Le Monde

1: Serge Assier , la photographie pour identité

2: Le reporter marseillais , dévoreur de faits divers devenu artiste avec ses images légendées par René Char ou Michel Butor , expose à Venise

3: C' EST PEU DIRE que Serge Assier est un autodidacte :

4: il ne cesse de rappeler qu' il n' a pas fait les écoles et de proclamer sa soif de revanche .

5: Au début des années 1980 , quand il assurait dix-sept correspondances de photojournalisme entre Menton et Perpignan , il faisait carton plein de chez carton plein du point de vue financier , se souvient -il dans un grand sourire .

6: Un accident cardiaque , en 1982 , lui fait prendre conscience que ce travail de rouleau compresseur de la photo n' est pas son seul chemin .

7: Il veut un autre contact avec l' être humain , un contact avec son âme .

8: Naïvement , il demande à Lucien Clergue , le pape de la photographie arlésienne de l' époque , comment exposer :

9: Tu veux jouer l' artiste ? , s' entend -il répondre .

10: Assier est mortifié .

11: Un an plus tard , en juillet 1984 , il tient sa revanche :

12: en légendant ses photos , René Char lui a ouvert les portes d' Arles .

13: Onze expositions suivront , jusqu'à cette année 2002 où il montre ses Coulisses de Venise depuis le 19 avril dans la cité des Doges .

14: Ses photos de Vénitiens au travail sont légendées par des quatrains de son fidèle compagnon , Michel Butor , qui fera le déplacement .

15: Voué à ses passions maniaques , Serge Assier escortera lui-même ses caisses de photos , surveillera l' accrochage , restera près de son exposition , remballera son matériel avant de retrouver Marseille et son travail de reporter pour La Provence .

16: Jamais il ne laisse une exposition sans sa surveillance , jamais il ne vend une photo , et jamais il ne remonte une exposition légendée par un de ses grands hommes disparu :

17: Je ne suis pas un profiteur de morts , dit -il .

18: Serge Assier est à la fois reconnu - le nombre de ses expositions en témoigne - et légèrement méprisé , sans qu' on sache très bien si c' est son travail photographique qu' on dédaigne ou cet homme qui affiche si fort ses origines populaires .

19: Les photos d' abord :

20: noir et blanc , grain net , contrastes et noirs puissants , cadrage traditionnel , jeu de premiers et d' arrière-plans impeccables , avec souvent une belle profondeur , sans aventure .

21: Du classique , du rigoureux , pas de l' avant-garde .

22: Mais des sujets aimés pour des regards à hauteur d' homme .

23: L' univers vénitien de Serge Assier , qui ressemble à ses univers marseillais , lorrain , grec ou corse , c' est un livreur portant de lourdes bouteilles d' eau , une femme de ménage balayant le café Florian , deux ouvriers chargeant des fenêtres sur une barge , un cafetier main sur une bonbonne .

24: Butor décrit ainsi ce cafetier :

25: Devant le peigne des bouteilles .

26: Le dispensateur des boissons .

27: Consulte les dernières nouvelles .

28: Rapport à la conversation .

29: Ca vous a un petit côté Prévert qui convient assez à Assier .

30: D' ailleurs , quand on lui dit que les légendes de Michel Butor , pour Venise comme pour l' Estaque ( Nombrils tétons et tatouages / Accroche-coeurs bijoux toisons / Espadrilles trépieds lanières / Fourches des grilles flammes des volutes ) , ont un coté enfantin , il cite encore son maître Char :

31: Les gens qui aimeront ton travail se mettront toujours à ta hauteur .

32: L' homme maintenant :

33: blouson de toile sans manches siglé La Provence , cheveux de crin ébouriffés et courts , oeil noisette , Serge Assier parle inlassablement , comme pour recouvrir les peurs qui subsistent d' une enfance de détresse .

34: Ce qu' il dit est fort et lourd .

35: Mais il y a d' abord la façon de le dire :

36: Assier parle marseillais avec cet accent des rues qui sied mal à la reconnaissance officielle .

37: Il parle avec des mots simples et carrés , mais il parle surtout avec un coeur ouvert et blessé .

38: Quand il raconte sa première rencontre avec René Char , les larmes menacent , avant que le sourire l' emporte :

39: J' ai pris les photos de lui qu' on m' avait demandées , je suis parti ...

40: et je suis revenu .

41: J' ai sonné et je lui ai demandé qui il était .

42: Pour faire la légende :

43: Il m' a filé un livre de poésie que j' ai envoyé à l' agence .

44: Ils m' ont juste dit qu' ils savaient qui c' était ...

45: Mais quand il explique que ses photos inédites du poète , et des autres artistes qu' il accumule depuis , iront à la Bibliothèque nationale et ne seront ni montrées avant ni vendues , les larmes approchent :

46: il pense à des amitiés défuntes .

47: Les larmes coulent et lui coupent le souffle quand , à regret , il doit entrer dans les détails d' une vie qui faillit tourner au désastre .

48: Enlevé à des parents qu' il n' a jamais voulu revoir , confié à une famille qui le déclare berger ( Je pleurais tous les soirs comme un minot ) , l' enfant de Cavaillon fuit vers Paris pour faire le chanteur .

49: Il ne fait que le clochard .

50: Haine contre les bourgeois

51: Raflé par la police , rongé de maladies , le jeune homme est exhibé devant des étudiants en médecine qui doivent nommer ses maux .

52: On est en 1963 dans un hôpital parisien ...

53: J' avais une haine ...

54: Les mecs te regardent comme une bête .

55: Serge Assier fond en larmes , fixe le mur du petit restaurant .

56: Un silence , il balbutie :

57: J' ai presque crié , j' ai dit :

58: Vous êtes en train de me manquer de respect , et il s' interrompt .

59: Sa haine contre les bourgeois s' est forgée là .

60: Assier , qui n' est pas un modeste , a alors mis une énergie effroyable pour réussir .

61: Quittant la capitale et les restaurants où il commençait à travailler , il redescend vers Marseille .

62: Il est docker , mécanicien automobile , taxi de nuit .

63: Happé par la photographie , qu' il découvre en traversant par hasard la foule du Festival de Cannes , il se lance dans le fait divers .

64: Ses collègues taxis l' avertissent par radio , langage codé :

65: Un gros client boulevard National .

66: Il abandonne son passager , fonce prendre la photo du cadavre avant l' arrivée de la police .

67: Et il inonde les rédactions de ses images .

68: Obstiné jusqu'à l' obsession , il obtient une carte de presse alors qu' il est encore taxi , au grand dam de ses confrères d' aujourd'hui .

69: La suite n' est pas plus tendre :

70: paparazzi ou fait-diversier , usant de toutes les ruses et stratagèmes d' une profession souvent féroce , Serge Assier finit par s' imposer - et se poser .

71: Le miracle est qu' après tant de batailles il n' ait pas perdu son âme d' enfant triste .

72: Une âme qui donne à ses images d' exposition , celles qu' il invente tout seul et loin de son travail quotidien , cette charge nostalgique et hivernale .