_: JOURNALISTE " LE JOURNALISME , c' est la vie . " Jacques Fauvet affectionnait cette phrase apparemment banale . Il en avait fait un précepte , une règle de conduite professionnelle , un permanent rappel à l' ordre . C' est en l' énonçant qu' il nous invitait sans cesse à surprendre , étonner et bousculer . Du deuxième directeur du Monde , successeur en 1969 du fondateur , Hubert Beuve-Méry , d' autres diront le politique , symbole de " la presse d' idée et d' opinion " , selon les mots d' hommage choisis par Jacques Chirac , journaliste de combats et d' engagements , notamment en faveur de l' alternance de 1981 qui vit l' installation durable de la gauche au pouvoir . Nous voudrions plutôt dire l' homme d' information . Le journaliste , tout simplement . Toute vie est aussi faite de son époque . Celle de Jacques Fauvet fut marquée par la passion du politique quand la politique , justement , était encore une passion . Chef du service politique du Monde dès 1948 , il s' était vite imposé comme l' un des meilleurs connaisseurs de la IVe République , de sa vie parlementaire et de ses intrigues gouvernementales . Amoureux du détail qui fait la rigueur , il professait une curiosité généreuse et amusée , loin des commentaires désabusés et péremptoires qui minent l' âme du métier et en altèrent l' image . C' est ce talent -là , d' autant plus reconnu qu' il avait été mis à l' épreuve par l' agonie de la IVe dans la guerre coloniale et l' avènement de la Ve République autour du général de Gaulle , qui lui valut de s' imposer en successeur naturel de notre fondateur . Mais ce serait manquer cette vie que de la réduire à cela : l' époque , ses crises décisives et les éditoriaux qui leur faisaient écho . Patron de presse , Jacques Fauvet fut surtout l' homme de l' ouverture du Monde à la modernité , sans préjugés ni calculs . Devenu directeur dans la foulée de la crise de 1968 , il ne menait pas Le Monde avec la politique , française ou internationale , comme seul gouvernail . Son souci était plutôt que son journal soit à l' écho de l' inattendu , de l' imprévu , de l' inconnu . Des pages " Société " aux rubriques culturelles , de la crise de l' éducation au mouvement des femmes , il n' eut de cesse que Le Monde soit à l' écoute de tout ce qui ébranlait la France , en profondeur . A cette fin , il encourageait la rédaction à utiliser une arme qui bousculait le journalisme assis et rassis , sûr de lui mais riche de ses ignorances : le reportage . Aller sur le terrain , chercher , écouter , raconter ... Bref , toujours partir retrouver cette " vie " indocile et incertaine qui est notre matière première . Pour tous ceux qui vinrent au Monde sous Jacques Fauvet - et c' est le cas de la génération qui , aujourd'hui , dirige et anime ce journal - , cette leçon -là reste un héritage inestimable . Elle fait corps avec l' image d' un homme à la fois timide et habile , cachant d' intimes réserves sous un humour caustique . Il appartenait à la génération des fondateurs qui tous avaient été formés par la guerre , et pour Jacques Fauvet , par la captivité : il en est résulté une génération de jeunes hommes en colère . Le grand problème de Beuve- Méry , ce fut la lâcheté , celle d' un pays qui sombra dans la collaboration ; l' ennemi de Fauvet fut le conformisme , celui , à ses yeux , d' une bourgeoisie coupable d' enliser le pays dans la guerre d' Algérie , puis d' engoncer la société française elle-même à une période où celle -ci aspirait au mouvement , à sa propre libéralisation . Jacques Fauvet eut ainsi cette immense qualité de ne pas être conformiste . Peu lui importaient les apparences et les réputations si la curiosité , la générosité et l' audace - trois qualités humaines essentielles au métier - étaient au rendez -vous chez un même individu . Il fut aussi un journaliste engagé , et cela lui fut reproché , notamment dans la passion avec laquelle il critiqua la présidence de Valéry Giscard d' Estaing d' Estaing . En fait , il avait tiré de l' isolement et de l' échec de Pierre Mendès France l' idée que seule l' union de la gauche pouvait débloquer la société française - mais sans pour autant être dupe du mauvais ménage que forment les logiques de pouvoir et les libertés . Après l' un de ces nombreux incidents qui émaillent notre vie quotidienne , qui m' avait opposé aux organes dirigeants du Parti socialiste , dont je " couvrais " les activités , il m' avait dit , en m' assurant de son soutien : " N' oubliez pas que les derniers censeurs que nous ayons eus au marbre du Monde étaient socialistes ! " De Fauvet , nous garderons donc toujours cette passion sourcilleuse pour nos libertés .