_: Quelques remarques sur le « champ linguistique » en France dans l' après guerre ( 1950 - 1970 ) Thierry Poibeau Laboratoire d' Informatique de Paris-Nord Université Paris 13 et CNRS UMR 7030 99 , avenue Jean-Baptiste Clément F- 93430 Villetaneuse thierry.poibeau@lipn.univ-paris13 . fr Introduction L' étude de l' histoire et de l' évolution des idées en linguistique s' est considérablement développée ces dernières années . La recherche porte le plus souvent sur des périodes précises du passé sur lesquelles on a un certain recul , afin d' en faire ressortir les orientations et les lignes de force . Il est beaucoup plus risqué d' analyser la période récente . Pourtant , on ne peut qu' être frappé par les hauts et les bas d' un domaine , la linguistique , quelque peu délaissée après la guerre , si forte dans les années 1960 , et à nouveau en plein questionnement aujourd'hui , pour autant que l' on puisse en juger . Ce sont ces mouvements de flux et de reflux que l' article essaie de cerner et d' évaluer . Notre point de départ sera l' étude de Jean-Claude Chevalier et Pierre Encrevé , Combats pour la linguistique ( 2006 ) . Ce livre est en fait la reprise d' entretiens réalisés en 1982 « auprès de linguistes français notoires , participants , dirigeants de la spectaculaire expansion de cette discipline de 1958 à 1968 » , entretiens qui ont donné lieu en 1984 à un article des deux auteurs appelé « La création des revues dans les années 1960 . Matériaux pour l' histoire récente de la linguistique en France » ( paru dans le n° 63 de Langue française intitulé « Vers une histoire sociale de la linguistique » ) . L' étude initiale de Chevalier et Encrevé se situe clairement dans une perspective sociologique , « à la Bourdieu » . Il s' agit , à travers ces entretiens , d' étudier le « champ » linguistique , les positions de « pouvoir » et de « lutte » entre individus et entre théories . Cette dimension est évidemment présente , et le livre des deux auteurs laisse bien apparaître ces oppositions entre Classiques et Modernes , entre anciennes théories et nouveauté des années 1960 , etc. Mais les entretiens tendent à éclater le domaine en autant de descriptions parcellaires ; ils ne permettent pas d' avoir directement accès à une vision globale qui expliquerait les hauts et les bas de la discipline ; enfin , ils donnent une vision subjective à partir du témoignage des acteurs mais laisse ( volontairement ) dans l' ombre des éléments qu' il nous semble intéressant de reprendre ici . Dans cet article , nous essayons de déterminer la portée de courants de recherche en linguistique en France dans l' après-guerre , sur le plan scientifique , épistémologique , voire philosophique , à l' intérieur comme à l' extérieur des frontières . Ce faisant , nous sommes amené à nous poser diverses questions : quelles sont les oppositions à l' oeuvre ? Y a -t-il un réel clivage entre philologie et linguistique ? Y a -t-il une spécificité française dans le renouveau linguistique de l' après-guerre ? Quel est le poids des études classiques par rapport aux études portant sur les langues modernes ? Dans quelle mesure peut -on parler de « structuralisme à la française » ? Dans tous les cas , nous examinons l' influence de ces courants de recherche , notamment à l' international , dans le domaine linguistique et à sa périphérie . Il semble utile de s' interroger sur les progrès et les découvertes lors de la période visée , de façon macroscopique , dans la mesure où la notoriété de certains chercheurs ( et la discrétion de certains autres ) n' est pas toujours proportionnelle à la fécondité des travaux qu' ils inspirent . On examine d' abord la terminologie et les lignes de partage au sein du champ linguistique ( section 3 ) . On prend ensuite en compte des éléments volontairement laissés de côté par Chevalier et Encrevé : le continuité de la recherche en philologie classique ( section 4 ) , l' influence du structuralisme au-delà de la linguistique , l' intérêt pour de nouvelles problématiques en linguistique ( section 5 ) . On essaiera aussi de voir l' influence du renouveau linguistique de la période 1958 - 1968 sur la période plus récente ( section 6 ) , avant d' en venir à la conclusion ( section 7 ) . Eléments de méthode Comme on l' a déjà dit , l' article initial de Chevalier et Encrevé ( 1984 ) se situe dans une perspective sociologique influencée par Bourdieu . Les auteurs sont guidés par le concept sociologique de champ : il s' agit de montrer comment « se constituait , s' organisait et se transformait le champ de la linguistique en France en objectivant le réseau des « prises de position » des acteurs , liées à leurs « dispositions » et à leurs « positions » , tous termes pris dans l' acceptation de Pierre Bourdieu » ( Chevalier et Encrevé 2006 , p . 10 ) . L' ouvrage de 2006 est d' une nature très différente , « tout aussi fortement orienté vers l' histoire sociale mais plus proche d' une ambition biographique , qui retrace des destins particuliers ; une conception plutôt sartrienne et non plus bourdieusienne » ( idem , p . 11 ) . Nous reprenons ici les thématiques des auteurs selon une voie médiane : laissant de côté les aspects biographiques du livre de Chevalier et Encrevé , nous revenons sur des évolutions plus globales du champ linguistique ( ou de sous-champs à l' intérieur de la linguistique ) . La notion de sous-champ nous semble pertinente car , comme le souligne Bourdieu , « un champ n' a pas de parties , de composantes . Chaque sous-champ a sa propre logique , ses règles et ses régularités spécifiques , et chaque étape dans la division d' un champ entraîne un véritable saut qualitatif ( comme , par exemple , quand on passe du niveau du champ littéraire dans son ensemble au sous-champ du roman ou du théâtre ) . Tout champ constitue un espace de jeu potentiellement ouvert dont les limites sont des frontières dynamiques , qui sont un enjeu de luttes à l' intérieur du champ lui-même . Un champ est un jeu que nul n' a inventé et qui est beaucoup plus fluide et complexe que tous les jeux qu' on peut imaginer » ( Bourdieu , 1992 , p . 80 ) . Nous essaierons de saisir les frontières du champ linguistique en nous interrogeant sur le sens même des dénominations employées , notamment l' opposition entre linguistique et philologie . Le sens que l' on accorde à ces termes varie suivant « le lieu d' où l' on parle » , révélant les frontières dynamiques de Bourdieu . De fait , les linguistes interrogés par Chevalier et Encrevé ne partagent pas tous la même perception d' un événement donné ( on pourrait dire qu' ils ne partagent pas le même habitus , cf. Bourdieu , 1992 ; Lahire , 2001 ) . En dehors de ces aspects purement sociologiques , nous accordons une importance majeure aux réalisations et aux avancées observées dans la mesure où la perspective sociologique en science est inséparable de la production de nouvelles connaissances ( l' apport scientifique , au sens traditionnel ) . Quelles lignes de partage au sein du champ linguistique ? La dénomination des champs scientifiques n' est pas neutre : on sait qu' une terminologie reflète des différences de domaines , d' approches et de sensibilités ( Cori et Léon , 2002 ) . Les termes servant à désigner le champ de l' analyse des langues est à cet égard intéressant : on y trouve différentes dénominations , notamment les termes de « linguistique » et de « philologie » . De plus en plus de chercheurs s' interrogent sur cette dimension et sur ce qu' elle implique au niveau scientifique , sociologique et historique ( voir par exemple le colloque de la Société d' histoire et d' épistémologie des sciences du langage en 2008 : Philologie et Linguistique aux XIXe et XXe siècles dans les pays d' Europe , Paris , le 2 février 2008 ) . Entre linguistique et philologie Jean-Claude Chevalier et Pierre Encrevé , dans Combats pour la linguistique , partent d' une distinction supposée entre linguistique et philologie . Même si les auteurs ne donnent pas de définition formelle des termes qu' ils emploient , on peut déduire de leur propos que , pour eux , la linguistique vise à offrir une théorie d' ensemble des langues . Quand le linguiste étudie une langue particulière , c' est toujours en vertu de principes généraux qui ont une validité au-delà de la langue étudiée . À l' inverse , le philologue s' intéresse principalement à une langue particulière , en s' appuyant sur des documents écrits mais sans souci de généralisation au-delà de la langue ou du phénomène étudié . Cette distinction , cette séparation de la recherche sur le langage en deux champs complémentaires est sans doute discutable , mais elle permet de caractériser les deux principaux acteurs du domaine français au début du 20e siècle , à savoir Ferdinand Brunot et Antoine Meillet . Ferdinand Brunot ( 1860 - 1938 ) s' intéresse à l' histoire de la langue française dans une tradition philologique , fondée sur le texte ( étude des textes , commentaires stylistiques ) , sans volonté de généralisation au-delà de son domaine ( ainsi , Brunot ignore Saussure ) . Antoine Meillet ( 1866 - 1936 ) est le maître incontesté de la grammaire comparée au début du siècle , il règne sur un domaine qui , par définition , couvre un vaste ensemble de langues , dans l' héritage et la tradition saussurienne . Si cette description permet de caractériser à gros trait mais assez justement le paysage français au début du siècle , il faut se demander si cette séparation persiste au-delà de la guerre . Il semble important de regarder de plus près , à commencer par l' emploi de la terminologie . Il se trouve que la tradition d' analyse du langage , dans les cursus classiques , est appelée « philologie » ( notamment dans le cursus universitaire français ) . Si cet enseignement universitaire visait ( et vise toujours ) , au moins partiellement , à former les étudiants au concours de l' enseignement , c' est aussi sur cette base qu' est enseignée la grammaire comparée , dans la tradition saussurienne . Il y a donc là un risque de confusion . Se focaliser sur des dénominations qui ne sont pas clairement définies peut être dangereux . La philologie est le nom communément admis pour couvrir toutes les activités liées à l' analyse des langues dans le cadre des études classiques . Cette philologie a assurément une portée plus large que la simple étude des textes , même si elle est avant tout fondée sur les textes . Comme le dit Perrot ( Chevalier et Encrevé , 2006 , p . 199 ) , fonder la linguistique sur les textes , « ça interdit de spéculer gratuitement sans tenir compte de ce qu' est la réalité des langues » . De ce point de vue , il n' y a pas de différence fondamentale entre philologie et linguistique ( c' est notamment le point de vue de Perrot , héritier de la tradition classique ; à l' intérieur du livre de Chevalier et Encrevé , d' autres chercheurs ont une opinion différente , d' où parfois ce qui peut apparaître comme des incompréhensions ) . Tradition classiques et ouvertures aux langues contemporaines Le livre de Chevalier et Encrevé ( 2006 ) laisse apparaître une autre ligne de partage , beaucoup plus nette à notre avis , entre la tradition classique fondée sur la grammaire comparée , et l' essor plus récent des études portant sur les langues modernes . On peut noter que cette ligne de partage peut aussi servir à distinguer les travaux de Brunot de ceux de Meillet , mais elle est surtout vraie pour l' après-guerre , où l' on voit émerger des linguistes comme Martinet et Culioli ( agrégés d' anglais ) ou encore Pottier ( agrégé d' espagnol ) à côté de plus traditionnels spécialistes des langues anciennes . Chevalier et Encrevé ( 2006 , p . 43 sqq ) signalent en outre l' arrivée des chercheurs d' origine étrangère , exclus de l' agrégation ( pour laquelle la nationalité française était naguère nécessaire ) . Ces chercheurs , à l' image de Greimas ou Quemada , vont aussi avoir une influence majeure sur le domaine et contribuer à en faire évoluer les problématiques . Le champ linguistique en France dans l' après-guerre est donc marqué par deux ou trois grands types d' études , en dehors des courants théoriques : un ensemble de chercheurs continuant à s' intéresser aux langues anciennes , dans une perspective classique ; un autre ensemble se focalisant sur le français et enfin l' expansion d' un troisième groupe s' intéressant aux langues contemporaines ( indo-européennes ou non ) . Il semble que ce phénomène se soit accentué ces dernières années : le fait que le déchiffrement de langues anciennes inconnues a eu tendance à se tarir vers la fin du 20e siècle limite les possibilités de découvertes originales dans le cadre classique . Les chercheurs sont donc amenés à se tourner vers d' autres langues moins explorées et parfois à abandonner la perspective historique . Ce n' est toutefois pas le cas jusqu'à une période récente où la grammaire comparée a gardé une place importante au sein de la communauté linguistique française . Continuité et succès de la philologie classique française dans l' après-guerre L' enseignement universitaire dans l' après-guerre est clairement orienté vers les concours . La grammaire comparée est cependant enseignée , y compris à la Sorbonne , mais cet enseignement est marginal par rapport aux nécessités du concours . La masse des connaissances à engranger en latin et en grec est telle que les enseignements se focalisent sur chaque langue avant de pouvoir vraiment aborder un enseignement donnant une vision d' ensemble . De fait , le plupart des étudiants deviennent à leur tour enseignants sans avoir reçu de formation spécifique en grammaire comparée . Cela ne signifie toutefois pas que ce domaine de recherche soit ignoré par la tradition de recherche française , bien au contraire . Persistance de la recherche en grammaire comparée La grammaire comparée est présente à Paris dans l' après-guerre , de manière diffuse , à l' Ecole Pratique des Hautes Etudes ( à travers les enseignements de Benveniste , Cohen , Vendryes , etc. ) , au Collège de France ( Benveniste y enseigne à partir de 1937 ) et dans d' autres sociétés ou cercles savants ( Société de Linguistique de Paris , le Groupe de Linguistique Marxiste de Marcel Cohen , etc. ) . De ce point de vue , la situation n' est pas très différente aujourd'hui , même si les acteurs ont changé . La grammaire comparée a toujours été l' apanage d' un petit groupe , il s' agit avant tout d' un domaine , à la frontière de la recherche et de l' enseignement , qui demande des compétences rares et étendues . Au niveau de l' enseignement , la grammaire comparée est en général enseignée après une formation de base sur la structure et le fonctionnement des langues classiques , formation généralement appelée « philologie » dans le cursus classique ( philologie latine , philologie grecque ) . Cet enseignement est centré sur la langue et fondé sur les principes plus généraux hérités de Saussure . De ce point de vue , il ne semble donc pas qu' il y ait une grande coupure entre philologie et linguistique , ces deux notions couvrant des recherches et des méthodes tout à fait comparables ( étude de langues particulières en vue d' en décrire la structure et le fonctionnement , dans une perspective saussurienne ) . Dans ce cadre , la mise en avant du structuralisme après la guerre n' est pas une révolution ( pour des points de vue plus circonstanciés , voir Ducrot , 1973 ; Dusset , 1995 ) . Comme le remarque Jean Perrot dans le livre de Chevalier et Encrevé ( 2006 ) « il faudrait d' abord savoir ce que l' on entend par « nouvelle linguistique » ( p. 200 ) . Il est évident qu' il était question de système et de structure en linguistique bien avant 1945 . C' est sur un autre plan qu' il y a rupture : le renouveau structuraliste des années 1960 modifie radicalement le champ en mettant en avant les rapports entre le langage et la société , et en reléguant en arrière plan l' approche grammairienne . Ce renouveau , influencé entre autres par Lévi-Strauss , a surtout pour conséquence d' étendre le structuralisme au champ sémiotique dans son ensemble , au-delà de la linguistique ( Dusset , 1995 ) . Nous y reviendrons ( cf. § 5.2 ) . Des avancées majeures Le 20e siècle est marqué par le déchiffrement de plusieurs langues anciennes dont l' écriture était jusque là inconnue ( Bader , 1998 ) . Les principales découvertes concernent , outre le tokharien ( il s' agit en fait de deux langues , quelquefois appelées koutchéen et agnéen ) , le hittite ( déchiffré en 1915 par le hongrois Hrozny ) et le grec mycénien ( déchiffré en 1952 par l' anglais M. Ventris ( Chadwick , 1963 ) ) . Si ces découvertes ne sont pas l' oeuvre de chercheurs français ( mis à part Sylvain Lévi , qui a contribué au début du 20e siècle à la compréhension et à l' édition de textes tokhariens ) , elles ont été nourries par les travaux de nombreux chercheurs français : notamment E. Laroche pour le hittite , et M. Lejeune pour le mycénien ( e.g. Lejeune , 1955 - 1997 ) . C' est d' ailleurs la France qui organisera le premier colloque international sur la langue mycénienne ( en avril 1956 , à Gif-sur-Yvette , sous l' impulsion de Lejeune ) . Lejeune sera en outre l' auteur d' avancées majeures à travers ses travaux sur différentes langues des familles italique et celtique à partir des années 1960 . Ces travaux de philologie classique , au plus près des textes quand il s' agit de déchiffrement , ne doivent pas occulter la réussite plus générale de la grammaire comparée . Les travaux sur le mycénien de Lejeune par exemple sont fondés sur les principes phonétiques mis en avant par la grammaire comparée . Les formes identifiées ne sont pas toujours celles que l' application pure et simple des règles d' évolution phonétique produiraient ( l' analogie et l' « économie » du système jouent aussi ) , mais les règles sont , d' une manière générale , respectées . La philologie - ou la linguistique , comme l' on préfère - atteint ici un véritable statut de science , capable d' hypothèses qui peuvent être vérifiées ou invalidées . Il s' agit non seulement d' une science expérimentale mais également d' une science prédictive dans la mesure où des formes peuvent être posées , sans avoir à être attestées . Ces avancées sont en quelque sorte le triomphe de la grammaire comparée , dans la plus pure tradition saussurienne . Une tradition qui ne remonte pas tant aux travaux du Cours de Linguistique Générale qu' au Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes de 1879 . Soulignons là aussi l' apport de l' école de grammaire comparée française . Meillet domine le domaine jusqu'à sa mort en 1936 . C' est ensuite Benveniste qui propose la théorie de la racine en 1935 ( Origines de la formation des noms en indo-européen ) , simultanément avec Kurylowicz . Cette théorie aura une influence majeure sur le domaine , de par son pouvoir explicatif et son élégance théorique . Les travaux de l' après-guerre continuent cette tradition , même si personne n' aura plus jamais le poids de Meillet au niveau international . C' est d' ailleurs Benveniste qui a un rôle de passeur entre théories classiques et renouveau structuraliste , dès les années 1950 . Il est sans doute un des premiers avec Lévi-Strauss à voir la fécondité de la notion de système , au-delà du champ linguistique . Le rayonnement du structuralisme français des années 1960 Le développement de la linguistique à partir de la fin des années 1950 , puis dans les années 1960 , amène une recomposition radicale du champ de la linguistique en France . Au cours de ces années , le nombre d' étudiants explose , de nombreuses universités créent des départements de linguistique ( notamment à Paris avec l' éclatement de la Sorbonne ) et de nouvelles thématiques apparaissent . En schématisant à gros traits , on peut dire que la grammaire comparée cède progressivement sa place , prédominante , à de nouvelles théories comme la grammaire générative . Si l' on porte un regard plus fin sur les événements de la période , il semble en fait qu' il faille distinguer deux éléments complémentaires . Le domaine devient emblématique à travers la popularisation de la méthode structurale dès les années 1950 . C' est essentiellement cette théorie qui d' abord rend la linguistique populaire , puis se répand à l' ensemble des sciences humaines . Par la suite , vers la fin des années 1960 , ce sont les nouvelles théories linguistiques qui prolongent cet engouement . Le renouveau structuraliste Le tournant structuraliste de la fin des années 1950 n' est pas vraiment une révolution . On assiste en fait à la généralisation en France des théories du Cercle de Prague , exposées initialement lors du congrès des linguistes à Copenhague en 1928 . L' Ecole praguoise propose notamment « une méthode propre à permettre de découvrir les lois de structure des systèmes linguistiques et de l' évolution de ceux -ci » . Cette approche sera ensuite généralisée à d' autres domaines des sciences humaines et sociales . Les années 1950 sont marquées par le retour en France de Martinet ( il enseigne aux Etats-Unis , à l' Université de Columbia , jusqu'en 1955 ) qui n' est pas pour rien dans l' évolution de la linguistique à la fin des années 1950 . Il faut rappeler que Martinet est angliciste , spécialiste de phonologie et promoteur de l' approche fonctionnelle . Les ouvrages marquants de Martinet à la charnière des années 1960 ne concernent pas les langues classiques de manière fondamentale : il s' agit , en 1955 , de son Economie des changements phonétiques ( livre élaboré lors de la fin de son séjour aux Etats-Unis qui renouvelle radicalement la perspective en phonologie ) puis , au début des années 1960 , des Eléments de linguistique générale . Le livre connaîtra un immense succès car il est à la fois suffisamment simple pour fournir une porte d' accès vers le structuralisme et suffisamment complexe pour laisser entrevoir les généralisations possibles au-delà de la phonologie . Le tournant structuraliste est marqué par un certain nombre de points importants , que l' on peut essayer de lister même si cet inventaire est schématique ( nous ne détaillons pas davantage ces points qui sont bien décrits dans le livre de Chevalier et Encrevé , notamment dans la seconde partie de l' ouvrage ) : L' intérêt relativement nouveau pour l' étude des langues contemporaines , et plus seulement dans une perspective historique . Les langues anciennes ne sont plus les seules privilégiées ; il devient progressivement possible de faire des études de linguistique reconnues en dehors du domaine classique . Le renouveau de la phonétique et surtout , de la phonologie , domaines relativement délaissés jusque là ( surtout en ce qui concerne la phonologie , malgré la révolution de l' Ecole praguoise ) . L' influence de Martinet ( 1955 ) est ici déterminante . Comme le soulignent Chevalier et Encrevé ( 1984 , 2006 ) , c' est aussi à partir de la fin des années 1950 qu' apparaît un foisonnement de revues nouvelles qui vont aider à diffuser largement les recherches en cours en linguistique . Le tirage des revues augmente très fortement mais aucune ne parviendra à conserver ce lectorat , ni à atteindre une audience réellement internationale . La démarche scientifique en linguistique évolue avec l' apparition ou le renouveau de laboratoires bien instrumentés ( l' institut de phonétique , rue des Bernardins à Paris ; l' Université de Montpellier , etc. ) . L' apparition des ordinateurs laisse progressivement place à une linguistique quantitative ( Centre d' Étude du Vocabulaire Français de Besançon , fondé par Quemada en 1957 , voir Léon , 2004 ) puis à la linguistique informatique , avec les premiers travaux de Maurice Gross ( au Laboratoire de calcul Blaise-Pascal du CNRS , au milieu des années 1960 ) et les débuts de la traduction automatique ( Léon , 2002 ) . Cette évolution , qui déborde le structuralisme , est en partie liée à une conjonction de facteurs : citons l' apparition des premiers ordinateurs qui facilite les comptages de mots sur de gros corpus ou la guerre froide qui pousse au développement de la traduction automatique . D' autres facteurs , plus généraux , ne sont pas à négliger : la priorité politique accordée à la recherche , l' augmentation des budgets , la création d' instituts dédiés , l' accueil de chercheurs fuyant leurs pays d' origine , etc . Extension du domaine de la lutte , de la linguistique à la sémiotique Les années 1960 voient les méthodes structuralistes issues de la linguistique se répandre dans l' ensemble des sciences humaines et sociales . Cette généralisation est déjà entrevue , dès la fin des années 1950 , par Benveniste . Indépendamment des recherches de la philosophie anglo-saxonne autour de la notion du langage ordinaire , Benveniste développe au cours des années 1950 une théorie globale sur la langue et , plus particulièrement sur l' analyse du discours ( Dessons , 2006 ) . Ce nouveau champ d' investigation lui permet d' étudier la façon dont l' homme se projette dans la langue . Ces analyses , publiées dans diverses revues , seront reprises dans les Problèmes de linguistique générale ( Benveniste , 1966 et 1969 ) et connaîtront un immense succès . Certains des articles publiés à l' époque demeurent des classiques toujours étudiés en linguistique aujourd'hui . Ce renouveau projette la méthode structuraliste en dehors de son cadre traditionnel , à savoir l' analyse de la structure et de l' évolution des langues classiques . Benveniste se rapproche alors de chercheurs d' autres domaines et va appliquer la méthode structuraliste à l' analyse d' autres phénomènes anthropologiques . Il fonde ainsi , avec C. Lévi-Strauss et P. Gourou la revue L' homme en 1961 , qui s' intéresse à l' anthropologie selon un point de vue pluridisciplinaire . Il étudie aussi des phénomènes de discours , la question des institutions indo-européennes ( Benveniste , 1969 ) , etc . Cet essor du structuralisme permet à la linguistique d' apparaître comme la science première ( au détriment , notamment , de la philosophie ) et met en avant des « sciences » nouvelles comme la psychanalyse ou la sémiotique . Greimas , Barthes puis Kristeva sont en France les hérauts de ces disciplines . Ces aspects vont ensuite se développer essentiellement en dehors de l' espace français . En effet , il s' agit de thèmes de recherche trop techniques pour que le grand public s' en empare et trop sulfureux pour que l' institution universitaire les accepte . De fait , on retrouvera essentiellement ce courant aux Etats-Unis , notamment à travers le développement des Cultural studies . Des rendez -vous manqués sur la scène internationale ? Les années 1970 voient un déclin relatif de l' influence de la linguistique , tant à l' intérieur qu' à l' extérieur du territoire national , alors que les prémices de ce qui deviendra la French Theory apparaissent sur les campus anglo-saxons . Un rayonnement limité de la recherche française La fin des années 1960 voit exploser le domaine de la linguistique , au-delà du structuralisme . Ruwet importe la grammaire générative ; Gross importe les grammaires formelles puis développe une approche originale du traitement des langues naturelles , sur une base d' inspiration harrissienne . Culioli développe sa propre école avec une forte dimension cognitive , Quemada s' intéresse à la linguistique quantitative , etc. C' est aussi le temps des grands projets , le plus emblématique étant le lancement du dictionnaire de la langue française et le lancement conjoint de l' Institut Nationale de Langue Française ( INaLF ) à Nancy . On assiste donc à un double mouvement . D' une part l' importation de théories élaborées à l' étranger , le plus souvent aux Etats-Unis , rend moins originales les recherches menées en France . Les chercheurs français traiteront ces théories d' origine anglo-saxonne avec un point de vue original , à l' image du regard critique de Milner sur la grammaire générative ( 1989 ) ou de Gross travaillant sur la base d' une analyse de type harrissien ( 1975 ) . Toutefois , le point de vue français a une influence limitée au-delà des frontières : la France n' est plus le pays moteur en matière d' innovation et de création en linguistique . On assiste donc au développement d' écoles françaises sur la base de théories étrangères , mais l' écosystème linguistique français a des interactions limitées avec le monde extérieur . Par exemple , Harris développe à partir des années 1960 sa théorie des sous-langages sur une base distributionnelle mais les recherches de Gross restent relativement hermétiques à ces développements . Les deux chercheurs mènent dès lors des voies séparées et l' influence de Gross restera limitée . Quemada développe de son côté l' analyse lexicographique à partir de comptages systématiques sur corpus , mais ses recherches se développent indépendamment du monde anglo-saxon ( même si des représentants de l' école anglo-saxonne ont assisté au grand congrès fédérateur organisé à Besançon en 1961 , cf. Léon , 2004 ) . D' autre part , les projets et les théories propres développés en France ont une audience limitée . Culioli développe sans doute la théorie la plus originale de l' époque mais il écrit peu ; de fait , la théorie culiolienne des opérations énonciatives , qui aurait sans doute pu se développer beaucoup plus largement , reste méconnue à l' étranger et limitée à l' intérieur de la communauté française . Ce n' est que plus tard que les principaux écrits de Culioli seront réellement accessibles et diffusés ( Culioli , 1991 ) mais sans doute trop tard pour être réellement influents sur un plan international . Le bilan est donc contrasté : alors que la France est en pointe dans les années 1960 , les innovations sont principalement le fait d' auteurs anglo-saxons . De fait , la place de la France décline relativement au niveau international ( comme la plupart des autres places européennes ) . Les revues restent confinées au domaine français , elles perdent en audience et en originalité au cours des années 1970 . Par ailleurs , plusieurs chercheurs français d' audience internationale s' expatrient aux Etats-Unis dans les années qui suivent . On pense ainsi à Jean-Roger Vergnaud ( USC , Californie ) , Gilles Fauconnier ( UCSD , Californie ) ou , dans un domaine connexe , René Girard ( Stanford et Duke University ) . Le constat n' est malgré tout pas entièrement négatif . De grands laboratoires demeurent , avec des figures reconnues . L' Université Paris 8 ( ancien Centre expérimental de Vincennes ) garde des liens privilégiés avec la grammaire générative et reste un lieu reconnu à l' international . De grands laboratoires se créent et se renforcent au CNRS , y compris pour des domaines relativement nouveaux comme l' étude de l' histoire de la linguistique ( autour notamment de Jean-Claude Chevalier , puis de Sylvain Auroux ) . Le paradoxe du structuralisme français Le déclin relatif de la linguistique française au niveau international dans les années 1970 ne doit pas masquer l' influence très importante de la French theory ( Cusset , 2005 ) sur les Cultural Studies , particulièrement aux Etats-Unis . Ce domaine ne recouvre pas strictement le domaine linguistique , mais l' influence de la France est irrémédiablement liée à l' influence du structuralisme et à sa généralisation à d' autres domaines des sciences humaines . Une figure comme celle de Julia Kristeva ( interviewée dans Chevalier et Encrevé , 2006 ) est à cet égard emblématique . Kristeva est infiniment plus reconnue aux Etats Unis qu' en France . Elle n' a pas développé une théorie linguistique à proprement parler , mais elle a élaboré une théorie du texte et de l' intertextualité très marquée par le structuralisme et la sémiotique des années 1960 . L' influence des chercheurs français au sein du mouvement ultérieurement dénommé French Theory est d' autant plus grande qu' elle dépasse les frontières traditionnelles entre disciplines . Kristeva exporte les principes de l' analyse structuraliste à la littérature , en relation avec des groupes ( Tel Quel ) et des chercheurs ayant émergé de la révolution des idées des années 1960 ( Todorov pour la sémiologie , R. Girard ou G. Genette pour l' analyse littéraire , etc. ) . Au-delà de la littérature , le champ s' étend progressivement à la philosophie ( avec Derrida par exemple ) , à la psychanalyse ( avec Lacan ) et à l' anthropologie ( avec Sperber ) . Ce ne sont que quelques noms représentatifs d' un domaine qui a connu un très fort succès à l' étranger . Paradoxalement , ces recherches sont restées relativement à l' écart en France , peut-être à cause de leur caractère pluridisciplinaire qui ne les font pas entrer dans une « case » précise de la carte universitaire . Ces courants , dont la French Theory est emblématique , semblent en perte de vitesse sur les campus américain . La disparition de grandes figures ( Deleuze , Derrida , Baudrillard ) n' y est sans doute pas pour rien , ainsi que les pamphlets dénonçant le caractère hasardeux de certaines métaphores utilisées dans ce domaine ( Sokal et Bricmont , 1999 ) . En guise de conclusion ... Il est sans doute risqué de s' interroger sur le paysage actuel de la linguistique en France , à partir de la brève esquisse brossée dans cet article . Les évolutions du champ peuvent être rapides : le renouveau du domaine à la fin des années 1950 a été extrêmement brusque . La linguistique était alors passée , en moins de dix ans , d' un statut un peu déprécié à un statut fortement valorisé . Même si cette période fut marquée par une extraordinaire conjoncture ( économique , idéologique , scientifique ) , on voit que les évolutions peuvent être rapides . Dans cet article , nous nous sommes tout d' abord interrogé sur la dimension terminologique du problème , afin de déterminer si les variations de dénomination recouvrent de véritables oppositions ou plus simplement des différences de perception d' objets proches ou similaires ( suivant le point de vue adopté ) . Nous avons montré le flou des dénominations employées , ce qui ne contribue bien évidemment pas à clarifier les questions de frontières et de sous-champs . Il n' en reste pas moins qu' une tradition classique demeure tout au long de la période : celle -ci repose sur une base clairement structuraliste et a eu une influence importante . C' est par exemple de cette tradition classique , notamment des travaux de Benveniste , qu' émerge l' intérêt pour l' étude des rapports entre langue et société , si caractéristiques du renouveau des années 1960 . L' autre fait important de la période est l' importation de théories anglo-saxonnes . Ce phénomène amène à un éclatement du domaine en plusieurs écoles , souvent antagonistes , ce qui limite d' autant leur audience . L' éclatement des universités parisiennes en 1968 est à cet égard emblématique , dans la mesure où chaque figure majeure du domaine s' accapare une part de pouvoir institutionnel ( Perrot à Paris 3 , Martinet à Paris 5 , Culioli à Paris 7 , les chomskyens à Paris 8 , les grammairiens à la Sorbonne et à l' EPHE ) et que peu de passerelles existent entre les différentes centres . L' histoire du Centre Expérimental de Vincennes , ultérieurement transféré à Saint-Denis est intéressante à cet égard . Le Centre est , au cours des années 1970 , au coeur de l' innovation , notamment parce que les chomskyens entretiennent des relations suivies avec le MIT et les Etats-Unis . Ces relations se poursuivent jusqu'à aujourd'hui mais le prestige de la linguistique n' est plus le même , le caractère novateur des analyses chomskyennes est parfois contesté , ainsi que la validité des analyses produites . Au-delà , dans ce cas comme dans d' autres , il est clair que le coeur de l' innovation se situe aux Etats-Unis , quel que soit le brillant des études produites en France . Le résultat est une perte d' audience des recherches en linguistique menées en France ( mais ceci n' est sans doute pas un problème spécifique à la France ) . Aucune des revues créées dans les années 1958 - 1968 n' a pu acquérir un caractère véritablement international ( cf. Chevalier et Encrevé , 1984 et 2006 ) . Le manque de débouchés contribue aussi à faire diminuer le prestige et l' attrait de la discipline , surtout à partir des années 1970 où apparaît le chômage de masse . L' émergence de nouveaux sous-champs ( notamment la linguistique informatique , aujourd'hui plutôt appelée ingénierie des langues ) contribue aussi à modifier le paysage à partir de la fin des années 1960 . Remerciements Je remercie l' ensemble de mes collègues qui ont accepté de relire et de critiquer des versions antérieures de ce texte , ainsi que les deux relecteurs anonymes du Congrès mondial de linguistique française . Toutes les erreurs qui peuvent émailler cet article sont bien évidemment les miennes . Références Abeillé A. ( 1993 ) Les nouvelles syntaxes : grammaires d' unification et analyse du français . Paris : Armand Colin . Auroux S. ( 1995 ) La révolution technologique de la grammaticalisation . Sprimont : Mardaga . Bader F. , éd. ( 1998 ) Les Langues indo-européennes . Paris : CNRS éditions . Benveniste E. ( 1984 , éd. Orig . 1935 ) Origines de la formation des noms en indo-européen . Paris : Adrien Maisonneuve . Benveniste E. 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