_: ÊTRE OU NE PAS ÊTRE DANOIS Au Danemark , le gouvernement est parti en guerre , avec l' appui de l' extrême droite , contre les mariages arrangés parmi les immigrés . La nouvelle loi a des conséquences ubuesques DE ses fenêtres , au huitième étage d' un immeuble en briques ocre , Stine Jakobsen pourrait presque , par temps clair , apercevoir son pays , le Danemark . Un détail qui , ce jour -là , n' a guère d' importance : il tombe un crachin sournois sur Malmö et le ciel est désespérément gris . Jeune femme au visage arrondi tamisé de taches de rousseur , Stine fait ses études de sciences sociales au Danemark , de l' autre côté du détroit de l' Oresund . Elle y a aussi sa famille - un père avocat et une mère enseignante - et ses amis . Pourtant , elle habite sur la rive suédoise , au sommet de cette tour de banlieue , dans un appartement propret et sans âme . C' est ici qu' elle a dû emménager en décembre , pour pouvoir vivre avec Daniel , un jeune Péruvien , rencontré il y a deux ans alors qu' il passait des vacances au Danemark . Pourquoi cet exil ? Le couple a eu la malchance de se marier un mois après l' entrée en vigueur , en juillet 2002 , d' une nouvelle loi au Danemark , durcissant les conditions d' accueil des conjoints et conjointes d' origine étrangère . Une loi sur le regroupement familial , qui impose une série de conditions telles que bon nombre de couples ne parviennent pas à vivre ensemble dans le petit royaume scandinave . Daniel et Stine ne pouvaient prétendre à ce droit puisque ni l' un ni l' autre , le jour de leur mariage , n' avait 24 ans , l' âge minimum prévu par la loi pour faire une demande de regroupement familial . Même s' ils avaient respecté ce critère , il n' est pas sûr que la Direction des étrangers , l' organisme officiel danois qui statue sur les demandes de regroupement familial , eût accordé un permis de résidence à Daniel . Pour ce faire , Stine aurait dû bloquer sur un compte en banque une somme de 51 600 couronnes ( 6 954 euros ) : un dépôt prévu pour compenser les éventuelles dépenses sociales occasionnées par Daniel , notamment en cas de maladie . Etant étudiante , elle aurait toutefois été dispensée de justifier de revenus suffisants pour subvenir aux besoins de son couple , soit un minimum équivalant à 1 140 euros . De plus , Stine aurait dû présenter un contrat de location de logement en bonne et due forme , portant sur une durée de trois ans au minimum , ce qui est loin d' être évident dans une ville comme Copenhague . Enfin , et c' est le point le plus contesté de la loi , le couple aurait dû prouver que ses liens , son attachement avec le Danemark , sont plus forts que ceux qu' il entretient avec le Pérou , ou un autre pays . Une notion assez floue qui est laissée à l' appréciation du personnel de la Direction des étrangers . C' est donc à Malmö , ville suédoise reliée au Danemark par un pont-tunnel de 16 kilomètres , que le couple est parti s' installer , pour contourner la législation danoise . Il n' est pas le seul . Les demandes de permis de séjour côté suédois affluent depuis l' entrée en vigueur de la loi concoctée par le gouvernement de centre-droite , avec le soutien actif du Parti du peuple danois , une formation d' extrême droite ayant récolté 12 % des voix aux législatives de 2001 . « Depuis le début de l' année , nous recevons trente à quarante dossiers de ce genre par mois , voire jusqu'à cinquante pendant les mois d' été » , comptabilise Aasa Lindberg , qui traite ces cas particuliers à l' antenne régionale de la Direction suédoise de l' immigration . Au bout du compte , une Danoise mariée à un ressortissant d' un Etat non membre de l' Espace économique européen ( les Quinze plus la Norvège , l' Islande et le Liechten-stein ) aura moins de mal à le faire venir en Suède que dans son propre pays ! Cette possibilité est prévue par l' accord sur la libre circulation de la main-d'oeuvre au sein de l' Union européenne ( UE ) . Après deux ans passés à Malmö , Stine pourra alors , en tant que ressortissante nordique , demander la nationalité suédoise . Puis redéménager vers son propre pays d' origine , avec Daniel dans ses bagages , en bénéficiant desdites règles sur la libre circulation de la main-d'oeuvre ... « Peut-être que nous attendrons deux ans , mais je ne vois pas pourquoi je devrais changer de nationalité » , objecte la jeune Danoise sans perdre son air placide . Pour son compatriote Bent Munk , cette hypothèse est complètement exclue . « Je veux vivre avec ma famille dans mon pays , c' est mon droit le plus élémentaire ! » , assène cet architecte de 48 ans . Assise à ses côtés , dans un café d' un centre commercial de Copenhague , au milieu du brouhaha des courses du vendredi après-midi , son épouse Jazmina est arrivée la veille de Colombie avec un visa de tourisme de trois mois . Son dossier de regroupement familial , déposé à Bogota , a été rejeté . Souriante en dépit de la fatigue du voyage , Jazmina , 33 ans , raconte comment elle a quitté son emploi d' assistante juridique d' un sénateur colombien , en prévision de son déménagement vers le Danemark . « Nous pensions , intervient Bent , que cette demande de permis de séjour ne serait qu' une simple formalité , puisque je gagne bien ma vie ici , j' ai ma propre petite entreprise et une maison , je paie mes impôts , et j' ai même trouvé un emploi pour Jazmina. » Divorcé et père d' un enfant , Bent a rencontré Jazmina , dans la même situation familiale que lui , grâce à Internet , il y a trois ans . Ils se sont mariés dès leur première rencontre , en mars 2003 , lorsque Bent s' est rendu à Bogota . Un périple qui lui vaut aujourd'hui de ne pas pouvoir faire venir chez lui sa femme et son enfant : « Ils ont estimé que les liens de notre couple avec la Colombie étaient plus forts qu' avec le Danemark ... Tout cela parce que je suis allé une fois là-bas et que Jazmina , elle , n' est jamais venue avant dans mon pays et qu' elle n' a pas la chance de parler danois . Mais comment voulez -vous qu' elle ait pu venir ici ? Ce n' est que parce qu' elle est ma femme qu' elle a pu obtenir un visa de tourisme ! » Drôle de contexte pour une première visite dans ce pays qui , naguère , jouissait d' une image de grande tolérance . Le Danemark , terre d' accueil où il fait bon vivre en dépit d' un climat un peu frais . Copenhague et ses rues embouteillées de vélos , sa ville libre de Christiania , fief d' anciens hippies où le petit commerce de haschisch se déroule au vu et au su des passants . C' est justement cette réputation de société libre et accessible à tous que le gouvernement du libéral Anders Fogh Rasmussen s' attache à corriger avec , comme aiguillon , le Parti du peuple danois . Depuis quelques années , le débat public s' est concentré sur la présence des immigrés d' origine non occidentale dans le pays , bien qu' ils ne représentent pas plus de 5 % environ des 5 , 3 millions d' habitants du royaume . BENT MUNK le reconnaît , il a voté pour M. Fogh Rasmussen aux dernières législatives . « Je pense qu' il est très dynamique , mais son gouvernement n' est pas bon sur ce dossier » , déplore -t-il . L' architecte approuve néanmoins le motif officiel avancé par le premier ministre pour justifier le durcissement des règles sur le regroupement familial : « Tout le monde est d' accord pour dire qu' il faut réduire le nombre de mariages forcés ou arrangés , mais ça ne nous concerne pas , Jazmina et moi ... » Le gouvernement entend , en effet , s' en prendre à ces phénomènes de « mariages systématiques chez les Turcs , les Pakistanais ou les Somaliens » , considérés comme un obstacle majeur à leur intégration dans le pays , explique froidement Eyvind Vesselbo , porte-parole du Parti libéral ( au pouvoir ) pour les questions d' immigration . Personne au Danemark , tant dans le milieu associatif que chez les autorités concernées , ne peut toutefois mesurer l' ampleur réelle des mariages forcés . Les médias danois en parlent beaucoup , quitte à faire l' amalgame , comme bon nombre de responsables politiques , avec la question plus délicate des mariages arrangés . Lubna Arshad , une jeune femme née au Danemark de parents pakistanais , n' a pas honte de dire que sa famille et ses amis l' ont « aidée à trouver le mari approprié » . Shakoor est un cousin éloigné vivant au Pakistan , qu' elle a « toujours plus ou moins connu » . « Je suis heureuse dans mon mariage , si vous voulez savoir » , glisse cette étudiante en pharmacie , les cheveux protégés par un foulard vert . Mais une ombre plane sur leur union . Shakoor n' a pas été autorisé à venir rejoindre sa femme , au nom de la loi sur le regroupement familial . Tous les deux n' ont pas encore 24 ans , l' âge au-delà duquel une personne , selon le gouvernement , encourt moins le risque d' être victime d' un mariage forcé ou arrangé . « C' est une excuse ridicule . Cette loi est destinée à punir les Danois qui veulent garder le contact avec la culture de leurs parents » , s' irrite Lubna , approuvée du regard par son jeune frère , qui assiste à l' entretien . Pour Stéphanie Lagoutte , juriste à l' Institut des droits de l' homme , partiellement financé par l' Etat danois , la philosophie de la loi est bien de réduire le nombre d' étrangers dans le pays : « C' est un droit souverain d' un Etat , à condition de respecter les droits fondamentaux de l' individu. » Jusqu'à présent , aucun recours n' a atteint le niveau des tribunaux danois , étant donné la lenteur des procédures d' appel . « Il n' y a aucun espoir de plainte devant la Cour européenne des droits de l' homme avant cinq à six ans , constate -t-elle . D' ici là , à moins d' un arrêt d' un tribunal danois , le gouvernement peut clamer qu' il n' y a aucun problème avec cette loi ... » D' après cette Française installée à Copenhague , « le point le plus critiquable de la loi est de refuser de considérer que la nationalité danoise , qu' elle soit obtenue par naissance ou par naturalisation , soit un critère décisif pour déterminer l' attachement ou non d' une personne au Danemark . Cela revient en pratique à traiter différemment en droit des Danois suivant qu' ils sont issus ou non de l' immigration » . Les statistiques de la Direction suédoise de l' immigration étayent cette thèse : sur toutes les demandes de permis de résidence déposées à Malmö par des couples comprenant un ressortissant danois , celui -ci est , « dans 70 % à 80 % des cas , né dans un autre pays » , note Aasa Lindberg . « Chez nous , précise -t-elle , on n' a pas à savoir si un mariage est forcé ou non. » L' essentiel est de pouvoir prouver qu' on a de quoi subvenir à ses besoins . Pourtant , au pays de Kierkegaard , les médias ne se penchent guère sur la question de savoir ce qu' est un Danois et à partir de combien temps on peut le devenir . Plus intéressantes à leurs yeux sont les injustices de la loi touchant « les Danois blancs » , selon l' expression rencontrée ici ou là . C' est le cas de Bent Munk , ou de tel ancien ambassadeur empêché de revenir au pays avec son épouse rencontrée lors d' une mission à l' étranger . Face au nombre croissant de cas de ce genre - dénoncés par l' association Mariage sans frontières , forte de quelque 700 membres payants - , le ministre de l' intégration , le libéral Bertil Haarder , a promis d' amender la loi d' ici l' automne . Les négociations sont en cours avec l' extrême droite . La marge de manoeuvre du gouvernement est étroite . L' équation est la suivante : comment corriger la loi en faveur des Danois de souche sans être attaqué pour discrimination ? « On nous reproche d' être à la limite de l' inacceptable , mais l' important , c' est de ne pas aller au-delà » , lâche M. Vesselbo . L' opinion publique semble suivre . Pour Ida Moeller , porte-parole de Mariage sans frontières , « les Danois moyens voient simplement la réduction du nombre de personnes qui ont demandé un permis de résidence » . De fait , le gouvernement se félicite de la chute de demandes de regroupement familial ( époux et parents ) de 1 550 en janvier 2002 à 527 en juillet 2003 . Le nombre de demandeurs d' asile a , lui aussi , plongé . « Mais , ajoute Ida Moeller , elle-même mariée à un Cubain en cours de régularisation , les Danois ne réalisent pas que leurs enfants , un jour , ne pourront pas , eux non plus , choisir librement avec qui et où faire leur vie. »