1: L' idée de grammaire philosophique :
2: grammaire des formes et grammaire des concepts cohérents
3: Michele Prandi
4: Université de Bologne - SITLeC , Forlì
5: On illustrera quelques-unes des problématiques associées à la thématique « Histoire , Epistémologie , Réflexivité » par la notion de « grammaire philosophique » .
6: L' allusion au tournant linguistique en philosophie est transparente dans le titre de cette contribution .
7: L' idée n' est pas de renverser le sens de cette entreprise , mais plutôt d' emprunter , à partir de la linguistique , le même chemin dans l' autre sens .
8: Si le tournant linguistique en philosophie se fondait sur l' idée que l' accès privilégié aux concepts passe par leur expression linguistique partagée , mon idée est qu' une description exhaustive des expressions linguistiques complexes et de leur contenu a besoin d' une voie d' accès à des systèmes de concepts indépendants de l' expression linguistique .
9: Comme le montre une étude systématique des contenus conflictuels , la structure interne des signifiés complexes a une racine double ( Prandi 1987 ) :
10: la capacité des structures syntaxiques d' imposer un moule créateur aux concepts convoqués , mais aussi le rôle joué par un système de relations conceptuelles établies indépendamment dans la mise en place des relations sémantiques .
11: Dans cette optique , les contenus conflictuels - les contenus d' expressions comme Le soleil versait sa lumière sur le Mont Blanc ( H . - B . De Saussure ) - sont à considérer comme des observatoires privilégiés des facteurs de la connexion des contenus complexes et des facteurs de la signifiance .
12: Dans un contenu cohérent - Jean versait du vin dans son verre - , les deux facteurs , la connexion syntaxique formelle et la cohérence des concepts , dessinent exactement le même réseau de relations , ce qui rend tout à fait impossible un partage des tâches et des responsabilités .
13: Dans les signifiés conflictuels , par contre , la connexion formelle force les concepts convoqués dans une relation qu' ils refusent .
14: De ce fait , les relations nouées par chacun des deux facteurs se dissocient , rendant possible leur étude séparée .
15: L' étude des contenus conflictuels exalte la capacité des structures syntaxiques formelles d' imposer un moule indépendant au concepts , s' inscrivant dans la tradition de la Philosophie des formes symboliques ( Cassirer 1922 ) , mais souligne aussi avec force une organisation indépendante des concepts dans des réseaux cohérents .
16: Comme il y a une syntaxe des expressions fondée sur le critère de la bonne formation , il y a une syntaxe des concepts fondée sur le critère de la cohérence .
17: D' après cette syntaxe , il est cohérent de verser une substance liquide ou de l' argent , mais il n' est pas cohérent de verser la lumière .
18: L' ontologie naturelle
19: A la différence du contenu des expressions , l' expérience des choses est tautologiquement cohérente .
20: Dans un texte , nous pouvons surprendre la lune en attitude de rêve ;
21: dans la vie , cette expérience est inaccessible .
22: Cette remarque banale entraîne une conséquence .
23: Tant que nous sommes confinés dans le monde de l' expérience , la cohérence est simplement assumée comme allant de soi ;
24: même si elle était remise en question , les critères qui la fondent resteraient obscurs .
25: Si nous nous tournons vers le monde des expressions , et que nous nous penchons sur les contenus conflictuels , au contraire , la cohérence des concepts est remise en question , alors même que ses critères deviennent accessibles .
26: Parcourant à rebours les trames de l' incohérence , nous découvrons en filigrane le réseau des conditions de la cohérence .
27: C' est un bon exemple des raisons qui ont poussé les philosophes à se tourner vers les expressions .
28: Le privilège indiscutable de l' expression linguistique dans l' expérience de l' incohérence et dans l' étude de ses conditions , cependant , n' implique pas que la syntaxe des concepts fasse partie de la structure de la langue .
29: Depuis Chomsky ( 1965 ) cette idée s' est imposée comme allant de soi , et il s' agit seulement de savoir si les conditions de cohérence - appelées restrictions de sélection dans le jargon des linguistes - appartiennent à la syntaxe , selon la tradition de Carnap ( 1932 ) relancée par Chomsky , ou plutôt au lexique , comme il est normal de penser aujourd'hui ( McCawley 1970 ( 1971 ) ;
30: Lakoff 1971 ;
31: Wierzbicka 1980 :
32: 87 ;
33: Dik 1989 ( 1997 : 91 ) ;
34: Geeraerts 1991 ) .
35: En fait , les conditions de cohérence n' appartiennent ni à la syntaxe ni au lexique , car elles sont totalement étrangères à la structure de la langue .
36: Elles forment un système de présupposés conceptuels qui règlent en premier lieu la cohérence de notre comportement spontané - l' attitude naturelle dont parle Husserl ( 1913 ) - et par là la cohérence de nos concepts partagés , et des signifiés des mots et des expressions .
37: Personne n' adresse des questions à la lune ;
38: pour les mêmes raisons , le contenu de l' expression La lune rêve ( Baudelaire ) est reçu comme incohérent .
39: Ce système de présupposés n' est ni un objet de connaissance ni une structure cognitive :
40: l' attitude intentionnelle partagée qui investit ces structures n' est pas une attitude théorique mais pratique , à savoir une attitude de confiance .
41: Il s' agit de présupposés auxquels nous faisons une confiance aveugle , comme à un terrain solide sur lequel nous marchons .
42: Comme tels , il ne sont ni remis en question ni argumentés , ni même explicitement exprimés .
43: Ce système de présupposés forme la partie la plus qualifiante de notre ontologie naturelle partagée ( Prandi 2004 : Ch. 8 ) .
44: La grammaire des formes et la grammaire des concepts :
45: codage et inférence
46: L' ontologie naturelle est une sorte de constitution qui fonde la légalité conceptuelle de notre forme de vie , y compris notre comportement symbolique .
47: Sur le plan structural , la légalité grammaticale et la légalité conceptuelle sont totalement autonomes .
48: Sur le plan fonctionnel , par contre , l' activité symbolique de l' être humain n' est concevable que sur le fond de l' ontologie naturelle et des systèmes de concepts cohérents qu' elle fonde .
49: D' où l' intérêt de l' analyse philosophique des concepts pour le linguiste .
50: Dès qu' il quitte le domaine des structures strictement formelles , et qu' il s' engage sur un parcours fonctionnel , il est poussé à intégrer la grammaire des formes avec une composante philosophique , à savoir , une grammaire des concepts formée par un système de concepts cohérents et par les conditions de leur cohérence .
51: La syntaxe des concepts joue d' abord un rôle passif à l' égard des expressions , qui consiste à détecter les contenus conflictuels .
52: Mais elle joue aussi un rôle actif :
53: elle alimente le raisonnement cohérent , qui est prêt à prendre la relève du codage dans la mise au point des relations sémantiques en dehors du noyau de la phrase .
54: De ce fait , l' idée d' une interaction entre structures grammaticales et structures conceptuelles , inspirée par l' observation des contenus conflictuels , ouvre des perspectives nouvelles dans l' étude des contenus complexes cohérents .
55: Codage relationnel et codage ponctuel
56: L' idée que dans la structure d' une phrase un noyau structural solide se combine avec des couches périphériques plus floues n' est pas en elle-même nouvelle , mais elle peut être définie sur des bases nouvelles .
57: Dans la tradition issue de Tesnière ( 1959 ) et prolongée par les grammaires fonctionnelles ( par exemple , Dik 1989 ( 1997 ) ) , le critère de démarcation entre le noyau de la phrase et les couches périphériques est un critère fonctionnel , qui se fonde sur la structure du procès mis en place dans la phrase , et coïncide avec la distinction entre arguments et circonstants , ou satellites .
58: Une réflexion sur les conditions doubles , formelles et conceptuelles , de la signifiance , justifie par contre la pertinence d' un critère interne , fondé sur une différence de régime de codage , et notamment sur la distinction entre un codage relationnel et un codage ponctuel des différentes couches du procès .
59: Chaque phrase contient un noyau qualifié formé par un réseau de relations grammaticales - par exemple le sujet , l' objet direct , l' objet prépositionnel , l' objet indirect - qui sont à la fois vides de contenu et codées indépendamment des concepts convoqués , et qui de ce fait sont capables de contraindre les concepts dans un « moule rigide » ( Blinkenberg 1960 ) .
60: Dans ces conditions , le noyau du procès n' est pas en premier lieu le reflet d' un concept complexe indépendant , mais une construction active de la part de l' expression , comme le prouve la possibilité formelle de signifiés incohérents ( Husserl 1901 ( 1962 : 4ème Recherche ) ) .
61: A la différence d' un contenu cohérent - par exemple Jean rêve - un contenu incohérent - par exemple La lune rêve - ne peut pas être conçu comme le reflet dans l' expression d' un concept indépendant .
62: Nous parlons en ce cas de codage relationnel :
63: le noyau d' une phrase code le noyau d' un procès comme un réseau de relations - comme un tout .
64: Une expression donnée - par exemple l' expression nominale la lune - ne code pas immédiatement un rôle mais une relation grammaticale - le sujet - qui à son tour est prête à recevoir un rôle à partir du contenu relationnel du terme principal du prédicat - notamment du verbe .
65: De ce fait , le référent du sujet d' un verbe comme rêver est obligé d' assumer le rôle d' experiencer du rêve indépendamment de sa cohérence conceptuelle .
66: En dehors de ce noyau , chaque phrase est prête à accueillir des couches d' expressions périphériques , ou marges ( Thompson , Longacre 1985 ) , dont la présence et la structure ne se justifient que par leur aptitude à porter à l' expression des relations conceptuelles cohérentes accessibles indépendamment .
67: Cela implique qu' une expression donnée n' entre pas dans une structure unitaire de phrase grâce à ses propriétés formelles , mais en tant qu' expression au service d' une certaine relation conceptuelle , inséparable de celle -ci .
68: Cette fracture est enregistrée par la terminologie , qui se réfère explicitement à des relations conceptuelles comme l' instrument , la cause ou les relations spatiales ou temporelles .
69: Le sens du codage se renverse :
70: au lieu d' entraîner les concepts convoqués dans un réseau de relations grammaticales qui les précèdent , la structure de l' expression complexe se met au service d' un concept complexe accessible indépendamment .
71: Nous parlons en ce cas de codage ponctuel :
72: avant d' entrer dans une structure grammaticale , chaque expression code directement et immédiatement un rôle du procès .
73: Degrés de codage ponctuel
74: Du fait qu' il est instrumental vis-à-vis d' un système de relations conceptuelles cohérentes , le codage ponctuel se présente comme une grandeur graduée .
75: Le degré de codage dépend du contenu du mot de liaison , qui peut répondre à sa destination fonctionnelle dans une mesure variable .
76: Pour rester dans le domaine des prépositions , il y en a qui codent pleinement une certaine relation conceptuelle , mais il y en a aussi qui s' arrêtent en deçà d' un codage plein ou qui se poussent bien au-delà .
77: En cas de surcodage , l' expression linguistique ne se limite pas à faire affleurer une relation conceptuelle accessible indépendamment , mais lui impose un profil sémantique plus fin .
78: En cas de sous-codage , l' expression réussit dans la mesure où une relation conceptuelle pertinente est accessible indépendamment du codage au raisonnement cohérent du destinataire - à l' inférence .
79: La préposition malgré est un exemple de codage plein :
80: dans Je sortirai malgré la pluie , malgré ne code ni plus ni moins qu' une relation concessive .
81: La préposition avec , par contre , est un exemple de sous-codage .
82: Elle n' arrive à coder pleinement aucun rôle , et si elle peut être utilisée dans l' expression , ce n' est que dans la mesure où une relation conceptuelle cohérente est accessible par inférence .
83: Située à la périphérie d' une phrase comme Jean a coupé le bois , par exemple , l' expression avec une hache introduit l' instrument , alors que l' expression de la même forme avec Pierre code le collaborateur de l' agent .
84: Située à la périphérie d' un procès comme Jean s' est sauvé , elle perd son rôle instrumental .
85: L' expression est au service de relations conceptuelles accessibles indépendamment et se plie à leur cohérence .
86: L' inférence relaie le codage :
87: il s' agit du phénomène connu en littérature comme « enrichissement inférenciel » ( König , Traugott 1988 ; Hopper , Traugott 1993 : 74 ; Kortmann 1997 ) .
88: Nous aborderons plus bas le problème , plus complexe , du surcodage .
89: L' inférence et ses bases conceptuelles :
90: les concepts de longue durée
91: L' interaction entre sous-codage et raisonnement inférenciel n' est pas un phénomène marginal , mais le mode de fonctionnement le plus typique de l' expression en dehors du noyau , où le codage plein est plutôt l' exception que la règle .
92: Cela impose une réflexion sur le statut de l' inférence .
93: Si l' inférence est conçue comme une stratégie pragmatique , fondée sur des données contingentes , elle nous porte en dehors de la sémantique des expressions complexes .
94: Mais si elle se fonde sur cette même charpente de concepts de longue durée qui forme la constitution conceptuelle de notre forme de vie , elle fournit à l' analyse sémantique une base tout aussi solide que la grammaire des formes .
95: L' inférence qui prend la relève d' un codage insuffisant est généralement identifiée avec ce type d' inférence que Grice ( 1975 ) appelle implicature conversationnelle , et que Sperber et Wilson ( 1986 ) ont décrit dans le cadre de la théorie de la pertinence .
96: Or , celle -ci est en effet une stratégie pragmatique , qui remonte du signifié d' un énoncé à une intention communicative sur le fond d' une configuration contingente de facteurs rassemblés sur la base d' un critère de pertinence à son tour contingent .
97: Transférant ce modèle dans le domaine de l' enrichissement inférenciel , Kortmann ( 1997 : 203 ) parle de « pragmatic processes of intepretative enrichment » , qui pour Hopper et Traugott ( 1993 ) donnent lieu à une forme de « pragmatic polysemy » .
98: Mais l' inférence est -elle vraiment inséparable d' une motivation contingente , et donc pragmatique ?
99: L' inférence , décrite par Aristote ( Analytiques Premiers , II , 70a ) , est une forme de raisonnement naturel qui remonte d' une constellation de prémisses tenues pour vraies à une conséquence à son tour tenue pour vraie ou , plus typiquement , pour probable .
100: L' inférence n' est pas une stratégie linguistique ou liée de façon particulière à l' expression linguistique , mais une stratégie cognitive plus générale qui est prête à utiliser , parmi ses prémisses , des contenus d' expressions tenus pour vrais .
101: Si je vois que la fenêtre donnant sur les toits est ouverte et que le chat a disparu , par exemple , je peux en inférer , sur le fond d' un certain nombre de données contingentes , que le chat s' est sauvé par la fenêtre .
102: A la seule condition que les données pertinentes soient partagées , la réponse « La fenêtre est ouverte » à ma question sur le chat m' autorise à inférer le message « Le chat s' est sauvé par la fenêtre » .
103: Si je vois Jean muni d' une hache s' attaquer à un tas de gros bois , j' en conclue , sur la base d' un réseau de concepts partagés , qu' il va se servir de la hache comme d' un instrument .
104: La même inférence , je suis prêt à la tirer si mon interlocuteur me dit qu' il va couper le bois avec la hache , à la seule condition que je partage avec lui la structure conceptuelle de l' action humaine et la relation entre l' agent et l' instrument .
105: Comme les exemples le montrent , l' inférence interagit avec la communication verbale à deux niveaux distincts et se fonde sur deux ordres de prémisses distinctes .
106: D' une part , l' inférence peut établir une relation entre le signifié d' une expression et le message qui lui est confié dans des circonstances données , mais elle peut aussi tracer des relations dans le contenu d' une expression ou entre contenus d' expressions .
107: En raison de la fonction qu' elles remplissent , nous pouvons distinguer au moins deux formes différentes d' inférence , que nous proposons d' appeler inférence externe et interne .
108: L' inférence externe porte sur la relation extrinsèque , de nature indexicale ( voir Prandi 1992 ; 1995b ; 2000 ; 2004 ) , entre le signifié d' une expression linguistique et la valeur de message contingent dont elle se charge dans des circonstances données .
109: Elle répond à la question :
110: « Qu' est -ce que le locuteur veut dire en utilisant cette expression ayant ce signifié ? » , ou « Quelle est la valeur de cette expression dans ce texte particulier ? » .
111: Dans ce cas , l' expression signifiante est interprétée en bloc comme un indice attirant l' attention du destinataire sur un message contingent .
112: C' est ce genre d' inférence qui est étudié dans le cadre de la théorie de la pertinence .
113: L' inférence interne contribue à la mise au point d' un signifié complexe .
114: Elle répond à la question :
115: « Quel est le signifié de cette expression ? » .
116: La mise au point du contenu d' une expression est une démarche qui ne relève pas de la dimension indexicale et contingente , et donc pragmatique , de l' acte de communication , mais de la dimension symbolique , et donc de longue durée , de l' expression .
117: C' est ce genre d' inférence qui est pertinent pour l' enrichissement inférenciel d' un contenu complexe sous-codé .
118: D' autre part , cette différence de fonction se double électivement d' une différence dans la nature des prémisses .
119: Il y a notamment une corrélation tendancielle entre l' inférence externe et une constellation contingente de données contextuelles et entre l' inférence interne et un système de relations conceptuelles stables , de longue durée .
120: Pour remonter du signifié de l' expression La fenêtre est ouverte au message « Le chat s' est sauvé » , le destinataire du message se fonde sur une constellation contingente d' informations sur un chat particulier et sur la position d' une fenêtre donnée qu' il partage avec le locuteur et qu' il tient pour pertinentes dans les limites de cette situation de discours .
121: Le critère de l' inférence externe est donc la cohérence textuelle et discursive ( en anglais , coherence ) , qui est une donnée contingente relevant de la pragmatique .
122: Pour relier l' instrument à une action , tout au contraire , le sujet de l' acte d' inférence s' appuie sur un système de modèles cognitifs cohérents et de conditions de cohérence qu' il partage dans la longue durée avec une communauté culturelle tout entière indépendamment de la situation contingente de discours .
123: Le critère de l' inférence interne est donc la cohérence conceptuelle ( en anglais , consistency ) , qui relève d' une grammaire des concepts .
124: Ce passage est stratégique pour l' idée de grammaire philosophique .
125: Les bases contingentes de l' inférence externe ne peuvent pas faire l' objet d' une description systématique .
126: Elles peuvent seulement être illustrées par des exemples significatifs .
127: Les bases stables de l' inférence interne , tout au contraire , peuvent faire l' objet d' une analyse systématique , comme il se fait dans la tradition de la métaphysique descriptive ( Strawson 1959 ) .
128: De ce fait , une analyse rigoureuse des réseaux de concepts cohérents sous-tendant l' expression linguistique - une véritable syntaxe des concepts régie par le critère de la cohérence - peut être associée à la grammaire des formes comme l' une des sources de la structure sémantique des expressions complexes .
129: Un exemple :
130: les relations transphrastiques
131: Comme je suis obligé d' illustrer le tout par la partie , je vais concentrer mon attention sur les relations transphrastiques , et notamment sur le microsystème de concepts cohérents formé par la cause , le motif de l' action et le but .
132: Traditionnellement étudiées dans le cadre de la phrase complexe comme autant de signifiés de propositions subordonnées dites circonstancielles , les relations transphrastiques sont en fait des relations conceptuelles cohérentes - des ponts conceptuels entre procès .
133: Décrire les relations transphrastiques , donc , c' est d' abord définir le profil conceptuel de ces relations , pour explorer ensuite dans toute son étendue l' éventail de leurs moyens d' expression ( § 3.1 ) .
134: Contrairement à ce que l' on pourrait penser , une telle approche n' appauvrit pas l' étude de l' expression , mais l' enrichit d' une façon impressionnante .
135: Si l' étude des relations transphrastiques répond à un critère grammatical , le répertoire se restreint :
136: c' est ce qui arrive dans les approches traditionnelles , où des concepts comme la cause ou le but se réduisent au contenus d' autant de propositions subordonnées dites circonstancielles .
137: Vu du côté des concepts , le répertoire des moyens d' expression s' élargit jusqu'à inclure des ressources d' ordre textuel et lexical ( § 3.2 . ) .
138: De plus , la plupart des expressions ne se limitent pas à coder une relation conceptuelle donnée , mais greffent sur un tronc conceptuel commun des structures sémantiques spécifiques , en quelque cas d' une richesse impressionnante ( § 3.3 ) .
139: Un fragment de grammaire des concepts :
140: cause , motif , but
141: S' inspirant d' une distinction purement grammaticale entre propositions dites causales comme ( 1 , 3 , 4 ) et propositions dites finales comme ( 2 ) , on souligne traditionnellement la distinction entre la relation de cause et la relation de but , alors qu' on ignore complètement la distinction entre causes et motifs de l' action ( 3 ) , qui est interne à la forme dite causale :
142: 1 . La rivière a débordé parce qu' il a beaucoup plu .
143: 2 . Jean a acheté les clous pour réparer l' étagère .
144: 3 Jean a acheté un nouveau vélo parce que l' ancien s' était cassé .
145: En fait , la relation pertinente en termes conceptuels est la distinction entre la cause et les motifs ( Danes 1985 ) .
146: La cause trouve sa place dans notre catégorisation spontanée des événements du monde des phénomènes et de leurs relations impersonnelles , alors que les motifs renvoient aux actions accomplies par des êtres humains libres et responsables , capables d' évaluer et de décider .
147: A partir de cette distinction , le but se réduit , en termes strictement conceptuels , à un type de motif .
148: Un motif peut être ou rétrospectif , fondé sur l' évaluation d' un fait passé , comme ( 3 ) , ou prospectif , fondé sur une prévision ou une intention du sujet portant sur le futur .
149: Dans les limites de la phrase complexe , le motif prospectif coïncidant avec le contenu d' une intention admet deux formes d' expressions :
150: une forme finale comme ( 2 ) et une forme causale comme ( 4 ) , qui se rapproche de l' expression d' un motif rétrospectif comme ( 3 ) et par là de l' expression d' une cause comme ( 1 ) :
151: 4 . Jean a acheté les clous parce qu' il avait l' intention de réparer l' étagère .
152: Les exemples nous montrent qu' une même forme d' expression peut neutraliser des différences conceptuelles aussi lourdes que la cause ( 1 ) et le motif ( 3 , 4 ) , alors qu' une seule relation conceptuelle - le motif prospectif coïncidant avec une intention - peut être confiée à des formes d' expression aussi différentes que ( 2 ) et ( 4 ) .
153: Sur la base de considérations de ce genre , la relation biunivoque entre relations conceptuelles et types de propositions subordonnées , qui réduit l' étude traditionnelle à une liste , est brisée .
154: L' éventail des moyens d' expression
155: Une fois qu' un microsystème de concepts cohérents a été défini , l' éventail des moyens d' expression de chaque relation peut être décrit sur la base de deux paramètres .
156: Observons les exemples suivants :
157: 5 . La rivière s' est gonflée parce que le dégel a commencé .
158: 5a .
159: Depuis que le dégel a commencé , la rivière s' est gonflée .
160: 6 . Le dégel a commencé et la rivière s' est gonflée .
161: 6a .
162: Le dégel a commencé et depuis la rivière s' est gonflée .
163: 6b .
164: Le dégel a commencé et à cause de cela la rivière s' est gonflée .
165: 7 . Le dégel a commencé .
166: La rivière s' est gonflée .
167: 7a .
168: Le dégel a commencé .
169: Depuis la rivière s' est gonflée ..
170: 7b .
171: Le dégel a commencé .
172: A cause de cela la rivière s' est gonflée .
173: 8 . Jean a acheté le Guide Michelin dans le but de passer ses vacances en Normandie .
174: 8a .
175: Jean a acheté le Guide Michelin avec l' intention ( le projet , le rêve ) de passer ses vacances en Normandie .
176: 9 . Jean aimerait passer ses vacances en Normandie , et a acheté le Guide Michelin .
177: 9a .
178: Jean aimerait passer ses vacances en Normandie , et dans ce but ( avec ce projet ( désir , rêve ... ) il a acheté le Guide Michelin .
179: 10 . Jean aimerait passer ses vacances en Normandie .
180: Il a acheté le Guide Michelin .
181: 10a .
182: Jean aimerait passer ses vacances en Normandie .
183: Dans ce but ( avec ce projet ( désir , rêve ... ) il a acheté le Guide Michelin .
184: D' une part , nous avons l' opposition entre la connexion grammaticale dans le cadre d' une phrase complexe ( 5 , 5a , 6 , 6a , 6b , 8 , 8a , 9 , 9a ) et la cohérence d' un fragment de texte formé par deux énoncés indépendants ( 7 , 7a , 7b , 10 , 10a ) , le cas échéant soutenue par des moyens cohésifs , et notamment par des relations anaphoriques ( 7a , 7b , 10a ) .
185: La disponibilité de stratégies textuelles montre que la grammaire elle-même est une option pour la connexion transphrastique .
186: S' il est vrai qu' il y a des relations conceptuelles qui se nouent indépendamment de la connexion formelle , cela implique que la grammaire des concepts excède la juridiction de la grammaire des formes .
187: D' autre part , tant dans la juxtaposition que dans la coordination et dans la phrase complexe , l' expression ne coïncide pas avec le simple codage , mais résulte d' une interaction très riche entre codage et raisonnement inférenciel motivé par la structure d' un système de concepts cohérents partagés .
188: La simple juxtaposition , tout d' abord , montre que les relations conceptuelles transphrastiques peuvent être exprimées en l' absence de codage du fait qu' elles sont directement accessible au raisonnement inférenciel .
189: Dans les cas où la juxtaposition contient des relateurs anaphoriques , tous les degrés de codage - du sous-codage ( 7a ) au surcodage ( 10a ) - sont accessibles en l' absence de connexion grammaticale .
190: Les mêmes ressources anaphoriques sont prêtes à appuyer la coordination , prêtant leur aide à une connexion grammaticale typiquement pauvre en contenu ( 6a , 6b , 9a ) .
191: Ensuite , même à l' intérieur des structures présentant une charpente grammaticale solide , le codage linguistique de la relation n' est pas une donnée homogène .
192: En présence de sous-codage , le contenu de la relation n' est atteint que si un complément inférenciel prend la relève d' un codage insuffisant ( 5a , 6 , 6a ) .
193: A l' extrémité opposée , l' expression linguistique ne se limite pas nécessairement à coder une relation conceptuelle accessible indépendamment , mais elle est en mesure de greffer sur celle -ci une composante sémantique spécifique :
194: c' est le cas du surcodage , sur lequel nous allons nous arrêter un peu ( 8a , 9a , 10a ) .
195: Le rôle actif de l' expression :
196: le surcodage
197: Pour identifier des réseaux cohérents de relations conceptuelles , il faut donc abandonner l' idée d' une relation biunivoque entre expressions et contenus .
198: D' une part , un système de concepts cohérents est accessible indépendamment de telle ou telle expression ;
199: de l' autre , l' expression ne se limite pas à rendre accessibles des concepts , mais elle est capable d' enrichir leur profil d' un surplus sémantique .
200: L' exemple le plus intéressant qui illustre ce dernier point vient du domaine de la finalité ( Gross , Prandi 2004 ) .
201: Sur le plan strictement conceptuel , nous l' avons vu , le but se réduit à un motif prospectif coïncidant avec le contenu d' une intention .
202: Cette relation conceptuelle est prête à entrer dans quatre moules formels différents :
203: la forme dite causale ( 11 ) , la forme dite finale ( 12 ) , la coordination ( 13 ) et la juxtaposition ( 14 ) :
204: 11 . Jean a acheté le Guide Michelin parce qu' il veut passer ses vacances en Normandie .
205: 12 . Jean a acheté le Guide Michelin dans le but de passer ses vacances en Normandie .
206: 13 . Jean aimerait passer ses vacances en Normandie , et a acheté le Guide Michelin .
207: 14 . Jean aimerait passer ses vacances en Normandie .
208: Il a acheté le Guide Michelin .
209: Dans chacun de ces moules , nous pouvons rencontrer à tour de rôle des dizaines de noms prédicatifs , que G. Gross ( 1998 ) a regroupé en quatre classes caractérisées par des propriétés distributionnelles spécifiques :
210: les métaphores locatives , comme but ou objectif ;
211: les noms liés à la vision , comme vue ou perspective ;
212: les noms d' intention consciente , comme intention , volonté , propos ou projet ;
213: les noms de sentiments , comme désir , rêve ou illusion :
214: 11a .
215: Jean a acheté le Guide Michelin parce qu' il avait comme but ( il avait en vue , il avait l' intention , il ressentait le désir ) de passer ses vacances en Normandie .
216: 12a .
217: Jean a acheté le Guide Michelin dans le but ( en vue , avec l' intention , dans le désir ) de passer ses vacances en Normandie .
218: 13a .
219: Jean aimerait passer ses vacances en Normandie , et dans ce but ( en vue de ce propos , avec cette intention , avec ce rêve ) a acheté le Guide Michelin .
220: 14a .
221: Jean aimerait passer ses vacances en Normandie .
222: Dans ce but ( en vue de ce propos , avec cette intention , avec ce rêve ) l a acheté le Guide Michelin .
223: Si nous pensons que chaque nom prédicatif peut recevoir différents verbes supports et être modifié par plusieurs adjectifs , il est facile de constater que les formes d' expression disponibles pour la seule relation de but reviennent à plusieurs centaines , et que chacune de ces expressions impose à la même structure conceptuelle un profil sémantique spécifique .
224: Conclusion :
225: l' idée de grammaire philosophique
226: Comme les philosophes ont ressenti le besoin de dessiner la trame des concepts parcourant leur expression linguistique , le linguiste s' aperçoit qu' une description rigoureuse du signifié des expressions demande un accès direct , indépendant du codage linguistique , à un système de concepts cohérents et à leurs conditions de cohérence .
227: Ainsi , le cercle ouvert par le tournant linguistique en philosophie se boucle :
228: s' il est impossible d' étudier les concepts comme si l' expression n' existait pas , il n' y a pas plus de sens à étudier l' expression en oubliant qu' elle ne bâtit ses structures sémantiques spécifiques ni sur la « nébuleuse » dont parlait Saussure ( 1916 ) ni sur le « sable » de Hjelmslev ( 1943 ) , mais sur une couche solide de concepts partagés .
229: Le dialogue ininterrompu entre l' expression linguistique et les concepts partagés ne se fonde pas sur la primauté de l' un des partenaires , mais connaît une infinité de points d' équilibre , où le dosage exact de codage et de raisonnement motivé par la structure des concepts s' ouvre à la recherche empirique .
230: C' est pour cette tâche que je propose d' emprunter à une noble tradition l' appellatif de ' grammaire philosophique ' .
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