pas trop les efforts dans le sens nouveau . L' humanité fera le reste , sans demander permission à personne . Nul ne peut dire de quel point du ciel apparaîtra l' astre de cette rédemption nouvelle . Ce qu' il y a de sûr , c' est que les bergers et les mages l' apercevront encore les premiers , c' est que le germe est déjà posé , et que , si nous savions voir le présent avec les yeux de l' avenir , nous démêlerions dans la complication de l' actuel la fibre imperceptible qui portera la vie à l' avenir . C' est au sein de la putréfaction que se développe le germe de la vie future , et personne n' a droit de dire : celle -ci est une pierre réprouvée ; car peut-être sera -ce la pierre angulaire de l' édifice futur . Un sage des premiers siècles eût -il jamais pu croire que l' avenir était à cette secte méprisée , insociable , convaincue de la haine du genre humain , qui ne se présentait à l' imagination qu' avec de nocturnes mystères et d' odieuses orgies ? Nos beaux esprits eussent eu contre la doctrine nouvelle toute l' antipathie qu' ils ont contre les novateurs de nos jours . Ces chrétiens leur eussent semblé une plèbe vile , ignorante et superstitieuse . Il est certain que plusieurs sectes chrétiennes justifiaient les calomnies des païens . La ligne que depuis on a tirée entre l' église orthodoxe et les sectes gnostiques était alors bien indécise ; tout cela faisait corps , et il y avait solidarité des uns aux autres . Dans la secte orthodoxe elle-même , que de taches à nos yeux . Les médecins ont un nom pour désigner ceux qui croient posséder le don des langues , de prédication , de prophétie . Que dire de ceux qui attendent tous les jours la fin du monde et la venue d' un corps humain qui descendra du ciel pour régner ? Les extravagances de nos fous du phalanstère ne sont rien auprès de celles de ces premiers enthousiastes . * Jean * Journet , de nos jours , a été mis à * Bicêtre ; or * Jean * Journet ne croit pas faire de miracles , parler des langues qu' il n' a pas apprises , avoir été au troisième ciel , etc. Notre journal des débats eût fait gorge chaude de ces gens -là , et cependant ils ont vaincu , et quatre siècles après , les plus beaux génies se sont fait gloire d' être leurs disciples , et , au XIXe siècle encore , des intelligences distinguées les tiennent pour des inspirés . La mauvaise couleur d' un mouvement n' est jamais un argument décisif . Je verrais un mouvement populaire du plus odieux caractère , une vraie jacquerie , l' égoïsme disant à l' égoïsme : la bourse ou la vie , que je m' écrierais : vive l' humanité ! Voilà de belles choses qui se fondent pour l' avenir . Les grandes apparitions sont toujours accompagnées d' extravagances ; elles n' arrivent à une grande puissance que quand des esprits philosophiques leur ont donné la forme . Qui sait si le phalanstère n' aura pas été la gnose , l' aberration folle du mouvement nouveau ? Il est indubitable au moins que la région est suffisamment désignée , et que , pour savoir d' où viendra la religion de l' avenir , il faut toujours regarder du côté de liberté , égalité , fraternité . c' est donc à l' âme , à la pensée , qu' il faut revenir . Or la pensée désormais ne pourra sérieusement s' exercer que sous la forme de science rationnelle . Il semble , au premier coup d' oeil , que la science a peu influé jusqu'ici sur le développement des choses . Faites le tableau des hommes d' intelligence qui ont puissamment poussé à la roue , vous aurez des penseurs et des écrivains , comme * Luther , * Voltaire , * Rousseau , * Chateaubriand , * Lamartine , mais très peu de savants ou de philosophes techniques . Les quatre mots que * Voltaire savait de * Locke ont fait plus pour la direction de l' esprit humain que le livre de * Locke . Les quelques bribes de philosophie allemande qui ont passé le * Rhin , combinées d' une façon claire et superficielle , ont fait une meilleure fortune que les doctrines elles-mêmes . Telle est la manière française ; on prend trois ou quatre mots d' un système , suffisants pour indiquer un esprit ; on devine le reste , et cela va son chemin . L' humanité , il faut le reconnaître , n' a pas marché jusqu'ici d' une manière assez savante , et bien des choses ont été ( passez -moi le mot ) bâclées , dans la marche de l' esprit humain . Mais ce qu' il y a de certain , c' est que si le genre humain était sérieux comme il devrait l' être , la raison éclairée et compétente en chaque ordre de choses gouvernerait le monde . Or , la raison éclairée et spécialement compétente , qu' est -ce autre chose que la science ? En supposant même que l' érudit ne dût jamais figurer dans la grande histoire de l' humanité , son travail et ses résultats , assimilés par d' autres et élevés à leur seconde puissance , y trouveront leur place par cette influence secrète et cette intime infiltration qui fait qu' aucune partie de l' humanité n' est fermée pour l' autre . L' * Allemagne contemporaine nous offre un des rares exemples des effets directs de la science sur la marche des événements politiques . L' idée de l' unité allemande est venue par la science et la littérature . Ce peuple semblait résigné à la mort , il avait perdu toute conscience et ne comptait plus comme individualité dans le monde , quand un groupe incomparable de génies , * Goethe , * Schiller , * Kant , * Beethoven sont venus le révéler à lui-même . Ce sont là les vrais fondateurs de l' unité allemande ; du moment où toutes les parties de ce beau pays se sont retrouvées dans la langue , la gloire et le génie de ces grands hommes , elles ont senti le lien qui les unissait , et elles ont dû tendre à le réaliser politiquement . De là vient un fait caractéristique , la couleur savante , poétique , littéraire de ce mouvement , depuis * Arndt , * Kleist , * Sand , jusqu'à cette assemblée de docteurs , dont la maladresse et la gaucherie ont pu faire sourire l' * Europe et compromettre , mais non perdre , une idée désormais fondée . CHAPITRE XXIII je visitais un jour ce palais transformé en musée , sur le front duquel une pensée de large éclectisme a fait écrire : à toutes les gloires de la * France . j' avais parcouru la galerie des batailles , la salle des maréchaux , celles des diverses campagnes ; j' avais vu des sacres de rois ou d' empereurs , des cérémonies royales , des prises de villes , des généraux , des princes , des grands seigneurs , des figures sottes ou insolentes , quand tout à coup je me pris à me demander : où est donc la place de l' esprit ? Voilà les grands de chair , des fats , des gens sans idée , sans morale , qui ont bien peu fait pour l' humanité . Mais où est donc la galerie des saints , la galerie des philosophes , la galerie des poètes , la galerie des savants , la galerie des penseurs ? Je vois * Louis * Xiv fondant je ne sais quel ordre nobiliaire , et je ne vois pas * Vincent de * Paul fondant la charité moderne ; je vois des scènes de cour plus ou moins insignifiantes , et je ne vois pas * Abélard , au milieu de ses disciples , discutant les problèmes du temps sur la montagne * Sainte- * Geneviève ; je vois le serment du jeu de paume , et je ne vois pas * Descartes , enfermé dans son poêle , jurant de ne pas lâcher prise qu' il n' ait découvert la philosophie . Je vois des physionomies brutales , grossières , sans idéal , et je ne vois pas * Gerson , * Calvin , * Molière , * Rousseau , * Voltaire , * Montesquieu , * Condorcet , * Lavoisier , * Laplace , * Chénier , * Bossuet et * Fénelon y sont plutôt à titre de courtisans qu' à titre d' hommes de l' esprit . Serait -ce que * Rousseau et * Montesquieu auraient moins fait pour la gloire de la * France et le progrès de l' humanité que tel général obscur ou tel courtisan oublié ? C' en est fait , me disais -je , l' esprit est déshérité ... mais non . Au-dessus des uniformes terrasses du palais-musée , voyez s' élever ce majestueux édifice que couronne le signe du * Christ . Entrez , et dites -moi si aucune gloire vaut la gloire de celui qui siège là-bas . * Napoléon , dont le nom a fait des miracles , ne trône pas sur un autel . Dieu soit loué ! La plus belle place est encore à l' esprit . Les autres ont le palais , lui a le temple . Aux yeux du philosophe , la gloire de l' esprit est la seule véritable , et il est permis de croire qu' un jour les philosophes et les savants hériteront de la gloire que , durant sa période d' antagonisme et de brutalité , l' humanité aura dû décerner aux exploits militaires . Je ne saurais approuver les lieux communs que l' on a coutume de débiter contre les conquérants ; il faut être bien superficiel pour ne voir dans * Alexandre qu' un écervelé , qui mit l' * Asie en cendres . la guerre et la conquête ont pu être , dans le passé , un instrument de progrès ; c' était une manière , à défaut d' autre , de mettre les peuples en contact et de réaliser l' unité de l' humanité . Où en serait l' humanité sans la conquête d' * Alexandre , sans la conquête romaine ? Mais quand le monde sera rationaliste , le plus grand homme sera celui qui aura le plus fait pour les idées , qui aura le plus cherché , le plus découvert . La bataille ne sera pas gastrosophique , comme le voulait * Fourier ; elle sera philosophique . Depuis l' origine c' est l' esprit qui a mené les choses ( christianisme , croisade , réforme , révolution , etc. ) , et pourtant l' esprit est resté humble , méconnu , persécuté . * Napoléon n' a pas remué le monde aussi profondément que * Luther , et pourtant que fut * Luther toute sa vie ? Un pauvre moine défroqué , qui n' échappa à ses ennemis que parce qu' il plut à quelques petits princes de le prendre sous leur protection ? Si quelque chose prouve la force intime de spéculation qui est dans la nature humaine , c' est que , malgré la triste part faite jusqu'ici aux penseurs , il y ait eu des hommes capables de dévouer leur vie aux injures , à la persécution , à la pauvreté , pour la recherche désintéressée du vrai . Quand on songe que tout le mouvement intellectuel accompli jusqu'ici a été réalisé par des hommes malheureux , souffrants , harcelés de peines intérieures et extérieures , et que nous-mêmes nous en recueillons la tradition , d' un coeur agité , au milieu des craintes et des angoisses , on prend en meilleure estime cette nature humaine , capable de poursuivre si énergiquement un objet idéal . Il est temps , définitivement , de revenir à la vérité de la vie , et de renoncer à tout cet artifice de convention , reste de nos distinctions aristocratiques et de la société artificielle du XVIIe siècle ; il est temps de revenir à la vérité des moeurs antiques . Prenez * Platon , * Socrate , * Alcibiade , * Aspasie ; imaginez -les vivant , agissant d' après les ravissants tableaux que nous en a laissés l' antiquité , * Platon surtout . Ont -ils cette morgue froide , insignifiante et tirant son prix de son insignifiance , qui est le ton des salons aristocratiques ? Ont -ils ce ton niais , ce rire sans délicatesse , cette face plate et prosaïque , cette manière de prendre la vie comme une affaire , qui est celle de la bourgeoisie ? Ont -ils cette grossièreté , ce regard émoussé , cette face dégradée qui , je le dis avec tristesse et sans l' idée d' un reproche , est la manière du peuple ? Non . Ils sont vrais , ils sont hommes . Les âmes honnêtes des siècles raffinés , * Rousseau , par exemple , * Tacite peut-être , par réaction contre l' artificiel et le mensonge de la société de leur temps , se reportent souvent avec complaisance vers l' état sauvage , qu' ils appellent l' état de nature . Innocente illusion qui ne convertit personne , et n' inspire aux raffinés qu' une très facile résignation . On lit avec plaisir ces éloquentes déclamations ; on les accepte comme des thèmes donnés , mais quoi qu' en dise * Voltaire , il ne prend envie à personne en lisant * Rousseau de marcher à quatre pieds . Il est puéril d' en appeler contre la civilisation raffinée à l' état sauvage ; il faut en appeler à la civilisation vraie , dont la * Grèce nous offre un incomparable exemple . Ce qu' il nous faut , en fait de moeurs , c' est la * Grèce moins l' esclavage . Où trouver une plus large part faite à l' individu , plus d' originalité personnelle , plus de spontanéité , plus de dignité ? Nous ne comprenons , nous autres , que la majesté royale ou aristocratique . La majesté de l' idéal se confond pour nous avec celle de la religion , que nous reléguons par delà l' humanité , et quant à la majesté du peuple , nous ne la comprenons pas , parce qu' elle n' existe pas . * Athènes , au contraire , c' est l' humanité pure . * M * De * Maistre a dit que la majesté est toute romaine . Non certes . Le * Jupiter olympien et la * Pallas grecque , * Salamine et le * Pirée , le * Pnyx et l' acropole ont leur majesté ; mais cette majesté est vraie et populaire ; au lieu que la majesté romaine est montée , machinée . Il n' y avait pas deux tons à * Athènes ; au contraire , les fines moeurs du temps d' * Auguste étaient à peu près celles de notre aristocratie , et à côté de cela se trouvait un peuple ridicule . Il n' y a de majesté que celle de l' humanité vraie , celle de la poésie , celle de la religion , celle de la morale . Les autres prestiges à un certain jour deviennent ridicules . Il est dans la force des choses que tout ce qui n' a été imposé que par surprise , excite le rire , dès que le prestige est détruit . On veut se venger de ses respects passés , sitôt que l' échafaudage est dépouillé de sa tenture . Il faut , pour les grossières illusions du respect extérieur , une simplicité que nous n' avons plus ; nous sommes trop fins pour ne pas soulever le voile . Nous avons abattu la vieille idole du respect : une idole ne se relève pas . Comment , je vous prie , se donner du respect ? Comment faire revivre par la réflexion ce qui avait pour condition essentielle l' absence de la réflexion ? L' enfant peut avoir peur de la figure qu' il a barbouillée ; mais , une fois qu' il en a ri , ne se rappellera -t-il pas toujours qu' il a barbouillé ce visage pour se faire peur à lui-même ! La condition essentielle d' un spectacle de marionnettes , c' est de ne pas apercevoir le fil . Les simples prennent la chose au sérieux , à peu près comme si ces pantins étaient des personnes réelles ; les habiles s' en amusent , lors même qu' ils verraient un peu le fil ; car après tout , ils savent fort bien qu' il y en a un . Mais si les demi-habiles ont le malheur de l' apercevoir , ils ont bien soin de se moquer du spectacle , pour prouver qu' ils ne sont pas dupes . Il en est ainsi du respect : le respect est naturel chez les simples ; les superficiels s' en défendent avec une fatuité très comique ; il renaît chez les sages par une vue supérieure . Les sages savent qu' il y a un fil sous tout cela , mais que ce n' est pas la peine de faire tant de fracas d' une découverte aussi simple . Les superficiels , au contraire , crient , tempêtent qu' il faut à tout prix délivrer l' humanité de ces préjugés . " il faut avoir une pensée de derrière , dit * Pascal , et juger du tout par là , en parlant cependant comme le peuple . " mais , quand le nombre des finassiers est trop considérable , toute piperie devient impossible : car il devient alors de bon ton de faire le malin et de dire aux simples : " ah ! Que vous êtes bons de vous y laisser prendre . " alors il faut y aller simplement , et ne réclamer de respect que pour les choses réellement respectables . L' avènement de la bourgeoisie a opéré , il faut l' avouer , une grande simplification dans nos moeurs . Notre costume est bien étroit et bien artificiel comparé à l' ampleur simple et noble du costume antique : mais enfin ce n' est plus un mensonge comme celui de l' ancienne aristocratie . Il y a encore beaucoup à faire : il faut simplifier et ennoblir . La bourgeoisie d' ailleurs a eu parfois le tort de chercher à revenir aux vieux airs de la noblesse ; à quoi elle n' a nullement réussi , et par là elle s' est rendue ridicule . Car rien de plus ridicule qu' une imitation manquée de la majesté . Ce qu' il nous faut , c' est la vraie politesse , la vraie douceur , la vie prise à plein et dans sa vérité , la vertu se traduisant dans les manières par l' aménité et la grâce . Les républicains prétendus austères se font une étrange illusion , en croyant qu' on peut bannir de l' humanité l' idée de majesté . Mieux vaudrait l' ancienne idolâtrie , entourant de splendeur quelques individus , que cette pâle vie où la majesté de l' humanité ne serait pas représentée . Mais il vaut mieux encore revenir à la vérité , et ne reconnaître d' autre majesté que celle de la nation et de l' idéal . Ces moeurs , je les appellerais volontiers des moeurs démocratiques , en ce sens qu' elles ne reposent sur aucune distinction artificielle , mais seulement sur les relations naturelles et morales des hommes entre eux . On s' imagine souvent que des moeurs démocratiques sont des moeurs de cabaret , et c' est un peu la faute de ceux qui ont confisqué ce nom à leur profit . Mais les vraies moeurs démocratiques seraient les plus charmantes , les plus douces , les plus aimables . Elles ne seraient que la morale elle-même , plus ou moins belle , plus ou moins harmonieuse , selon que les individus seraient plus ou moins heureusement doués . Ce seraient les moeurs des poèmes et des romans idéaux , où les sentiments humains se feraient jour dans toute leur naïveté première , sans air bourgeois ni raffiné . Les vraies moeurs démocratiques supposeraient , d' une part , l' abolition du salon aristocratique et du café , d' autre part , l' extension des relations de famille et des réunions publiques . Il est vrai qu' à ce dernier égard notre société offre une lacune difficile à combler . Nous n' avons rien d' analogue à l' école antique . Notre école est exclusivement destinée à l' enfance et par là vouée à un demi-ridicule , comme tout ce qui est pédagogique ; notre club est tout politique , et pourtant il faut à l' homme des réunions spirituelles . L' école ancienne était pour tous les âges le gymnase de l' esprit . Le sage , comme * Socrate , * Stilpon , * Antisthène , * Pirrhon , n' écrivant pas , mais parlant à des disciples ou habitués ( ... ) , est maintenant impossible . L' entretien philosophique , tel que * Platon nous l' a conservé dans ses dialogues , la sympasie antique , ne se conçoivent plus de nos jours . L' église et la presse ont tué l' école . Maintenant que l' église n' est plus rien pour le peuple , qui la remplacera ? Ce qu' on appelle la société est loin d' être favorable au développement des jolies moeurs et des beaux caractères . Je n' oserais pas dire , si * M. * Michelet ne l' avait dit avant moi : " après la conversation des hommes de génie et des savants très spéciaux , celle du peuple est certainement la plus instructive . Si l' on ne peut causer avec * Béranger , * Lamennais ou * Lamartine , il faut s' en aller dans les champs et causer avec un paysan . Qu' apprendre avec ceux du milieu ? Pour les salons , je n' en suis sorti jamais sans trouver mon coeur diminué et refroidi . " l' impression qui me reste en sortant d' un salon , c' est le désespoir de la civilisation . Si la civilisation devait fatalement aboutir à cet avortement , si le peuple à son tour , devait s' user de la sorte , et , au bout de quelques siècles , s' affadir au sein de la vanité et du plaisir , * Caton aurait raison , il faudrait envisager comme des instruments de mollesse et briser sagement tout ce qui est à nos yeux instrument de culture et de perfectionnement , mais qui , dans cette hypothèse , ne servirait qu' à faire des générations avides de servitude pour vivre à l' aise . Rien n' égale , en province surtout , la nullité de la vie bourgeoise , et , je ne vois jamais sans tristesse et sans une sorte d' effroi l' affaiblissement physique et moral de la génération qui s' élève ; et pourtant ce sont les petits-fils des héros de la grande épopée ! Je m' entends mieux avec les simples , avec un paysan , un ouvrier , un vieux soldat . Nous parlons à quelques égards la même langue , je peux au besoin causer avec eux : cela m' est radicalement impossible avec un bourgeois vulgaire : nous ne sommes pas de la même espèce . * Hermann n' a vécu qu' avec lui-même , sa famille et quelques amis . Avec eux il est naïf , vrai , plein de verve ; il touche le ciel . En société , il est d' une insoutenable bêtise , et condamné au mutisme par le tour entier de la conversation qui ne lui permet pas d' y insérer un mot . S' il s' avise de l' essayer , le ton insolite de sa voix fait dresser toutes les têtes ; c' est une discordance . Il ne sait pas rendre de monnaie ; veut -il riposter , il tire de sa poche de l' or et pas de sous . à l' académie ou au portique , il eût bien tenu sa place ; il eût été des disciples favoris , il eût figuré dans un dialogue de * Platon comme * Lysis et * Charmide . S' il eût vu * Dorothée belle , courageuse et fière au bord de la fontaine , il eût osé lui dire : laisse -moi boire . Si , comme * Dante , il eût vu * Béatrix sortant les yeux baissés de l' église de * Florence , peut-être un rayon eût traversé sa vie , et peut-être la fille de * Falco * Portinari eût -elle souri de sa peine . Eh bien ! En face d' une demoiselle , il n' éprouve et ne fait éprouver que l' embarras . - votre * Hermann , dira -t-on , est un campagnard , qu' il aille au village . - nullement . Au village , il trouvera la grossièreté , l' ignorance , l' inintelligence des choses fines et belles . Or , * Hermann est poli et cultivé , plus raffiné même que les hommes de salon , mais non d' un raffinement artificiel et factice . Il y a en lui un monde de pensée et de sentiment , que ne sauraient comprendre ni la grossière stupidité ni le scepticisme frivole . C' est l' homme vrai et sincère , prenant au sérieux sa nature et adorant les inspirations de * Dieu dans celles de son coeur . Le travail intellectuel n' a donc toute sa valeur que quand il est purement humain , c' est-à-dire quand il correspond à ce fait de la nature humaine : l' homme ne vit pas seulement de pain . Le grand sens scientifique et religieux ne renaîtra que quand on reviendra à une conception de la vie aussi vraie et aussi peu mêlée de factice , que celle qu' on doit se faire , ce me semble , seul au milieu des forêts de l' * Amérique , ou que celle du brahmane , quand , trouvant qu' il a assez vécu , il se dispose au grand départ , jette son pagne , remonte le * Gange , et va mourir sur les sommets de l' * Himalaya . Qui n' a éprouvé de ces moments de solitude intérieure , où l' âme descendant de couche en couche , et cherchant à se joindre elle-même , perce les unes après les autres toutes les surfaces superposées , jusqu'à ce qu' elle arrive au fond vrai , où toute convention expire , où l' on est en face de soi-même sans fiction ni artifice ? Ces moments sont rares et fugitifs ; habituellement nous vivons en face d' une tierce personne , qui empêche l' effrayant contact du moi contre lui-même . La franchise de la vie n' est qu' à la condition de percer ce voile intermédiaire , et de poser incessamment sur le fond vrai de notre nature pour y écouter les instincts désintéressés , qui nous portent à savoir , à adorer et à aimer . Voilà pourquoi l' homme sincère se passionne si fort et s' épuise en adorations devant la vie naïve , devant l' enfant qui croit et sourit à toute chose , devant la jeune fille qui ne sait pas qu' elle est belle , devant l' oiseau qui chante sur la branche uniquement pour chanter , devant la poule qui marche fière au milieu de ses petits . C' est que là le * Dieu est tout nu . L' homme raffiné trouve niaises les choses auxquelles le peuple et l' homme de génie prennent le plus d' intérêt , les animaux et les enfants . Le génie , c' est d' avoir à la fois la faculté critique et les dons du simple . Le génie est enfant ; le génie est peuple , le génie est simple . la vie brahmanique offre le plus puissant modèle de la vie possédée exclusivement par la conception religieuse , ou pour mieux dire sérieuse , de l' existence . Je ne sais si le tableau de la vie des premiers solitaires chrétiens de la * Thébaïde , si admirablement tracé par * Fleury , offre une telle auréole d' idéalisme . La vie brahmanique d' ailleurs a sur la vie cénobitique et érémitique cette supériorité , qu' elle est en même temps la vie humaine , c' est-à-dire la vie de famille , et qu' elle s' allie aux soins de la vie positive , sans prêter à ceux -ci une valeur qu' ils n' ont pas : l' ascète chrétien reçoit sa nourriture d' un corbeau céleste ; le brahmane va lui-même couper du bois à la forêt ; il doit posséder une hache et un panier pour recueillir les fruits sauvages . Les fils de * Pandou , pendant leur séjour à la forêt , vont à la chasse , et leur femme * Draupadi offre aux étrangers qu' elle reçoit dans son ermitage du gibier que ses époux ont tué . Les vies des pères du désert n' offrent rien à comparer au tableau suivant , extrait du mahabharata : " le roi s' avança vers le bosquet sacré , image des régions célestes ; la rivière était remplie de troupes de pèlerins , tandis que l' air retentissait des voix des hommes pieux qui répétaient chacun des fragments des livres sacrés . Le roi , suivi par son ministre et son grand prêtre , s' avança vers l' ermitage , animé du désir de voir le saint homme , trésor inépuisable de science religieuse ; il regardait le solitaire asile , pareil à la région de * Brahma ; il entendit les sentences mystérieuses , extraites des * Védas , prononcées sur un rythme cadencé ... ce lieu rayonnait de gloire par la présence d' un certain nombre de brahmanes ... dont les uns chantaient le samavéda , pendant qu' une autre troupe chantait le bharoundasama ... tous étaient des hommes d' un esprit cultivé et d' un extérieur imposant ... ces lieux ressemblaient à la demeure de * Brahma . Le roi entendit de tous côtés la voix de ces hommes instruits par une longue expérience des rits du sacrifice , de ceux qui possèdent les principes de la morale et la science des facultés de l' âme , de ceux qui sont habiles à concilier les textes qui ne s' accordent pas ensemble , ou qui connaissent tous les devoirs particuliers de la religion ; mortels dont l' esprit tendait à soustraire leur âme à la nécessité de la renaissance dans ce monde . Il entendit aussi la voix de ceux qui , par des preuves indubitables , avaient acquis la connaissance de l' être suprême , de ceux qui possédaient la grammaire , la poésie et la logique , et étaient versés dans la chronologie ; qui avaient pénétré l' essence de la matière , du mouvement et de la qualité ; qui connaissaient les causes et les effets , qui avaient étudié le langage des oiseaux et celui des abeilles ( les bons et les mauvais présages ) , qui faisaient reposer leur croyance sur les ouvrages de * Vyasa , qui offraient des modèles de l' étude des livres d' origine sacrée et des principaux personnages qui recherchent les peines et les troubles du monde . " l' * Inde me représente du reste la forme la plus vraie et la plus objective de la vie humaine , celle où l' homme , épris de la beauté des choses , les poursuit sans retour personnel , et par la seule fascination qu' elles exercent sur sa nature . religion est le mot sous lequel s' est résumée jusqu'ici la vie de l' esprit . Prenez le chrétien des premiers siècles ; la religion est bien toute sa vie spirituelle . Pas une pensée , pas un sentiment qui ne s' y rattache : la vie matérielle elle-même est presque absorbée dans ce grand mouvement d' idéalisme . sive manducatis , sive bibitis , dit saint * Paul . Voilà un superbe système de vie , tout idéal , tout divin , et vraiment digne de la liberté des enfants de * Dieu . Il n' y a pas là d' exclusion , la chaîne n' est pas sentie ; car , bien que la limite soit étroite , le besoin ne s' élance point au delà . La loi , toute sévère qu' elle est , est l' expression de l' homme tout entier . Au moyen âge , cette grande équation subsiste encore . Les foires , les réunions d' affaires ou de plaisir sont des fêtes religieuses ; les représentations scéniques sont des mystères ; les voyages sont des pèlerinages ; les guerres sont des croisades . Prenez , au contraire , un chrétien , même des plus sévères , du temps de * Louis * Xiv , * Montausier , * Beauvilliers , * Arnauld , vous trouverez deux parts dans sa vie : la part religieuse qui , toute principale qu' elle est , n' a plus la force de s' assimiler tout le reste ; la part profane , à laquelle on ne peut refuser quelque prix . Alors , mais non point auparavant , les ascètes commencent à prêcher le renoncement . Le premier chrétien n' avait besoin de renoncer à rien ; car sa vie était complète , sa loi était adéquate à ses besoins . Par la suite , la religion , n' étant plus capable de tout contenir , maudit ce qui lui échappe . Je suis sûr que * Beauvilliers prenait un plaisir très délicat aux tragédies de * Racine , peut-être même aux comédies de * Molière ; et pourtant il est bien certain qu' en y assistant , il ne pensait pas faire une oeuvre religieuse , peut-être même croyait -il faire un péché . Ce partage était dans la nécessité des choses . La religion était reçue à cette époque comme une lettre close et cachetée , qu' il ne fallait pas ouvrir , mais qu' on devait recevoir et transmettre , et pourtant , la vie humaine s' élargissant toujours , il était nécessaire que les besoins nouveaux forçassent tous les scrupules , et que , ne pouvant se faire une place dans la religion , ils se constituassent vis-à-vis d' elle . De là un système de vie pâle et médiocre . On respecte la religion , mais on se tient en garde contre ses envahissements ; on lui fait sa part , à elle qui n' est quelque chose qu' à condition d' être tout . De là ces mesquines théories de la séparation des deux pouvoirs , des droits respectifs de la raison et de la foi . Il devait résulter de là que la religion , étant isolée , interceptée du coeur de l' humanité , ne recevant plus rien de la grande circulation , comme un membre lié , se desséchât et devînt un appendice d' importance secondaire , qu' au contraire la vie profane où l' on plaçait tous les sentiments vivants et actuels , toutes les découvertes , toutes les idées nouvelles , devînt la maîtresse partie . Sans doute ces grands hommes du XVIIIe siècle étaient plus religieux qu' ils ne pensaient ; ce qu' ils bannissaient sous le nom de religion , c' étaient le despotisme clérical , la superstition , la forme étroite . La réaction toutefois les entraîna trop loin ; la couleur religieuse manqua profondément à ce siècle . Les philosophes se plaçaient sans le savoir au point de vue de leurs adversaires , et , sous l' empire d' associations d' idées opiniâtres , semblaient supposer que la sécularisation de la vie entraînait l' élimination de toute habitude religieuse . Je pense , comme les catholiques , que nos sociétés , fondées sur un pacte supposé , notre loi athée sont des anomalies provisoires , et que jusqu'à ce qu' on en vienne à dire : notre sainte constitution , la stabilité ne sera pas conquise . Or le retour à la religion ne saurait être que le retour à la grande unité de la vie , à la religion de l' esprit , sans exclusion , sans limites . Le sage n' a pas besoin de prier à ses heures ; car toute sa vie est une prière . Si la religion devait avoir dans la vie une place distincte , elle devrait absorber la vie tout entière ; le plus rigoureux ascétisme serait seul conséquent . Il n' y a que des esprits superficiels ou des coeurs faibles , qui , le christianisme étant admis , puissent prendre intérêt à la vie , à la science , à la poésie , aux choses de ce monde . Les mystiques regardent en pitié cette faiblesse , et ils ont raison . La vraie religion philosophique ne réduirait pas à quelques rameaux ce grand arbre qui a ses racines dans l' âme de l' homme , elle ne serait qu' une façon de prendre la vie entière en voyant sous toute chose le sens idéal et divin , et en sanctifiant toute la vie par la pureté de l' âme et l' élévation du coeur . La religion , telle que je l' entends , est fort éloignée de ce que les philosophes appellent religion naturelle , sorte de théologie mesquine , sans poésie , sans action sur l' humanité . Toutes les tentatives en ce sens ont été et seront infructueuses . La théodicée n' a pas de sens , envisagée comme une science particulière . Y a -t-il encore un homme sensé qui puisse espérer de faire des découvertes dans un tel ordre de spéculations ? La vraie théodicée , c' est la science des choses , la physique , la physiologie , l' histoire , prise d' une façon religieuse . La religion , c' est savoir et aimer la vérité des choses . Une proposition ne vaut qu' en tant qu' elle est comprise et sentie . Que signifie cette formule scellée , en langue inconnue , cet a plus b théologique , que vous présentez à l' humanité en lui disant : " ceci gardera ton âme pour la vie éternelle : mange et tu seras guéri " , pilule qu' il ne faut pas presser entre ses dents , sous peine de ressentir une cruelle amertume ? Eh ! Que m' importe à moi , si je n' en sens pas le goût ? Faites -moi avaler une balle de plomb , cela opérera tout de même . Que me font des phrases stéréotypées qui n' ont pas de sens pour moi , semblables aux formules de l' alchimiste et du magicien qui opèrent d' elles-mêmes , ex opere operato , comme disent les théologiens . Docteurs noirs et scolastiques , soigneux seulement de votre incarnation et de votre présence réelle , le temps est venu où l' on n' adorera le père ni sur cette montagne ni à * Jérusalem , mais en esprit et en vérité . * M. * Proudhon est certainement une intelligence philosophique très distinguée . Mais je ne puis lui pardonner ses airs d' athéisme et d' irréligion . C' est se suicider que d' écrire des phrases comme celle -ci : " l' homme est destiné à vivre sans religion : une foule de symptômes démontrent que la société , par un travail intérieur , tend incessamment à se dépouiller de cette enveloppe désormais inutile . " Que si vos facultés , résonnant simultanément , n' ont jamais rendu ce grand son unique , que nous appelons * Dieu , je n' ai plus rien à dire ; vous manquez de l' élément essentiel et caractéristique de notre nature . L' humanité ne se convertit qu' éprise par l' attrait divin de la beauté . Or la beauté dans l' ordre moral , c' est la religion . Voilà pourquoi une religion morte et dépassée est encore plus efficace que toutes les institutions purement profanes ; voilà pourquoi le christianisme est encore plus créateur , soulage plus de souffrances , agit plus vigoureusement sur l' humanité que tous les principes acquis des temps modernes . Les hommes qui feront l' avenir ne seront pas de petits hommes disputeurs , raisonneurs , insulteurs , hommes de parti , intrigants , sans idéal . Ils seront beaux , ils seront aimables , ils seront poétiques . Moi , critique inflexible , je ne serai pas suspect de flatterie pour un homme qui cherche la trinité en toute chose , et qui croit , * Dieu me pardonne ! à l' efficacité du nom de * Jéhova ; eh bien ! Je préfère * Pierre * Leroux , tout égaré qu' il est , à ces prétendus philosophes qui voudraient refaire l' humanité sur l' étroite mesure de leur scolastique et avoir raison avec de la politique des instincts divins du coeur de l' homme . Le mot * Dieu étant en possession du respect de l' humanité , ce mot ayant pour lui une longue prescription , et ayant été employé dans les belles poésies , ce serait dérouter l' humanité que de le supprimer . Bien qu' il ne soit pas très univoque , comme disent les scolastiques , il correspond à une idée suffisamment délimitée : le summum et l' ultimum , la limite où l' esprit s' arrête dans l' échelle de l' infini . Supposé même que , nous autres philosophes , nous préférassions un autre mot , raison par exemple , outre que ces mots sont trop abstraits et n' expriment pas assez la réelle existence , il y aurait un immense inconvénient à nous couper ainsi toutes les sources poétiques du passé , et à nous séparer par notre langage des simples qui adorent si bien à leur manière . Dites aux simples de vivre d' aspiration à la vérité et à la beauté , ces mots n' auront pour eux aucun sens . Dites -leur d' aimer * Dieu , de ne pas offenser * Dieu , ils vous comprendront à merveille . * Dieu , providence , âme , autant de bons vieux mots , un peu lourds , mais expressifs et respectables , que la science expliquera , mais ne remplacera jamais avec avantage . Qu' est -ce que * Dieu pour l' humanité , si ce n' est le résumé transcendant de ses besoins suprasensibles , la catégorie de l' idéal , c' est-à-dire la forme sous laquelle nous concevons l' idéal , comme l' espace et le temps sont les catégories , c' est-à-dire les formes sous lesquelles nous concevons les corps ? Tout se réduit à ce fait de la nature humaine : l' homme en face du divin sort de lui-même , se suspend à un charme céleste , anéantit sa chétive personnalité , s' exalte , s' absorbe . Qu' est -ce que cela si ce n' est adorer ? Si l' on se place au point de vue de la substance , et que l' on se demande : ce * Dieu est -il ou n' est -il pas ? -oh , * Dieu ! Répondrai -je , c' est lui qui est , et tout le reste qui paraît être . Si le mot être a quelque sens , c' est assurément appliqué à l' idéal . Quoi , vous admettriez que la matière est , parce que vos yeux et vos mains vous le disent , et vous douteriez de l' être divin , que toute votre nature proclame dès son premier fait ? Eh ! Que signifie cette phrase : " la matière est " ? Que laisserait -elle entre les mains d' une analyse rigoureuse ? Je ne sais , et à vrai dire , je crois la question impertinente ; car il faut s' arrêter aux notions simples . Au delà est le gouffre . La raison ne porte qu' à une certaine région moyenne ; au-dessus et au-dessous , elle se confond , comme un son qui , à force de devenir grave ou aigu , cesse d' être un son ou du moins d' être perçu . J' aime , pour mon usage particulier , à comparer l' objet de la raison à ces substances mousseuses ou écumeuses , où la substance est très peu de chose , et qui n' ont d' être que par la bouffissure . Si l' on poursuit de trop près le fond substantiel , il ne reste rien que l' unité décharnée ; comme les formules mathématiques trop pressées rendent toutes l' identité fondamentale , et ne signifient quelque chose qu' à condition de n' être pas trop simplifiées . Tout acte intellectuel , comme toute équation , se réduit au fond à a égal a . Or , à cette limite , il n' y a plus de connaissance , il n' y a plus d' acte intellectuel . La science ne commence qu' avec les détails . Pour qu' il y ait exercice de l' esprit , il faut de la superficie , il faut du variable , du divers , autrement on se noie dans l' un infini . L' un n' existe et n' est perceptible qu' en se développant en diversité , c' est-à-dire en phénomènes . Au delà , c' est le repos , c' est la mort . La connaissance , c' est l' infini versé dans un moule fini . Le noeud seul a du prix . Les faces de l' unité sont seules objet de science . Il n' est pas de mot dans le langage philosophique qui ne puisse donner lieu à de fortes erreurs , si on l' entend ainsi dans un sens substantiel et grossier , au lieu de lui faire désigner des classes de phénomènes . Le réalisme et l' abstraction se touchent ; le christianisme a pu être tour à tour et à bon droit accusé de réalisme et d' abstraction . Le phénoménalisme seul est véritable . J' espère bien que personne ne m' accusera jamais d' être matérialiste , et pourtant je regarde l' hypothèse de deux substances accolées pour former l' homme comme une des plus grossières imaginations qu' on se soit faites en philosophie . Les mots de corps et d' âme restent parfaitement distincts , en tant que représentant des ordres de phénomènes irréductibles ; mais faire cette diversité toute phénoménale synonyme d' une distinction ontologique , c' est tomber dans un pesant réalisme , et imiter les anciennes hypothèses des sciences physiques , qui supposaient autant de causes que de faits divers , et expliquaient par des fluides réels et substantiels les faits où une science plus avancée n' a vu que des ordres divers de phénomènes . Certes il est bien plus absurde encore de dire avec exclusion : l' homme est un corps ; le vrai est qu' il y a une substance unique , qui n' est ni corps ni esprit , mais qui se manifeste par deux ordres de phénomènes , qui sont le corps et l' esprit , que ces deux mots n' ont de sens que par leur opposition , et que cette opposition n' est que dans les faits . Le spiritualiste n' est pas celui qui croit à deux substances grossièrement accouplées ; c' est celui qui est persuadé que les faits de l' esprit ont seuls une valeur transcendantale . L' homme est ; il est matière , c' est-à-dire étendu , tangible , doué de propriétés physiques ; il est esprit , c' est-à-dire pensant , sentant , adorant . L' esprit est le but , comme le but de la plante est la fleur ; sans racines , sans feuilles , il n' y a pas de fleurs . L' acte le plus simple de l' intelligence renferme la perception de * Dieu ; car il renferme la perception de l' être et la perception de l' infini . L' infini est dans toutes nos facultés et constitue , à vrai dire , le trait distinctif de l' humanité , la catégorie unique de la raison pure qui distingue l' homme de l' animal . Cet élément peut s' effacer dans les faits vulgaires de l' intelligence ; mais comme il se trouve indubitablement dans les faits de l' âme exaltée , c' est une raison pour conclure qu' il se trouve en tous ses actes ; car ce qui est à un degré est à tous les autres ; et d' ailleurs , l' infini se manifeste bien plus énergiquement dans les faits de l' humanité primitive , dans cette vie vague et sans conscience , dans cet état spontané , dans cet enthousiasme natif , dans ces temples et ces pyramides , que dans notre âge de réflexion finie et de vue analytique . Voilà le * Dieu dont l' idée est innée et qui n' a pas besoin de démonstration . Contre celui -là l' athéisme est impossible ; car on l' affirme en le niant . Partout l' homme a dépassé la nature ; partout , au delà du visible , il a supposé l' invisible . Voilà le seul trait vraiment universel , le fond identique sur lequel les instincts divers ont brodé des variétés infinies , depuis les forces multiples des sauvages jusqu'à * Jéhova , depuis * Jéhova jusqu'à l' * Oum indien . Chercher un consentement universel de l' humanité sur autre chose que sur ce fait psychologique , c' est abuser des termes . L' humanité a toujours cru à quelque chose qui dépasse le fini ; ce quelque chose , il est convenable de l' appeler * Dieu . Donc l' humanité entière a cru à * Dieu . à la bonne heure . Mais n' allez pas , abusant d' une définition de mots , prétendre que l' humanité a cru à tel ou tel * Dieu , au * Dieu moral et personnel , formé par l' analogie anthropomorphique . Ce * Dieu -là est si peu inné que la moitié au moins de l' humanité n' y a pas cru , et qu' il a fallu des siècles pour arriver à formuler ce système d' une manière complète , en ordonnant à l' homme d' aimer * Dieu . Ce n' est pas que je blâme entièrement la méthode d' anthropomorphisme psychologique . * Dieu étant l' idéal de chacun , il convient que chacun le façonne à sa manière et sur son propre modèle . Il ne faut donc pas craindre d' y mettre tout ce qu' on peut imaginer de bonté et de beauté . Mais c' est une faute contre toute critique que de prétendre ériger une telle méthode en méthode scientifique , et de faire d' une construction idéale une discussion objective sur les qualités d' un être . Disons que l' être suprême possède éminemment tout ce qui est perfection , disons qu' il y a en lui quelque chose d' analogue à l' intelligence , à la liberté ; mais ne disons pas qu' il est intelligent , qu' il est libre : car c' est essayer de limiter l' infini , de nommer l' ineffable . On s' est accoutumé à considérer le monothéisme comme une conquête définitive et absolue , au delà de laquelle il n' y a plus de progrès ultérieur . à mes yeux , le monothéisme n' est , comme le polythéisme , qu' un âge de la religion de l' humanité . Ce mot d' ailleurs est loin de désigner une doctrine absolument identique . Notre monothéisme n' est qu' un système comme un autre , supposant il est vrai des notions très avancées , mais relatif comme tout autre . C' est le système juif , c' est * Jéhova . Ni le polythéisme ancien , qui renfermait aussi une si grande part de vérité ; ni l' * Inde , si savante sur * Dieu , ne comprirent les choses de cette manière . Le déva de l' * Inde est un être supérieur à l' homme , nullement notre * Dieu . Quoique le système juif soit entré dans toutes nos habitudes intellectuelles , il ne doit pas nous faire oublier ce qu' il y avait dans les autres systèmes de profond et de poétique . Sans doute , si les anciens eussent entendu par * Dieu ce que nous entendons nous-mêmes , l' être absolu qui n' est qu' à la condition d' être seul , le polythéisme eut été une contradiction dans les termes . Mais leur terminologie à cet égard reposait sur des notions toutes différentes des nôtres sur le gouvernement du monde . Ils n' étaient pas encore arrivés à concevoir l' unité de gouvernement dans l' univers . Le culte grec , représentant au fond le culte de la nature humaine et de la beauté des choses , et cela sans aucune prétention d' orthodoxie , sans aucune organisation dogmatique , n' est qu' une forme poétique de la religion universelle , peut-être assez peu éloignée de celle à laquelle ramènera la philosophie . Cela est si vrai que quand les modernes ont voulu faire quelques essais de culte naturel , ils ont été obligés de s' en rapprocher . La grande supériorité morale du christianisme nous fait trop facilement oublier ce qu' il y avait dans le mythologisme grec de largeur , de tolérance , de respect pour tout ce qui est naturel . L' origine des jugements sévères que nous en portons est dans la ridicule manière dont la mythologie nous est présentée . On se la figure comme un corps de religion , que nous faisons entrer de force dans nos conceptions . Une religion qui a un * Dieu pour les voleurs , un autre pour les ivrognes , nous semble le comble de l' absurde . Or , comme l' humanité n' a jamais perdu le sens commun , il faut bien se persuader que , jusqu'à ce qu' on soit arrivé à concevoir naturellement ces fables , on n' a pas le mot de l' énigme . Le polythéisme ne nous paraît absurde que parce que nous ne le comprenons pas . L' humanité n' est jamais absurde . Les religions qui ne prétendent pas s' appuyer sur une révélation , si inférieures comme machines d' action aux religions organisées dogmatiquement , sont , en un sens , plus philosophiques , ou plutôt elles ne diffèrent de la religion vraiment philosophique que par une expression plus ou moins symbolique . Ces religions ne sont , au fond , que l' état , la famille , l' art , la morale , élevés à une haute et poétique expression . Elles ne scindent pas la vie ; elles n' ont pas la distinction du sacré et du profane . Elles ne connaissent pas le mystère , le renoncement , le sacrifice , puisqu' elles acceptent et sanctifient de prime abord la nature . C' étaient des liens , mais des liens de fleurs . Là est le secret de leur faiblesse dans l' oeuvre de l' humanité ; elles sont moins fortes , mais aussi moins dangereuses . Elles n' ont pas cette prodigieuse subtilité psychologique , cet esprit de limite , d' intolérance , de particularisme , si j' osais dire , cette force d' abstraction , vrai vampire qui est allé absorbant tout ce qu' il y avait dans l' humanité de suave et de doux , depuis qu' il a été donné à la maigre image du crucifié de fasciner la conscience humaine . Elle suça tout jusqu'à la dernière goutte dans la pauvre humanité : suc et force , sang et vie , nature et art , famille , peuple , patrie ; tout y passa , et sur les ruines du monde épuisé , il ne resta plus que le fantôme du moi , chancelant et mal sûr de lui-même . On a fait jusqu'ici deux catégories parmi les hommes au point de vue de la religion : les hommes religieux , croyant à un dogme positif , et les hommes irréligieux , se plaçant en dehors de toute croyance révélée . Cela n' est pas supportable : désormais il faut classer ainsi : les hommes religieux , prenant la vie au sérieux et croyant à la sainteté des choses ; les hommes frivoles , sans foi , sans sérieux , sans morale . Tous ceux qui adorent quelque chose sont frères , ou certes moins ennemis que ceux qui n' adorent que l' intérêt et le plaisir . Il est indubitable que je ressemble plus à un catholique ou à un buddhiste qu' à un rieur sceptique , et j' en ai pour preuve mes sympathies intérieures . J' aime l' un , je déteste l' autre . Je puis même me dire chrétien , en ce sens que je reconnais devoir au christianisme la plupart des éléments de ma foi , à peu près comme * M * Cousin a pu se dire platonicien ou cartésien , sans accepter tout l' héritage de * Platon et de * Descartes , et surtout sans s' obliger à les regarder comme des prophètes . Et ne dites pas que c' est abuser des mots que de m' arroger ainsi un nom dont j' altère profondément l' acception . Sans doute , si l' on entend par religion un ensemble de dogmes imposés et de pratiques extérieures , alors je l' avoue , je ne suis pas religieux ; mais je maintiens aussi que l' humanité ne l' est pas essentiellement et ne le sera pas toujours en ce sens . Ce qui est de l' humanité , ce qui par conséquent sera éternel comme elle , c' est le besoin religieux , la faculté religieuse , à laquelle ont correspondu jusqu'ici de grands ensembles de doctrine et de cérémonies , mais qui sera suffisamment satisfaite par le culte pur des bonnes et belles choses . Nous avons donc droit de parler de religion , puisque nous avons l' analogue , sinon la chose même , puisque le besoin qui autrefois était satisfait par les religions positives l' est chez nous par quelque chose d' équivalent , qui peut à bon droit s' appeler du même nom . Que si l' on s' obstinait absolument à prendre ce mot dans un sens plus restreint , nous ne disputerions pas sur cette libre définition , nous dirions seulement que la religion ainsi entendue n' est pas chose essentielle et qu' elle disparaîtra de l' humanité , laissant vide une place qui sera remplie par quelque chose d' analogue . On a beaucoup parlé depuis quelques années de retour religieux , et je reconnais volontiers que ce retour s' est généralement traduit sous forme de retour au catholicisme . Cela devait être . L' humanité , sentant impérieusement le besoin d' une religion , se rattachera toujours à celle qu' elle trouvera toute faite . Ce n' est pas au catholicisme , en tant que catholicisme , que le siècle est revenu , mais au catholicisme , en tant que religion . Il faut avouer aussi que le catholicisme , avec ses formes dures , absolues , sa réglementation rigoureuse , sa centralisation parfaite , devait plaire à la nation qui y voyait le plus parfait modèle de son gouvernement . La * France , qui trouve tout simple qu' une loi émanée de * Paris devienne à l' instant applicable au paysan breton , à l' ouvrier alsacien , au pasteur nomade des * Landes , devait trouver tout naturel aussi qu' il y eût à * Rome un infaillible qui réglât la croyance du monde . Cela est fort commode . Débarrassé du soin de se faire son symbole et même de le comprendre , on peut , après cela , vaquer en toute sécurité à ses affaires , en disant : cela ne me regarde pas ; dites -moi ce qu' il faut croire ; je le crois . étrange non-sens , car , les formules n' ayant de valeur que par le sens qu' elles renferment , il n' avance à rien de dire : " je me repose sur le pape ; il sait , lui , ce qu' il faut croire , et je crois comme lui . " on s' imagine que la foi est comme un talisman qui sauve par sa vertu propre ; qu' on sera sauvé si l' on croit telle proposition inintelligible , sans s' embarrasser de la comprendre ; on ne sent pas que ces choses ne valent que par le bien qu' elles font à l' âme par leur application personnelle au croyant . S' il s' est opéré un retour vers le catholicisme , ce n' est donc nullement parce qu' un progrès de la critique y a ramené , c' est parce que le besoin d' une religion s' est plus vivement fait sentir , et que le catholicisme seul s' est trouvé sous la main . Le catholicisme , pour l' immense majorité de ceux qui le professent , n' est plus le catholicisme ; c' est la religion . il répugne de passer sa vie comme la brute , de naître , de contracter mariage , de mourir sans que quelque cérémonie religieuse vienne consacrer ces actes saints . Le catholicisme est là , satisfaisant à ce besoin ; passe pour le catholicisme . On n' y regarde pas de plus près ; on n' entre pas dans le détail des dogmes , on plaint ceux qui s' imposent ce labeur ingrat , on est cent fois hérétique sans s' en douter . Ce qui a fait la fortune du catholicisme de nos jours , c' est qu' on le connaît très peu . On ne le voit que par certains dehors imposants , on ne considère que ce qu' il a dans ses dogmes d' élevé et de moral , on n' entre pas dans les broussailles ; il y a plus , on rejette bravement ou on explique complaisamment ceux de ses dogmes qui contredisent trop ouvertement l' esprit moderne . S' il fallait faire en particulier un acte de foi sur chaque verset de l' écriture ou sur chaque décret du concile de trente , ce serait bien autre chose ; on serait surpris de se trouver incrédule . Ceux que des circonstances particulières ont amenés à soutenir sur ce terrain un duel à la vie à la mort , ont des raisons pour n' être pas si commodes . Telle est donc l' explication de ce retour au catholicisme , qui a l' air d' être une si forte objection contre la philosophie . Le XVIIIe siècle , ayant eu pour mission de détruire , y trouvait le plaisir que tout être rencontre à accomplir sa fin . Le scepticisme et l' impiété lui plaisaient pour eux-mêmes . Mais nous qui ne sommes plus enivrés de cette joie du premier emportement , nous qui , revenus à l' âme , y avons trouvé l' éternel besoin de religion , qui est au fond de la nature humaine , nous avons cherché autour de nous , et , plutôt que de rester dans cette pénurie devenue intolérable , nous sommes revenus au passé , et nous avons accepté telle quelle la doctrine qu' il nous léguait . Quand on ne sait plus créer de cathédrales , on les gratte , on les imite . Car on peut se passer d' originalité religieuse ; mais on ne peut se passer de religion . Les individus traversent dans leur vie intérieure des phases analogues . En l' âge de la force , quand l' esprit critique est encore dans sa vigueur , que la vie apparaît comme une proie appétissante , et que le plein soleil de la jeunesse verse ses rayons d' or sur toute chose , les instincts religieux se contentent à peu de frais ; on vit avec joie sans doctrine positive ; le charme de l' exercice intellectuel adoucit toute chose , même le doute . Mais quand l' horizon se rapproche , quand le vieillard cherche à dissiper les froides terreurs qui l' assiègent , quand la maladie a épuisé la force généreuse qui fait penser hardiment , alors il n' est pas de si ferme rationaliste qui ne se tourne vers le * Dieu des femmes et des enfants , et ne demande au prêtre de le rassurer et de le délivrer des fantômes qui l' obsèdent sous ce pâle soleil . Ainsi s' expliquent les faiblesses de tant de philosophes en leurs derniers jours . Il faut une religion autour du lit de mort ; laquelle ? N' importe ; mais il en faut une . Il me semble bien en ce moment que je mourrais content dans la communion de l' humanité et dans la religion de l' avenir . Hélas ! Je ne jurerais rien , si je tombais malade . Chaque fois que je me sens affaibli , j' éprouve une exaltation de la sensibilité et une sorte de retour pieux . mole sua stat : telle est de nos jours la raison d' être du christianisme . Qui ne s' est arrêté , en parcourant nos anciennes villes devenues modernes , au pied de ces gigantesques monuments de la foi des vieux âges ? Tout s' est renouvelé alentour ; plus un vestige des demeures et des habitudes d' autrefois ; la cathédrale est restée , un peu dégradée peut-être à hauteur de main d' homme , mais profondément enracinée dans le sol ; elle a résisté au déluge qui a tout balayé autour d' elle , et la famille de corbeaux , qui a placé son nid dans sa flèche , n' a pas encore été dérangée . Sa masse est son droit . étrange prescription ! Ces barbares convertis , ces bâtisseurs d' églises , * Clovis , * Rollon , * Guillaume * Le * Conquérant , nous dominent toujours . Nous sommes chrétiens , parce qu' il leur a plu de l' être . Nous avons réformé leurs institutions politiques devenues surannées ; nous n' avons osé toucher à leur établissement religieux . On trouve mauvais que nous autres civilisés nous touchions au dogme que des barbares ont créé . Et quel droit avaient -ils que nous n' ayons ? * Pierre , * Paul , * Augustin nous font la loi , à peu près comme si nous nous assujettissions encore à la loi salique ou à la loi * Gombette . Tant il est vrai qu' en fait de création religieuse les siècles sont portés à se calomnier eux-mêmes , et à se refuser le privilège qu' ils accordent libéralement aux âges reculés ! De là l' immense disproportion qui peut , à certaines époques , exister entre la religion et l' état moral , social et politique . Les religions sont pétrifiées et les moeurs se modifient sans cesse . Semblable à ces roches granitiques qui se sont prises en englobant dans leur masse encore liquide des substances étrangères , qui éternellement feront corps avec elles , le catholicisme s' est solidifié une fois pour toutes , et nulle épuration n' est désormais possible . Je sais qu' il est un catholicisme plus adouci qui a su pactiser avec les nécessités du temps , et jeter un voile sur de trop rudes vérités . Mais de tous les systèmes , celui -là est le plus inconséquent . Je conçois les orthodoxes , je conçois les incrédules ; mais non les néo-catholiques . L' ignorance profonde où l' on est en * France , en dehors du clergé , de l' exégèse biblique et de la théologie , a seule pu donner naissance à cette école superficielle et pleine de contradictions . C' est dans les pères , c' est dans les conciles qu' il faut chercher le vrai christianisme , et non chez des esprits à la fois faibles et légers qui l' ont faussé en l' adoucissant , sans le rendre plus acceptable . Pour la grande majorité des hommes , le culte établi n' est que la part de l' idéal dans la vie humaine , et à ce titre il est souverainement respectable . Quel charme de voir dans des chaumières ou dans des maisons vulgaires , où tout semble écrasé sous la préoccupation de l' utile , des images ne représentant rien de réel , des saints , des anges ! Quelle consolation , au milieu des larmes de notre état de souffrance , de voir des malheureux , courbés sous le travail de six journées , venir au septième jour se reposer à genoux , regarder de hautes colonnes , une voûte , des arceaux , un autel , entendre et savourer des chants , écouter une parole morale et consolante . Oh ! Barbares , ceux qui appellent cela du temps perdu , et spéculent sur le gain des dimanches et des fêtes supprimées ! Nous autres , qui avons l' art , la science , la philosophie , nous n' avons plus besoin de l' église . Mais le peuple , le temple est sa littérature , sa science , son art. Ce qu' il y a dans le christianisme de dangereux et de funeste , le peuple ne le voit pas . L' esprit qui aspire à une haute culture réfléchie doit préalablement s' affranchir du catholicisme ; car il y a dans le catholicisme des dogmes et des tendances inconciliables avec la culture moderne . Mais qu' importe au simple tout cela ? Il ne cueille que la fleur : que lui importe que les racines soient amères ? Je m' indigne de voir un homme tant soit peu initié à la culture du XIXe siècle conserver encore les croyances et les pratiques du passé . Au contraire , quand je parcours les campagnes et que je vois à chaque angle de chemin et dans chaque chaumière les signes du plus superstitieux catholicisme , je m' attendris , et j' aimerais mieux me taire toute ma vie que de scandaliser un seul de ces enfants . Une sainte-vierge chez un homme réfléchi et chez un paysan , quelle différence ! Chez l' homme réfléchi , elle m' apparaît comme une révoltante absurdité , le signe d' un art épuisé , l' amulette d' une avilissante dévotion ; chez le paysan , elle m' apparaît comme le rayon de l' idéal qui pénètre jusque sous ce toit de chaume . J' aime cette foi simple , comme j' aime la foi du moyen âge , comme j' aime l' indien prosterné devant * Kali ou * Krischna , ou présentant sa tête aux roues du char de * Jagatnata . J' adore le sacrifice antique ; je n' ai que du dégoût pour le niais taurobole de * Julien . Le paysan sans religion est la plus laide des brutes , ne portant plus le signe distinctif de l' humanité ( animal religiosum ) . hélas ! Un jour viendra où ils devront subir la loi commune et traverser la vilaine période de l' impiété . Ce sera pour le plus grand bien de l' humanité ; mais , * Dieu ! Que je ne voudrais pour rien au monde travailler à cette oeuvre -là . Que les laids s' en chargent ! Ces bonnes gens n' étant pas du XIXe siècle il ne faut pas trouver mauvais qu' ils soient de la religion du passé . Telle est ma manière : au village , je vais à la messe ; à la ville , je ris de ceux qui y vont . Je suis quelquefois tenté de verser des larmes quand je songe que , par la supériorité de ma religion , je m' isole , en apparence de la grande famille religieuse où sont tous ceux que j' aime , quand je pense que les plus belles âmes du monde doivent me considérer comme un impie , un méchant , un damné , le doivent , remarquez bien , par la nécessité même de leur foi . Fatale orthodoxie , toi qui autrefois faisais la paix du monde , tu n' es plus bonne que pour séparer . L' homme mûr ne peut plus croire ce que croit l' enfant ; l' homme ne peut plus croire ce que croit la femme ; et ce qu' il y a de terrible , c' est que la femme et l' enfant joignent leurs mains pour vous dire : au nom du ciel , croyez comme nous , ou vous êtes damné . Ah ! Pour ne pas les croire , il faut être bien savant ou bien mauvais coeur ! Un souvenir me remonte dans l' âme , il m' attriste , sans me faire rougir . Un jour , au pied de l' autel , et sous la main de l' évêque , j' ai dit au * Dieu des chrétiens : dominus pars haereditatis meae et calicis mei ; tu es qui restitues haereditatem meam mihi . j' étais bien jeune alors , et pourtant j' avais déjà beaucoup pensé . à chaque pas que je faisais vers l' autel , le doute me suivait ; c' était la science , et , enfant que j' étais , je l' appelais le démon . Assailli de pensées contraires , chancelant à vingt ans sur les bases de ma vie , une pensée lumineuse s' éleva dans mon âme et y rétablit pour un temps le calme et la douceur : qui que tu sois , m' écriai -je dans mon coeur , ô * Dieu des nobles âmes , je te prends pour la portion de mon sort . Jusqu'ici je t' ai appelé d' un nom d' homme ; j' ai cru sur parole celui qui dit : je suis la vérité et la vie . Je lui serai fidèle en suivant la vérité partout où elle me mènera . Je serai le véritable nazaréen , tandis que , renonçant aux vanités et aux superfluités de la terre , je n' aurai d' amour que pour les belles choses , et ne proposerai à mon activité d' autre objet ici-bas . Eh bien ! Aujourd'hui je ne me repens pas de cette parole , et je redis volontiers : dominus pars haereditatis meae , et j' aime à songer que je l' ai prononcée dans une cérémonie religieuse . Les cheveux ont repoussé sur ma tête ; mais toujours je fais partie de la sainte milice des déshérités de la terre . Je ne me tiendrai pour apostat que le jour où des intérêts usurperaient dans mon âme la place des choses saintes , le jour où , en pensant au * Christ de l' évangile , je ne me sentirais plus son ami , le jour où je prostituerais ma vie à des choses inférieures , et où je deviendrais le compagnon des joyeux de la terre . funes ceciderunt mihi in praeclaris ! mon lot sera toujours avec les déshérités ; je serai de la ligue des pauvres en esprit . Que tous ceux qui adorent encore quelque chose s' unissent par l' objet qu' ils adorent . Le temps des petits hommes et des petites choses est passé ; le temps des saints est venu . L' athée , c' est l' homme frivole ; les impies , les païens , ce sont les profanes , les égoïstes , ceux qui n' entendent rien aux choses de * Dieu ; âmes flétries qui affectent la finesse et rient de ceux qui croient ; âmes basses et terrestres , destinées à jaunir d' égoïsme et à mourir de nullité . Comment , ô disciples du * Christ , faites -vous alliance avec ces hommes ? Oh ! Ne vaudrait -il pas mieux nous asseoir les uns et les autres à côté de la pauvre humanité , assise morne et silencieuse sur le bord du chemin poudreux , pour relever ses yeux vers le doux ciel qu' elle ne regarde plus ? Pour nous , le sort en est jeté ; et quand même la superstition et la frivolité , désormais inséparables et auxiliaires l' une de l' autre , parviendraient à engourdir pour un temps la conscience humaine , il sera dit qu' en ce XIXe siècle , le siècle de la peur , il y eut encore quelques hommes qui , nonobstant le mépris vulgaire , aimèrent à être appelés des hommes de l' autre monde ; des hommes qui crurent à la vérité , et se passionnèrent à sa recherche , au milieu d' un siècle frivole , parce qu' il était sans foi , et superstitieux parce qu' il était frivole . J' ai été formé par l' église , je lui dois ce que je suis , et ne l' oublierai jamais . L' église m' a séparé du profane , et je l' en remercie . Celui que * Dieu a touché sera toujours un être à part : il est , quoi qu' il fasse , déplacé parmi les hommes , on le remarque à un signe . Pour lui les jeunes gens n' ont pas d' offres joyeuses , et les jeunes filles n' ont point de sourire . Depuis qu' il a vu * Dieu , sa langue est embarrassée ; il ne sait plus parler des choses terrestres . ô * Dieu de ma jeunesse , j' ai longtemps espéré revenir à toi enseignes déployées et avec la fierté de la raison , et peut-être te reviendrai -je humble et vaincu comme une faible femme . Autrefois tu m' écoutais ; j' espérais voir quelque jour ton visage ; car je t' entendais répondre à ma voix . Et j' ai vu ton temple s' écrouler pierre à pierre , et le sanctuaire n' a plus d' écho , et , au lieu d' un autel paré de lumières et de fleurs , j' ai vu se dresser devant moi un autel d' airain , contre lequel va se briser la prière , sévère , nu , sans images , sans tabernacle , ensanglanté par la fatalité . Est -ce ma faute ? Est -ce la tienne ? Ah ! Que je frapperais volontiers ma poitrine , si j' espérais entendre cette voix chérie qui autrefois me faisait tressaillir . Mais non , il n' y a que l' inflexible nature ; quand je cherche ton oeil de père , je ne trouve que l' orbite vide et sans fond de l' infini , quand je cherche ton front céleste , je vais me heurter contre la voûte d' airain , qui me renvoie froidement mon amour . Adieu donc , ô * Dieu de ma jeunesse ! Peut-être seras -tu celui de mon lit de mort . Adieu ; quoique tu m' aies trompé , je t' aime encore ! NOTES AVENIR DE LA SCIENCE Cette tendance à placer l' idéal dans le passé est particulière aux siècles qui reposent sur un dogme inattaqué et traditionnel . Au contraire , les siècles ébranlés et sans doctrine , comme le nôtre , doivent nécessairement en appeler à l' avenir , puisque le passé n' est plus pour eux qu' une erreur . Tous les peuples anciens plaçaient l' idéal de leur nation à l' origine ; les ancêtres étaient plus que des hommes ( héros , demi-dieux ) . Voyez au contraire , à l' époque d' * Auguste , quand le monde ancien commence à se dissoudre , ces aspirations vers l' avenir , si éloquemment exprimées par le poète incomparable dans l' âme duquel les deux mondes s' embrassèrent . Les nations opprimées font de même : * Arthur n' est pas mort , * Arthur reviendra . Le plus puissant cri qu' une nation ait poussé vers l' avenir , la croyance de la nation juive au messie , cette croyance , dis -je , naquit et grandit sous l' étreinte de la persécution étrangère . L' embryon se forme à * Babylone ; il se fortifie et se caractérise sous les persécutions des rois de * Syrie ; il aboutit sous la pression romaine . J' ai vu des hommes du peuple plongés dans une vraie extase à la vue des évolutions des cygnes d' un bassin . Il est impossible de calculer à quelle profondeur ces deux simples vies se pénétraient . évidemment le peuple , en face de l' animal , le prend comme son frère , comme vivant d' une vie analogue à la sienne . Les esprits élevés , qui redeviennent peuple , éprouvent le même sentiment . Quelle bonhomie , par exemple , que celle de savants souvent éminents , déclarant en tête de leurs ouvrages qu' ils n' ont pas eu l' intention d' empiéter sur le terrain de la religion , qu' ils ne sont pas théologiens et que les théologiens ne peuvent pas trouver mauvaises leurs tentatives d' humble philosophie naturelle . Il y a en * France des hommes qui admirent beaucoup l' établissement religieux de l' * Angleterre , parce que c' est de tous le plus conservateur . à mes yeux , ce système est le plus illogique et le plus irrévérencieux envers les choses divines . Telle me paraît être la vraie définition du hasard dans l' histoire , bien mieux que : et quia saepe latent causae , fortuna vocatur . * Gustave- * Adolphe est atteint d' un boulet à * Lutzen , et sa mort change la face des affaires en * Europe . Voilà un fait dont la cause n' est nullement ignorée , mais qui peut néanmoins s' appeler hasard ou part irrationnelle de l' histoire , parce que la direction d' un boulet à quelques centimètres près n' est pas un fait proportionné aux immenses conséquences qui en sortirent . La vie n' est pas autre chose : aspiration de l' être à être tout ce qu' il peut être ; tendance à passer de la puissance à l' acte . * Dante , qui , dans son livre de * Monarchia , a eu sur l' humanité des idées presque aussi avancées que les plus hardis humanitaires , a supérieurement vu cela : proprium opus humani generis totaliter accepti est actuare semper totam potentiam intellectus possibilis ( de * Monarchia , I ) . * Herder dit de même : " la perfection d' une chose consiste en ce qu' elle soit tout ce qu' elle doit et peut être . La perfection de l' individu est donc qu' il soit lui-même dans toute la suite de son existence . " ( ueber den charakter der Menschheit . ) l' année 1789 sera dans l' histoire de l' humanité une année sainte , comme ayant vu la première se dessiner , avec une merveilleuse originalité et un incomparable entraînement , ce fait auparavant inconnu . Le lieu où l' humanité s' est proclamée , le jeu de paume , sera un jour un temple ; on y viendra comme à * Jérusalem , quand l' éloignement aura sanctifié et caractérisé les faits particuliers en symbole des faits généraux . Le * Golgotha ne devint sacré que deux ou trois siècles après * Jésus . Voir comme éminemment caractéristique la déclaration des droits dans la constitution de 91 . C' est le XVIIIe siècle tout entier ; le contrôle de la nature et de ce qui est établi , l' analyse , la soif de clarté et de raison apparente . Que dire , par exemple , de notre éducation universitaire , réduite à une pure discipline extérieure ? Rien pour l' âme et pour la culture morale . Est -il étonnant , du reste , que * Napoléon ait conçu un collège comme une caserne ou un régiment ? Notre système d' éducation , sans que nous nous en doutions , est encore trait pour trait celle des jésuites : idée que l' on style l' homme par le dehors , oubli profond de l' âme qui vivifie , machinisme intellectuel . Les langues offrent un curieux exemple de ceci . Les langues maniées , tourmentées , refaites de main d' homme , comme le français , en portent l' empreinte ineffaçable dans leur manque de flexibilité , leur construction pénible , leur défaut d' harmonie . La langue française , faite par des logiciens , est mille fois moins logique que l' hébreu ou le sanskri , créés par les instincts d' hommes primitifs . J' ai développé ce point dans un essai sur l' origine du langage , inséré dans la liberté de penser , revue philosophique ( 15 septembre et 15 décembre 1848 ) . Voir , par exemple , les considérations sur la * France , de * M * De * Maistre . L' ingénieux publiciste a vu le défaut des réformateurs , l' artificiel , le formalisme , la fureur d' écrire et de rédiger ce qui est plus fort quand il n' est pas écrit . Mais il n' a pas vu que ces défauts étaient nécessaires comme condition d' un progrès ultérieur . * Voltaire n' a pas prétendu dire autre chose dans ses nombreuses attaques contre l' optimisme : ce sont de justes satires des absurdités de son siècle . de la démocratie en * France , p . 76 . Un peu plus loin on établit que la propriété territoriale est supérieure à toute autre , parce que le fruit en dépend moins de l' homme et plus des causes aveugles . L' extension plus ou moins grande qu' un peuple donne à la fatalité est la mesure de sa civilisation . Le cosaque n' en veut à personne des coups de fouet qu' il reçoit : c' est la fatalité ; le raïa turc n' en veut à personne des exactions qu' il souffre : c' est la fatalité . L' anglais pauvre n' en veut à personne , s' il meurt de faim : c' est la fatalité . Le français se révolte s' il peut soupçonner que sa misère est la conséquence d' une organisation sociale réformable . Par la raison , je n' entends pas seulement la raison humaine , mais la réflexion de tout être pensant , existant ou à venir . Si je pouvais croire l' humanité éternelle , je conclurais sans hésiter qu' elle atteindrait le parfait . Mais il est physiquement possible que l' humanité soit destinée à périr ou à s' épuiser , et que l' espèce humaine elle-même s' atrophie , quand la source des forces vives et des races nouvelles sera tarie . ( * Lucrèce a là-dessus de sérieux arguments , liv . V , v . 381 et suiv. ) dès lors , elle n' aura été qu' une forme transitoire du progrès divin de toute chose , et du fieri de la conscience divine . Car lors même que l' humanité n' influerait pas directement sur les formes qui lui succéderont , elle aura eu son rôle dans le progrès gradué , comme rameau nécessaire pour l' apparition des rameaux plus élevés . Bien que ceux -ci ne soient pas greffés sur le premier rameau ils le seront sur le même tronc . * Hegel est insoutenable dans le rôle exclusif qu' il attribue à l' humanité , laquelle n' est pas sans doute la seule forme consciente du divin , bien que ce soit la plus avancée que nous connaissions . Pour trouver le parfait et l' éternel , il faut dépasser l' humanité et plonger dans la grande mer ! Si je me disculpais ici de panthéisme , j' aurais l' air de le faire par condescendance pour une timidité soupçonneuse et de reconnaître à quelqu' un le droit d' exiger des protestations d' orthodoxie ; je ne le ferai donc pas . Qu' il me suffise de dire que je crois à une raison vivante de toute chose , et que j' admets la liberté et la personnalité humaine comme des faits évidents ; que par conséquent toute doctrine qui serait amenée logiquement à les nier serait fausse à mes yeux . J' ajouterai que le panthéisme ne paraît si absurde à la plupart que parce qu' ils ne le comprennent pas , et parce qu' ils entendent le principe : tout est * Dieu , dans un sens distributif , et non dans un collectif . Tout n' est point ici synonyme de chaque , pas plus que dans cette phrase : tous les départements de * France forment un espace de tant de lieues carrées . Il y aurait peu d' absurdités comparables à celle -ci : chaque objet est * Dieu . * Hegel a fort bien expliqué ceci . ( cours d' esthétique , t . Ii , p . 108 , trad. * Bénard . ) qu' est -ce que la science du moyen âge , si ce n' est une dispute ? La dispute est si chère aux scolastiques , qu' ils se la réservent , se la ménagent , et disposent leurs canons de façon à n' en pas supprimer la matière . Il y a des propositions reconnues fausses que l' on ne condamne pas , pour que l' on puisse en disputer . Lisez le traité que les théologiens appellent des lieux théologiques , vous aurez une idée de cette étrange méthode . Il ne s' agit pas du vrai , mais du controversable ; savoir n' est rien , disputer est tout . Voulez -vous un type de cette manière irrévérencieuse de traiter la science , de la prendre comme un jeu d' esprit , bon à délasser d' une vie défleurie ou à faire naître ce rire inepte , si recherché de ceux à qui est interdit le rire de bon aloi , lisez le journal de * Trévoux et en général les ouvrages scientifiques sortis de la même compagnie , laquelle , pour le dire en passant , n' a pu produire un seul savant sérieux ( * Kircher peut-être excepté , lequel a bien aussi ses folies ; mais ces folies étaient celles de son siècle ) , et a produit par contre quelques types incomparables du charlatanisme scientifique , * Bougeant , * Hardouin , etc. Tout cela est du même ordre que le petit genre tout innocent et paterne des poètes de la société , du * Cerceau , * Commire , * Rapin , etc . - les travaux des bénédictins sont d' un tout autre ordre , mais ne prouvent pas contre ma thèse . Le besoin de remplir une vie calme et retirée par d' utiles travaux , des goûts studieux , l' instinct de la compilation et des collections , peuvent rendre à l' érudition d' immenses services , mais ne constituent pas l' amour pur de la science . Supposé que les égards de * Descartes pour la théologie ne fussent pas purement politiques ; ce que je ne pense pas . * Descartes était un esprit absolu , tout à fait dépourvu de critique ; il a bien pu croire à plein au christianisme . Cela est si vrai que les esprits à demi critiques ne se résignent à admettre le miracle que dans l' antiquité . Des récits qui feraient sourire , si on les donnait comme contemporains , passent grâce à la fantasmagorie de l' éloignement . Il semble qu' on admette tacitement que l' humanité primitive vivait sous d' autres lois que les nôtres . Cette chose merveilleuse comme chaque nation se reflète naïvement dans la physionomie de ses miracles . Comparez le miracle des hébreux grave , sévère , sans variété comme * Jehova ; le miracle évangélique bienfaisant et moral , le miracle talmudique dégoûtant de vulgarité , le miracle byzantin terne et sans poésie , le miracle du moyen âge gracieux et sentimental ; le miracle espagnol et jésuitique , matérialiste , amollissant , immoral . Cela n' est pas étonnant , puisque chaque peuple ne fait que mettre en scène dans ses miracles les agents surnaturels du gouvernement de l' univers , tels qu' il les entend ; or ces agents , chaque race les façonne sur son propre modèle . Déjà l' étude de la science et de la philosophie grecques , avait produit chez les musulmans au moyen âge un résultat analogue . La plupart des philosophes arabes étaient hétérodoxes ou incroyants . * Averroès peut être considéré comme un rationaliste pur . Mais ce beau mouvement fut comprimé par la persécution des musulmans rigides . Le nombre et l' influence des philosophes ne furent pas assez grands pour emporter la balance , comme cela a eu lieu en * Europe . Voir l' admirable peinture de la réaction dévote du commencement du XVIIe siècle , dans * Michelet , du prêtre , de la femme , de la famille , chap. I , et en général tout ce livre , peinture si vive et si originale des faits les plus délicats et les plus indescriptibles . Il y a là tout un monde que personne n' ose dire . Voir encore la fine analyse psychologique que * M * Sainte- * Beuve a si malheureusement intitulée volupté . ne pas oublier das ewig weibliche à la fin de * Faust , et * Méphistophélès vaincu par des roses tout en blasphémant , et l' admirable épisode de * Dorothée et d' * Agnès dans la pucelle : et se sentant quelque componction , elle comptait s' en aller à confesse ; car de l' amour à la dévotion il n' est qu' un pas ; l' une et l' autre est faiblesse . une rigoureuse analyse psychologique classerait l' instinct religieux inné chez les femmes dans la même catégorie que l' instinct sexuel . Tout cela apparaît pour la première fois au moyen âge d' une manière caractérisée dans les lollards , béguards , fraticelles , pauvres de * Lyon , humiliati , flagellants , etc . Cette opposition produit quelquefois d' étranges effets . Certaines faiblesses des plus fiers rationalistes ne s' expliquent que par là . Il vient de moments de dégel , où tout se couvre d' humidité , devient flasque et sans tenue . J' ai souvent songé que ce type ( haute fierté intellectuelle , jointe aux faiblesses les plus féminines ) pourrait servir de sujet à un roman psychologique . * Faust ne correspond qu' à une partie de ce que j' imagine . Les anciens , par une de ces distinctions que bannit notre physique , parce qu' elles ne s' appuient pas sur des faits assez précis , et qui pourtant avaient tant de vérité , distinguaient chaleur sèche et chaleur humide . Cette distinction est juste , du moins en psychologie . J' ai entendu un homme , excellent du reste , se réjouir du choléra ; car , disait -il , ces calamités opèrent un retour aux idées religieuses . Cela , du reste , est conséquent . Qu' importe , pourvu que les âmes soient sauvées ? Au fond , les différences entre les sectes religieuses ne sont pas moindres . Mais elles ne frappent pas autant , parce qu' on ne les voit pas exister simultanément dans un même pays , tandis que la philosophie est toujours envisagée synoptiquement et comme solidaire dans toutes ses parties . Aussi dans les pays où plusieurs sectes sont en présence , le scepticisme religieux ne tarde pas à se produire . Dans l' impossibilité d' exposer avec précision de telles idées , je renvoie à l' hymne où , dès ma première jeunesse , je cherchai à exprimer ma pensée religieuse , à la fin du volume . ( on l' a supprimée . ) soient , par exemple , les preuves de l' existence de * Dieu de * Descartes . Jamais esprit de quelque finesse ne les a prises au sérieux , et je plaindrais fort celui dont la foi religieuse ne serait étayée que sur ce scolastique échafaudage . Et pourtant elles sont vraies au fond , toutes également vraies , mais étroitement exprimées . C' est en cela qu' excelle l' * Allemagne . Ses aperçus sont complètement individuels et intraduisibles . Si l' on en change tant soi peu le tour , ils disparaissent , comme des essences qui s' évaporent si on les fait passer d' un vase à un autre . Tel ouvrage allemand de premier ordre est lourd et insupportable en français ; ôtez à l' eau de rose sa senteur , elle ne vaut pas de l' eau ordinaire . Soit , par exemple , l' admirable introduction de * G * De * Humboldt à son essai sur le kawi , où se trouvent réunies les plus fines vues de l' * Allemagne sur la science des langues , cet essai serait traduit en français qu' il n' aurait aucun sens et paraîtrait d' une insigne platitude : et c' est là ce qui en fait l' éloge ; cela prouve la délicatesse du trait . * Fichte , par exemple , répète sans cesse dans sa méthode pour arriver à la vie bienheureuse : " ceci n' est -il pas parfaitement évident , plus clair que le soleil ? Aucun esprit bien fait ne peut ne pas le comprendre . " quand un homme sincère parle sur ce ton , je le crois toujours . Car comment un esprit droit , appliqué sérieusement à son objet , verrait -il faux ? Il est donc certain que le système de * Fichte était parfaitement vrai pour lui , au point de vue où il se plaçait . Ainsi les hypothèses sur l' électricité , le magnétisme , expliquent les phénomènes ; elles sont un lien commode entre les faits ; mais on ne les prend pas comme ayant une valeur absolue et correspondant à des réalités physiques . " je vois la mer , des rochers , des îles , " dit celui qui regarde par les fenêtres au nord du château . " je vois , des arbres , des champs , des prés , " dit celui qui regarde par les fenêtres du sud . Ils auraient bien tort de se disputer ; ils ont raison tous les deux . Le type de cet esprit , c' est bien * Joseph * De * Maistre , un grand seigneur impatient des lentes discussions de la philosophie : pour dieu ! Une décision , et que ce soit fini ! Vraie ou fausse , n' importe . L' essentiel est que je sois en repos . Un pape infaillible , c' est bien plus court . Infaillible ! ... oh ! C' est faire trop d' honneur à ces vils mortels . Non , un pape sans appel ! Je ne connais rien de plus touchant et de plus naïf que les efforts que font les croyants , emportés forcément par le mouvement scientifique de l' esprit moderne , pour concilier leurs vieilles doctrines avec cette formidable puissance , qui les commande quoi qu' ils fassent . Si l' on ouvrait telle conscience , on trouverait là des trésors de pieuses subtilités , vraiment édifiants et indices d' une bien aimable moralité . L' un des hommes qui ont le plus vigoureusement insulté la nature humaine au profit de la révélation , a dit quelque part ( voir l' univers du 26 mars 1849 ) qu' il préférait de beaucoup * Rabelais , * Parny et * Pigault- * Lebrun à * Lamartine . Je le crois sans peine . * Voltaire aussi trouvait mieux son affaire avec le curé de * Versailles , qui caressait tour à tour et volait ses ouailles , qu' avec saint * Vincent * De * Paul ou saint * François * De * Sales . Il y aurait une curieuse recherche à faire sur le prix plus ou moins élevé de la vie humaine aux diverses phases du développement de l' humanité . On trouverait que ce prix a toujours été estimé sur sa valeur réelle , c' est-à-dire qu' on a beaucoup plus respecté la vie humaine aux époques où elle a réellement le plus de valeur . La conscience se faisant peu à peu et traversant des degrés divers , une conscience a d' autant plus de valeur qu' elle est plus faite , plus avancée . L' homme civilisé qui se possède si énergiquement est bien plus homme , si j' ose le dire , que le sauvage qui se sent à peine , et dont la vie n' est qu' un petit phénomène sans valeur . Voilà pourquoi le sauvage tient très peu à la vie ; il l' abandonne avec une facilité étrange , et l' ôte aux autres comme en se jouant . Chez lui , la personnalité est à peine nouée . L' animal , et jusqu'à un certain point l' enfant , voient la mort d' un de leurs semblables sans effroi . Le prix qu' on fait de la vie pour soi est toujours celui qu' on en fait pour les autres . Plusieurs faits de notre révolution ne s' expliquent que par là . La vie était tombée à un effrayant bon marché . Le christianisme , par ses tendances universelles et catholiques , a contribué à affaiblir le culte antique de la patrie . Le chrétien fait partie d' une société bien plus étendue et plus sainte , qu' il doit au besoin préférer à son pays . * Dieu me garde d' insulter un esprit aussi distingué que * Franklin . Mais comment un homme de quelque sens moral et philosophique a -t-il pu écrire des chapitres intitulés : conseils pour faire fortune . - avis nécessaire à ceux qui veulent être riches . - moyens d' avoir toujours de l' argent dans sa poche . " grâce à ces moyens , ajoute -t-il , le ciel brillera pour vous d' un éclat plus vif , et le plaisir fera battre votre coeur . Hâtez -vous donc d' embrasser ces règles et d' être heureux . " voilà un charmant moyen pour ennoblir la nature humaine . La libation est de tous les usages de l' antiquité celui qui me semble le plus religieux et le plus poétique : sacrifice ( perte sèche , comme diraient les gens positifs ) des prémices à l' invisible . La même application irrationnelle , mais énergique et belle , d' un principe de la nature humaine se remarque dans les idées des religions sur l' expiation . Le besoin d' expiation , après une vie immorale ou frivole , est très légitime ; l' erreur est d' avoir cru qu' il s' agissait de se punir . La seule pénitence raisonnable , c' est le repentir et le retour avec plus d' amour à la vie sérieuse et belle . Les petits esprits qui conçoivent la perfection comme une médiocrité , résultant de la neutralisation réciproque des extrêmes , appellent cela des excès ; mais c' est là une étroite et mesquine manière d' expliquer de pareils faits . Ce qu' il y faut blâmer , ce n' est pas le trop d' énergie , c' est la mauvaise direction donnée à de puissants instincts . Ces harmonieuses plaintes sont devenues un des thèmes les plus féconds de la poésie moderne . Après celle de * Jouffroy , je n' en connais pas de plus vraies que celles de * Louis * Feuerbach , un des représentants les plus avancés de l' école ultra-hégélienne ( souvenirs de ma vie religieuse , à la suite de la religion de l' avenir ) . Ce regret ne se remarque pas chez les premiers sceptiques ( les philosophes du XVIIIe siècle par exemple ) lesquels détruisaient avec une joie merveilleuse et sans éprouver le besoin d' aucune croyance , préoccupés qu' ils étaient de leur oeuvre de destruction et du vif sentiment de l' exertion de leur force . * Héraclite concevait les astres comme des météores s' allumant à temps dans des réceptacles préparés à cette fin , sortes de chaudrons , qui , en nous tournant leur partie obscure , produisent les phases , les éclipses , etc . * Anaxagore croit que la voûte du ciel est de pierre , et conçoit le soleil et les astres comme des pierres enflammées . * Cosmas * Indicopleustès imagine le monde comme un coffre oblong ; la terre forme le fond ; aux quatre côtés s' élèvent de fortes murailles , et le ciel forme le couvercle cintré . Les hébreux supposaient le ciel semblable à un miroir d' airain ( * Job , XXXVII , 18 ) , soutenu par des colonnes ( * Job , XXVI , 11 ) ; au-dessus sont les eaux supérieures , qui en tombent par des soupapes ou fenêtres munies de barreaux , pour former la pluie ( ps . LXXVIII , 23 ; gen. , vii , 11 ; viii . 2 ) . * Strepsiade se faisait un système de météorologie analogue , quoique un peu plus burlesque ( * Aristoph. , nuées , v . 372 ) . Dirai -je que l' on peut déjà en soupçonner quelque chose ? En effet , le terme du progrès universel étant un état où il n' y aura plus au monde qu' un seul être , un état où toute la matière existante engendrera une résultante unique , qui sera * Dieu ; où * Dieu sera l' âme de l' univers , et l' univers le corps de * Dieu , et où , la période d' individualité étant traversée , l' unité , qui n' est pas l' exclusion de l' individualité , mais l' harmonie et la conspiration des individualités , régnera seule ; on conçoit , dis -je , que dans un pareil état , qui sera le résultat des efforts aveugles de tout ce qui a vécu , où chaque individualité , jusqu'à celle du dernier insecte , aura eu sa part , toute individualité se retrouve , comme dans le son lointain d' un immense concert . C' est ainsi , du moins , que j' aime à l' entendre . Voir d' admirables pages de * Spiridion , présentées cependant sous des formes trop substantielles . Admirable expression de * Schiller . Je parle surtout ici de la * France . Les succès de * M * Ronge et des catholiques allemands prouvent qu' un mouvement religieux n' est pas tout à fait impossible en * Allemagne . L' apparition incessante de nouvelles sectes , que les catholiques reprochent aux protestants comme une marque de faiblesse , prouve , au contraire , que le sentiment religieux vit encore parmi eux , puisqu' il y est encore créateur . En * France , il n' y a pas de danger que cela arrive : tout est figé . Rien de plus mort que ce qui ne bouge pas . Plusieurs faits témoignent aussi que la fécondité religieuse n' est pas éteinte en * Angleterre . Quant à l' * Orient , les arabes font observer que la liste des prophètes n' est pas close , et les succès des wahhabites prouvent qu' un nouveau mahomet n' est pas impossible . J' ai souvent fait réflexion qu' un européen habile , sachant l' arabe , présentant une légende par laquelle il se rattacherait de façon ou d' autre à une branche de la famille du prophète , et prêchant avec cela les doctrines d' égalité ou de fraternité , si susceptibles d' être bien comprises par les arabes , pourrait , avec huit ou dix mille hommes , faire la conquête de l' * Orient musulman , et y exciter un mouvement comparable à celui de l' islamisme . * Fichte , dans l' ouvrage où se révèle le mieux son admirable sens moral , a merveilleusement exprimé ce sacerdoce de la science ( de la destinée du savant et de l' homme de lettres , 4e leçon . Voyez aussi méth . Pour arriver à la vie bienheureuse , 4e leçon ) . Cela est si vrai que des peuples entiers ont manqué d' un tel système religieux ; ainsi les chinois qui n' ont jamais connu que la morale naturelle , sans aucune croyance mythique . Le culte de Fo ou Buddha est , on le sait , étranger à la * Chine . Comment ne pas exprimer aussi un regret sur cette déplorable nullité à laquelle est condamnée la province , faute de grandes institutions et de mouvement littéraire ! Quand on songe que chaque petite ville d' * Italie au XVIe siècle avait son grand maître en peinture et en musique , et que chaque ville de 3 , 000 âmes en * Allemagne est un centre littéraire , avec imprimerie savante , bibliothèque et souvent université , on est affligé du peu de spontanéité d' un grand pays , réduit à répéter servilement sa capitale . La distinction du bon goût parisien et du mauvais goût provincial est la conséquence de la même organisation intellectuelle ; or , cette distinction est aussi mauvaise pour la capitale que pour la province ; elle donne à la question de goût une importance exagérée . Tout cela prouve aussi une chose assez triste , c' est que l' art , la science et la littérature ne fleurissent pas chez nous par suite d' un besoin intime et spontané , comme dans l' ancienne * Grèce , comme dans l' * Italie du XVe siècle ; puisque , là où il n' y a pas d' excitation extérieure , rien ne se produit . Les allemands qui ont étudié notre système d' instruction publique prétendent que certains cours des lycées , ceux de philosophie , par exemple , rappellent seuls l' enseignement des universités allemandes . Voir l . * Hahn , das unterrichtswesen in frankreich , * Breslau , 1848 , 2e partie . Voici le programme d' une fête universitaire de * Koenigsberg " conditi prussiarum regni memoriam anniversariam die XVIII jan . Mdcccxl in auditorio maximo celebrandam indicunt , prorector , director , cancellarius et senatus academiae albertinae . Inest dissertatio de nominum tertiae declinationis vicissitudine ... * G . - * B . * Winer défraya une douzaine de solennités académiques avec une série de dissertations sur l' usage des verbes composés d' une préposition dans le nouveau testament . voir les actes des congrès annuels des philologues allemands : verhandlungen der versammlungen deutscher philologen und schulmoenner . * Malebranche , dans son admirable quoique trop sévère chapitre sur * Montaigne , l' avait déjà appelé un pédant à la cavalière . * Pascal , les logiciens de * Port- * Royal et * Malebranche avaient saisi très finement cette petite prétention de l' auteur des essais . cela est si vrai qu' un même sentiment peut fournir de la poésie , de l' éloquence , de la philosophie , selon qu' on le fait diversement vibrer ; à peu près comme les vibrations diverses d' un même fluide produisent chaleur et lumière . * Stobée , Apophth. , 8 . Ii . P. 44 , édit. * Gaisford . * Quintilien avait bien raison de dire : grammatica plus habet in recessu quam fronte promittit . voir l' histoire de la philologie classique dans l' antiquité ( geschichte der klassischen philologie im alterthum ) , par * M * Graefenhan , * Bonn , 1843 - 46 . Voici les objets divers qu' il y a fait rentrer : 1 grammaire , et ses diverses parties ; rhétorique , lexilogie ( étymologie , synonymique , lexicographie , glossographie , onomatologie , dialectographie ) . - 2 exégèse , allégorique , verbale , commentaires des rhéteurs , des grammairiens , des sophistes , scholies , paraphrases , traductions , imitations . - 3 critique des textes , critique littéraire ( authenticité , etc. ) , critique , esthétique . - 4 érudition , théologie , mythographie , politique , chronologie , géographie , littérature ( compilateurs , abréviateurs , bibliographie , biographie , histoire littéraire ) , histoire et théorie des beaux-arts . - * M * Haase , dans le journal d' * Iéna , critique vivement l' emploi d' une acception aussi vaste ( neue jenaische literatur-zeitung , febr 1845 , numéro 35 - 37 ) . - l' école de * Heyne et de * Wolf entendait par philologie la connaissance approfondie du monde antique ( grec et romain ) sous toutes ses faces , en tant qu' elle est nécessaire à la parfaite intelligence de ces deux littératures . Ainsi l' entendait l' antiquité . La grammaire , c' était l' encyclopédie , non pour la science positive elle-même , mais comme moyen nécessaire pour l' intelligence des auteurs . Tout était rapporté à ce but littéraire . Le tableau le plus complet de tout ce que devait savoir le grammairien ancien , se trouve dans l' éloge que * Stace fait de son père ( * Sylv ) . mot de * Cratès de * Mallos : " le grammairien , c' est le manoeuvre ; le critique , c' est l' architecte . " * Wegener , de aula attalica , recueil des fragments de * Cratès . Je parle seulement du moyen âge scolastique , du XIe au XVe siècle . Les rhéteurs de l' époque carlovingienne sont bien les successeurs des grammairiens romains , et ne sont que trop philologues dans le sens étroit et verbal . * Roger * Bacon , en qui se remarquent les premières étincelles de l' esprit moderne , et qui presque seul , en un espace de dix siècles , comprit la science comme nous la comprenons , avait déjà deviné la philologie . Il consacre la troisième partie de l' opus majus à l' utilité de l' étude des langues anciennes ( grec , arabe , hébreu ) et porte en ce sujet délicat la plus parfaite justesse de vues . L' étude des langues n' est plus pour lui un moyen pour exercer le métier d' interprète ou de traducteur , comme cela avait lieu presque toujours au moyen âge ; c' est un instrument de critique littéraire et scientifique . Il faut en dire autant de la connaissance que les syriens , les arabes et les autres orientaux ( les arméniens peut-être exceptés ) eurent de la littérature grecque . Elle fut des plus grossières , parce qu' elle ne fut pas philologique . J' ai placé , dit -il , le prince des poètes à côté de * Platon , le prince des philosophes , et je suis obligé de me contenter de les regarder , puisque * Sergius est absent et que * Barlaam , mon ancien maître , m' a été enlevé par la mort . Tantôt je me console en jetant un regard sur ce chef-d'oeuvre ; tantôt je l' embrasse , et je m' écrie en soupirant : grand homme ! Avec quel bonheur je t' entendrais , si la mort n' avait fermé l' une de mes oreilles ( * Barlaam ) et si l' éloignement ne rendait l' autre impuissante ( * Sergius ) ! ( epist var , xx , Opp . p . 998 , 999 ) . Pour bien comprendre le caractère de la critique ancienne , voir l' excellent article de * M * Egger sur * Aristarque ( revue des deux mondes , 1er février 1846 ) . aristarchus homeri versum negat quem non probat . il serait à désirer que * Porson , * Brunck , et bien d' autres critiques allemands n' eussent pas choisi cet étrange moyen de devenir des aristarques . C' est ainsi que les arabisants européens croient sans témérité mieux entendre certains passages du * Coran que les arabes . C' est ainsi encore que les hébraïsants modernes corrigent plusieurs explications de textes anciens donnés dans les livres hébreux d' une composition plus moderne , dans les chroniques ou paralipomènes par exemple , et relèvent même dans les livres anciens des étymologies plus que hasardées . Nul de nos philologues ne prétend mieux savoir le grec que * Platon , le latin que * Varron ; et pourtant nul d' entre eux ne se fait scrupule de corriger les étymologies de * Platon et de * Varron . Les vrais manuels de l' antiquité sont les compilations du Ve et du VIe siècle , celles de * Marcien * Capella , d' * Isidore * De * Séville , de * Boèce , etc. Le déluge des livres élémentaires est aussi chez nous un fait assez récent et ne témoigne certainement pas d' un progrès . Dans l' éducation vive , l' enfant fait pour lui le travail qu' on lui épargne par ces moyens artificiels , ce qui est d' un grand avantage pour l' originalité . Le XVIIe siècle apprenait mieux le latin dans les auteurs , ou même dans * Despautères , que nous ne l' avons appris dans * Lhomond , et qu' on ne l' apprendra dans des grammaires bien meilleures . Ici , comme en tant d' autres choses , on s' est laissé prendre à ce sophisme : nos pères ont fait merveille avec des méthodes médiocrement régulières . Que ne feront pas nos enfants quand tout sera réglé et perfectionné ? Dans les exercices de gymnastique , la perfection de l' outil n' importe pas . * Polybe consacre un livre de son histoire aux notions les plus élémentaires de géographie et s' arrête à expliquer les points cardinaux , etc. , comme des curiosités d' un très grand intérêt . * Strabon ( géogr. , liv viii , init ) nous apprend qu' * éphore et plusieurs autres firent de même . Supposez un moment * M * Thiers commençant son histoire de la révolution par un petit cours de cosmographie . Un bachelier ès lettres sourit maintenant de la controverse animée que * Cicéron soutint contre * Tiron pour savoir si toutes les villes du * Péloponèse sont maritimes , et s' il y a des ports en * Arcadie ( lettres à * Atticus , liv IV , 2 ) . Jamais les anciens ne sont bien nettement sortis du point de vue étroit où l' esthétique est censée donner des règles à la production littéraire ; comme si toute oeuvre devait être appréciée par sa conformité avec un type donné , et non par la quantité de beauté positive qu' elle présente . Une seule règle peut être donnée pour produire le beau : " élevez votre âme , sentez noblement et dites ce que vous sentez . " la beauté d' une oeuvre , c' est la philosophie qu' elle renferme . Les réformateurs du XVIe siècle sont des philologues . Au XVIIIe siècle , l' oeuvre s' accomplit surtout au nom des sciences positives . D' * Alembert et l' encyclopédie caractérisent ce nouvel esprit . Que serait -ce donc , si à l' expérimentation scientifique on pouvait joindre l' expérimentation pratique de la vie ? * Saint- * Simon mena , comme introduction à la philosophie , la vie la plus active possible , essayant toutes les positions , toutes les jouissances , toutes les façons de voir et de sentir , et se créant même des relations factices , qui n' existent pas ou se présentent rarement dans la réalité . Il est certain que l' habitude de la vie apprend , autant que les livres , et constitue une culture pour ceux qui n' en ont pas d' autre . Le seul homme inculte ( inhumanus ) est celui qui n' a pu participer ni à la culture pratique ni à la culture scientifique . Je dois répéter , pour éviter un étrange malentendu , que dans tout ce qui précède j' ai pris le mot de philologie dans le sens des anciens , comme synonyme de polymathie : ( ... ) ( * Platon , legg . I , 641 , e ) . - quae quidem erant ( ... ) et dignitatis meae , dit * Cicéron en parlant de quelques demandes qu' il avait adressées à * Cléopâtre ( ad atticum , liv XV , ép XV ) . Ainsi ( t v , p 47 - 48 ) * M * Comte prophétise a priori que l' étude comparée des langues amènera à en reconnaître l' unité comme fait historique , car , dit -il , chaque espèce d' animal n' a qu' un cri . Or , c' est tout le contraire qui est arrivé . Les visions pseudo-daniéliques sont à mes yeux le plus ancien essai de philosophie de l' histoire , et reste fort intéressant à cet égard . La peine que se donne * M * Jouffroy pour attribuer un sens spécial au mot philosophie vient de ce qu' il n' a pas assez remarqué le sens conventionnel qu' on prête à ce mot en * France . ( voir son mémoire sur l' organisation des sciences philosophiques . ) * Cicéron , Tuscul. , v , 3 . Cité comme de * Pythagore . * M * Villemain écrivait à * Geoffroy * Saint- * Hilaire , après avoir lu la partie générale de son cours sur les mammifères : " l' histoire naturelle ainsi entendue est la première des philosophies " . On pourrait en dire autant de toutes les sciences , si elles étaient traitées par des * Geoffroy * Saint- * Hilaire . Cela doit même être admis dans les idées du théisme ancien , puisque , suivant cette manière de concevoir le système des choses , * Dieu est regardé comme ne créant plus dans le temps , mais ayant tout créé à l' origine . La vraie psychologie , c' est la poésie , le roman , la comédie . Une foule de choses ne peuvent s' exprimer qu' ainsi . Ce qu' on appelle psychologie , celle des écossais par exemple , n' est qu' une façon lourde et abstraite , qui n' a nul avantage , d' exprimer ce que les esprits fins ont senti bien avant que les théoriciens ne le missent en formules . " entourons , dit * M * Michelet , écoutons ce jeune maître des vieux temps ; il n' a nullement besoin pour nous instruire de pénétrer ce qu' il dit ; mais c' est comme un témoin vivant : il y était , il en sait mieux le conte . " ( du peuple , p 212 . ) * M * Ozanam a montré d' une façon non subtile que * Dante a conçu l' unité de l' humanité d' une façon presque aussi avancée que les modernes . Le christianisme par sa catholicité était un puissant acheminement vers cette idée . Ce n' est toutefois que vers la fin du XVIIIe siècle qu' elle nous apparaît parfaitement dessinée . La vieille humanité française était une vertu ou une qualité morale , mais avec bien des nuances qui expliquent la transition . " je te le donne au nom de l' humanité , " dit * Don * Juan dans * Molière . Je ne sache pas qu' au XVIIe siècle on ait écrit un mot plus avancé . * M * De * Maistre pousse le paradoxe jusqu'à nier l' existence même de la nature humaine et son unité . Je connais des français , des anglais , des allemands , dit -il , je ne connais pas d' hommes . nous autres nous pensons que le but de la nature est l' homme éclairé , qu' il soit français , anglais , allemand . L' analyse psychologique des facultés telle que la font les philosophes indiens est profondément différente de la nôtre . Les noms de leurs facultés sont intraduisibles pour nous ; tantôt leurs facultés renferment plusieurs des nôtres sous un nom commun , tantôt elles subdivisent les nôtres . J' ai entendu * M * Burnouf comparer cette divergence aux coupes que ferait un emporte-pièce sur une même surface , ou mieux à deux cartes de la même région à des époques diverses superposées l' une à l' autre . Posez une carte de l' * Europe d' après les traités de 1815 sur une carte de l' * Europe au vie siècle : les fleuves , les mers et les montagnes coïncideront , mais non les divisions ethnographiques et politiques , bien que là encore certains groupes se rappellent . a dissertation on the theology of the chinese , with a view to the elucidation of the most appropriate term for expressing the deity in the chinese language , by * M * H * Medhurst , 1847 , in- 8 . Voir le rapport de * M * Mohl , dans le journal asiatique , août 1848 , page 160 . cours de littérature dramatique , t . Ier , chap. Xvii . K ( ... ) dans le sens grec . Le défaut de la plupart de nos grammaires élémentaires est de substituer le tour de règles et de procédés à l' histoire raisonnée des mécanismes de la langue . Ceci est surtout choquant , quand il s' agit des langues anciennes , lesquelles n' avaient pas de règles à proprement parler , mais une organisation vivante , dont on avait encore la conscience actuelle . " quand on a une fois trouvé le commode et le beau , dit * Fleury , on ne devrait jamais changer . " il y a encore des gens qui regrettent qu' on n' écrive plus de la même manière que sous * Louis * Xiv , comme si ce style convenait à notre manière de penser . Le même progrès a eu lieu en mathématiques . Les anciens envisageaient la quantité dans son être actuel , les modernes la prennent dans sa génération , dans son élément infinitésimal . C' est l' immense révolution du calcul différentiel . L' * Inde seule mérite à quelques égards d' être prise au sérieux et comme fournissant des documents positifs à la science . Nous avons à apprendre dans la métaphysique indienne . Les idées les plus avancées de la philosophie moderne , qui ne sont encore le domaine que d' un petit nombre , sont là doctrines officielles . L' * Inde aurait presque autant de droits que la * Grèce à fournir des thèmes à nos arts . Je ne désespère pas qu' un jour nos peintres n' empruntent des sujets à la mythologie indienne , comme à la mythologie grecque . * Narayana étendu sur son lit de lotus , contemplant * Brahma qui s' épanouit de son nombril , * Lachmi reposant sous ses yeux , n' offrirait -il pas un tableau comparable aux plus belles images grecques . Les mathématiciens trouveraient aussi dans la théorie indienne des nombres des algorithmes fort originaux . L' * Orient moderne est un cadavre . Il n' y a pas eu d' éducation pour l' * Orient ; il est aujourd'hui aussi peu mûr pour les institutions libérales qu' aux premiers jours de l' histoire . L' * Asie a eu pour destinée d' avoir une ravissante et poétique enfance , et de mourir avant la virilité . On croit rêver quand on songe que la poésie hébraïque , les moallacat et l' admirable littérature indienne ont germé sur ce sol aujourd'hui si mort , si calciné . La vue d' un levantin excite en moi un sentiment des plus pénibles , quand je songe que cette triste personnification de la stupidité ou de l' astuce nous vient de la patrie d' * Isaïe et d' * Antara , du pays où l' on pleurait * Thammuz , où l' on adorait * Jéhova , où apparurent le mosaïsme et l' islamisme , où prêcha * Jésus ! De là l' aversion ou la défiance qu' il est de bon goût de professer en * France contre les littératures de l' * Orient , aversion qui tient sans doute à la mauvaise critique avec laquelle on a trop souvent traité ces littératures , mais plus encore à nos façons trop exclusivement littéraires et trop peu scientifiques . " on a beau faire , dit * M * Sainte- * Beuve , nous n' aimons en * France à sortir de l' horizon hellénique qu' à bon escient . " à la bonne heure ; mais , devant des méthodes offrant toutes les garanties , pourquoi ces défiances incurables ? * Dugald * Stewart , dans sa philosophie de l' esprit humain ( 1827 ) croit encore que le sanskrit est un mauvais jargon composé à plaisir de grec et de latin . * Voltaire ne faisait d' ailleurs que suivre les traces des apologistes . Ceux -ci prenaient la bible comme une oeuvre absolue , en dehors du temps et de l' espace ; * Voltaire la critique comme il eût fait un livre du XVIIIe siècle , et , de ce point de vue , il y trouve bien entendu des absurdités . De là le pédantisme de toute prétention classique . Il faut laisser chaque siècle se créer sa forme et son expression originale . La littérature va dévorant ses formes à mesure qu' elle les épuise ; elle doit toujours être contemporaine à la nation . * M. * Guizot fait observer avec raison que la vraie littérature du Ve et du VIe siècle , ce ne sont pas les pâles essais des derniers rhéteurs des écoles romaines , c' est le travail populaire de la légende chrétienne . discours de * M * Burnouf , à la séance des cinq académies , le 25 octobre 1848 . le grand progrès que l' histoire littéraire a fait de nos jours a été de porter l' attention principale sur les origines et les décadences . Ce qui nous préoccupe le plus , c' est ce à quoi * Laharpe ne pensait pas . verhandlungen der versammlungen deutscher philologen und schulmanner , * Bonn 1841 . -voir un discours de * M * Creuzer sur le même sujet , au congrès de * Mannheim , 1839 . Dans les écrits anciens , ce qui nous intéresse le plus est précisément ce à quoi les contemporains ne songeaient pas : particularités de moeurs , traits historiques , faits de linguistique , etc . C' est un usage en * Bretagne de renfermer les têtes de morts dans une boîte de bois en forme de petite chapelle , au-devant de laquelle est une ouverture en forme de coeur , et c' est par là que la tête voit le jour . On a soin qu' elle soit tellement disposée à l' intérieur que l' oeil seul se montre à la lucarne . De temps en temps , on enterre ces reliques , et la procession passe à l' entour tous les dimanches . C' est pour cela que l' homme du peuple est bien plus sensible à la gloire patriotique que l' homme plus réfléchi , qui a une individualité prononcée . Celui -ci peut se relever par lui-même , par ses talents , ses titres , ses richesses . L' homme du peuple , au contraire , qui n' a rien de tout cela , s' attribue comme un patrimoine la gloire nationale et s' identifie avec la masse qui a fait ces grandes choses . C' est son bien , son titre de noblesse , à lui . Là est le secret de cette puissante adoption de * Napoléon par le peuple . La gloire de * Napoléon est la gloire de ceux qui n' en ont pas d' autres . Et encore ceux qui savent comment se font la plupart de ces recensions sont d' avis que , dans beaucoup de cas , le monographe ne saurait compter sur un seul lecteur . Le grand art des recensions , n' est plus , comme du temps de * Fréron , de juger du tout par la préface ; c' est maintenant d' après le titre qu' on se met à disserter à tort et à travers sur le même sujet que l' auteur . Les historiens du XVIIe siècle qui ont prétendu écrire et se faire lire , * Mézerai , * Velly , * Daniel , sont aujourd'hui parfaitement délaissés , tandis que les travaux de * Du * Cange , de * Baluze , de * Duchesne et des bénédictins , qui n' ont prétendu que recueillir des matériaux , sont aujourd'hui aussi frais que le jour où ils parurent . La perfection du * Parthénon consiste surtout en ce que les parties non destinées à être vues sont aussi soignées que les parties destinées à être vues . Ainsi dans la science . * Eugène * Burnouf , comment . Sur le yaçna , préf. , p . V . - voyez dans le journal des savants , avril 1848 , quelques excellentes pensées de * M * Biot sur le respect qui est dû aux travaux antérieurs . Il faut en dire autant de la connaissance que les arabes du moyen âge eurent de la littérature grecque . En voici un exemple qui n' intéressera pas seulement les théologiens . à propos du célèbre passage regnum meum non est de hoc mundo ... nunc autem regnum meum non est hinc ( * Joann. , Xviii , 36 ) , plusieurs écoles , dans des intentions très différentes , ont insisté sur le ( ... , ) et , le traduisant par maintenant , en ont tiré diverses conséquences . Cette remarque inexacte n' eût pas été si souvent répétée , si l' on eût su que cet idiotisme ( ... ) est la traduction littérale d' une locution hébraïque ( ve-atta ) , qui sert de conjonction adversative , sans aucune notion de temps . La même locution s' emploie , d' ailleurs , en grec et en latin pour signifier : or , d' ailleurs , mais . il faut donc simplement traduire : " mais mon royaume n' est pas de ce monde . " -une autre discussion des plus importantes et des plus vives de toute l' exégèse biblique ( * Isaïe , ch. Liii ) roule tout entière sur l' emploi d' un pronom ( lamo ) . traduction du bhagavata-purana de * M * Eugène * Burnouf , t . Ier , préf. , p . Iv , clxii , clxiii . * M * Auguste * Comte a beaucoup arrêté son attention sur ce difficile problème , et propose de remédier à la dispersion des spécialités en créant une spécialité de plus , celle des savants qui , sans être spéciaux dans aucune branche , s' occuperaient des généralités de toutes les sciences . ( voir cours de philosophie positive , t . Ier , 1ère leçon , p . 30 , 31 , etc . Pour le dire en passant , je ne conçois qu' un moyen de sauver cette précieuse collection et de la conserver maniable , c' est de la clore , et de déclarer , par exemple , qu' il n' y sera plus admis aucun livre postérieur à 1850 . Un dépôt séparé serait ouvert pour les publications plus récentes . Il y a évidemment une limite où la richesse d' une bibliothèque devient un obstacle et un véritable appauvrissement , par l' impossibilité de s' y retrouver . Cette limite , je la crois atteinte . Les charges qu' on impose au contribuable pour ces fins spiritualistes sont au fond un service qu' on lui rend . Il bénéficie d' un emploi de ses écus qu' il n' était pas assez éclairé pour vouloir directement . On fournit ainsi au contribuable , souvent matérialiste endurci , l' occasion , rare en sa vie , de faire un acte idéaliste . Le jour où il paie ses contributions est le meilleur de sa vie . Cela expie son égoïsme et sanctifie son bien souvent mal acquis et dont il fait mauvais usage . En général , l' impôt est la partie la mieux employée de la fortune du laïque , et elle sanctifie le reste . C' est l' analogue de ce qu' était dans les moeurs antiques , la libation , acte de haut idéalisme , prélèvement touchant fait pour l' invisible , l' inutile , l' inconnu , et qui d' un acte vulgaire fait un acte idéal . L' impôt presque tout employé à des fins civilisatrices , est , de la sorte , par sa signification suprasensible , ce qui légitime la fortune du paysan et du bourgeois ; c' en est , en tout cas , la partie la mieux employée . De profane qu' elle est , la richesse devient ainsi quelque chose de sacré . L' impôt est de notre temps ce qu' était , dans les anciens usages , la part que chacun faisait " pour sa pauvre âme " à l' église et aux oeuvres pies . Il faut , pour le bien même du contribuable , tâcher de faire cette part aussi grosse que possible , mais non en donnant au contribuable les vraies raisons qu' il ne comprendrait pas . Il faut dire qu' alors ils n' eussent pas existé . L' homme spirituel ne vit jamais de l' esprit . * Copernic ne vécut pas de ses découvertes ; il vécut de son exactitude au choeur comme chanoine de * Thorn . Les bénédictins du XVIIe siècle vécurent d' anciennes fondations n' ayant en vue que les pratiques monacales . De nos jours , le penseur et le savant vivent de l' enseignement , emploi social qui n' a presque rien de commun avec la science . Le type de cette science de grand seigneur à coups de cravache , est * M * De * Maistre . On ferait une collection des amusantes bévues qu' il débite avec son infaillibilité de gentilhomme . oratio , nous apprend -il , vient de os et ratio ( raison de la bouche , ce qui lui paraît d' une admirable profondeur ) , caecutire , caecus ut ire ; sortir , sehorstir ; maison est un mot celtique ; sopha vient de l' hébreu , de la racine saphan , laquelle , dit -il , signifie élever , d' où vient le mot sofetim , juge , les éleveurs des peuples ( encore un sens profond ) ! Le malheur est que la racine saphan n' est connue d' aucun hébraïsant et que la racine shafat , d' où vient le nom des " juges " , ne signifie en aucune façon élever . Mais c' est égal ; cela fait des éclairs de génie . Voir une belle page de * Laplace , à la fin du système du monde , 1ère édition . Voyez dans l' ouvrage d' un missionnaire anglais , * Robert * Moffat ( vingt-trois ans de séjour dans le sud de l' * Afrique ) , p . 84 , 157 , 158 ) , de curieux exemples du mythe improvisé sur place . Je vis un jour un enfant quelque temps pensif , puis tout à coup affirmer sérieusement et avec un étrange caractère d' insistance , qu' il avait vu quelques jours auparavant une tête humaine dans le soleil . Or il était évident que cette pensée venait d' éclore en son cerveau , en se combinant peut-être de quelque souvenir d' almanach . Tel est le procédé qui préside à la formation des mythes les plus anciens : le rêve affirmé . où la vie est -elle plus naïve que dans l' animal ? * Malebranche donne un coup de pied à une chienne qui était pleine , * Fontenelle en est touché : eh quoi ! Reprend le dur cartésien , ne savez -vous pas bien que cela ne sent point ? Le père * Poirson prouve ainsi que les bêtes n' ont pas d' âme : la souffrance est une punition du péché ; or les bêtes n' ont pas péché ; donc elles ne peuvent souffrir , donc elles sont de pures machines . Le p . * Bougeant échappait à l' argument , en supposant que les bêtes étaient des démons ; que , par conséquent , elles avaient péché . Nul n' a mieux exposé ces lois que * M * Fauriel . Voir l' analyse de son cours de 1836 , faite par * M * Egger dans une série d' articles du journal de l' instruction publique de cette année , et l' excellente notice de * M . * Ozanam sur son illustre prédécesseur ( correspondant , 10 mai 1845 ) . * Antar , bien qu' il soit devenu centre d' un cycle bien caractérisé , n' est pas une épopée . Tout y est individuel , et , bien que l' orgueil national de l' * Arabie soit le fond de la texture , aucune cause suffisamment nationale n' est mise en jeu pour que cette belle composition dépasse la sphère du roman . En revanche , les sémites ont conçu en * Dieu avec une remarquable facilité d' autres relations , celles de père , de fils , des distinctions de puissances , d' attributs ( cabbale , etc. ) . Les efforts que l' on a faits pour retrouver la loi de la succession des systèmes grecs dans la philosophie indienne sont à peu près chimériques . On ne peut dire que la loi du développement des langues sémitiques soit de la synthèse à l' analyse , comme cela a lieu dans les langues indo-germaniques . De même l' arménien moderne semble avoir beaucoup plus de syntaxe et de construction synthétique que l' arménien antique , qui pousse très loin la dissection de la pensée . On ne peut dire aussi que le chinois moderne soit plus analytique que le chinois ancien , puisque au contraire les flexions y sont plus riches , et que l' expression des rapports y est plus rigoureuse . Les lois sont analogues de ces différents côtés , mais non les mêmes , quoique toujours parfaitement rationnelles , à cause de l' élément individuel de chaque race qui modifie le résultat . Toute formule est partielle , parce qu' elle n' est moulée que sur quelques cas particuliers . * M * Auguste * Comte , par exemple , prétend avoir trouvé la loi définitive de l' esprit humain dans la succession des trois états théologique , métaphysique , scientifique . voilà , certes , une formule qui renferme une très grande part de vérité ; mais comment croire qu' elle explique toute chose ? * M * Comte commence par déclarer qu' il ne s' occupe que de l' * Europe occidentale ( philosophie positive , t . V , p . 4 - 5 ) . Tout le reste n' est que pure sottise et ne mérite pas qu' on s' en occupe . Et en * Europe , il ne s' occupe que du développement scientifique . Poésie , religion , fantaisie , tout cela est méconnu . En entendant l' histoire de la philosophie comme l' histoire de l' esprit humain , et non comme l' histoire d' un certain nombre de spéculations . La plupart des jugements et des proverbes populaires sont de cette espèce , et expriment un fait vrai compliqué d' une cause fictive . La simple énonciation du fait est ce qu' il y a de plus difficile pour le peuple ; il y mêle toujours quelque explication apparente . Quand les nourrices disent : il y a un ange pour les petits enfants , elles expriment un fait vrai , savoir que les petits enfants ne se font aucun mal dans des circonstances où des grandes personnes se blesseraient ; mais n' en voyant pas la cause , elles trouvent tout simple d' en appeler à un ange . L' explication des maladies par des démons , qui se montre si naïvement dans l' évangile , tient au même procédé intellectuel . L' islamisme ne se fortifia qu' un ou deux siècles après la mort du prophète , et depuis , il est toujours allé se consolidant par la force du dogme établi . Il est prouvé que l' immense majorité de ceux qui suivirent le hardi koreischite n' avaient en lui aucune foi religieuse . Après sa mort , on mit sérieusement en délibération si on n' abandonnerait pas son oeuvre religieuse pour continuer seulement son oeuvre politique . Ceci ne nuit pas , bien entendu , à l' originalité de ce produit divin . Les savants israélites cherchent souvent à prouver par des rapprochements de textes que * Jésus a volé toute sa doctrine à * Moïse et aux prophètes , et que ce qu' on a appelé la morale chrétienne n' est au fond que la morale juive . cela serait vrai , si une religion consistait en un certain nombre de propositions dogmatiques , et une morale en quelques aphorismes . Ces aphorismes étant pour la plupart simples et de tous les temps , il n' y a pas de découverte à faire en morale ; l' originalité s' y réduit à une touche indéfinissable et à une façon nouvelle de sentir . Or , que l' on mette en face l' évangile et le recueil des apophthegmes moraux des rabbins contemporains de * Jésus , le pirké avoth , et que l' on compare l' impression morale qui résulte de ces deux livres ! Voir dans le dictionnaire philosophique de * Voltaire le charmant article * Gargantua , où il est prouvé par des arguments tout semblables à ceux des apologistes que les faits merveilleux de l' histoire de * Gargantua sont indubitables . * Rabelais les atteste ; aucun historien ne les a contredits ; le sceptique * Lamothe * Le * Vayer les a si fort respectés qu' il n' en dit pas un mot . Ces prodiges ont été opérés à la vue de toute la terre . * Rabelais dit en avoir été témoin ; il n' était ni trompé ni trompeur . S' il se fût écarté de la vérité , les journaux auraient réclamé . Et si cette histoire n' était pas vraie , qui aurait osé l' imaginer ? La grande preuve qu' il faut y croire , c' est qu' elle est incroyable , etc. Le défaut de la critique des supernaturalistes est en effet de juger toutes les époques de l' esprit humain sur la même mesure . quand les arabes eurent adopté * Aristote comme grand maître de la science , ils lui firent une légende miraculeuse comme à un prophète . on prétendait qu' il avait été enlevé au ciel sur une colonne de feu , etc . Il est étrange que l' * Europe ait adopté pour base de sa vie spirituelle les livres qui sont les moins faits pour elle , la littérature des hébreux , ouvrage d' une autre race et d' un autre esprit . Aussi ne se les accommode -t-elle qu' à force de contresens . Les védas auraient beaucoup plus de droit que la bible à être le livre sacré de l' * Europe . Ceux -là sont bien l' oeuvre de nos pères . En * Orient , un livre ancien est toujours inspiré , quel qu' en soit le contenu . Il n' y a pas d' autre criterium pour la canonicité d' un livre . Quant aux époques primitives , tout livre , par cela seul qu' il était livre écrit , était sacré . eh quoi ! Ne parlait -il pas des choses divines ? Son auteur n' était -il pas un prêtre , en relation avec les dieux ? Ce n' est que plus tard qu' on arrive à concevoir le livre profane , oeuvre individuelle , bonne ou mauvaise , de tel ou tel . J' entendais , il y a quelques mois , un orateur admiré classer ainsi les religions du haut de la chaire de notre-dame : il y a trois religions : le christianisme , le mahométisme et le paganisme . C' est exactement comme si l' on classifiait ainsi le règle animal : il y a trois sortes d' animaux : les hommes , les chevaux et les plantes . Je ne parle pas de la * Chine . Cette curieuse nation est de toutes peut-être la moins religieuse et la moins supernaturaliste . Ses livres sacrés ne sont que des livres classiques , à peu près ce que les anciens sont pour nous , ou du moins ce qu' ils étaient pour nos humanistes . Là est peut-être le secret de sa médiocrité . Il est beau , non de rêver toujours , comme l' * Inde , mais d' avoir rêvé dans son enfance : il en reste un beau parfum durant la veille , et toute une tradition de poésie , qui défraie l' âge où l' on n' imagine plus . La religion des sémites nomades est extrêmement simple . C' est le culte patriarcal du * Dieu unique , pur , chaste , sans symboles , sans mystères , sans orgies . Tous ces grands systèmes de symbolisme assyrien , persan , égyptien , ne sont pas d' origine sémitique , et révèlent un tout autre esprit , bien plus profond , plus hardi , plus chercheur . Ce n' est qu' au vie siècle environ avant l' ère chrétienne que ces sortes d' idées s' introduisirent chez les sémites . Il y a un monde entre le * Dieu monarque et solitaire de * Job , d' * Abraham , des arabes , et ces grands poèmes panthéistes que nous révèlent les monuments de l' * égypte et de l' * Assyrie . Il paraît , du reste , que le culte primitif de l' * égypte se rapprochait de la simplicité sémitique , et que le symbolisme polythéiste y fut une importation étrangère . Les arabes , à s' en tenir aux mots reçus , ont offert un développement philosophique et scientifique ; mais leur science est tout entière empruntée à la * Grèce . Il faut d' ailleurs observer que la science gréco-arabe n' a nullement fleuri en * Arabie ; elle a fleuri dans les pays non sémitiques soumis à l' islamisme et ayant adopté l' arabe comme langue savante , en * Perse , dans les provinces de l' * Oxus , dans le * Maroc , en * Espagne . La presqu'île est toujours restée pure d' hellénisme , et n' a jamais compris que le * Coran et les vieilles poésies . La vraie mythologie des modernes serait le christianisme , dont les monuments sont encore vivants parmi nous . Mais le siècle de * Louis * Xiv , qui prenait dogmatiquement cette mythologie comme une théologie , n' en pouvait faire une machine poétique . * Boileau a raison : donner l' air de la fable à de saintes vérités , c' est un péché . Un jour que je visitai * M * Michelet , il me fit admirer autour de son salon les plus beaux sujets chrétiens des grands maîtres , le saint- * Paul d' * Albert * Dürer , les prophètes et les sibylles de * Michel- * Ange , la dispute du saint-sacrement , etc. , et il se prit à me les commenter . Je suis sûr que * Racine , qui croyait , lui , avait dans son salon , des images païennes . S' il avait eu des gravures chrétiennes , il les eût traitées comme des images de dévotion . * Syracuse ne voyait nulle bigoterie à faire figurer sur ses médailles la belle tête d' * Aréthuse , ni * Athènes celle de * Minerve . Pourquoi donc crierait -on à l' envahissement si nous mettions sur nos monnaies saint * Martin ou saint * Remi ? On n' a pu commencer à voir dans le christianisme une poétique que quand on a cessé d' y voir une théologie , et je me suis souvent demandé si * Chateaubriand a voulu faire autre chose qu' une révolution littéraire . les prescriptions mosaïques , par exemple , sur l' abstinence d' animaux tués d' une certaine façon , si respectables quand on les envisage comme moyen d' éducation de l' humanité , et qui avaient toutes une raison très morale et très politique chez une ancienne tribu de l' * Orient , que deviennent -elles transportées dans nos états modernes ? De simples incommodités , qui obligent certains religionnaires à avoir des bouchers particuliers , se pourvoyant de bêtes d' après certaines règles ; pure affaire d' abattoir et de cuisine . Les auteurs latins de la décadence , les tragédies de * Sénèque , par exemple , ont souvent meilleur air , quand elles sont traduites en français , que les chefs-d'oeuvre de la grande époque . Comme type de cette sotte admiration , voyez la préface de la traduction des psaumes de * La * Harpe . * M * De * Maistre a dit très naïvement : " pour sentir les beautés de la vulgate , faites choix d' un ami qui ne soit pas hébraïsant , et vous verrez comment une syllabe , un mot , et je ne sais quelle aile légère donnée à la phrase , feront jaillir sous vos yeux des beautés de premier ordre . " ( soirées de * Saint- * Pét. , 7e entretien . ) avec ce système -là , et surtout avec le secours d' un ami qui ne soit pas helléniste , je me charge de trouver des beautés de premier ordre dans la plus mauvaise traduction d' * Homère ou de * Pindare , - indépendamment de celles qui y sont . Cela rappelle * Madame * Dacier s' extasiant sur tel passage d' * Homère , parce qu' il peut fournir cinq à six sens , tous également beaux . Je ne relèverai qu' un trait entre plusieurs . Nous n' ôterons rien à la gloire de l' illustre auteur du génie du christianisme en lui refusant le titre d' helléniste . Il admire ( génie du christ. , liv . V , ch. I ou II ) , la simplicité d' * Homère ne décrivant la grotte de * Calypso que par cette simple épithète " tapissée de lilas " . Or voici le passage : ( ... , ... ) . ( odyssée , I , 15 . ) je crois , * Dieu me pardonne ! Qu' il a vu des lilas dans ( ... ) . On ne peut se figurer , à moins d' avoir lu les oeuvres exégétiques de ce grand homme , à quel point il manquait radicalement de critique . Il est exactement au niveau de saint * Augustin , son maître . Pour n' en citer qu' un exemple , n' a -t-il pas fait un livre pour justifier la politique de * Louis * Xiv par la bible ? La mauvaise humeur avec laquelle * Bossuet accueillit les travaux par lesquels * Ellies * Dupin , * Richard * Simon , le docteur * Lannoy préludaient à la grande critique , et les persécutions qu' il suscita contre ces hommes intelligents sont , après la révocation de l' édit de * Nantes , le plus triste épisode de l' histoire de l' église gallicane , au XVIIe siècle . " les simples , dit * M * Michelet , rapprochent et lient volontiers , divisent , analysent peu . Non seulement toute division coûte à leur esprit , mais elle leur fait peine , leur semble un démembrement . Ils n' aiment pas à scinder la vie , et tout leur paraît avoir vie . Non seulement ils ne divisent pas , mais , dès qu' ils trouvent une chose divisée , partielle , ou ils la négligent , ou ils la rejoignent en esprit au tout dont elle est séparée ... c' est en cela qu' ils existent comme simples . " voir tout cet admirable passage ( du peuple , p . 242 - 243 ) . Une conséquence de cette manière simple de prendre la vie , c' est d' apercevoir la physionomie des choses , ce qui ne font jamais les savants analystes , qui ne voient que l' élément inanimé . La plupart des catégories de la science ancienne exclues par les modernes correspondaient à des caractères extérieurs de la nature , qu' on ne considère plus , et avaient bien leur part de vérité . La poésie elle-même présente une marche analogue . Dans la poésie primitive , tous les genres étaient confondus ; l' élément lyrique , élégiaque , didactique , épique , y coexistaient dans une confuse harmonie . Puis est venue l' époque de la distinction des genres , durant laquelle on eût blâmé l' introduction du lyrisme dans le drame ou de l' élégie dans l' épopée . Puis la forme supérieure dans la grande poésie de * Goethe , de * Byron , de * Lamartine , admettant simultanément tous les genres . * Faust , * Don * Juan , * Jocelyn ne rentrent dans aucune catégorie littéraire . Ce tour , particulier au génie allemand , explique la marche singulière des idées en ce pays depuis un quart de siècle environ , et comment , après les hautes et idéales spéculations de la grande école , l' * Allemagne fait maintenant son XVIIIe siècle à la française ; dure , acariâtre , négative , moqueuse , dominée par l' instinct du fini . Pour l' * Allemagne , * Voltaire est venu après * Herder , * Kant , * Fichte , * Hegel . Les écrits de la jeune école sont nets , cassants , réels , matérialistes . Ils nient hardiment l' au-delà ( das jenseits ) , c' est-à-dire le suprasensible , le religieux sous toutes ses formes , déclarant que c' est abuser l' homme que de le faire vivre dans ce monde fantastique . Voilà ce qui a succédé au développement littéraire le plus idéaliste que présente l' histoire de l' esprit humain , et cela , non par une déduction logique ou une conséquence nécessaire , mais par contradiction réfléchie et en vertu de cette vue prédécidée : la grande école a été idéaliste ; nous allons réagir vers le réel . Les langues présentent un développement analogue . Prenons une famille de langues , qui renferme plusieurs dialectes , la famille sémitique par exemple . Certains linguistes supposent qu' à l' origine , il y avait une seule langue sémitique , dont tous les dialectes sont dérivés par altération ; d' autres supposent tous les dialectes également primitifs . Le vrai , ce semble , est qu' à l' origine les divers caractères qui , en se groupant , ont formé plus tard le syriaque , l' hébreu , etc. , existaient syncrétiquement et sans constituer encore des dialectes indépendants . Ainsi : 1 existence confuse et simultanée des variétés dialectales ; 2 existence isolée des dialectes ; 3 fusion des dialectes en une unité plus étendue . Le divin * Sphérus d' * Empédocle , où tout existe d' abord à l' état syncrétique sous l' empire de la ( ... , ) avant de passer sous celui de la discorde , ( ... ) ( analyse ) , offre une belle image de cette grande loi de l' évolution divine . le peuple , p . 251 . Le plus curieux exemple de cela , c' est * M * De * Talleyrand , se convertissant en ses derniers jours . Il avait été assez fin pour jouer tous les diplomates de l' * Europe , assez hardi pour célébrer la messe de la liberté et se constituer schismatique ; mais , quand il s' agit d' une question théorique , il est un esprit faible , et trouve tout simple que * Nabuchodonosor ait été changé en bête , que l' âne de * Balaam ait conversé avec son maître , et que les diplomates du concile de * Trente aient été assistés du saint-esprit . * Talleyrand , me direz -vous , n' admit point tout cela . Non ; mais il aurait dû l' admettre , s' il avait été conséquent . * Fichte , qu' en * France , bien entendu , on eût appelé un impie , faisait tous les soirs la prière en famille ; puis on chantait quelques versets avec accompagnement de piano ; puis le philosophe faisait à la famille une petite homélie sur quelques pages de l' évangile de saint * Jean , et , selon l' occasion , y ajoutait des paroles de consolation ou de pieuses exhortations . Un chiffonnier passant devant les tuileries peut -il dire : c' est là mon oeuvre ? Pouvons -nous concevoir le sentiment des artisans , des cultivateurs de l' * Attique devant ces monuments qui leur appartenaient , qu' ils comprenaient , qui étaient bien réellement l' expression de leur pensée ? C' est un des bienfaits de l' empire d' avoir donné au peuple des souvenirs héroïques et un nom facile à comprendre et à idolâtrer . * Napoléon , si franchement adopté par l' imagination populaire , en lui offrant un grand sujet d' enthousiasme national , aura puissamment contribué à l' exaltation intellectuelle des classes ignorantes , et est devenu pour elles ce qu' * Homère était pour la * Grèce , l' initiateur des grandes choses , celui qui fait tressaillir la fibre et étinceler l' oeil . Il va sans dire que cette excuse , si c' en est une , ne s' applique jamais aux imbéciles plagiaires , qui viennent à froid imiter les fureurs d' un autre âge . Je suis bien aise de dire une fois pour toutes que celui qui me supposerait des sympathies avec aucun parti politique , mais surtout avec celui -là , méconnaîtrait bien profondément ma pensée . Je suis pour la * France et la raison , voilà tout . Comment , au milieu du XIXe siècle , un membre de l' académie des sciences morales et politiques a -t-il pu écrire des axiomes comme ceux -ci : " la société n' est pas les hommes , elle n' est que leur union . les hommes vivent pour eux et non pour cette chimère , cette vaine abstraction que l' on nomme humanité ... le destin d' un état libre ne saurait être subordonné à aucun autre destin . " ( l' homme et la société p. 53 , 81 ) . Cela , cinquante ans après que * Herder avait dit : " l' homme , quand il le voudrait , ne pourrait vivre pour lui seul . L' influence bienfaisante de l' homme sur ses semblables est le but de toute société humaine . Outre le fond individuel , que chacun fait valoir , il y a le cens du capital , qui , s' accumulant toujours , forme le fonds commun de l' espèce , etc. " ( voir l' admirable fragment intitulé : ueber den charakter der * Menschheit . ) la cellule de l' abeille ne saurait exister sans la ruche . La ruche a donc une reprise à exercer sur l' abeille . Quelle folie de s' intéresser à des créatures aussi dégradées ! Dit toujours le maître en parlant des noirs , quand c' est lui-même qui les tient dans la dégradation . ( polit. , 1 . I , ch. Ii . Paragraphe 8 et suiv. ) * Aristote va jusqu'à dire que , si la beauté était un indice de la valeur individuelle , les moins beaux devraient être les esclaves des plus beaux . Si ce n' est par politique , et pour des raisons extérieures , comme de surveiller de si importantes machines . à la bonne heure ! Mais c' est là une autre question . Ajoutons qu' il est assez étrange de voir la politique moderne et indifférente salarier ses plus mortels ennemis , ceux qui l' ont combattue à outrance , ceux qui ne l' embrassent que pour l' étouffer ou en faire leur profit . L' inquisition est la conséquence logique de tout le système orthodoxe . L' église , quand elle le pourra , devra ramener l' inquisition , et , si elle ne le fait pas , c' est qu' elle ne le peut pas . car enfin pourquoi cette répression serait -elle aujourd'hui moins nécessaire qu' autrefois ? Est -ce que notre opposition est moins dangereuse ? Non , certes . C' est donc que l' église est plus faible . On nous souffre parce qu' on ne peut nous étouffer . Si l' église redevenait ce qu' elle a été au moyen âge , souveraine absolue , elle devrait reprendre ses maximes du moyen âge , puisqu' on avoue que ces maximes étaient bonnes et bienfaisantes . Le pouvoir a toujours été la mesure de la tolérance de l' église . En vérité ceci n' est point un reproche : cela devait être . On a tort de tourmenter les orthodoxes sur l' article de la tolérance . Demandez -leur de renoncer à l' orthodoxie , à la bonne heure ; mais ne leur demandez pas , en restant orthodoxes , de supporter l' hétérodoxie . Il s' agit là pour eux d' être ou de n' être pas . Voir l' admirable sermon de * Bossuet sur la profession de * Mademoiselle * De * La * Vallière et pour la fête de la présentation . La première impression que produisait le christianisme sur les peuples barbares , dominés par des préjugés aristocratiques et grossiers , était la répulsion à cause de ce qu' il y avait dans ses préceptes de spiritualiste et de démocratique . Les légendes irlandaises aiment à opposer * Ossian , chantant les héros , les guerres , les chasses magnifiques , etc. , à saint * Patrice et à son troupeau psalmodiant . * Mihir * Nerseh , dans une proclamation adressée aux arméniens pour les détourner du christianisme , leur demande comment ils peuvent croire des gueux mal habillés , qui préfèrent les gens de petit état aux gens de bonne maison , et sont assez absurdes pour faire peu de cas de la fortune . Ce revirement s' opère ordinairement de la manière que voici . Il vient un jour où le parti rétrograde est obligé de se poser en persécuté et de réclamer pour lui les principes qu' il avait combattus . Soient , par exemple , les principes de la souveraineté du peuple et de la liberté . Ceux mêmes qui les avaient si vivement niés quand ils leur étaient contraires se sont trouvés par la force des choses amenés à les invoquer et à exiger qu' on pousse à leurs dernières conséquences les hérésies qui les avaient détrônés . Les idées nouvelles ne peuvent être vaincues que par elles-mêmes , ou plutôt ce sont elles qui vainquent leurs adversaires en les obligeant à recourir à elles pour les vaincre . Enfants qui croyez tirer en arrière le char de l' humanité , ne voyez -vous pas que c' est le char qui vous traîne ? Cadit et sic aperiuntur oculi ejus ( num. , xxiv , 4 . ) chose curieuse ! Un mois après que la constitution a commencé à fonctionner , elle a besoin d' être interprétée . - elle est violée , disent les uns . - non , disent les autres . Qui décidera ? * M * De * Maistre a raison : pour couper la racine des disputes , il faudrait l' infaillibilité . le malheur est que l' infaillibilité n' est pas . Les principes ne portent que dans une certaine région . Il faut donc renoncer à trouver en quoi que ce soit l' ultérieur définitif , et maintenir la raison savante comme la dernière autorité . Il est si commode pourtant de se reposer sur l' absolu , d' embrasser de toute son âme une petite formule étroite et finie ! L' immensité de l' humanité effraie : la tête tourne sur ce gouffre . Il résulterait de là une situation très poétique et inconnue jusqu'ici : un esclavage senti et supporté avec délicatesse et résignation . L' esclave ancien n' était pas poétique , parce qu' il n' était pas considéré comme une personne morale . L' esclave des comédies antiques est crapuleux et infâme ; il n' a que la bassesse pour se consoler ; il n' est pas susceptible de vertu . Le nôtre serait supérieur à son maître , parce qu' il sentirait mieux le divin , et échapperait par l' amour à l' affreuse réalité . On est parfois tenté de se demander si l' humanité n' a pas été trop tôt émancipée . Les consciences fortes et individuelles comme les nôtres sont bien plus difficiles à atteler à une grande oeuvre . On tient trop à sa volonté et aussi à la vie . Comment fera l' humanité , avec une liberté individuelle aussi développée que la nôtre , pour conquérir les déserts . Sera -t-il dit que l' homme sera devenu incapable de dompter tout l' univers , parce qu' il est devenu trop tôt libre ? Toute grande entreprise de cette sorte demande une première assise d' hommes . Songez à ce qu' ont coûté les colonies anglaises , celles des presbytériens et des méthodistes aux * états- * Unis , par exemple . De tels sacrifices sont devenus impossibles maintenant ; car le prix de la vie humaine s' est élevé : on est trop regardant . Qu' une vingtaine de colons tombent malades au début d' une colonie , on jette les hauts cris . Mais songez donc que les premières générations de colonisateurs ont presque partout été sacrifiées . L' * Icarie de * M * Cabet eût pu réussir il y a deux cents ans ; de nos jours , et surtout avec des français , c' était une folie . Les grandes choses ne se font pas sans sacrifice , et la religion , conseillère des sacrifices , n' est plus ! Je me berce parfois de l' espoir que les machines et les progrès de la science appliquée compenseront un jour ce que l' humanité aura perdu d' aptitude au sacrifice par le progrès de la réflexion . L' homme accepte toujours le risque ; il va moins au-devant de la mort à coup sûr . Je suppose , par exemple , que la chimie découvrît à l' heure qu' il est un moyen pour rendre l' acquisition de l' aliment si facile qu' il suffit presque d' étendre la main pour l' avoir ; il est certain que les trois quarts du genre humain se réfugieraient dans la paresse , c' est-à-dire dans la barbarie . On pourrait employer le fouet pour les forcer à bâtir de grands monuments sociaux , des pyramides , etc. ; il serait permis d' être tyran pour procurer le triomphe de l' esprit . Nous sommes indignés de la manière dont l' homme est traité en * Orient et dans les états barbares , et du peu de prix que l' on y fait de la vie humaine . Cela n' est pas si révoltant , quand on considère que le barbare se possède peu et a , en effet , infiniment moins de valeur que l' homme civilisé . La mort d' un français est un événement dans le monde moral ; celle d' un cosaque n' est guère qu' un fait physiologique : une machine fonctionnait qui ne fonctionne plus . Et quant à la mort d' un sauvage , ce n' est guère un fait plus considérable dans l' ensemble des choses que quand le ressort d' une montre se casse , et même ce dernier fait peut avoir de plus graves conséquences , par cela seul que la montre en question fixe la pensée et excite l' activité d' hommes civilisés . Ce qui est déplorable , c' est qu' une portion de l' humanité soit à ce point dégradée qu' elle ne compte guère plus que l' animal ; car tous les hommes sont appelés à une valeur morale . Exemple : il a été essentiel pour l' humanité que la nation juive existât , et fût dure , indestructible , toute d' airain comme elle a été . Passé le iie ou le iiie siècle , le tour était joué ; l' humanité n' avait plus que faire des juifs . Les juifs subsistent pourtant comme une branche morte . C' est qu' il fallait que les juifs fussent durs , vivaces , ce qui entraînait bien un inconvénient ; c' était qu' ils vécussent au delà du jour où ils étaient utiles . Mais , si on y regarde de près , on voit encore que cette branche morte n' a pas été aussi inutile qu' on le pense . On ne tient pas assez compte du pittoresque dans la direction de l' humanité . Or cela est au moins aussi sérieux que le bonheur . J' ai entendu parler d' un ingénieur qui , dans la direction des routes , cherchait à procurer aux voyageurs de jolis sites , même aux dépens de la commodité et de la promptitude . J' aurais aimé cet homme -là . Je n' admets pas comme rigoureuse la preuve de l' immortalité tirée de la nécessité où serait la justice divine de réparer , dans une vie ultérieure , les injustices que l' ordre général de l' univers entraîne ici-bas . Cette preuve est conçue au point de vue de l' individu . Nos pères ont souffert , et nous héritons du fruit de leurs souffrances . Nous souffrons , l' avenir en profitera . Qui sait si un jour on ne dira pas : " en ce temps -là , on devait croire ainsi , car l' humanité fondait alors par ses souffrances l' état meilleur dont nous jouissons . Sans cela nos pères n' eussent point eu le courage de supporter la chaleur du jour . Mais maintenant nous avons la clef de l' énigme , et * Dieu est justifié par le plus grand bien de l' espèce . " pendant que la croyance à l' immortalité aura été nécessaire pour rendre la vie supportable , on y aura cru . En général , les barbares furent reçus à bras ouverts . Les évêques , et tout ce qu' il y avait d' éclairé , saint * Augustin , * Salvien , leur tendaient les bras . Au contraire , les derniers représentants de la vieille société polie , corrompue , affadie , * Sidoine * Apollinaire , * Aurélius * Victor les insultent obstinément , et se cramponnent aux abus du vieil empire , sans voir qu' il était décidément condamné . * Mendelssohn déjà célèbre , déjà l' un des premiers critiques de l' * Allemagne , était encore facteur dans une boutique de soieries . * Lessing , venu exprès pour le voir , le trouva au comptoir , occupé à auner de la soie . Le caractère sordide ou prétendu bas de certaines occupations pourrait aussi les désigner pour les personnes vouées aux travaux de l' esprit ; car ce caractère de bassesse devrait correspondre ou à une paye supérieure ou , ce qui revient au même , à une moindre durée des heures de travail . La bassesse , selon les idées mondaines , n' existe pas pour l' homme placé à un point de vue moral . La gymnastique , par exemple , est considérée par plusieurs comme une utile diversion au travail intérieur . Or ne serait -il pas plus utile et plus agréable d' exercer durant deux ou trois heures le métier de menuisier ou de jardinier , en le prenant au sérieux , c' est-à-dire avec un intérêt réel , que de se fatiguer ainsi à des mouvements insignifiants et sans but ? * Aristote , polit . 1 . I , ch. Ii , 5 . ( traduct . * Barthélemy * Saint- * Hilaire ) . Je me représente l' esprit comme un arbre dont les branches seraient garnies de crocs de fer . L' étude est comme une corne d' abondance versant d' en haut sur cet arbre des choses de mille couleurs et de mille formes . Les crocs ne retiennent pas tout , ni pour toujours . Tel objet , après y avoir pendu quelque temps tombe , et c' est le tour d' un autre . Ainsi l' esprit , à ses différentes époques , est comme garni d' un assortiment divers de choses , et cela , joint aux modifications intimes de son être , fait la diversité de ses aspects . Je pousse si loin le respect de l' individualité que je voudrais voir les femmes introduites pour une part dans le travail critique et scientifique , persuadé qu' elles y ouvriraient des aperçus nouveaux , que nous ne soupçonnons pas . Si nous sommes meilleurs critiques que les savants du XVIIe siècle , ce n' est pas que nous sachions davantage , mais c' est que nous voyons de plus fines choses . Eh bien , je suis persuadé que les femmes porteraient là leur individualité , et réfracteraient l' objet en couleurs nouvelles . Les socialistes se trompent grossièrement sur le rôle intellectuel de la femme : ils voudraient en faire un homme . Or , la femme ne sera jamais qu' un homme très médiocre . Il faut qu' elle reste ce qu' elle est , mais qu' elle soit éminemment ce qu' elle est . Elle est diverse de l' homme , mais non inférieure à l' homme . Une femme parfaite vaut un homme parfait . Mais elle doit être parfaite à sa manière , et non en ressemblant à l' homme . Elle en diffère comme l' électricité négative et l' électricité positive , c' est-à-dire par le sens et la direction , non par l' essence . Le négatif n' est pas inférieur au positif , mais il va en sens contraire ; toute quantité peut être indifféremment considérée comme négative ou positive . Le négatif et le positif réunis forment le complet , ce qui ne désire plus rien . Toute chose désire son complément ; le positif attire nécessairement le négatif , l' angle rentrant appelle l' angle saillant . Ainsi la vie est partagée , tous ont la meilleure part , et il y a place pour l' amour . Dans sa belle pièce du crépuscule . " nous saurons tout cela dans le paradis . " réponse spirituelle que faisaient les religieuses hospitalières un peu impatientées , à un toqué scientifique , qui , échoué dans un hospice , assommait les pauvres filles qui le soignaient de ses élucubrations déplacées . Parcourez nos villes , nos promenades publiques , partout des barrières , des consignes nécessaires il est vrai pour l' ordre , mais défendant toute fantaisie . Chacun a éprouvé l' effet humiliant et désagréable que produit toute consigne prohibitive , lors même qu' on la sait générale : c' est une limite . Quand je me promène dans les allées du parc de * Versailles , toujours entre deux haies , je ne suis jamais satisfait . C' est là que je voudrais aller , dans le massif , et il m' est défendu . Combien nos routes grandes et nettes sont ennuyeuses ! J' aime cent fois mieux les chemins raboteux de * Bretagne , au bord desquels desquels paissent les moutons . Quoi de plus horrible qu' un grand chemin ? Quoi de plus charmant qu' un sentier ? Une des plus nobles morts qui se puissent imaginer est celle du curieux , indifférent à sa fin pour n' être attentif qu' à la levée de rideau qui va se faire et aux grands problèmes qui vont se dénouer pour lui . " quand il croit avoir avancé quelque chose d' exagéré , dit * Goethe en parlant d' * Albert , de trop général ou de douteux , il ne cesse de limiter , de modifier , d' ajouter ou de retrancher jusqu'à ce qu' il ne reste plus rien de sa proposition . " plusieurs fausseront sans doute ma pensée , parce que je n' ai pas suivi cette sotte manière -là . * Augustin * Thierry , dix années d' études historiques , préf . étudier les personnages de * Polus et de * Calliclès dans le gorgias de * Platon . Voir la curieuse conversation avec * Le * Maistre * De * Sacy conservée par * Fontaine . méthode pour arriver à la vie bienheureuse , dern . Leçon . Toute cette leçon est admirable . Jamais la sainte colère des âmes honnêtes contre le scepticisme ne s' est exprimée avec plus d' éloquence . Un des traits caractéristique des hommes dont je parle est d' affecter un profond mépris pour l' art idéal , la passion noble et pure . Ils s' en moquent et diraient volontiers avec * Byron : " ô * Platon , tu n' étais qu' un entremetteur ! " ils traitent l' idéalisme de niaiserie , et déclarent préférer de beaucoup l' épicuréisme franchement avoué . Ou bien encore l' érudition spirituelle de * Barthélemy , qui , pour être d' un ordre plus élevé , n' est pourtant pas encore la grande manière philosophique et scientifique . actes des apôtres , v , 38 - 39 . Je vis un jour dans un bois un essaim de vilains petits insectes , qui avaient entouré de leurs filets une jeune plante et suçaient ses pousses vertes avec un si laid caractère de parasitisme , que cela faisait répugnance . J' eus un instant l' idée de les détruire . Puis je me dis : ce n' est pas leur faute s' ils sont laids ; c' est une façon de vivre . Il est d' un petit esprit , me disais -je , de moraliser la nature et de lui imposer nos jugements . Mais maintenant je vois que j' eus tort ; j' aurais dû les tuer ; car la mission de l' homme dans la nature c' est de réformer le laid et l' immoral . La science la plus vide d' objet , les mathématiques , est précisément celle qui passionne le plus , non pas tant par sa vérité que par le jeu des facultés et la force de combinaison qu' elle suppose . La jouissance que procurent les mathématiques est de même ordre que celle du jeu d' échecs . Aucune n' est plus tyrannique . Quand * Archimède était appliqué à son tableau de démonstration , il fallait que ses esclaves l' en arrachassent pour le frotter d' huile ; mais lui , il traçait des figures géométriques sur son corps ainsi frotté . méthode pour arriver à la vie bienheureuse , dernière leçon . " aucuns , voyants la place du gouvernement politique saisie par des hommes incapables , s' en sont reculés . Et celuy qui demanda à * Cratès jusques à quand il faudrait philosopher , en receut cette response : jusques à tant que ce ne soient plus des asniers qui conduisent nos armées . " ( * Montaigne , livre i , c . Xxiv . ) les guerres de géants de la révolution nous ont tous faits nobles . Nous sommes les fils d' une race de héros . Chacun de nos pères a pu dire : " je suis un ancêtre , moi . " vous êtes arrière-petit-fils de croisés ; moi , je suis fils d' un soldat de la république . Nous nous valons . J' imagine qu' un dialogue de * Platon nous représente réellement une conversation d' * Athènes , bien différent des compositions analogues de * Cicéron , de * Lucien et de tant d' autres , qui ne prennent le dialogue que comme une forme factice pour revêtir leurs idées , sans aspirer à rendre aucune scène de la vie réelle . La présence et le rôle essentiel de la femme dans nos sociétés modernes en est sans doute la cause . Comme il ne faut rien dire qui dépasse la portée de cette portion de l' auditoire , le cercle des discours est assez restreint . Si les sept sages , dans leur banquet , avaient été assujettis à cette condition , je doute qu' ils eussent si hautement disserté . nouveau journal asiat. , vol. I , p . 345 . - comparez , dans le poème de * Saint- * Brandon , la peinture de cette île merveilleuse , où les moines ne vieillissent pas et reçoivent leur pain du ciel , où les lampes s' allument d' elles-mêmes pour les fêter ; vie de silence , de liberté , de calme , idéal de la vie monastique au milieu des flots . * Chateaubriand s' est profondément trompé en cherchant de la poésie dans l' état actuel du christianisme . Son oeuvre a été de révéler à la critique une veine de beauté inaperçue dans les dogmes et le culte chrétiens ; mais il aurait dû s' en tenir au passé , et ne pas chercher de poésie dans des platitudes jésuitiques . On aura beau faire , ces pratiques modernes ne seront jamais que niaises . Le christianisme a perdu sa poésie depuis le XVIe siècle . Ceci a faussé toute la poétique de ce grand homme . Admirable quand il touche la grande corde religieuse , il tombe dans les petitesses du prédicateur et de l' apologiste , quand il veut relever des détails de sacristie . En cela * Madame * De * Staël lui est bien supérieure . Je prendrais volontiers la formule de * Malebranche : * Dieu est le lien des esprits comme l' espace est le lien des corps , si elle n' était trop conçue au point de vue de la substance , ce qui lui donne quelque chose de grossier et de faux . * Dieu , esprit , corps , comme il les entend , sont des mots trop objectifs et trop pleins . On dit , par exemple , * Dieu est un esprit , il a tous les attributs des esprits . Esprit signifiant seulement tout ce qui n' est pas corps , ce raisonnement équivaut à celui -ci : il y a deux classes d' animaux , les chevaux et les non-chevaux . L' oiseau est un non-cheval . Le poisson est aussi un non-cheval . Donc l' oiseau et le poisson sont de la même espèce , et ce qui se dit de l' oiseau peut se dire du poisson . Le christianisme n' a reçu tout son développement qu' entre les mains des grecs . Aussi fut -il peu sympathique , dans sa forme définitive , aux peuples orientaux . S' il fût resté , au contraire , tel qu' il était pour les premiers judéo-chrétiens , pour saint * Jacques par exemple , il eût conquis l' * Orient , et il n' y aurait pas eu d' islam ; mais , en revanche , il n' aurait eu aucune influence sur l' * Europe .