_: Le cinéaste archéologue de son propre film Histoire de Marie et Julien , de Jacques Rivette « POUR GAGNER du temps , j' avais demandé à Willy Lubtchansky de régler le plan le plus compliqué qui soit , un 360 º en extérieur , avec une terrasse de café , le métro aérien ... Nous avons passé une journée à le préparer , une journée à le tourner . Le matin du troisième jour , je suis arrivé sur le tournage incapable de faire quoi que ce soit . Dépression nerveuse classique. » Jacques Rivette raconte ainsi la courte vie de Marie et Julien , film qui exista le temps de sa préparation et de ses deux jours de tournage avant d' être englouti par le temps . L' histoire est aujourd'hui vieille de vingt-huit ans . A l' époque , Jacques Rivette a été frappé par deux livres , l' un de Claude Gaignebet , l' autre de Jean Markale , qui traitent de la mythologie celtique . Le cinéaste s' est lancé un défi digne d' un chevalier de la Table ronde : tourner quatre films d' affilée , liés entre eux par le désir de « créer de nouveaux mythes » . Le cycle s' appelle alors « Les filles du feu » ; il en parle aujourd'hui comme des « Scènes de la vie parallèle » . « Je n' avais pas envie de faire des films liés au contexte politique et social . On peut faire le parallèle Giscard-Chirac et Chirac-Raffarin . Ces livres m' avaient passionné , j' ai voulu inventer des mythes en prenant ces vieilles histoires qui , des siècles après , continuent d' exercer leur pouvoir sur nous . Jouer avec les mythes , c' est jouer avec le feu ... Avec la cendre plutôt. » A l' été 1975 , Jacques Rivette a déjà achevé Duelle et Noroît et prépare Marie et Julien . Il a trouvé deux acteurs : Albert Finney , qui fut naguère Tom Jones et reste l' un des plus éminents représentants de l' art dramatique britannique , et Leslie Caron , qu' il est allé chercher à Los Angeles . L' histoire de Marie et Julien se dessine au long des discussions entre le cinéaste et ses acteurs , auxquelles participe son assistante d' alors , Claire Denis . Arrivé au premier jour de tournage , il manque toujours une conclusion . La maladie de Rivette condamne le film . « Les assurances ont payé , elles avaient commis l' imprudence de ne pas me faire passer de visite médicale . Et ce n' est pas moi qui ai ruiné mon producteur d' alors , Stéphane Tchalgadjieff , c' est Bresson ( au moment du Diable , probablement ) . » De cette débâcle ne subsiste que le désir de Leslie Caron de voir le film se faire malgré tout . Un an plus tard , Rivette , convalescent , propose à Maurice Pialat le rôle de Julien , car Albert Finney n' est plus disponible . Aujourd'hui , le réalisateur de Va savoir remarque en s' amusant : « Je ne sais pas si vous avez lu dans Télérama le témoignage de dix cinéastes sur Pialat . Sur les dix , trois lui ont demandé de jouer dans leur film . Aux trois il avait répondu oui , pourquoi pas ? , avant de dire finalement non. » UN CÔTÉ ÉNIGMATIQUE Le projet entre dans les limbes et n' en sort qu' un quart de siècle plus tard lorsqu' Hélène Frappat publie Trois films fantômes de Jacques Rivette ( Cahiers du cinéma / fiction ) . L' auteur a retrouvé les notes prises par Claire Denis lors des discussions avec Leslie Caron et Albert Finney . « Ce texte était mystérieux , on ne pouvait pas le publier tel quel , note Jacques Rivette . Il fallait le mettre en forme . Il y a eu un petit travail qui m' a obligé à repenser les choses. » C' est alors que Rivette s' est fait , en une figure digne de l' un de ses scénarios , l' archéologue de sa propre oeuvre : « Il y avait dans ce texte des choses que je ne comprenais pas moi-même . Il y avait ce côté inabouti , énigmatique , qui m' a donné envie d' essayer de résoudre cette énigme , avec Emmanuelle Béart pour prendre en charge Marie . Elle a un point commun avec Leslie Caron , et avec toutes les comédiennes avec qui j' ai tourné : c' est la façon qu' elles ont d' utiliser leur corps. » A partir de ce texte mystérieux , dans lequel on lit « ( PS. ne pas oublier le geste interdit ) » sans autre indication quant à la nature de ce geste , Jacques Rivette a écrit L' Histoire de Marie et Julien , avec Pascal Bonitzer et Christine Laurent : « Les films que j' ai faits depuis 1975 m' ont aidé à résoudre ce qui restait une énigme pour moi à l' époque . Tout au long de la préparation , nous avons essayé de clarifier autant que possible , tout en gardant les zones d' ombre dans lesquelles sont pris les personnages. » Le public aussi a changé : « Il y a eu depuis une dizaine d' années un retour au fantastique , sous des formes débiles et sous des formes raffinées , comme Sixième Sens , qui est un film que j' aime beaucoup. » Et pour faire lui-même un bout de ce chemin , Jacques Rivette a utilisé pour la première fois de son cinéma un effet digital , le temps d' un plan .