L'Humanité

1: PHOTOGRAPHIE .

2: LUC DELAHAYE , DES CHAMPS DE BATAILLE AUX CIMAISES

3: Ce membre de l' agence Magnum expose au centre photographique d' Ile-de-France " Winterreise " , un voyage en pauvreté , entre Moscou et Vladivostok .

4: Entre deux guerres , le photographe a construit une oeuvre personnelle , marquée par la couleur , qui ne répond à aucune commande , à aucune règle et qui trouve sa place dans un livre et sur des murs d' exposition .

5: Ce 4 mars , les nouvelles qui arrivent de Palestine sont alarmantes , le vocabulaire guerrier prend le pas , depuis quelques semaines , sur celui de l' Intifada .

6: Les photoreporters se pressent de rejoindre ce front .

7: Pas Luc Delahaye , membre de l' agence Magnum , qui , rompant avec sa pratique de journaliste à Newsweek , déballe , ce soir -là , au Centre photographique de Pontault-Combault , les cinquante tirages grand format de son exposition " Winterreise " , tout juste arrivés d' Allemagne où ils étaient précédemment montrés .

8: Tout fait alors décalage :

9: cette actualité qui gronde ;

10: les trois ans passés depuis ce voyage en Russie ;

11: l' année écoulée depuis la parution du livre , et qui peut , dans un premier temps , donner au photographe l' impression d' avoir alors " épuisé son émotion " ;

12: l' essentiel , enfin , sans doute :

13: l' inauguration , grâce à ce carnet de route , d' une pratique photographique qui , débarrassée de la commande de presse , libère l' auteur , envoie valdinguer règles et tabous visuels , l' autorise à prendre le pouvoir sur son travail , en change la finalité .

14: Pour la première fois , Luc Delahaye , parti pour la Russie sur un coup de tête , se lance dans une aventure de quatre mois qui " n' est pas cadrée par l' actualité " .

15: " J' ouvrais une grande page blanche , dit -il , j' avais la volonté de redéfinir mon langage par rapport à la photographie . "

16: Paradoxe du photographe de guerre qui s' expose autant , se remettant ainsi en cause et se mettant en danger devant la réalité , que prenant des risques sur le terrain ...

17: La photographie de Luc Delahaye sobre , juste , dure , dérangeante , est ici en son lieu .

18: Elle y respire , y circule .

19: Sylvain Lison , directeur du centre , l' a bien compris qui constate que " les espaces de presse se rétrécissent pour des personnalités comme Luc ou comme l' Américain Eugene Richards qui pensent leurs livres comme des livres d' artistes " .

20: Le livre , justement - format , textes et légende minimaux , version française épuisée en quelques mois - déstabilise comme le vertige , poursuit comme le cauchemar .

21: Il plonge en apnée , à coups de zooms , dans l' insupportable chaos d' une Russie à la dérive , orpheline de sa fierté nationale .

22: Et sa force , c' est l' humain .

23: Sur les murs du Centre photographique d' Ile-de-France , le périple Moscou-Vladivostok reprend , lancinant .

24: L' accrochage , anti-spectaculaire au possible , est moins étouffant .

25: On n' entre pas dans une exposition comme dans un livre .

26: Des respirations sont ménagées dans ce porte-à-porte de l' horreur , de l' absurde , du grotesque , qui nous ouvre l' intimité familiale déglinguée d' un petit peuple fataliste , cobaye de deux guerres , du stalinisme , du libéralisme , anéanti dans l' alcool et la drogue .

27: Les discours symboliques , qui auraient pu se mettre en place , sont écartés , les séries cassées , les coups de zooms abandonnés .

28: Au premier coup d' oeil , on croit la bombe désamorcée .

29: Mais non .

30: En s' enfonçant dans l' exposition , les tensions entre images prennent le dessus , des arcs électriques surgissent .

31: Quatre mois à frapper aux portes - " Bonjour , je suis un journaliste étranger , je viens voir comment vous vivez " - à se faire oublier , à disparaître dans un coin " pour que les gens ne soient pas tentés de poser sur lui leur regard de victime " parce qu' il ne veut pas enregistrer ça .

32: " La Russie est généreuse " , se souvient Luc Delahaye , étonné de la tolérance , de l' humanité des gens rencontrés .

33: La profusion , le délire visuel le surprennent .

34: Il y répond par une couleur qui n' arrive pas que pour réchauffer , qui ajoute au trouble , au dérèglement des sens provoqué par tant de chaos , de débauche .

35: Comme si sa palette , devenue extralucide , rendait plus palpable l' abandon des corps et de chairs , se mouvait au delà des apparences , perçait la surface des choses ...

36: Certains reprocheront à Luc Delahaye la noirceur de son tableau .

37: Le photographe assume sa subjectivité .

38: " Je suis parti trois mois après la crise financière de 1998 qui a eu , notamment , pour conséquence de diviser le pouvoir d' achat des Russes par trois " , objecte -t-il .

39: " Ces millions de personnes qui ont basculé et que Moscou refuse de voir , c' est ça qui m' intéressait . Journalistiquement , cela se justifiait . Après , il est vrai que pour moi , cette traversée de la Russie était la traversée d' un décor . Toute la Russie n' est pas déglinguée . Tous les murs ne sont pas lépreux . Toutes les lumières ne sont pas blafardes . Moi , c' est ce que je recherchais . C' est ma liberté de photographe . "

40: Le photographe de guerre s' est retrouvé confronté , au fin fond de la Russie , loin du théâtre tchétchène , à des situations , des atmosphères qui ne sont , finalement , pas si éloignées de la guerre .

41: La différence , c' est que là , tout fait photo alors qu' à la guerre , tout fait censure .

42: " En Russie , confie Luc Delahaye , j' ai travaillé dans le temps immobile , dans des choses très statiques . Mais cela peut m' arriver aussi à la guerre . Ce qui change , c' est que là , j' étais auteur d' une façon totalement revendiquée , assumée . Je n' avais rien à vendre à un journal . Tout était bon à photographier . Par exemple , ce canapé , qui se trouvait sur mon parcours . A la guerre , par contre , je m' empêche sans cesse de photographier . La place du témoin est une place difficile . La guerre est comme un absolu où les éléments , les émotions sont au summum de leur pureté , à leur paroxysme . Il est important , par rapport au sujet photographié , mais aussi par rapport à la haute idée que je me fais de la photographie , de ne pas venir troubler cet ordre des choses , en provoquant ne serait -ce que de subtils changements . "

43: La dernière guerre couverte par Luc Delahaye pour le magazine américain Newsweek , c' était l' Afghanistan , à l' automne .

44: A Paris , lorsque ses images de l' offensive des troupes de l' Alliance du Nord sur Kaboul , prises entre le 12 novembre 17 heures et le 13 novembre 10 heures paraissent dans le Monde 2 , le milieu de la photo n' en croit pas ses yeux .

45: Il y a de quoi .

46: On n' a jamais vu ça .

47: Champ de bataille , rythme des mouvements de troupe , mitraillage , lueurs des obus de mortier , action , tirs , fuite , confusion , panique , tout rentre dans le champ avec premier et second plans .

48: Composition du chaos .

49: Vision hallucinée de l' offensive en train de se mener .

50: Plus que tout , c' est peut être sa façon de se déplacer qui se lit dans la photo de Delahaye .

51: Bref , vous êtes K .

52: - O . Et lui , le photographe qui utilisait pour la première fois le numérique dans les conditions du reportage , il vous dit que " d' une guerre l' autre , c' est comme une danse . Aux premières mesures , on constate que le mouvement est différent . Mais ce n' est pas gênant . Il faut juste prendre le rythme " ...

53: " Winterreise " Jusqu'au 26 mai 2002 .

54: Centre photographique d' Ile-de-France .

55: 107 , avenue de la République .

56: 77340 Pontault-Combault .

57: Tél .

58: 01 70 05 49 80 .

59: " Winterreise " , Éditions Phaidon .

60: 232 pages , 244 photos .

61: 37 , 96 euros .

62: Pour ses images sur l' Afghanistan , Luc Delahaye vient de recevoir non seulement le premier prix du World Press Photo , catégorie news , mais aussi le prix Robert-Capa .