_: Qu' est -ce que faire l' histoire du « récent » ? Christian Puech Université de la Sorbonne nouvelle paris III UMR 7597 « Histoire des idées linguistiques » A l' évidence , la catégorie de « récent » n' est pas une catégorie historiographique bien construite : entre passé , présent et avenir , elle semble ne pas décider . Présent comme dilaté ? Passé non accompli ? Futur en gésine ? Pourtant , cela n' a pas empêché les historiens de la fin du siècle dernier de s' approprier d' une certaine manière cette modalité temporelle en créant par exemple un Institut du Temps Présent . Celui -ci vise à prendre en charge , précisément , un passé pas tout à fait passé ( un « passé qui ne passe pas » parfois ... ) et donc à historiciser ce qui ne se manifeste pas « par soi même » comme historique . La question que pose le « récent » est donc celle de l' historicité . En quoi consiste au juste la fameuse « distance » historique censée rendre possible la réflexivité ( pour reprendre l' un des termes de notre session du colloque ) ? Il n' est évidement pas question de répondre ici à cette question , mais seulement d' en faire l' horizon sur lequel les problèmes posés ici apparaissent . Une grande partie des propositions parvenues concernent en effet le XXe siècle , certaines , ce qu' on peut appeler l' actualité même des sciences du langage . On peut voir dans ce fait un besoin de mise en perspective qui est en même temps un besoin d' orientation , on peut se demander aussi pourquoi ce besoin n' est pas ressenti de manière plus fréquente , on peut enfin s' interroger sur les motivations et la nature de ce recours au passé . Au fond , il n' est pas sûr que l' intérêt pour le passé des théories linguistiques « récentes » soient fondamentalement différent de celui qui anime les historiens d' un passé plus sûrement « révolu » . A cela plusieurs raisons : - Dans les disciplines à faible cumulativité , là où « le taux de réinscription » des connaissances est faible , un état passé ( et/ou oublié ) de la discipline peut acquérir dans l' actualité une pertinence qu' il n' avait plus . - L' historicité n' est pas le déroulement temporel de la chronologie . Le développement de l' histoire des idées linguistiques des quarante dernières années montre que la connaissance historique dépend a ) de la documentation disponible , b ) de la capacité des historiens à nouer des « connexions d' intrigue » plausibles , contrôlables , évaluables . - Si le « passé » n' est pas « l' histoire » , il faut donc reconnaître que le recours des grammairiens et linguistes du passé à l' histoire est lui-même variable dans le temps , divers dans ses modalités et intérêts . C' est ce point que nous voudrions envisager ici cette catégorie du « récent » en prenant un exemple qui touche à la manière dont - pour combien de temps encore ? - de nombreux linguistes se réfèrent encore activement ou réactivement au passé récent de la linguistique : le saussurisme et le structuralisme . Dans un premier temps , il semble inévitable de reconnaître que tout recours au passé n' est pas encore de l' histoire au sens moderne du terme , c' est-à-dire au sens où on commence à l' entendre véritablement au XVIIIe siècle . Au XVIe siècle , renvoyer à une Autorité du passé ( en s' en recommandant ou en s' en démarquant ) , pour asseoir la légitimité de son propre discours , peut ne manifester qu' une volonté de dialogue entre des opinions que le temps n' affecte pas en profondeur . Comme l' a montré montre B. Colombat à propos de Linacre ( 1524 ) , Scaliger ( 1540 ) , Ramus ( 1569 ) , Sanctius ( 1587 ) , une doxographie sans véritable profondeur historique , un recueil d' opinions où modernes et anciens dialoguent à égalité dans un espace de discussion fondamentalement contemporain constitue une sorte de recueil de « vérités » et « d' erreurs » dont l' âge , la succession dans une temporalité irréversible à valeur causale , explicative , n' importent guère . Dans un tel cadre , l' erreur comme la vérité ne sont pas directement produites par une historicité quelconque mais par un système axiologique de valeurs qui peut toujours être réactualisé dans une chronologie réversible . Pour l' historien de la linguistique d' aujourd'hui , il s' agit alors et d' un même mouvement de reconstruire ce système de références pour l' indexer , et de prendre conscience dans le même temps que , ce faisant , il historicise ce qui ne l' était pas ; les conditions de l' observation transformant ici la nature même de l' objet de l' enquête . A l' autre extrémité du spectre , dans la science moderne telle qu' elle se met en place au cours du XIXe siècle et telle qu' elle se réalise au XXe siècle , c' est incontestablement l' idée de progrès qui règle de manière relativement paradoxale le rapport des théories linguistiques à leur passé . - D' un côté en effet s' installe un mode d' exposition vraisemblablement emprunté aux sciences de la nature et qui passe par un « exposé historique » des questions traitées . On trouve ce dispositif d' exposition dans la plupart des sciences humaines et l' exposé historique , ouvre , à l' image des traités médicaux ordinaires , et pour ne prendre qu' un seul exemple familier , L' interprétation des rêves de Freud . La charnière des XIXe et XXe siècles est une période particulièrement féconde en rétrospection de ce type . Cet effort rétrospectif , quand il est le fait des linguistes eux-mêmes , trouve sa place dans un moment de crise de la discipline et s' insère parfois dans des dispositifs annexes ( préfaces : Delbrück 1880 , avertissements , Meillet 1903 , chapitres d' ouvrages Whitney , 1875 ... ) . De plus en plus souvent , pourtant , ils semblent faire l' objet d' ouvrages complets ( Benfey 1869 , Raumer 1870 , Bursian 1883 ... ) qui règlent l' empan de l' enquête historique ( court / moyen / long terme ) sur deux finalités complémentaires : - D' une part , revenir aux noeuds qui ont scellé la crise en restituant les données qui ont scandé le développement scientifique , qui en ont constitué les acquis , qui en ont installé les apories , les obstacles surmontés ou restant à surmonter . Or , il nous semble que c' est à ce moment de clôture d' une période relativement longue pour les sciences du langage de cumulativité des résultats scientifiques , et alors même que cette cumulativité de la grammaire historique et comparée est menacée par la crise des lois phonétiques , que l' histoire émerge comme une pièce essentielle d' un dispositif critique , moins tourné vers le passé comme source de valeurs scientifiques que comme appui pour de nouvelles fondations et refondations ( la linguistique générale ) . - Est -ce un hasard , d' autre part , si c' est à la charnière des deux siècles , et à l' issue de cette crise , que s' affirme avec le plus d' insistance et selon une thématique promise à un long avenir dont il faudrait faire l' histoire fine la revendication d' autonomie de la discipline linguistique , autonomie qui ne cessera d' être à la fois reprise , disputée et contestée dans la postérité saussurienne tout particulièrement , mais aussi au-delà ? En 1916 en tous cas , Bally et Sechehaye n' hésitaient pas à ouvrir leur version du Cours de linguistique générale sur le bref et fameux « coup d' oeil sur l' histoire de la linguistique » qui précède significativement le chapitre consacré à l' examen des « Matières et tâches » de la linguistique » , et celui qui définit « L' objet de la linguistique » . Le caractère partial de ce court exposé est bien connu : histoire ad hoc ( dont Saussure n' a évidemment pas l' exclusivité ) qui vise avant tout à installer le « nouveau » ( la linguistique est une science historique , le point de vue « grammatical » est définitivement dépassé , la diachronie n' est pas l' histoire ... ) comme socle d' une discipline qu' on ne peut réduire à son passé et qui prépare à une véritable conversion de point de vue . Comme on sait , c' est la sémiologie - c' est-à-dire une discipline à constituer entièrement - qui constitue selon Saussure l' avenir ou , plus exactement , l' idéal régulateur , de la linguistique générale à venir . La rédaction de ce chapitre par Bally et Sechehaye exprime donc bien sûr d' abord la volonté des deux rédacteurs de poser Saussure en Maître : cette « historiographie » n' est pas loin d' une hagiographie indirecte . Mais au-delà , si l' on tient compte du bref paragraphe qui , dans le cours , projette l' avenir de la linguistique sur celui de la sémiologie , on voit bien que ce recours à l' histoire n' est qu' une pièce d' un dispositif disciplinaire d' ensemble pour lequel la maîtrise de la temporalité du développement scientifique est devenue un enjeu conscient , de premier plan . Ce fameux « coup d' oeil » n' est pas une introduction dans un sens purement rhétorique , il est un agencement stratégique de la mémoire en vue de l' avenir même de la discipline . Pour l' historien de la linguistique d' aujourd'hui , que faire de ce type de représentation du passé ? On peut ( on doit ) en dénoncer la partialité et la fausseté relative . On doit sans doute en aussi restituer la logique , la finalité , l' efficacité au delà de sa lettre même . Or , dans l' historiographie de Saussure et du saussurisme , il a servi tantôt à avaliser une rupture radicale avec la linguistique historique et comparée , tantôt à rétablir au contraire une continuité avec elle . Dans l' héritage saussurien , il a servi à argumenter ( non sans contradictions et hésitations ) l' idée d' une refondation complète de la discipline ( Cf . J. L . Chiss et C. Puech , 1999 ) . Dans les différentes versions du structuralisme , à partir de la fin des années vingt , c' est Saussure lui même et le Cours qui vont devenir la référence sinon unique , du moins principale et principielle d' Ecoles qui moduleront la « référence à Saussure » à partir de la matrice disciplinaire dont elles font leur « héritage » ( Puech - 2000 ) . C' est d' une certaine manière cette « matrice » qui est aujourd'hui encore discutée de toutes parts . On notera enfin que ce bref « coup d' oeil historique sur l' histoire de la linguistique » est comme vectorisé par la distinction entre langage langue et parole , c' est-à-dire la triple distinction qui sera à la fois la plus reprise et la plus discutée dans la postérité saussurienne , le texte saussurien ( le Cours et non les sources manuscrites ) fournissant à la fois une base de ralliement et de dispersion aux différentes écoles du structuralisme ( Prague , Copenhague , New-York ... ) et à la « sortie » du structuralisme . On pourrait sans doute suivre cette division en Ecoles à partir d' une référence commune , caractéristique à bien des égards d' une organisation « moderne » de la production scientifique , et noter que le rôle ( indéfiniment discutable et d' ailleurs indéfiniment discuté ) dévolu à Port-Royal par le générativisme , témoigne également à sa manière d' un usage « stratégique » du passé dans la constitution de théories , dans l' émulation scientifique , et l' acquisition d' un statut culturel des résultats et hypothèses les plus contemporaines par « filiation » . Du même coup , cette notion de « filiation » demanderait elle-même à être questionnée . Sa teneur en historicité n' est jamais évidente , ni même acquise : la relation privilégiée à un fondateur ( qui n' est lui même qu' une référence sans référence assignable ) ne peut être historique qu' en apparence . Vraisemblablement , elle relève davantage de l' ordre de la légitimité et de la légitimation que de l' ordre d' une historicité causale . Du point de vue qui est le nôtre - celui d' une épistémologie historique descriptive et neutre - elle invite à se pencher sur le rôle réel des « textes fondateurs » dans l' histoire des idées linguistiques . Pour reprendre l' exemple tant débattu du Cours de linguistique générale et de son rôle dans l' histoire des idées linguistiques contemporaines , il me semble qu' on a aujourd'hui deux manières de considérer son statut : - ou bien on considère que c' est le Cours qui a effectivement joué un rôle séminal dans la genèse des différents structuralismes comme si le texte possédait en lui-même et de manière virtuelle son historicité , le principe de son devenir ; - ou bien on cherche la productivité historique de ce texte dans la manière dont on y a renvoyé , dont on s' y est référé en cherchant à caractériser le plus précisément possible les « modes de références » et les reconstructions dont il a été l' objet dans des contextes scientifiques , culturels , institutionnels les plus divers . Dans le premier cas , on voit bien que la référence à un texte du passé ne nous fait pas quitter un présentisme profondément anhistorique : tout tient dans la lecture d' un texte et dans les lectures de lectures qui en ont été faites , la question de la littéralité du texte se confondant avec celle de sa vérité et rien n' empêchant de penser qu' une bonne lecture ou un retour au vrai texte ( celui qu' on nous avait caché , qu' on avait défiguré , qu' on a retrouvé par hasard , qu' on va retrouver ... ) , permettra de faire retour au Saussure authentique , et permettra également de dessiner pour la linguistique une avenir dont elle avait été abusivement privée . Il ne suffit plus alors qu' à s' auto-proclamer le hérault de cet avenir indéfiniment ouvert ... ( cf . F . Rastier - 2004 , P. Bouissac - 2001 qui l' un et l' autre plaident pourtant pour un retour « historique » à Saussure . Avec quel sens ici tu terme histoire ? ) . Dans le second cas , il s' agira plutôt de considérer le texte de 1916 comme une matrice projective et productive , assez puissante pour ordonner une série de projets scientifiques apparentés ( la linguistique des Cercles , le structuralisme « généralisé » , les sémiologies , etc. ) apparentés , mais aussi assez fondamentalement concurrents et dispersés . ( Pour ce point de vue « minoritaire » , cf. Puech 2000 et 2005 , Trabant , 2005 ) . Ceci obligerait à préciser quel type de détermination temporelle implique avec elle la notion « d' héritage » et devrait conduire à un ré-examen du régime historiographique complexe qui commande le « destin » du texte saussurien . A ) D' abord , on pourrait faire valoir que les traditions grammaticales se sont toujours instaurées dans le long terme de processus ininterrompus de transmission , à partir de textes canoniques ( parfois explicitement cités , parfois non ) . C' est en ce sens qu' on peut prendre toute la mesure de « l' héritage » légué par le Donat à travers plusieurs siècles de tradition grammaticale en Occident . On montrerait facilement que le CLG ne possède pas ce statut : d' une part , le recul manque , la période est trop courte , qui nous sépare du point d' origine . Ensuite , l' héritage grammatical ne se transmet qu' à travers des pratiques pédagogiques instituées de longue durée dont l' ouvrage de Saussure ne participe pas , ou du moins pas de la même manière . Certes , il y eut bien un impact de la linguistique saussurienne dans la disciplinarisation scolaire / universitaire de la linguistique , et le CLG est bien , dès son inaccessible origine , un cours . Mais l' action de réformation des études grammaticales , menée en partie seulement sous l' égide de la linguistique saussurienne dans les années 60 en France , s' est précisément opérée sous le signe d' un refus ou d' un amendement ( réussi ou non ) de la tradition ... B ) Ensuite , si la diffusion du Cours a accompagné de près l' émergence d' une « conscience disciplinaire » de la linguistique depuis le premier congrès international des linguistes à La Haye au moins en 1928 , c' est sous le signe d' une internationalisation / unification des pratiques de recherche , à un niveau principiel tellement général , qu' il est bien difficile de faire après-coup le partage entre héritiers légitimes et illégitimes , fidèles et infidèles , plutôt attachés à la lettre ou plutôt à l' esprit ( cf. infra ) . L' hypothèse la plus vraisemblable est que le Cours a fourni après-coup , une référence déterritorialisée et polémique à des entreprises le plus souvent concurrentes et tardivement perçues sous l' intitulé unique du « structuralisme » ( ce qu' on a appelé la linguistique des « cercles » ) . Cette étiquette a toutes les chances d' être en grande partie trompeuse , elle fait partie intégrante , néanmoins de l' histoire du CLG . D' une certaine manière , il n' y a jamais eu de saussurisme au sens de Prague , Copenhague , Paris sans une saussurologie minimale : exégèse valorisante , inventaire discriminant du patrimoine légué , emphatisation de certains aspects au détriment d' autres aspects ... C ) Ce qui nous conduit au troisième point : la pluralisation des figures de Saussure . C' est elle qu' on invoque plus ou moins implicitement aujourd'hui quand on oppose Genève et Paris : le Saussure de l' indispensable « saussurologie » genevoise ( pour parler vite ) ne coïnciderait que très partiellement - parfois pas du tout - avec celle du « héros théorique » parisien . On remarquera que cette idée d' un Saussure pluriel possède elle-même son histoire . Elle est apparue dès les années 70 avec l' image des deux Saussure , celui du Cours et celui des Anagrammes , et elle est étroitement liée en France à la philologie saussurienne de J. Starobinski , relayée par les paragrammes de J. Kristéva , diffusant largement le portrait en dyptique du Saussure diurne et nocturne . Mais on peut se demander si cette démultiplication des figures de Saussure n' a pas commencé bien plus tôt , même si c' est avec des valorisations différentes , voire , parfois , opposées . Quant on étudie les comptes-rendus du CLG ( cf. Chiss 1978 , in Normand e.a. 1978 ) qui ont accueilli les premières éditions , on s' aperçoit qu' on a sans doute toujours opposé Saussure à lui-même et du même coup non seulement Genève à Paris ou Paris et Genève à Leipzig , mais Genève à Genève . On pouvait faire valoir , plus ou moins explicitement , que le Saussure du Cours était le Saussure nocturne ( le théoricien spéculatif ) auquel on pouvait opposer le Saussure cristallin , positif et génial du Mémoire ( cf. le compte-rendu de H. Schuchardt , in Normand op . cit p. 174 - 181 ) , comme plus tard , et dans une perspective inversée , on opposera le Saussure du Cours à celui des Anagrammes , à celui de la correspondance avec Flournoy ou , plus récemment , à celui des Légendes germaniques ... La démultiplication des figures de Saussure passe par l' interprétation toujours rétrospective et/ou projective d' un texte certes mutilé par sa première édition , mais dont on peut douter qu' une édition complète retire certaines des caractéristiques les plus remarquables qui ont sans doute fait sa productivité et son destin labile . D ) Parmi ces caractéristiques , il me semble donc qu' on peut quatrièmement isoler celles qui se prêtent le plus à ce jeu interprétatif / projectif , le mieux à même de produire de l' historicité , indépendamment de la volonté et des vraies « intentions » de l' auteur . a ) Il s' agit ici d' abord d' un style épistémologique qu' on pourrait qualifier de « minimaliste » . En simplifiant , on pourrait risquer l' idée que les principales interprétations du CLG se sont appuyées sur le jeu des dichotomies minimales qu' il met en place ( dans la version Bally / Sechehaye ) soit pour rajouter un terme à son « dualisme » ( comme lorsque G. Guillaume fait valoir les droits du « discours » à côté de ceux de la « langue » ou de la « parole » ) , soit pour restituer d' une manière ou d' une autre la dignité théorique de la branche prétendument exclue de ses dualismes ( la diachronie à côté de la synchronie pour Jakobson et surtout Troubetzskoi , ou Martinet , la parole pour Benveniste et déjà pour Bally ) , soit pour les radicaliser comme semble le faire Hjelmslev avec la distinction forme / substance . Dans tous ces cas ici évoqués de manière trop désinvolte et qu' on pourrait facilement compléter , le Cours apparaît non comme un manuel doctrinal , mais comme une réflexion principielle qui demande à être complétée parce qu' elle ne semble jamais accorder quoi que ce soit d' une main , sans retirer une contrepartie négative de l' autre . Ce style minimaliste est un style déceptif qui ne semble pouvoir promettre qu' en frustrant . On ne peut s' empêcher de le rapprocher de celui d' un contemporain moins visible , V. Henry , qui donnait lui aussi , et en son nom propre , à lire un traité de linguistique générale en 1896 à travers trois antinomies , et de se demander ce qui à la fin du XIXe siècle commande à ce style « critique » dans la réflexion à la fois générale et technique sur le langage dont Saussure est le principal mais non l' unique exemple . b ) Le Cours de Bally et Sechehaye laisse déjà percevoir sa place dans une situation de crise des savoirs , crise que la postérité aura tendance à oublier , comme elle aura tendance à oublier la dimension critique / réflexive du projet sémiologique saussurien . On sait que la nouveauté de celui -ci n' apparaîtra guère aux yeux des contemporains , et A. Meillet ne le mentionne même pas dans son compte-rendu . Par contre , quand Saussure sera devenu , rétrospectivement , une borne de la mémoire des sciences humaines dans leur version structuraliste , la sémiologie pourra passer alors pour un paradigme unificateur et transdisciplinaire . On oublie alors que , dans le Cours , la sémiologie n' apparaît que comme un axe réformateur de la psychologie et de la sociologie , plus généralement , de toute discipline à condition qu' elle s' occupe « de la valeur » et non comme un projet positiviste de totalisation de disciplines définitivement entrées dans la voie royale de la science . T. de Mauro a noté les hésitations ( des éditeurs ? de Saussure ? ) concernant les termes de « psychique » et de « psychologique » dans le Cours . Quant à l' affirmation du « caractère social ( interne ) des faits linguistique » , elle prend place ( Durkheim / Tarde , entre autres ) au sein de discussions principielles de la sociologie en voie de constitution . Ici aussi , les conditions de la scientificité sont , chez Saussure , essentiellement restrictives , à la fois enthousiasmantes et déceptives c ) Enfin , il faudrait pouvoir mesurer de manière systématique les effets de reformulation ( et de reformulation de reformulations ) dont le Cours a été l' objet dès sa parution et de toutes parts . Il s' est constitué là , sans nulle doute , une grille de lecture privilégiant nettement les thèses saussuriennes au détriment des démarches , empêchant de percevoir la complexité historique de la réception du CLG dans des travaux comme ceux de Ch. Bally , G. Gougenheim ou G. Guillaume ( entre autres ) , à la fois continuateurs de Saussure et inassimilables pourtant au structuralisme ... auquel Saussure lui-même est sans doute étranger . Dès 1917 , dans son compte-rendu du Cours ( « Les problèmes de la langue à la lumière d' une théorie nouvelle » ) , A . Sechehaye inaugure un certain type de référence à Saussure : il « ramène » , selon ses propres termes , la doctrine de Saussure à un certain nombre de « thèses » ( langue / parole , arbitraire , point de vue sémiologique , valeur ... ) , dont il montre à la fois le caractère inaugural ... et l' insuffisance . Minimalisme épistémologique , crise des savoirs , constitution d' une vulgate qui va bien au delà du travail d' édition de Bally et Sechehaye sont bien des caractéristiques du corpus saussurien qui ont largement contribué à faire de lui un outil historique de « disciplinarisation » des savoirs linguistiques pour le XX ° siècle . C' est cet outil de disciplinarisation qu' on ne cesse de reprendre à partir des années 30 pour en discuter les thèses , en mesurer l' apport proprement cognitif , certes , mais aussi pour en répéter des versions figées ou s' en démarquer , ou le prolonger dans une dynamique incessante de « reprise » . E ) C' est pourquoi , cinquièmement , alors que s' achève une partie du travail de « reconstruction » du corpus saussurien ( R. Godel , R. Engler , Komatsu , S. Bouquet ... ) , il devrait devenir possible d' en mesurer les effets . L' un d' entre eux me paraît paradoxal : plus le « vrai visage » de Saussure se dessine , et plus les choix de Bally et Sechehaye apparaissent pour ce qu' ils sont : des choix dont les motivations doivent être interrogées de manière plus sophistiquée que ce que l' on fait en général à partir de l' alternative trahison / fidèlité ou d' autres considérations plus psychologiques qu' historiques . On sait que Bally et Sechehaye ont développé une conceptualité linguistique qui n' est en rien un ajout ou un prolongement de l' oeuvre ( connue ) de Saussure . Comment expliquer alors que les « omissions » des deux éditeurs concernent tout particulièrement les domaines et types d' approche qu' ils ont le plus constamment privilégiés dans leurs oeuvres respectives : la psychologie et la linguistique de la parole pour Sechehaye depuis Programme et méthodes de la linguistique théorique ( 1908 ) , ouvrage dédié à Saussure , la linguistique de la parole et la « stylistique » pour C. Bally ? Chez ce dernier , il s' est agi d' abord de constituer la linguistique de la parole non pas en complétant et en systématisant le CLG , mais en déplaçant résolument le champ conceptuel de Saussure . La stylistique initialement envisagée par son auteur comme une « province » annexée au domaine de la langue saussurienne , apparaît ultérieurement comme une étape qui mène de la linguistique psychologique à une véritable théorie linguistique de l' énonciation . D' ailleurs , selon quelle nécessité Bally et Sechehaye devraient -ils être des linguistes saussuriens ? Les éditeurs du Cours n' ont pas été formés à l' école saussurienne , mais en Allemagne , comme Saussure lui-même ( P. Wunderli 1982 ) . Ce n' est que par téléologie rétrospective et sans doute par hypostase des principes saussuriens hérités à travers le prisme de leurs réinterprétations ultérieures , qu' on en vient à oublier le fond des débats de la fin du XIXe siècle sur lequel s' enlèvent les « décisions théoriques » de Saussure : l' omniprésence de la catégorie plurielle de « parlers » , l' importance redécouverte en particulier avec la sémantique de Bréal de la notion de « sujet parlant » , les ébauches multiples de pragmatiques ( cf . B . Nerlich , 1986 ) et de théories des actes de langage ... Sans doute l' étude systématique des sources confirme -t-elle du même coup que les « décisions » saussurienne telles qu' elles apparaissent dans le Cours rédigé communiquent plus étroitement avec cette constellation de problèmes des théories du langage que ne le laissent croire les réinterprétations tardives et les épistémologies correctives ( Saussure n' a pas vu que ... ) ultérieures . F ) Enfin , on sait que tout héritage , tout exercice d' un droit de succession , commence par un inventaire explicite et exhaustif des biens transmissibles ; et il est clair que la philologie saussurienne pratiquée à Genève relève d' un tel inventaire . Pourtant , il me semble que cet indispensable inventaire parce qu' il suit - et de loin - et non précède la diffusion large du Cours , pose deux problèmes . D' une part , celui de l' existence d' un héritage implicite : Saussure aurait transmis même ce qu' il n' aurait pas transmis . D' autre part , celui d' un héritage tellement général qu' il s' en trouve comme « dématérialisé » . Dans les deux cas , c' est à nouveau l' esprit de Saussure qui frappe , et à coups redoublés . - Dans le premier cas , il s' agit de la tentation très forte de faire du « vrai » Saussure le « programmateur » de pans entiers de la linguistique moderne : ceux qui , précisément , n' avaient cru pouvoir s' instituer légitimement que contre le programme saussurien . On fera valoir , par exemple , que le concept de « valeur in praesentia » qu' on trouve développé dans les sources ( et qui est négligée dans le Cours ) a valeur de programme : « Peut -on dire , face à sa théorie syntagmatique de la valeur , que , de par sa non- élaboration de la notion de « parole » ( ou de « discours » ) , Saussure a manqué , dans son programme , à poser les concepts épistémologiques propres à permettre des théories de la compétence syntaxique , de la pragmatique linguistique ou de l' analyse du discours ? C' est tout le contraire : son concept de « valeur in praesentia » dessine le programme de ces linguistiques . Aussi , si d' autres - que ce soient des syntacticiens , , des sémanticiens ou des pragmaticiens - ont thématisé des concepts épistémologiques liés à cette valeur in praesentia qui n' apparaissent pas dans le Cours et qui n' apparaissent qu' en pointillé dans les textes originaux , il serait injuste qu' ils en sachent mauvais gré au maître genevois et revendiquent ici une rupture d' avec son programme épistémologique : il est aisé de montrer que leur linguistique s' est , au contraire , essentiellement bâtie sur ce programme . » ( S. Bouquet , 1997 : 344 - 345 ) Mais que vaut alors la notion « d' épistémologie programmatique » ? La notion de « programme » ? Ne revient -elle pas ici à une forme moderne et pseudo-scientifique de la prédestination ? Même si - c' est également notre cas- on n' accorde à la notion « d' influence » qu' une valeur historiographique très faible en raison de son téléologisme ( il n' y a chez l' influencé que ce qui se trouvait à l' origine chez « l' influent » ) , l' idée d' un tel « programme » agissant à distance et sans support n' aboutit -elle pas à une déhistoricisation non moins radicale ? A une héroïsation renouvelée du penseur , là ou le travail critique aurait dû nous faire sortir de la légende ( legenda = « ce qui doit être lu » ) ? - Dans le second cas , c' est la question de la continuité du saussurisme à Genève même qui est en question . On sait que - de l' aveu des genevois eux-mêmes - ce topos en effet crucial reste problématique depuis Sechehaye 1927 , jusqu'à O. Amsterdamska ( 1987 ) , en passant - entre autres - par Sechehaye ( 1940 ) , H. Frei ( 1945 ) , R. Godel ( 1961 ) , R. Amacker ( 1976 ) , Wunderli ( 1982 ) . La filiation institutionnelle à la chaire de linguistique générale de Saussure à Prieto suffit -elle à assurer une continuité conceptuelle vraiment opératoire ? Comment mesurer cette dernière ? En 1961 , R. Godel défend l' idée d' une Ecole saussurienne de linguistique spécifique à Genève . Cet exercice nécessite un avertissement préalable qui dépasse les simples précautions rhétoriques : « Pour les linguistes saussuriens , les principes posés par le CLG ne sont pas des dogmes [ ... ] , ils sont selon une expression de Saussure lui-même des « points de vue sur le langage » Ce relativisme du « point de vue » conduit à la définition d' une sorte de saussurisme minimal en cinq points fondamentaux , noyau dur de l' héritage , en somme : - la primauté de la langue sur la parole - la distinction rigoureuse de la diachronie et de la synchronie - la conception de la langue / système et institution - la double nature du signe - l' arbitraire du signe et sa motivation par combinaison syntagmatique Si ces cinq points définissent le minimum de l' héritage , ils définissent également des tâches , et , là encore , un programme : développer des « principes » qui ne sont qu' esquissés par le Cours , en éprouver la solidité en les mettant à l' épreuve de l' analyse d' autres systèmes , les comparer surtout à d' autres systèmes explicatifs en s' appuyant sur la saussurologie scientifique ( édition critique de R. Engler ) . Or , ces cinq articles de foi et leurs avenants sont -ils ceux de la charte fondatrice d' une « Ecole » ? Ne peut -on légitimement penser que bien des entreprises , diversement localisées et se réclamant ou non de Saussure , pourraient se réclamer de ce programme ? Mieux , celles qui n' y souscrivent pas à la lettre ne peuvent -elles néanmoins s' y inscrire , tant il est vrai que ces principes ont fourni , de fait , dans la postérité saussurienne , le cadre à partir duquel duquel des révisions et critiques donneront à la discipline la physionomie que Saussure n' était pas ( selon ses héritiers mêmes ) en mesure , d' emblée de lui donner , lui qui en aurait fourni cependant la meilleure esquisse ? De ce point de vue , si la linguistique saussurienne est la linguistique de « l' Ecole de Genève » , Genève n' est- elle pas la capitale sinon du monde , du moins du monde de la linguistique ? Quoi qu' il en soit , la démarche de Godel indique , même si c' est par défaut , l' une des voies souhaitables de l' historiographie de la linguistique à partir de Saussure : qu' est -ce qu' une école ? Une école linguistique ? Quel rapport existe -t-il en linguistique entre théorisation ( s ) , enracinement national et linguistique à l' âge de la science , au moment de l' internationalisation des normes présidant à la recherche ? Au terme de ce trop rapide parcours ( pour de plus amples développements , cf . J. L . Chiss et C. Puech , 1987 , 1997 , 1999 ) dont on aura compris qu' il ne vise en rien à dévaluer le travail sur les sources , mais au contraire à l' inclure à sa place dans le continent du saussurisme en essayant de voir en quoi il est susceptible d' en faire bouger les représentations convenues et répétitives , il est peut-être temps d' énumérer quelques unes des difficultés que présente à notre sens l' historiographie saussurienne . - La première tient sans doute aux anachronismes qui scandent les différents avatars de la réception de Saussure . Le Saussure auquel font références les thèses des années 30 ( à La Haye ou Prague principalement , puis Copenhague également ) est déjà métabolisé dans des préoccupations qui ne sont plus tout à fait celles de la genèse du Cours , et qui ont leur trajectoire propre dans l' univers des slavisants ( Cf . Sériot , 1999 ) . Le structuralisme linguistique est déjà une autre histoire , à la recherche d' une légitimité par les origines , qui éprouve le besoin d' une borne de mémoire disciplinaire pour s' installer , conquérir sa place , en gagner de nouvelles , affirmer sa prééminence au centre à partir de la périphérie . Le long dialogue de Jakobson avec Saussure tout au long de sa carrière ne dit pas autre chose : Saussure est un commencement dont on ne peut se passer , mais n' est qu' un commencement qu' il faudra rectifier , voire recommencer . Troubetzkoi sera plus radical encore dans cette voie ... Avec le structuralisme généralisé de l' après-seconde guerre mondiale , ce mode de référence à Saussure ne fera que s' accentuer et se radicaliser : le Cours ne joue alors son rôle de référence absolue ( une référence qui n' est pas elle-même référée ) , qu' à travers une série indéfinie de médiations , de lectures de lectures , de prismes disciplinaires dont les intérêts de connaissance sont infiniment divers : Levi-Strauss lit Saussure à travers Jakobson , Merleau-ponty à travers G. Guillaume et Lévi-Strauss , puis Martinet , Lacan à travers Merleau-Ponty et Jakobson , Derrida à travers Hjelmslev , etc . Par contraste , la lecture de certains comptes-rendus du Cours ( Bloomfield , Meillet , Vendryès , Sechehaye , Schuchardt ... ) montrent à quel point la réception « immédiate » a été subordonnée à des problématiques ( celle d' une linguistique sociale , d' une psycholinguistique , d' une linguistique historique , celle du changement linguistique , de la syntaxe ... ) qui reviennent toutes à la manière de définir la linguistique générale , et qui conduisent le plus souvent à regretter soit l' absence de considérations sociologiques plus affirmées ( Meillet , Vendryès à sa manière ) , soit une « abstraction transcendante » ( A. Sechehaye ) , soit l' historien comparatiste de naguère ( Schuchardt ) ... dans tous les cas à rabattre la nouveauté du Cours sur l' actualité et le passé immédiat d' un Kampfplatz . - La deuxième difficulté réside dans la tentation , certes en partie légitime , de ne retenir du travail des éditeurs que l' opération soustractive de tri dans les matériaux dont ils disposaient , ou les lacunes de leur information . La connaissance approfondie des sources ne permet -elle pas aujourd'hui de voir aussi la contrepartie positive de ces choix discriminants et de ces ignorances dans toute leur positivité ? En particulier , Bally et Sechehaye ont au moins pris soin de retenir dans les matériaux choisis ce qui concerne l' horizon de rétrospection de l' entreprise de Saussure ( dans le « coup d' oeil sur l' histoire de linguistique » ) , son lien avec la définition de l' objet , de la méthode et de la théorie de l' objet , sans oublier - même s' ils ne le font que de manière réductrice - l' horizon de projection ( la sémiologie ) ; bref , tout ce qui constitue une discipline comme cristallisation de problèmes historiques , conceptuels et culturels . Il n' y a sans doute pas là l' unité d' une « doctrine » linguistique dont le contenu serait transmissible par cumul et capitalisation ( la voie ordinaire de constitution des héritages ... ) sans perte ni reste , ni non plus sans doute un « programme » qui n' aurait attendu que sa réalisation , mais il y a sûrement par contre une matrice disciplinaire qui pouvait être réinvestie , transformée , étendue et contestée . Le structuralisme lui aura donné forme et extension pour un moment . Elle n' apparaît peut-être aujourd'hui pour ce qu' elle est ... que parce qu' elle est en train de se défaire sous nos yeux . - C' est pourquoi , enfin , il conviendrait sans doute - mais est -ce toujours possible ? troisième difficulté - de commencer par distinguer dans l' aval du Cours ce qui relève d' une réception proprement dite , qui s' intègre donc dans un « horizon d' attente » balisé par des concepts opératoires repris , évalués , méconnus et/ou critiqués et ce qui relève de « l' héritage » à proprement parler , c' est à dire de cette valorisation rétrospective d' une origine qui nous présente le passé , parfois tardivement , sous la figure paradoxale de notre avenir anticipé . Bibliographie Auroux , S. ( 1985 ) « Deux hypothèses sur les sources de la conception saussurienne de la valeur linguistique » , Tralili XIII / 1 , Strasbourg . 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