_: CULTURE - DANSE . Pina Bausch croque Istanbul en temps de guerre La chorégraphe a conçu , dans la métropole turque , la pièce « Istanbul Project » . Une oeuvre noire , hantée par l' offensive en Irak , et qui pourtant chante la vie . En attendant sa présentation à Paris en 2004 , le Théâtre de la Ville programme « Pour les enfants d' hier , d' aujourd'hui et de demain » La chanteuse Sertab Erener gagne l' Eurovision , le cinéaste Nuri Bilge Ceylan récolte deux palmes à Cannes ... et Pina Bausch , avec son flair pour les endroits stratégiques , vient de créer chez les Turcs Istanbul Project , sa toute dernière oeuvre . On est le 1er juin . La ville est en délire : le club de foot du Betiktas a devancé en finale le Galatasaray . Le maire de l' arrondissement du Beyoglu harangue les supporteurs regroupés place Taksim . A l' intérieur du centre culturel Atatürk , la chorégraphe est bien la seule à trouver très drôle ce bou-can explosif . « Je crains pour la représentation de ce soir » , dit Dikmen Gürün , à la tête , depuis 1993 , du très réputé Festival international de théâtre d' Istanbul , financé par la Fondation pour les arts et la culture . A une heure du spectacle , Pina Bausch sirote dans sa loge un café très pâle . Rassurée par l' accueil ultrasensible du public , elle veut jouir de tout . De l' air saturé par l' odeur du lys blanc . Des 15 millions d' habitants qui donnent à la ville « sa folle créativité , son énergie splendide qui fait se côtoyer tout et son contraire » . De ses danseurs qui rayonnent , telle l' Italienne Cristiana Morganti , d' avoir à porter une pièce à laquelle la compagnie adhère à 100 % , parce que fragile , tout entière traversée par la guerre en Irak . Une pièce noire qui pourtant chante la vie . « Il était clair depuis le début que cette pièce , inspirée d' Istanbul , serait différente , explique une de ses danseuses , parce que Pina n' avait envie d' aucun petit jeu de séduction et de provocation avec le public , d' aucune coquetterie . Dès notre arrivée en résidence en août 2002 , on vivait déjà sous la menace de la guerre. » La pièce , saisie par la tragédie , s' est trouvé fortifiée de cette intrusion du réel . Pour un créateur , c' est le challenge absolu . Etre dans l' oeil du cyclone . Allemagne et Turquie réunies par le refus de la guerre . Par les deux millions de Turcs installés en Allemagne . Par une Turquie qui , vue d' Istanbul , souhaite ardemment intégrer l' Union européenne , malgré le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan , mélange d' islamisme et de laïcité à la tur-que , malgré le retour du voile chez les femmes et les jeunes filles . Comment bâtir une pièce qui se nourrirait de ces contradictions -là , sans être submergé , superficiel ? Pina Bausch possède le génie de savoir harponner dans la mêlée , de grossir le trait de ce qu' elle voit , entend , comprend , instinctive dans ce double mouvement qui consiste à abstraire et s' extraire . Tout ce qu' elle et ses danseurs capturent de la ville lui sert de point de départ pour croquer la saveur locale et la relier aux sentiments universels , Orient et Occident défendant une même éthique . Comment survivre à Istanbul ? En allant au hammam . Ainsi commence la pièce , bille en tête , par un cliché . Un homme entre , une serviette éponge autour des reins . La séance de massage tourne rapidement au pugilat . Bruit des mains qui s' aplatissent sur les chairs . En guise de consolation , l' un d' entre eux se voit draper autour de la tête un linge qui ressemble comme deux gouttes d' eau à la manière dont les femmes nouent leur foulard . L' art de taper dans le mille , tout en allant vite . Rien de lourd . Mais c' est dit . La musique , signée Mercan Dede , reviendra comme un leitmotiv d' intense spiritualité se frotter aux épines rocailleuses d' un Tom Waits en plein débordement hormonal . Pina Bausch a été conviée au cérémonial des grands maîtres soufis des couvents de derviches tourneurs . La spirale figure l' axe autour de laquelle s' entortille la pièce , avec des effets de tapis volant , de transe , de lévitation . Mais aussi des scènes de gourmandise très loukoum et baklava , certaines à forte connotation sexuelle . Istanbul Project retrouve aussi les grandes fresques qui mêlent les femmes aux hommes , tout en les opposant . Danseurs assis , danseuses à quatre pattes à leurs pieds . Ils caressent les têtes des femmes comme on le ferait à son chien , l' esprit ailleurs . Il y a aussi la danseuse coréenne Na Young Kim , qui écarte sans cesse sa robe et ses jambes pour laisser passer un homme ... « Ce que l' on retient d' Istanbul , écrit le quotidien turc Milliyet , c' est des gens qui font leur toilette au hammam , une circulation anarchique , des relations hommes-femmes en forme de maître à esclave , des épouses vouées à la conception , des époux machos , et , tout de même , une belle vue sur le Bosphore. » L' article crée une polémique , relayée par l' AFP . En revanche , Radikal parle de « torrents d' émotion » , et Hürriyet , autre grand quotidien turc , écrit : « Istanbul Project n' est ni touristique ni folklorique . C' est une fabrique d' émotions , de pensée , de symboles . Elle articule avec des solos de danse la fragilité , la force , le mysticisme et l' érotisme d' Istanbul , représentée comme une ville d' eau. » Ce que le journaliste du Milliyet ne savait pas , c' est que dans toutes les pièces de Pina Bausch les femmes trinquent . Et les hommes boivent la tasse . Comment autrement comprendre le chant de tristesse et la danse que le Vénézuélien Fernando Suels termine recroquevillé au sol ? Comment ne pas souffrir quand Alexandre Castres se prend sans raison un méchant coup , quittant la scène avec un air de chien battu qui ne veut pas perdre la face ? N' est -ce pas la douleur et l' humiliation des hommes , de tous les hommes , qui s' expriment là en quelques minutes ? Les solos masculins sont les plus désespérés ... Pour mieux s' imprégner d' Istanbul , Pina Bausch a passé de longs moments avec Nazan Olçer , directeur du Musée des arts islamiques , avec Neslisah Sultan , un des derniers représentants de l' Empire ottoman . « Nous sommes des Lilliputiens dans cette ville géante » , dit -elle , avouant la difficulté de se concentrer sur sa propre course et d' échapper aux sortilèges du Bosphore , de la Corne d' or , au vertige incessant des cargos . Sur le plateau d' Istanbul Project se forme peu à peu une vaste mare nourricière . Il y pleut aussi des trombes d' eau qui éclatent comme une délivrance , soulignant l' idée de baptême , de renaissance . L' eau , les mers , les fleuves ? Un plaisir obsessionnel chez la chorégraphe . Istanbul Project bouillonne d' humeurs sombres . Il n' empêche que la volonté de Pina Bausch de montrer les côtés positifs de la vie , désir qui a transformé ses oeuvres depuis quelques années , lui a permis d' éviter le désespoir . « Extrêmement démoralisée » , elle avait songé un temps à abandonner le projet . Comme en 1991 , au moment de la première guerre du Golfe , elle avait pensé rapatrier sa compagnie de Madrid , où elle était en résidence , à son siège de Wuppertal , en Allemagne . Plus fort que la guerre , la vie . Comment ne pas être enchanté par le numéro de Fabien Prioville jouant au fakir sur un coussin volant ? Par le long déroulé d' une chaîne d' hommes se déplaçant , tout en restant assis sur le sol , par le miracle d' une contorsion assez désopilante ? Istanbul Project se termine sur cette frise , digne de l' Antique . La guerre , ou comment lui échapper ? Kenji Takagi tente une hypothèse . En dansant plus vite que son ombre .