_: Entretien . Misère du développement libéral Cheval de Troie du capitalisme libéral , le développement économique remplace la pauvreté par de la misère , estime Majid Rahnema Quand la misère chasse la pauvreté , de Majid Rahnema . Coédition Fayard et Actes Sud , 2003 . 450 pages , 25 euros .. Majid Rahnema est iranien . Après ses études , il débute en 1947 une carrière diplomatique internationale . Jusqu'en 1985 il a ainsi occupé les fonctions successives de commissaire des Nations unies au Rwanda , vice-président du Conseil économique et social de l' ONU , membre du Conseil économique et social de l' UNESCO , conseiller principal du PNUD pour le développement de base . Après un passage à Berkeley , il enseigne depuis à l' université de Claremont . Vous avez longtemps fait partie d' organismes internationaux , l' UNESCO en particulier , qui prônent et aident le " développement " des pays pauvres . Maintenant , vous jugez que ce " développement " est une " imposture historique " . Pourquoi ? Majid Rahnema . J' ai grandi en Iran . La simplicité de vie était chez nous un mode de vie lié à des traditions culturelles . J' habitais alors un quartier dans lequel il y avait de nombreux pauvres mais vivant dans une pauvreté fondée sur des valeurs comme la simplicité , le partage , la solidarité et la réciprocité . Après ma scolarité , j' ai été journaliste , puis diplomate - fonction grâce à laquelle j' ai découvert le monde - , puis ministre . C' était une époque , les années soixante et soixante-dix , de profonds bouleversements dans mon pays . Le mot d' ordre était alors de rattraper notre retard économique , de nous " développer " . Le pays s' électrifiait , s' industrialisait . Je n' oublie pas que , chaque fois que je traversais le pays en avion , je ressentais une sorte de " fierté nationale " à la vue des kilomètres de lignes de haute tension . Quelques années après , lorsque j' ai finalement décidé de quitter le gouvernement pour m' engager dans un projet de développement de base au Lorestan - avec les populations locales - , j' ai pu mieux comprendre combien le point de vue des gens au pouvoir - ceux qui voyaient les choses d' en haut - pouvait être différent de celui de ceux qui vivaient en dessous . Tout près de la région où nous travaillions , un super-barrage avait été construit , qui produisait l' électricité , et accompagné par un immense projet d' agrobusiness : des milliers de gens avaient été déplacés de leurs villages sans pouvoir bénéficier des avantages nés des nouveaux projets de développement . Les énormes budgets qui avaient servi à augmenter le PNB et le taux de croissance du pays avaient aussi rendu la vie de ces gens -là impossible . Une partie importante de la population se retrouvait sur le carreau pour permettre au pays de se développer . Ce que j' avais repéré en Iran , je l' ai repéré encore après , dans ces autres pays que je parcourais grâce à mes différentes fonctions internationales . En fait , sous prétexte d' avoir à se développer , les pays dits pauvres détruisent les équilibres culturels et sociaux produits par leurs populations pendant des millénaires . Des besoins nouveaux surgissent sans que les conditions nécessaires ne soient réunies pour permettre de les satisfaire . Résultat , les classes aisées profitent du progrès et le reste de la population passe d' une pauvreté qu' elle gérait somme toute assez bien dans le passé , à la plus noire des misères . Votre dernier livre , Quand la misère chasse la pauvreté , établit la généalogie historique du pauvre . Ceux de nos temps , vous les appelez les " pauvres modernisés " . À quels changements sociaux doit -on cette nouvelle forme de pauvreté ? Majid Rahnema . C' est un phénomène complexe mais qui se résume assez bien : sur le plan individuel , la naissance justement de " l' individu " et l' appât du gain ; sur le plan collectif , les insécurités nées d' une économie capitaliste débridée qui a enlevé aux travailleurs leurs instruments de production . Les analyses de Marx à ce propos restent magistrales . Au Moyen Âge , vendre sa force de travail signifiait que l' on avait renoncé à toute autonomie , à toute liberté . De même que le salariat , les banquiers étaient alors loin d' être en odeur de sainteté : l' usurier était un pécheur honni qui devait aller tout droit en enfer . Puis vint le temps où l' Église catholique dut inventer le purgatoire pour légitimer les intérêts financiers . L' église s' adaptait à la nouvelle idéologie séculière . C' était le début du capitalisme . Parallèlement , les pauvres sont devenus dangereux . On est passé à l' idée qu' il fallait les enfermer , les tenir éloignés des villes , ou les " rééduquer " . Dans ce système , les activités humaines grâce auxquelles auxquelles la misère était contenue ont été remplacées par le travail salarié , ce qui a obligé tout le monde à vendre sa force de travail . C' est ainsi que la pauvreté conviviale , cette pauvreté qui , selon Proudhon , était la condition normale de l' homme en civilisation , s' est transformée en un mode de vie qui rappelle le supplice de Tantale : une exposition perverse à des besoins de plus en plus impossibles à satisfaire pour les pauvres , et la culpabilité , la misère . Mais être pauvre ne désigne toujours pas , partout , les mêmes réalités subjectives et objectives ... Majid Rahnema . Dans le temps , la " pauvreté " représentait cette tension souvent créatrice qui existait entre , d' une part , la nécessité des conditions extérieures et , de l' autre , la capacité des humains-vivant-ensemble ( comme membres d' un corps social organique ) à partager un bien-être culturellement défini . Comme cette tension se manifestait différemment selon les cas , il existait - il existe toujours - des milliers de façons de la vivre dans la frugalité et la convivialité , n' étaient miséreux que ceux acculés à l' impuissance totale face aux événements . Aujourd'hui , la pauvreté est confondue avec la misère et se trouve définie de façon universelle par des instances pour qui la vie humaine est réduite à des abstractions économiques . Dans le système d' économie capitaliste qui domine le monde , la Banque mondiale définit ainsi le pauvre comme une simple force de travail se vendant - et s' achetant - à un dollar par jour sur un marché mondialisé . On voit bien ce qu' implique cette nouvelle définition universelle : la nécessité du développement . Quand la Banque mondiale rêve d' un monde exempt de pauvreté , selon ses termes , elle entend un monde où tous les humains seront transformés en consommateurs intoxiqués aux besoins définis par ce " développement " nouveau . Les conséquences de cette vision " économiciste " de l' être humain relèvent du cauchemar . Renoncer au développement économique des pays " pauvres " , n' est -ce pas entériner les inégalités existantes ? Majid Rahnema . Il faut changer de paradigme de pensée . Cesser de croire que l' économie de marché est la seule réponse à la misère , alors que toute analyse sérieuse des faits montre que cette économie en est peut-être la cause principale . Cesser enfin de penser que les quatre milliards de personnes vivant de 2 dollars par jour sont nécessairement des miséreux que seul un PNB plus important pourrait sauver . Nous devons observer comment ces milliards d' humains se débrouillent dans leur vie quotidienne et comment ils réinventent leur présent contre vents et marées . Seuls ceux qui ont l' humilité nécessaire de les voir défier la misère peuvent alors comprendre la portée véritable du scandale actuel : un système politico-économique qui , d' une part , impose à ces milliards de gens un système d' économie et de gouvernement sans rapport avec leurs aspirations , et qui , d' autre part , les dépossède de leurs propres moyens de lutte contre la misère . La machine économique pourrait , en termes de capacité , dès aujourd'hui , apporter une solution à la misère mais cette " solution " restera impossible tant que l' on voudra en passer par la transformation de tous les pauvres en consommateurs et producteurs des besoins nouveaux . La problématique de la pauvreté passe aussi par des questions qui dépassent les systèmes économiques et technologiques . Quant à nous , nous ne pourrons un jour dépasser les contradictions quasi insolubles des sociétés " économicisées " qu' en vivant et produisant autrement et en renonçant à l' accumulation et à l' obsession d' un confort toujours plus grand . Ce serait un début .