_: Fausto Coppi , le spleen du héros transalpin Il est ce grand garçon osseux , tout en jambes , au thorax et au visage d' oiseau , un profil qu' on a dit de peinture égyptienne , timide , indécis . Le lendemain , entre Briançon et Aoste , le même scénario advient , Bartali et Coppi devant , les autres derrière , lâchés irrémédiablement . À l' arrivée , sur la pelouse du vélodrome , il l' attend . Il n' a pas tort car le vieux santon du vélo est une fois de plus le seul à s' opposer à l' emprise magistrale de Coppi . On aurait dit un diadème . Mais sa carrière suit une drôle de pente , trouée par des éclipses . Étrangement , il confie à Anquetil ( c' est Louis Nucera qui le rapporte ) : " Je viens de voir un lion ; à présent je peux mourir . " Il laisse le pays tout entier en pleurs . À l' automne 1942 , quinze jours après le bombardement de Milan par le Bomber Command , on lui demande de s' attaquer au record de l' heure , il s' y rend à vélo , bat le record , mais le même jour les armées américaines débarquent en Afrique du Nord . Coppi est envoyé en Tunisie et , en mai 1943 , il est fait prisonnier . Il arrive à Naples en février 1945 , se rend au siège de La Voce pour solliciter un vélo , et le journal trop pauvre fait passer une annonce . Un lecteur offre son vélo à Coppi , qui gagne à nouveau quelques courses et douze mille lires américaines pour ne pas rentrer à la maison les mains vides , car il devine que ses bons se sont évaporés . À la libération , il remonte vers le nord , vers la maison où l' attendent sa famille et sa fiancée . Il pédale dans un pays défait et dévasté , il a le temps de penser , à l' avenir bien sûr en rêvant de victoires homériques , et donc au passé , à son enfance , au petit jardin de sa mère , aux bêtes qu' il faut soigner à cinq heures le matin , à ses frères et soeurs , à la charcuterie qui l' emploie à la livraison de galantines et de salades russes , aux routes empoussiérées ou boueuses selon la saison à travers les collines argileuses , aux heures passées devant la vitrine du marchand de cycles , à la vie ... Il est toujours ce grand garçon osseux , tout en jambes , au thorax et au visage d' oiseau - un profil qu' on a dit de peinture égyptienne - , timide , indécis , quand il prend le départ du Giro 1946 . Bartali emporte ce " tour de la renaissance " , mais la munificence de leur duel passionne et ravit les foules démunies . La légende est née , avivée par une pointe de mélancolie , comme si la guerre n' avait été qu' une sombre parenthèse . L' histoire n' a plus qu' à se déplier . Avec la guerre froide , leur rivalité prend un tour étrangement politique . Gino le pieux incarne à son corps défendant la gloire d' une foi cardinale et sur le plan séculier de la démocratie chrétienne , alors que Fausto représente " à lui tout seul , toute la philosophie du matérialisme dialectique " , selon Pierre Chany , qui ajoute que " c' était beaucoup leur prêter " . C' était aussi beaucoup prêter à la bicyclette , quand bien même les industriels de la de la Legnano et de la de la Bianchi voyaient s' offrir à eux des dividendes mirifiques dans un pays où non seulement les Bugatti mais aussi les Fiat n' étaient pas monnaie courante . Si le Tour de France 1948 est l' apogée de Bartali , le Tour de France 1949 constitue l' avènement de Coppi . Il vient de gagner le mois précédent un Giro épique qui a tiré des pages empreintes de magie à Buzzati . Pourtant les choses commencent plutôt mal ; Deux semaines plus tard , l' Izoard rappelle aux deux héros des souvenirs récents . Ils le gravissent de concert , laissent les autres plusieurs minutes en contrebas , et dans la descente Coppi attend Bartali qui a crevé avant de le laisser gagner et prendre le maillot jaune à Briançon . Il fait preuve ici d' une élégance qui consiste à rendre à Gino , le jour de ses trente-cinq ans , ce qu' il lui avait donné sur la route de Saint-Malo . Quand il revêt le maillot rose à Modène , quand il gagne le Giro à la place de l' idole Bartali , il a vingt ans , il est au milieu du chemin de sa vie mais ça , ni lui ni personne ne peut le savoir . Mais dans la descente du Petit Saint-Bernard , le vieux Toscan chute et prend trois minutes de retard , Coppi attend l' ordre du maître Binda pour appuyer sur les pédales et vole alors vers l' Arc de triomphe d' Aoste et le maillot jaune qu' il rapporte à Paris , où Orio Vergani le salue une fois de plus par un magnifique article dans le Corriere della Sera qu' il conclue par " Merci , Coppi , parce que tu n' es pas Tarzan " . Il est le premier dans l' histoire à réaliser le doublé Giro + Tour . Alors évidemment on jase . On évoque sa préparation originale , non seulement les entraînements derrière un vélomoteur , la diététique , son masseur aveugle assimilé à un mage , Biagio Cavanna , mais aussi la chimie secrète à laquelle il s' adonne , et nul doute qu' il en consomme , comme beaucoup . Et puis les ennuis physiques oublient de l' épargner . En 1950 , au Giro , il tombe , on le relève avec une triple fracture du bassin . En mars 1951 , c' est une clavicule . Il court le Giro comme un prélude au Tour . Une semaine avant le départ , il dispute le tour du Piémont avec son frère Serse . En revanche , l' Italie vacille au bord d' une forêt obscure , la guerre , et l' enfer qui s' annonce sera plus terrible que les chants de la Divine Comédie . On lui dit qu' à la suite d' une chute bénigne Serse est rentré directement à l' hôtel . Il l' y retrouve allongé sur le lit et Serse lui dit qu' il a un peu mal à la tête . Fausto regarde le crâne de son frère cadet , pas de sang , à peine une éraflure , il lui fait porter une poche de glace , Serse s' endort mais d' un mauvais sommeil très agité , on le transporte à l' hôpital , trop tard , Serse est mort , Fausto pleure . Il a perdu un frère , un compagnon d' entraînement , un ami , le seul être apte à le protéger contre ses mauvais démons , à lui éviter de sombrer dans une spirale dépressive , il a perdu un frère qui était un peu la face ensoleillée et joyeuse du lunatique Fausto . On devine dans quel état il est sur le Tour , où il se rend à contrecoeur , et qu' il n' y fait rien de bien , pas même une victoire à Briançon par l' Izoard qui ne ramène pas le sourire sur son visage . Triste année , à l' image d' une Italie où une maison sur quatre n' a toujours pas l' eau courante et où deux millions de famille n' ont pas les moyens d' acheter du sucre . En 1952 , il réalise un nouveau doublé . Il a trente-deux ans , ne passe pas pour un vieux parce que le vieux c' est Bartali ( dans cette remarque banale se tient sans doute une part essentielle du mystère Coppi ) . Pour le Giro , il requiert les services dans son équipe du " rital " auvergnat Géminiani , un excellent grimpeur , capable de damer le pion au rival immémorial Bartali . D' ailleurs , le Giro est parti symboliquement de la piazza San Sepolcro , où le fascisme avait fait sa première apparition à l' issue de la Première Guerre mondiale , et où un dignitaire du régime a loué les vertus du combat comme principe de vie . Il écoeure notamment Kubler et Koblet , qui préfèrent renoncer au Tour . Autant dire que la voie est libre . En deux jours , la question est réglée . On aborde les Alpes . Le Tour arrive pour la première fois à l' Alpe-d'Huez . Il arrive de Lausanne , donc 250 kilomètres - de vallées , il est vrai - avant d' attaquer la montée . Coppi y dépose - c' est le verbe royal choisi par les commentateurs - ses adversaires , simplement , d' un coup de pédale limpide . Je le crois volontiers . D' ailleurs , j' ai pu admirer dans une vitrine de Bourg-d'Oisans le pédalier - et les manivelles - avec lequel Coppi avait gravi l' Alpe . Et , pendant que Coppi roule en rose et que Bartali l' aide dans les Dolomites , le gouvernement reçoit la visite de ministres nazis , rationne le savon et anticipe la fin de l' année scolaire . Sa place eût été dans un musée à côté d' une couronne étrusque ou d' un bijou achéen . Le lendemain , l' étape va à Sestrières ( en Italie ) . La nouveauté des arrivées au sommet semble lui plaire . Il gagne encore au Puy-de-Dôme , sur des pentes dignes du versant italien du col Agnel dans un final époustouflant . À l' arrivée , à Paris , il compte près d' une demi-heure d' avance sur le second . Ensuite il défraie la chronique . On entrouvre le chapitre sentimental . Il a un parfum mystérieux , voire sulfureux , on la surnomme la Dame blanche parce qu' elle avait porté un jour un jersey blanc , Giulia Occhini est la femme du docteur Locatelli , elle ne cherche pas une aventure passagère mais un amour embrasé , elle laisse le mari , les deux fils , elle assume l' adultère comme Madeleine dans tant d' églises , lui il quitte Bruna et sa petite fille , ils ne redoutent pas le scandale public , ils se rendent ensemble voir passer le Tour et Bobet dans l' Izoard , ils ont un petit garçon , l' Italie dévote crie ses grands dieux , l' autre admire . Fausto a juste le temps de se débarbouiller , d' offrir le bouquet du vainqueur à sa mère et de monter avec elle et son père et son frère et son oncle dans le train qui les reconduit à Castellania , aux confins de l' Apennin ligure et de la plaine padouane . Il gagne encore un Giro , un championnat du monde sur route qui lui octroie un maillot arc-en-ciel à sa mesure , un tour de Lombardie , quelques trophées Baracchi . Et malgré les nombreux coups d' éclat dans les plus grandes classiques méditerranéennes et nordiques au tournant des années quarante et cinquante , son palmarès n' a pas l' étoffe attendue . Le déclin est inexorable . Il continue de courir , il continue de tomber et de se casser des os , encore un fémur , il se remet de moins en moins bien , il n' a plus la même énergie , il ne gagne plus , il s' épuise à petit feu , il a désormais trente-huit ans . Quelle force obscure l' y pousse , peut-être la mémoire de Serse , peut-être la tragique parenthèse de la guerre qui l' a privé de six années de vraie compétition après lesquelles il ne cesse de courir , peut-être une dernière fois ce diable de Bartali qui à cet âge -là s' illustrait encore dans les grands tours , peut-être aussi ne se sentait -il bien que sur un vélo où lui , l' albatros , atteignait une espèce de perfection , peut-être enfin en avait -il besoin pour assurer l' avenir financier des siens . Il devient ainsi une espèce de has been majestueux , il s' adonne à la mélancolie sans rémission . Seuls quelques amis sont capables de le distraire de cet ennui irrémédiable . On le voit à la télévision italienne naissante dans un show pitoyable où il chante en duo avec Bartali , monnayant leur gloire passée . Au moins la perspective d' une course cycliste en Haute-Volta - pour fêter le premier anniversaire de l' indépendance - le rapproche -t-elle de ses amis et d' une Afrique noire fabuleuse dont les jeunes Italiens avaient eu loisir de rêver dans les années trente . Il rejoint aussitôt le 38e d' infanterie , mais son régiment prend ses quartiers non loin de chez lui et le fantassin Coppi a la licence de courir et de gagner des courses pour distraire et consoler une Italie à la dérive . Après le critérium , il participe à un safari . Il revient d' Ouagadougou avec la fièvre . Il a dormi , enfin , passé une nuit de martyre dans la même chambre que Géminiani , sur des lits sans moustiquaires , au milieu des moustiques dont on ne se méfie jamais assez . Les médecins tardent à diagnostiquer la malaria , le soignent à la cortisone pour faire moderne mais autant placer un cautère sur une jambe de bois , n' écoutent pas l' appel de Géminiani soigné pour la même affection ( plasmodium falsiparum ) à grosses doses de quinine . On le transporte d' urgence à l' hôpital . Coppi se meurt . Les deux femmes se croisent à son chevet . La mère est atterrée . De son côté , la Dame blanche prie : " Jésus ! Prends mes trois fils , mais laisse moi Fausto " , prière insensée , digne de l' antique Médée . Il place ses modestes gains en bons du Trésor , d' autant que son père vient de mourir . Dans la nuit du 2 janvier 1960 , Coppi reçoit l' extrême-onction . Il n' était pas une idole , mais un héros , donc mortel , qui disparaît quand justement l' Italie accède à la conscience du miracle économique qui la propulse vers une modernité dont Fellini deviendra le critique le plus vif . Son enterrement a lieu dans le petit cimetière sur la colline de San Biagio , par un après-midi lumineux et froid , un ciel très bleu , un voile de brume au loin sur la plaine du Pô , en présence d' une foule immensément émue .