_: Les deux côtés du miroir L' ordre alphabétique de Juan José Millas confirme la passerelle de la littérature espagnole avec les grands aînés latino-américains . Le narrateur va sur ses quatorze ans . Alité , il est sujet à des accès de fièvre . Un beau jour , à la grande joie des écoliers , les livres , dans un élan de révolte , prennent leur essor . Imagine -t-on un monde sans écoles , sans bibliothèques , ni librairies , ni inscriptions d' aucune sorte , sans billets de banque ? En escadrilles serrées , les ouvrages survolent les villes , de temps en temps certains s' écrasent où ils peuvent . Telle ou telle lettre déserte l' alphabet ... Et comme ces disparitions modifient les réalités qu' elles dénotent , l' " univers spectral " , entrant dans un processus de dégénérescence , se réduit comme une peau de chagrin . Les humains régressent vers l' animalité . Peu à peu , en dépit de l' action concertée des ministères de la Culture et de la Défense contre toute fuite et toute sédition , le chaos s' installe . Le narrateur , dédoublé , vit en deux endroits à la fois : son monde familier , celui de ses parents , celui de Laura , l' adolescente dont il est épris , et le monde " spectral " du rêve et du cauchemar , de l' imagination . Il va sans dire que celui qu' il préfère est le second , lieu de ses rencontres furtives avec " Laua " , " côté lumineux de la vie " . On relèvera de belles réussites , comme le voyage de l' adolescent à travers l' Encyclopédie , " carte de la réalité " , vers le ( mot ) " cimetière " où va être enterré son grand-père , itinéraire lexical jalonné de surprises , de phrases qui , par leur cocasserie , semblent issues du jeu du " cadavre exquis " cher aux surréalistes . Dans la deuxième partie , le récit cesse d' être autobiographique et nous apprenons maintenant que le personnage central s' appelle Julio , qu' il a trente-quatre ans , est journaliste et vit du " côté obscur " de la vie . S' inspirant de la réalité et de ses rêves , il s' invente une famille : de " Laura " , il fait sa femme , de " Julio " , son fils , s' octroie une maîtresse frappée d' irréalité , Teresa et , dans une sorte de délire , échange avec eux des propos chimériques , cependant que son père , atteint d' hémiplégie est en passe de perdre la mémoire , puis meurt . Julio parcourt une méthode pour l' apprentissage rapide de l' anglais et il a l' intuition qu' il s' agit d' un monde parallèle , mais aseptisé , où il retrouve des personnages réels ou inventés . Quand les lettres et les mots se révoltent , devant une telle liberté , une telle capacité d' invention , un tel dynamisme formel , on pense au Quevedo des Songest de L' Heure de tous . Et à Lewis Carroll , bien sûr . Plus loin dans le texte , on se souvient plutôt de don Quichotte et de ses imaginations . Mais , dans sa première partie , soucieux de tirer le maximum d' idées souvent originales , il arrive à Juan José Millas de s' essouffler quelque peu , de donner dans une certaine monotonie . Ce n' est pas le cas de la seconde dont les situations et les dialogues , même quand ils mettent en présence des êtres de fiction au statut différent , rappellent davantage ceux de la vie réelle , et cela dans un langage parfait , d' une grande sobriété . Peut -on parler de " solipsisme " à propos de ce brillant auteur , ou plutôt de son personnage ? Certainement . Depuis le début des années soixante , sous l' influence de Luis Martin-Santos ( Temps de silence ) , des hispano-américains Vargas Llosa , Julio Cortazar et Gabriel Garcia Marquez en particulier , et d' autres écrivains qui travaillent différentes langues , le roman espagnol a bien changé . Avec l' oeuvre de Juan José Millas , journaliste à El Païs , prix Nadal en 1990 - La soledad era esto ( " La solitude c' était cela " ) - sa mutation se confirme . L' ordre alphabétique de Juan José Millas , traduit de l' espagnol par Jacques Nassif , traduction revue par Max Bensasson , éditions du Hasard , à Marseille , 228 p. , 19 , 80 euros .