_: AU FIL DES PAGES LA CHRONIQUE LITTERAIRE DE JEAN-CLAUDE LEBRUN Jean-Marie Catonné Finir en blanc ? Jour de rentrée dans un établissement huppé de Palaiseau . Un futur pensionnaire raconte . Dans le taxi , à son côté , sa mère a les yeux gonflés de larmes . À l' accueil , c' est la directrice en personne qui officie . Qui même porte la valise du nouvel arrivant , le conduit dans sa chambre . L' écervelé a oublié ses affaires de classe , mais peu importe , on les lui fournira . Ce pensionnat , ce sera d' ailleurs l' affaire de quelques mois . Le temps de se calmer . De laisser souffler un peu cette " maman " , à qui il en a fait voir de toutes les couleurs . De se remettre aussi les idées en place . L' institution s' appelle Les Mésanges bleues . Il est permis d' y utiliser l' ascenseur , et notre turbulent narrateur ne se prive pas du plaisir d' appuyer sur tous les boutons . Premières remontrances souriantes des institutrices en blouses blanches ... L' ouverture du troisième roman de Jean-Marie Catonné se présente à l' exacte image du livre : à la fois légère et poignante , drôle et bouleversante . Tout de suite l' on comprend que celui qui évoque ainsi son arrivée n' est plus exactement un adolescent . Qu' il ne va pas s' agir pour lui de se préparer à quelque examen , mais d' affronter une épreuve autrement terrible . Que l' essentiel ne consistera pas à apprendre , mais à tenter d' endiguer un peu la dramatique fuite qui a commencé de s' opérer en lui . Le tout premier , en 1988 avec Chimères , le grand romancier néerlandais J. Bernlef nous avait proposé le récit impassible - le monde extérieur perçu par le sujet lui-même - des premiers symptômes puis de l' évolution d' une maladie d' Alzheimer . Si Jean-Marie Catonné a choisi un registre radicalement différent , il nous offre sans aucun doute à son tour , sur le même thème , un livre non seulement d' une intelligence frémissante , mais aussi continûment traversé de sensibilité et d' émotion . Car l' homme qui arrive un jour , accompagné évidemment de sa femme , aux Mésanges bleues et y mourra , au terme de quatre années d' une irrésistible dégradation de ses facultés mentales et d' une semblable altération de son corps , avait été autrefois professeur , puis critique dramatique et romancier reconnu . D' où probablement cette aisance , avec laquelle d' abord il manie les mots pour dépeindre l' humanité autour de soi . Ces malades dont il relève avec une obstination impitoyable les signes de déchéance . Ce personnel ne paraissant rien soupçonner des pensées qui peuvent encore habiter les patients . Cette femme toujours attristée et cette autre , plus jeune , aux jambes si jolies , et ce grand type prétentieux - un " gosse de riche sûr de ses droits " - qui viennent le dimanche gâcher son après-midi , alors qu' il a entrepris de faire avancer une idylle platonique avec l' occupante d' une chambre voisine . Ou encore cette Aïcha , qui travaille aux cuisines et porte un voile : " C' est vrai qu' il y a de plus en plus de bonnes soeurs dans les banlieues , alors qu' elles avaient pratiquement disparu des villes et des monastères . " Rien ni personne n' échappe à ce regard caustique , qu' on imagine avoir été des années durant redoutable . En un authentique tour de force , Jean-Marie Catonné donne à voir en même temps cet esprit critique qui continue sur sa lancée , selon une apparence de logique , et les prodromes du cataclysme mental déjà à l' oeuvre . Peu d' auteurs jusqu'à présent ne s' étaient aventurés aussi loin , n' avaient fouillé aussi profond , sur ce douloureux terrain . Personne surtout n' avait suggéré avec autant de force comment en fait beaucoup se joue autour des mots et de la langue . La maladie s' était en effet pour la première fois manifestée le jour où l' écrivain avait dit haut et clair , dix ans après que celui -ci eut disparu , devant la veuve stupéfaite , le mépris dans lequel il avait tenu un beau-frère . Comme si les mots de la sociabilité , qui lui avaient servi à atténuer et estomper d' autres mots , ceux des premiers mouvements de l' esprit , lui avaient soudain fait défaut . Une déperdition qui allait bientôt commander tout son comportement , jusqu'à le rendre agressif et hargneux à l' égard de ses plus proches , sa femme , sa fille et son fils . Entré aux " Mésanges bleues " , il observerait d' autres dégradations : " je n' arrive plus à écrire droit " , " je mâche mes mots " . Plus tard , il ne se rappellerait plus avoir écrit de livres : quand les mots de l' écriture , de tous les plus résistants , à leur tour s' effacent de la mémoire , l' être entre alors dans l' absence de lui-même . Au terme de chaque chapitre , Jean-Marie Catonné intercale un second récit , une sorte de remontée dans la vie du narrateur . Pour en restituer certes les pans perdus , les silences , les arrangements , les non-dits . Mais également faire apparaître une origine possible de la maladie , ou un facteur aggravant : une tendance progressive à la baisse de curiosité , au repliement sur des valeurs établies , au racornissement ( " c' est en ressassant ses rancoeurs , son passé , sa haine du monde , qu' il avait commencé à se dégrader intellectuellement " ) . Peu à peu Villa Les Mésanges bleues , commencé sur un très subtil mode tragi-comique , entre dans une complexité encore plus finement tramée . Alors même que le personnage , déserté par sa mémoire et sa langue , se rapproche des formes les plus primaires de la vie . Une construction sur deux lignes narratives opposées , qui donne au roman sa puissance d' évocation et de pénétration . Et restitue à l' existence de ce personnage le sens dont elle s' était finalement trouvée amputée . L' écriture , dans le beau livre de Jean-Marie Catonné , se présente comme une façon de retrouver les mots d' une vie . De faire pièce à de tels tragiques blanchiments . Jean-Marie Catonné , Villa Les Mésanges bleues , Plon , 126 pages , 12 euros .