Le Monde

1: L' histoire prisonnière d' un labyrinthe intellectuel

2: POUR UNE FOIS , la publicité ne ment pas .

3: On a vu , dans ces colonnes , celle qui annonce Ararat .

4: Elle fait cohabiter dans un même espace le titre du film inscrit en caractères romains en relief , à la manière des péplums hollywoodiens d' antan , et une citation de Wim Wenders :

5: Les images peuvent changer le monde .

6: Cette ambivalence est au centre d' Ararat , entreprise ambitieuse qui veut évoquer non pas l' histoire du génocide des Arméniens par l' armée ottomane en 1915 , mais celle des traces que ce cataclysme a laissées dans la mémoire de l' humanité .

7: Tendu vers ce but , Atom Egoyan , citoyen canadien mais aussi cinéaste arménien , tente de mener deux tâches de front :

8: construire un spectacle et conduire une réflexion sur ce spectacle .

9: Le scénario d' Ararat , d' une infinie complexité , tourne autour de la réalisation d' un film .

10: Edouard Saroyan ( Charles Aznavour ) , réalisateur prestigieux , gloire de la diaspora arménienne , tourne à Toronto une grosse production relatant le génocide vu à travers les yeux du peintre Arshile Gorky , alors enfant .

11: Ani ( Arsinée Khanjian ) , veuve d' un militant arménien , experte de l' oeuvre de Gorky , est embauchée pour garantir l' authenticité historique du film .

12: Son fils Raffi , tiraillé entre sa mère et sa compagne canadienne , part en Turquie pour en rapporter des images de ce qui fut l' Arménie , seul moyen à ses yeux de garantir l' authenticité du film de Saroyan .

13: A son retour au Canada , alors que le tournage est terminé , Raffi est arrêté par un douanier ( Christopher Plummer ) , qui le soupçonne de transporter de l' héroïne dans ses boîtes de film .

14: Souci d' exhaustivité

15: Chacun de ces fils est entrecroisé avec une minutie digne de la tradition tapissière du Caucase .

16: Egoyan semble d' abord préoccupé de recenser toutes les hypothèses cinématographiques que suscite la volonté de préserver la mémoire du génocide .

17: La mise en scène de ce matériau apparaît comme le contrecoup de ce souci d' exhaustivité , plus que comme son moteur .

18: Il est vrai que ce genre d' entreprise intellectuelle trouve d' habitude sa traduction sur le papier ou sous la forme du documentaire .

19: La fiction est traîtresse , Egoyan le sait , qui a fait de ses reflets trompeurs la matière de tant de ses films .

20: Pourtant , il prend le risque .

21: Au point culminant du film , Raffi tente de raconter au douanier le massacre de femmes arméniennes que relate le poème La Danse .

22: D' abord on entend le récit du jeune homme et l' on voit les images numériques qu' il a rapportées des contreforts du mont Ararat .

23: Egoyan glisse alors vers le film que tourne Saroyan :

24: comme dans le poème de Siamanto , on voit une femme qui alerte le missionnaire américain Clarence Ussher , en lui faisant la relation de cette atrocité .

25: Enfin , selon un procédé propre à l' âge classique de la fiction cinématographique , ce récit prend corps à l' écran et l' on voit des femmes contraintes de danser nues sous les coups des soldats ottomans , puis brûlées vives .

26: L' énoncé semble clair , l' interrogation sur la morale des images limpide .

27: Mais un film n' est pas un problème de mathématiques .

28: A l' écran , les images s' évadent du seul domaine de la démonstration logique pour pénétrer le champ de mines des émotions .

29: Au long de cette séquence , on est soumis à la brutalité sentimentale propre au grand spectacle , forcé de mettre en regard les faits historiques évoqués et les procédés de cette évocation .

30: Ce travail forcé de critique de cinéma vient s' interposer entre le projet initial et son aboutissement .

31: Les séquences spectaculaires finissent par polluer tout le film .

32: Le scepticisme que provoquent délibérément les scènes de Saroyan se propage à la trajectoire du peintre Arshile Gorky , rescapé du génocide et exilé aux Etats-Unis .

33: C' est là qu' Atom Egoyan aurait voulu placer le noyau de vérité d' Ararat .

34: Perdu dans les entrelacs du scénario , le destin du peintre en est réduit à n' être qu' une des hypothèses de travail du cinéaste .

35: Si l' on veut entrevoir la trace de colère et d' amour qu' a laissée la catastrophe de 1915 , c' est dans le regard d' Arsinée Khanjian qu' il faut la chercher .

36: Ani , son personnage , mère partagée entre le désir de soulager son fils du fardeau d' une histoire insupportable et le devoir de perpétuer le souvenir , marque Ararat de son intensité et sort parfois le film du labyrinthe intellectuel dans lequel Atom Egoyan l' a condamné à errer .