_: Politique étrangère 3 / 2001 Mondialisation et démocratie Zaki LAÏDI Les relations entre mondialisation et démocratie sont pour le moins ambiguës , d' autant qu' elles donnent souvent lieu à des analyses réduisant la seconde à la seule « démocratie de marché » . La démocratie a en effet deux dimensions : elle est à la fois procédure et culture . La mondialisation favorise sans doute le développement d' une démocratie mondiale en tant que procédure : élections libres et alternance politique sont devenues le modèle politique de référence . Mais ce mode de gouvernement n' est qu' une dimension de la démocratie , une condition nécessaire mais pas suffisante , car une véritable culture démocratique se construit sur le « temps long » et ne peut se limiter aux procédures électorales . À cet égard , le « temps mondial » pense la démocratie comme un phénomène anhistorique , un « espace de services à la carte » mis à disposition de chaque individu . La mondialisation tend ainsi à réduire la démocratie à une revendication exigible immédiatement , qui délégitime l' idée de la démocratie comme construction collective d' une nation , lente , singulière et complexe . La recherche d' une corrélation entre mondialisation et démocratie n' est pas très aisée . Naturellement , si l' on pose le problème - en termes normatifs ou idéologiques , le débat s' éclaire de lui-même . On peut en effet identifier toute une série d' éléments qui militent en faveur d' une corrélation positive entre mondialisation et démocratie , surtout si l' on se place dans le contexte politique mondial de la fin de la guerre froide . Inversement , il est tout aussi aisé de repérer des facteurs qui tendent à dévitaliser la démocratie en raison de la mondialisation du capital qui fait fi des espaces publics nationaux , du déséquilibre croissant entre l' économique et le politique à l' avantage du premier , de la démultiplication des dérèglements sociaux engendrés par la mondialisation , etc. On pense naturellement au développement des mafias , au blanchiment d' argent , aux trafics d' organes , de médicaments ou d' enfants . On pense également à tous ces emplois supprimés sur la base de considérations économiques globales sans que les personnes concernées soient toujours consultées . Certes , on pourra arguer du fait que ces différents dérèglements n' ont , d' une certaine manière , rien à voir avec la démocratie , puisque ceux -ci existent aussi dans les pays non démocratiques . De surcroît , il est difficile , par exemple , d' attribuer un licenciement économique à un déficit démocratique , sauf à assimiler la démocratie à l' idée de justice . Pourtant , cette relation de causalité n' est pas non plus totalement incongrue si l' on admet que la mondialisation entretient un sentiment de dépossession chez les individus , qui , directement ou indirectement , perdent confiance dans la démocratie en tant que lieu d' expression de choix et de préférences . De surcroît , les pays riches ont beaucoup plaidé , depuis la fin de la guerre froide , en faveur d' une interaction entre démocratie et marché : c' est la fameuse démocratie de marché . Or , dans ce cas , il devient tentant de mêler dans son appréciation les facteurs qui relèvent du marché et ceux qui sont imputables à la démocratie . En outre , l' imaginaire consumériste gagne le champ du politique et de sa représentation . La démocratie est de plus en plus identifiée à un marché où les élections tiennent lieu d' acte d' achat . Ceci étant , ces jugements de valeur , si importants soient -ils , ne nous aident pas à progresser . D' une part , parce qu' ils se situent sur un registre normatif , voire moral . D' autre part , parce que le catalogue des articulations positives ( la mondialisation favorise la démocratie ) peut largement être compensé par un catalogue tout aussi fourni d' articulations négatives ( la mondialisation détruit la démocratie ) . Pour sortir du dilemme , deux approches sont alors possibles . La première , de nature quantitative , consisterait à mesurer les corrélations concrètes , par pays , entre mondialisation et démocratie . On pourrait par exemple croiser le degré d' ouverture des économies avec l' existence d' élections libres et concurrentielles . À notre connaissance , ce travail n' a jamais été effectué . Mais on peut compter sur le dévouement des " quantitativistes " pour se livrer à un tel exercice . En réalité , les études les plus nombreuses de ce type de corrélation ont généralement porté sur le lien entre démocratie et développement . Mais les conclusions tirées de ces études sont loin d' être univoques . Les études de Sirowy et Inkeles publiées en 1991 concluent à l' idée d' une corrélation négative entre développement et démocratie . Empiriquement , ce constat ne paraît pas aberrant . Il suffit pour cela de se tourner vers l' Asie du Sud-Est et de voir qu' en Corée , à Taiwan ou à Singapour , le décollage économique s' est effectué sous la double contrainte de la guerre froide et de l' autoritarisme . Au demeurant , l' autoritarisme politique ne conduit pas nécessairement à l' arbitraire ou au favoritisme systématique . Pranab Bardhan souligne à cet égard , en s' appuyant toujours sur l' exemple asiatique , que la prévisibilité de l' action publique est plus importante que la responsabilité ( accounta-bility ) , notamment pour les investisseurs . Ce fut le cas de Taiwan et de l' Indonésie , parce que les dirigeants avaient une certaine vision de l' intérêt général et une capacité à arbitrer , même brutalement , entre des intérêts particuliers contradictoires . Ce problème des institutions est reposé aujourd'hui dans le contexte de la mondialisation , qui oblige précisément les sociétés à effectuer des arbitrages sociopolitiques importants au fur et à mesure qu' elles s' ouvrent à la compétition . Mais le degré d' institutionnalisation de ces arbitrages n' est pas nécessairement indexé sur l' existence d' institutions démocratiques . Quoi qu' il en soit , si les analyses de Sirowy et d' Inkeles concluent à une corrélation négative entre démocratie et développement , celles de Campos , qui remontent à 1994 , tendent à des conclusions contraires . Ces constatations empiriques contradictoires sont renvoyées dos à dos par Przeworski et Limongi . Pour eux , il n' y a tout simplement pas de lien de causalité entre démocratie et développement . Il y a , bien sûr , interdépendance , mais les termes de celle -ci sont très variables . Au demeurant , ces corrélations n' ont aucun sens si elles ne sont pas évaluées et réévaluées dans le temps . Si l' on prend le cas de la Corée , il est indéniable que son décollage s' est effectué sans démocratie . Mais il paraît tout aussi évident que la poursuite de son développement semble impensable sans démocratie . Pourquoi ? Tout simplement parce qu' entre-temps , le " temps mondial " a fait son oeuvre . Autrement dit , la fin de la guerre froide et la mondialisation ont accru la légitimité de la démocratie politique et délégitimé concurremment l' autoritarisme . Tout ceci pour dire que , si les approches quantitatives présentent certains avantages empiriques , elles ne règlent pas les biais méthodologiques auxquels elles restent redoutablement soumises . C' est pourquoi , et sans prétendre répondre à la question dans toute son épaisseur , nous proposons de poser le problème de l' articulation entre démocratie et mondialisation d' une autre façon , c' est-à-dire en introduisant une distinction essentielle entre deux dimensions de la démocratie : la démocratie comme procédure , c' est-à-dire un dispositif capable d' assurer le changement des équipes dirigeantes au travers d' élections libres ; et la démocratie comme culture , c' est-à-dire un ensemble de règles formelles et informelles assurant à travers le temps la libre expression des opinions et des intérêts et leur recoupement dans des conditions équitables . Pour simplifier , on pourrait dire que la démocratie comme procédure renvoie au respect de certaines règles du jeu , tandis que la démocratie comme culture s' apparenterait au respect de règles de vie intériorisées , exprimant une confiance raisonnable en la capacité de la démocratie à garantir pluralisme et équité . Or , l' hypothèse que nous voulons faire est la suivante : si la mondialisation accroît indiscutablement la légitimité et parfois l' effectivité de la démocratie comme procédure , elle ne garantit en aucune façon le développement d' une démocratie comme culture . On peut même aller plus loin en disant que la mondialisation renforce la première au détriment de la seconde . Une des raisons essentielles de cette différenciation résulte du rapport au temps . La démocratie comme procédure cadre parfaitement avec la dynamique d' un temps mondial qui valorise le présent , l' immédiat et le visible . La démocratie comme culture n' est en revanche pas en prise avec le temps mondial , car elle a besoin de temps . Elle n' est de surcroît pas immédiatement ou clairement identifiable . Elle est toujours relative et , par -là même , contestable . La prise en charge de la question démocratique par la communauté internationale renforce encore ce hiatus . On peut à peu près dire si des élections dans tel ou tel pays sont libres - et , le cas échéant , stigmatiser les contrevenants ; en revanche , on peut difficilement évaluer la réalité d' une culture démocratique . On imagine fort bien une délégation du Congrès américain tancer tel ou tel dirigeant pour ne pas respecter la démocratie ; on l' imagine moins évaluant la culture démocratique de ce même pays . Qu' est -ce que la mondialisation ? Commençons tout d' abord par donner une définition succincte de la mondialisation qui constitue la toile de fond de notre propos . Il s' agit pour l' essentiel d' un processus d' intensification des relations sociales planétaires , qui se traduit par une disjonction croissante entre l' espace et le temps . Qu' est -ce à dire ? Que les lieux où se déroulent les événements sont géographiquement de plus en plus éloignés des lieux où leurs conséquences s' expriment . Dans une société traditionnelle , l' espace dans lequel vit et se meut l' individu est un espace physique généralement limité . Tout ce qu' il voit et tout ce qu' il fait a pour cadre le village où il est né . Son horizon spatio-temporel est donc très limité . Dans une société moderne , cet espace de référence s' élargit pour toute une série de raisons , dont la plus importante est la spécialisation croissante des rôles et des fonctions . À partir du moment où l' on ne fait pas tout soi-même , on est obligé de s' adresser à d' autres pour obtenir certains biens et services . La mondialisation intervient donc comme un processus d' élargissement de l' espace de référence dans lequel les acteurs sociaux s' insèrent . Ainsi , en l' espace de dix ans , par exemple , l' espace de référence des entreprises françaises s' est déplacé de l' Europe vers le monde . En dix ans , le fait de s' européaniser s' est trouvé dépassé par la nécessité de se mondialiser . Mais ce qui illustre le mieux la disjonction entre l' espace et le temps , c' est le fameux exemple des fonds de pensions . Par leur entremise , des retraités californiens peuvent influencer l' emploi à Argenton . Or , les raisons qui poussent par exemple un fonds de pension à se retirer d' une entreprise ne seront que très rarement liées au contexte particulier de l' usine d' Argenton . Si nous insistons sur cette notion de disjonction entre l' espace et le temps , c' est précisément parce qu' elle crée un sentiment de dépossession : dépossession des ouvriers et employés d' une usine qui se trouvent licenciés même s' ils n' ont pas démérité ; dépossession des acteurs politiques qui ne peuvent guère interdire de telles stratégies . Or , même si ce débat n' a a priori rien à voir avec la démocratie , la corrélation est dans les faits beaucoup plus forte qu' il n' y paraît . La dépossession ou le sentiment de dépossession face au changement économique altère la confiance dans les systèmes démocratiques qui fonctionnent sur des bases territoriales nationales . Comme le rappelle fort justement Ian Shapiro , la légitimité de la démocratie s' atrophie si l' amélioration des conditions dans lesquelles on la sollicite n' est pas au rendez -vous . La démocratie comme procédure À partir de là , comment penser l' articulation entre démocratie comme procédure et mondialisation ? La démocratie comme procédure correspond à ce que Przeworski appelle la définition minimale de la démocratie . Par définition minimale de la démocratie , il entend la possibilité de choisir ses dirigeants au travers d' élections libres . C' est , à peu de choses près , la définition que donnait Schumpeter de la démocratie . C' est aussi celle de Popper , qui voit dans la démocratie le seul système capable de débarrasser une société de ses dirigeants sans bain de sang . Cette définition minimaliste conduit donc à dire que la démocratie est la forme la plus légitime d' organisation des sociétés et que la valeur de cette légitimité est vérifiée au travers des élections . Or , sur cette définition minimaliste de la démocratie , la mondialisation a indiscutablement des effets très nombreux . Si l' on pense , tout d' abord , la mondialisation en relation avec la chute du mur de Berlin , on n' a guère de peine à voir qu' elle a indiscutablement accru la légitimité de la démocratie représentative , parce que les régimes politiques qui prétendaient expérimenter une autre voie ont échoué sur à peu près tous les plans . C' est pour la démocratie une victoire par défaut . Mais le " par défaut " n' est pas à négliger . Par voie de conséquence , la distinction entre " démocratie formelle " et " démocratie réelle " s' est effondrée . Cette distinction marxiste entre la " vraie " et la " fausse " démocratie est ainsi totalement disqualifiée , car les tenants de cette distinction n' ont réussi à promouvoir ni l' une ni l' autre de ces dimensions . À notre connaissance d' ailleurs , même les partis d' extrême gauche qui se réclament encore du communisme ne revendiquent plus cette distinction . Ils prétendent naturellement ne nourrir aucune illusion sur la " démocratie représentative " , mais ils ne la rejettent plus . Même dans les pays musulmans où certains mouvements islamistes prennent des postures anti-occidentales , la relation à la démocratie demeure plus subtile . Sauf , naturellement , lorsqu' ils recourent à la violence , les mouvements islamistes ne récusent pas les élections , et ceci pour au moins une raison pratique : elles leur sont généralement profitables . La deuxième conséquence de la mondialisation est d' avoir considérablement réduit la légitimité de ce que l' on a appelé les " démocraties spécifiques " . La conjonction des idéologies nationalistes du Tiers monde et du marxisme avait conduit à valoriser les formes " nationales " de démocratie par opposition aux démocraties occidentales . Certes , on a vu se développer ces dernières années des revendications démocratiques particularistes face à ce qui apparaissait être une hégémonie occidentale . C' est le cas de certains régimes conservateurs d' Asie du Sud-Est et de mouvement islamistes . Les premiers parlent de " valeurs asiatiques " et les seconds de " démocratie islamiste " . Mais , dans les deux cas , il est intéressant de voir que c' est désormais la culture et non pas la nation qui est opposée à la démocratie occidentale . Comme si la mondialisation avait , là aussi , fait son oeuvre . Elle rendrait plus difficilement tenable la résistance nationale à une problématique mondiale . Par ailleurs , à Singapour comme en Iran , la réalité est bien plus complexe . Singapour reste une société très autoritaire où la culture démocratique demeure probablement relativement faible . Mais , malgré le discours sur les " valeurs asiatiques " , le caractère compétitif des élections s' y est accru . Autrement dit , la démocratie comme procédure a gagné du terrain . Dans ce contexte , le discours sur l' " asiatisme " semble surtout destiné à freiner certaines évolutions sociales et culturelles dans des sociétés autoritaires ( Singapour , Malaisie ) ou à cimenter une unité politique de l' Asie qui reste extrêmement problématique . Le paradoxe est que la quasi-totalité des concepteurs de l' " asiatisme " sont des intellectuels asiatiques vivant aux États-Unis , comme Tu Weiming , intellectuels dont les travaux sont relayés , vulgarisés et instrumentalisés par des acteurs politiques locaux . En Iran , l' évolution est très différente mais tout aussi intéressante . Même si elle est encadrée , la démocratie procédurale a gagné du terrain . Personne ne conteste le caractère démocratique de l' élection de M. Khatami . Et même ses adversaires conservateurs ne peuvent s' opposer à la tenue d' élections compétitives . Tout ceci ne signifie naturellement pas que les cadres nationaux dans lesquels se construit la démocratie procédurale sont identiques , mais que l' opposition à la démocratie en tant que valeur apparaît de moins en moins légitime . Même dans les pays pauvres , où la démocratie pouvait apparaître comme un luxe , la légitimité de ce discours est en net recul . Amartya Sen a d' ailleurs montré dans ses nombreux travaux que l' existence de procédures démocratiques ne peut pas être identifiée à des structures purement formelles : " À de nombreux indices , on sait que la baisse significative du taux de fertilité dans les États les plus alphabétisés de l' Inde résulte pour une bonne part des débats organisés à ce sujet " . En fait , l' analyse de Sen revient à dire que le formel finit par embrayer sur le réel , que la procédure finit par devenir affaire de culture . Cette interprétation s' inscrit toutefois dans une temporalité relativement longue . Sen parle de son pays , l' Inde , où la démocratie procédurale , précisément , est implantée depuis fort longtemps . Or ; s' il y a une dimension absente dans la mondialisation , c' est bien celle du temps long . Depuis la fin de la guerre froide , la plupart des pays occidentaux ont mis en place une " conditionnalité politique " qui conduit à lier soutien économique et politique au " respect de la démocratie et des droits de l' homme " . Il faudrait naturellement s' interroger sur le lien entre droits de l' homme et démocratie . Mais ce débat nous entraînerait trop loin . Indiquons simplement ici que le développement de cette " conditionnalité politique " prend les formes d' une injonction démocratique . Injonction où le " démocratisez -vous " se substituerait au " enrichissez -vous " . Or , parce que l' affichage est plus important que le résultat effectif , l' injonction démocratique conduit à surestimer la démocratie procédurale . Pour l' essentiel , on exige la tenue d' élections à peu près libres . Et même si elles ne le sont pas totalement , on considère que le fait qu' elles se tiennent est en soi un progrès . Cette injonction fait naturellement l' objet d' une instrumentalisation de la part de ceux à qui elle s' adresse . D' où la généralisation des élections sur à peu près toute la surface de la terre . Cela est particulièrement frappant en Afrique où peu d' élections concurrentielles se tenaient avant 1989 . C' est aussi le cas du monde arabe où , sauf en Arabie Saoudite , les élections sont généralisées . Pourtant , dans aucun de ces pays les élections n' ont débouché sur un changement politique . Cette contradiction s' explique par le fait que ces élections ne sont que très imparfaitement libres . Tel est le cas de la Tunisie , où l' intimidation politique des opposants est permanente et où , symboliquement , le président sortant a été réélu avec un pourcentage de voix supérieur à la fois précédente , alors que , formellement , les dernières élections étaient pluralistes et que celles d' avant ne l' étaient pas . On peut donc dire dans ce cas que la démocratie comme procédure n' est même pas installée . Mais cette explication ne suffit pas . Il est probable que la faiblesse de la relation entre élections et changements de régime tient au fait que les véritables détenteurs du pouvoir ne participent pas aux élections . C' est notamment le cas des monarchies , qui n' ont de constitutionnel que le nom , même si , dans les faits , des élections compétitives ont bien eu lieu ( Jordanie , Maroc , Koweït ) . En réalité , il faudrait définir la démocratie minimaliste comme la procédure au moyen de laquelle les citoyens peuvent nominalement changer d' équipes dirigeantes , quand ce changement est perçu par celles -ci , avant même les élections , comme un risque politique majeur de perte d' accès au pouvoir et aux ressources qu' il offre . La démocratie deviendrait ainsi la procédure par laquelle l' espoir d' un changement d' ordre politique garanti par les urnes serait corrélé à une peur réelle de perdre le pouvoir de la part de ceux qui le détiendraient . La démocratie naîtrait quand , dans une société donnée , la peur de perdre le pouvoir par les élections remplacerait celle de le perdre par un putsch militaire ou une émeute . Naturellement , une telle définition apparaît , à bien des égards , comme très subjective . Mais elle n' est pas nécessairement dénuée d' intérêt ou de valeur . Si l' on prend l' exemple du monde arabe , on constate que l' adéquation entre espoir des dirigés et inquiétude des dirigeants ne se retrouve dans aucun pays . Les rares fois où cette configuration était de nature à voir le jour , le processus politique n' a pas été conduit à son terme . Certes , la relation entre l' espoir et l' inquiétude n' est jamais stable . L' espoir des dirigés peut tourner au désespoir et l' inquiétude des dirigeants se révéler totalement exagérée . C' est par exemple ce qui se passe actuellement en Indonésie , où la vieille garde de Suharto chassée du pouvoir revient progressivement sur le devant de la scène face à l' instabilité générale et à la division des anciens opposants . En Afrique , on a vu de nombreux dirigeants revenir au pouvoir après quelques années de purgatoire . Mais cette réversibilité ne change rien à l' affaire . L' élément essentiel pour juger du sérieux du sens démocratique est et reste l' incertitude . Un pays entre véritablement en démocratie quand , à chaque élection , une équipe sortante craint de perdre le pouvoir et concède , le cas échéant , qu' elle l' a perdu . Le Mexique est rentré dans l' ère démocratique le jour où le PRI au pouvoir depuis soixante-dix ans a concédé ce même pouvoir à l' un de ses opposants . De ce point de vue , l' élection de Vicente Fox en 2000 a achevé un cycle de transition engagé en 1989 , quand , pour la première fois , un parti de l' opposition réussit à gagner des élections locales . Il est extrêmement frappant de voir l' importance que les élections , même locales , revêtent dans ce pays où , par ailleurs , les dérèglements sociaux minent la crédibilité du système politique . C' est d' ailleurs en Amérique latine que la démocratie procédurale a beaucoup gagné de terrain , comme l' a montré le caractère très disputé des dernières élections péruviennes . Dans cette dimension procédurale de la démocratie , la mondialisation peut apporter beaucoup , précisément parce qu' il existe toute une ingénierie technico-politique disponible pour aider des pays en transition à préparer des élections et à en garantir la transparence . Il existe de par le monde toute une série d' instituts et d' associations spécialisés dans l' assistance technique à la démocratie . S' y ajoute le fait que le " label démocratique " est aussi une ressource politique pour accéder aux ressources mondiales . Mondialisation et culture démocratique Nous avons jusqu'ici parlé de la démocratie comme procédure , c' est-à-dire comme dispositif capable de promouvoir le changement politique au travers d' élections . Il nous faut passer à une deuxième dimension du problème qui est celui de la démocratie comme culture . Là , les choses se compliquent de façon singulière . Que faut -il entendre par l' idée de démocratie comme culture ? Essentiellement , le fait que la démocratie n' est pas seulement une technique garantissant une alternance potentielle par le biais d' élections , mais de toute une série de pratiques institutionnelles ou non institutionnelles capables de garantir la représentation équitable des intérêts et leur expression en dehors des élections . Autant la démocratie comme procédure doit reposer sur l' incertitude de perdre le pouvoir ou de le gagner , autant la démocratie comme culture doit garantir la prévisibilité et l' équité du contexte dans lequel la compétition aura lieu . La démocratie comme culture renvoie aussi à la notion de performance . La démocratie doit permettre d' atteindre certains objectifs collectifs . La démocratie peut être alors identifiée à la forme optimale de recherche d' un bien commun par des voies pacifiques et concurrentielles . Or , sur ce plan , il est incontestable que la mondialisation modifie singulièrement les données du problème , précisément parce que la " déterritorialisation " qui l' accompagne rend plus difficile la définition du bien commun . Certes , le clivage entre la démocratie comme culture et la démocratie comme procédure n' est pas toujours très clair . Après l' examen du dossier par les ministres des Affaires étrangères , cette mission a obtenu en mars 2002 l' aval du " Conseil pour l' imposition de la paix " ( Peace Implementation Council ou PIC ) en Bosnie et du Conseil de sécurité des Nations unies . La croyance dans la fiabilité des procédures démocratiques et leur intériorisation est un élément important de la culture démocratique . La démocratie comme culture apparaît ainsi comme un contexte social , culturel et éthique dans lequel un citoyen aura le sentiment que ses attentes ou ses intérêts peuvent trouver un débouché non seulement lors des élections , mais en dehors de celles -ci . Mais la démocratie comme culture va bien au-delà du respect des droits de l' homme . Elle passe par la mise en place d' un État de droit et d' un espace public capable de lui servir de support . On pourrait pousser le paradoxe en disant qu' une culture démocratique est une culture qui n' a pas besoin d' attendre les élections pour s' épanouir ou être vécue comme telle . Or , ce que l' on constate dans la plupart des pays , c' est une distorsion entre la démocratie comme procédure et la démocratie comme culture . Ce hiatus est de nature temporelle . La démocratie comme procédure peut se mettre en place rapidement . La démocratie comme culture a besoin de temps . Dans les pays sans tradition démocratique , où l' on avait l' habitude de se soumettre ou de prendre les armes pour se révolter , le jeu démocratique , qui implique concessions , arrangements et compromis , ne peut pas s' imposer en un jour . C' est la raison pour laquelle on voit tant de partis politiques se réclamant de la démocratie fonctionner de manière parfaitement anti-démocratique . Par ailleurs , l' accent mis à l' échelle mondiale sur le respect des droits de l' homme tend parfois à mettre l' accent sur les droits individuels en occultant les problèmes de constitution d' un espace public démocratique . Or , la création d' un espace public implique un dépassement de la simple revendication des droits individuels . Elle suppose une réflexion sur la dimension collective des droits ainsi que sur les devoirs attachés à l' accès à ces droits . Et sur ce plan , bien des efforts de réflexion doivent être menés . Surtout lorsque l' on voit combien est grande la confusion permanente entre démocratie et droits de l' homme . En réalité , la " démocratie comme culture " ne peut exister et faire sens que sur le long terme . Par long terme , nous voulons non seulement dire qu' il faut du temps pour qu' une culture démocratique éclose , mais souligner aussi que l' exercice de la démocratie prend du temps , comme l' a bien montré Juan Linz . Il faut du temps pour consulter les différents acteurs , ajuster leurs préférences et réfléchir aux conséquences des choix que l' on effectue , et cela sans garantie de réussite ou de succès . La culture démocratique implique non pas un relativisme des valeurs , mais l' acceptation du caractère aléatoire des choix que l' on fait . Une des façons de réduire cet aléa est , par exemple , d' effectuer des choix de manière consensuelle . Or , dans les sociétés d' Europe du Nord ou en Suisse , le consensus passe par la délibération , et la délibération prend du temps . Et s' il y a bien , à l' échelle mondiale , un facteur qui gène ce processus d' intériorisation et de valorisation du temps long , c' est bien la mondialisation ou ce que nous appelons le temps mondial . En effet , parce qu' il établit des standards implicites ou explicites de légitimité , le temps mondial tend à réduire la démocratie non seulement à une revendication exigible immédiatement , mais aussi à une technique politique capable de dégager des résultats tout aussi rapides . Si l' autoritarisme est assimilé par exemple à la corruption , à l' inégalité et à l' inefficacité , la démocratie est perçue comme la recette magique qui permettra de surmonter tous ces maux . Le temps mondial disqualifie totalement l' idée selon laquelle la démocratie serait un processus historique lent , long et complexe , ce qu' elle fut pourtant en Occident . La puissance de la simultanéité planétaire alimentée par les médias renforce l' attrait d' une " démocratie pour tous " et délégitime violemment l' idée d' une démocratie qui ne serait adaptée que sous certaines conditions . Il ne s' agit pas ici de juger de la valeur de cet argument . Ce que l' on peut dire , c' est que la mondialisation en tant que temporalité fondée sur la simultanéité et l' instantanéité se montre indifférente à la notion de démocratie comme construction historique . Le temps mondial contribue à penser la démocratie sur un mode purement procédural et parfaitement anhistorique . D' où ce décalage entre procédure et culture dont nul ne dit s' il se réduira avec le temps . Voici , à ce propos , ce que dit Elemer Hankiss de la Hongrie : " Les institutions démocratiques fonctionnent de mieux en mieux . Mais les institutions sont plus démocratiques que les citoyens ( ... ) . Les populations n' ont pas le sentiment d' être vraiment maîtresses chez elles , elles ne croient pas que les lois sont là pour les protéger et ne pensent pas que ce qu' elles disent est vraiment important ( ... ) . Le pouvoir lui , est pressé . Il sait qu' il faut s' adapter vite , très vite , et il considère qu' il n' a pas le temps d' expliquer et de discuter avec tout le monde " . On aurait tort de penser , cependant , que cette compression du temps de la démocratie , et donc sa négation partielle comme culture construite dans le temps long , soit propre aux pays en transition . La disjonction entre démocratie comme procédure et démocratie comme culture opère également dans les démocraties occidentales sous l' effet de trois facteurs : la dévalorisation culturelle du temps historique , la montée de l' individualisme , et la prégnance de la logique de marché . La dévalorisation culturelle du temps historique est une des formes les plus importantes du temps mondial . Elle est largement liée à l' effondrement des grandes représentations téléologiques de l' histoire et du devenir , au profit de la montée en puissance de la logique de l' urgence . Si l' histoire , et donc le temps long , ne sont plus porteurs de sens , c' est le présent qui devient la temporalité où se réfugie l' attente . D' où la montée en puissance de l' urgence en tant que catégorie de l' action , mais également de la représentation sociale . La montée de l' individualisme explique aussi , pour une bonne part , ce rétrécissement temporel , en ce qu' elle valorise la conquête de droits individuels au détriment - parfois - de la préservation ou de la conquête de droits collectifs . Naturellement , cette dichotomie n' est pas si simple . Mais il ne fait guère de doute que l' homo democraticus occidental pense de plus en plus la démocratie à travers sa capacité à " délivrer " ( au sens anglais de to deliver ) des droits dont il serait le destinataire particulier . Naturellement , cette conquête de droits particuliers n' est pas en soi incompatible avec la démocratie . Sauf qu' elle évacue de plus en plus l' idée de responsabilité dans un espace public , en faisant du " vivre ensemble " la simple résultante d' une agrégation d' avantages et d' intérêts particuliers . " L' individu contemporain , ce serait l' individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout , l' individu pour lequel il n' y a plus de sens à se placer du point de vue de l' ensemble . On conçoit dès lors en quoi ce type de personnalité est de nature à rendre problématique l' exercice de la citoyenneté " . Cette dynamique réduit la valeur projective - au sens de projet - de la démocratie pour la réduire à un " espace de services à la carte " dont chacun mesurerait de manière sourcilleuse les coûts et les avantages . La puissance de ce conditionnement , qui dégage un rapport au monde purement instrumental , se retrouve paradoxalement même dans les " demandes de sens " de nature spirituelle ou religieuse . Olivier Roy , qui a étudié les sites islamistes sur Internet , montre que les " visiteurs " de ces sites n' expriment aucune curiosité pour l' histoire , la littérature ou la culture musulmane au sens large . Leur priorité est de trouver des réponses rapides et concrètes à des questions qu' ils se posent . Généralement , les demandes portent sur ce qui est licite ou illicite pour des musulmans vivant dans des sociétés majoritairement non musulmanes . Naturellement , cet exemple n' est pas directement lié à l' enjeu démocratique . Mais il souligne combien la mondialisation , ici au travers d' Internet , renforce le primat de la procédure - en l' occurrence le code - au détriment de la culture . Il en découle une représentation purement instrumentale de la démocratie et de ceux qui l' incarnent . Du coup , le politique est moins un représentant qu' un prestataire de services . La démocratie devient alors une sorte de salaire de citoyenneté dont la valeur est mesurée à l' aune de son " pouvoir d' achat " . Si l' on n' obtient pas tel ou tel service que l' on attend d' elle , la démocratie apparaît abstraite . Le paradoxe politique est donc de voir resurgir la vieille distinction entre " démocratie formelle " et " démocratie réelle " que la chute du mur de Berlin avait disqualifiée . Cette représentation de plus en plus instrumentale de la démocratie se renforce paradoxalement au moment où le cadre national dans lequel elle est logée apparaît de moins en moins capable de répondre à cette attente . Par le jeu précisément de la mondialisation des échanges et des activités économiques , l' espace national perd de sa pertinence pour l' action . La dissociation des intérêts des entreprises et des nations conduit par la force des choses à une séparation croissante entre ordre du marché et ordre des droits de l' homme . Plus préoccupant encore est le fait que la sphère économique tend parfois à considérer certaines préférences collectives exprimées démocratiquement comme des obstacles à son épanouissement . La pression qui s' exerce sur les États au plan fiscal en est l' exemple type . Elle vise non seulement à taxer davantage le travail que le capital mais également à taxer proportionnellement plus les " salariés immobiles " que ceux qui peuvent jouer de leur mobilité professionnelle pour optimiser leur situation fiscale . Or il est bien évident que les politiques strictement nationales peuvent contenir mais pas enrayer cette évolution . D' où la nécessité de se doter d' institutions mondiales ou régionales capables de réguler cette situation . Autrement dit , la conséquence majeure de la mondialisation est de créer une demande de démocratie à l' échelle mondiale . Mais la satisfaction de cette demande est extraordinairement difficile à satisfaire . D' une part , parce que le déplacement vers le mondial ne signifie pas l' obsolescence du cadre national . D' autre part , parce que l' on ne sait pas encore comment résoudre la question de la représentation à l' échelle mondiale .