_: Les fantaisies d' Oscar Ghez , collectionneur de tableaux Exposition . Au Musée Jacquemart-André , les oeuvres fétiches d' un industriel non conformiste . LES PORTRAITS peuvent mentir . Celui du collectionneur Oscar Ghez ( 1905 - 1998 ) montre un homme à l' air sérieux , presque sévère , tout à fait ce que l' on doit attendre d' un industriel du caoutchouc qui est parvenu à sauver son entreprise des persécutions antisémites en Italie d' abord , en France ensuite , et a développé ses usines avec succès . Mais les oeuvres de sa collection , généralement accrochées au Musée du Petit Palais de Genève , qu' il avait acquis et aménagé dans ce but en 1965 , démentent cette première impression de conformisme bourgeois : cet homme avait son goût personnel - que l' on peut refuser mais qui avait sa logique - et pouvait pousser loin la curiosité , loin de sa supposée sévérité . L' exposition montrée au Musée Jacquemart-André est affublée d' un de ces titres racoleurs réputés attirer le public : elle s' appelle De Caillebotte à Picasso . Naturellement , le processus publicitaire opère : des foules s' agglutinent dans les trop petites salles du musée , où de trop nombreux tableaux sont suspendus avec une absence remarquable de savoir-faire . C' est plus qu' agaçant , cette manière désinvolte de traiter artistes et visiteurs , comme est plus qu' agaçant ce titre qui fait croire que l' exposition devrait son intérêt à l' inévitable impressionnisme et à Picasso . Les toiles impressionnistes ne sont , à une exception près , guère passionnantes , et le Picasso , L' Aubade , de 1965 , n' est pas la meilleure toile de son auteur dans cette période . Nonobstant , il faut surmonter ces inconvénients pour plusieurs raisons : parce qu' Oscar Ghez s' est d' ordinaire plus intéressé à des peintres réputés de second ordre qu' aux vedettes du marché , parce qu' il savait constituer des ensembles cohérents et parce qu' il a possédé l' un des plus stupéfiants Manet qui soit , le Portrait de Berthe Morisot à la voilette , de 1872 , placé dans un coin alors qu' il mériterait d' occuper un mur à lui seul , tant il éclate de force sauvage . Berthe Morisot y surgit d' un fond gris brunâtre , vêtue et coiffée de noir , le visage blanc , les yeux réduits à deux points noirs : ce n' est plus un être de chair , c' est une apparition d' outre-tombe , une allégorie de la solitude et du silence . Manet ne peint pas Berthe Morisot , il peint la distance immense qui la sépare du monde . Le Bazille , le Renoir et même le Caillebotte ne soutiennent pas la comparaison : ils sont trop nets , trop clairs , trop en surface . Viennent ensuite des ensembles consacrés au néo-impressionnisme , à Pont-Aven , aux nabis , au fauvisme . On n' y verra aucun Seurat , peu de Gauguin , pas de Bonnard ou de Matisse . Mais Cross , Van Rysselberghe ou Laugé , que Seurat inspira et qui tirèrent de son esthétique systématique les éléments de leurs propres expériences ; mais Sérusier , Lacombe , deux Vallotton très étranges - comme la plupart des Vallotton - et un très grand Vuillard rougeoyant , assez inattendu de sa part ; mais un Dufy du tout début , un Valtat , un Chabaud et deux Van Dongen , dont son portrait du marchand Daniel-Henry Kahnweiler , peint l' année des Demoiselles d' Avignon sous les traits d' un dandy aux yeux de chat méfiant . Indifférent à la décence Le plaisir de l' exposition est dans le rassemblement de ces oeuvres choisies par un collectionneur qui se décidait , à l' évidence , d' après la qualité du tableau bien plus que d' après la signature . De là des surprises : ses Cross valent mieux que beaucoup de Signac contemporains , son Laugé est d' une pureté mondrianesque , son Lacombe l' exemple même du symbolisme archaïsant à la mode médiévale des années 1890 . Autre mérite d' Oscar Ghez : l' indifférence au bon goût et à la décence . Il y aurait , dans l' exposition , matière à un autre accrochage , thématique et historique à la fois , le nu féminin à Paris dans l' entre-deux-guerres . Voilà qui ferait un Salon de peinture érotique qui trouverait décor à sa mesure parmi les ors , les tapis et les potiches du Musée Jacquemart-André . Et qui célébrerait Oscar Ghez de façon moins cérémonieuse mais plus séduisante .