1: La maîtrise des espaces , fondement de l' hégémonie militaire des Etats-Unis
2: Barry R. POSEN
3: Abstract
4: Les Etats-Unis disposent seuls , aujourd'hui , de la maîtrise des  « espaces communs  » :
5: la mer , le ciel , l' espace .
6: Cette maîtrise , rendue possible par une immense puissance économique , fonde leur hégémonie militaire .
7: C' est elle qui leur permet de projeter leurs capacités dans le monde entier et d' empêcher tout adversaire potentiel de le faire .
8: C' est elle aussi qui assure un haut degré de sécurité aux routes aériennes et maritimes utilisées par l' ensemble des Etats , ce qui fait que nombre d' entre eux estiment que l' hégémonie des Etats-Unis sert leurs intérêts , notamment économiques .
9: Mais cette domination , aussi globale soit -elle , n' est pas pour autant totale .
10: Il existe des domaines dans lesquels elle peut être contestée , et les dix dernières années montrent qu' un adversaire inférieur techniquement , économiquement et militairement peut rivaliser sur le champ de bataille avec les Etats-Unis , qu' il s' agisse du combat de rue ou de montagne , de la défense anti-aérienne au-dessous de 15 000 pieds ou du terrorisme .
11: Depuis la fin de la guerre froide , les spécialistes de politique étrangère se sont demandé quel nouvel ordre mondial succéderait à la bipolarité Est-Ouest , et quelle nouvelle doctrine remplacerait pour les Etats-Unis celle du containment .
12: Ceux qui pensent que nous sommes arrivés à un " moment unipolaire " de l' Histoire et prônent pour les Etats-Unis une politique de " suprématie " , c' est-à-dire d' hégémonie , l' ont apparemment emporté sur ceux qui pariaient sur l' émergence d' un monde mul-tipolaire et penchaient pour une politique étrangère plus retenue .
13: Certains estiment peut-être que ce " moment unipolaire " sera court ;
14: mais tout montre au contraire qu' il pourrait bien durer .
15: Unipolarité et hégémonie vont cependant durer un certain temps , même si d' aucuns estiment que les Etats-Unis pourraient eux-mêmes contribuer , par indiscipline ou hyperactivité , à en précipiter la fin .
16: L' un des piliers de l' hégémonie des Etats-Unis est leur immense puissance militaire .
17: Les seules données économiques suffiraient à leur donner une large marge de supériorité :
18: ce pays dépense plus pour la défense que la quasi-totalité des autres grandes puissances militaires , dont la plupart sont d' ailleurs ses alliés .
19: Certains estiment que les Etats-Unis bénéficient aussi d' un avantage qualitatif unique , décisif , concernant l' utilisation militaire des technologies de l' information - on parle à ce sujet de " révolution dans les affaires militaires " .
20: Ces pages proposent une analyse plus nuancée .
21: D' abord , en définissant les domaines d' intervention dans lesquels les Etats-Unis disposent d' une réelle maîtrise - au sens de " maîtrise des mers " .
22: Puis en se demandant si cette " maîtrise " fonde leur hégémonie et si elle ne pourrait pas être bientôt confrontée à un défi à sa mesure .
23: Enfin , en rappelant qu' il existe encore des zones dans lesquelles cette maîtrise est contestée , ou du moins contestable , par des adversaires grands ou petits .
24: La maîtrise des " espaces communs "
25: L' appareil militaire américain a , aujourd'hui , la maîtrise globale des " espaces communs " :
26: la mer , le ciel , et l' espace .
27: Celle -ci est comparable à la " suprématie navale " chère à Paul Kennedy .
28: Ces " espaces communs " ne relèvent de la souveraineté d' aucun pays et constituent les voies de circulation et d' accès de notre monde .
29: Le ciel appartient en principe aux pays qui se trouvent en dessous , mais rares sont les Etats qui peuvent interdire le survol des avions américains au-delà de 15 000 pieds .
30: La " maîtrise " américaine ne signifie pas que d' autres pays ne peuvent accéder à ces zones en temps de paix , ni qu' ils ne peuvent y déployer des systèmes d' armes si les Etats-Unis n' y font pas obstacle .
31: Elle signifie que les Etats-Unis , plus que tout autre pays , peuvent en faire un large usage militaire ;
32: qu' ils peuvent de façon crédible menacer d' en dénier l' usage aux autres ;
33: et qu' ils peuvent défaire tout Etat qui tenterait par la force de les empêcher d' en disposer :
34: le challenger ne pourrait avant longtemps reconstituer ses forces , tandis que les Etats-Unis n' auraient pas de difficulté à préserver , restaurer , ou renforcer leur emprise après la bataille .
35: Cette maîtrise des espaces est le facteur militaire clef de la prééminence globale des Etats-Unis .
36: Elle leur permet d' utiliser de façon plus poussée d' autres éléments de puissance , dont leurs propres forces économiques et militaires , et celles de leurs alliés .
37: Elle aide les Etats-Unis à affaiblir leurs adversaires en restreignant leurs possibilités d' accès au soutien extérieur , économique , militaire ou politique , et leur fournit de puissants atouts pour fixer les conditions d' une bataille éventuelle dans les zones contestées qui seront évoquées ci-après .
38: Elle permet aux Etats-Unis de se jeter dans la guerre sans long préavis , même dans des régions où leur présence militaire est réduite , comme le montre la guerre menée en Afghanistan contre les Talibans après les attentats du 11 septembre .
39: La maîtrise des espaces donne aux Etats-Unis un potentiel militaire qui peut être mobilisé au service d' une politique étrangère hégémonique à un point qu' aucune puissance maritime n' a connu dans le passé .
40: Au XIXe siècle , quand la Grande-Bretagne avait la maîtrise des mers , ses capacités de projection de forces n' allaient guère plus loin que la portée des canons des navires de la Royal Navy :
41: celle -ci pouvait transporter une armée un peu partout dans le monde , mais elle avait souvent devant elle , une fois débarquée , un parcours long et difficile ;
42: et sans débarquement , les Britanniques n' avaient qu' une capacité d' influence limitée sur les événements .
43: Les Etats-Unis bénéficient d' une maîtrise des mers similaire et peuvent également transporter partout dans le monde des forces armées importantes .
44: La maîtrise de l' espace exo-atmosphérique leur permet de scruter en profondeur tous les territoires et de collecter sur eux plus d' informations qu' ils ne peuvent en traiter .
45: Dans des conditions favorables , les Etats-Unis peuvent localiser et identifier d' importantes cibles militaires et transmettre rapidement ces données à leurs " tireurs " .
46: Leur puissance aérienne , à terre ou embarquée , peut atteindre des cibles situées très loin à l' intérieur des terres , et les munitions de précision leur permettent souvent de les frapper et de les détruire .
47: Si les forces terrestres s' aventurent à terre , elles rencontrent donc un adversaire affaibli et disposent d' informations fiables , de bonnes cartes et d' une connaissance précise de leurs propres positions .
48: Les Etats-Unis peuvent enfin recourir à des frappes aériennes réactives , précises et destructrices qui garantissent aux troupes terrestres une grande liberté de manoeuvre , même si elles ne déterminent pas toujours à elles seules l' issue de la bataille .
49: Quelles sont les origines de cette maîtrise des espaces ?
50: La première , évidente , est tout simplement le poids économique des Etats-Unis - 23 % du produit brut mondial d' après la CIA .
51: A titre de comparaison , la Chine et le Japon , qui sont les deuxième et troisième puissances , n' en représentent respectivement que 10 % et 7 % .
52: En outre , en consacrant 3 , 5 % de leur budget national à la défense ( soit 1 % du produit brut mondial ) , les Etats-Unis peuvent entreprendre des projets plus importants que n' importe quel autre pays dans le domaine militaire .
53: Les armements et les plates-formes nécessaires pour s' assurer de cette maîtrise des espaces , et en user , sont en effet coûteux :
54: leur conception et leur fabrication reposent sur un énorme complexe scientifique et industriel .
55: En 2001 , les Etats-Unis ont engagé autant d' argent pour la recherche et développement ( R & D ) militaire que l' Allemagne et la France pour la totalité de leur défense .
56: L' utilisation militaire des nouvelles technologies de l' information , domaine où les Etats-Unis excellent , joue ici un rôle -clef .
57: Les systèmes nécessaires à la maîtrise des espaces requièrent des compétences pointues dans l' intégration des systèmes et la gestion de projets industriels à grande échelle , autres domaines d' excellence des Etats-Unis .
58: La conception d' armements nouveaux et de nouvelles tactiques repose sur une expérience accumulée sur des décennies et s' incarne dans la mémoire institutionnelle des centres de R & D , privés et publics , qui oeuvrent dans le domaine militaire .
59: Il faut enfin , pour gérer ces systèmes , un personnel hautement qualifié et très bien formé .
60: Pour toutes ces raisons , un Etat qui voudrait acquérir des capacités militaires concurrençant celles des Etats-Unis devrait s' acquitter de " droits d' entrée " très élevés .
61: La maîtrise de l' espace
62: Les satellites de reconnaissance , de navigation et de communication fournissent aux Etats-Unis l' infrastructure globale nécessaire à leurs opérations militaires .
63: Selon le général Michael Ryan , ancien chef d' état-major de l' U.S. Air Force , les Etats-Unis disposent de 100 satellites militaires et de 150 satellites commerciaux , soit plus de la moitié de tous les satellites aujourd'hui actifs dans l' espace .
64: Le chiffre exact de leurs dépenses spatiales militaires n' est pas disponible , mais un expert l' évalue pour 1998 à un peu moins de 14 milliards de dollars - soit le budget de la NASA .
65: Ce chiffre a sûrement progressé depuis et continuera de progresser compte tenu de l' importance accordée à l' espace par Donald Rumsfeld .
66: Des satellites commerciaux sont certes utilisés à des fins militaires de reconnaissance et de communication ;
67: mais la plupart sont contrôlés par des entreprises américaines ou alliées , et leur exploitation peut être interrompue par les Etats-Unis .
68: Il reste qu' en matière de projection de forces , les Etats-Unis dépendent beaucoup de leurs satellites , et que ceux -ci représentent du même coup une cible particulièrement attrayante pour leurs adversaires .
69: Tous les satellites ne sont cependant pas également vulnérables .
70: La plupart des tactiques et techniques qu' un adversaire plus faible utiliserait contre les Etats-Unis ne fonctionneraient sans doute qu' une fois :
71: par exemple les mines spatiales ou un " micro-satellite " d' interception en orbite .
72: En outre , les Etats-Unis possèdent des capacités anti-satellites naissantes qu' ils pourraient utiliser en cas de conflit .
73: Même sans disposer de tout l' éventail des techniques spatiales , leurs capacités de frappe de précision sont conséquentes et peuvent détruire ou neutraliser les éléments terrestres des forces spatiales adverses .
74: En cas de conflit , les capacités satellitaires des Etats-Unis seraient mises à mal , ce qui compliquerait pour un temps leurs opérations militaires ;
75: mais toute bataille spatiale aurait probablement pour effet de dénier à l' adversaire les moyens d' accéder de nouveau à l' espace .
76: La maîtrise des mers
77: La maîtrise des lignes de communication maritimes permet aux Etats-Unis de projeter leur puissance militaire sur de vastes distances .
78: Elle repose à la fois sur les capacités de l' U.S. Navy et sur un réseau très élaboré de bases navales .
79: Les sous-marins nucléaires d' attaque ( SNA ) sont peut-être l' atout essentiel en matière de guerre anti-sous-marine en haute mer , laquelle est elle-même la clef de la maîtrise durable des espaces maritimes .
80: L' Union soviétique a longtemps rivalisé avec les Etats-Unis grâce à sa flotte de SNA , mais elle n' a pu l' emporter .
81: A plus de 1 milliard de dollars pièce ( et plus de 2 pour le dernier modèle américain ) , rares sont les pays qui peuvent s' offrir des SNA modernes :
82: seules la Grande-Bretagne , la France , la Russie et la Chine en produisent - et cette dernière très difficilement .
83: A la fin des années 1990 , de nombreux SNA en cours de fabrication sont demeurés dans les chantiers russes :
84: aucun SNA nouveau n' a été mis en service .
85: L' U.S. Navy dispose de 55 SNA , quatre étant en construction .
86: Elle prévoit d' en construire en gros deux tous les trois ans , et de convertir quatre sous-marins nucléaires lanceurs d' engins ( SNLE ) Ohio en sous-marins dotés de missiles de croisière non-nucléaires en vue d' attaques terrestres .
87: La Navy domine aussi la surface des océans , avec 12 porte-avions ( dont neuf à propulsion nucléaire ) emportant des avions très performants .
88: A part la France , qui en possède désormais un , aucun autre pays n' a de porte-avions nucléaire .
89: A 5 milliards de dollars le porte-avions de classe Nimitz , on comprend pourquoi .
90: Par ailleurs , le Marine Corps dispose de 12 porte-aéronefs , chacun au moins deux fois plus grand que les trois navires comparables de la Royal Navy ( classe Invincible ) .
91: Pour protéger leurs porte-avions et équipements amphibies , les Etats-Unis se sont équipés , depuis 1991 , de 38 destroyers multifonctions de classe Arleigh Burke , d' une valeur de plusieurs milliards de dollars , qui sont en mesure d' effectuer des frappes terrestres et des missions antiaériennes et anti-sous-marines en environnement dangereux .
92: Il s' agit certainement là du navire de surface le plus performant au monde .
93: Même si les Etats-Unis ont réduit depuis 1990 leurs forces basées à l' étranger et ont abandonné certaines installations , par exemple aux Philippines , le système de bases hérité de la guerre froide est resté pour l' essentiel intact , et l' expansion de l' OTAN a même fourni des bases supplémentaires dans l' est et le sud de l' Europe .
94: Depuis la guerre du Golfe , l' accès aux régions -clefs a été amélioré , les Etats-Unis ayant développé un réseau de bases aériennes , d' installations portuaires et de centres de commandement dans tout le golfe Persique où troupes et avions se relaient en permanence .
95: Ils ont installé des stocks de munitions et des équipements de soutien et de combat tout autour du monde , sur terre et sur mer , qui représentent l' équivalent de trois divisions et demie .
96: Depuis 1991 , les Etats-Unis ont également amélioré de façon significative leurs capacités de transport aérien et maritime sur longue distance .
97: La maîtrise des airs
98: Une panoplie d' engins volants spécialisés dans l' attaque , le brouillage et l' acquisition électronique du renseignement donne aux Etats-Unis une capacité de " suppression " ( destruction ou neutralisation ) des défenses aériennes ennemies ( SEAD ) .
99: Elle limite l' efficacité des missiles sol-air ennemis et d' éventuels chasseurs , et permet aux Etats-Unis d' user , sans trop de risques , du ciel de l' adversaire au-dessus de 15 000 pieds .
100: A cette altitude , leurs avions sont hors de portée des moyens de défense " rustiques " , comme les canons automatiques .
101: Les Etats-Unis possèdent d' importants stocks de munitions aériennes de précision :
102: leurs pilotes peuvent donc , même à cette altitude , détruire de façon fiable des cibles aussi réduites que des chars ou des bunkers .
103: Tout un éventail d' engins tels que les satellites , les avions de reconnaissance et les drones leur fournit aussi des informations , importantes même si imparfaites , sur la localisation et l' identification des cibles majeures .
104: Ces capacités sont apparues durant l' opération Rolling Thunder , au Vietnam ( 1965 - 1968 ) ;
105: les résultats présents sont donc le fruit de plus de trois décennies d' effort .
106: Aucun autre Etat dans le monde , à l' exception possible d' Israël , ne dispose de moyens aussi sophistiqués en matière de SEAD ou de frappes de précision .
107: La maîtrise des espaces communs est au c ?
108: ur de la puissance des Etats-Unis , au point qu' elle est rarement explicitement reconnue ...
109: Sa pleine exploitation est rendue nécessaire par les difficultés qui attendent leurs forces au contact de l' adversaire .
110: En dessous de 15 000 pieds , à quelques centaines de kilomètres des côtes ennemies et au sol , les Etats-Unis entrent en effet dans une zone où leur domination est contestée .
111: Les militaires américains espèrent atteindre dans ces zones la même marge de supériorité que celle dont ils disposent dans les " espaces communs " .
112: Mais cela n' est pas le cas , et ne le sera sans doute jamais .
113: Les zones contestées de la domination des Etats-Unis
114: Les adversaires rencontrés par les Etats-Unis depuis 1990 se sont rarement montrés coopératifs .
115: Ils savent quels sont les points forts de ce pays et s' emploient à les neutraliser .
116: Les militaires américains utilisent le terme de " menace asymétrique " pour désigner le recours par un adversaire aux armes de destruction massive , au terrorisme ou à n' importe quelle autre méthode classique prenant en compte les atouts des Etats-Unis .
117: En inventant un terme spécifique , on tombe cependant dans une sorte de piège logique :
118: les adversaires intelligents sont désignés par un terme spécial , ce qui signifie implicitement que les autres sont censés être stupides .
119: Or , il est peu probable qu' il en aille ainsi , et il est de toute façon dangereux de raisonner de la sorte en matière militaire .
120: En réalité , plus les Etats-Unis s' approcheront du territoire tenu par l' ennemi , plus celui -ci se montrera efficace , sous l' effet de facteurs politiques , physiques et technologiques combinés .
121: Les cas de l' Irak , de la Serbie , de la Somalie , de l' Iran , les embuscades rencontrées en Afghanistan au cours de l' opération Anaconda montrent qu' il est possible de lutter militairement avec les Etats-Unis .
122: Seuls les Somaliens peuvent revendiquer quelque chose qui ressemble à une victoire ;
123: mais les autres ont imposé aux Etats-Unis des coûts inattendus , préservé leurs forces , et souvent survécu à l' affrontement jusqu'à pouvoir hélas colporter entre eux leurs recettes .
124: Ces pays ou entités étaient petits , pauvres , et souvent très en retard militairement .
125: Ces exemples appellent à la prudence .
126: Les facteurs essentiels sont ici les suivants .
127: En premier lieu , la guerre a en général pour les acteurs locaux un intérêt politique de premier ordre , souvent bien plus important que celui des Etats-Unis .
128: Leur tolérance à la souffrance est donc plus grande .
129: En deuxième lieu , en dépit de leur taille réduite , ces acteurs supplantent d' ordinaire les Etats-Unis dans une ressource précise :
130: le nombre d' hommes en âge de combattre .
131: Même s' il n' est plus l' élément déterminant de la guerre terrestre , il reste un facteur critique , notamment en ville , dans la jungle ou en montagne .
132: Troisièmement , les " locaux " disposent en général d' un avantage :
133: ils jouent à domicile .
134: Si les Etats-Unis ont constitué au fil des décennies la mémoire institutionnelle qui leur permet de maintenir leur maîtrise des espaces , les acteurs locaux ont fait un travail similaire sur leur propre pays .
135: Ils connaissent intimement le terrain et la météo , et ont mis au point , sur des décennies , voire des siècles , des tactiques et des stratégies adaptées à leurs milieux .
136: Quatrièmement , nombre des chefs militaires de ces Etats ou entités ont été formés dans le monde développé - pendant la guerre froide , la formation militaire fut souvent utilisée comme instrument d' influence politique .
137: Ils ont appris les tactiques en vigueur en Occident , comme l' usage des armes occidentales , et les meilleurs d' entre eux peuvent tourner ces connaissances contre les Etats-Unis .
138: Certains rapports montrent d' ailleurs que les adversaires des Etats-Unis ont échangé leurs expériences .
139: Cinquièmement , l' arsenal nécessaire au combat rapproché , à terre , dans les airs à basse altitude ou dans les eaux territoriales est beaucoup moins coûteux que les armements nécessaires à la guerre dans les " espaces communs " .
140: En outre , la diffusion des capacités économiques et technologiques civiles trouve son parallèle dans le domaine militaire :
141: de nouveaux fabricants apparaissent , cherchant des débouchés à l' export , et l' arsenal pour le combat rapproché connaît un perfectionnement constant .
142: Tous ces facteurs se renforcent et contribuent à créer une " zone contestée " .
143: Dans une telle zone , les interactions entre les Etats-Unis et les forces locales vont souvent prendre la forme d' un véritable affrontement .
144: Tout ceci n' annonce pas forcément une défaite américaine , mais nombre de difficultés .
145: Le combat littoral
146: Depuis la fin de la guerre froide , l' U.S. Navy a voulu montrer qu' elle offrait des réponses adaptées aux réalités contemporaines .
147: Au début des années 1990 , n' ayant plus d' adversaire en mer , elle a commencé à se réorienter afin d' influer sur le combat terrestre .
148: Les premiers documents en ce sens s' intitulent , de façon révélatrice , From the Sea et Forward from the Sea .
149: Le chef des opérations navales a récemment mis l' accent sur les missions de la Navy à proximité du littoral adverse , dans un document de doctrine :
150: Sea Power 219 .
151: La Navy admet que le " combat littoral " est une mission différente de celles pour lesquelles elle s' était spécialisée , exigeant compétences et moyens particuliers ;
152: mais elle n' a réalisé que peu de progrès depuis dix ans .
153: Nombreux sont les pays experts en combat littoral .
154: La Suède , l' Allemagne et Israël , probablement la Corée du Sud , sont sans doute les meilleurs pour combiner les arsenaux et les technologies les plus modernes , ainsi qu' un entraînement et des tactiques appropriés .
155: La Chine , Taiwan , la Corée du Nord et l' Iran ont développé des forces militaires considérables dans ce domaine , même si tous souffrent de quelques lacunes .
156: Une force structurée pour le combat littoral combine plusieurs éléments :
157: mines , missiles anti-navires , sous-marins diesels , vedettes d' attaque rapides , radars et moyens électroniques , batteries mobiles de missiles sol-air ( SAM ) à longue portée , avions et hélicoptères .
158: Ces systèmes sont relativement peu coûteux .
159: Ces dernières années , aucune grande puissance n' a eu à combattre une marine côtière de bon niveau , mais les mines et les missiles anti-navires ont touché ou coulé plusieurs navires britanniques et américains depuis 1980 , des îles Malouines au golfe Persique .
160: Prises séparément , ces armes sont un obstacle et un danger potentiel mortel .
161: Ensemble , elles créent des synergies difficiles à briser , surtout si la nature du " terrain " est favorable à la défense , par exemple dans des eaux closes comme celles du golfe Persique .
162: L' U.S. Navy pourrait sans doute démanteler une défense littorale performante , mais avec du temps et de lourdes pertes en hommes et en matériel .
163: Le problème des 15 000 pieds
164: En dessous de 15 000 pieds , les avions de combat tactiques sophistiqués et coûteux restent vulnérables à l' action de moyens pléthoriques et peu coûteux comme l' artillerie anti-aérienne automatique ( AAA ) légère de tout calibre , les SAM , et surtout les systèmes portables à guidage infrarouge comme les missiles américains Stinger .
165: En dépit d' un taux de pertes très bas , 71 % de celles subies par les forces aériennes alliées pendant la guerre du Golfe furent provoquées par l' AAA et des SAM infrarouges à courte portée .
166: Les forces aériennes occidentales volent donc au-dessus de 15 000 pieds afin d' éviter ce type d' armement .
167: Ce qui réduit sensiblement les pertes mais compromet la localisation des forces ennemies au sol , surtout quand elles opèrent en terrain favorable et ont recours au camouflage et aux leurres .
168: Des moyens de défense anti-aérienne simples , peu coûteux , permettent donc de protéger les forces au sol , même s' ils n' abattent que peu d' avions adverses .
169: Les moyens de défense anti-aérienne sont encore plus efficaces s' ils sont structurés dans un système de défense anti-aérienne intégré ( SDAI ) , qui relie les systèmes à courte portée , intercepteurs de combat et autres SAM à moyenne et longue portée à des radars , des moyens de renseignement électronique et un système de communication .
170: Dans ce cas , pour que les forces aériennes occidentales puissent opérer sans risque , les radars , les communications et les SAM de l' adversaire doivent être neutralisés ou détruits .
171: Il faut pour cela disposer de toute une panoplie d' instruments , et l' espace aérien adverse ne pourra être pénétré sans risque que si ces moyens sont réunis .
172: Les militaires chargés de la défense anti-aérienne ont appris qu' il leur suffit de survivre pour accomplir une partie de leur mission , à savoir la protection des forces au sol .
173: Aussi ne s' exposent -ils que lorsqu' ils le souhaitent , ce qui n' en contraint pas moins les Etats-Unis à rassembler à chaque fois l' ensemble de leurs moyens SEAD , pourtant rares et coûteux .
174: Les opérations de " suppression " sont détectables par le renseignement électronique et les moyens d' alerte avancée ennemis .
175: La défense peut ainsi " rationner " les attaques et être alertée à l' avance .
176: Si les défenseurs sont suffisamment patients , ils se trouveront de temps à autre dans une situation tactique qui leur permettra d' abattre un avion .
177: En 1999 , l' armée serbe a montré qu' une AAA de basse altitude et un SDAI bien structuré - quoique obsolète - pour les altitudes moyenne et haute , constituaient un soutien puissant pour des forces au sol tentant de survivre aux attaques de l' U.S. Air Force .
178: Ces forces terrestres présentaient un large éventail de cibles petites et mobiles ;
179: les Serbes surent camoufler leurs tanks , véhicules et canons .
180: Ils usèrent d' une grande variété de leurres pour tromper les pilotes américains , et la plupart des SAM mobiles serbes échappèrent aux attaques .
181: Les Etats-Unis durent donc entreprendre chaque jour des opérations de " suppresion " ( SEAD ) , alertant ainsi les Serbes à l' avance .
182: Certes , le succès de ces derniers ne pouvait être que limité .
183: Qu' il s' agisse de réseaux de transport ou d' infrastructures économiques , les objectifs fixes de grande taille comme les ponts et les centrales électriques ne pouvaient être déplacées ou camouflées , et ils furent donc détruits .
184: S' il fut sans doute décourageant pour les forces serbes d' abattre aussi peu d' avions ennemis , l' OTAN infligea finalement assez peu de dommages aux forces terrestres serbes déployées au Kosovo .
185: Le problème de l' infanterie légère
186: L' opération Tempête du désert suggère qu' il est peu de forces terrestres au monde qui puissent rivaliser avec l' armée américaine , en terrain ouvert et dans le cadre d' une bataille mécanisée .
187: Mais il est d' autres configurations de combat terrestre :
188: en ville ou en montagne , dans la jungle ou dans les marais .
189: Et les Etats-Unis doivent avoir conscience des difficultés qui peuvent les y attendre .
190: La première est une simple question d' effectifs .
191: Les trois pays désignés comme appartenant à l' " axe du Mal " - la Corée du Nord , l' Irak et l' Iran - ont des armées de conscription .
192: Elles représentent en tout 16 millions d' hommes âgés de 18 à 32 ans .
193: Sans doute ces hommes sont -ils entraînés très inégalement .
194: Mais ce nombre donne tout de même une idée du potentiel dont disposent ces pays :
195: les hommes constituent une importante ressource militaire , ici et ailleurs .
196: La population de la planète devrait passer d' environ 6 milliards en 2003 à 8 milliards en 2025 , l' essentiel de cette augmentation touchant les pays en développement .
197: Les futurs fantassins devraient n' avoir aucun mal à s' équiper .
198: Il y aurait dans le monde quelque 250 millions d' armes légères à usage militaire ou policier , y compris les mortiers et les armes antichars portables .
199: Les stratèges américains doivent aussi prendre conscience du problème de police qui risque de se poser si les Etats-Unis tentent de conquérir et de réorganiser politiquement des pays peuplés .
200: Occuper par exemple l' Irak , pays de 22 millions d' habitants , et y maintenir l' ordre exigerait la présence sur place de 50 000 hommes , à condition qu' après la victoire , comme le prévoient de façon optimiste les responsables militaires , le ratio policiers / population des Etats-Unis convienne également en Irak ( 2 , 3 pour 1 000 ) .
201: Ces 50 000 hommes représentent 10 % des effectifs actifs de l' armée des Etats-Unis , et sans doute un cinquième des troupes de combat .
202: Or le personnel militaire est devenu presque trop cher à recruter aux Etats-Unis .
203: Pour faire des économies , une récente étude du Pentagone suggérait d' ailleurs de réduire les effectifs de 90 000 hommes , soit une division active sur dix :
204: mais cette recommandation n' a pas été retenue .
205: Il est tentant de croire que les gros bataillons de l' infanterie légère adverse seront aisément battus par des forces terrestres lourdes et " high-tech " .
206: Les cas de la Somalie et de l' Afghanistan montrent que ce n' est pas si simple .
207: Les forces d' élite envoyées à Mogadiscio en 1993 ont souffert de lourdes pertes , en partie du fait de leurs propres erreurs .
208: Les combattants somaliens se sont battus avec courage et habileté , aidés par l' environnement urbain .
209: Il existe d' ailleurs des " fantassins urbains " encore mieux armés et préparés , comme les Russes l' ont découvert à Grozny .
210: Et les informations trouvées dans les camps d' entraînement d' Al-Qaida en Afghanistan montrent qu' une infanterie peut être formée de façon efficace avec des méthodes relativement simples et " low-tech " .
211: L' opération Anaconda , en terrain montagneux , témoigne du succès de cet entraînement .
212: L' adversaire , camouflé , s' y est montré extrêmement habile :
213: une colonne d' alliés afghans a été prise en embuscade de très près .
214: Et tous les moyens de reconnaissance et de renseignement américains n' ont probablement pu localiser que la moitié des positions préparées par l' ennemi dans la vallée de Shah y Kot .
215: Tous les hélicoptères d' attaque envoyés en appui ont été criblés de balles , et l' infanterie a souvent dû se déployer sous des tirs précis de mortier , ce qui explique la plus grande part des deux douzaines de blessés infligées aux Etats-Unis le premier jour .
216: Au bout de plusieurs jours de combat , de nombreux éléments d' Al-Qaida ont pu s' échapper à la faveur du mauvais temps .
217: Durant cette opération , Al-Qaida s' est battue avec des armes simples et très répandues de type soviétique :
218: fusils d' assaut , lance-grenades , mortiers et mitrailleuses .
219: Mais de nouvelles générations d' armes d' infanterie , peu coûteuses , seront bientôt accessibles aux adversaires potentiels des Etats-Unis .
220: En bref , un grand nombre d' hommes en âge de combattre , un terrain favorable , un bon entraînement , et de grandes quantités d' armes peu coûteuses peuvent constituer un défi significatif pour les forces militaires américaines .
221: Les Etats-Unis ont jusqu'ici eu la chance de ne combattre que des ennemis disposant seulement d' une des trois capacités de base - aérienne , terrestre ou maritime .
222: Et quand l' adversaire se spécialisait dans l' une d' elles , il n' était pas toujours du meilleur niveau .
223: Les Serbes étaient très efficaces , mais leurs meilleures armes avaient une génération de retard , voire plus .
224: En outre , bien qu' ils se soient battus rudement , la guerre n' avait pour eux qu' un objectif limité .
225: Les Somaliens se sont battus avec ténacité et ont tout simplement chassé les Etats-Unis .
226: Mais ils n' étaient ni aussi bien armés , ni aussi bien entraînés que les combattants d' Al-Qaida dans la vallée de Shah Y Kot .
227: Ces derniers n' étant pas aussi bien armés que le seront certains des adversaires futurs que les Etats-Unis pourraient affronter - ils n' étaient d' ailleurs que quelques centaines sur le champ de bataille .
228: Enfin , les actions menées le long des littoraux par l' U.S. Navy pendant la guerre du Golfe ont bénéficié de conditions tout à fait fortuites , l' Irak ne s' étant pas préparé sérieusement au combat naval .
229: On ne peut prédire avec certitude si les Etats-Unis auront un jour à affronter un adversaire doté de l' éventail complet des capacités créant la " zone contestée " .
230: Et s' il venait à se présenter , ils pourraient refuser le défi .
231: A horizon de dix ans , pourtant , il est plausible que l' Iran et la Chine auront acquis la maîtrise de certaines capacités aériennes , terrestres et maritimes .
232: La Corée du Nord est sans doute assez performante dans le domaine du combat rapproché au sol , mais plus médiocre en matière de défense antiaérienne et de combat littoral .
233: Les capacités actuelles de l' Irak sont difficiles à évaluer précisément .
234: La Russie sera probablement la principale source des meilleurs systèmes de défense anti-aérienne vendus dans le monde , mais la Chine ne tardera pas à entrer sur le marché .
235: La Russie vend également des systèmes d' armes très performants pour la défense côtière .
236: Il est d' ailleurs probable qu' elle conservera sa compétence en matière de défense anti-aérienne et qu' elle réinvestira le domaine du combat littoral .
237: Mais elle rencontrera plus de difficultés en matière de forces terrestres , et en particulier d' infanterie .
238: Les conséquences de la maîtrise globale
239: Nul ne doute que les Etats-Unis soient aujourd'hui la plus grande puissance militaire du monde , et la plus grande puissance globale depuis l' avènement de la voile .
240: Leur suprématie militaire est à la fois une conséquence et une cause de l' inégale distribution de la puissance aujourd'hui .
241: Si les Etats-Unis n' étaient pas dominants économiquement et technologiquement , ils ne seraient pas la première puissance militaire .
242: Cette domination militaire est aussi la conséquence de certains choix , comme celui d' avoir de vastes budgets d' armement , ou de certains types de dépenses .
243: Les Etats-Unis jouissent d' une supériorité dans les capacités militaires qui leur permet une projection globale de puissance .
244: La maîtrise des espaces communs - air , mer , espace - , leur offre toute une gamme d' options stratégiques dont les autres pays sont privés , bien qu' ils profitent , eux aussi , de ce " bien collectif " .
245: Aussi longtemps que les Etats-Unis feront bon usage de cette maîtrise , nombre d' Etats jugeront que leur prééminence sert leurs intérêts .
246: Il sera donc difficile , pour d' autres , de la remettre en cause avant longtemps .
247: Pour autant , il est essentiel que les Etats-Unis ne concluent pas que les capacités qui leur assurent la maîtrise des espaces , ainsi que la possibilité d' accéder à tous les champs d' opérations , leur promettent un même niveau de supériorité dans toutes les circonstances .
248: Pour des raisons démographiques , politiques et technologiques , le " combat rapproché " restera très probablement difficile .
249: Les responsables civils et militaires du Pentagone partent souvent du principe selon lequel la supériorité technologique des Etats-Unis dans les zones " maîtrisées " peut être reproduite dans les zones contestées , pour peu qu' on investisse suffisamment dans la technologie .
250: C' est sans doute une chimère .
251: Les Etats-Unis devraient réfléchir à une stratégie raisonnable , qui leur permette d' exploiter concrètement la supériorité que leur confère la maîtrise des espaces pour créer les conditions les plus favorables aux affrontements dans les zones contestées .
252: Une stratégie militaire exploitant pleinement cette maîtrise des espaces n' est pas compliquée dans son principe .
253: La maîtrise des mers permet aux Etats-Unis de rassembler leurs propres forces , et celles de leurs alliés , pour disposer localement d' une supériorité matérielle massive et couper l' adversaire de ses soutiens politiques et militaires .
254: La maîtrise de l' espace exo-atmosphérique permet d' étudier attentivement l' ennemi et d' adapter en conséquence les forces à employer contre lui .
255: La maîtrise de l' air permet d' épuiser prudemment les forces restantes de l' adversaire .
256: Au bon moment , les Etats-Unis et leurs alliés peuvent frontalement défier un adversaire très affaibli dans la zone contestée .
257: Ces éléments , onéreux et durables , de la supériorité des Etats-Unis leur donnent de telles capacités - même si leur mobilisation peut s' avérer lente - que bien peu d' Etats seront tentés de s' y mesurer .
258: Si tel était pourtant le cas , il suffirait aux Etats-Unis de mettre en oeuvre une stratégie exploitant patiemment leur maîtrise des espaces communs :
259: peu d' adversaires pourraient la supporter , ou y résister .