1: Exposition .
2: Une pierre en ce jardin
3: Avec son installation visuelle et sonore " Je vous écris du jardin de la mémoire " , le plasticien Bruce Clarke remet en mémoire le génocide rwandais .
4: Rencontre .
5: L' espace 1789 , à deux pas de la mairie de Saint-Ouen , est un lieu d' art et de spectacles vivants .
6: En ce moment , le sol en est sur deux étages parsemé de gravier .
7: Du plafond descendant de grands draps blancs qui portent en impression des silhouettes en marche .
8: Femmes et hommes dont les contours parfois s' effacent , troublant le sens .
9: Une certaine précision des traits bat en brèche leur anonymat .
10: Ils figurent aux murs en portraits peints que des fragments de journaux effrangent , comme si le texte à l' encre , plutôt qu' agrégé à la toile , surgissait de sa réserve .
11: Des ampoules nues se balancent devant leurs yeux qu' elles animent en clignotant d' une lumière pauvre .
12: Parfois , tout bascule dans la pénombre qui soudain se déchire de rouge , celui de l' alerte , celui qui à l' entrée des studios , impose silence .
13: On entend des voix , des bribes dont le fil échappe tandis que le pied trébuche sur un caillou , une chaussure , un pull , objets à l' écho minuscule et qui tout à coup déroutent .
14: Leur solitude serre le coeur si fort qu' elle fait pièce à toute tentation d' aveuglement .
15: Sur la mezzanine , on rencontre d' autres portraits , des visages que cernent des cadres de deuil .
16: Et toujours ces ampoules jaunes qui gîtent comme des potences dans le vent de la mémoire , flammèches à éclipses du souvenir .
17: Entre deux draps noués , funèbres cette fois , des vêtements racornis comme des peaux pendent sur des étendages .
18: Une projection de photos alterne images de vivants et ossuaires .
19: Un fossé nous en sépare physiquement .
20: Pas assez loin pour empêcher la fascination de l' horreur .
21: Trop près pour ne pas lire dans ces regards à hauteur des nôtres ce que l' envoyé spécial de l' Humanité , Jean Chatain , décrivait alors " un au-delà de l' horreur " qui , à tout questionnement , répond par le vertige .
22: Alors , c' était en avril 1994 , le génocide rwandais .
23: Un million de morts .
24: Six millions d' âmes errantes .
25: Rencontre in situ avec Bruce Clarke , plasticien né à Londres , installé en France et dont la démarche artistique traite de l' histoire contemporaine pour en interroger la transmission et les représentations .
26: Sur l' une de vos toiles , en bas d' un visage , apparaît un fragment de phrase prélevé dans un journal : " La satisfaction de cet oubli partout exhibé . "
27: Du silence qui pèse sur le crime à sa visibilité , comment avez -vous orienté votre travail plastique ?
28: Bruce Clarke .
29: En relisant la plupart des journaux de l' époque datés d' avril , mai et juin 1994 , on mesure le degré de mensonge et de mystification qui entoure le génocide rwandais , cette pseudo " guerre ethnique " , cette " violence incompréhensible " qui étaient en fait parfaitement programmés .
30: Peut-être l' idée de mon projet artistique part -elle de cette question : " Comment informer ? "
31: Mon travail s' ancre dans le postulat de la nécessité du travail de mémoire pour empêcher la répétition .
32: C' est banal de le dire mais , par ailleurs , la mémoire est floue , vague , imprécise .
33: Elle est essentielle au présent , mais doit trouver sa juste place pour ne pas détruire l' individu ou s' enflammer au risque de perpétuer des cycles de violence .
34: Le titre de cette installation " Je vous écris du jardin de la mémoire " fait référence à une précédente qui s' est tenue sur le site de MC2A ( Migration culturelles 2 Afrique ) à Bordeaux .
35: L' une et l' autre évoquent la sculpture mémorielle que je réalise à Kigali avec le soutien de l' UNESCO et des associations rwandaise et qui s' intitule : " Le Jardin de la mémoire . "
36: Je suis peintre , plasticien et il est pour moi exceptionnel de produire une installation , mais m' en tenir à une série de tableaux m' est apparu dérisoire .
37: Peut-être qu' en cherchant plus avant dans la voix de la peinture , une proposition aurait fini par émerger mais j' avais envie d' aborder les choses différemment , avec d' autres matériaux .
38: Par exemple les cinq heures de cette émission de France-Culture où Madeleine Mukamabano et Mehdi El Hadj ont donné la parole aux témoins , aux victimes , aux journalistes , aux génocidaires .
39: On l' entend en boucle , par bribes .
40: De la même façon , les phrases écrites sont tronquées , incomplètes .
41: Cela suscite des interrogations , pas des explications .
42: Je voulais que le spectateur ne soit pas passif , absorbé dans la consommation d' images .
43: La peinture ne fait que les suggérer , d' autant qu' on est dans l' obscurité la plupart du temps .
44: Le travail de lumière accompli avec Éric Blosse permet aux images de se trouver en résonance et non en illustration des voix .
45: Je ne savais pas au départ ce que j' allais faire .
46: J' avais également des interrogations à propos des photos .
47: Sans elles , les images dériveraient vers l' abstraction , dans un éloignement à la fois géographique et intellectuel .
48: En même temps , se pose la question du voyeurisme .
49: J' ai ménagé une sorte de lucarne qui l' insinue .
50: À Bordeaux , les spectateurs devaient briser une sorte d' écran pour pénétrer le monde irréel de l' art plastique .
51: Justement , comment ancrer l' art plastique dans une réalité qui , selon certains , " dépasserait l' entendement ? "
52: Bruce Clarke .
53: Je réfute cette expression .
54: Le génocide rwandais peut être décrypté .
55: Il faut s' interroger sur les médias , les intellectuels et les pouvoirs en place .
56: On environne le génocide de mensonges jusqu'à faire appel à des historiens du XIXe siècle traitant de " l' ethnicisme " .
57: Cela en dit long également sur le regard que porte l' Occident sur l' Afrique , sur beaucoup de ces pays , petits , lointains , dans lesquels vivent des gens d' une autre couleur et d' une autre culture , comme si un génocide n' avait pas chez eux la même importance qu' ailleurs .
58: Pour moi , cela soulève nombre d' interrogations qui s' inscrivent en autant de réponses plastiques dans la continuité des travaux que je poursuis au Rwanda et en Afrique du Sud depuis 1990 .
59: Je me demande comment utiliser l' art plastique pour créer des ponts avec le monde contemporain .
60: Cette implication de l' art , cruciale à mes yeux , ne relève pas de la propagande .
61: Je n' oublie jamais que j' agis dans le champ de l' art et selon les critères " classiques " de l' art contemporain .
62: À Kigali , par exemple , ma proposition pour le mémorial consiste en un " jardin " d' un million de pierres disposées sur un kilomètre carré .
63: Chacune est déposée par un rescapé , une famille de victimes ou plus généralement au nom de quelqu' un .
64: Les premières ont pris place en juin 2000 .
65: Chaque pierre est gravée pour faire trace , cette trace qui selon les psychanalystes , permet d' ouvrir le deuil .
66: Il s' agit d' abord d' un acte individuel multiplié par un million , évidemment selon un schéma artistique .
67: L' oeuvre , qui s' adresse en priorité aux rwandais et à leur souffrance , est réduite là-bas à sa substance , la pierre .
68: Comment les Rwandais reçoivent -ils votre dispositif ?
69: Bruce Clarke .
70: Il rencontre une grande adhésion .
71: Le démarrage officiel de l' édification du jardin par les citoyens rwandais est prévu pour le 7 avril 2004 , dixième anniversaire du génocide .
72: Une association a été créée pour soutenir le projet , aider à son financement , sensibiliser toute la population .
73: Tout le monde est confronté à cette question majeure :
74: que fait -on après le génocide ?
75: Il s' agit de reconstruire psychologiquement et matériellement .
76: Les gens doivent s' atteler au travail alors que les blessures du silence ne peuvent se refermer .
77: Si l' on ne fait pas oeuvre de mémoire , tout se bloque .
78: Les responsables du génocide ont , en un sens , réussi .
79: Ils ont tué tout le monde .
80: Des centaines de milliers de gens errent .
81: Je pense notamment à de nombreuses femmes qui ont " survécu " .
82: Plutôt que de les massacrer , les génocidaires ont préféré les assassiner par le viol , sa survivance qui s' incarne dans les enfants nés de ces viols et souvent la contamination par le VIH .
83: Les rescapés se dénomment les " morts-vivants " .
84: L' ensemble de la société rwandaise est comme imprégnée d' une sorte de folie qui sous-tend toute relation .
85: Lorsque deux personnes se rencontrent , il leur est indispensable de savoir où était l' autre en avril 1994 , sans que la question puisse être posée de manière directe .
86: Rien n' est envisageable sans ce préalable .
87: En même temps que l' on assiste à des tentatives négationnistes , à des réécritures de l' histoire , les gens doivent cohabiter avec l' horreur de certains lieux de mémoire .
88: Je pense aux morts exhumés trois ans après le génocide dans une école à Murambi et que leurs proches tentent d' identifier par leurs vêtements suspendus à des kilomètres de fil dans les salles de classe .
89: C' était une petite école technique qui venait d' être construite avant les massacres .
90: Le pouvoir de l' époque , feignant de se démarquer des milices , avait conseillé aux populations de s' y réfugier pour leur échapper .
91: Vingt-sept mille personnes ont été tuées .
92: Les cadavres enfouis dans les fosses communes creusées au bulldozer .
93: Aujourd'hui , c' est devenu l' un des sites du génocide valorisés par l' actuel gouvernement qui compose dans tout le pays une sorte de musée éclaté .
94: Il y a peu d' écoles , et par ailleurs les gens doivent cohabiter avec cette horreur .
95: Je ne critique pas .
96: Au Rwanda , un débat très vif porte sur ces contradictions .
97: Il existe pourtant un mot tabou : " Réconciliation . "
98: Parce que la justice n' a pas été rendue .
99: Il ne s' agit pas d' exercer une vengeance mais de reconnaître un crime .
100: Ici , je montre à la fois les photos prises dans ces salles de classe et , en écho , des vêtements dont on ne connaît pas plus la provenance que la nature de l' état dans lequel ils sont .
101: J' exhume une mémoire et ce qui l' enterre .
102: On ne sort pas forcément de là en en sachant plus .
103: On peut chercher à savoir .
104: Il est vrai que s' informer fatigue .
105: Rien n' est donné .
106: Bruce Clarke : " Je vous écris du jardin de la mémoire " , jusqu'au 23 février à l' Espace 1789 , 2 - 4 , rue Alexandre-Bachelet .
107: 93400 Saint-Ouen .
108: Métros Garibaldi ou Mairie-de-Saint-Ouen , ligne 13 .
109: Bus :
110: 85 et 137 , arrêt Ernest-Renan .
111: Du lundi au vendredi de 10 heures à 12 heures et de 14 heures à 17 h 30 .
112: Samedi et dimanche de 14 h 30 à 18 heures .
113: Rencontre-débat avec Bruce Clarke le 6 février de 18 heures à 20 heures .
114: Association pour un jardin de la mémoire des victimes du génocide du Rwanda ( AJAM ) 30 , rue Paul-Bert .
115: 93400 Saint-Ouen .
116: Tel / fax :
117: 01 40 11 33 48 .
118: Internet :
119: http